Voyage du Condottière/Texte entier

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Édouard Cornély & Cie (p. -TdM).

COLLECTION DE LA GRANDE REVUE
SUARÈS
Voyage du    
    Condottière
Vers Venise
ÉDOUARD CORNÉLY & Cie, ÉDITEURS
101, RUE DE VAUGIRARD



1910

QUELQUES ŒUVRES
de

SVARÈS


aux Cahiers de la Quinzaine :

Sur la Mort de mon Frère, 1 vol. petit in-8o, 1904.
La Tragédie d’Électre, 1 vol. in-18, 1905.
Le Portrait d’Ibsen, 1 vol. in-18, 1908.
Visite à Pascal, 1 cahier in-18, 1909.

à L’Occident, 17, rue Eblé :

Voici l’Homme, 1 vol. grand in-8o, 1906.
Images, 1 vol. grand in-8o, 1901.
Bouclier du Zodiaque, 1 vol. grand in-8o, 1907.
Lais et Sones, 1 vol. grand in-16, 1909.

chez Calmann-Lévy :

Le Livre de l’Émeraude, 1 vol. in-18, 1901.

chez Édouard Cornély et Cie, collection de la Grande Revue :

Sur la Vie, Essais, I, 1 vol. grand in-16, 1909.
Sur la Vie, tome II, 1 vol. grand in-16, 1910.

Dédicace
COLLECTION DE LA GRANDE REVUE
SUARÈS
Voyage du    
    Condottière
Vers Venise
ÉDOUARD CORNÉLY & Cie, ÉDITEURS
101, RUE DE VAUGIRARD.

1910.

LIVRE PREMIER



Vers Venise


LE CONDOTTIÈRE




L e voyageur est encore ce qui importe le plus dans un voyage.

Quoi qu’on pense, tant vaut l’homme, tant vaut l’objet. Car enfin qu’est-ce que l’objet, sans l’homme ? Voir n’est point commun. La vision est la conquête de la vie. On voit toujours, plus ou moins, comme on est. Le monde est plein d’aveugles aux yeux ouverts sous une taie ; en tout spectacle, c’est leur cornée qu’ils contemplent, et leur taie grise qu’ils saisissent.

Les idées ne sont rien, si l’on n’y trouve une peinture des sentiments, et les médailles que toutes les sensations ont frappées dans un homme.


Comme tout ce qui compte dans la vie, un beau voyage est une œuvre d’art : une création. De la plus humble à la plus haute, la création porte témoignage d’un créateur. Les pays ne sont que ce qu’il est. Ils varient avec ceux qui les parcourent. Il n’est de véritable connaissance que dans une œuvre d’art. Toute l’histoire est sujette au doute. La vérité des historiens est une erreur infaillible. Qui voyage pour prouver des idées, ne fait point d’autre preuve que d’être sans vie, et sans vertu à la susciter.

Un homme voyage pour sentir et pour vivre. À mesure qu’il voit du pays, c’est lui-même qui vaut mieux la peine d’être vu. Il se fait chaque jour plus riche de tout ce qu’il découvre. Voilà pourquoi le voyage est si beau, quand on l’a derrière soi : il n’est plus, et l’on demeure ! C’est le moment où il se dépouille. Le souvenir le décante de toute médiocrité. Et le voyageur, penché sur sa toison d’or, oublie toutes les ruses de la route, tous les ennuis et peut-être même qu’il a épousé Médée.

Je ferai donc le portrait de Jan-Félix Caërdal, le Condottière, dont c’est ici le voyage. Je dirai quel était ce chevalier errant, que je vis partir de Bretagne pour conquérir l’Italie. Car désormais, dans un monde en proie à la cohue et à la plèbe, la plus haute conquête est l’œuvre d’art.

Caërdal a trente-trois ans. Les années d’océan et de brume donnent de l’espace à l’âme. C’est un homme qui a toujours été en passion. Et c’est par là qu’on l’a si peu compris.

Parce qu’il était en passion, soit qu’il aimât une créature mortelle, soit qu’il fût tout entier à une forme de l’art ou de la vie, il a paru toujours absent de l’ordre commun, sans règle, ou un tyran pour autrui. Mais, au contraire il n’eût pas entrepris sur le droit des autres, s’ils ne s’étaient pas mêlés hargneusement de jeter leurs limites à la traverse de son droit, à lui. Il ne séparait pas la pensée de l’action. On agit comme on peut, et selon les armes que le siècle nous prête. Pour ce Breton, un livre n’a jamais été qu’une tragédie qu’il a dû vivre. Et toute la nature est entrée dans sa mélancolie. Or, quel acte, en sa jeunesse, ou quel drame de sa saison plus mûre, lui parut jamais digne d’un regard, qui ne l’était pas d’être élevé à la beauté d’une œuvre ? C’est la raison qui le rend si sévère aux livres et aux hommes, et pourquoi il aime si fortement ceux qu’il a choisis. Il n’a rien aimé moins que lui. Il n’a vécu que pour l’action : c’est vivre pour la poésie. Caërdal a coutume de dire que l’art poétique est la loi de tout homme vraiment né pour ne pas mourir : c’est l’art de créer, et de se faire objet à soi-même, dans le bel ordre des puissances. La nature est création, et maîtresse éternelle d’œuvre. Tel il était, ce Caërdal, tel il sera : dévoré par le besoin du règne, qui est le libre jeu de l’ardeur créatrice. Artiste enfin, dans un temps où personne ne l’est, et puisqu’il n’est plus d’autre moyen de dominer sur le chaos, où s’avilit l’action.

Avec une soif immortelle de l’objet, là est la véritable aspiration au calme. La force qui a trouvé le lieu de son désir, se possède enfin elle-même. Et dût-elle s’y consumer, son feu brûle dans la sérénité. Il est lumière, ce feu qui cherche le lieu pur. Caërdal disait que la plus haute passion réside dans le calme. Qu’il est ardu, le chemin qui mène à ce sommet ! Peu y touchent. Mais c’est la vie d’un héros, que d’y conduire ses pas et ses chutes, et de ne jamais renoncer à y atteindre. Sur la route en lacets aux flancs de la vertigineuse montagne, quel profond regard descend sur le désordre des circonstances, sur les précipices de la laideur et l’avalanche des événements !

Caërdal est pâle, et la peau mate. Il a les cheveux noirs et lisses comme un Celte. Ses grandes dents sont d’un fauve, saines et blanches ; il broie les os ; et carnassier de nature, il s’est longtemps interdit de goûter à la viande ; il finira peut-être par s’en passer. Le jeûne lui plaît. Il ne mange qu’une fois le jour ; et il a vécu d’un repas toutes les trente heures, quand il était pauvre. Il dort peu, et n’aime pas le sommeil. Il a le goût du vin, et s’y connaît. À tout, il préfère le bon vin et le pain blanc. Il peut se priver à l’infini ; mais il est l’homme le plus difficile sur la qualité et la fraîcheur des mets.

Il est laid. Pourtant, son crâne est beau ; mais l’air de son visage est trop ancien : il n’est pas de son temps ; et comme il surprend, il déplaît. Il est celui à qui lui-même désespère le plus de jamais plaire. Il a les traits d’une bête sourcilleuse et nocturne. Souvent, on l’appelle la chouette ou le hibou. Toute sa vie est dans ses yeux. S’il touche au grand âge, il fera un beau vieillard. Rien en lui qui n’ait son contraire : il a la main forte et fine : il est peuple par la paume, et prince par les doigts.

Il a le pas beaucoup plus long que sa taille ne le comporte. Son allure est ardente. Tout en lui parle d’une force presque cruelle. Même s’il prie, on le trouve impérieux. Et quand il marche humblement, à l’écart, effaçant ses coudes, on le juge orgueilleux. Il ne baisse jamais la tête. Il ferme souvent les yeux.

Quoique l’homme le plus vif, on remarque en lui une sorte d’hésitation : on dirait qu’il manque de rapidité. La puissance, chez lui, va avec un peu de retard : une certaine lenteur qui précède le bond. Toutes ses actions sont, en effet, d’un rythme vaste. L’amplitude fait croire à la lenteur.

Il a été dans chaque moment de la vie, comme s’il avait dû toujours durer. On dirait que cet homme croit tenir l’éternité. Quand il perd l’illusion de la durée, son désespoir ne connaît plus de bornes. De là que toutes ses émotions sont si intenses. Elles sont uniques et totales au moment où elles sont, et il est total en chacune. Voilà encore où la lenteur s’accorde avec la puissance : les musiciens le savent.

Il a de la femme, si homme qu’il soit. Parfois les douces fureurs de la femelle se hérissent en lui. Il est plein de mystère. Il cache dans le silence un repaire de crimes et de violences inexpiables : il les a murés ; il ne les a pas vaincus.

Bourreau d’argent, incapable d’en jamais gagner, prodiguant ce qu’il en a, le perdant même, et s’en passant, quand il n’en a pas, jusqu’au prodige ; épris pourtant de tout ce qui pare la terre ; amateur de toute séduction ; avide surtout de donner, y prenant un plaisir que personne n’a pu savourer davantage ; l’homme enfin le plus capable de se priver, sans aucun goût pour la privation. Toujours pauvre, et parfois mendiant, si l’on pouvait l’être sans mendier. Parce qu’il est né pour ne jamais faire le moindre gain, il joue à la loterie son dernier écu : on croirait qu’il veut le perdre. Caërdal ne sait pas de plus digne moyen ni plus juste de faire fortune.

Il n’a jamais senti par raison, qui est le propre de l’homme moderne. Sujet à la colère, comme un fiévreux à la fièvre, il y tient presque toujours la bride : mais s’il rend les rênes, sa colère éclatant en extrême fureur, il se regarde faire. C’est un homme qui a toujours assisté, comme un témoin scrupuleux, aux excès de sa vie.

Il en a dit, avec un sens profond, que plus il allait au spectacle de ses passions, moins il pouvait résister aux tragédies quelles trament. Les passions se lèvent en moi, dit-il, comme les lames de fond.

Il paraît étranger partout, et ne l’est pas, pourtant. Il a dû s’y faire, à sa vive souffrance. Autour de lui, il crée la solitude. Il ne s’épargne pas lui-même : parfois, Caërdal isole Caërdal.

Combien de fois ne l’a-t-il pas remarqué, pour sa plus grande peine ? Partout où il est, il fait contre lui, et lui seul, l’union des volontés les plus diverses et des pensées contraires.

Et de même, quand il sort, le soir, on s’écarte de lui. On le craint, sans le connaître. Dans la rue, on a l’air de le redouter. Et les gens, pour se rassurer, se liguant aussitôt, cherchent en lui le ridicule où s’attacher, avec bassesse : car l’animal à deux pieds, qui porte le front en haut, veut rire d’abord de celui qui le trouble.

On l’a cru anarchiste ; et il est la hiérarchie faite homme. Mais il est vrai qu’il ne se place pas au pied de l’échelle. Et s’il est toute hiérarchie, c’est qu’il est près de la nature.

Avec un amour de la création, que rien n’égale, il passe pour avide de détruire : c’est qu’il pénètre. Il peut aimer même ce qu’il n’estime pas. Tel est le prix de la variété du monde, à ses yeux, qu’il voudrait sauver jusqu’à ce qu’il déteste. Il a l’horreur de toutes les idoles, et la passion de tous les dieux. Ainsi il a paru dur et sévère, quand il était le plus absent de soi.

Nourri des Grecs et des Anciens, de la Bible et des chants populaires, je ne dirai point quels étaient ses dieux. On les verra bien.

Avant tout, il a été musicien : la musique est la femme dans le poète, la nature en amour. Pour Caërdal, la mort c’est la fin du chant. Il n’a jamais été un instant qu’un chant ne retentît dans son âme. La musique est aussi l’action du rêve.

Il n’est jamais entré dans une cathédrale, sans prendre part à la messe. Il n’a jamais eu une pensée pour la politique, sans frémir de ne pas tenir l’empire. Il a toujours été partagé entre la passion des héros et celle des saints. C’est pourquoi il était artiste. À son sens, une noble vie doit se vouer à la création, et finir par la sainteté. On ne se détache de soi qu’en s’immolant. Il faut vivre pour son Dieu et mourir à soi-même.

Tel était cet homme, qui n’avait pas moins faim d’amour que de puissance. Ou plutôt, pour qui la plus haute puissance n’a jamais été que la possession et l’exercice du plus bel amour.

Voilà comment Caërdal s’est croisé pour servir l’art véritable et la cause de la grande action, vrai Condottière de la beauté.




i

BÂLE




T ête dure et ventre chaud, Bâle est une ville singulière, capitale de bourgeois. Elle est chimérique et grasse, religieuse et charnelle. Le plus souvent, elle a la mine maussade. Elle est venteuse : dans le couloir de la vallée, souffle le grand vent des montagnes, qui pousse en fer de lance un baiser aigre.

Sous la neige d’hiver, Bâle a la gaîté forte. Les fumées bleues, sur les maisons de bois, parlent de larges cuisines et de festins bourgeois, d’oies qui rôtissent, de poêles en faïence, de meubles bien cirés et d’horloges qui rougeoient contre les murs sombres. Là, on fait une chère dense et savoureuse, et l’on mange d’excellent poisson. S’il pleut, la pluie brille en reflets luisants sur les verrières et les culs de bouteille sertis dans le plomb. Et l’on pense à la chambre chaude, par les grands froids, derrière les vitres épaisses, quand le poêle ronfle, que le serpent de fonte rougit, et quand, au crépuscule qui tombe, une sourde lueur d’olive traîne languissamment sur les cuivres suspendus, et la tranche d’or des livres. Alors la ville bien nourrie semble posée au bord du fleuve pour servir d’hôtellerie aux rois mages en voyage vers l’arbre de Noël.

Ici, le Rhin n’est pas encore le père.

Il roule, violent et glauque. Il est vert comme la feuille de saule ; et quand un nuage en toison traverse le ciel, il est laiteux comme l’herbe tendre. Qu’il est hardi, pressé, froid et vif ! Ce n’est pas le père, mais le jeune homme en son premier élan. Il se précipite, il est égoïste, et tout à soi. Il court à grand bruit. Tantôt gai, tantôt triste, toujours frénétique et jeune : il est torrent.

Il est chaste aussi. Je l’appelle Siegfried dans la forêt et dans la forge. Il ne connaît pas la peur ; il ne craint pas l’arrêt. Il tombe en criant de joie par-dessus les rocs et les montagnes. Il écume dans ses chutes, et pas une ne le retient. Plus il roule de haut, et plus haut il bondit. Rien ne le brise. Rien ne l’entrave.

Cette nuit, dans mon lit, je l’entends. Sa clameur me soulève. Et j’écoute. La forte voix appelle. Elle a le murmure grondeur des lions, et de l’action. Elle appelle, elle appelle. Elle invite, elle commande. À l’œuvre, en route, et toujours plus avant ! Il est plus violent, il a plus de force agissante dans cette ombre nocturne, que dans le plein midi de ses chutes. Là-bas, il rompt les barrières. Ici, il est maître, et sa marche est irrésistible. Ô la bête magnifique ! Quelle promesse de labeur en sa puissance ! Voilà le héros et l’Hercule du Nord.

En forme de congres et de saumons, les longs nuages gris à la queue noire se hâtent vers l’Ouest. Ils vont vite et ne se battent pas. Ils fuient le fleuve.

Au pont de Wettstein, le matin rose décore les rives. La fraîche lumière rit sur de larges tilleuls, à tête ronde, dans le jardin des Chevaliers, je crois.

Il est des villes où le bois se fait passer pour de la pierre. La pierre, ici, joue le bois, surtout parmi les arbres. Bâle chauffe au soleil son ventre peint. Tout bâtiment semble de bois peint, même la cathédrale. Elle est au contraire de ce beau grès rouge, qui vient des Vosges, et que la beauté de Strasbourg a sanctifié. Je tâte cette grosse pierre. Je touche avec volupté son grain rude, qui a la chair de poule. Devant l’église, des enfants aux cheveux d’argent, l’œil honnête et clair, se poursuivent sans cris. Ils sont brusques et patauds, brillants et robustes. Bâle marchande, en son opulence bourgeoise, sent encore les champs. La santé fleurit son teint. Elle a les joues d’une paysanne. Sa cathédrale est coiffée d’une toiture en rubans.

Elle a l’orgueil d’être solide et riche. Elle est fière de ses bonnes mœurs, et rit en dedans de sa débauche. Elle lit la Bible d’une main, et de l’autre, derrière un rideau d’exégèse et de raison austère, elle flatte largement ses passions et tend son verre à la bouteille. Bâle est une ville qui boit à l’enseigne de la tempérance.

Elle est pleine de riches et de mendiants. Ses trois cents millionnaires y font des dynasties, comme ailleurs les nobles. Et on y compte un pauvre, nourri aux frais de la ville, par sept habitants.

Je hèle le passeur du bac. Un vieux birbe taciturne, qui sent l’eau-de-vie, me fait signe. Il est vêtu d’une laine verte, qui fleure la marée. Il a la joue longue et rouge, plus ridée qu’un toit de tuiles. Il a du poil partout ; et une boucle rousse tourne en anneau de cuivre à son oreille. Est-ce qu’il chique ? Un jus un peu jaune coule au coin de ses lèvres droites et minces, comme deux bouts de filin ; en mâchant, il prépare peut-être une épissure. Il fait de l’écume. Il a l’air d’un antique matelot à Caron. Il prend l’obole sans rien dire. Il a les yeux de son fleuve. Qu’il nous donne de l’aviron sur la tête, et qu’il nous jette au courant ! N’en a-t-il jamais envie ? Il ne m’en chaut. Je ne me défie pas ; j’aime sa figure de marin.

Sur le Vieux Pont, des femmes vont et viennent, la taille ronde et la jambe gaillarde sous la jupe. Hautaine et vive, une belle jeune fille riait avec ses amies, jetant en aumône un regard distant aux hommes. Les femmes du peuple elles-mêmes, au marché, m’ont semblé, ce matin, balançant leur grosse croupe, de celles qui ont plus d’ardeur au plaisir qu’elles n’en font voir, et dont la chair cachée est plus plaisante sous le linge que ce qu’elles en montrent.

Que j’aime les ponts de bois ! Ils ont le charme de la marine. Ce sont des bateaux à l’ancre. Ah, soudain, s’ils pouvaient larguer l’amarre.

Le ciel se brouille et prend une couleur fielleuse. Un furieux coup de vent cingle le pont. Les passants se hâtent et tiennent leur chapeau, la main collée à l’oreille. La charmante fille à la taille souple quitte ses compagnes. Elle s’avance avec peine, la tête un peu baissée, faisant profil de tout son corps contre le vent, qui lui moule aux flancs ses jupes. Ses hanches fines et ses cuisses rondes se dessinent sous l’étoffe légère. Elle est étroitement chaussée de cuir blond, et ses cheveux de vermeil brillent sur sa nuque neigeuse. Un coup de vent lui découvre le genou : elle l’a fin, un œuf, et je saisis au passage un coin de peau, un fuseau de chair, couleur de la rose thé. Elle rougit, la belle Bâloise. Je la vois toute nue, enveloppée de ses cheveux et de pampres. Elle a l’air sensuel et hardi, la mine gaie, la chair saine et close. Je me penche sur elle ; et ses yeux pers me bravent. Elle file en flèche au bout du pont.

Et je regarde cet autre passionné, aux yeux glauques, le Rhin ardent et froid qui précipite ses eaux dangereuses, où le vert de gris se mêle au bleu de givre.

Sous la Pfalz, des baigneurs soufflent. Les corps blancs sont rouges sous l’eau verte. Ceux qui plongent font d’étranges saumons, qui reparaissent en crachant. Ils ont la tête carrée, les épaules carrées, les pieds carrés. Ils sont tous blonds et roux. Ceux qui les admirent, on a fort envie de les jeter par-dessus la rampe : au milieu du Vieux Pont, on montre une chapelle narquoise, d’où l’on lançait jadis les condamnés dans le fleuve : un joli jeu en cas de doute ; car le doute profite à l’accusé, comme on dit. Lui faisant quitter la terre par la voie la plus haute, quel inculpé n’est pas coupable ? Et c’est un bon moyen pour des juges : lier ses scrupules aux pieds des accusés : ils en descendent mieux.

Ville qui nargue et qui jouit d’être secrète, franche et brutale dans la vertu, doctorale dans le vice et peut être hypocrite, Bâle cache beaucoup d’ironie et de sarcasme sous le masque bourgeois. Mais le flux grondant du Rhin emporte tout vers la mer salubre. Je le contemple au Vieux Pont, une dernière fois. Je l’aime fortement. Avec Bâle, c’est le Rhin que l’on quitte, le frère Rhin. Je ne verrai plus de fleuve. Parce qu’il est la marche mouvante de l’Occident, sa ligne vivante et passionnée, le profil de son visage vers la terre, le Rhin est le fleuve des fleuves. Et parce qu’il coule toujours incliné vers le couchant, sans que jamais le Nord le captive, il est celui qui doit unir aussi bien que celui qui sépare. Par la vertu du fleuve, Bâle peut plaire même à qui ne l’aime pas.


ii

HOLBEIN


Au musée de Bâle.



Le plus impassible des peintres : sa conscience, c’est son œil.

Jeune homme, il est déjà mûr. Sérieux, froid, sa solidité fait peur. Homme mûr, il n’a point d’âge, sinon l’âge de la force. Tout est carré en lui. Il a une tête de bourreau, d’âpre marchand, de maître sans pitié qui commande au logis ou à la guerre. La barbe des porteurs d’eau lui élargit encore le visage. Je reconnais celui qui ricane, sans desserrer les dents, à la Danse des Morts.

C’est bien l’homme du fait et de la matière. On ne sait s’il aime la nature : il la regarde de près, en tout cas ; il est pour elle un témoin sagace, un silencieux confident. Il a l’instinct de l’apparence, et il nourrit le sentiment de la destruction. Holbein, homme qu’on ne trompe pas.

Il analyse avec sûreté, avec force, avec beaucoup d’esprit. Après avoir admiré les portraits du bourgmestre Meyer et de sa femme, si l’on s’arrête à celui de la fille, on a lu tout un roman. La femme du bourgmestre est d’une exquise élégance, en ses atours de simple bourgeoise. Jeune fille, elle respire le charme le plus sévère et le plus délicat. Femme, et toujours jeune, mariée à l’homme le plus considérable de la ville, quelle figure impénétrable que la sienne ! À Bâle, elle est toujours la plus belle. Sa parure est somptueuse ; elle peut recevoir les princes et les rois, de passage dans la ville impériale. Mais ses traits si muets et si purs ne sont point ceux d’une femme heureuse. Elle est calme, et s’ennuie. Elle n’a point d’amour. Elle ne l’attend plus de ce gros homme placide, son mari, qui, décidé partisan de la Réforme, ne pense plus qu’aux intérêts de la religion, politique, paterne, sans vice et sans malice, un gros nez, qui rougit en hiver, une grosse bouche au rire épais et aux gros repas. Or, leur fille boude, ses nattes dans le dos. Elle est sotte et rusée. Elle est déjà piétiste. Entre sa mère et elle, il y a tout un siècle : la Réforme. Elle a le gros nez de son père, sans en avoir la bonhomie. Comme toutes ces femmes, dont Holbein a dessiné les costumes, elle étouffe de pesants appétits sous ses lourdes cottes. Leurs modes ne sont pas si loin des nôtres. Seules diffèrent les jupes trop amples. Elles font bastions et redans : c’est là derrière que la volupté se retranche, elle aussi sournoise et circonspecte : elle a besoin de ces remparts d’étoffe pour ne pas se livrer.

Holbein a un goût délicieux dans ses dessins. Il dessine à la pointe comme on grave. Son trait est d’une délicatesse et d’une précision uniques. Il est d’argent fin sur de beaux papiers qui font ombre. Un peu de charbon, une touche légère de couleur, et la feuille s’anime, vivante et d’une rare élégance en sa teinte indécise. Holbein n’invente point, et il n’a pas de fantaisie. Le portrait de Dorothée Kanengiesser montre ce qu’il peut faire en quelques coups de crayon : la coiffe rabattue jusqu’aux pâles sourcils ; le col de linge serrant tout le bas du visage, jusqu’à la lèvre, qu’il couvre en partie : rien ne se voit plus que le haut de la bouche virginale, les joues pures et l’œil triste. C’est le dessin le plus blanc et le plus frais.

La figure d’Holbein est d’une brutalité redoutable. Il tient aussi du changeur, et de l’usurier de village. Son obstination devait être sourde à tout sentiment. Il a la mâchoire qui convient à une humeur de dogue. La rage d’être libre et de vivre sans dépendre d’aucun lien est un appétit qu’on lui devine. Taciturne à la maison, ivrogne et querelleur à la taverne. Le sang lourd, l’entêtement d’un théologien, toutes les forces et toute la masse d’un barbare allemand. Mais ses yeux sans bonté sont admirables. On ne peut avoir l’œil plus collé à l’objet, ni plus décidé à en sucer le contour, ni plus sérieux, ni une paupière plus patiente ou plus riche de réflexion.

Quand cet homme regarde la figure humaine, il cesse de vivre pour son propre compte : il n’est plus que l’objet ; et sans feu, sans ardeur visible, sans passion, il s’y attache, il le conquiert, il le tire à lui jusqu’à ce qu’il le possède. Et sa main docile, prodige de labeur, obéit à cette profonde patience. Il ne cache rien. Il ne flatte rien. Il n’aime peut-être rien. Il se trahit, il s’accuse lui-même, s’il faut. On ne le connaît que par ses propres images. Le portrait de sa femme est la sanglante confession du malheur en ménage ; tout le drame quotidien du mariage y est conté. Un jour, cet homme dur s’est laissé gagner par l’émotion de la nature : comme un grand poète se livre entièrement aux passions de ses héros, Holbein s’est abandonné à son modèle ; et il a osé peindre ce portrait de sa femme, qui est le trésor de Bâle.

Une harmonie somptueuse et sourde, les tons ardents de la douleur et du reproche, les flammes sous la cendre, le rouge éteint du velours, la couleur égale l’infaillible dessin. Que cette chair est triste, battue, trempée de pleurs ! Quelle désolation dans ces yeux rougis ! Quelle peine, quelle déception sans retour, et même que de crainte dans ces replis que les larmes ont soufflés, comme des brûlures, sous la peau encore jeune ! Et ses beaux enfants ne la consolent pas. Elle est vieille à trente ans ; et, en dépit de sa gorge toujours fraîche, comme un fruit qui vient seulement de mûrir, elle a les siècles que les plaintes jettent sur une femme, les querelles, l’air humilié et l’affliction hargneuse. Tel est ce portrait, image sans prix de l’infortune conjugale.

Sait-on jamais pourquoi une femme est malheureuse ? D’abord, sans doute, parce qu’elle est femme. Puis, s’il y a bien des raisons pour n’être pas heureuse, il n’en est qu’une au désespoir : elle n’est pas aimée, ou pense ne pas l’être. Celle dont la chair est contente, c’est son âme qui souffre ; et si l’âme est satisfaite, c’est la chair qui ne l’est pas. L’homme et la femme ne sont pas faits pour se comprendre, ni même pour vivre ensemble. Dans le fond, la nature ne leur demande que de s’unir un moment. Il ne s’agit pas d’eux, mais d’une tierce créature, qui est encore à venir et qui leur est inconnue.

Holbein allait et venait, dit-on, entre Bâle et Londres. Passant cinq ans en Angleterre, il a fort bien laissé sa femme veuve, en Suisse, pendant cinq ans. J’espère qu’il exigeait d’elle la fidélité, la patience, la mémoire et toute sorte de vertus. S’il n’y tenait pas, c’était plus de mépris et plus de tyrannie encore. Lui-même avait son ménage anglais à Westminster. Il pensait à sa maison de Bâle, quand il faisait mauvais temps.

Le Christ mort est une œuvre terrible.

C’est le cadavre en sa froide horreur, et rien de plus. Il est seul. Ni amis, ni parents, ni disciples. Il est seul, abandonné au peuple immonde qui déjà grouille en lui, qui l’assiège et le goûte, invisible.

Il est des Crucifiés lamentables, hideux et repoussants. Celui de Grunwaldt, à Colmar, pourrit sur la croix ; mais il est droit, couché haut sur l’espace qu’il sépare d’un signe sublime, ce signe qui évoque à lui seul l’amour et la pitié du genre humain. Et il n’est pas dans l’abandon : à ses pieds, on le pleure ; on croit en lui. Son horreur même n’est pas sensible pour tant d’amour qui la veille. Sa putréfaction n’est pas sentie. On adore son supplice, on vénère ses souffrances. On ne lamente pas sa déchéance et sa décomposition.

Le Christ d’Holbein est sans espoir. Il est couché à même la pierre et le tombeau. Il attend l’injure de la terre. La prison suprême l’écrase. Il ne pourrait pas se dresser. Il ne saurait même pas lever la main ni la tête : la paroi le rejetterait. Il est dans la mort de tout son long. Il se putréfie. C’est un supplicié, et rien de plus, vous dis-je. Il n’est pas seulement soumis à la loi de la nature, comme tous : Il n’est livré qu’à elle. Et s’il y a eu une âme dans ce corps, la mort l’insulte.

Je cherche à lire dans la pensée de ce dur Holbein. Qu’il ait été le peintre des Réformés, on le sait, depuis l’aimable Mélanchton jusqu’à Henry VIII, le monstrueux Trimalcion de la théologie et de la royauté. Certes, Holbein tient pour Luther plus que pour Rome. Mais en secret il est contre toute église. Le profil aigu d’Érasme, ce scalpel à tailler les croyances en minces lanières, ne doit pas lui suffire. L’idée d’Holbein est bien plus forte, d’une violence assurée et cruelle. Point d’ironie, mais un sarcasme meurtrier : la négation glacée, et non le doute.

Holbein me donne à croire qu’il est un athée accompli. Ils sont très rares. Le Christ de Bâle me le prouve : il n’y a là ni amour, ni un reste de respect. Cette œuvre robuste et nue respire une dérision calme : voilà ce que c’est que votre Dieu, quelques heures après sa mort, dans le caveau ! voilà celui qui ressuscite les morts !

L’âme insolente d’Holbein, sa pensée impassible, son instinct de négation, il les montre aussi dans sa Danse des Morts. Œuvre de jeunesse, elle n’en est que plus lugubre. Elle n’a point l’espèce de gaîté que le peuple du Moyen Âge a mise dans les jeux macabres. Holbein ne rit guère. Il bouffonne en nihiliste. De ces dessins, le plus frappant est le dernier, où il imagine le blason de la Mort : il en donne une vision grimaçante : Nihil. La mort partout. Et très seule, et bien saoule. Quoique femme, et par dérogation aux règles de l’héraldique, la mort a des tenants : et c’est Adam et Ève, la femelle et le mâle. La tête de mort tient tout le champ de l’écu. Elle ricane : elle a des vers et des serpents entre les dents. L’écu est timbré du casque, taré de front ; et certes le heaume a onze grilles. Un manteau impérial l’entoure ; les plis en descendent, comme deux serres de rapace pour étreindre la terre. Et, en guise de cimier, un morne sablier que les deux bras du squelette encadrent d’un losange décharné, se dresse : les mains réunies au plus haut brandissent une pierre énorme, qu’elles vont lâcher, pour l’écraser comme tous les autres, sur quiconque passe.

À quarante-six ans, Holbein est mort de la peste.


iii

HÆC EST ITALIA


De Faido à Côme, en septembre.



J’ai laissé les Alpes dans la nuit. J’ai descendu les degrés d’une nature grise et noire. J’ai quitté un espace morne, hérissé de forêts malheureuses, pour une autre contrée, qui s’abaisse aimablement, qui s’offre et qui s’étale. Et le ciel n’est plus le même. Le gai matin a le réveil du coq. La lumière ne se lève pas : elle sort, comme si elle s’était cachée ; elle arrive d’un bond, rayonnante et chaude. L’air vif appelle au jeu la matinée bleue et blonde.

Tout était dur, roide et vertical. À présent, les formes prennent la molle aisance des courbes ; toutes les lignes cherchent, avec une sorte de tendre désir, à épouser l’horizon. Les monts même n’ont plus rien d’austère ; et sur les sommets, les ruines sont joyeuses : on les regarde, sans croire au temps ni à la guerre : elles ne sont là que pour orner le paysage.

Ce ne sont plus les pignons qui cherchent noise aux nuages ou qui les piquent, coinçant la brume. Les toits sont plats ; des piliers les portent, comme une tente ouverte sur la maison. Les coteaux de la vallée sont des jardins. La vigne y court en arcs, en festons de fête. Les villes ont des noms, qui chantent comme des oiseaux : Bellinzona gazouille, et fait rire ; Lugano roucoule ; Porlezza bat de l’aile, et Bellagio fait la roue.

La lumière, surtout, la lumière est un nouvel espace, où l’on baigne. Les corps en sont pénétrés. Elle caresse les surfaces comme une peau, elle les imprègne. J’y nage, et mes yeux ravis n’ont pas besoin de se fermer dans ce fluide. En vérité, quand là-haut, sur la terrasse, au-dessus de la ville, je découvre Lugano et le lac, la lumière a déjà trop d’éclat. Voici l’Italie.

C’est elle, c’est elle ! Que la vie semble légère ! Et léger, c’est trop peu dire : tout le pays a l’air liquide dans la clarté. La vie y flotte comme une eau, qui épouse tous les bords de la durée.

Les femmes ont les yeux ardents, pleins d’un feu caressant et sombre. Elles portent aux oreilles de larges anneaux d’or ; et le bout du lobe fait chaton de rubis à la bague jaune qui brille.

La démarche de ces créatures est leur premier charme. Elle promet le bonheur dans un noble abandon, et la volupté dans le rythme. Elle ne se jette pas grossièrement dans l’amour ; mais elle le fuit moins encore. Elle fait une promesse qui sera tenue aux hommes de la race.

Elles vont, souples et lentes, sur un rythme royal et fauve, à la joie qu’elles annoncent et qu’elles attendent. Beaucoup ne sont que de belles bêtes. Leur grâce est trop pétillante, pour des femmes. Leur corps est trop court, ou trop rude dans la maigreur. Elles semblent violentes et passives : elles ont trop de feu noir, d’un bois qu’il faut allumer pour qu’il s’enflamme. Enfin, elles ne sont point dangereuses : on ne sent pas en elles ces ardentes ennemies qu’il faut réduire.

Qu’on est loin du Nord, à Lugano ! La petite ville sur le lac est un nid de félicité. L’air est suave, doux et câlin comme la plume. L’ombre brille, elle est trempée de soleil liquide. La clarté joue autour des piliers, dans les rues à arcades. Au-dessus des chapiteaux informes, la barre d’appui est tendue, corde grossière de l’arc. Et les ruelles étroites, de coude en coude, fuient entre des maisons trop hautes ; la chaussée de granit luit comme une eau œillée d’huile au fond d’un puits. Il fait frais dans ces venelles profondes.

Sur le dos, les femmes et les jeunes garçons chargent de vastes hottes en forme de ruches renversées. Le marché en plein vent éclate des mêmes couleurs que les corsages et les jupes : le rouge et le jaune crus, le vert et le caca d’oie. Les fruits sont trop gros, et d’une senteur si lourde qu’ils ont un goût de musc : les raisins en olives ont la taille des mirabelles ; et sous la peau noire, la chair molle est verte comme l’algue. Les gourdes violettes des aubergines frôlent les fesses des melons. Et les pommes d’amour en tas sont si rouges, et d’un si beau feu qu’elles triomphent dans ce parterre de légumes, telles les roses parmi les fleurs.

Une vieille, au profil aigu de Sybille, vend des œillets à l’odeur enivrante : ils sentent la peau brune et le piment. De l’eau bleue coule dans une vasque moussue. Une jeune fille, la cruche sur l’épaule, va à la fontaine, comme Rachel ou l’esclave de Nausicaa. Sa gorge immobile est serrée dans une guimpe blanche, et ses hanches ondulent lentement sous la jupe écarlate. Elle a le pas d’une prêtresse. Ses gestes sont hiératiques, tous ses mouvements sûrs et larges. Elle est simple avec noblesse ; et sans être ni éteinte ni triste, elle est grave.

Devant les portes, sous les tentes qui enferment une ombre presque violette, les vieilles gens se saluent en causant : ils ont des traits terribles et des manières puériles. À Sainte-Marie, on sonne pour un mort ; mais personne ne s’attriste : chacun prend son parti de la mort pour les autres. Dans l’église, claire, laide et dorée, les femmes prosternées remuent ardemment les lèvres, et des enfants courent ; il y a même un chien. La vapeur d’encens est piquée par les flammes des cierges. Les hommes attendent sous le porche. Ils sont solennels et ridicules. Ils ont par moment une ombre héroïque, et parfois une réalité absurde : je les admire, si je veux ; et si je ne veux plus, ils me donnent à rire. On en rencontre qui feraient de magnifiques assassins : on leur suppose le couteau dans la manche, et la même férocité dans l’âme que sur le visage ; ils ont le front boucané, le nez en coin, le menton en serpe et la peau trois fois cuite. On se raille de soupçonner en eux le crime ; puis, on se rappelle que les meilleurs régicides sortent de ces cantons, ceux dont le poignard, bien poussé de bas en haut, ne manque ni sa reine, ni son homme.

Toute vie, pourtant, paraît heureuse sur les bords de ce lac, que le ciel dédie à l’idylle. Qu’est-ce que le bonheur, pour la plupart des êtres mortels, sinon la certitude de l’amour ? Cette terre est une terre d’amour. Ils ne sont même pas vêtus comme des gens qui pourraient porter le deuil. On dirait qu’ils figurent dans une comédie amoureuse : culottes et guêtres aux jambes, le feutre vert sur la tête, la veste d’ocre aux tons de rouille ou de morille, ils vont monter à l’échelle de cordes ; ils sont équipés pour la vengeance et le rapt. Au bout du compte, ils flânent en espérant l’heure de la soupe. Ils sont trop vifs, hors de propos : mimes, de la tête aux pieds, et tout visage, et toujours au bout de l’expression. En voilà un qui choisit un concombre : il y met un sérieux fatal : il mangera cette petite courge en cannibale. D’autres, un mouvement d’envie leur prête, autour des lèvres vertes, l’amertume d’Iago. Dans un geste de refus ou d’ennui, ils ont l’allure de l’homme qui veut se jeter à l’eau pour en finir avec le monde. Qu’ils sont souples et félins !

Une certaine joie de vivre leur tient lieu de pensée. Quand ils se mettent à rire, ils rient à torrents. Ils ne semblent ni bons ni méchants, pouvant être à l’excès l’un et l’autre. Cette aisance à vivre tout entier dans le moment, comme elle étonne l’homme de l’Occident, et comme elle le délasse ! Et qu’est-elle donc, après tout ? Une lumière qui vient de la nature aux hommes et qui les persuade : et le visage de l’homme la rend ensuite à la nature. Comme la suavité de l’air et la douceur du climat invitent à ne plus porter que des étoffes transparentes, on ne pense plus à déguiser sa volonté ; et elle montre que tout est volupté pour elle, du moins tout ce qu’elle cherche.

Et dans une église, sur le quai, au bord du lac, une grande fresque de Luini, blonde, confuse, légère, une vision que les yeux recueillent, qui les flatte, mais que le cœur ne désire point garder, et dont l’esprit ne s’émeut pas : on passe, et la belle image est déjà loin. Et, y pensant, l’on doute que demain elle soit encore là : elle se sera évanouie avec tout le reste du prestige.

Il n’importe. Tout est fête, ce soir ; et même le crépuscule est sans mélancolie. Un excès de gaîté pétille, et d’impertinente ivresse. Je ne résiste plus. Une certaine et chaude sérénité, comme un sommeil de la conscience, peu à peu me gagne : un désir animal de goûter toute sensation, presque sans choix ; ou, pour le moins, de laisser la chair choisir entre tous les plaisirs, à sa guise. Et la nuit vient. On chante sur le lac ; on chante le long des quais et des jardins ; on chante dans la ville. Sous les arbres, dans leur robe de noces tissue par la lune, les tierces justes s’éparpillent. C’est l’Italie, la terre de Catulle et de Virgile. La divine Italie est cette ivresse et ce premier parfum. Peut-être n’est-il point d’Italie que pour les hommes de vingt ans, et les femmes amoureuses : car les femmes n’ont jamais que vingt ans, quand elles aiment. Et c’est bien le pays qui a toujours vingt ans : c’est l’Italie ! C’est l’Italie !




iv

PANDARA


À Bellagio.



C’est la journée des odeurs.

Je suis environné de parfums. L’air sent comme un fruit mûr. La terre a son odeur forte de matrice, de chair chaude et de sueur.

Les fleurs se cherchent de tous leurs yeux. Les fleurs dans la lumière sont des rétines colorées, qui ne vivent que de voir et d’être vues.

Là-haut, Serbelloni, la villa dans les arbres, est le sommet végétal de Bellagio, coiffé de lumière. Elle porte le ciel comme un pétase bleu. Serbelloni, Bellagio, noms légers, pleins d’ailes et de mirages, ils ont presque du bellâtre, tant ils tournent autour de la voyelle et de la belle. Tout est calme, parfum, faste et volupté.

La senteur cuisante des lauriers me poursuit. Les lourdes ombelles en bouquets blancs ou roses sortent des branches et viennent à la rencontre du passant, qui s’élève sur la colline, parmi les fleurs et les fruits. La brise tempère l’ardeur du soleil. Et la clarté aussi frappe comme un parfum : l’anis, le santal et l’ambre flottent sur la pente dorée des allées.

Par touffes folles, le jasmin et le chèvrefeuille pendent échevelés ; les chênes enlacés de lierre se joignent les mains au-dessus des aloès ; l’encens cruel des tubéreuses monte à la tête ; et de monstrueuses fleurs en œuf, pareilles à des ananas livides, jaunissent au cœur des magnolias. Elles répandent un baume si épais, d’une fadeur si dense qu’on le goûte sur les lèvres, et qu’on est tenté de le mâcher : toutes les odeurs y entrent et s’y confondent : l’oranger et le melon, le citron et l’amande.

Tout est blanc, tout est jaune de soleil, le blanc et le jaune, sources des parfums.

Je ferme les yeux, dans un léger vertige. Je revois le chemin de Porlezza au lac de Côme, comme un sentier tracé, pour des fées encore enfants, dans une forêt puérile. Ici, plus d’horreur sacrée sous l’ombre des chênes, au fond des antres humides où la mousse n’a jamais séché. Puis, les feuilles s’écartent, et le lac paraît si bleu, si câlin, caressant comme l’œil d’un chat. Et toutes ces colombes, les maisons blanches. Les jardins et les terrasses s’étagent sur les hauteurs comme une gamme. La vigne et les pâles oliviers portent l’accord en sourdine, jusqu’à la forêt verte et les masses noires des noyers sur les cimes. Les palais blancs et les villas laiteuses se penchent sur l’eau qui les mire. La moire du lac est ridée de colonnes et de frontons. Les barques gaies, les voiles latines glissent sur le miroir. On accoste la rive heureuse, et l’on est à terre avant d’être au port. On rêve d’une vie calme et fastueuse, que traverse l’orage d’une seule passion.

On monte, on monte. Les ruelles pierreuses, rouges au soleil, sont violettes dans l’ombre. Le ruisseau coule au milieu. L’ordure même a son air de béatitude ; les mouches ronflent contre les bornes. Il y a encore des figues noires aux branches des figuiers, par-dessus les murs.

À Serbelloni, partout des bancs. Les peupliers d’Italie font la pyramide, et les chênes en dôme s’arrondissent entre les clochetons aigus des cyprès. Les bosquets, les retraites se cachent derrière les chevelures complices du lierre. L’invitation aux baisers passe dans la brise ; les feuilles se caressent comme des chattes. L’air est si fin, si tiède et si tendre, il a des touches si subtiles et si lentes qu’on le sent comme une main, comme un baiser entre les cheveux et la nuque. Et telles des lèvres timides, il glisse sur la fraîcheur des seins ; les jeunes femmes lui abandonnent leur gorge sous la guimpe. Je frôle une nymphe blonde, qui a l’odeur de l’abricot.

À Bellagio sur le lac, et à Serbelloni sur Bellagio, on est à la fourche des eaux. La vue de Serbelloni ne laisse rien échapper : elle offre tout le pays sur un plateau de vermeil. Bellagio, c’est Belle aise. Vers le Ponant, la Tremezzina se dessine, le jardin dans le parc des voluptés lombardes : une colonnade de marbre sur une main de terre se profile dans l’eau. La villa Carlotta, la villa Poldi, les noms de Milan chers à Stendhal : mais les Milanais n’y sont plus, il me semble. Même un village s’appelle Dongo comme Fabrice. Des ruines riantes, de vieux châteaux, d’antiques tours, des torrents lointains, pareils à un fil de lait sur la montagne, tout est plaisir dans la lumière. Point de deuil. Et si j’ai cheminé le long d’un cimetière, je n’y crois pas.

Je descends vers le lac. Des oranges mûres pendent sous la feuille longue. Et comme des éclairs brillants, qui sortent de la terre, les lézards filent sur les cailloux d’argent. Belle comme un sentier royal, une allée de grand cyprès s’abaisse, toujours plus large, vers la marine. Autour d’un clocher carré, plein de ciel et de soleil, les pointes des cyprès piquent l’espace de lances pacifiques ; et l’odeur rayonne du bois incorruptible. Dans le clocher, un rayon d’or fait corde à la cloche. L’allée finit sur l’eau éblouissante : au delà, sur l’autre rive, dans les forêts de la montagne, les demeures blanches dorment, repues de clarté, comme des brebis sur une pente.

Une barque est amarrée dans les fleurs. Tandis que les flots du lac multiplient languissamment son sourire, des femmes étendues sourient vaguement à leur propre langueur. Elles sont toutes en blanc, comme des fleurs. On dirait qu’elles attendent aussi qu’on les cueille. Une pensée plane entre le ciel et l’eau, comme un oiseau invisible : c’est que tous les voiles, ici, ne sont que d’un moment, un écran fragile entre la volupté et le désir. La grâce du lac est ainsi faite d’aménité et de complaisance. Ce n’est pas la mer, ni ses tragédies brusques ; ce n’est pas le fleuve et son éternel renouvellement. Le lac est le miroir du séjour. Tout y fait scène et tableau dans un cadre juste. Et partout la montagne y enferme un monde clos sur son bonheur.

Le devoir n’a plus de sens ; la durée n’a plus de plans ; tout est dans l’instant, et le plaisir est le seul espace. Ces jeunes femmes aux bras nus, ces têtes ployées, cette langueur que le rythme de la gorge soulève si doucement, comme un autre flot où l’on ne résiste pas, quelles plages voluptueuses ! Les regards et les paroles roucoulent. Toutes les colombes ne sont pas borromées.

Ô terre complaisante ! Assurément, c’est ici que Pandarus a pris femme, après la chute de Troie.


v

ÇÀ ET LÀ DANS MILAN



Comme la vie des hommes sert de vêtement à leur âme, les villes ont une figure, un regard, une voix. Et comme l’effet de leur visage est inconnu à la plupart des gens, les villes ignorent leur figure. Mais l’étranger, qui n’est là que pour voir, la considère et la pénètre. L’étranger est l’ennemi, même quand il aime : c’est qu’il ouvre les yeux, d’abord, et qu’il voit.

Qui arrive à Milan, un soir d’été, à l’heure où la ville sent son ventre, et où il grouille de faim, tombe dans une roue de lumière crue et de bruit. Comme les wagons qu’on vient de laisser sur les plaques tournantes, dans cette ville tout tourne et fait un tintamarre de ferraille. La gare est un tunnel de verre, éclatant de clarté blanche. En tous sens, la cohue se précipite ; un immense troupeau piétine sous une voûte, le dos patient, les têtes sont ployées ; on ne voit point les bouches ; on n’entend que le brouhaha de ce bétail noir ; et tous, bientôt, se pressent dans un passage souterrain ; on monte des escaliers, on en descend ; l’odeur du poisson pourri, des onguents et du cuir ; les pieds roulent la charge d’une âpre lutte ; et partout, dans le caveau, sur les degrés ou sur le pavé de la rue, la même lumière crue, éclatante et factice.

Toute la ville n’est qu’une gare. Le tumulte, le mouvement sec des quais court les rues ; et ce dôme fameux est une gare de marbre. Qui put jamais prier dans cet entrepôt de statues et d’ornements, ayant fait ses premières prières à Chartres, ou seulement, à l’ombre du Kreiz-Ker ? À Milan, la rue même du plaisir, et des livres, là où l’on va boire et chercher chacun sa pâture, n’est qu’une galerie vitrée, une gare dans une gare. Et la foule se hâte, portant des paquets, tous la tête inclinée, les yeux fixés sur les mains, le pas rapide, comme on court au buffet, entre deux haltes, comme on va prendre le train.

Où qu’on lève le front, on reçoit, comme un jet, le regard brutal de ces moroses yeux blancs, de ces yeux ronds qui font haïr la parodie de la lumière. Nul ne verra plus le clair de lune dans Milan. Et si l’on baisse les yeux, soudain l’on se croit pris au piège : de toutes parts, à perte de vue, les mailles plates d’un filet de fer : le réseau des rails parle de la vieille terre dans les chaînes. Là-dessus, roule éternellement un tas de longues boîtes, les unes bleues, les autres jaunes, où sagement rangées, posées de biais, sont enfermées des formes humaines ; et quand la boîte disparaît dans une rue, elle semble une voiture pleine de fourmis monstrueuses. Je crois reconnaître dans Milan, fourmilière ronde, la ville la plus chinoise de l’Europe, telle que sera la Chine, lorsque la science en aura fait le plus pullulant fromage à automates de la planète. Nuit et jour, en tous sens, tourne cette rose des vents misérable, avec une clameur de fer et de supplices ; toutes les boîtes se succèdent sur les rails en grinçant, et une cloche de fer blanc, un gong au timbre de casserole, tintant dix fois par minute, marque le pas de ces bêtes sans pattes.

Peu de mendiants : sans doute, on ne les admet pas dans les gares, ou on les écrase. Mais une foule d’esclaves : chaque homme porte un signe qui fait aussitôt savoir s’il voyage en wagon-lit, ou en troisième classe. Ils ne mendient pas, non : ils ont la dignité des malheureux qui meurent d’un salaire ; et il suffit de voir ces visages flétris, ces peaux vertes, cet air de hâte et de crainte, ces haillons décents, pour admirer combien le droit de voyager en dernière classe ajoute de bonheur et de noblesse au sort de l’homme.

En plaine, ouverte à tous les vents, inerte et clouée sous la canicule, étouffante et glaciale, basse et prospère, riche et nulle, cette ville en forme de roue, avec un dôme pour essieu au moyeu d’une place, Milan tourne à la croix des routes, et tous les rais de l’industrie ou du commerce convergent à ce centre de l’Italie. Londres est le poulpe géant, qui cache sa tête sous le fleuve, à Tower Bridge ; et ses mille bras, tous les jours, collent à la terre une nouvelle ventouse, un lichen de maisons basses qui soufflent de la fumée au ciel, et qui pompent les sucs de l’univers ; Londres a la voix sous-marine, et les rauques sirènes parlent pour elle ; et peu à peu, toute l’Angleterre s’est faite pieuvre autour de Londres, la gueule, où langue sans repos, la Tamise goûte, avale, crache et salive. Les tentacules cherchent le sang de tout le globe ; et l’Angleterre meurt si l’on retourne sur sa tête le capuchon des mers, ou si l’on tranche les bras du monstre. Je pourrais dire la figure de Rome, cette idole aux sept mamelles, nourrice dont on a décollé la tête ; et le visage de Paris, ce triple cerveau concentrique à un ravissant sexe de femme, où sinue la Seine : et tantôt la France est sage de cette pensée, tantôt elle est folle de cette folie. Milan tourne, absorbe et n’invente point ; à peine si Milan digère ; tout y est factice, comme le foyer dans une auberge. C’est le luxe, le tumulte et la richesse d’une hôtellerie.

Mais qui voudrait passer sa vie dans une gare ou un marché ? Milan est la ville carrefour.

L’épreuve du Dôme est la première du voyage en Italie. Il resplendit au milieu de l’enfer, une montagne de marbre blanc. Il est énorme et mièvre. On l’appelle dôme, et il n’est fait que d’aiguilles. Église immense, il semble n’être qu’une châsse ou un reliquaire. Il fait penser à l’orfèvre, et non à l’architecte. Prodige de richesse et de faux goût, c’est la vierge du Nord costumée en épousée de Naples : la masse de marbre est taillée en statues, évidée en fenêtres, en rinceaux, en dentelles à jour. Le travail est innombrable et médiocre. On fait pitié aux esprits fins, si on vante le Dôme ; et faute de le vanter, on fait rire les autres. Le fin du fin est tout de même qu’on l’admire, sous prétexte que les artistes font semblant de ne l’admirer pas.

J’accepte que l’art du Nord ait pris cette forme pompeuse et le faste trop éloquent du marbre. Je sens le poids d’une telle fabrique. Je serai sensible aux chiffres qu’on me donne ; et d’ailleurs, cette architecture a du nombre. Mais enfin un tel art est le triomphe de la matière, et par là du mensonge. Le dôme de Milan, je l’appelle une merveille pour des Allemands et des Suisses. Ils n’ont pas mieux chez eux : c’est le pain blanc de leur pain noir. Qui sait même si le souvenir des neiges alpestres et de la glace en aiguilles n’a pas dirigé obscurément le travail de tout ce marbre ? Tant de pointes, de clochetons, et une pauvre flèche. Tant d’espace, et point de grandeur. Par un jour clair, en plein midi, je fuis cette église. Aux heures de cohue, quand le ciel se couvre, le Dôme blême tourne à la pièce montée, en sucre, sur la place : l’allégorie n’a plus qu’à l’y prendre, et à le servir sur la table des érudits allemands, ces géants aveugles. Jamais on ne vit mieux qu’avec du sucre on doit faire du marbre, et qu’avec du marbre, la science aidant, grâce à Dieu, bientôt on fera du sucre.

Au soleil cru, la laideur du Dôme est éclatante : il ne veut pas fondre, et pourtant, cube hérissé de piquants, il vacille pour l’œil dans toutes les perspectives : pas une ligne solide ; toutes semblent ridées et trembler sous un voile d’eau. C’est pourquoi il n’est jamais si beau que sous la brume ou par la pluie : tout le détail s’efface ; et l’apparition se fait magique, comme un château de brouillard, dans les montagnes.

Au-dedans, le marbre a le ton de l’os. Les nefs latérales se replient sur le grand vaisseau, comme les plans des côtes. On marche au creux d’une bête colossale, au centre du squelette, dans une forêt de vertèbres. La richesse du rythme rappelle le génie des cathédrales. Sylve de rêve, basilique de givre, les fûts des piliers, pressés comme des frênes, s’élancent pour porter les voûtes des cinq nefs. Et quand l’ombre du soir descend, le mystère baigne enfin les allées de cette église ample, froide et grandiose. Que ne s’allume alors le candélabre à sept branches, le plus bel objet qui soit dans la cathédrale : à peine s’il le cède au candélabre de Reims : français d’ailleurs comme l’autre, et du même temps, tous deux sont fils de Saint-Louis. Quelle vie dans la matière ! Ce n’est plus de l’ornement : c’est de la nature qui veut durer. Ce bronze a la beauté d’un arbre éternel. Un goût exquis dans la puissance.

Je le sens trop : je voyage d’abord en architecte, et je n’aime que les chefs-d’œuvre.

L’Hôpital Majeur est un magnifique palais de briques : les fenêtres sont les plus belles de Milan. Les ogives ornées de fruits, et d’enfants rieurs, dans un cadre d’oves et de feuillages ; les charmantes colonnettes qui divisent la baie ; les bustes en ronde bosse au partage des lobes : c’est tout le charme rustique et fort de la terre cuite ; non pas une architecture paysanne, mais la matière de la jeunesse robuste, qui montre sa peau : avec combien de grâce et de mesure ! La matière a ses vertus. La brique est vivante à souhait. Le marbre est solennel ou funèbre : il est le derme des rois, il représente les pouvoirs de l’État. Quant à la pierre, elle est l’individu, ce qu’il y a de plus beau et ce qu’il y a de pire, le grand homme ou le sot ; et moins encore : le médiocre.

Ils ont un jardin où, les jours d’été, on voudrait se piquer à la veine, pour donner une goutte de sang aux fleurs mourantes. Pas un arbre n’y fait de l’ombre. On ne voit point de la poussière sur les lauriers, mais des lauriers qui servent de mannequins à la poussière.

Je ne sache pas de ville, où l’on rencontre tant d’hommes en culottes. Une partie de ce peuple semble ainsi marcher sur des jambes de bois.

À Milan, on boit du lait délicieux, épais et parfumé. Mais partout on vend de la bière : ce pays est plein d’Allemands. On a cru les y aimer ; puis on les a subis : ils y sont, à présent, moqués, haïs et redoutés.

Le ventre de l’Italie moderne est ici, et peut-être le cœur s’y noie. Sous un ciel sans nuances, la vie y est violente et lourde, chaude et criarde, trapue et frénétique. Plus de richesse, plus de force, plus de brutalité qu’ailleurs. Des maisons plus hautes et plus sombres, ou plus blanches et plus cossues, la misère et la fortune plus séparées que dans le reste de l’Italie. Tout ce qui dure encore de vieilles pierres, palais et églises, se cache dans les coins. L’ingénieur les relègue, comme des parents pauvres, dans l’exil des quartiers sordides. L’Hôpital Majeur fuit les regards sous les rues vermineuses d’un quartier qu’empestent les légumes pourris et les trognons de choux. Et le charmant petit palais Visconti di Modrone montre sa jolie façade aux berges moisies du canal : elle se laisse deviner entre les branches d’acacia, comme un visage derrière les doigts écartés et les cheveux répandus. La plaisante et mélancolique demeure ! la seule de Milan, où l’on voulût lire, dormir et aimer. Elle semble faite pour donner asile à des amours secrètes, et peut-être coupables. Une terrasse, plantée de vieux arbres, de jasmins et de roses, tombe à pic sur le miroir des eaux mortes ; elle est bordée d’un balcon sculpté, balustrade de pierre pompeuse et un peu lourde, mais pourtant élégante : par les jours de la rampe, la verdure et les fleurs animent le silence, et leur présence passionnée est une fête dans ce canton misérable de la ville. Des amours portent un écusson : les cornes d’abondance se vident de leurs pêches et de leurs raisins délicatement modelés ; la vigne vierge et les branches caressent chaque volute, chaque rinceau de cette balustrade. À travers les feuilles, une loge à six arcs se dessine entre deux ailes ; un double rang de colonnes est fleuri de roses. Le doux jardin voilé, la charmante retraite ! Un jet d’eau lance sa poussière changeante dans le soleil. Le canal mire les rameaux, et retient les feuilles sur l’eau morose. Dans Milan, il n’est point d’autre refuge au rêve, à l’amour et à la mélancolie.

Milan grouille de peuple. Dans les faubourgs, les maisons sont pareilles à des ruches coupées par le milieu : sur la façade peinte en couleurs crapuleuses, toutes fenêtres ouvertes, les alvéoles gorgées de gens, on dirait des cages à mouches. Et la poussière, que le vent fouette, saupoudre ces gaufriers.

Les haillons flottent. Des linges abjects et la lessive de la veille sont tendus sur des cordes : les chemises et les jupons rouges, les maillots verts, les serviettes tachées de vin, les langes souillés, les traversins, les draps pisseux sèchent à l’air ; et il me semble qu’ils fument. Des femmes à l’œil sombre, et la tignasse noire, lancent un regard entre les manches d’une camisole pendue, ou les deux jambes d’un pantalon blanc que le vent du sud agite.

La misère au soleil a la beauté du crime : elle n’est pas comme dans le Nord, où l’horreur de la dégradation paraît toujours la suivre. À la laideur même, elle emprunte une sorte d’énergie, et parfois une gaîté cynique : ainsi les plaies empruntent une espèce d’éloquence à la couleur. Dans le Nord, tout parle d’une chute ignoble au fond de la boue et de l’ignominie ; tel un vieillard paralytique, qu’on fourre à l’hôpital : il sait bien qu’il n’en sortira plus, et qu’il mûrit, les pieds en avant, pour l’auberge de sous terre. Le pittoresque de la misère, au midi, n’est pas une illusion : le soleil est une fortune. Il y a de la beauté partout où les yeux rencontrent la nature dans la lumière.

Sur la place où Léonard de Vinci fait figure d’un convalescent qui va au bain, une dispute m’attire. Les injures volent comme des copeaux ; le rabot de la haine court dans tous les gestes. Parmi les étrangers, deux Anglais regardent indifférents ; deux autres affectent un mépris altier et sans âme : sinon du poing, ils voudraient bien que les adversaires jouent du couteau. Un gros d’Allemands roulent des yeux ronds : les uns s’esclaffent ; ils vomissent de la gorge une épaisse gaîté. Les autres, sérieux comme leurs bésicles d’or, prétendent se jeter dans la mêlée et imposer leur paix raisonnable ; ils n’ont peut-être rien vu : mais ils savent qu’ils ont raison : ils doivent avoir un texte là-dessus. Quant aux quelques Français, présents sur la place, déjà ils se divisent : ils sont prêts à prendre parti dans l’un des camps, avec passion, avec excès, et par jeu. Deux pourtant sont là, comme s’ils n’y étaient pas, même celui qui observe et à qui rien n’échappe : je reconnais en eux le Celte, qui ne cède jamais à la fatalité, qui est toujours avide de connaître, et qui oppose au destin un inlassable et silencieux dédain, pour toute révolte.

Je monte à la Tour une autre fois. Toute lourde, et compacte, et grasse qu’elle soit, Milan a une forme. Elle est bien le fromage d’hommes, ocellé de rues et de places, que j’ai vu. Le vieux Milan boucle sa ceinture de canaux maigres au Castello. Un autre fromage, concentrique au premier, et d’un rayon presque double, s’est fait une croûte de boulevards et de bastions. Sans doute, le pâté humain s’étendra encore. Milan est le type de la fourmilière. Telle est donc sa ressemblance aux villes de la Chine ; et ce n’est pas sans raison, j’imagine, qu’elle est l’entrepôt des cocons et le marché de la soie.




vi

L’ENCHANTEUR MERLIN



C’est Léonard. Il s’est mis en quête de Viviane, dans la forêt de l’Occident. Il a réveillé la fée endormie, le sourire de l’Intelligence.

Telle est sa magie, si l’on veut que Léonard soit un mage. Ce grand esprit est pourtant sans passion. Il rêve de poésie. Il est partagé entre l’art et la science. Il semble ne vivre que pour connaître : beaucoup moins pour créer. Il est de son temps par l’inquiétude, et encore plus du nôtre. Il a toutefois la certitude de la recherche ; et pour lui, qui cherche, trouve. Par mille points, il touche aux âges de la foi.

Ce qu’il a ne lui suffit point. Son esprit poursuit partout l’objet : il le saisit souvent, et souvent il le manque. Sa curiosité est patiente, et son action se lasse vite. Son âme rêve d’un monde idéal, qu’il n’arrive pas à former.

Tant qu’il étudie et qu’il observe, il est l’esclave de la nature. Dès qu’il invente, il est l’esclave de ses idées ; la théorie étouffe en lui le jet ardent de la création. Nées de la flamme, la plupart de ses figures sont tièdes, et quelques-unes glacées.

Il n’y a point de réalité dans ce qu’il fait. Rien ne vaut ses dessins, ses essais, ses ébauches. Il n’est pas l’homme de l’œuvre accomplie : or, c’est la seule qu’il prise.

Il s’efface dans la recherche ; mais dans ses œuvres, il est toujours là. Toutes ses figures se ressemblent : toutes, elles ont le même doigt, la même main, le même sourire. Toutes ses femmes sont jumelles ; et ses hommes sont des bessons aussi. Il finit par se tenir à une créature charmante et ambiguë, qui n’est ni la femme, ni l’homme.

Il met du dogme jusque dans ses couleurs ; et par là ses tableaux sont perdus. Holbein ni Van Eyck n’avaient point de ces raffinements, et leur œuvre dure. L’esprit de finesse est l’ennemi de Léonard. Prince des curieux, il ne parvient pas à se centrer : c’est que la grandeur humaine ne se centre bien que sur le cœur.

L’enchanteur s’est pris au miroir des idées. J’irai contre le culte de la proportion, en ce qu’elle prétend substituer l’intelligence à la vie, dès qu’elle ne se borne plus à soumettre l’instinct à l’intelligence.

La suprême beauté n’est pas dans ce qu’on invente par proportions, n’étant pas une géométrie. Elle est dans les proportions idéales que l’on révèle, et que l’on donne à ce qu’on observe du sens même de la vie. Car rien ne peut être supérieur à la vie, en sa courbe variable. Tel dessin de gueux en haillons passe la richesse des marbres : je sais des eaux-fortes, où un visage souffrant laisse infiniment derrière lui la beauté des Bacchus, que Léonard combine.

L’ordre le plus haut est dans la vie, et le plus bel effort de l’imagination consiste à le comprendre. La nature, où cet ordre se révèle par miettes et parcelles, est l’ordre qui passe toute imagination.

C’est une imagination faible, celle qui embellit. Qui veut ajouter à la nature, ne montre que sa faiblesse à l’égard de la nature. On pense à corriger la nature, quand on échoue à la révéler. Où l’on croit mettre de la beauté, on ôte de la vie. La plus haute beauté n’est qu’une révélation de la nature. Dans le sentiment seul est tout le rêve. En art, la mesure du sentiment est l’émotion. Au lieu de baisser les yeux, et de faire la grimace, il faudrait que le visage divin de l’homme se contemplât enfin, et fraternel à toute forme que l’homme osât se dire : Ô prends en pitié, prends en amour la splendide merveille de ton corps.

À Léonard tout est symbole : de là qu’il a tant besoin de la nature, et qu’il en est si avide. Mais si soumis qu’il y soit, il s’en fait l’interprète au lieu d’en être le confident. Toute son œuvre est une rêverie sur les origines. Aristote a mis dans ses carnets toute la science du monde grec. Léonard, dans les siens, a mis toute la pensée de la Renaissance latine. Il n’a point la science universelle, ni l’art souverain : laissons ces mots de parade aux esprits bateleurs, montés sur les tréteaux. Mais il sert l’esprit qui domine toute matière : il a le sens de la connaissance, et par là, le sens du mystère. Lui seul, de son temps, a voulu pénétrer le mystère, et seul il en a caressé l’âme subtile. C’est pourquoi il eut la passion de la grâce et du sourire : la grâce qui sourit, voilà une forme du mystère, et la propre mélodie des visages. Il ne lui a manqué que les larmes, la musique d’amour.

Il faut toujours faire l’unité en soi. Ou plutôt l’unité est faite par la force. La simplicité en art est du même ordre que l’unité dans le caractère.

Il est trop certain que l’objet le plus simple est d’une complexité infinie. Rien n’est simple à nos yeux qu’en fonction de notre aveuglement ou de notre ignorance. C’est l’émotion qui fait l’unité de l’œuvre. La simplicité, ici, est l’équilibre des parties. Plus le poète est riche en vision et en conscience, plus il lui faut de puissance pour agencer les éléments qu’il trouve dans la nature. On dit toujours qu’il faut, en art, faire des sacrifices : sans doute ; mais un artiste tout-puissant n’aurait pas besoin de sacrifier un détail à un autre : il ferait comme la nature qui les accorde tous. Une force divine est nécessaire, pour ne se point perdre dans la passion des nuances. L’art suprême est celui de la variation : Beethoven, Rembrandt et Shakspeare. Avec tout son esprit, Léonard ne varie que ses propres thèmes : il n’a pas la puissance qu’il faut pour varier les thèmes de la vie.

Ce n’est donc pas au nombre des parties, ni aux éléments d’une œuvre qu’on mesure justement si elle est simple ou non ; mais à l’équilibre qui la porte d’ensemble, à la certitude qu’elle donne, bref à l’émotion qu’elle inspire et qu’elle impose.

Vis superba formæ, le mot souverain de Jean Second, comme il hante Léonard ! Et sinon le même mot, l’idée. Il sent que la forme seule confère l’être. Il voudrait être sculpteur, d’abord. Avec toute l’ardeur dont il soit capable, il part à la recherche de la forme : il est la victime de son temps, en ce qu’il croit le saisir dans l’art de peindre. Il s’épuise en ratiocinations sur la précellence de la peinture. Il aurait dû naître quelque cent cinquante ans plus tard : il aurait vu qu’un seul homme, entre tous les peintres, a mis la puissance de l’être et de la pensée dans la peinture ; et c’est au sentiment qu’il l’a dû, à une passion universelle. Léonard est un grand poète dont nous n’avons pas les livres. De là, sans doute, qu’il est l’artiste préféré par tous les faiseurs de livres. C’est à Paris qu’on pense le mieux à lui. J’aime l’idée que je me fais de Léonard plus que tout ce que l’Italie m’en montre.

On conte qu’il était de haute taille, la mine noble, aimable et brillant, athlète et beau cavalier. Sa beauté n’a jamais plu sans doute aux femmes : avec toute sa douceur, il se faisait craindre : elles ont peur de la pensée. Et lui-même ne paraît pas les avoir aimées, sinon pour les disséquer et les peindre. Il n’en voulait pas embarrasser sa vie. Il s’était marié à la science. Qu’il ait été le beau jeune homme qu’on dit, je ne m’en soucie guère. Je ne veux le voir que sous les traits d’un magnifique et saint vieillard, d’un Hermès Trismégiste. Tel il est dans l’admirable sanguine de Turin. On ne veut plus, à présent, que ce soit lui : à cette image de vieux lion, on préfère le dessin de Windsor fade, fat et sans accent.

La plus haute ironie est dans le sourire de l’intelligence. Léonard sourit de cette sorte. Après tout, celui qui comprend, celui-là aime aussi. Il a l’âme égale, et douce à tout ce qui respire. Tout étant comme il doit être, la pensée qui se possède ne saurait pas être méchante. Même si elle n’espère rien, et ne peut prendre ce monde au sérieux, elle peut pardonner au rêve de n’être qu’un rêve. Cependant, il me semble éprouver que Léonard est très religieux.

Tout son dédain est pour la vanité des hommes, et pour leur méchanceté absurde. Ses yeux ne sont pas cachés dans les orbites, il ne fronce pas les sourcils pour ne plus les voir : mais au contraire, parce qu’il est tout abîmé dans la vision, ses paupières plissées sont la bourse où ce sublime avare thésaurise depuis cinquante ans, amasse, entasse les signes de la vie et les moments de la forme, les courbes du monde. Magnifique et saint vieil homme ! Le Loire gaulois méritait bien qu’il mourût sur ses bords. À peine s’il était de son pays un peu plus que des autres : Léonard est le fils de la mer latine, par essence : c’est l’antique devenu chrétien ; l’Oriental, que l’Occident a conquis, le poète de l’intelligence. On ne peut s’empêcher de le chérir : mais jamais il ne comble le cœur ni même ne le contente. Tout est à Léonard ; mais il n’a pas la passion : il n’est pas tragique.




vii

LA GALERIE


À Milan.



La Galerie de Milan est la plus célèbre de l’Italie, et elle a servi de modèle, je pense, à toutes les autres. Car chaque ville veut avoir la sienne, comme elle a sa statue équestre de Victor Emmanuel ou son monument à Garibaldi.

Elle ouvre une bouche énorme sur la place du Dôme, où elle paraît vouloir avaler un vaste chanteau de cathédrale. Elle n’y arrive pas ; et certes, si l’on ne goûte pas l’immense gâteau de marbre qu’est le Dôme, il suffit de le comparer à la Galerie pour s’en donner un peu le goût.

Jour et nuit, la gueule de la Galerie crache et aspire le flot des passants. Que ne se ferme-t-elle sur l’enfer des voitures rouges, qui tournent en grinçant autour du Dôme, suivant les divers cercles des rails, dans le vacarme de la damnation ? Elle dévorerait, peut-être, le tonnerre de cette place, où le métal, l’appel des timbres et des cornes, le cri du fer et le grondement des roues font une clameur vraiment infernale.

Masse d’une laideur insigne, c’est un dé trop haut pour la largeur, percé d’un trou en diapason ou en U renversé. On ne sait, d’abord, ce que veut dire ce portail qui monte jusqu’aux combles. Ce n’est pas une maison, en dépit des fenêtres qui l’encadrent ; ni un arc de triomphe : le ciel ni la lumière ne l’habitent. Ce n’est qu’une porte, une arche maigre qui prend toute la hauteur de la façade. Et de quelles pauvres colonnes elle est flanquée, lourdes et étiques, plates et vulgaires, en deux ordres, l’un sur l’autre juché.

Rien qui dissimule la laideur de l’ouvrage. La disgrâce s’étend jusqu’à la matière qui, à tout édifice sagement conçu, donne du prix et un poids de respect. Le treillis de fer et de verre blesse les yeux dans toutes les perspectives ; la matière même a l’air de mentir : est-ce de la pierre ? Est-ce du marbre, ou du carton peint ? Toute la lourdeur de ce cube évidé ne fait pas que le monument paraisse bien assis, ni durable. Sous la voûte de verre, l’énorme baie, en gueule de requin, porte la place du Dôme à la place voisine : la Galerie est le tube où Jonas se promène, une gare sans rails, ni voies, ni trains. Voici une bâtisse démesurée qui se borne à servir de passage. Or, la foule y piétine.

Elle grouille de peuple, à toute heure. Il y règne un luxe épais. La Galerie est pleine de magasins, de boutiques, de cafés. Les pas des promeneurs, le talon de ceux qui se hâtent, la voix de ceux qui demeurent, les appels, le cliquetis des verres et des cuillères dans les tasses, tous ces rayons sonores engendrent une sphère de bruit, où l’on reste assourdi. Un peu partout, des échos retentissent. Le luxe vulgaire de la Galerie répond au faste de la façade : la pierre de taille est sale ; les membres de l’édifice semblent de vieux papier. Sous le berceau des vitres, il fait une chaleur de serre. La lumière est aussi laide, aussi crue, que dans un atelier de chimiste. Par les temps de pluie, rien de faux et de pesant comme ce jour lugubre, qui traîne en linge gris. Mais l’odeur, surtout, est à donner le frisson : l’air humide sent le chien crevé, les socques, le caoutchouc, le poil, le cadavre et la chique. Dans la saison chaude, la poussière pétille : les atomes dansent dans le soleil ; chaque grain a son poivre qui se mêle à la puanteur profonde des chambres correctionnelles, au remugle de la fiente humaine, à la note écœurante des mauvais savons et aux nuages du tabac noir percé d’une paille.

On ne verrait pas de tels hangars, élevés à tant de frais, partout où l’on peut, en Italie, s’ils ne répondaient à quelque besoin de la nation. Ils tiennent du marché et de la vieille basilique. La Galerie est le forum des bourgeois. Et ils y sont à l’abri de la pluie, que l’Italien fuit comme la peste. Telle est la coûteuse halle aux propos, aux pots de vin, aux intrigues, une bourse aux vanités. Autrefois, le Cours était le lieu de réunion, ou la loge au théâtre. Mais les rues ne sont plus assez sûres. La plèbe est trop nombreuse, et menace d’être puissante. J’ai vu Milan sortir d’une émeute, où le peuple tint tête à une armée : mise à feu et à sang, la plèbe a fait connaître sa force. Elle est désormais une ville dans la ville. La haine entoure la richesse, comme un fleuve baigne une citadelle.

Ici, dans la Galerie, la classe qui tient la fortune et le pouvoir peut se croire à couvert. Le peuple y entre et y passe, peu importe : il n’est pas chez lui. Le peuple n’est pas à l’aise dans les espaces clos. Il ne se sent le maître que sous le toit de Jupiter, en plein air. Pris entre les murailles, il ne sait où mettre ses coudes. La voûte de verre, où crépite la pluie, où la lumière se brise, les vitres qui tiennent chaud, rassurent les plants bourgeois. La Galerie est le monument d’une société qui campe, et qui veut faire croire à un solide établissement. La mesure et le goût y font également défaut. Et le grand bruit qu’on y mène, au milieu d’un luxe grossier, retentit sur le vide intérieur.




viii

ROMANS ET PORTRAITS


Dans les musées de Milan.



Une nouvelle espèce d’huissiers porte-chaînes garde les musées, à présent : ils sont pleins de docteurs, qui ne permettent pas au passant de rêver devant les œuvres : ils ont pris l’habitude de croire qu’elles leur appartiennent. Parce qu’ils n’en sauraient jamais imaginer aucun, ils se donnent l’air de mépriser nos romans et nos poèmes. Mais on rit de la défense. Et je me permets tout ce qui ne leur sera jamais permis.

À chacun son métier. Je ne parcours pas le monde pour leur plaire, ni pour tenir registre de leurs erreurs. Un musée n’est qu’un catalogue pour les maîtres d’école et les critiques. Pour les poètes, c’est une allée des Champs-Élysées, où chacun réveille les ombres heureuses de sa dilection, où il s’entretient avec les beautés de son choix. Paix aux érudits dans leurs catacombes : mais qu’ils nous la laissent. Je ne voyage pas pour vérifier leurs dates : je me suis mis en route pour délivrer les Andromèdes captives, pour faire jaillir les sources, et prendre au vol les images. Je veux ouvrir les palais dormants avec ma clé. Je suis oiseleur et chevalier errant.

Monna Velena

À Poldi Pezzoli, Pollajuolo nous tend le piège d’une figure étrange et séduisante. Dans une salle dorée, non loin d’un tapis persan, qui tient pour l’œil un accord somptueux et magnifique, une jeune femme fait le guet : elle est en relief, de profil, collée à la muraille. C’est presque une jeune fille, mais sans gaieté ; elle ne médite pas : elle laisse le hasard méditer sur elle, et lui abandonne, pour ce qu’il voudra faire, avec ce corps fragile, ce visage pensif et mutin. Je l’appelle Bianca Velena.

Elle est si froide, et pourtant si vive dans son corsage. L’œil un peu étonné, la bouche avide, dans un retrait naïf et triste. Elle est pâle et n’a presque pas de gorge. Son col est trop long : on ne voit que lui, nu, plein de force, et de santé sensuelle. Qu’il est tentant, ce col ! Il tentera le fer peut-être ; il appelle le baiser de la hache.

Nice, mais le feu n’est pas allumé en elle. Celui qui fera roucouler cette colombe, donnera le vol à des ardeurs redoutables. Ce petit nez frémit déjà à la promesse : quelles narines curieuses, et comme elles s’ouvrent à des parfums lointains, peut-être sanglants ! Dans cet œil, trop tranquille pour n’être pas mélancolique, la flamme jettera de durs éclairs. La petite fille a une figure de vierge empoisonneuse.

Un jour, cette petite tête sera tranchée.

La Béatrice de Léonard[1] n’est pas si redoutable : tout le monde connaît cette belle petite amoureuse, un peu lente, un peu surprise, et si jeune. Elle a la bouche gonflée des baisers qu’elle reçoit et de ceux qu’elle donne. Elle en attend. Le bout de son nez est gourmand. Elle est neuve, et se plaît à toutes caresses. On devine qu’elle est gaie, qu’elle a l’humeur plaisante et un rire d’enfant. À la naissance de sa gorge frêle, la nudité a une saveur exquise. On sent la tiédeur des seins menus à travers le corsage. Tout le portrait respire une chaleur délicieuse. Léonard de Vinci est le seul Italien qui put donner tant d’esprit, de charme, de finesse aimable à une figure, avec un dessin si fluide et tant de goût dans la couleur.

La Sainte Catherine de Luini.

Luini est le seul peintre lombard. Je ne sais s’il a tant pris de Léonard qu’on veut le dire. Je le vois aussi prodigue d’œuvres que le Vinci en est avare. Sa couleur est aussi claire que celle de Léonard l’est peu. Et quant au sourire de ses femmes, il semble qu’il fut propre aux Milanaises de la Renaissance : le sourire de Florence est plus aigu.

Luini est une femme. Il est doux, amoureux, faible, coquet, élégant, comme elles sont, quand elles veulent plaire. Il a une sorte de poésie romanesque. Il aime d’aimer. Comme il est abondant, on le croit facile ; mais il a toujours le goût délicat. C’est une femme qui chante, comme le Schumann de la peinture : un peu monotone, un peu mignon ; mais la voix italienne est mieux en chair, plus solide et plus heureuse que la voix allemande.

La Sainte de Luini n’est plus Catherine, la fille du roi Coste, qui fut instruite dans tous les arts libéraux. Grâce au ciel, ce n’est point la terrible vierge qui discute avec l’empereur Maxence, « conformément aux divers modes du syllogisme, par métaphore et par allégorie » ; celle que cinquante docteurs de Sorbonne n’ont pu réfuter, en Égypte ; et qu’elle confond, au contraire, par des raisons si bien déduites, que réduits au désespoir et au silence, dans la douleur de ne pouvoir plus braire, ils s’en vont pendre incontinent. Il est dit de cette vierge formidable, qui provoqua d’innombrables massacres, qu’ayant eu la tête tranchée, de son col jaillit du lait au lieu de sang. Les anges recueillirent alors ce corps sacré, et le transportèrent sur le Mont Sinaï, pour l’y ensevelir[2].

Le gentil Luini ignore les fureurs de la martyre, et de l’absurde Maxence, cet ours enragé qui n’ouvre la bouche que pour mordre, déchirer, et ordonner des supplices.

Comme il se promenait sur les rives natales, au bord du lac, entre Luino et Laveno, à Lugano peut-être, il a trouvé la jeune fille sur un lit de fleurs. C’était la propre nymphe de l’idylle, qui venait de quitter les fraîches demeures du Roi Lugano, son père. Il la voulait marier à un fleuve, riche et beau comme l’été. Mais la vocation de la nymphe était de rester vierge, et de n’épouser que le ciel. Elle est montée sur le flot ; elle a posé le pied sur la prairie. Et l’air de la terre l’a tuée.

Trois anges, alors, trois anges au visage de femme, qui sont des fées, volent d’en haut, comme l’alouette descend ; ils viennent quérir la fillette pour la mettre dans un beau lit de marbre, orné d’hippocampes, où, quand la lune sera levée, elle se réveillera afin de monter au ciel qui l’attend, légère comme un de ses cheveux dorés, sur un rayon de lumière laiteuse. Les trois fées sourient avec piété à leur sœur endormie. Elles la tiennent sur leurs mains, par la ceinture et les jambes. L’une soutient la tête, et l’autre les pieds chastement joints. La rêveuse est étendue, bien serrée dans son manteau. L’air est tout ému des ailes battantes. Ces beaux oiseaux palpitent, et sentent à peine le poids de la morte charmante.

Que de goût dans la libration légère de ces figures, suspendues comme une belle accolade au-dessus du sépulcre rigide. La ligne droite du marbre les fait paraître encore plus aériennes. Voilà le rythme, et la poésie.

Gaston de Foix

Que sait-on de cet Augustin Serabaglio, dit le Bambaja ? Il vivait au temps du Vinci ; il était Lombard, et il a laissé une statue admirable : Gaston de Foix, couché sur son tombeau[3]. François Ier lui commanda de la faire, et il s’y mit trois ans après la mort du fameux capitaine. Elle reste seule d’un monument qui, par bonheur, n’a pas été achevé.

Plus qu’un héros, il semble l’archange de la guerre. Ni dieu, ni déesse : il a la pureté des vierges et la force de l’éclair mâle. Sa figure est d’une Pallas guerrière, laquelle est issue de Jupiter par le front, et n’a point connu la faiblesse d’un sexe ni la violence passionnée de l’autre. Il faut que l’artiste ait vu Gaston de Foix, qu’il en ait eu le portrait sous les yeux. Ou il ne s’en fût pas tenu là dans l’invention créatrice.

Une pureté éclatante, c’est le trait dominant de cette figure. Elle n’est même pas froide : elle a le coupant des cimes neigeuses ; et, comme la glace, elle illumine. Enfin, ce corps magnifique de guerrier est une épée, qui porte à la garde une tête sublime.

Elle est ceinte du laurier. Et tel est le goût de l’ornement, que la couronne semble un rinceau naturel de la coiffure, comme les cheveux, taillés droit sur le front et pendants sur les côtés, sont la parure naturelle de la tête. La chevelure entoure le crâne comme un casque, le heaume ouvert.

Il ne dort pas. Il rêve, il médite ; il tient le mot de la victoire. La plus violente énergie ne lui coûte pas : elle est en lui comme l’odeur ou la blancheur du lys est au lys odorant et candide.

La divine vertu de ne rien craindre, voilà ce que ce corps exprime. Et, selon la loi, celui que n’atteint pas la crainte, est celui que n’a jamais visité ni le péché ni le crime. Le courage sans fard et sans limite est la face de la pureté parfaite, tournée vers l’action. Si Gaston de Foix eut cette innocence légendaire, qui le sait ? Son image funèbre ferait croire à une perte, que rien n’a pu compenser.

Le corps du héros est immense. Gaston de Foix était un géant, long, élégant, maigre du bas, large du torse, la taille mince et les épaules vastes. Cette statue se dédie elle-même à tous les princes de la guerre.

La chasteté virile comporte une pureté où la plus vierge des jeunes filles n’atteint jamais. La vierge échappe à son destin tandis que le pur héros le fait.

L’artiste a couché le corps sur un brancard de pierre, drapé de linge virginal. Il lui a croisé les mains sur la grande épée brisée par le milieu ; et la ceinture fait les quillons à la fusée. Les mains, l’une sur l’autre posées, sont allongées avec douceur, formant un beau triangle dont la pointe est au giron. Comme des ailes, les manches et les brassards sont gonflés d’un souffle.

Le col est nu. Sur la poitrine, le collier de Saint-Michel est une dentelle d’honneur souverain et de chevalerie. Et la belle tête repose sur un double coussin de marbre, brodé d’une guipure charmante. Que cette tête est pure, pâle, fière, mélancolique et calme ! Elle est longue comme la fleur héraldique. Le grand nez tourne court à la pointe et reste comme un roc abrupt, comme un cap au milieu du visage. La bouche est d’un enfant, mais dans un monde où l’enfant a la force des dieux : sincère, et chaste, et naïve. La lèvre supérieure en cerise avance un peu sur l’autre : bouche admirable, si grave, et qui dut être rieuse aussi. Le menton puissant fait une saillie vaillante, une borne ronde à l’ovale. Pour moi, je crois voir Saint Louis à vingt ans.

L’œuvre d’art est accomplie, quand, au bonheur que la beauté donne, de prime abord, ne manque pas non plus le rêve qu’elle propose, le poème qu’elle inspire au passant et à l’artiste.




ix

TEMPLE DES BOUFFONS


Milan, hors la porte Volta.



De tous les lieux où rampe la fourmi humaine, il n’en est pas beaucoup où l’on puisse froncer le sourcil avec plus de dégoût, que dans le faubourg où je me mis à errer, ce jour-là.

Il est, aux portes de Milan, un théâtre monumental qui donne, soir et matin, les émotions du drame au peuple ; et d’ailleurs, quand c’est son tour d’y paraître, chacun joue son rôle dans la tragédie, et plus d’un devance le temps, parfois.

Une réunion de gens, comme à la foire, et où ne manquent même pas les bêtes, frappe d’abord la vue. Cette assemblée gesticulait étrangement ; la mimique était solennelle. Tous ces pauvres acteurs avaient endossé leurs habits du dimanche. Comme il y avait des vieillards en grand nombre, et beaucoup de petits enfants, toutes les modes se coudoyaient sur l’immense scène. Les arbres semblaient grimés ; un haut cyprès, taillé en cierge, faisait croire à un cierge noir taillé en cyprès ; mais après tout, ce n’était sans doute qu’un portant, et s’il tenait droit, c’est qu’on le dressait à force de câbles, dans la coulisse.

Comme les paysages sont à l’image de notre âme, quand ils la séduisent, la foule dans les allées de ce jardin avait les traits du faux arbre. Tous étaient ridicules, à cause de leur costume roide, et d’un air solennel, qu’ils avaient pris en entrant. Une famille était à table, mangeant des poires ; une autre entourait un fauteuil à oreilles, où un vieillard croupissait. Ils avaient tous leur air de cérémonie, empesé comme leur linge ; et les bourgeois eux-mêmes, le frac sur le dos, étaient gênés aux entournures. Ils faisaient le bras rond, comme dans les bals le jeune ouvrier offre son coude à celle qu’il préfère : car, ici ou là-bas, tout finit de la bonne manière, et par des mariages. Une femme en mantille se promenait dans une robe à cinq volants entre deux hommes blêmes, l’un grand et maigre, l’autre court et gras, mais tous les deux d’une dignité inaltérable, et vêtus d’un long manteau, précaution contre l’hiver : tous les trois allaient d’un pas si sérieux qu’on avait peine à les croire à la promenade ; cependant, comme la femme tenait un gros bouquet de dahlias stupides, l’homme maigre un parapluie, et le gras une canne à bec de canard, on ne pouvait douter qu’ils ne fussent dans cette campagne pour leur plaisir.

La foule était cossue, éloquente en ses mines, silencieuse toutefois. Les enfants eux-mêmes paraissaient soucieux ; ils veillaient à ne point salir leurs petites robes, leurs beaux souliers à lacets, ni leurs guimpes. Ils concouraient pour le prix de sagesse, sous les yeux attendris et moroses de leurs parents. Le vent ne jouait point dans les nattes des petites filles. Un marmot pourtant faisait des pâtés dans le sable, d’une bêche prudente ; il pétrissait la terre ; un autre la coiffait de son seau. Un garçon en culottes, la veste tournée en queue de poule, poussait un étrange cerceau, épais et blanc comme la pierre.

Que l’air était lourd et moqueur dans ce jardin ! On pouvait compter les mailles des dentelles sur la tête des femmes, et la brodeuse eût reconnu le point. Voici venir un vieux birbe, dont la houppelande est scellée de sept boutons d’or, sans en omettre deux à la taille, et deux autres à la pointe des basques, tel l’œil sur la plume du paon ; on reconnaît sur les boutons l’effigie du prince Eugène, et l’on admire jusqu’où un assidu des ventes a poussé l’amour de la Révolution.

Une vieille dame au nez creux, qui fit fortune dans le commerce des fruits secs, porte un collier de noisettes et trois bracelets d’avelines. Un chien suivait son maître, en tirant la langue ; un diplomate pressait un carlin sur son gilet, tandis qu’une marquise tenait un éventail et un manchon. Nombre d’hommes, le bras tendu, montraient le poing aux nuages ; quelques femmes baissaient les yeux et comptaient les boutons de leurs bottines ; une mariée, empêtrée dans son voile, ployait un front chargé de fleurs pesantes et sans parfum.

Tout ce peuple avait froid, sous la lumière jaune de l’été, en dépit des manteaux et des fourrures. Ils allaient, la plupart tête nue ; mais beaucoup aussi coiffaient le chapeau blanc, des plumes et des écharpes. Ils avaient l’air de parler haut, chacun pour son compte ; un grand nombre criaient ; quelques-uns chantaient : pas un ne semblait seulement entendre la voix de son voisin. Le geste obstiné, ils déclamaient insupportablement. Nul en fatuité ne le cédait aux autres. Ils proclamaient leurs noms et leurs qualités, avec une emphase atroce. Certes, on ne vit jamais une troupe si outrée ni si morne de comédiens.

Je m’aperçus alors que ces pauvres gens jouaient en farce la plus illustre et la plus antique tragédie du monde. Car ce théâtre, ce monument de laideur et de vanité, cette scène éhontée où la parodie de la douleur s’étale, j’en dis enfin le nom : c’est le cimetière de Milan.





x

LA MÉLANCOLIE DE CRÉMONE


En juin.



C’était l’heure où le soleil se met à l’affût de la journée et tire sur les tours des flèches biaises, qui font saigner les briques.

La vieille ville a pris son air d’ardente tragédie.

La lumière immobile a eu le frisson. Le jour a cessé de brûler comme un cierge dans la clarté tranquille. Et la chaleur de juin n’était plus ce drap d’or blanc, que les clochers paraissaient tendre sur l’après-midi.

Des nuées noires surgirent du levant, et coururent à la rencontre de l’autre horizon. Un souffle de vent brusque passait, parfois, entre ciel et terre, comme pour balayer les maisons, et le calme régnait ensuite. Le soleil n’était jamais loin. Toute la fin du jour fut un long crépuscule, plein de feu et de violence. L’orage éclata soudain, vif et bref : il vint sur les tours et sur les dômes comme une bande de grands rapaces, aux ailes larges, aux plumes de pourpre et d’or noir.

Quelques vastes éclairs, dégainés en cimeterres, enveloppèrent les toits et les corniches. Les sillons de la foudre déchiraient le ciel vers le sud. Et cinq coups de tonnerre formidables ponctuèrent ces traits aveuglants.

La pluie violente et courte, oblique comme une lanière de fouet, donna les verges aux murailles. Elle tombait en balles sur les dalles torrides. Elle cessa bientôt. Tout le monde avait fui la Grand Place. Le milieu du ciel restait sombre, et le soleil rouge reparut.

Je m’enivrais de ces ombres sanglantes. Je ne pouvais quitter la base de la Tour, et ce magnifique plateau où Crémone est servie, le Champ des Morts à côté du Baptistère, le Dôme à côté du Beffroi, et les palais de la Commune l’un contre l’autre. Que cette place est belle ! Qu’elle est grande et variée, mélancolique et forte ! L’énorme tour n’écrase point le sol. La puissance a raison de la lourdeur. Elle finit en pointe. On envie de ne point rester en bas, et de monter les cinq cents marches. Au dôme, la façade de marbre blanc et rouge m’émeut ; sous le soleil, elle ruisselle de sang, sombre et violente. Je ne vois que la couleur. C’est un visage qui s’empourpre de colère et qui se plombe de honte. Et face aux églises, les palais mâles, cruels et taciturnes, sont des fauves, des tigres prêts à bondir.

La place de Crémone est une tragédie lyrique du style le plus fort et le plus sévère : toute l’âme de la ville y chante. Rien n’y manque qu’une chapelle aux violons.

Voilà un as de ville, comme je n’en ai point vu encore : plutôt une suite de places qu’une place, un cœur à quatre lobes, avec les gros vaisseaux du sang, au rythme puissant et large. La vie de l’antique commune y bat, je l’entends qui se soulève. Un vieux peuple libre, plein de foi et de patience. Il a tout souffert, et même des princes plus féroces que des loups enragés, pour ne point recevoir la loi d’autrui. Enfin, quand il s’est donné à Venise, nul n’a été plus fidèle à la cause de la sage République, et à la dévotion de Saint Marc. Au Campo Santo, dans le coin le plus retiré, une vieille mosaïque exprime le sentiment de la foule chrétienne, la prière des cœurs pacifiques dans les temps de toute violence, quand la guerre civile n’avait de relâche que sous le talon des bandes étrangères, au milieu du sac et de l’incendie. La Piété est blessée au flanc par la Cruauté furieuse ; et la Foi arrache la langue à la Discorde.

Cette Crémone a du cœur et des larmes. Elle est sérieuse et chaude. Quel passant, de ceux qui ne cherchent que le plaisir, ne la trouvera pas sombre et triste ? Ses arbres même, perdus entre les murailles qu’ils caressent d’ombre, ne l’égayent pas. Mais elle a le charme de la mélancolie ; et certes, à la voir, on l’entend : on sent bien qu’elle était faite pour la musique.

Une pensive gravité réside sur les façades de brique ; ces figures hâlées, qui méditent, se regardent avec ardeur, et ne s’imitent pas. Elles ne sont point mornes ni maussades. De fortes arêtes varient le jet du Torrazzo, qui enfonce sa flèche conique comme une pointe de cactus dans le ciel rouge. Par les galeries ouvertes, aux deux étages les plus hauts, les martinets aux longues ailes passent, aigus, et repassent.

Quel goût hardi et sévère a élevé le Palais Public sur de légères arcades, à côté du Palais des Capitaines, masse si puissante qu’elle n’a peut-être pas sa pareille dans l’Italie du Nord. Il serait monstrueux, ce palais des Gonfaloniers, s’il ne respirait une énergie redoutable : c’est la maison du glaive. Sur le ciel sanglant, elle porte la couronne d’admirables créneaux. Et sa corniche est vraiment le diadème d’une puissance crénelée et royale.

Je n’oublierai jamais l’ardeur de Crémone.


xi

POUR LA MUSIQUE


À Crémone.



Ô musique qu’on ne peut trop aimer ! Je suis venu à Crémone pour la musique. La Crémone des basses et des archets, des violons et des violes est un lieu unique au monde.

Musique, qu’on ne peut trop aimer ! Amour, le premier et le dernier ! Charme du cœur, aile de la chair, sensualité qui se dépouille ; vraie province de l’âme, quand elle s’abandonne à son propre mouvement et cherche la pure volupté.

Ici est né, voilà trois siècles et demi, le plus grand musicien de l’Italie, le seul Pier Luigi excepté. Monteverde a été nourri dans la vieille Crémone, où rien ne le rappelle[4]. Il l’aimait pourtant, et fut empêché d’y vivre, étant musicien des Gonzague, à Mantoue.

Un malheureux homme de génie, s’il en fut. Plein d’amour et de souffrance ; passionné pour la vie, et toujours frappé par elle ; violent et doux, sans repos, sans loisir ; longtemps méconnu, tantôt dédaigné, tantôt haï ; et à la fin glorieux, mais non compris. Il a le sentiment de sa force, et son art le console. Mais le malheur redouble ses coups. À quarante ans, il perd une femme chérie : malade et dévoré par la fièvre, il rentre dans sa chère Crémone, avec deux petits enfants sur les bras. Il s’épuise de travail et de tristesse. Il connaît même, tout comme nous, le plus noir tourment : il est toujours contrarié dans ses goûts. Né pour la tragédie lyrique, il lui faut contenter ses princes, perdre son temps et sa verve à écrire de la musique pour les fêtes de cour. Cependant, dans Orphée, dans Ariane, dans Poppée, il a laissé le chant de son âme ardente, voluptueuse, agitée de passion brève et de longue mélancolie. Son harmonie a découvert un monde. Tous les musiciens de son temps lui ont rendu les armes ; il n’y a guère eu que les critiques pour lui disputer son rang. En tout siècle, les sourds sont les juges rigoureux de la musique, de celle qui est légale et de celle qui ne l’est pas.

Lui aussi, Monteverde, a souffert, toute sa vie, de la gêne et des sots. Lui aussi, une religion profonde l’a seule soutenu : il était catholique à la façon de ce siècle fort, où les voluptueux ont un pied à la Trappe. D’ailleurs, un bon Italien sans morgue et sans vanité, tendrement attaché à sa famille, capable d’endurer beaucoup pour son vieux père et ses petits. L’amour de la musique lui rend encore des forces, quand il croit n’en avoir plus à perdre. Sa vie intérieure n’est jamais tarie. Son œuvre la plus originale, peut-être, est la dernière d’une vie longue ; il l’achève à soixante-quinze ans. Et ce n’est pas à dire qu’il n’y ait en lui que la puissance de l’instinct : tout au contraire, avec plus de don naturel, pas un artiste n’a eu plus conscience de son art que Monteverde. En vérité, Monteverde est l’un des plus nobles fils que la vieille Italie ait donnés au monde. Et plus je le connais, plus je l’admire. Dans une médiocre estampe, sans goût et sans accent, on le voit qui médite, vers la cinquantaine : il ressemble à Saint Vincent de Paul et au bon marquis de Peiresc, ce vaste esprit. Qu’il est triste et pensif ! Certes, il a le front brûlant. Une lueur de fièvre modèle ses traits, et les lime. Il a l’air égaré et calme ; sa rêverie tient du délire.

À Saint-Augustin ou à San Pietro, il ne me souvient plus, dans la ruelle chaude et noire où je cherche en vain un peu d’ombre, j’entends le sanglot de Poppée. La mélopée chante à mon oreille : elle est suave, elle est cruelle.

Il fait un ciel de plomb et de cuivre. Le soleil brûle sous la cendre. Les dômes et les clochers cuisent au four de la méridienne. Les rues et les toits sont des pains qui charbonnent.

Ha ! derrière cette porte et ces murailles denses, que des feuilles caressent, un jardin, une salle fraîche devant un jet d’eau étincelant et silencieux, un orchestre caché dans les arbres, des voix sans clavecin, et l’amoureuse douleur de Poppée qui chante ! C’est ici que je voudrais l’entendre, ou la plainte d’Orphée. Mais non, plutôt encore l’adieu de Poppée, d’une langueur si voluptueuse, d’une grâce si séduisante. Elle s’attarde, cette mélodie ; elle tourne la tête, elle tend les bras. Elle est prête à pâmer d’amour, pour peu qu’on la retienne, ou qu’un seul soupir la rappelle. Quelle caresse elle aura dans les larmes. L’âme des amants se révèle à leurs pleurs.

Ici, pour la première fois, peut-être, la force de l’amour et sa volupté même se reconnaissent plus ardentes et plus intenses dans la douleur. L’amour n’est plus dans le seul plaisir qu’on prend et que l’on donne. Il est enfin plus profond que sa propre joie. Il est fait d’une vie qui ne se sent jamais si pleine, que lorsqu’elle s’abandonne, ni si comblée que d’ardemment souffrir.

Les yeux dans les yeux, et la promesse des lèvres aux lèvres : voilà la lumière de cette mélodie et son contour. La nudité qui contemple le mortel désir. Et le désir qui contemple la nudité. Un baiser trempé d’angoisse monte doucement vers le ciel, qui brûle au crépuscule. Telle est la mélancolie amoureuse de Monteverde, et jusqu’où elle me touche. Sa lassitude est un constant aveu d’amour. Et par delà les grâces de la volupté, quel parti de fuir, dans le seul amour, toute la vanité du monde. Monteverde est l’Italien le moins superficiel qu’il y ait eu depuis Michel Ange.

C’est pour avoir fait de si beaux instruments, à Crémone, qu’ils ont eu Monteverde. Le Crémonois a renouvelé la musique, comme après tout devait le lui permettre le parfait quatuor des cordes. Il a fait chanter la voix sur la ligne de la passion humaine. Et, au bel arbre d’harmonie, il a cueilli la fleur d’un nouvel accord. Déjà, il tente la féerie des timbres.

Sort de la musique ! Elle m’a longtemps été toute Crémone, et à Crémone, elle n’est plus rien. Ni les luthiers, ni Monteverde n’y vivent plus.

Chaque grand musicien passe pour le dernier. Et l’art, dit-on, ne peut aller au delà. Monteverde fut le Wagner de son temps ; il a été le magicien de la tendre septième, cette fée. Mais toute musique est pauvre d’émotion, et paraît vide après quelque cent ans. Pourtant, l’idée n’est qu’endormie sous la poussière. Car enfin tout art, quel qu’il soit, n’est qu’un moyen pour l’homme d’exprimer sa pensée et sa passion. Où sont-elles, si l’expression ne nous en émeut plus ? Et ne cesse-t-on pas d’y être sensible ? Trop de chair en cet art : il périt avec la chair. Tant de passion s’épuise et se refroidit avec ceux que passionna la même idole. Rien ne demeure qu’un accord, une note, un souvenir. Ce qui fut une conquête enivrante, devient une habitude. Les musiciens s’en vont, et la musique reste.


xii

LA PAGE DES VIOLONS


Juin, à Crémone.



Monteverde regrettait le doux air de Crémone, dans son exil de Mantoue, ce bouge somptueux, cette capitale de remords et de rares opprobres. Au milieu de la nuit, avec la lune lente, se lève une brise presque fraîche. On ne m’a pas trompé : à Crémone, c’est le meilleur air de Lombardie : il est égal, il porte bien le son ; il est pur : j’en crois la foule des martinets sur la tour. Il le fallait bien pour que les divins instruments donnent toute leur voix sous l’archet.

Ah, peuple ingrat de Crémone ! ils ne savent pas ce que c’est qu’un violon. Sans quoi, eux qui sont ici plus de trente mille, ils n’auraient point de repos, se mettant eux-mêmes à la dîme, s’imposant un jour de jeûne chaque mois, qu’ils n’eussent réuni la rançon et ramené dans leur ville un Stradivarius et un Guarneri. On irait à Crémone par piété pour les violons.

Combien de peintres, en Italie, ont valu les luthiers ? Combien d’églises ou de toiles valent les violons ?

Dans le violon, l’orchestre a trouvé sa voix, plus qu’humaine. De l’humble boîte à une corde, inventée par les Celtes, jusqu’aux violons, que de lents progrès, que de recherches, et quelle longue suite de générations ! Mais ici on s’arrête : c’est la perfection.

Le violon est le roi du chant. Il a tous les tons et une portée immense : de la joie à la douleur, de l’ivresse à la méditation : de la profonde gravité à la légèreté angélique, il parcourt tout l’espace du sentiment. L’allégresse sereine ne lui est pas plus étrangère que la brûlante volupté ; le râle du cœur et le babil des sources, tout lui est propre ; et il passe sans effort de la langueur des rêves à la vive action de la danse.

Notre violon n’a plus changé depuis tantôt quatre siècles. Il est tel que l’ont légué à la musique les luthiers de Crémone, vers 1550, avec les quatre cordes accordées en quintes, le manche étroit, et l’ardente volute qui fait chapiteau au bout du cheviller.

Qu’il est beau, ce violon, de couleur et de forme.

Ses lignes sont un poème de grâce : elles tiennent de la femme et de l’amphore ; elles sont courbes, comme la vie. Et tant de grâce exprime l’équilibre de toutes les parties, la fleur de la force.

Dans un violon, tout est vivant. Si je prends un violon dans mes mains, je crois tenir une vie. Tout est d’un bois vibrant et plastique, aux ondes pressées : ainsi l’arbre, le violon brut de la forêt, rend en vibrations tous les souffles du ciel et toutes les harmonies de l’eau. C’est pourquoi, il ne faut qu’un rien pour changer la sonorité du violon : le chevalet un peu plus haut ou un peu plus bas, plus étroit ou plus large, et le son maigrit ou s’étouffe, s’altère et pâlit. Le grand Stradivarius en a réglé la forme et la place pour toujours. Les luthiers de Crémone voyageaient dans le Tyrol, pour y choisir les bois les plus purs, les plus belles fibres, et l’érable le plus sonore.

Tout est beau dans le violon, tout a du prix. Aux moindres détails, on reconnaît l’accord de l’instinct musical et d’une raison, d’une étude séculaires. Les tables sont voûtées selon un calcul exquis. L’évidement des côtés est d’une grâce comparable aux plus suaves inflexions de la chair qui sinue de la gorge aux hanches : cette scotie d’un galbe si ferme et si tendre n’est pas d’un trait moins sûr que la nacelle des plus pures corolles. Et les ouïes sont les plus belles intégrales.

Dans le violon visible, je suis toujours tenté de reconnaître le corps divin du son en croix : le chant sur le saint bois du sacrifice. Et le grand violoniste, quand il va donner le premier coup d’archet, semble toujours le grand prêtre d’un culte voué aux enchantements. Son geste est une incantation.

Au dedans de ce corps sensible, sont logés les organes les plus délicats, qui font le mystère du timbre : les tasseaux et les coins, le ruban des contre-éclisses ; la barre, qui est le système nerveux du violon, et l’âme qui en est vraiment le cœur très véridique : en déplaçant l’âme, on déplace le son. Voilà la merveille de vie sonore, avec les quatre-vingt-trois pièces qui la composent, que les luthiers de Crémone ont portée à la perfection.

Les luthiers sont venus comme Crémone se fermait au monde. La Commune est morte. Crémone n’est plus qu’un champ de bataille pour les armées du Nord. Les soldats de Charles-Quint y mènent un train d’enfer. Le sac et les sacrilèges, la pillerie et les meurtres, les églises à feu, les couvents violés ; les hérétiques allemands cirent leurs bottes avec les saintes huiles : Crémone a subi toutes les formes de la violence et de l’outrage. Depuis, toute la ville dort : mais elle fait de la musique. Toute la force de la race se replie alors dans les luthiers, et réside en eux.

Ce furent de fameux hommes. Ils conduisaient jusqu’à l’extrême limite une vie harmonieuse, enthousiaste et pure. Ils sont magnifiques comme des patriarches, et vénérables par la longévité. Trois Amati, de père en fils, suffisent à remplir deux siècles. André Amati, le chef de l’illustre famille, est né en 1500 : son petit-fils Nicolo est mort en 1689, à quatre-vingt-huit ans. Il est lui-même le bon maître d’Antoine Stradivari, son gendre, le luthier immortel ; et celui-ci, ayant vécu plein de sagesse et d’amour pour son art, s’en est allé presque centenaire[5].

Ils sont de très bonne souche. Un Amati, homme noble, a joué un rôle à Crémone cinq siècles plus tôt ; et son nom est dans les chroniques de l’an mil. Chez tous ces artistes, on sent la plus forte tradition de métier, et la plus belle discipline. Leur passion pour le bel instrument n’est jamais satisfaite. Tantôt, comme Jean-Paul Maggini, ils font de très grands violons, qu’ils voûtent dès les bords ; tantôt ils cherchent un modèle plus petit. Le génie de chacun se marque à la couleur de la pâte. Le vieil Amati aime le vernis un peu clair, et la douceur d’un ton apaisé. Maggini se plaît au jaune brun ; les deux Guadagnini, au rouge ambré ; Guarneri, au rouge sourd. Quant au grand Stradivarius, que son vernis soit rouge ou jaune, il est toujours trempé de lumière et nourri d’or.

Les Amati sont les Mozart ; les Stradivarius, les Beethoven.

On ne peut les échanger. Il faut n’y rien entendre pour le croire. L’Amati est charmant, fin, délicat et fort, mais toujours plein d’élégance. Parfois exquis, parfois même d’une sensibilité extrême ; mais cette voix n’est pas faite pour l’orage : elle a du soprano et du beau monde. Racine enfin. Ton d’argent. Le matin.

Le Stradivarius est géant, la passion même. Un son si puissant, si ardent qu’il vous brûle et vous emplit. L’élégance s’efface sous la force : le feu est ce qu’il y a de plus élégant ; mais qui y pense, tandis qu’il dévore ? C’est le mâle, le ton d’or : le crépuscule de juin.

Et Guarneri del Gésu, entre les deux. Il est parfois d’un charme inimitable. Il touche au Stradivarius, avec on ne sait quoi de plus rare : un timbre d’une profondeur merveilleuse. C’est le vieil or vert, la nuit d’été sous la lune, Yseult au désespoir.

Certes, ils sont sacrés aux musiciens, ces héros de Crémone. Ils devraient l’être aux peintres, également. La forme de quelques instruments est d’une beauté parfaite. Et quant aux tons du vernis, les luthiers de Crémone sont les plus grands coloristes de l’Italie, hormis le seul Titien.



Ô divins violons, bruns enfants de Crémone,
Plus beaux que l’or du soir, vous êtes faits de sang
Et de chair, et d’amour et de tout ce qui sent
La passion qui chante et follement raisonne.

Votre voix est une âme, un feu d’ardeur naissant,
Le baiser de l’Aurore aux vergers de Pomone,
Le soupir de Didon, le cri de Desdémone,
Un grand désir blessé, un grand désir blessant.


Pétales d’harmonie, ô claires chanterelles,
L’archet vous fait gémir comme des tourterelles,
Et vous penchez le col, violettes des pleurs.

Vous êtes l’accent pur, le parfum des paroles,
Et dans les prés du ciel, c’est vous qui chantez, fleurs,
Oiseaux du paradis, violons et violes !




XIII

LA DÉROUTE DE PAVIE



On sort de Milan par une triste route. Sous un ciel pesant, le chien du sud aboie, le vent souffle, et la matinée est déjà chaude. Les faubourgs accroupis sont couchés les uns contre les autres, comme une bande de porcs, laids, teigneux, rogneux et sordides : sous la crasse, toujours perce un coin de muraille rose. Des fumées lourdes restent à mi-chemin dans l’air gris. Un peuple criard, une canaille lasse se meut sous la poussière, comme de gros vers noirs dans la farine du pays. Et la sale marmaille est une poussière aussi : beaucoup d’enfants, hâves et mal nourris, lèvent un museau pointu sous des cheveux frisés.

Ce pays est plein d’ennui. On ne voit rien, de longtemps. Tout est plat, mais ce n’est pas la vaste plaine. La vue est partout coupée par de petits bois, en forme de haies basses. La maigreur de ces bosquets poudreux ne promet pas beaucoup d’ombre à la canicule. Il y a de l’eau pourtant, dans les bas-fonds. La rizière verdoie, et les mûriers ronds tiennent tête au vent sur leur base trapue.

Cependant, la contrée se découvre. Elle est aride, ou le paraît ; elle est forte et triste. On touche à Chiaravalle : c’est le grand nom de Saint Bernard ; le géant est venu dans cette solitude ; mais ce n’est pas Clairvaux. Il est dix autres Chiaravalle en Italie : pour un Italien, c’est toujours Clairvaux qui est la traduction, et même pour quelques imbéciles, à Paris. L’Italien se persuade volontiers que l’Italie a tout donné au monde : Saint Bernard est Lombard, à l’entendre, comme il croit de Padoue Saint Antoine. J’imagine que Dante y est pour beaucoup : c’est à Saint Bernard qu’il confie le chant sublime qui met fin à la Divine Comédie. Le paysage est assez digne du puissant moine. La culture à perte de vue, sous le soleil qu’évente la poussière, prend la gravité du désert. Pourquoi la grandeur a-t-elle si souvent l’air stérile ?

Plus de chartreux à la Chartreuse. On n’en prend pas son parti. Les cloîtres sont faits pour les moines. La vigne rampait amoureusement sur les arcs, au devant de chaque cellule. Pax multa in cella. La mort n’est point la paix. Portée sur des colonnes, une treille est charmante. Les arcades du petit cloître sont exquises : comme à Milan, la décoration en terre cuite est d’un goût qui console de tout le reste. La Chartreuse de Pavie étale un luxe accablant. Tant d’opulence rebute et déconcerte. L’église elle-même est un musée de la richesse. Le faste continu est misère pour l’esprit. À cette profusion somptueuse, je préfère la mesure ornée des deux cloîtres.

La façade est un prodige de vaine splendeur. Le rythme des lignes, la raison du monument, tout est immolé à la manie du décorateur. L’emphase de la magnificence m’importune entre toutes. L’excès de l’éloquence lasse la conviction et ne persuade plus. L’art du rhéteur tue l’émotion. Telle est l’œuvre de ces sculpteurs incontinents. Rien ne les arrête ; rien ne leur coûte.

Ils sculptent pour sculpter, tant qu’ils ont un pan de marbre. Cette immense façade n’est faite que de morceaux : elle ressemble à une espèce d’autel, hors de toute proportion, ou à la cheminée d’un château démesuré, demeure des géants.

Il faudrait accepter cet art pour ce qu’il est : c’est là comprendre. Mais on ne peut se borner à comprendre : vivre va bien au-delà. Ni philosophe, ni historien, je suis homme. J’aime ou n’aime pas. L’art est une passion ; et l’on vit en art, comme on vit en passion : le goût est le tact délicat de ce qui nous flatte ou de ce qui nous blesse. Peut-être le goût est-il le sens le plus subtil de la vie. On me prend le cœur, si on l’émeut ; et faute de l’émouvoir, on le dégoûte. Qui a goûté de l’émotion, ne se plaît plus à rien, sinon à être ému. En art, l’émotion c’est l’amour.

Est-ce beau ? N’est-ce pas beau ? Je voudrais admirer, et je ne puis.

Un travail infini. Mille détails achevés ou charmants ; mais point d’œuvre : l’unité manque. Les lignes n’ont point de sens. Sur la vaste étendue, pas un espace libre. L’œil qui contemple ne rencontre pas le rythme qu’il cherche ; la pensée qui analyse ne trouve pas non plus les raisons cachées du monument : la symétrie seule répond à tout, parce que la symétrie est l’ordre des rhéteurs et de l’apparence. La croix là-dessus est presque ridicule. Le soubassement est un musée de médailles et de portraits. La surface parlante ne dit rien de l’église dont elle parle. Les deux ailes ne coïncident même plus aux chapelles. Les fenêtres à candélabre n’éclairent rien et n’ouvrent sur rien.

Hélas, que de marbre ! Le marbre est trop commun en Italie. Il ne leur coûte pas assez cher. Faits au marbre avant de l’être à la terre, les ouvriers du marbre sont trop habiles : ils ne se rendent pas dignes d’être architectes. Comme les Visconti et les Sforza ont mis leur orgueil à faire de la Chartreuse l’enseigne de leur faste, le bon principe de l’économie n’a pas suscité, une seule fois, le respect de la mesure : on ne manque jamais tant à cette sainte loi, que si l’on gâche la matière. La prodigalité sans frein est la grossièreté des riches.

Révélation de la façade est faite ici, et des lois profondes qui la régissent : ils n’en ont pas le sens, en Italie. Tout pour la façade, ou rien : tels sont les excès de leur goût. Et tantôt la façade ne vit que pour elle-même ; tantôt elle n’a pas commencé de naître. Partout, en Italie, on se heurte à l’un ou l’autre obstacle : ou le mur de moellons, ou l’écran de marbre innombrable. La façade, pour eux, est une mosaïque d’ornements, un centon de couplets. Ainsi les ouvertures de leurs œuvres musicales : dix motifs, vingt ne leur suffisent pas : il n’y en a jamais assez. Le problème n’est pas, pour eux, d’ordonner des lignes : c’est de les effacer. Jamais ils ne sentent la raison secrète de la façade, qui est de répondre à la vie organique du vaisseau intérieur. Leur amour du formel leur fait oublier la forme. Ils sont virtuoses, dès leur âge d’or.

La façade qui ne révèle pas le monde intérieur est un masque. Les façades sont des visages. Celle-ci est un meuble. La richesse est ruineuse. Elle tue jusqu’à l’idée de la ligne, cette vertu de l’architecture, entre toutes noble et héroïque. Je veux dire, en architecte, que l’ascète et le héros se tiennent comme l’index et le pouce.

Soudain, regardant la Chartreuse une dernière fois, il me souvient d’une vieille estampe où Bramante a taillé l’image de la ville idéale, telle qu’il rêvait de l’édifier. Ce ne sont que portiques, arcs, colonnes et pilastres. Un péristyle corinthien fait face à un péristyle dorique, si l’on peut laisser ce nom divin, que porte le Parthénon, à d’indigentes colonnes, au profil maigre et sec de mornes chapiteaux. Des piliers carrés soulèvent un étage de fenêtres : mais de maison, point. Partout, des coupoles, des frontons, et ces hideuses accolades que le Florentin Alberti légua si fâcheusement aux Italiens, pour relier les divers plans d’une façade. La Chartreuse de Pavie est bien l’église où mène la grand’rue de Bramante. Sans doute, Bramante n’y est pour rien ; mais son esprit plane sur cette œuvre théâtrale. Car enfin le mot est dit : on n’est point dans une ville, ni dans la vie chaude, comme au moyen-âge : désormais, l’architecture s’est plantée sur le théâtre.

La grande beauté surprend ; mais elle nous contente.

La beauté des traits seuls ne me touche point : elle est sotte ; elle est bête, et souvent même sans bonhomie. C’est le caractère qui fait la beauté. Du moins, pour nous. En d’autres termes, c’est l’expression de la vie.

De là, que tant de beautés vantées, dans la nature et dans l’art, nous ennuient. On les appelle classiques, pour ne pas dire qu’elles sont mortes. J’entends rire les Grecs de ce classique-là.

Ce qui ne m’émeut point, ou ne fait pas penser, m’ennuie.

Je n’ai point encore vu en Italie une femme vraiment séduisante, je dis une Italienne. Beaucoup de beautés bêtes, ou très charnelles : pas une qui induise en passion. Pas une femme longue, souple, aux seins menus, au teint de fleur, aux cheveux d’herbe solaire et d’or changeant. Une foule de dahlias et de fortes roses rouges : pas un narcisse, pas un grand iris féminin, ou l’un de ces œillets qui mettent du délire dans les rêves et qui, je crois, rendent folles les roses elles-mêmes.

La défaite de Pavie, ce n’est pas la bataille où François Ier fut pris, et où il a sauvé l’honneur, mais le champ de la Chartreuse, où l’architecture est en déroute. La façade de Pavie est un masque sur une œuvre non faite pour vivre, le masque de la Renaissance. Elle ne répond à rien qu’à un désastre. Mais il faut l’avoir vue.

Je rentre à Milan.





XIV

LÉONARD À MILAN


La Cène, à Sainte-Marie-Des-Grâces.



Qui n’a point grandi dans le culte de Léonard, n’a pas subi la séduction de l’intelligence. Mais qui s’en contente, n’eut pas la force d’aller au-delà. Plus d’un s’arrête sur la route, et ne finit pas sa croissance.

L’intelligence est la passion des jeunes gens. Mais la vie est la passion de l’homme. C’est le cœur seul qui fait vivre. Trois fois, j’ai rendu visite à Léonard : où j’avais cru, d’abord, trouver un dieu, je ne vois plus qu’un prince des esprits ; c’est à lui désormais que je fais des questions, et ce n’est pas à lui que je dois toutes les réponses.

Je fus à Sainte-Marie des Grâces, que je ne me souciais pas encore d’être à Milan, tant j’étais porté par le désir. J’y volais, au printemps. Le soleil de Pâques riait comme une petite fille, sur la douce église qui a la couleur de la chair, et dont les pâles briques ressemblent aux pétales des roses, plus qu’aux carreaux de l’argile. La piété me conduit. Un grave couloir à la porte d’une sacristie ; un cloître aux arcades longues ; enfin le réfectoire où un tel aliment est servi pour les siècles : sur le mur du fond, bas et large, la fresque. Une lumière bleue flotte sous la voûte, et la muraille peinte n’en paraît que plus sombre et plus lointaine. Mais chacun y retrouve ce qu’il connaît déjà, et l’image la plus illustre de l’Italie.

Que d’autres se plaignent de n’y plus rien voir. La beauté de cette fresque est surtout qu’elle s’efface. Elle n’est point sur le mur ; elle est un rêve de l’ombre sur ma propre muraille : une tapisserie que le songe intérieur a tissée. Quand un nuage voile la lumière du jour, la Cène de Léonard n’est plus elle-même qu’un voile, tendu par le crépuscule, sur le fond de la nuit. Tout ce qu’on montre dans cette salle, les cartons du Vinci, les copies anciennes, tout ce qui prétend aider l’esprit à ressusciter l’œuvre à demi-morte, m’indispose et me blesse. Mais quoi ? les maîtres de la pensée ne sont plus faits, dorénavant, que pour enseigner les passants et leur servir d’école. Voici l’un des lieux du monde où l’on apprend le dégoût de la gloire. On est puni de l’avoir obtenue, voyant à qui elle vous livre en proie. Presque toujours, on reçoit de ceux à qui l’on plaît le juste châtiment d’avoir pu leur plaire. L’admiration de cette foule me pèse. Bavards, et faisant voile de gestes vers le port de l’enthousiasme, ils s’extasient à ce qu’ils déplorent de ne point voir. J’aime pourtant cette salle étroite et longue, sa voûte aiguë garde bien l’ombre. Je chasse enfin de ma pensée, je chasse de mes yeux la cohue qui l’importune. Je me rends sourd à ce guilleri de moineaux voyageurs : et je prête l’oreille à la confidence mystérieuse du Vinci.

Heureuse donc, la fresque où Léonard donnait chaque jour un coup de pinceau médité pendant une semaine, heureuse de s’être sitôt évanouie et, peu à peu, de disparaître avec pudeur. La couleur, pour nous, n’en eût pas été belle ; toutes les œuvres de Léonard ont perdu à ce qu’il les achève : elles sont noires, et le noir est le deuil de la vie. Il y a mis trop de science : c’était y insinuer la mort. Si elle ne dure, qu’est-ce que la lumière ? Plus que personne, en Italie, Léonard a poursuivi la lumière ; plus que personne, il a cru la saisir ; et pensant l’avoir prise entre ses mains, elle s’est évanouie.

Léonard a voulu peindre la scène suprême, et capitale, en vérité, dans la tragédie d’un dieu. Il fallait qu’une telle heure vînt pour le Sauveur du monde ; et il fallait que la pleine intelligence d’un homme choisît cette heure, entre toutes les autres, afin de s’y mesurer. Mais l’intelligence tente en vain une action divine ; elle fait la preuve de sa force en y échouant, sans doute : car jamais elle n’y suffit.

Autour de la table, le grand Léonard a donc assis Jésus et les apôtres. Pour la dernière fois. Celui qui s’offre en sacrifice à tous les hommes rompt le pain avec ses disciples : ils sont tous les Douze, ceux qui l’ont aimé, et l’autre qui n’a point de nom, puisqu’on veut qu’un peuple entier le nomme, et qui n’a point désobéi à son Maître en le trahissant, puisqu’il fallait enfin qu’il le trahît. Or Jésus vient de leur révéler l’horrible secret de sa mort, qui est le prix de leur vie. « En vérité, l’un de vous va me trahir. » Et c’est comme si Jésus disait qu’« il le doit ». Tous alors, qui ne doivent leur salut qu’à ce crime des crimes, s’agitent devant Jésus. Ils s’indignent : tous, ils font des gestes ; ils lèvent tous la main, parfois les deux ; ils montrent, chacun, son âme du doigt, et chacun y met son honnête rhétorique. Mais pas un d’eux n’a peur. Pas un n’a seulement l’air de se douter que Jésus connaît leur innocence, mieux qu’ils ne la connaissent ; et que leur Dieu, l’ayant faite, n’a pas besoin d’en être averti par ceux qu’il en a doués. À pas un de ces heureux le soupçon ne semble poindre que le bonheur de leur innocence a pour rançon la misère inexprimable du crime. Et lui-même, l’épouvantable Judas, n’a que le geste de l’avare démasqué ; le recul ignoble du scélérat pris la main sur le sac. Pas un, pas même lui, ne montre la stupeur du précipice : ils ne connaissent pas le vertige ni même la séduction de l’abîme ; pas un d’eux ne s’étonne de n’avoir pas été choisi pour victime ; ils n’ont pas l’épouvante du danger éternel où ils échappent ; et chacun d’eux, ne pensant qu’à soi, ne désigne pauvrement que soi.

Je vois pourquoi Léonard de Vinci, pendant des journées entières, et des années durant, épiait les coquins et les fourbes aux carrefours, je dis aussi les honnêtes gens : il y cherchait Judas et les apôtres. Mais il ne les y a pas plus trouvés que le Christ : c’était en lui qu’il fallait les prendre ; et ils n’y étaient pas. Aux faubourgs, il ne rencontrait que des hommes, et médiocres, même les scélérats. Tous les hommes ne sont point propres à une pièce divine. C’est pourquoi Léonard a forcé le trait, pour qu’ils eussent du style. Ils jouent ce qu’ils doivent être : ils ne le sont pas.

Ils gesticulent ; ils n’ont d’âme que le mouvement que le peintre leur donne. Un jeu de deux fois douze mains supplée à la grande tragédie. On dirait de muets assemblés, qui parlent avec leurs doigts et qui grimacent : la caricature perce sous les visages. L’admirable intelligence de Léonard n’a pas su le défendre d’outrer son propre sentiment ; il cède au goût de sa nation pour le spectacle. La ravissante qualité de son jugement le garde des fausses notes, mais non d’enfler la note juste. Non, ces gens-ci ne sont point les simples héros d’une tragédie divine ; ils y figurent en comparses ; et si beaux soient-ils quelques-uns, ils font du bruit ; ils n’ont pas le frémissement silencieux de la passion et de la vie. La scène exigeait un calme sublime, que cette œuvre n’a pas. Elle n’a que des sens, et manque la profondeur, n’ayant pas le silence. La seule œuvre où Léonard ait mis beaucoup d’action, est la seule dont le drame intérieur répugnait à tous les gestes. Ainsi le plus intelligent des artistes ne touche pas le point suprême ni la suprême convenance de l’esprit.

Tout est possible à Léonard, hormis de faire croire qu’il croit. L’amour qui a la force de créer, lui seul en accepte la peine. Le goût, la pensée, la science du Vinci vont parfois au-delà de ce que l’art réclame ; mais l’amoureuse énergie qui donne l’être, à l’instar de la nature et des mères, dans la douleur et la simplicité, Léonard ne l’a pas. Toujours maître de ce qu’il médite, Léonard se regarde faire ; il calcule tout ; il a tout essayé. Il assiste au spectacle du monde ; je crains qu’il ne s’y joue. Serait-ce qu’il le domine ? On ne domine sur l’univers qu’en s’y confondant. C’est plutôt que ce grand curieux jouit royalement de ce que la vie lui donne ; mais il n’y ajoute pas ; il ne la soulève point ; il ne la sauve pas. Il contemple l’univers ; il y fait ses choix, il l’orne et le dispose suivant un ordre raffiné ; il s’y promène, comme un prince exquis au milieu de sa cour. Mais la vie languit sous son règne ; et dans le néant qu’il y découvre peut-être, son souffle ne ranime pas ces fleurs suaves du feu, les plus belles, que la nuit éteint et couche. La puissance des puissances fait défaut à ce puissant. C’est le Goethe de Florence, et d’un goût infini ; mais Gœthe savait lui-même sa distance à Shakspeare.

Que ce Christ est pauvre ! Que sa beauté est nulle, doucereuse et vraiment faite pour enlever tous les suffrages ! Ni homme ni dieu, il n’est que fade. Léonard de Vinci y fait la confession d’une grandeur et d’une défaite égales : un amour de la perfection beau comme elle ; mais il reste en deçà de la victoire : et c’est, non pas qu’il faut être parfait, mais qu’il faut atteindre la vie.

Léonard était doux, généreux et si noble ! Il se retirait de toutes luttes. Le brutal Michel-Ange, son cadet de vingt ans, l’a fait fuir de Rome. Le combat contre la passion lui répugnait ; et sa raison était assez fine pour qu’il ne se souciât pas de l’imposer : c’est bien assez d’avoir raison. Il faisait fi même du succès ; il n’y goûtait sans doute que les moyens d’une vie voluptueuse. On ne lui sait point de femme : il écarte de lui toutes les occasions de trouble ; il n’est à l’aise, en prince, qu’à la cour des princes. En vrai dédaigneux, il était pacifique. La paix du monde et de la ville est nécessaire à ceux qui s’entretiennent avec la nature et qui pensent. Il avait l’indulgence silencieuse, qui est parfois la forme souveraine de l’intelligence, et parfois le manteau impérial du mépris. Mais le Vinci, je le sais, méprisait peu : il y a trop de passion encore dans le mépris. Il ne vivait qu’avec ses amis qui, tous beaucoup plus jeunes, furent plutôt les fils soumis d’un père si magnanime et si admirable. Un grand homme vaut toujours mieux que ce qu’il fait ; mais comme Léonard, je n’en sais pas un autre : je l’aime infiniment plus que son œuvre.

Nul en son temps ne s’est rendu plus libre. Nul ne fut plus exempt de tout zèle fanatique. Rien ne lui était donc moins aisé que la passion d’un dieu. Il lui était plus naturel de la concevoir que d’y entrer, et d’y penser que d’y croire. Supérieur ou égal à tout ce qui s’analyse, il ne l’était pas à une telle action : là, comprendre c’est prendre sa part, et vouloir c’est déjà entreprendre. Mais il devait manquer le cœur de l’entreprise, parce qu’il ne devait seulement pas sentir la nécessité de le chercher. La Cène de Léonard a peu de vie intérieure ; tous y ont trop d’esprit ; ils se donnent trop de mal ; ils parlent à l’intelligence, comme les témoins d’une histoire qui n’a plus rien d’obscur. L’action est dans les gestes, et n’est pas dans les cœurs. De là, l’apprêt de cette œuvre illustre. De là aussi, qu’entre toutes les figures, celle de Jésus est la moins belle. Quant à Judas, c’est une idée commune d’en avoir fait, par la laideur, l’étalon invariable de la scélératesse. Mais cette idée n’est pas digne d’un grand cœur, ni d’une telle tragédie, ni d’un tel poète.

La seule passion trouve les mots que tout l’art de penser ne trouve pas. Plus les passions sont puissantes, et moins, en un certain degré, elles sont accessibles au seul esprit. La peinture, qui ne connaît que les formes, n’en rend presque jamais que l’apparence. Est-ce donc que la peinture ne peut produire au jour les profondeurs de l’âme ? Elle y a pourtant réussi une fois, dans un homme unique à qui nul autre ne se compare. Et Rembrandt[6], ayant fait un dessin, d’après une gravure de la Cène, en quelques coups de plume, y a mis plus de vie et plus de vérité que le grand Léonard en dix ans d’études. La vérité profonde, c’est l’émotion.




XV

DÉCEPTIONS DE PARME



J’arrive. Et tout me déçoit. De tout ce que je cherche à Parme, ne trouvant rien, c’est à peine si je m’y retrouve.

J’erre en vain dans la chaleur sèche qui crie. Je tourne sous un soleil dur et fixe. Le jour est blanc comme l’acier. Le pavé brûle. — Où est la Chartreuse ? On me rit au nez : — Quelle Chartreuse ? On ne connaît pas de Chartreuse ; les ordres religieux sont dispersés. — Hé, il s’agit bien de moines ! Je sais que ma Chartreuse n’est point ici ; mais la Tour, où est la tour ? — Il n’y a point de tour ; point de palais Contarini. — Au diable ! il n’y a donc plus de Parme ? Via !

La ville est chaude, large, l’air solide et riche. Les gens sont bruyants, lourds, le geste épais, le ton grossier ; ils rient fort ; ils parlent en bâfrant l’air ; ils doivent manger goulûment. Beaucoup d’hommes à la figure rouge, les cheveux drus, de grosses moustaches. Les femmes n’ont pas l’allure vive, moins longues que fortes et carrées. La race n’est pas fine. Ah, je n’ai point suivi les sieurs de la blonde Clelia, dans les rues. Car la Clelia Conti est blonde : Clelia avait les cheveux blonds cendrés ; elle était un peu pâle, et son front de la forme la plus noble.

Sur la place de l’Hôtel de Ville, le soleil me jette du rouge dans les yeux et me sèche la langue dans la bouche. J’ai couru à la Steccata, comme si elle pouvait encore sonner l’angélus de l’amour. C’est l’heure de midi, où les églises sont fermées. Je désespère, et je tiens bon contre la rage du ciel chauffé à blanc. Je ne veux rien voir qu’une rue droite, qui traverse la place, et qui va d’un bout à l’autre de la ville. Or, elle mène aussi à Rome, n’étant rien moins que la Via Æmilia. Dans Parme, elle a bien deux milles, et deux mille ans. Je la salue avec révérence, et le nom qu’elle porte, de ces fameux Emiles. Elle me fait oublier un détestable palais et deux statues bouffonnes, Garibaldi et Corrège. Ce Garibaldi, que n’a-t-il vécu éternellement, pour ne point se survivre dans une postérité de bronze et de pierre, plus nombreuse que les sables de la mer ou la famille d’Abraham. Et ce n’est rien du bon Garibaldi, près des deux rois à pied et à cheval, casqués, toujours à l’assaut de leurs propres moustaches, le nez féroce, humant à perpétuité les pétarades de leur rosse, la queue verticale, pour mieux laisser cuire, où il sied, le poivre de la victoire.

J’entre enfin à la Steccata. Je cherche Clelia et Fabrice, et ne les y trouve point. Dans cette église pompeuse, je marche avec amour. Pas une belle chapelle ; pas un beau pilier dans la nuit d’une nef, pour se baiser aux lèvres. Pas une ombre où se tenir les mains. Les orages de la passion seraient glacés sous l’œil froid de cette coupole.

La ville est d’hier. Les rues sont larges et cuisent au soleil. Le Baptistère est sans doute le seul édifice qui ait quelque agrément, et d’ailleurs le plus vieux : c’est une bizarre volière octogonale et gothique ; les fausses loges du dernier étage sont de pur style français. Parme n’est pas du tout la ville qu’on imagine d’après Stendhal. Du reste, Stendhal n’en dit presque rien. Il ne décrit jamais. Il est tout à ses vivantes épures d’âme : c’est son génie.

Et pourtant, à la réflexion, la cour de Parme en vaut bien une autre, pour y montrer en liberté ces fauves adorables, Fabrice et Clelia, Mosca et la Sanséverine.

Beaucoup de petites capitales sont à l’image de Versailles, par la folie de roitelets qui ont rêvé d’une cour ; et les satellites ont suivi le soleil, leur modèle et leur monarque. À Parme, on évoque un premier empire de province. On dirait d’un grand duc qui a voulu imiter Napoléon, lequel eût fait, selon le Mémorial, les plans de la ville la plus laide, la mieux réglée, la plus utile et fastidieuse de l’univers : une métropole tenant le milieu entre la caserne, l’hôpital, l’entrepôt de toutes denrées, la prison et les bureaux de la guerre. Les Farnèse ont été les Napoléons d’un gros village. Voilà pourquoi Stendhal a mis dans Parme sa chartreuse d’amour, comme une fleur de passion dans un préau d’ennui, d’intrigue et de bassesse féroce. Les Farnèse évanouis, rien ne reste à Parme que Corrège.


De Corrège


Corrège passe pour grand peintre, et peintre incomparable de coupoles. Je ne puis souffrir les coupoles ni Corrège. Il n’y a pas de grands peintres, ni de grands poètes : il n’y a que de grands hommes. J’appelle grands l’œuvre et l’homme qui me prennent le cœur, qui le nourrissent, qui me révèlent un trésor de la nature, qui m’enrichissent. Ce n’est pas assez de nous plaire, ni de me faire sourire. Corrège ne séduit même pas. Quelle idée, quel plaisir même reste-t-il de toutes ces peintures ?

Il semble un Pérugin virtuose, un Léonard sans pensée. Sa grâce est presque niaise, tant elle est continue, tant elle manque de force. Toutes ces figures m’ennuient avec leur éternel sourire mou, leur feu d’ébriété factice. Elles ne sont pas heureuses ; elles font semblant ; elles miment le bonheur. Il faut qu’elles sourient et qu’elles semblent ivres de plaisir ; mais elles ne sont ivres que de sucre.

Ces formes même ne sont pas si belles. Jésus dans sa coupole fait un saut de grenouille. La beauté de Corrège est une gageure contre le caractère. Toutes les femmes sont rondes ; tous les hommes font valoir leurs fesses. Des rondeurs, des rondeurs, et des faunes trois fois saints : ils n’ont plus de pointe. L’extase de ces visages est sotte. Les femmes sont bêtes et molles. À ce prix, les plus belles sont laides pour mon goût.

En tant que surface à peindre, la coupole est un système absurde. Rien n’est fâcheux comme une voûte peinte. Ou trop de jour ; ou pas assez. Ou l’ombre, ou la lumière, la coupole fait toujours une grande victime.

Le ridicule est fatal, parce qu’on ne peut croire à ces figures. Que font-elles là-haut ? Qu’ont-ils donc, les uns à lire, les autres à méditer, tous à se poursuivre, tous gymnastes, qui posés sur un talon, qui sur un doigt, sur le coude, tous à faux et de guingois ? Dans la coupole, le mouvement grimace.

Pour peindre une coupole, il faudrait lancer dans les airs un monde surhumain ; et surtout, dans un esprit d’un ordre et d’une sobriété sublimes. Il faudrait créer les héros de la solitude et de l’espace. Et d’abord, créer cet espace.

On touche, avec Corrège, à l’un des préjugés les plus cruels qui règnent sur la peinture : la belle nudité. En peinture, la nudité est presque toujours laide ; pauvre, du moins. Les corps ont leur caractère, comme les visages. Les nudités manquent de beauté, quand le caractère manque. Les sculpteurs, eux, dans le nu cherchent le caractère.

Chez les peintres, la beauté du nu est fade, le plus souvent. Un homme comme Corrège invente des corps : il ne les tire pas de la nature ; il ne les y aime pas jusqu’à les rendre avec vérité. Il est déjà infiniment loin de la nature. L’art n’est pas la copie de la nature ; mais il en est encore moins la rhétorique. L’art est le drame de la nature, le caractère rendu par le sentiment du poète qui reçoit la vie et la crée.

L’abondante nudité fatigue, parce qu’elle ne peut être que l’exception. Prodiguée, elle dégoûte ; elle est monotone, et n’est plus vraisemblable. L’homme est un animal habillé. Les Grecs l’ont si bien compris, que, vivant sans doute beaucoup moins vêtus que nous, tout leur art, dans la plus belle époque, fuit la nudité. Depuis lors, en tout cas, le monde du caractère a succédé au monde des corps et des lignes générales.

Corrège n’est même pas voluptueux. La volupté n’est point nue, d’habitude, ni à toute main. La nudité n’est qu’un moment de la Vénus charnelle. Sa collection de courbes et de chairs rondes fait penser à une Académie de peinture : là, point de héros, ni de saints, ni de dieux ; mais un tas de modèles : l’un pose pour le col, l’autre pour le torse ; telle pour la gorge et telle pour l’épaule.

Tant de gloire pour avoir fait tourner en l’air des dos et des jambes, pour avoir pendu des grappes de corps aux treilles d’une voûte ! L’homme est toujours un enfant au cirque : dans l’art, il est d’abord sensible au tour de force ; et plus il le croit difficile, plus il l’admire. On voit bien que Corrège est le dieu des Carraches. Or, grattez l’amateur de peinture, vous trouvez l’élève ou le dévot des Carraches. Le public n’aime que le virtuose et l’anecdote. Les Carraches sont les peintres de tout le monde, comme en musique tout le monde préfère le chanteur de bravoure à Wagner et Gounod à Bach.

La forme est un grand mystère, puisqu’elle est le contour de la vie. Et ce divin mystère, je dirai qu’elle en est à la fois l’ombre et l’enveloppe. Le nu est la forme des formes, directe et terrible. Un vrai poète n’aborde le nu qu’avec tremblement.

La forme, en art, est le langage de la parole intérieure. Le modèle révèle le sentiment du bel objet qui veut vivre, et ses passions muettes. Les volumes en expriment l’énergie.

L’habileté, le suprême talent, l’honneur du virtuose ne se discutent même pas dans Corrège. Mais il est si facile, qu’il est victime de ses dons. Il fait ce qu’il veut de son violon ; il cesse de penser à l’air qu’il joue, tant il est sûr de jouer à miracle. Il peut manquer étrangement de goût, et c’est alors d’intelligence ; ou pour mieux dire, de rythme : car le goût est un mode du rythme.

Dans ses meilleures œuvres, il n’a point égard à son sujet plus que dans les moindres. Un tableau fameux, au musée de la Pilotta, c’est la Madone de Saint Jérôme : la Madeleine tant admirée est une actrice en habits de cour, pas même pécheresse ; Saint-Jérôme est une espèce de berger Daphnis, un faune galant ; et le grand anachorète tient en laisse un lion de théâtre, en carton jaune. Au Dôme, dans les pendentifs de la Coupole, sur des nuages en forme de manteaux où il vente, des enfants, ni filles, ni garçons, ni amours, ni anges, d’un âge indécis entre l’enfance et la puberté, portent de robustes vieillards aux lèvres ivres et aux regards mouillés : ce sont les Quatre Évangélistes, du plus étrange effet. Quelques-uns de ces androgynes sont charmants, comme on dit, pris à part ; mais d’ensemble, l’œuvre ne laisse point d’être équivoque : elle répugne à l’imagination, bien plus qu’elle ne la trouble.

À San Giovanni, une troupe d’Aristotes frisés a quitté l’École d’Athènes pour danser le menuet au plafond. Ce type d’homme règne insupportablement dans Corrège, lequel Aristote est lui-même une image bellâtre du Jupiter antique. Tous, ils ouvrent sur le ciel des yeux énormes, pour ne rien voir. Tous, pour ne rien dire, ils ouvrent la bouche. Ils ont des pectoraux doubles, et double bande de muscles aux bras ; mais ils sont mous. Ils crient : ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, se chante jusqu’à l’ut de poitrine. Les crânes sont pleins du vent qui gonfle ces chevelures bouclées. Pas ombre de pensée au front de ces agneaux olympiens. Étant nus, ils nagent dans le coton des nuages. Ils montrent on ne sait quoi avec leurs doigts tendus, aux phalanges expressives : ils jouent à la moure, peut-être ? Et toujours, partout, des enfants nus et fort bien faits leur grimpent entre les jambes, leur pincent le dos, leur grattent les épaules. Ce gueux de Méphistophélès, passant par là, finit par leur crier : « Hé, un peu plus bas ! descendez ! Laissez-vous faire ! Ils sont par trop appétissants, ces petits fripons ! »[7]

Il faut nommer toutes ces œuvres le sublime du joli.

Ô Parme, où sont tes violettes ? Nulle part, je n’en trouve. Sont-elles toutes de Toulouse ? Il n’y en a point, de ces violettes funéraires, dans les guirlandes de Corrège.

Où est la petite église de la Visitation, précisément en face du palais Crescenzi ? Où la petite porte sur la rue Saint-Paul ? C’est là que « Fabrice, à son inexprimable joie, entendit une voix bien connue, dire d’un ton très bas : Entre ici, ami de mon cœur, et : C’est moi qui suis venue pour te dire que je t’aime. » L’heure bénie de la rencontre ne sonne plus, minuit à la Steccata.

Parme n’est point à Parme, dit Stendhal ; elle est toute où je suis.




xvi

TERRE DE VIRGILE


Printemps, en Lombardie.



La plaine.

De toutes parts, la plaine et les eaux molles au cours flexible. La plaine, aussi loin que l’on voit ; et l’on s’étonne de ne pas voir jusqu’à la mer. Au bord du ciel qui se courbe, vers le nord, les grandes montagnes se font de plus en plus humbles et lointaines. Ce n’est plus enfin qu’un trait bleu de vapeurs, une écharpe indécise, une fumée d’argent vert ; plus qu’une ligne d’eau, comme sur l’océan la crête écumeuse d’une vague. Puis, le flot même s’efface ; et rien ne reste plus des roides géants, qui montent la garde à la barrière de deux mondes : les Alpes ont disparu.

On dirait, par endroits, qu’une haleine s’élève de la plaine humide, et qu’elle a une respiration. Bien qu’elle prenne tout l’espace, elle est sans grandeur. Ni un désert de sables, ni une mer verte d’herbes : entre des bouquets d’arbres, la Lombardie est une suite interminable de vergers. Les mûriers ronds bordent les champs ; ils divisent l’étendue en longues bandes, et la vue ne va pas au delà de ces lignes monotones. Ils sont courts de taille, ou on leur a coupé la tête ; et chaque mûrier sert d’appui à un pied de vigne. Ils s’enlacent sans nombre ; ils font couple ; et la vigne porte son sarment soulevé sur trois ou quatre racines tortueuses, comme un candélabre à trois griffes, ou comme une patte d’oiseau pelée. Le pays est chaud et gras. Bien vert, le blé de mars est déjà haut. Et déjà, au soleil, les feuilles des mûriers font une ombre. La prairie et les arbres à fruits, en files innombrables, croisent un treillis de verdure sur le ciel. Çà et là, une silhouette au dessin fort et grave annonce un chêne. L’herbe pousse, fraîche et juvénile, sur les talus semés de jaunes violiers et de blanches marguerites, en tapis au petit point, étendu entre les arbres pour la danse des vignes. On s’engraisse bientôt, de ce pays, où l’on ne pense qu’à la richesse de la terre. Il faut que la céréale, en épis d’or, rende au soleil la lumière qu’elle lui a prise.

Soudain, le rideau des arbres s’écarte. Une allée de hauts peupliers court le long d’une rivière : les bourgeons voluptueux tremblent sur les fins rameaux. Une vaste prairie se déroule à fleur d’eau ; partout, le charme de l’eau, le charme fluide ; et les sourires changeants du jour sur les canaux. Comme au mirage des lacs, les rayons traînent sur les rigoles au reflet bleu. Toutes ces bandes d’eau qui brille semblent les longs éclats, les minces lamelles d’un miroir brisé sous le gazon. Puis, l’infinité verte se peuple de fantômes légers : comme des nuages passant sous l’herbe, l’eau réfléchit le vif azur du ciel.

Un bourg s’annonce, un son de cloche. Quelques vieilles masures, gaies et sordides, peintes en jaune cru. Des fenêtres largement ouvertes où, au bout d’un bâton, des haillons rouges sèchent au soleil, comme de grands coquelicots qui perdent leurs pétales. Un buisson d’épines rouges fleurit jusque sur le toit d’un hangar qui croule. Partout des fleurs qui clignent puérilement, tout contre terre, leurs petits yeux d’or. Superbe et droit sur une poutre comme sur un clocher, le coq regarde de haut les poules picorant dans les cendres. Derrière la volaille, au fond de la basse-cour, un terme barbouillé de poussière et de pluie, branlant dans sa gaine, rit toujours enivré, ou Priape ou Silène. Et voici enfin, au coin d’une place, à l’angle d’une ruelle en pente, une maison rouge que précèdent deux belles colonnes de marbre roux.

La treille est suspendue en portique, devant l’entrée. La vigne étend ses cent bras aux veines brunes, tel un monstre tutélaire, la pieuvre pacifique de la terre au printemps. Elle pétille de bourgeons ; le soleil joue aux billes avec ces têtes jaunes. Dans le mur d’angle, une petite niche en pleine lumière, où la Madone sourit, l’Enfant sur la main : un bouquet de fleurs courtes est placé contre ses pieds, avec une petite lampe à huile, dans un vase de cuivre. Le bambin bleu touche du doigt le sein de sa mère ; et la Vierge en robe rose porte une couronne d’or sur l’oreille.

Les feuilles poussent à vue d’œil entre les heureuses colonnes, cannelées de soleil. Une odeur de myrte et de citron passe dans l’air, en dépit du purin et des choux aigres. N’est-ce pas les bourgeons que l’on entend s’ouvrir, et qui crépitent ? Certes, ces tendres feuilles ne faisaient pas l’étoile, tout à l’heure, sur la colonne, quand je passai pour la première fois. La ruine, si c’en est une, donne à ces pauvres maisons une dignité de temple et une sorte d’apprêt. La nature au soleil parle de bonheur, et les paisibles colonnes y répondent par une affirmation. Sans beauté, sans ordre même, pareil à tous les autres, cet humble village dans la plaine s’enveloppe de sérénité.

Un accordéon nasillard scande les temps d’une mélodie immuable. On entend un chant rythmé et fort, aux lentes voyelles qui planent, deux voix de femme, et une voix d’homme aiguë. Dans le loin, par la campagne, vont et viennent des hommes blancs, un large chapeau sur la nuque, des femmes jaunes et rouges, comme des giroflées. Ils se meuvent sans hâte ; et lentement, à l’horizon, sur le canal une barque glisse, comme si elle suivait le chant. Des laboureurs grattent la terre. Passent quelques paysans de bronze, aux cheveux bouclés, les yeux luisants dans la face brune. Ils rient en parlant. Ils n’ont pas les traits morts, et leur visage n’est pas farouche. Un d’eux cueille une rose au buisson. Un enfant presque nu court à la rencontre de son père : il a la joue chaude, comme une mûre à midi sur la haie ; et ses petites jambes ont l’élégance d’un fuseau de buis. Le parfum des roses au soleil se mêle à l’odeur de l’ail et de l’huile. Les sereines colonnes se profilent sur le ciel, et les entablements ont la rigueur de l’évidence. On chante. Et si je me demande avec une sorte d’envie amoureuse : Est-ce bien elle ? tout répond une fois encore : Oui, c’est elle ; c’est la terre de Virgile. Tantus amor terrae !

Et sur la plaine et le canal, sur les lignes de saules et les rives herbeuses, pareil à la paix immuable d’un œil de cristal, c’est le ciel de l’églogue à l’infini, une lumière si égale, si adamantine et si pure que, pour l’œil atlantique, elle est sans nuances et qu’on se persuade, aux lieux où elle règne, qu’il n’y a pas de nuit.


xvii

LA COUPABLE MANTOUE




Tout était mort, ce matin-là, dans la coupable ville. Mais le cadavre de Mantoue avait de longs frémissements ; et deux heures après midi, il se mit à grouiller avec violence.

C’était un jour de grève, par une chaleur accablante. Et tantôt Mantoue gardait le silence du désert ; tantôt elle retentissait d’une foule criante. Ville qui pourrit, et qui pue la mort ; mais bien plus encore le péché, sinon le crime. Elle a l’odeur de la mauvaise conscience. J’y ai vu le soleil d’aplomb et la pluie de midi, puis le soir sanglant. Ainsi, le ciel fut à l’image des passions, dans cette cité souffrante. On arrive sur les marais. On est pris dans le marais ; et l’on sent partout le marécage. La poussière même est fangeuse. Le pavé bave. On croit, en frappant fort du pied, que le pas doit s’enfoncer dans la vase. Et quand le soleil a dardé plus d’une heure, toute la boue se dessèche en poudre implacable. Il pleut de la poussière, comme il a plu, d’abord, de l’eau.

Ennui et cruauté, c’est l’air de Mantoue. Ce visage morose, comme celui de qui a son secret et ne veut pas qu’on l’épie, porte une empreinte de fausseté. Or, la fausseté a la ruine cruelle. Tout est faux, dans ce repaire : faux comme la mauvaise eau. Les palais sont les temples du faux goût ; et les églises, de faux palais ouverts à la prière. Le marbre est du stuc ; la pierre, du plâtre ; le bronze, de la brique moisie. L’infâme Jules Romain a corrompu cette ville : tout y semble être de lui. Jusque dans l’agonie et le délabrement, les bâtisses du vieux temps sauvent l’honneur de Mantoue : farouches et méchants, les palais gothiques des Bonnacolsi ont gardé du caractère : ces vieilles briques s’écaillent, mais elles respirent encore l’énergie de vouloir et de vivre.

Le coucher du soleil, au milieu des vapeurs rougeoyantes, fut d’une tristesse terrible, et une admirable horreur ouvrit la porte des ténèbres. Je la peindrai plus tard ; mais d’abord je veux dire un mot du fléau qui dévore Mantoue. Au crépuscule, les moustiques se sont levés comme une armée, une invasion irrésistible, sortant des murs, des arbres, des arcades, des piliers, du sol, des toits, en haut, en bas, de toutes parts. La horde innombrable se ruait, sûre de vaincre, sonnant la charge, la pompe droite, infaillible à torturer. Ils sont atroces, à devenir fou. On ne sait où fuir, où mettre ses mains, son visage, sa peau : ils piquent de la lance, à travers les gants et le linge. Ils collent à la nuque ; ils enfoncent le dard au cou, à la cheville, au pli du genou ; ils pompent sur la veine et sur l’artère. Ils savent l’anatomie. Ils ont la ruse de l’enfer. Une nuit d’été à Mantoue est un affreux supplice. Pas un Mantouan n’y échappe. Cette ville doit vivre dans une lamentable insomnie. Voilà pourquoi, le matin, l’on voit tant de visages défaits, bouffis, enflés de boutons : une pâleur livide, tigrée de pustules.

L’implacable claquette des grenouilles scande tous les temps de la veille peineuse. Une formidable clameur s’empare du silence. Les trois marais, les fossés, les joncs, élèvent les chœurs coassants de la symphonie barbare. Et tantôt ils alternent, tantôt ils poussent l’unisson. Ils beuglent : c’est le peuple de la raine vache et des raines taureaux. L’aboîment de la vase ne lâche plus le ciel nocturne. La clangueur est si large, si haute, si constante qu’à la longue elle déferle comme une cascade. De sa chute gutturale elle bat les berges de l’ombre. Elle tombe en marteau sur les frissons du sommeil ; et Mantoue tout entière est écrasée sur cette enclume de vacarme.

On ne dort pas la nuit, à Mantoue ; et le jour, on y bâille. Les maisons même se grattent ; les façades s’écaillent ; la chair calcaire se délite. Les églises s’affaissent et se liquéfient ; les palais vont en miettes. Saint-André est étayé sur des béquilles, et sa façade fétide, parodie de l’antique, médite de s’écrouler. Les salles, à l’intérieur des palais, sont des boîtes à momies. Tout y est en poussière. Au palais du Té, la pourriture de l’esprit achève la dissolution de la matière et l’explique : Giulio Pipi, dit Jules Romain pour qu’on en rie, porte à mes yeux tous les péchés de Mantoue, princes et peuple. Il n’a pensé, il n’a vécu que pour l’effet. C’est le royaume de la dérision, où règne un perpétuel mensonge. La fausse grandeur, la fausse matière, le faux travail, il n’est pas une fausseté où ce Bandinelli de la peinture ne soit passé maître. On touche enfin du doigt ce qui reste du virtuose le plus redoutable. S’il peint des chevaux, il les juche, au-dessus des portes : comme des chiens savants dressés sur des bouteilles, ils posent des quatre fers sur les chambranles. Une autre salle grouille de géants injurieux, colosses hauts de cinq mètres, qui outragent le bon sens sur les murailles où ils étalent leurs chairs rouges, où ils tordent les câbles de leurs muscles. Une salle encore est toute faite de miroirs, et l’on ne peut y rester sans horreur et sans honte, pour peu qu’on ait le sens du mystère fatal qui dort sous l’eau réfléchissante des glaces. Les nus que ce peintre infâme prodigue font dégoût à la luxure même : ce ne sont que des ivrognes au teint de betterave, des corps rougis par l’herpès, par l’exanthème et toutes les maladies de la peau : le poète qui inspire ce Pipi est Fracastor, et ne saurait être que lui.

D’ailleurs, les pierres ont aussi la maladie. Les fresques sont rongées par la teigne. La pelade n’a rien laissé de Mantegna, au château des Gonzague. Les restes de couleur sur les plafonds sont les affections secrètes du plâtre et de la brique. La lèpre rongeante a mutilé les statues : l’une a perdu son bras, l’autre ses mains ; celle-ci a le genou érodé ; la voisine souffre d’un ulcère au sein ; à celle-là tombe un doigt, ou un os, ou le nez.

Quelques longues voies bien pavées, où l’on glisse, trompent sur le tas des rues désertes, sales, étroites, qu’elles doivent cacher. Une tripaille de ruelles torses remplit le ventre de Mantoue. Et les entrailles, farcies de vermine, crèvent au milieu de la cité morte, entre le Rio et l’église Saint-André, sur deux places que parcourt une rue recourbée comme une crosse : elle pousse les chenilles de ses arcades jusqu’à la cathédrale ; et ce double forum résonne de paroles. Tout le mouvement de la ville tient dans cet espace. Au delà, le vide et la torpeur. Dans les maisons humides et délabrées, on soupçonne des débauches tristes ; et derrière les murs décrépits, qui s’inclinent, des stupres sans joie, des opprobres amers et compliqués.

Mantoue est tortueuse et morne. De la Darse au Château, que ce quartier est vieux, vieux ! Mais il n’est que vieux, et rien ne parle au désir de la beauté. Méchantes et déchues, des tours poussent entre les toits, des tours épaisses, des tours sombres, pareilles à d’énormes chicots cariés. À l’une, comme un panier, une cage de fer est pendue : on y cherche le supplicié, ou les têtes coupées, comme aux portes fécales des villes chinoises. Non pas une fourmilière, mais les arcades, les longs passages voûtés de place en place, les couloirs puants, étouffants, obscurs, les briques évidées, les chéneaux penchants, les corniches branlantes, Mantoue est un trou à rats, une garenne à rongeurs.

Je vois un hideux boyau de rue, un cul de sac, vers le pont qui sépare les lacs. Certes, c’est la rue aux poisons ; une odeur écœurante sort des portes en soupirail de hutte ; deux masures flairent la boue de si près, qu’elles y vont choir ; et les fenêtres louchent, d’un œil sinistre. Deux hommes maigres sortent de chez eux avec précaution ; ils ont la prunelle mobile et le profil effrayé des rats. Ils vont au-devant d’étranges croque-morts en bicorne et en culottes, qui portent un cercueil ouvert : il est trop court pour le cadavre, s’ils ne l’y ont plié en deux ; mais quoi ? ont-ils saigné le cochon ? la cuve est pleine de sang rose et pâle, où mousse encore l’écume. J’odore le liquide en passant : il ne sent que le raisin. C’est du vin. À Mantoue, le cortège de Silène est funèbre.

La place du château est un oratoire d’odieuse rêverie. La poussière des murs pleut sur la poussière du sol. Elle est bordée d’arcades vulgaires ; d’affreuses colonnes et d’affreux piliers portent un étage affreux. La place est un désert. Le soleil est solide : on dirait que la lumière est chargée d’atomes terreux. On a la langue sèche de traverser seulement cette misère dormante, et l’on se secoue, comme si l’on se sentait la peau poudreuse. Il faut fuir cette cadavéreuse cour. Et fuir aussi le port aride, où je me suis assis. Un sépulcre de vase, cette darse creusée entre digue et sable. Trois chalands à sec et quatre péniches ; deux ou trois bélandres, des voiles trouées ; et sous le dur soleil, les quais vides, le port vide, les maisons muettes. Là, j’ai pensé vomir devant une flaque d’ordure, ruche immonde de mouches bleues. Et toujours le dôme, par là-dessus, et ces spatules, les gros ongles en deuil aux doigts carrés des tours.

La coupable Mantoue se décompose. Je lève en vain les yeux sur les vieux palais de la place Sordello, où les créneaux font belle fleur contre le ciel, au front des façades gothiques. C’est trop peu d’une fleur. Une bordure d’iris ne peut sauver de la fièvre cette capitale de la croupissure. Elle a la paix sinistre du péché, qui se recueille. Elle est punie de submersion ; mais pour quel crime, je ne sais. Mantoue est la Ravenne de la Renaissance.




xviii

MISERA PLEBS


À Mantoue, en temps de grève.



Quelle ville pour la guerre et les sièges ! pour les pestes qui suivent les assauts, et les blocus où l’on meurt de faim au fond des caves !

Aujourd’hui, la paix a ses victimes. Le paysan et l’ouvrier agricole font, sur ces terres inondées, une classe de prolétaires, parmi les plus misérables de l’Europe. Ils l’ignoraient, hier ; ils ne l’ignorent plus ; ils ont cessé de se résigner : ils sont sortis de geôle. La grande propriété règne absolument sur le pays : elle condamne à mort, elle bloque l’ouvrier de la terre : elle l’enferme dans les prisons de la famine et de la fièvre. Les paysans ne sont plus que des ouvriers, serfs de la glèbe. Ils ne possèdent rien, et la tenure les tient à la gorge.

Ce pauvre peuple ! Des plus durs à la peine et des plus mal menés qu’il y ait au monde. Ces paysans défrichent dans les marais, ils bêchent dans l’eau ; terrassiers d’un sol inondé qu’ils drainent en même temps qu’ils le retournent, ils respirent la vase et ils irriguent la boue. À demi artisans, laboureurs du maïs et du riz, ils crèvent de jeûne, ils se consument de privations. Ils sont chargés de famille. Les enfants naissent dans la fièvre et croissent dans la fièvre. Et ceux qui ne sont pas malades ont toujours faim. La pellagre les épuise. Tous, patients à miracle. Tous, pleins de respect jusqu’ici pour les maîtres de la terre et la race divine des riches, qui se nourrit de viandes et de pain blanc. Puis, quand ce peuple si soumis, si prodigue de sa sueur, si docile au destin, quand ce peuple perd patience, alors ils perdent aussi le sens. Ils deviennent fous, soudain. Ils ne voient plus que l’objet de leur rage et celui de leur désir. Ils se ruent à la guerre sociale, à l’incendie, au meurtre. Ils sont les mêmes qui ont suivi Spartacus et toutes les révoltes d’esclaves. Mais on ne domptera plus les serfs avec les légions, parce que dans les légions, il n’y a que les serfs qui servent. La force du maître, c’est la volonté de servir dans l’esclave. La force de l’esclave, c’est la haine du service. En un sens, la haine délivre : elle enchaîne les maîtres, et délie les opprimés.

Le pays est soumis aux lois les plus rudes, et les plus propres à engendrer la haine dans le ventre goulu de la misère. Toute la terre est aux mains de quelques grands possesseurs, qui font gérer d’immenses domaines par des régisseurs durs et âpres. Le travail est fourni par la plèbe agraire, au salaire strict de la faim. Ils donnent leur vie, pour recevoir la pâtée qui les empêche seule de la perdre.

Les prêtres sont nombreux et puissants dans la province, servis étroitement par les riches qu’ils servent. Haïs depuis peu, redoutés et moqués de la plèbe, qu’ils ont seuls tenue en bride, et qui, leur échappant, doit se soustraire à toute contrainte, désormais. Rien, jamais, n’encapuchonne plus la force révélée du nombre : le faucon est décoiffé.

Le vieux levain de la haine agraire est aussi ancien que la propriété en Italie. Ici, ils n’attendaient que les Gracques, pour faire fermenter la pâte dont ils se pourrissent le sang. Comme le droit féodal a pour rempart l’église, la plèbe socialiste se fonde sur la morale antique : à Mantoue, on est païen ; les mâles paganisent : dix fois, je reconnais l’esclave romain.

Ce matin, j’ai cru la ville morte. Tout le peuple se pressait autour des tribuns socialistes. Puis, ayant tenu leurs comices, ils se sont répandus sur les places.

Comme d’un pâté trop cuit, noir et jaune, en bandes frémissantes de rats, les hommes, une foule, sortent d’une maison aux murailles de grasse croûte, où ils viennent d’entendre l’orateur de la révolte et de l’espoir, la parole selon leur cœur, celle qui connaît leur misère, et qui en sait le remède. Avec une sorte de joie, je m’effraye de saisir ces visages : les plus pâles, les plus verts de jeûne ont une lueur. Ils sont ardents, pleins de foi. Ils discutent, ils répètent des mots ; ils font des gestes vifs : ils vivent. Ils sentent fort le tabac, les hardes et le bouc. La fureur même de l’envie avait illuminé leur regard. Une étincelle brillait à leurs tempes sèches, et leurs os de bêtes de somme semblaient cirés par la sueur. La vie, enfin, qui est l’espérance même et la volonté de ne point faire naufrage, allumait des charbons dans ces yeux : prunelles naïves, pleines de violence et d’élan au bonheur. Tel devait être le peuple de l’an mil, au sortir de l’Église, quand on lui avait parlé du ciel, de la vie heureuse en paradis, devant Dieu et ses saints. Ceux-là brûlent aussi. Ils ont besoin qu’on les délivre. Ils ont soif de bien : car, en vérité, ils souffrent de grands maux.

Lentement, rongés par la maladie, ils vont à la file, dans la rue. Les deux maladies du pays sont tares de pauvres. L’une est le mal air, venu des marais ; et l’autre, la pellagre qu’on appelle là-bas le mal de misère, qui vient du maïs gâté, fond de leur nourriture. Je ne puis distinguer, d’abord, les pellagreux des mallarins. Tous, ils portent le masque de la fièvre et les stigmates de l’anémie profonde. Ils sont hâves, verts, défaits. Les lèvres jaunes, les plis du visage marqués d’ocre et de gris, comme au pouce frotté dans la mine de plomb, ils ont la peau de l’argile qui sèche. Beaucoup, qui semblent plus malades et plus ruinés encore, ont du feu sur les joues, au front, aux mains, partout où la peau est nue, des plaques rouges. Je crois voir qu’ils ont perdu leur poil : deux ou trois ont les sourcils pelés ; et plusieurs, un air égaré, comme des fous qui courent après leur rêve.

C’est un peuple souffrant. Dans les rues, longeant les arcades, il coudoie une autre nation rebelle, une tribu aux longs nez fins, transparents, en arête. Là aussi, le ferment juif précipite l’action, levure ardente. Beaucoup d’Israëlites sont fixés à Mantoue, depuis des siècles. Et d’abord, on ne les sépare pas des autres Mantouans : dans toute famille peut-être, il y en eut ou il y en a. Je sais qu’ils sont entrés dans la maison la plus illustre du pays.

On les reconnaît de plus près, on les discerne. Ils ont plus de laideur, et plus de caractère : en sombres fenêtres, des yeux qui frappent ou qui effraient sur des faces jaunes. Mieux nourris, ils ne semblent pas fiévreux comme les autres : la fièvre en eux est des idées plutôt que du mal être. Race étrange et malheureuse, qui oppose l’orgueil au mépris, et qui ne vit encore que d’avoir partout à défendre sa vie. Là comme ailleurs, je vis bien qu’elle est condamnée à périr, si on ne l’aide pas à se survivre, en la maintenant dans ses bandelettes.

Des enfants hardis et loqueteux, arrogants et blêmes, m’envisagèrent droit sous le nez. Deux étaient très beaux, des frères sans doute, l’œil bleu pétillant d’esprit. Mais les autres, laids, sales, suant la vanité à pleins pores, trop faits, l’air de savoir la vie, me dégoûtèrent, obstinés à suivre mes pas, gluants, avides de plaire et, s’ils ne plaisent pas, prêts à se venger par une amère raillerie.

Et leurs parents, sur le pas des portes, au coin des ruelles, les baisent avec transport. Ces pauvres en guenilles cachent la révolte dans leurs manches. Leurs bras maigres annoncent, avec force, les temps nouveaux ; et les temps sont toujours proches, pour ceux qui veulent croire. L’esprit d’anarchie, qui empêche la plèbe de ronfler dans l’église socialiste, souffle la flamme sur Mantoue. Ces paysans italiens ont l’éloquence que le Nord ne connaîtra jamais : ils ont le sang qui ose ; et s’ils s’endorment, l’ironie juive les réveille, cette ironie si riche de sens humain.

Ainsi, le peuple se grouille, comme les germes et les insectes, le soir, dans toutes les moyères hérissées de roseaux tristes. J’ai lu leur journal : il mérite la victoire. Seul, il a une valeur morale dans ce pays rongé par les mauvais riches et qui porte le capuchon hypocrite de la doctrine. Qu’est-ce que la vertu, sinon ce qu’on vaut pour la vie ? Les marécages du Mincio n’ont pas détrempé toute l’ardeur de cette ville. Mantoue me semble à souhait pour la rébellion et la bataille des rues : elle ne revivra que dans l’incendie et dans le sang ; ou bien, sans combat, l’ancien ordre tombera en miettes avec les maisons. La ville s’enfonce, et le peuple se lève.


xix

LE SOIR SUR MANTOUE


Mantua me genuit.



La journée pluvieuse s’achève dans les fumées d’un incendie sanglant.

J’ai erré sur les digues. J’ai longé des prés fangeux, où de longs peupliers lèvent le doigt, où des buissons en troupeaux, à l’odeur fade de taupe, baissent l’échine. L’eau croupie jaunissait sous le soleil pesant, et partout s’exhalait une haleine de truffe et de champignon moisi. Je n’ai pas souvent la mort de plus près, ni plus universelle, ni d’un souffle plus perfide.

Quoi ? tu cherches ici Virgile ? Est-ce là Mantoue, la cité des cygnes, et du prince entre les cygnes ? Quelle ironie. Et certes, ce n’est pas non plus Crémone qui, dans Virgile, va toujours avec Mantoue, toujours avec l’eau rêveuse et les glauques roseaux, toujours avec les oiseaux blancs. Tu songes d’une prairie qui donne sur les Champs-Élysées de l’harmonie ; et un pin sonore est planté près de la fontaine, que visitent les Muses. Tu rêves d’une ville sacrée et pure, pacifique comme les rythmes les plus savants qui furent jamais ; une ville de marbre, comme le temple chanté par le parfait poète : des portiques l’entourent, et des roses ; elle trempe un pied blanc au milieu des lacs bleus, où les bosquets de fleurs se penchent sur le sillage des cygnes :

Et viridi in campo templum de marmore ponam
Propter aquam.

La beauté de l’horreur m’environne. Une telle émotion ronge le cœur, et ne laisse pas de regrets.

Le ciel d’or rose se mit soudain à fleurir ; et de plus en plus rouge, plein de fumée jaune et de nuages embrasés, il s’épanouit. Telles traînées de pourpre s’effeuillaient comme des pétales ; et telles autres s’effilaient comme les brins du grenadier, dans la saison où ces rameaux vermillons portent la fleur de grenade. Les clochers, les tours, la coupole grandirent. Ce n’étaient plus, silhouettes de deuil, que fantômes démesurés, des lances et des casques, que dressaient des géants couchés entre les digues. La forme s’évanouit. Le détail s’éclipse. La masse seule demeure, du noir le plus dense et le plus gras, en écran sur la lumière occidentale.

Et la ville semble descendre dans le mirage des eaux versicolores, à mesure que l’ombre monte et l’enveloppe.

Je ne sais plus où je suis. La chaleur moite dissout le jugement et fait vaciller le rêve. Tout a cessé d’être réel, sauf le deuil de Mantoue.

Mantoue est un catafalque posé sur un miroir, dans l’incendie d’un ciel piqué de sang. Certes, le corps ne vit plus, qu’enferme cette caisse longue de la ville ; et il attend qu’on allume le brasier sur les tréteaux des ténèbres.

Alors, le soleil a disparu sous l’horizon. Tout le pays des mares a fumé une angoisse rouge. Les eaux dormantes ont frémi. Voici la grandeur, enfin ; et elle naît de la tristesse.

L’heure est terrible. L’aspect de la terre est inouï, et cette terre elle-même n’a plus de solidité, n’a plus de nom. La lagune entre en décomposition : tous les tons de l’abricot qui se gâte, du raisin qui coule, de l’orange qui pourrit.

Le réseau des buissons et des haies basses tremble, frissonne. Je vois vivre le remords : il s’éveille. Tous les roseaux ont un soupir. Les flouves gémissent une plainte. L’herbe des marais supplie. Les peupliers retiennent le sanglot que réclame la brise. C’est le crime de Mantoue, peut-être, d’avoir trahi Virgile.

Les vapeurs solennelles du lointain semblent tendues sur la porte interdite de quelque Terre Promise, d’un royaume inaccessible, que ces eaux de mélancolie divisent d’avec Mantoue en exil.

La coupole et deux clochers en épine collent de plus près au ciel leurs ombres de funérailles. Les tours carrées, brutes, pareilles à des mâts et des tournisses fichés dans le tas des maisons, croissent dans l’ombre et se gonflent de leur propre noirceur. La vue est infinie sur l’horizon de tristesse morose, qui a la douleur d’une infaillible mémoire, et le poids du plus redoutable pressentiment.

D’énormes nuées pèsent sur le cimier du dôme.

Tout descend, tout descend. Le feu du ciel coule lui-même sur les eaux perfides. Elles sont trop sûres, chaque soir, de tout prendre au filet et d’y tout retenir. Le ciel sanglant se lave de gris, et se bande de charpie. Et la submersion s’achève. Et telle la horde des souvenirs et d’éternels remords, les moustiques qui se ruent à la curée, s’élèvent et ronflent de toutes parts : ils filent, ils piquent, ils fuient, ils fusent par essaims, atroces, cruels, trompettes de folie, implacables, sans nombre. Déjà, les bassons des grenouilles donnent le la de la clameur palustre. Et les molles chauves-souris, se détachant des ruines, tentent leur vol feutré et poilu.

Ô soir sur la digue, entre les deux marais, la citadelle au bout de la longe, les piquets de l’ombre, et le couchant de pourpre sur les briques ! Des feux verts rampent le long de l’eau mourante jusqu’aux pleines ténèbres. Les regards de la fièvre, la féerie triste de l’eau malade, tout finit aussi par s’éteindre. Et Mantoue n’est plus qu’un cercueil sur un radeau échoué dans les mares, entre les vases purulentes et un reflet de ciel sanglant.




xx

STENDHAL EN LOMBARDIE




Dans la montueuse Brianza, riche en vergers, et sur les lacs, de Bellagio à Bologne, et de Venise à Parme, Stendhal est partout en Lombardie. Et partout, il porte l’amour de sa chère Milan. L’Italie de Stendhal, pourtant, n’est plus que dans ses livres.

Il a voulu qu’on le crût italien ; il se dit Milanais sur sa tombe ; mais la tombe est à Paris. Et à Milan, qui le connaît ? Personne, hier encore.

C’est un homme qu’on se figure toujours dans l’âge mûr, fort pour la vie et déjà usé, non pas vieux, mais se défendant un peu contre la vieillesse. Il a trop d’étoffe pour un homme jeune ; et il n’a jamais eu la gravité silencieuse des grands vieillards. Je le vois à quarante-cinq ans, un peu gros, trapu, brun, le visage rouge. Il est tiré à quatre épingles ; mais, par disgrâce, l’une des quatre toujours tombe, comme il monte l’escalier de la Scala ; et l’élégant devient un tantet ridicule. Il se donne des airs cavaliers, et il est timide. Il fait le libertin, et il n’a de goût que pour les longues amours. Il enseigne qu’on doit prendre les femmes à la dragonne et un regard railleur le met au supplice. Il se moque de la chasteté, et il avoue que ses plus belles passions ont été pour des femmes qu’il n’a pas eues. Il semble ne viser que le fait solide ; et il connaît tous les retards et toutes les tortures de l’imagination.

L’homme le plus libre, et comme Montaigne, un homme de tous les temps. Païen de raison, et de sens catholique, il ne souffre aucune contrainte. Telle est la règle de ce Moi parfait : tout ce qui fait obstacle au libre jeu du héros, il le déteste ; il tient pour bon tout ce qui aide l’homme à réaliser sa propre nature. L’homme enfin et le héros ne se séparent point à ses yeux. Le héros d’amour est celui qu’il préfère. Pour Stendhal, un homme incapable de passion, ou sans énergie à s’y livrer, n’est rien du tout.

Il vit pour vivre. C’est pour être lui-même qu’il aime et qu’il écrit. L’Italie est son climat, lui ayant paru que l’Italie est le climat le plus favorable à la vie.

Tous les jougs lui sont odieux. Il les brise, à mesure qu’il les rencontre. Dans la religion, il exècre premièrement le joug de la raison. Il juge la famille, l’état, la province, le monde et les siècles. Il se fait une époque, et un lieu de ce qu’il rencontre de plus passionné et de plus libre dans tous les pays et dans tous les âges. Dupe de rien, il veut l’être de la passion.

Il a donc le sens profond de l’art : il sait que l’art est, d’abord, une ivresse de la vie. Il sait que, dans la douleur même, l’art cherche une volupté ; et que l’artiste est le héros de la jouissance. Ce monde-ci veut qu’on en jouisse à l’infini.

Il a ses fortes tristesses, qu’il montre à ses amis ; et qu’il cache dans ses livres. L’esprit chez lui est le masque des passions. Il fait des bons mots pour qu’on le laisse en paix à ses grands sentiments.

Profond analyste de l’automate, il n’est pas homme de lettres, grâce au ciel. Il ne pense pas pour plaire à ceux qu’il méprise. L’automate est son sujet et son ennemi, l’homme civilisé, bien engrené à sa place dans l’état. Combien souvent, par là, Stendhal a montré qu’il est un véritable idéaliste : la machine intérieure modèle toute la vie.

Stendhal est fort supérieur à tout ce qu’il fait. Il est très capable, pour se plaire à soi-même, de perdre deux ou trois fois les plus beaux hasards de sa carrière et les maîtresses cartes de la fortune. Ambitieux, il est au-dessus de toute ambition : voilà la bonne manière, et non pas de dédaigner l’ambition, sans en connaître l’appétit mordant. Il était parti pour faire un bon général : son courage, son insouciance, son regard prompt, la faveur du comte Daru l’eussent assez servi. Il était homme de cheval ; il avait le goût de la bête admirable. Il pouvait aussi réussir au Conseil d’État. Mais il entend ne pas avoir d’autre maître que son plaisir. Napoléon tyran le dégoûte du Premier Consul. Il ne veut pas servir les Bourbons, pour qui il sent un inaltérable mépris.

Étant si fort constitué en soi-même, il a la manie de se dédoubler. Appétit irrésistible, que connaissent les hommes au « moi » puissant et combattu. Par là, se trahit l’âme du vrai poète. Stendhal ne change pas cent fois de nom et de titre, par défiance ; mais par jeu. Il veut être plus d’un homme. Il est, en nom, tous les hommes qu’il veut.

Quand il est en Italie, surtout à la fin, il ne peut se passer de Paris et de l’esprit français, quelque mal qu’il en dise. Quand il est à Paris, il ne peut se passer de Milan, ni de l’amour à l’italienne, tel qu’il le rêve, et d’où il sort constamment déçu. Se disant à demi italien, il ne l’était qu’en France. Mais il voulait l’être ; et il l’est, à la manière qu’il l’a voulu, qui n’est pas de Milan, non plus que de Paris. La volonté ne s’impose pas à la nature ; mais dans les choix de la volonté, c’est la nature aussi qui parle.

Il est donc toujours libre. Il est pour Shakspeare contre les classiques ; et pour Montesquieu contre Chateaubriand. On ne l’enferme pas dans une école, comme les gens de métier.

Il a créé l’objet de son rêve et de sa préférence.

Ce « moi » unique rejette toutes les entraves, celles même de la naissance, au sens où l’entendent les registres des paroisses. Il ne vit que pour comprendre : son courage intellectuel est sans bornes. D’ailleurs, les idées ne lui sont rien, que les traces de l’action et du sentiment. Stendhal est avide de comprendre, parce qu’il est insatiable d’être.

Stendhal est le premier grand Européen, depuis Montaigne. Et comme il fallait s’y attendre, c’est un Français. Gœthe est Européen, sans doute : mais son Europe est allemande.

Quelle en serait la cause, sinon que Stendhal est le grand homme de la Révolution, je veux dire le poète ? Il l’est si pleinement, dans un esprit si fort, que seul, après tout, il vit et il pense en bon Européen. Il finit même par être Européen contre la France. Là encore, il a prévu les temps, et il se moque des théories qu’on devait faire sur lui. Cet homme de la Révolution, le plus opposé par l’esprit qui se puisse à Bossuet, écrit la langue la plus nette et la moins nouvelle. Plaidant contre Racine pour Shakspeare, il est plus classique que personne. Il détruit l’ancienne société avec les armes mêmes, qui sont rouillées aux mains des royalistes : elles sont neuves entre les siennes. Il n’est pas un écrivain qui ne soit emphatique près de Stendhal.

On dit parfois qu’il n’a point de style, le prenant au mot quand il se donne pour maîtres les juristes du Code civil. Mais d’abord, la langue du droit est belle, quand elle est pure, et Portalis en a le sens. Puis Stendhal n’aime pas faire ses confidences d’auteur, étant si au-dessus du métier. Stendhal, c’est le dessin le plus aigu presque sans ombre et sans couleur. Son style est d’acier, de la pointe la plus acérée et la plus fine. Ni images, ni périodes. Ni la lyre, ni l’éloquence. Il est nu comme la ligne. Il me rappelle Lysias et l’orateur attique, si les Athéniens, au lieu de plaider, faisaient l’analyse de l’homme. Pour tout dire, il est Grec. Chaque phrase de Stendhal est pleine de sens, et d’un feu clair, qui fait de la lumière, sans chaleur. Toutes ces phrases ensemble tombent comme des étincelles : ceux qui ne sont pas sensibles à ce feu d’intelligence, diront qu’elles tombent comme la pluie.

L’excès d’esprit a perdu Stendhal. Il empêche de voir sa passion. De deux vertus que l’on a, quand elles passent de beaucoup l’ordre commun, l’une sert de masque à l’autre. Le monde vous en veut autant du visage que vous lui montrez, que du visage caché qu’il devine.

On l’a cru affecté, par ce qu’il ne se laissait pas surprendre : et méchant, par ce qu’il se défendait. Il brave la vieillesse et la pauvreté. Rien ne le diminue, de son propre gré. Il tient bon contre tout ce qui l’humilie. Il connaît sa valeur, et ne la connaît pas toute. Le silence, le peu de cas qu’on fait de lui, il n’en est pas abaissé, ni vaincu. Son génie résiste même à la louange médiocre.

Supérieur à la fortune, il l’est au ridicule. Il a souffert ce qu’il y a de pis : n’être entendu de personne, et la conscience de sa laideur physique. La fatuité, en lui, n’est qu’une armure. Que n’eût-il pas donné pour être beau ? La beauté, c’est le bonheur, étant la santé avec l’amour. Il n’y a de beauté virile qu’à plaire aux femmes. J’imagine que Stendhal, toute sa vie, a envié un bellâtre italien ; et moi aussi, je l’appelle bellâtre par envie. La gloire de la beauté virile éclate en ces jeunes hommes, qu’on rencontre partout de Milan à Florence, et de Venise à Rome, lèvres rouges, l’œil brillant, le teint frais, l’air du bonheur, le corps bien nourri, respirant l’aise et le contentement de soi : tel est le bel amoureux, l’étalon de la société humaine, qui inspire de la fureur ou du dépit aux autres hommes. Nulle part, peut-être, plus qu’en Italie, l’homme de pensée ne paie si cher, par sa laideur ou par l’étrange caractère, le crime d’avoir quelque chose dans la tête.

Un homme qui veut la vie : voilà Stendhal. En tout temps, il cherche la voie où le plus vivre : ou soldat, ou poète, et toujours amant. Pour un tel homme, quelle douleur que la laideur du corps ! Quel désastre, que la vieillesse ! Entraves détestées, chaînes sans évasion, prison perpétuelle que l’on traîne avec soi ! Il fera donc son pays de la terre qui a toujours vingt ans. Milan, où il a aimé d’abord, où il eut sa première maîtresse, sera pour lui la capitale d’amour, le jardin béni de la jeunesse. Jamais il ne s’en lassera. Et, quand il lui faudra quitter cette ville de sa prédilection, quittant la joie d’être jeune, la joie d’être amoureux, la joie même des amours douloureuses, il croira dire adieu à son bonheur.

Il adore la passion, parce qu’il adore la vie. Il croit au bonheur comme un Ancien. Le plaisir est exquis d’ôter à ce visage son masque de prétention avantageuse ; il ne tient pas de plus près à Stendhal que ce toupet de faux cheveux, qu’il se collait au front, après 1830.

Héros de la vie, comme Bonaparte, prince des héros, il veut toujours agir. Il regarde l’état de passion, comme le seul où l’on vive. C’est pourquoi il n’envie que d’être toujours en passion. Qu’il est sagement prodigue ! Comme il se donne libéralement à nos heures si brèves ! Vivre de toutes ses forces, il n’est pas d’autre volonté pour l’homme bien né ; et c’est le seul moyen d’être heureux. L’homme n’a point d’autre bonheur que de posséder la vie, point d’autre devoir que de lui faire rendre tout ce qui est en elle, point d’autre vertu que de s’y faire héroïque. Beaucoup qui ne le seraient en rien, sont des héros en aimant.

Avant tout, la force du caractère. Le caractère, c’est-à-dire la passion d’être soi, à tout prix. Stendhal la suppose chez tous les Italiens, comme il l’a vue dans leurs chroniques. De là, qu’il a créé une Italie plus italienne cent fois que celle que nous avons sous les yeux. Chaque poète cherche une matière conforme à son génie. Il la demande à la nature ; il croit l’avoir trouvée, quand la nature lui livre une terre qui se laisse modeler. Mieux elle s’y prête, plus l’artiste en chérit la complaisance ductile et, caressant son modèle, se flatte d’être fait pour lui. Stendhal nous a donné l’Italie que nous aimons : depuis, entre les Alpes et la Sicile, c’est toujours l’Italie de Stendhal que l’on cherche. Souvent, elle empêche de voir l’autre, un pays nouveau qui ne ressemble guère à l’idée qu’on s’en est faite. Ce peuple est bien vivant, mais non pas de la vie tragique qu’on lui suppose.

On court après elle, de Milan à Palerme. On la reconnaît de loin en loin ; et jamais elle ne m’enveloppe ni ne me fixe, moi qui veux y être fixé. Entre l’Italien de 1900 et celui du XIIIe siècle, il y a presque aussi loin que du Guelfe chrétien au Romain de la République. L’Italie de Dante n’est plus. Les pierres en parlent seules, avec beauté ; mais on commence d’y porter le pic et la bêche. Et l’or barbare souille les murailles sacrées. Il en est de l’Italie légendaire comme des palais toscans : chargés de six ou sept cents ans, ils demeurent ; mais où sont les architectes qui les conçurent, et les maçons qui les bâtirent ? où, les princes, sobres et forts, dignes d’y vivre ? La présence des Barbares achève de les dégrader : sous le ciel classique, leur morale est la pire insolence, le plus noir outrage à ces grands corps héroïques. Dès la Renaissance, quel abîme entre Dante et le Tasse, entre St-François et Philippe de Néri. Ni les tyrans, ni les peuples verts du moyen âge, tantôt sublimes et tantôt exécrables, ni les saints témoins de Dieu, ni la foule mystique ne seront ressuscités.

L’étonnant mystère de Stendhal, c’est que, voyant tout en passion, il écrit toujours en prose. Avec l’amour de la musique, il ne lui a manqué que d’être musicien, pour s’égaler aux sommets de la poésie.

On prétend se défaire de lui, disant : point de cœur, point de bonté. La bonté n’est point en cause ; il n’a pas voulu en montrer : il semble n’en pas avoir besoin. Il est le peintre des hommes et des femmes, dans la jeunesse de l’amour et des actions héroïques. Entre les amants, la bonté ne parle que si la passion est muette. Rien ne fait défaut à Stendhal que le génie lyrique. Cependant, il s’efface de ses héros ; il ne leur prête pas tous ses goûts ; il se donne les leurs. Il est capable d’aimer en eux ce qu’il déteste pour son compte. Cet homme de la Révolution, qui n’a pas eu de haine plus durable que celle de la religion et des prêtres, sait peindre des femmes pieuses et des clercs accomplis. Lui, qui dans la vie ordinaire flairait un hypocrite en tout dévot, il ajoute à ses femmes le sentiment religieux comme une grâce suprême. Toutes, elles sont chrétiennes ou profondément catholiques, plutôt. Il semble, pour Stendhal, que l’amour, dans une femme, ne peut porter tout son fruit de passion, si elle ne va pas à l’église. Entre tous, ce sentiment est italien, avec tous les caprices, avec toutes les démarches et les folles variantes qu’il suppose.

D’ailleurs, mieux que personne, Stendhal admire dans l’Église de Rome un empire, une politique et une suite incomparables. Les papes, pour lui, sont des princes pleins de force et de talent. Il est donc romain, au sens le plus catholique.

La magnifique Italie du moyen âge, voilà le don passionné de Stendhal au monde.

Gœthe et quelques autres ont pensé que « le spirituel Stendhal » leur avait beaucoup pris, sans le dire. Ils n’ont pas soupçonné la grandeur de ce bel esprit. Ils n’ont pas même vu que, pour l’intelligence, si on égale Stendhal, personne ne le passe. Stendhal est un inventeur de caractères, comme il s’en rencontre un ou deux tous les cent ans. Il a créé le roman d’un peuple et d’une race entière.

Pour preuve, je n’en veux que les œuvres du grand Gœthe lui-même. On y voit un Allemand qui se plaît à la conquête de Rome, soigneux de noter toutes les étapes. Son Italie est celle de tout le monde, avec cette part d’extrême fausseté qu’il faut attendre d’un homme pour qui le Moyen Âge latin ne vaut pas un regard, et qui a la répulsion de la vie catholique. Telle est l’illusion du retour à l’antique et la manie des modernes. Stendhal, infiniment plus passionné, prend l’Italie à tous ses âges ; il ne sépare pas en elle l’antique du féodal, ni une époque d’aucune autre. Avec Goethe à Rome, il n’y a que Goethe et la petite Mignon, rendue à ses orangers et aux palais de Vicence. Dans Stendhal, on voit vivre et durer, comme du feu, le génie d’une race, son histoire et ses passions.

Un vieillard, qui l’avait vu en 1840, me parlait de Stendhal, voilà quinze ans, et le peignait ainsi : Gros et court, un homme aux gestes trop vifs pour sa corpulence ; l’air avantageux, le torse en avant, ne voulant pas perdre un pouce de sa taille ; attentif par-dessus tout au ridicule de paraître vieux et de ne point consentir à l’être ; hardi par timidité ; franc railleur et d’humeur souvent chagrine ; inquiet d’être à la mode, de faire belle figure, et préoccupé de sa laideur jusqu’au tourment. Il était laid pour la plupart des gens, et prêtait à sourire aux femmes. Il portait perruque et un toupet de cheveux bouclés, fort noirs. Il se vantait d’avoir toujours eu les cheveux d’encre, comme un Italien. Le sang près de la peau, un visage rouge. Le front et les yeux admirables, étincelants d’esprit ou, dans la mélancolie, pleins d’ombre. Il avait de belles mains, brunes et fines. Un rien d’accent, une légère pointe, un goût d’ail dans les voyelles, qu’il faisait un peu brèves, à la façon du Midi. La voix mordante, vive sur les R. Sa famille venait, pour une part, d’Avignon. En son âge mûr, Stendhal est tout pareil aux Provençaux de son temps ; et son portrait rappelle maint Provençal, comme j’en ai connu dans mon enfance. À soixante ans, il eût donné toute la gloire du monde pour l’amour d’une jeune femme. Est-ce une faiblesse d’y prétendre, en dépit d’elles et de soi ? Ou n’est-ce pas plutôt le signe d’une force qui dure ? Et pourtant, sans l’avoir beaucoup avoué, Stendhal jeune homme a chèrement aimé la gloire. Mais certes, il a conquis une immortelle maîtresse, qui ne l’a point trahi, et qu’il nous a laissée : l’Italie tragique.


xxi

GAVOTS ET BERGAMASQUES




En Provence, on donne le nom de « gavots » aux gens du haut pays. Ils ont une sorte de verdeur un peu brusque, une verve franche, une naïveté rude ; beaucoup d’action et de ruse paysanne, l’amour du gain et plus encore de l’épargne. C’est un peuple à longs calculs et à petites dépenses, patient, têtu et qui ne plaint pas sa peine. Bergame et Brescia m’ont paru deux sœurs gavottes, comme Digne et Gap, si ces deux bonnes vieilles provençales, dans leur belle jeunesse, avaient fait un brillant mariage.

Ils passent pour rustres et d’accent lourd. On se moque d’eux dans les chroniques. Ils tiennent de l’Auvergnat et du porteur d’eau. Ils sont les maris de vocation, que Bandello propose à la risée. Avec leurs grossiers appétits, ils sont toujours dupes des Florentins et des femmes. Chacun d’eux est un hircocerf, à qui le front boisé démange, et qui polit ses cornes en les frottant à l’astuce féminine. Ils aiment la bouteille ; on les bonde de gros vin, et leur ivresse d’ours hilares fait crever de rire les Vénitiens. Ils sont nés pour écouler le chant du coucou, en ronflant sur une botte de paille. Le rentier Gorgibus et le tuteur Pantalon, son voisin, ont vu le jour dans Bergame. Ils ont de bonnes joues et un échiquier de grosse étoffe sur le dos ; et on les fait toujours mat au bas des reins. Ils se couchent sur leur sac, si on veut leur prendre un écu, en même temps qu’on leur ravit leur femme ; et tout du long étendus sur les dalles, ils tendent à l’ennemi une ronde figure, qui appelle la lunette à Purgon plutôt que les coups.

Je laisse donc mon casque, mon cheval et mes armes dans la vallée. Comme le jeune Harry, je vais voir à rire dans une auberge, et à me donner le jeu de la farce, persuadant à mon ombre d’enfourcher une batte. Ainsi soit-il. Entrons.

C’est un heureux pays, dans l’abondance et l’éclat de la fertilité. Ceinte de remparts bruns, Bergame se dresse dans le soleil jaune, et la ville neuve, à ses pieds, est lâchement éparse sur la plaine. Entre deux vallées, les torrents de poussière lèvent au vent du sud. Le ronflement des machines retentit longuement sur la terre sonore. On prend pied dans la ville basse. Fort roide et longue, la montée à la ville haute, sous de larges châtaigniers qui, eux aussi, s’appellent Victor-Emmanuel. Toujours monter ? Jamais assez. Qu’on est bien là-haut, dans la vieille haute ville ! Qu’on est mal en bas ! La ville neuve est toujours la basse. La nature commande ; et le caractère suit.

Des murs, on découvre la plaine et les monts. La lumière est laide, ce soir, un flot de groseille sur des linges bleus ; et la poussière jaune va et vient dans le vent. Au cœur de la vieille ville, je marche sur l’herbe ; et devant un portail pluvieux, je rencontre deux lions ridés et chenus, qui, à minuit, broutent le foin de la place. J’irai souper avec eux, cette nuit, si je suis encore dans l’antique cité, morne, déserte, vide et calme. Je respire à l’aise, loin de la cohue. Tout, d’ailleurs, est étroit et petit à faire beaucoup penser. Car enfin, Bergame est le berceau du grand Colleone. Son tombeau est le joyau de la ville. Je hais une statue équestre, perchée comme un cimier sur un casque. Celle de Colleone est dorée : ce luxe tue toute grandeur. L’idée de richesse, partout, est contraire à la sensation héroïque. J’aime tant mon vieux Colleone, que je veux le voir dans sa maison, le superbe guerrier. Elle est à deux pas de sa chapelle funéraire, rue du Coude. On en a fait une école pie, ayant été léguée par Colleone lui-même à cet effet. Il était homme de foi, dévot et fort austère. Là aussi, il est peint à cheval, fresque misérable, où rien ne rappelle la tête sublime de Verrocchio. Non, Colleone n’habite plus sur la terre natale.

À Bergame, Arlequin a résolu le problème de la façade par le damier. La chapelle des Colleoni est une espèce de manteau bigarré à carreaux blancs, noirs et rouges, tout de marbre. Le Broletto, leur palais de ville, n’est qu’une halle gothique, mais du moins un beau trou d’ombre. Je donnerais toutes leurs chapelles à la lombarde pour ce hangar fier, noir et noble. Les piliers portent de l’histoire et nombre de faits sanglants. Il faut un fond tragique à toute beauté, même sur la scène de la farce.

Je l’ai laissée, en ce qu’elle a de plus bouffon, au mitan de la ville basse. Le théâtre de la foire est bergamasque, et le sinistre Donizetti l’est aussi : lui, c’est la diarrhée de la musique. Mais quoi, tout plutôt que de reconnaître à ce flux un sens musical ; et que serait-ce, sinon la mélodie que le roi Dagobert, ce tyran sans vergogne, reproche au grand saint Éloi ? Il paraît que Donizetti était fort lubrique : on ne le dirait pas, l’animal. Sa volupté est du dernier ordre, au-dessous de Franklin et de la mandoline. Il se mettait tout nu, pour trouver ses motifs, d’une si laide forme ; on me raconte qu’il lui fallait faire l’amour, pour avoir une idée : à côté de l’encrier, il avait une bonne fille sur sa table. Épaisse et charnue, forte au nez, elle était nue comme la peau sous l’œil du croque-notes. Sa verve, alors, lui dictait ces airs d’une si égale platitude, qu’ils semblent nés d’une cuvette et d’un robinet. Et rien n’y manque, pas même l’enthousiasme de la mise en train. Il a donc sa statue, qui eût été bien plus curieuse si on l’avait osé faire justement parlante. Il est assis sur une chaise percée ; mais il est vêtu et sans verve. La Muse qui l’inspire n’est pas non plus placée comme il faut. Tous les deux s’ennuient. Le misérable ne compose plus sa musique : il l’entend.



xxii

LA VILLE DE JULIETTE


À Vérone, fin juin.



En vérité, rien ne m’attend, il me semble, à Vérone, sinon Dante et Shakspeare. Mais le Grand Florentin n’est qu’un souvenir : Shakspeare est une présence. Il n’y eut jamais ni Capulets ni Montaigus dans Vérone : ils y sont pourtant, parce que le poète l’a voulu.

Je laisse le dur Toscan, cette flamme de bronze, monter l’escalier des Scaliger, et promener de conseil en conseil son âme irritée, si altière et si ardente. Mon Shakspeare me prend par la main ; il veut que j’aille avec lui où les noces éternelles de l’amour et de la mort se sont enfin consommées.

Je cherchais Juliette, et la trouvai bientôt. La maison des Capulets est dans une rue à leur nom, au cœur de la vieille ville. Si Juliette n’y a pas dormi, elle aurait pu y veiller : seule, la maison des Scaliger est plus chenue, et d’air plus antique. Ce n’est pas un palais : une haute case, étroite, dure ; un âpre colombier ; un dé noir et rouge ; presque aveugle, la face percée d’yeux rares aux prunelles divergentes, quelques fenêtres cintrées de grandeur inégale et de forme diverse, rangées sans ordre. Elle est roidie en son armure de pierre, cette maison ; elle ne regarde pas dans la rue ; elle écoute les bruits de la vieille place ; elle tend l’oreille aux clameurs voisines, là derrière, qui courent, chaque soir, avec les torches, sur la place des Seigneurs.

Le ciel sulfureux et les nuages bas coulent dans la rue Capello. Ils l’étouffent ; ils en voilent la laideur banale et les étages médiocres. Comme l’illustre demeure, la rue est noire, sordide, étroite et haute. Je respire le bonheur d’y être par cet après-midi d’orage, tiède et sombre. Je bois un air chaud, que je compare au lait de la tigresse. Or, prise entre les cages toutes semblables entre elles où les hommes gîtent aujourd’hui, la maison de Juliette se dresse, toujours la plus haute. Elle a la couleur du vieux cuir ; et, çà et là, la peau est tachée de sang. Un nuage d’encre rase les toits et rature les cheminées. D’un arc aigu, le haut portail mord un long morceau d’ombre. L’ovale cintré des fenêtres ouvre des golfes à l’obscurité : les deux plus grandes portent sur une tablette de pierre ; et les deux moindres sont creusées en niches, comme si elles attendaient la visite de la mélancolie. Des créneaux ruinés, de larges molaires, cariées à la pointe, déchirent là-haut le vide, et retiennent un pan de la nuée funèbre. Et des briques saignent, de loin en loin. C’est bien la maison du moyen âge, avec sa grâce tragique. Elle est sans art, et faite pour l’artiste, parce qu’elle a du caractère. Elle parle du temps où Vérone avait quarante-huit ou trois cents tours. Et l’inscription rappelle à tout homme les rêves de l’adolescent : « Ici ont vécu les Capulets, d’où est issue la Juliette, pour qui les cœurs bien nés ont versé tant de larmes, et tant chanté de vers les poètes. » Juliette, chaude et brune comme une mûre, au soleil de midi, sur la haie. Juliette, précoce comme l’invitation de l’amour aux baisers et aux larmes.

Assez loin de la rue Capello, Juliette a une autre maison, dans Vérone ; et celle-là a toujours son jardin. On sonne à la porte rouge du bourreau, dans la ruelle où fut, dit-on, le couvent des Franciscains. D’un pas, on entre au secret d’un petit cloître. Paix, paix ! D’ici pourtant, les jours de crue, on doit entendre l’Adige verte, qui roule au pont Aleardi. C’est le midi de la ville, où le flot se précipite. Ô Juliette, on ne remonte pas le fleuve. Le courant est trop rapide.

Une loge à cinq arcs, doublement ouverte sur l’entrée et sur les arbres lointains, accueille la lumière. Des glycines pendent aux colonnes, et rampent sur le mur. Dans la cour, de sages lauriers et des fleurs immobiles. Au milieu de la loge, une couche très basse fait un lit très profond : c’est un sarcophage, la bouche de pierre rouge qui mange la forme de l’homme, et qui dévore la femme la plus aimée.

La petite fille, là, fut mise et couchée. Elle n’avait pas quatorze ans.

Elle est baignée d’air. Elle voit le ciel, les arbres et les saisons. Je n’évoque pas votre amoureuse de théâtre, une vieille femme au cou de taureau, qui pousse ses roulades comme si elle y était assise, infirme, et qu’elle ne pût avancer que sous ce vent en poupe : car il vous les faut d’au moins cinquante ans, vos héroïnes. Ni la jeune femme qu’elle est aussi quelquefois, pleine de son, je dis de sciure, une poupée d’Amérique, qui n’a d’yeux, de ventre et de voix que pour elle-même : de là son luxe charnel, et sa santé ; et ses perles dans le chignon, et ce caillou si lourd sous la gorge.

Non, je vois la fillette au teint jaune, la petite de treize ans, qu’un tel amour a prise qu’elle est folle, qu’elle doit vivre toute sa vie en quelques jours ; et il faut qu’elle meure : car elle ne pourrait pas même enfanter.

Je la vois, la joue longue, l’haleine qui brûle, comme le narcisse. Elle rit en fronçant le sourcil, et presque en mourant. Quand elle grince des dents, elle se mord la langue.

Son ventre étroit est de feu. Et sa gorge est pareille à deux boutons de pavot. Au jour, si elle pâlit, elle est verte. Et le soir, aux lumières, elle est comme une tubéreuse : sa pâleur est éclatante. Elle sent l’herbe verte. Son parfum est d’eau qui bouge sur la prairie, fraîchement fauchée. Elle brûle, elle brûle.

Ses yeux font mal, tant ils se consument. Tant ils veulent vivre, ils meurent d’amour. Au nom seul de Roméo, elle tend sa bouche. L’arc de son corps sourit. Ses lèvres ardentes crient ; elles meurent, si elle ne reçoit le vin de la langue, dans le fruit des baisers. Tout son corps tremble. Et ses cuisses se serrent. Et elle sent l’odeur de l’encens, que son sang fume. Et le reste du temps, elle veut dormir, et se retourne sur son lit, accablée.

Voilà comme elle sort de sa maison, pour venir à son tombeau. Et c’est son amour qui la porte. Elle n’a fait qu’une promenade. Juliette n’est sortie seule qu’une fois. L’amour l’a tenue par le bras. Elle a brûlé : elle est morte. Parce qu’on meurt d’aimer et qu’on n’en saurait pas vivre.




xxiii

RUES GIBELINES


En juin et en décembre



Vérone sous la neige et Vérone dévorée par le soleil, j’ai deux images de cette guerrière ; et toujours, ou rouge, ou blanchement funèbre, Vérone est noire.

Le lieu de la vieille ville, le plan bâti où toute pierre et toute brique satisfait aux conditions de la vie meurtrière, est un cimetière dans un champ de vieux palais. Le cimetière est en plein vent, et les morts illustres, non contents d’être couchés sur leurs tombeaux, les surmontent à cheval. Ils veulent être princes de la ville, même après la descente aux enfers. Ils ont des chevaux diaboliques, qui dansent au-dessus des piétons, en dardant un œil trop large.

Tout est plein de meurtres et de sépulcres. La vieille Vérone est une ville de cavaliers farouches et goguenards, perchés sur les toits : ils vont l’amble au-dessus des portes, et ils trottent sur les pignons. L’architecture est militaire, ou trop ornée : l’excès de l’ornement, c’est toujours la lourdeur du sens.

Guerrière et conjugale, Vérone est fleurie de balcons sculptés. Ils font corbeille de fer ou de marbre, en saillie sur les façades ; les uns en courbes sveltes, les autres pansus, ou tels, à la rue Saint-Alexis, des mamelles sous une résille. Des fleurs et des plantes vertes illuminent toutes ces ferrures : la vigne y fait treille, et les plants d’oranger poussent leurs feuilles vernies entre les barreaux.

La place aux Herbes, avec la place de la Seigneurie, c’est un beau paysage de ville. L’une peuplée, l’autre déserte. La place aux Herbes, largement ouverte, de toutes parts, en marché, sert de forum à la plèbe ; la place des Seigneurs est totalement fermée par des voûtes : le coin des tombeaux, qui la prolonge, en achève le caractère. Elle mériterait qu’on la nommât, en anglais, la place des Lords : elle est dure, sombre, séparée : c’est le lieu d’une caste.

Vérone est hantée d’Allemands. On les moque, et on ne les aime pas. Les Barbares ont toujours eu un pied sur cette terre ; mais toujours haïs du menu peuple, la race les a mangés. Ils n’ont duré que chez les Grands. Dans la cité que l’Adige enlace d’un baudrier vert, la guerre ne finit jamais : elle est entre les cellules profondes, dans le sang des familles. Au secret des noces, il faut qu’un sang dévore l’autre. Le peuple latin a toujours pris le dessus ; et même conquise, Vérone a digéré les conquérants. Ville à souhait pour y rentrer vainqueur, poussant devant soi un immense convoi de prisonniers roux, aux yeux myopes, et d’épaisses captives. Je me sens guelfe, à Vérone.

Sur les pavés, je flaire la trace et l’odeur de tous les maudits Barbares, de ces brutes insolentes et si vaines, qui viennent meurtrir du poing et percer de la lance ce qu’ils mettront ensuite mille ans à ressusciter, les chiens. Au pont du Château Vieux, c’est la force qui tient la route et qui enchaîne les deux rives. Le maître du pont ouvre ou ferme la porte d’Allemagne. Garde-la bien, fils de Rome. Avec ses tours carrées sur chaque pile, et l’ombre rouge des briques dans l’eau grise, le vieux pont crénelé respire la menace. Et le dé monstrueux du château est mouillé dans le fleuve comme un mâle, comme une borne dure. Les maisons à pic sur le flot clignent un œil rare, un noir regard. Tout est carré, massif, fermé, hostile. La couleur des briques est de sang caillé. Les créneaux à meurtrières laissent passer la ville, Saint-Pierre, les forts sur les hauteurs et les tours de la Grand’Place. Vérone est comme une langue, allongée sur l’Adige verte. Les sombres collines montent en amphithéâtre, du fleuve même. Rome, ici, a donné le mot d’ordre et pris la garde sacrée : il faut que les Barbares soient chassés ou conquis.

Un bon peuple latin, sobre de mœurs et abondant en paroles, vit au large entre les lèvres de l’Adige. Il est gai et alerte. Les yeux sont amoureux de la vie : les yeux éloquents sont la victoire de Rome sur l’épaisseur du Nord. Ce peuple rit fort dans une ville triste. Gaieté joviale à longs éclats. Comme ils disent, « à Vérone souffle l’air de Montebaldo », entendant par là un vent de demi-folie.

Via Mazzanti et Volto Barbaro, les deux rues finissent en cul-de-sac, l’une dans l’autre. Et une voûte donne sur la place des Seigneurs. Quel coupe-gorge magnifique entre le marché du peuple, ce bétail herbivore, et le repaire des carnassiers. C’est là que les Scaliger règnent, et le plus souvent qu’ils meurent. Ils vivent ailleurs. Ils tiennent leur cour, ils ont leur table, ils couchent dans la forteresse du Château, sous la garde du pont et la ligne de la rivière. Dans ces deux rues, qui ferment la place, et qu’elles peuvent forclore de la ville, ils sont morts au milieu du crime, sous l’hallali de la Trahison, la plupart de ces dogues. Le Mâtin Second y poignarde, de sa main, son cousin l’évêque. Can Signorio, pour être prince, plonge son épée jusqu’à la garde dans le dos de son frère aîné ; et lui-même, plus tard, ruiné par la luxure et par le vin, se voyant mourir, il console son agonie en faisant étrangler son cadet, qui pourrissait en prison. Ils meurent tous avant quarante ans. Leur vie est effrénée, insolente, pleine de désordre convulsif et de violences calculées. Ils ne jouissent que d’éblouir et d’effrayer. Faste et cruauté, ils tiennent tous de Néron, ce modèle des princes. Et d’ailleurs, Néron est un héros national de l’Italie, une forme romaine de la puissance. Tout vrai roi, plus ou moins, tient de lui. Comme Néron, dans la plénitude du pouvoir, ils s’ennuient s’ils ne tentent la voie solitaire du mépris, où la force brave l’humanité. Il est des points par où la cruauté touche à l’art du règne. Néron n’est pas un bouffon, seulement : il a le goût de l’exquis, la passion de l’unique, et la fureur de l’ignoble.

Au sortir du conseil, Mastino fut poignardé dans cette rue, magistralement. Le fer l’a décousu de la gorge au bas-ventre : il a reçu, sur la joue, le soufflet de ses tripes. L’arcade est là, toujours la même ; ruelle admirable dans la fureur écarlate de midi. On échappe enfin aux singeries des deux places, où les maçons du jour ont parodié le moyen âge. La rue atroce flambe au soleil. Elle est tournée pour le guet-apens. Étroite et torse, à cause des bâtiments qui avancent et de ceux qui font retraite, elle est percée de portes sombres, d’arcs au dos sournois, de trous carrés, si bien ouverts pour cacher un traître, pour lui prêter la fuite, et si propres à recueillir les flots de sang. La pente y est, et tel soupirail aspire le secret du meurtre, comme une infernale custode. Ces baies ombreuses louchent sur des couloirs en trappes ; elles bâillent, ces bouches, pour l’entrée du bétail à l’abattoir. Trop de fenêtres sur ces murs sourcilleux, mais ajoutées après coup. En cicatrice, le long des façades, jusqu’aux balcons du second étage, rampent des escaliers bizarres. La Tour de Ville jaillit très haut dans le ciel blanc, au-dessus des maisons. Et un puits sévère a cet air de tombeau qu’ils ont tous, quand les femmes ne puisent point l’eau, autour de la margelle, un puits morne pour laver des dalles sanglantes.

Après l’été, l’hiver. Je vais chez les Scaliger. La nuit, sous la lune, la place aux tombeaux est déjà un désert, où l’on s’arrête en rêve. Or, ce soir, il neige.

Avec leurs noms de chiens, ces Scaliger ont régné par la vertu de la rage. Ils sont trois dans cet enclos, à cheval, planant sur un entassement de chapelles, de clochetons, de dais, de statues. Là-haut perchés, foulant leurs propres catafalques, ils dominent, posés sur les frontons, comme des rapaces lâchés par la nuit des âges. Sous l’hermine de la neige, ces épouvantails sont les ombres méchantes de la souveraineté. Et la méchanceté va jusqu’au ridicule.

Il a fallu les hisser au-dessus des pinacles, pour qu’ils soient supérieurs au vulgaire. La rue est profondément déserte, ce soir. Sinistre et blême, elle n’est même pas éclairée. Elle a cette lumière crépusculaire qui sort de terre, quand le sol est couvert de neige, et qui est la clarté glaciale des ténèbres. Il doit y avoir, quelque part, en enfer, un lieu semblable pour les maudits de l’orgueil et de la violence, où les seules lueurs sont le feu de la neige, ces rayons funéraires qui éteignent toute couleur, qui révèlent la noirceur à elle-même, lumière qui transit l’espoir et ne réchauffe pas. Dans le puits de la place et de la rue aux Arches, ils continuent, juchés sur leurs étalons, de faire les gestes de la force insolente ; ils menacent le firmament de leur lance ; et ce long pieu de fer pousse une pointe burlesque contre le ciel gris et noir, qui lâche les flocons de son mépris. Ils ricanent de haut contre la terre ; mais à qui font-ils peur ? Pas un passant. Mes propres pas sont ceux du juge le plus sévère, qui arrive sur le tapis de la neige sourde, nuitamment.

La neige peint sur l’air livide le relief des grilles, qui entourent ce cimetière de Grands Chiens. Les lévriers en fer forgé veillent sur le repos de leurs maîtres, prêts à aboyer pour une chasse nocturne. L’échelle des Scaliger est semée parmi les jours de la fonte. Les grilles sont découpées en étrange feuillage, feuillage lugubre, pareil à son propre reflet : où est l’arbre de ces feuilles roides ? Voilà bien la verdure des morts, cruelle comme ils furent. Le plus beau de ces cavaliers au sépulcre, dur et hautain dans son armure, se cambre sur le cheval caparaçonné. Tous les deux, la monture et l’homme, la tête tournée vers la ville, ils ont le même rire sinistre, le même mépris. C’est Can Grande, le meilleur de sa race. Un oiseau chien lui sert de capuchon, qu’il a rejeté dans le dos, parce qu’il fait beau temps pour la curée. La bête héraldique, renversée en arrière, fait bosse et besace aux épaules du seigneur. Est-ce un chien ? J’y vois plutôt un aigle aux ailes repliées : il étreint le Scaliger et Vérone : l’oiseau impérial ne les lâchera pas.

Et lente, pressée, sans fin, la neige s’est remise à tomber. Elle est jetée d’en haut, implacablement, comme les pelletées du ciel sur les tombes. Elle ensevelit même l’ensevelissement de la pierre. Je frémis. Dans un crépuscule sépulcral, par une neige qui ne finirait jamais, ainsi devrait finir le monde.


xxiv

JARDINS D’AMOUR


Lark’s garden.



Puis, quittant son tombeau rouge et noir, j’ai fini la journée dans les jardins de Juliette.

Le crépuscule est délicieux aux Jardins d’Amour, qu’à présent on appelle Giusti. On passe le fleuve ; au-delà du pont, on monte, et l’on tourne derrière une église. Une grille, et l’on ne se doute pas du paradis qu’elle défend.

Une petite cour, qui a la couleur d’un cœur de rose au soleil, me sépare d’abord, avec une exquise complaisance, de la ville et du siècle. La brique rose y a ces tons de vieil air et de drap très ancien, qu’elle prend avec la pluie séculaire des ans, sous un ciel qui tantôt pleut, et tantôt brûle. La vigne vierge s’enlace à une couronne de créneaux roses, et, déjà dorée, elle mêle aux fleurons de brique ses tendres pampres. Et certes, ce courtil féodal est bien digne des Montaigus et d’une amour ducale.

Et voici des allées merveilleuses, bordées de cyprès sublimes. Ils ont cinq cents ans. Ils sont plus hauts que des clochers avec la flèche. Ils montent en austères avenues ; ils creusent un long chemin, plein d’ombre et de mystère, une voie étroite et profonde, en hypogées tragiques. Et le ruban du sol déroule un ruisseau d’or froid, clair entre les murailles noires. Divins cyprès, arbres de la Hauteur, à l’odeur incorruptible et très amère, si vraiment nés pour la passion, dans leur jet ardent et taciturne, dans leur roideur sévère. Ils sont avides du ciel ; ils le désignent et ils y montent.

Ô jardins de Juliette ! Allées dont le front rougeoie au soir qui vient. La tragédie est proche. La nuit s’apprête. Odi et amo, Vérone sait aimer.

Une sage maison se cache dans les roses. Elle respire l’ardeur muette, et garde son secret. Elle aussi parle d’amour, pour vivre et pour mourir. Que je voudrais m’y fixer !

Terrasses sur terrasses. Partout des fleurs en corbeilles, des roses, des œillets, de suaves fleurs simples, prodigues de parfum. Partout, cet accord ravissant des statues avec le feuillage, qui rend l’art à la nature, et qui élève la nature à la beauté de l’art. Les branches caressent les balustres de marbre. Trois feuilles languissantes baisent une épaule nue. Une gorge de pierre, comme à des doigts, s’offre aux ramures d’un érable. Le murmure d’une fontaine rappelle, à toute cette ardeur, les délices de l’eau. Elle s’écoule plus bas que les cyprès, il me semble, comme une femme pleure de mélancolie, à genoux, la tête cachée.

De l’eau verte sourit étrangement, comme un faune, dans une vasque. Trois dauphins, vêtus de mousse, lancent haut le fil d’eau frais et pur. Et la fraîcheur humide se répand, comme un son, dans le crépuscule.

Terrasses sur terrasses. On tourne sur une tourelle. Tout d’un coup, au plus haut, une petite loge s’ouvre sur une vue admirable, pareille à un triomphant accord : Vérone entière, soudain offerte entre les cyprès, n’est plus une ville, mais un rêve humain que l’on a quitté, éloigné, éloigné, sans bords, pour des amants qui s’enlacent et qui veulent, reculant tous les souvenirs, ne rien perdre de la vie et la toute oublier.

La petite terrasse du sommet est posée comme un linge sur une tête colossale qu’elle coiffe, un monstre sculpté qui grimace au haut de la rampe, et qui se profile, sur la colline, entre les escaliers. Caliban est dompté. Il porte les amants et cette beauté rare.

Tout le royaume de Venise, entre les Alpes et l’Apennin ! La plaine et les champs sans fin ; les tours cruelles de Mantoue, et le guet de Solférino, un pays gras de sang français, qui a levé en épis de liberté et de gloire pour une nation latine. Ces ombres bleues, là-bas, là-bas, sont les cimes lointaines, les monts qui veillent le long des lacs. On me l’a dit ; et que m’importe ? Je puis croire aussi bien que ces touches bleuâtres, qui rougissent, sont les approches de la France ou les frontières du Japon. L’instant est plein de beauté ; et une beauté pleine contient tout ce qu’une âme d’homme veut y mettre.

Ici, au sortir des allées sépulcrales, le ciel est de feu ; l’espace est une orbite frémissante, un creuset au jour d’or. La forge du soleil couchant flambe dans une paix de pourpre. Et au lit de l’incendie, le fleuve fume par places, comme un glaive tiré de la chair ennemie. On se penche, on se penche au bord de la terrasse. Comme sur le rocher tenté de l’océan, on n’est jamais trop près du flot, on voudrait plonger dans le ciel rouge, et nager dans la chaleur de cette heure splendide. Vérone brûle comme un bûcher de désirs. Les cloches se sont tues. Les flammes de l’astre lèchent les toits de briques. La ville est un torrent de lumière, qui vient mourir entre les doigts des cyprès. Elle se recueille dans le silence de la joie et d’une vocation bienheureuse.

L’alouette qui chante à la mort, c’est le soleil qui empourpre l’Adige. Les violentes hirondelles tirent l’alène sur l’air mauve ; et au fil de leurs cris stridents, elles cousent le ciel au fleuve. Quel linceul pour les amants !

L’adorable jardin est tout amour au soleil sanglant. Et, peut-être, n’est-ce plus l’heure de l’alouette ? Nous ne regardons plus à l’Orient ; et notre passion, souvent, redoute l’aube. L’heure du crépuscule, un noir jardin suspendu au-dessus d’une ville et d’un torrent, dans le silence des cyprès sublimes, voilà l’heure et le lieu pour les amants. Que la mort vienne !

Et plût au ciel que je visse se lever la lune, tandis qu’ils sont aux bras l’un de l’autre, se baisant les lèvres très amoureusement.


xxv

LA VILLE DU BŒUF


À Padoue, en été.



L’été, j’aime arriver dans une ville inconnue, deux ou trois heures avant la fin du jour. Alors, la plus charnelle a sa poésie : elle est parée de lumière, et dans sa grâce épanouie, elle semble la fleur de son propre génie.

À l’heure où la terre est une Danaé qui reçoit la pluie d’or, largement accroupie sur la plaine, Padoue jaune et noire, est une tête de bœuf bien cuite dans un pâté en croûte. De la gare à la ville, on fait route longtemps ; la marche est dure sur la terre battue, comme à travers les sillons ; des ornières roides et des trous rident la planure chaude. L’air poudroie dans le soleil, et le soleil poudroie sur les remparts trapus. Une poussière dorée vibre sous le ciel rose.

Lentement, des ouvriers se croisent sur le chemin blanc, la veste pendue au coude. Des enfants aux couleurs violentes se roulent en criant. Aux toits, de pâles fumées montent en plumes et en aigrettes minces. Les fossés, les murailles basses, les jardins, tout est poudré à blanc par l’été. La poussière lève sous le pied, à chaque pas. L’air a son odeur de sécheresse et de paille. On voit venir Padoue, comme une ville d’il y a deux cents ans, au temps de Louis XIV et de Villars. Je m’attends à la rencontre de médecins en robe et d’apothicaires à rabat. Une troupe de paysans, chargés de sacs et de besaces vides, forme un gros bataillon de pèlerins : quelque part, derrière ces murs rousseaux, le tombeau de Saint Antoine fait la gloire d’une église.

Patavia

Lourde et balourde, Badoue plus que Padoue, et les Patavins ont peut-être du Batave, Padoue est à l’enseigne du Bœuf ; l’Université a nom « il Bô ». Comme on doit manger ici ! Le cheval de Gattamelata lui-même est une bête de boucherie. Padoue dévote et grasse s’enroule en turban de lard autour de son bœuf bouilli.

Bordées d’arcades basses, les rues marchent pesamment sur des jambes courtes ; et quand une masure penche, elle se traîne sur les genoux. Plus d’une grogne et s’accroche au coude de la voisine. Les portiques ont un air de cache-nez ; là-dessous, les gens sont sujets au rhume. Chaque maison porte sur de gros piliers, au profil obtus ; les dalles de marbre usé s’enfoncent sous la voûte ; et chaque arche, ainsi, a l’apparence d’une chapelle grossière, au culte délaissé. On a passé toute la ville à la chaux, comme si elle avait eu la peste : tout est couvert d’un crépi jaune, où les crins du balai ont fait, dans le mortier, autant de rides. Ce n’est point l’idée de la trahison ni des discordes qui débrouille cet écheveau de ruelles torses. Doctorale et monastique, Padoue est un cloître à professeurs et à chanoines, ordres bourgeois qui étudient et qui mangent : en robe ou non, ils ne marchent point ; ils sortent peu ; ils ne vont jamais à pied, tant le pavé aigu montre les dents : la chaussée hargneuse est garnie de cailloux pointus, insidieux et bossus comme des arguments.

Épaisseur sans élégance, mais non sans une sorte de bonhomie. Tous les monuments, bas sur pattes, sont largement étalés sur la ligne horizontale. Les minarets des saints, au-dessus des églises, portent tout l’idéal de la race. Encore émergent-ils d’entre les fesses des coupoles. L’on comprend enfin ce que peut être la patavinité de Tite-Live : un certain accent lent, pâteux, solennel et solide, du muscle et peu de nerfs ; de fortes raisons pour la vie, sans agrément. Padoue est quinquagénaire, ennuyeuse comme la chair ; mais l’ennui est la première peau de la solidité, paterne et cossue. On pense à une ville de paysans, tous établis marchands de drap et de farine. On la sent pleine de boutiquiers, et farcie de docteurs, dévots la plupart et liseurs de livres.

Tout est épais, trapu, fait pour durer un long temps. Les rues puent. Après l’ennui, on trouve un peu à rire. Les docteurs ne vont jamais sans la farce : c’est leur toge naturelle. Au Pré du Val, désert comme un livre de science après mille ans, planté de statues, et non d’arbres, ils sont soixante-dix-huit professeurs en pierre, qui montent la garde autour d’un stade, riche en foin. Entre les feuilles rôties par l’ardeur du midi, s’avance la mosquée de Sainte-Justine. Une idée de violente raillerie saisit l’imagination, qu’excède la laideur pompeuse de cette église, coiffée de minarets et de turbans. On y voit M. de Sade opéré en gardien du sérail, par Napoléon lui-même : il fait son entrée dans cette salle de bains aux clartés aveuglantes, à la tête des ulémas noirs, salué par la confrérie des eunuques blancs. C’est pourquoi l’orgue, en proie au démon de la facétie, ne se lasse pas de jouer la marche turque.

Il fait si chaud et si pesant, qu’à tout prix il faut braver le soleil et sa doctrine atroce. Les dômes d’étain sont de feu blanc, ils brûlent, les regards. Un coffre de pierre, scellé dans la muraille, au coin de deux rues, c’est le tombeau d’Anténor, sur la foi de Virgile : il cuit au four, depuis trois mille ans. Que ce bel Anténor a un beau nom ! Que fait-il là ? n’est-ce pas assez de Tite-Live et de son os iliaque dans une vitrine ? Peuple à reliques : ils ont aussi l’épine dorsale de Galilée, à l’académie, en rien différente d’une autre épine, un os à moelle pour le pot-au-feu du dimanche. Il faudrait mettre le tout dans un tronc à la Sainte Science ou à Saint Antoine.

Un distique sur la porte de l’Observatoire, non loin de la rivière morte, quoique en latin est plus vieux que la Grèce et que Rome. Cette tour reste seule du palais d’Eccelino, où il avait pratiqué d’affreuses geôles, oubliettes, chambres de torture et autres salles, propres au gouvernement d’un bel esprit féodal et allemand. Au XVIIIe siècle, l’Observatoire s’y installe ; et le bon Boscovitch, jésuite et fameux astronome, tourne son distique :

Quæ quondam inferni turris ducebat ad umbras
Nunc Venetum auspiciis pandit ad astra viam[8].

Qu’on se sent loin ! Voilà la bonne vie, niaise et sûre, de la province dormante, où deux vers latins firent les délices et l’entretien de toute la ville. Et les uns trouvent trop de spondées dans l’hexamètre, les envieux ; et les autres louent sans réserve : à leur gré, toute l’histoire de Padoue tient dans le distique. On la lit encore au célèbre Salon du Palais, en forme de berceau retourné, palais de justice, qu’on nomme en italien Palais de la Raison. Si elle était nue, cette vaste salle serait belle ; mais elle est plus ornée qu’un vieil astrolabe : les signes du zodiaque, les thèmes d’horoscope, tous les emblèmes de la magie enlacés aux symboles du droit. Avec son plafond de bois, le grand Salon de la Raison est un navire la quille en l’air : telle est la navigation du juste. Suspendue aux astres par un fil invisible, la nef de la raison n’a d’excuse que dans la féerie du naufrage.

Padoue s’est beaucoup laissé faire, à l’ordinaire des bourgeois et des marchands, qui aiment toujours mieux céder aux gens de guerre que de leur tenir tête : ils ont trop à perdre, surtout quand ils ont raison. Mais enfin, Eccelino l’a rendue rebelle. Un jour, elle s’est révoltée contre le plus féroce des tyrans, une espèce de Teuton, fou de son pouvoir et ivre de meurtre. Eccelin est le podestat, le lieutenant de l’Empereur en Italie. Rien ne se compare à l’Allemand épanoui sous le ciel italien : alors se révèle toute la brutalité de la force : parce que l’Italie délie les liens de la morale. Ainsi la France sépare tous les éléments de la pensée, et dissout les bandelettes des mots, ces momies.

La gloire d’Antoine, Franciscain, fut de braver la bête. Il a toujours fait des miracles, ayant fait celui-là. Il était de Lisbonne, mais d’un temps où le moine catholique fut partout chez lui en pays latin. Il s’en faut bien qu’il parût alors le saint, bon à tout faire, qu’on charge, aujourd’hui, de chercher les objets perdus et de ranger le ménage. Loin de là, cet ascète indomptable, à la volonté terrible, fut le grand chrétien, comme le moyen âge l’a connu et l’a subi : le prophète du droit contre les puissances, l’homme de la révolution contre la force qui abuse. Tendre aux doux, implacable aux violents, ce guerrier moral, hardi à ne reculer devant rien ni personne, est mort à la peine, dans le feu des œuvres et des austérités, âgé de trente-six ans. Il n’a pas moins traqué les mauvais riches que tenu tête au mauvais prince. Le saint du moyen âge est le héros de la conscience humaine. Sa sainteté ne fait point de doute aux plus proches témoins. N’ayant vécu que deux ans à Padoue, telle fut l’action de saint Antoine, qu’il fut canonisé moins de deux ans après sa mort. Saint pour tous ceux qui le virent, depuis il est devenu fétiche. Il sert à tout. Au Santo, les fidèles vont appuyer leurs membres malades contre son tombeau ; ils font baiser les grilles à leurs pensées les plus malsaines, à des vœux si bas, à de si sales requêtes que toute la misère de l’homme est peinte sur les visages par la honte, comme, au temple d’Épidaure, les inscriptions en lettres rouges faisaient l’offrande des ulcères à Esculape.

Sortant de cette église, bourrée d’or et d’argent, je salue, à l’autre bout de la cité, la Tour du Ponte Molino, bonne porte de ville, à cause d’un magnifique souvenir. C’est là, entrant dans Padoue pour la première fois, que le redoutable Eccelin fit l’un des plus beaux gestes que la possession ait jamais inspiré au vainqueur, touchant enfin l’objet, de son désir. Il était à cheval, ses barons et son armée derrière lui. Rejetant son casque contre la nuque, il se pencha sur la selle et, plantant ses lèvres sur les clous de fer, il baisa la porte qui s’ouvrait. Terrible baiser, riche de toute convoitise et de toutes les morsures : il s’enfonce au cœur de la proie ; il caresse et il déchire. Or, sans plus attendre, dès le même soir, le tyran commence de sévir, de tuer et d’aimer. Il y a tant d’ardeur en ce baiser, qu’après tout je me demande si le farouche Eccelin n’avait pas aussi son droit de maître et ses vertus. Car enfin on ne le connaît que par ses ennemis. Et quand même il eût été en haine à tout le monde, qu’importe ? Jugés par nos ennemis, nous ne le sommes que par des comédiens, à qui nous avons daigné donner un rôle. Tandis qu’ils le jouent, ils se prennent pour le roi ou le prince qu’ils font ; et vivant même de la pièce, les malheureux, ils calomnient le poète. Mes ennemis sont les bouffons de ma tragédie.

Donatello

Que Padoue soit sacrée à l’homme qui vient du Nord, parce qu’elle lui ménage sa première rencontre avec Donatello. Le génie de cet homme est si beau, il est si grand dans son art, la puissance de son instinct est si rare, que son nom seul le vante assez dans le cœur de ceux qui l’ont compris. Il semble simple comme la nature même, et comme elle il est plein de pensées. Il a toute la grâce avec toute la force. Et son don unique est de les confondre à tel point dans la vie, qu’on ne saisit pleinement l’une qu’à la condition d’être conquis par l’autre.

Dans l’église du Santo, qui resplendit d’une richesse outrageuse, Donatello vieillard a laissé les plus beaux bas-reliefs du monde. L’art ne peut aller au delà. Œuvre sans pareille dans toute la sculpture, par où le modeleur suprême a fait voir quel peintre il pouvait être dans le bronze ou la pierre. C’est une peinture solide, qui a toutes les dimensions qu’elle veut. La foule, l’action, les passions, les caractères, tout est vu par le modelé ; tout est retenu avec les gestes ; le mystère intérieur est révélé par le mouvement ; tout enfin est incarné à la matière. Ou plutôt, il n’est plus de matière, tant l’énergie de la vie a de lumière et de naïveté. La sculpture, ici, est la reine de l’esprit qui ne se cache plus, qui se laisse approcher. Antique et chrétien, classique et toujours passionné, Donatello est le Rembrandt de l’art sensuel et sévère, qui enferme l’âme dans les corps, pour la mieux faire toucher. Ô vieux Donatello, le plus jeune des artistes jusque dans l’extrême vieillesse, quelle source intarissable de vie tu as captée dans les divins filets de la forme !

Sur une place, au flanc de la même basilique, Donatello a dressé le monument équestre du condottière Gattamelata, capitaine de Venise. Lourd comme un percheron, le cheval est bien padouan, une bête de trait. L’homme, qu’on voit mal d’en bas, frappe pourtant l’esprit par sa force calme et sa simplicité. Mais la tête vaut la peine qu’on la regarde de plus près. On débarbouillait le bronze, ce jour-là. Au grand soleil, dans ce lieu désert, je me hissai sur l’échafaud. Et je connus, face à face, le poème magnifique de ce visage. Donatello est le dieu du caractère : telle est, pour lui, la raison de ma passion.

De Gattamelata, il a fait le vieux général romain sans génie, comme il a vécu dans tous les siècles, Vespasian ou le Cunctator, Crassus ou Sforza. Et d’abord, il a voulu qu’il fût de race paysanne : un vieux laboureur à cheval, dans l’âge de soixante ans, où l’homme d’ambition n’a plus d’entrailles. Une grosse tête carrée, aux os épais, aux oreilles vulgaires, sans doute velues de chiendent : ni l’intelligence, ni la fierté ne règnent sur cette figure, mais une invincible obstination. Les joues tombent sur les maxillaires ; les chairs d’un homme qui boit : elles font de gros plis sous le menton que godronnent encore les rides de l’âge. Il lui manque des dents. Un col épais et court. Sur le front gros et sans grandeur, chauve au-dessus des tempes, les cheveux sont tassés en mèches, et le crâne se montre à nu, par plaques. Les sourcils très relevés sont aussi un peu collés à la peau, avec cet air de poil malade qu’ils ont alors. Gras, tombant du bout et pincé vers les narines, le nez est sensuel, gourmand, sans bonté. La bouche, surtout, est équivoque, une bouche à axiomes et à blasphèmes. La lèvre supérieure est brève ; l’autre, plus épaisse, s’abaisse, comme le bord ourlé d’un pot. C’est le vieux dur à cuire, meneur de bandes. Il regarde droit devant soi, non sans voir des deux côtés. Il attend l’événement avec lenteur. Son air est de qui feint de s’étonner, pour mieux tourner le dos au parti qu’il ne veut pas prendre. Et dans son entêtement immuable, il ne s’étonne, au fond, de rien. Bien ou mal, il comprend ce qu’il doit faire, et le fait. Il en a tant vu, que ni la peur ne l’arrête, ni le scrupule. Il est las et fort comme un vieux roc, longtemps battu de la marée. Il n’a pas de pitié. Il n’a pas de cruauté. Il fait ses comptes, efface ou apure, et va droit à l’addition. Dans les cris et les flammes du carnage, au soir d’un sac, il boit double pinte de vin vieux. Il est implacable et doucereux. Et c’est la raison, peut-être, qui fit donner à Érasme de Narni ce nom de Gattamelata, qui signifie Chatte-au-miel.

Voilà le soldat que Donatello me fait connaître. Quoi de plus ? Donatello est si grand que je n’en veux rien dire davantage, sinon qu’avec Dante, il est l’artiste souverain de l’Italie.

adieu à la duègne

Le long du Bacchiglione, étroit comme un canal, des quais languissent à la lumière du soir. Les ponts bas, d’une seule arche, font l’anneau avec l’eau courbe qui les mire. Vert de gris et purée de pois, cette eau nourrissante a trop cuit dans le cuivre. Avec précaution, telles des vaches sur une berge, les maisons à pic descendent lentement dans la trouble liqueur du fleuve. On ne peut faire que quelques pas au bord de cette eau végétale ; la levée de terre disparaît bientôt. Sales et branlantes, les bâtisses serrent le canal, s’en écartent, le resserrent. Tous ces murs sont caducs, et marqués à l’ongle noir du temps. Tout est posé de côté, comme sur une hanche, ou va de travers, usé, affaissé, maussade. Une mousse d’ennui pousse sur la rivière verte, pareille à un vin de Toscane qu’on appelle la verdée. Que ne donnerais-je pas pour une odeur de filin et de goudron ? Le Bacchiglione sent la grosse mouche écrasée, le guano de poule et la queue de chien. Vieille, très vieille ville, aux jupons sales. Oui, et l’on pense, cependant, à toutes les générations d’hommes qui se sont succédé entre ces eaux moroses, le palais de justice et l’université. La paix grave n’est pas si loin de la décrépitude, que celle-ci ne mérite aussi le respect.

Que ces bords sont mornes au soleil couchant ! Au détour d’une ruelle, on entend tinter des sonnailles. Je me gare. Je vois venir un carrosse de paille, à caisse jaune. Un docteur y doit ronfler sous les bésicles, le nez et le chapeau pointus sur une tête de concombre, enveloppée d’hermine.

Et la nuit semble sortir du canal, comme on tire un chalut entre deux rives. Personne. Parfois, au flanc d’une large et antique demeure, un arbre se penche sur l’eau ; et de côté, sournoisement, le long d’un mur triangulaire, descend un escalier étroit et complaisant, à vingt marches, pavoisé de linges humides. Ah ! si celui qui vit dans ces chambres vient le soir, au couchant d’une journée malade, se traîner le long du quai, et s’il est homme à se sentir une âme, une force humiliée, celui-là, en vérité, peut se dire qu’il a tout sous la main, l’escalier pour couler à la rivière, et pour se pendre le figuier. Et même, s’il se pend, avant l’aube prochaine, le figuier le détachera dans le canal comme une vieille figue.

Un bruit, en crécelle de bois, réveille le silence. Un gros jeune homme, accroupi sur la berge, pêchait les moustiques, ou dormait, une ligne à la main. Une vieille dame au nez crochu, avec trois plumes sur la tête, parut au balcon, un vase à bout de bras, et le vidant sur le rêveur, cria : « Porc, c’est l’heure ! entends-tu, gros porc ? » Le lourd jeune homme ne se tourna même pas ; sa bonne figure grasse, aux yeux endormis, bien ronde sous la lune, ne marquait ni surprise ni colère. S’étant un peu secoué, il répondit à pleins poumons, mais d’un ton tranquille : « Laide bête, tu vas voir ! » Et, fort mal à propos : « Tu me fais sécher », dit-il, ce qui, en italien, a le sens de : « Tu m’ennuies ». Cependant, il dégouttait d’un sale liquide, qui l’avait atteint au bras : il le regardait comme un poisson, le seul qu’il eût pris, ce soir-là, à la pêche. Et, ayant flairé sa manche, il renifla. J’éclatai de rire. Adieu, Padoue ! Adieu, la vieille !




xxvi

ENTRÉE À VENISE


Nuit de Juin.
This is Venice…
Shakspeare.



Ah ! ne fuis plus, Venise !

Venise désirée, quelle amoureuse tu dois être, pour te cacher ainsi sous tes voiles de soie et de vapeur légère, pour mettre ainsi en passion l’homme qui te poursuit. Tu le fais haleter d’impatience. Tu irrites son envie jusqu’à la peur de ne plus te trouver. Es-tu si sûre de tes caresses ? L’es-tu de combler l’ardeur que les promesses de ta beauté enivrent ? et ne crains-tu pas de décevoir une si longue convoitise ?

On arrive à Venise comme, après tous les méandres de l’insomnie, on finit par descendre sur la plage d’un songe.

On vole vers Venise comme à un rendez-vous d’amour. La hâte du désir fait compter les minutes lentes. On désespère de toucher au bonheur. La ville ne paraît pas. Rien ne l’annonce. On la cherche au Levant. On s’attend à en voir quelque signe, et sur le ciel flotter les pavillons de la chimère. L’horizon, où elle se dérobe, est un infini muet, miroitant et désert. Parfois, on a cru découvrir une tour, un clocher sur la plaine marine ; mais on doute du mirage salin. Est-ce la mer ? est-ce la terre ferme ? ou plutôt, quel mélange fluide, quel transparent accord des deux pâtes sur la palette ?

Tout est ciel. C’est le ciel immense des salines, une vasque de rose et d’azur tendre, un océan de nacre, qu’irise çà et là quelque perle de nuage. On appelle la mer, et on l’a au-dessus de soi, ce firmament tranquille. Puis, le crépuscule rougit. Une tache de sang coule sur la voûte et s’étend vers la terre. Venise n’apparaît toujours pas. Elle est là-bas, pourtant, dans l’ombre lucide, d’un violet si délicat et si languissant qu’on pense au sourire de la volupté douloureuse.

Je ne voyais encore ni ville, ni village, ni voitures, ni bateaux. Mais le ciel portait des voiles, et les nefs y volaient à présent, dorées à l’étrave.

Il me semble que tout bruit a cessé. Je glisse sur un lac, comme sur un bassin le martin-pêcheur. Et voici la mer, la mer, la mer ! Je la sens, je la devine. Je suis enivré, dès lors !

J’ai connu la sirène, pour la première fois, aux jours du plus long crépuscule.

Je trempais dans un prisme liquide, toutes les couleurs et toutes les nuances, depuis la pourpre jusqu’au reflet de la soie verte la plus pâle, quand elle est comme l’ambre ou comme la liqueur d’absinthe, à peine battue d’eau. L’œillet rouge du ciel s’éparpillait en pétales sans nombre. Une caresse de l’air me touchait tendrement au front et aux tempes. L’odeur enivrante de la mer me vint aux narines, le souffle suave et salé qui lève des flots. Enfin, des clochers pointus sortirent de la lagune, comme les épines d’une rose ; et ils étaient safran, du bout.

J’arrivais. On rêve de Venise, avant d’y être. Et sans le savoir, soudain, on y est en rêve. Ce fut ainsi, à la fin du jour, que j’entrai chez la Reine des Sirènes.

Le vacarme du train, le grondement de la ferraille et des machines tomba comme une pierre dans un puits. Je sortais de la gare, comme je me vis sur l’eau, dans un fleuve de fleurs. Le ciel, sur les étages en dentelle, était une lèvre de sang vermillon. Puis, l’adorable silence. La gondole me prit, et, de la nuit entière, je ne la quittai plus. Je me roidissais de joie sur les profonds coussins. Je n’avais rien avec moi que moi-même. Bonsoir à la cohue !

Je ne pensais à rien. J’avais fini de me suivre, et je m’étais retiré dans la lumière du couchant, comme il m’arrive. Je fais don de ma vie à cette heure ; j’y suis corail et madrépore, bracelet pour la Reine. Je me sentais plus libre que le goëland sur les roches d’entre le Raz et Sein. J’allais dans la légèreté du dernier rayon, qui transperce.

La gondole file sur les flots d’émeraude et de pollen rouge. Je suis flèche et fleur moi-même, dans cet air, sur cette eau verte, parmi toutes ces pierres qui fleurissent. Habile, toujours aux aguets, prompt et docile, penché à l’avant sur sa rame noire, le souple gondolier est bon à voir, comme l’ouvrier qui aime son travail. Et il tourne le dos à son maître, pour qu’il soit roi de son plaisir. Le sang doré de la lumière ruisselle des façades, en effusion nuptiale. Je croyais voir Iseult, jusque-là ensevelie aux vagues de Cornouailles, surgir doucement de la mer orientale, reine bayadère, damnée peut-être, mais dans la joie d’un éternel plaisir. Ces dômes, ces pointes, ces seins, ces doigts, ces ongles de Venise, tout n’était que caresse pour le ciel brûlant et pour l’eau caressante. Les flots, éblouis de la pouppe, la baisent et la suivent, battant des cils. Au Rialto, j’ai rangé des chalands pleins de fruits. L’odeur des fraises parfumait la rive.

Sur le Grand Canal, il pleut des violettes. La nuit vient, avec ses cœurs de pavot et ses mauves. Les hautes cheminées s’évasent en calices ; et sur les palais, maintenant, elles dressent, plus grises, les stèles en turban des tombes turques.

Amarrées au ponton, les gondoles se balancent ; elles se touchent au rythme d’une respiration lente et tranquille. Et l’amarre sèche pousse son petit cri. Croisant leurs routes, d’autres barques vont et viennent, plus brusques que des ombres et non moins silencieuses. On les frôle ; elles glissent ; elles s’évanouissent, fantômes de noir velours, à l’œil rouge au bout d’une antenne. Et le fanal n’est déjà plus qu’une goutte. On devine les passants, assis sur les coussins de cuir. Et tous, on les tient pour des amants ; on est sûr qu’ils s’enlacent ; que la femme est jeune, belle, suave, toute chaude d’un feu doux ; que l’homme est ardent, fort et noble.

Quelle ville pour les marins ! Tout flotte, et rien ne roule. Un silence divin. L’odeur de la marine, partout. Même ignoble, aux carrefours de l’ordure croupie, des choux pourris, des épluchures et de la vase, l’odeur salée se retrouve encore ; et toujours monte la douceur sucrée du filin, et l’arôme guerrier du goudron, cet Othello des parfums. C’est un bonheur d’aller grand’erre sur les eaux dociles : le charme de Venise contente tout caprice. Et moins l’on sait où l’on est, moins l’on sait où l’on va, plus l’issue a de grâce, le plaisir s’y parant de la surprise. Il n’est canal qui ne mène à la lumière.

Nous volions. Le rameur me sourit. Comme nous tournions lentement dans une ruelle, il me demanda si j’étais Grec, ou de Paris. « Je ne suis pas d’ici, lui dis-je ; mais je suis en amour dans ta ville. Qu’importe d’où je viens ? Ta ville me fait pâmer. » L’homme comprit.

Parfois, on entend des cris dans le grand silence. Est-ce un appel ? un adieu ? la cime d’un chant, ou un rêve ? Je n’ai pas ouï les bateliers se répondre en tercets de Dante. Ils n’ont pas lancé, pour moi, comme des balles sonores, les rimes du Tasse. Mais j’ai perçu les rythmes de la volupté, les rires des femmes sur l’eau, et de légers sanglots, dans un coin d’ombre veloutée, à San Trovaso.

La nuit s’est faite. Les palais du Grand Canal sont des torches qui brûlent dans une flamme heureuse. Ils se dressent, soudain ; ils flambent, ils éblouissent ; ils sont de feu et d’écume ; on passe : ils sont éteints. La ville enchantée est riche ainsi en apparitions sous les étoiles.

Telles des veines, prenant du Grand Canal qui brille, les ruelles de poix sinuent dans les ténèbres. Au creux de ces hypogées, la profondeur est sombre comme un cœur jaloux. Les maisons sont des fantômes. Les formes vacillent. Toute lueur pend sur l’eau comme un linge carré ; et de loin en loin, dans les murailles aveugles, veille une lampe funèbre.

En vérité, la gondole est faite au pied de Venise. Nées de l’onde, l’une et l’autre, avec Vénus. Et ton nom aussi, Venise, le veut dire.

La sandale marine glisse sur la lagune, sans bruit et presque sans mouvement. Elle longe le bord ombreux du Canal ; et l’autre rive rit dans la lumière. Je ne m’endors point, je n’ai point d’appui sur cette paix frémissante. La gondole, tout de même, n’est qu’un petit cercueil sur la mer. J’ai la sécurité d’un danger que je souhaite : la certitude enfin d’avoir quitté le monde. La séduction la plus puissante de Venise se révèle : loin d’être le calme, c’est l’indifférence à tout ce qui n’est pas un grand sentiment. Les plus pauvres d’amour comptent au moins sur le plaisir, à Venise. Les autres s’y offrent aux orages du feu. On espère la beauté de l’incendie, et le bonheur dans la passion. Et tel est le génie de la Sirène : qu’on y attend la passion comme sur un lit : on ne la cherche, on ne l’appelle pas. L’obscurité et le silence n’invitent pas mon âme au sommeil ; mais je me tends, dans une ombre conjugale, chargée des parfums et de tout le délire que la chair désire parfois, comme par vocation. Ce noir canal où je tourne, dont l’eau fascine par un regard bleu de folle, ne semble-t-il pas trembler entre deux places aux lumières prochaines, l’une d’enchantement et l’autre de mélancolie ?

Une ivresse d’amour était en moi. Le nom de Venise passait sur mes lèvres comme une violette, et j’en suçais le miel de volupté. J’étais presque seul. La fureur de posséder la ville me dévorait. Je trempais ma main dans l’eau câline et fraîche, aux franges d’argent. La nuit s’avançait, poussant les troupeaux des étoiles. L’Ourse, déjà, était renversée, et le Chariot roulait sur la roue droite.

Des gondoles chantèrent, toutes pavoisées de lanternes, pareilles à un verger de clartés. Et les oranges lumineuses étaient multipliées par l’eau, et les pêches, et les fruits verts, et les fruits bleus. Toutes ces lumières en cage répandaient une gaieté exquise. Leur prison de papier était-elle de soie ? Rien n’a plus de douceur. Que les belles sont belles, aux lanternes, la gorge nue, et la nuque ployée sur leurs cheveux défaits ! Un sillage enchanté de rubans tient le canal en laisse. La lumière, sur l’eau, est fée. Ces barques nocturnes ne sauraient promener que des amants avec leurs épousées. Transparente et cachée, cette joie est nuptiale. Tandis que les musiciens égratignent les cordes grêles, et que les mandolines égouttent leurs menues perles de métal, les chants n’endorment pas les amants enlacés, mais dissimulent les baisers qu’ils bercent.

Tout s’est tu, bientôt. Le murmure amoureux de la ville a soulevé ma vie, a soufflé sur les feux de mon âme. Ma solitude a vacillé d’angoisse. Dur moment, où j’ai coulé mon bronze. Je me suis roidi à la fonte. J’ai fait d’autres flammes, avec toutes ces flammes et ces brasiers. Et j’ai su que je pourrai ne pas céder.

J’aime cette ville. Elle est mon désir. C’est pourquoi elle ne saurait me vaincre. Cléopâtre, Cléopâtre, tu ne me retiendras pas ! Avec tous les arts de Balchis et de Circé, tu n’auras pas raison de moi. Je ne suis pas venu de si loin, pour tomber sur un lit de délices, au fond d’une chambre courtisane.

Nous avons bu aux Esclavons un vin roux de Chypre ; et, plus tard, dans un bouge, aux Zattere, avec deux jeunes filles ; et l’une pleurait, sous une lanterne rouge. Quand l’étoile du matin s’est levée sur le Lido et les îles, le batelier m’a enveloppé d’une couverture noire. Il m’a supplié de dormir : il avait peur pour moi. Et c’est lui qui a dormi une heure. Que cette heure fut féconde. Au milieu de toute cette volupté, je prends ma force à deux mains, comme une hache. Je fends l’espace obscur qui me séparait encore de mon vœu le plus profond et de ma volonté. Dans cette gondole, je finis la tragédie de la mort et du désespoir le plus sombre que je portais depuis dix ans. Je connais un amour plus fort que les délices, plus vrai que les baisers, un amour qui peut vaincre le désir, et qui ne doit pas être rassasié.

Le jour va naître. Le soleil rouge s’élève dans les cyprès de Saint-Lazare. Et telle fut mon entrée au rêve de la ville sans pareille, de la ville adorable.




xxvii

MIRACLE DE SAINT-MARC





Ni Venise matinale, d’argent et de myosotis ; ni le soir, de sang et d’or rouge ; ni le soleil levant sur la Salute, quand ce palais de la Vierge a l’air d’une perle sur un cristal de lait ; ni le soleil couchant sur la rive des Esclavons, quand le palais Ducal s’allume en lanterne, à tribord d’une galère de carmin : ici et là, Venise glorieuse n’est point encore sans pareille dans la gloire de la lumière. Mais une église est la châsse de son triomphe, l’écrin de la Sirène. Il est un vaisseau où toute sa splendeur est captive. L’Orient et le soleil du crépuscule sur la lagune, ils l’ont enfermé dans une basilique ronde, où le Seigneur est sur l’autel, et la dédicace au voyageur Saint Marc.

L’or, le dieu temporel à la solde des insulaires, ne les trahira plus. Il est à Saint-Marc ; ils en ont fait le cœur magnifique de Venise : non pas un or inerte, un lingot avare dans un coffre ; mais l’or le plus vivant, qui bat, qui se nourrit de lumière, qui suit toutes les heures du jour, qui chante dans l’ombre, et qui est, en vérité, l’espèce solaire du sang. Et ainsi, la Pala d’Oro brille au tabernacle, dans Saint-Marc d’Or. Et le nom même de Marc pèse tout poids d’or.

Saint-Marc est l’église sublime. Par la vertu de l’harmonie, elle atteint la perfection du style. La richesse inouïe de la matière n’est qu’un moyen sonore, qui sert docilement le génie musical. Comme la fugue de Bach, avec ses nefs conjuguées et ses coupoles, elle est une et multiple. La plénitude de Saint-Marc est divine.

Byzance y triomphe avec une ardeur splendide ; mais Byzance asservie aux rythmes de la couleur, toute la richesse antique se consomme dans Saint-Marc, depuis Crésus jusqu’aux oratoires des satrapes ; mais au lieu d’y être une charge charnelle, elle y est toute vive, en mystère et en esprit.

Saint-Marc est l’office de Balthazar, le mage d’Asie.

Un quadruple cœur d’or, quatre puits de rêve sous quatre coupoles.

L’église la plus intérieure qui soit au monde s’est creusée au flanc de la ville, où tout est décor changeant, sensation éphémère, mobile jeu des apparences.

Le contraste est sans égal entre la façade confuse et l’ordre du vaisseau intérieur. Cinq siècles ont épuisé le luxe et le faste sur le visage de Saint-Marc, pour ne réussir qu’à un chaos de dômes, de portiques, de bulbes affrontés. D’ailleurs, pas un beau chapiteau, pas un arc, pas une moulure qui vaille le regard. Dans la profusion sans choix, la façade n’arrive pas à s’accorder avec elle-même : elle étale la recherche somptueuse ; mais elle cache ses membres et trompe sur les proportions. Elle est claire, criarde et ne paraît pas faite pour durer. Ornée de mosaïques blanches et bleues, on dirait d’une église en plâtre peint, pour le temps d’une foire universelle, ou bien de quelque Kremlin barbare en Moscovie. Elle en a la pauvreté fastueuse, moins une porte admirable, qui semble de vieux cuir guilloché d’or, et qui annonce seule la merveille retirée derrière les vestibules.

Blanche et bleue aussi comme une épousée, on quitte la place tant vantée, les couples roides du Nord, l’élégance banale et le rire des noces en voyage, les pas durs de l’étranger sur les dalles, et l’exemple des pigeons au nez de tous ces nouveaux mariés qui bâillent. On pousse, sur le côté, un lourd rideau de peau grasse, ouatée et très sombre.

Et l’on entre dans le miracle.

Ô sainte féerie ! L’encens fait-il lever les rêves, comme un vol d’alouettes mystiques vers la voûte ? On passe du monde haï au monde désiré, où tout est splendeur, calcul juste, contentement pour l’âme et vérité révélée dans l’harmonie.

Comme on irait du clairon puant au chant des chanterelles les plus suaves, on s’élève d’un accord vulgaire à une symphonie aussi pleine qu’elle est profonde et rare. Saint-Marc s’épanouit dans la profondeur, cantique du Paradis.

Dès la porte franchie, et deux ou trois degrés descendus vers les douces ténèbres, je vacille dans une nuit dorée, au seuil de la féerie très sainte. Tant de beauté m’enivre ; une telle et si riche consonnance, où entrent tant de sons, tant de timbres, me saoule et me nourrit. Je mords à l’œuvre incomparable dans la ville sans pareille ; et cet îlot d’émotion, au centre de la cité insulaire, j’en éprouve d’emblée la vertu. Saint-Marc m’isole de tout aussitôt et me rend à mes dieux.

Et d’abord, l’église paraît immense, dix fois plus grande qu’on ne l’espérait dans le coin d’une place, entre la mer et un étroit canal. Tel est le caractère de l’œuvre sublime : à quelque échelle qu’on la mît, on est sûr qu’elle ne pourrait pas être plus grande qu’elle n’est. Le sublime implique sa propre mesure. De la sorte, si le sublime a toujours la mesure qu’il comporte, il n’y a pas de sublime modéré.

Je flotte dans le rêve de l’or. Je suis pris aux rêts de l’or, je pose sur l’or et je nage dans l’or. J’ai de l’or sous les pieds. J’ai de l’or sur la tête. Un air d’or me touche et me flatte. Et l’encens est une vapeur de l’or. Les profondes et lointaines fenêtres filtrent de l’or, à travers un vitrail de corne jaune ; et l’or s’insinue, comme une onde subtile, entre les nefs, baignant chaque pilier. Et qui ne serait ému de marcher sur les dalles rousses, courbes et gonflées, tortues, comme si elles épousaient la vague souterraine qui les porte ? Les pilotis de Saint-Marc doivent être d’or, forêt de lingots plantés dans la lagune.

Un quadruple cœur d’or, quatre puits de rêve sous quatre coupoles.

L’espace central, que dominent les arcs du haut avec tant de sereine majesté, ce plan inouï du feu le plus dense et le plus pur, voilà le sanctuaire unique au monde ; et, sinon le plus beau, le plus brûlant. D’autant mieux qu’il est vide, et qu’il se dilate ainsi dans une grandeur sans limites : il est le lieu où se coupent et se rencontrent tous les cercles engendrés par la rotation des coupoles. Et ce volume des volumes est tout lumière.

Comme l’or du soleil en fusion, par le bord où il touche, à l’horizon de mer, les nuées grises, blêmit soudain et prend la couleur des lèvres gercées, le long des courbes idéales, aux points où les coupoles de Saint-Marc se croisent, la lumière pensivement se plombe, et les boucliers d’or, suspendus dans l’espace, sont cousus à la voûte par un ruban de platine et d’acier. Le songe de l’Orient, à Venise, est enfin passé à l’acte. L’œuvre n’est plus une fumée. Ces perspectives balancées appellent la musique ; elles font un concert si sonnant pour l’esprit, que j’entends le chœur des voix dans la vapeur des parfums mouvants. Et pour peu qu’une mélodie suave se répandît sous ces voûtes d’or, le ravissement m’en étourdirait à défaillir.

La puissance même ne se fait plus sentir, tant l’harmonie l’emporte, et si profonde résonne ici l’unité de la musique. C’est l’église des sphères. Elles sont en mouvement : ce sont elles, comme des planètes autour du soleil fixe, qui révèlent le chant des nombres. Elles tournent pour l’office sacré. Saint-Marc est un temple cosmique, une église solaire. Et comme il fallait s’y attendre, pas une œuvre de l’homme n’atteint à une si parfaite unité. Sous le calcul de celle-ci, je pressens le secret des siècles, une gnose millénaire.

Le rythme des coupoles est d’une beauté céleste. Elles se contrepèsent deux par deux, étant inscrites dans le plan carré de la croix. Et le nombre impair est entre elles, signe de la différence, repère de la connaissance accomplie. Et cet équilibre crucial, ces dômes qui se compensent au-dessus de ma tête, faisant penser avec délice aux révolutions des sphères dans l’espace infini, m’incarnent à la certitude éternelle du chiffre, et font pleurer de la plus haute émotion l’esprit qui entend ces belles strophes du Créateur qui, selon son ordre, lance les mondes.

Un quadruple cœur d’or, quatre puits de rêve sous quatre coupoles.

Quel peintre n’a pas envié le tableau qui fût, pour l’œil rassasié de plaisir, un beau tapis de Perse ? L’architecte de Saint-Marc a tendu les tapis persans sur les murailles. Les marbres de couleur mêlent les écheveaux de la soie aux veines de l’or. Il y a des piliers pareils à du velours ; des parois ont l’ardeur changeante des flammes ; des arcs fauves caressent le regard à l’égal des profondes peluches ; tel angle tiède, telle rampe, telles niches ne sont point d’onyx ni de porphyre, mais de fourrures aplanies, où le pelage du lion est cousu à la peau du tigre. Les plans de pierre ont la chaude inflexion des étoffes, que gonfle l’incendie. Toute église est froide, près de cette église.

Le tissu de Saint-Marc est une mosaïque de tisons sur fond d’or. Ni l’or, ni les couleurs ne sont plus des parures à une idole, ni des ornements dus au caprice, ni un trésor égoïste qui vit pour soi et se goûte soi-même. Tout est offrande à une splendeur plus haute, comme, dans une magnifique symphonie, les instruments divers et les timbres s’immolent à l’harmonie d’un chant unique.

Qui pense à la richesse de l’accord, si l’accord est sublime ? Le sublime, comme le divin, écarte tout calcul, parce qu’il le réalise. Comme on l’éprouve, on s’y livre, et l’on est de plain-pied dans un ordre supérieur. Là, il est juste qu’à la pierre se substitue le plus beau marbre, que les murailles soient d’or, et les voûtes de vermeil, que le pavé soit de topaze, et les ombres de diamant noir.

Tant de beauté, enfin, ne peut être qu’un rythme de soleil et de nuit, d’ombre et de lumière. Jamais, en effet, plus beau poème de l’ombre et de la lumière n’est éclos sous le ciel : Rembrandt, toute sa vie, a eu Saint-Marc devant les yeux, le grand rêveur. Chaque travée est un transept pour la travée perpendiculaire. Les coupoles doublent et triplent toutes les avenues de la clarté. Selon les heures, les demi-cercles du jour et les cercles de la nuit se coupent deux par deux, ou trois par trois, balançant un monde de contrastes, que je compare à quelque scherzo prodigieux des sphères dans l’éther. Les marbres ont pris le poli des miroirs ; ou plutôt, les piliers, les murailles, les dalles, toutes les surfaces planes sont pareilles à ce cristal que les eaux dormantes présentent au soleil dans la pénombre, et où la lumière tombe en feuillage d’or roux. Les voûtes et le pavé, les coins les plus obscurs et le foyer du centre, toute pierre à Saint-Marc recèle de l’or et du soleil, comme toute voix humaine recèle de la parole et de la prière. Un quadruple cœur d’or, quatre puits de rêve sous quatre coupoles.

J’appelle Saint-Marc l’église du Graal. L’or est racheté par le divin sacrifice. Il n’est plus ni pécheur, ni maudit. Rendu à sa pureté première, l’or est la couleur du rayon, et la matière du soleil, le sang du Père. Le quadruple cœur d’or brûle pour la consécration mystique. Ici, la lumière est offerte en aliment, dans la coupe d’une beauté sublime.




xxviii

BEAUTÉS DE LA REINE


À Venise, en été.



Dans Campanile, il n’est point de Venise. Le clou d’or roux du clocher en aiguille, lui seul, fixe la sirène changeante. Il pique l’heure pour la folle oublieuse. Dès l’aube, il rive la flottante Venise au matin bleu ; et le soir, le Campanile est le mât de brocart rose et d’or à la barque amarrée pour Vénus, sur la lagune.

De là-haut, la forme de Venise était parlante. Comme une main gantée, et l’Arsenal est au poignet, la puissante main de l’Orient sur l’eau prend possession de la terre ; elle bénit la bête couchée qu’elle tient, le chien de l’Ouest à genoux ; et entre deux, le beau serpent de la volupté, la guivre d’azur, le Grand Canal ondule.

Dans le premier feu du désir, on ne reproche rien à la femme qu’on aime. On ne juge point Venise : on la caresse, on la baise, on s’y laisse vaincre et tenter ; car toujours elle tente. Dans un abandon exquis de toute volonté, on y oublie son plan et sa règle. J’abdique, pour une heure, mon art et mon dessein. Je me mets aux pieds nus de la Reine. J’épouse le style de l’amour voluptueuse, du plaisir et de la fantaisie.

Je veux camper dans la beauté qui se touche et l’ardeur sensuelle. Il ne pleut pas à Venise ; le ciel jamais n’y est gris ; jamais on n’y vit la neige. Et certes, il n’est plus de Venise, quand la lumière est éteinte, sous les nuages et la pluie.

Que toute confiance soit faite aux fées, en ce lieu de féerie. Venise n’est point bâtie. Ce ne sont que des tentes soyeuses sur l’onde, des voiles versicolores sur des pontons fleuris. Et de quelles royales gumènes de pourpre et d’or, les rais du soleil mouillent l’ancre de la nef souveraine, dans la lagune, au couchant.

Le Grand Canal est une prairie liquide, aux Champs Élysées de Neptune, une jonchée d’hyacinthes et de roses, de myosotis, d’émeraudes et de bleuets ; et parfois, une des fées, touchant les fleurs, les habille toutes de nacre. Les façades ne sont que drapeaux tendus, pavillons de soie, tapis persans, dentelles déployées pour la procession diurne du Soleil Roi ; et, la nuit, pour la Reine Lune. Ville de la féerie, rien n’y est sûr et rien n’y semble solide. La terre y est un prestige. Le plus doux mensonge règne sur les palais de l’eau. Toutes les fées sourient et n’obéissent qu’à la volupté du moment.

Que peut-il y avoir derrière ces murailles, légères comme un voile ? Rien, sans doute. Et à quoi bon déchirer le tissu d’illusion ? On sait bien ce que c’est : la toile lumineuse nous sépare de la réalité. Vois : c’est la misère et la mort quand l’or tombe : le soleil n’y est plus. Ferme donc les yeux à l’ombre.

D’où vient le doute absolu de la volupté à l’égard de tout ce qui n’est pas elle ? sinon qu’elle est toute dans le moment, et qu’elle le crée ? Ainsi, la sensation est une façade de Venise sur le Grand Canal. Et silence, je vous prie, sur le sommeil qui fait la toile de fond, avec les mendiantes accroupies au bord du précipice, le dégoût, le souci, la décrépitude et le retrait amer de la vie.

Il faudrait que Venise, qui s’effondre si lentement, s’en fût dans les baisers et la musique. Quelle fin heureuse pour une telle reine. Cléopâtre et Impéria entre toutes les villes. Si les Barbares n’y avaient pas mis la main, courbant la belle mourante sous leur sale force, la tenant par la taille et par la nuque, lui volant le miel de ses lèvres, qui sentaient déjà le narcisse, Venise eût trouvé, pour le monde, les lois de l’exquise euthanasie. On ne peut pas trop haïr les Barbares, et leur victoire grossière. À Venise surtout, qui en est farcie, le plus sain des Saxons n’est qu’un pan de cercueil, une planche de bois que je voudrais fouler du talon et pousser à la mer, l’ayant rompue, d’un pied roide.

C’est l’architecture qui dit d’où les hommes viennent. À Venise, comme à Saint Marc, partout l’Orient. Mais il y est soumis à la joie, aux règles, à l’action d’une adorable comédie. Il fait vitrail entre le ciel et la terre ; il est musique. Il est conquis dans le royaume de féerie par des magiciens, amis de l’homme libre. Et l’Orient, qui parfois me rebute, me conquiert à Venise, parce que je n’ai plus à m’en défendre.

Le palais des Doges est le désespoir du style, et le triomphe de la plus forte fantaisie. Pareil au tabernacle de Sion, il est l’Arche Sainte, portée d’outre mer, depuis le Levant fabuleux, jusques aux lagunes, et laissée sur la rive, par les anges, pour les Romains des îles. Sur deux étages de colonnes pèse la masse colossale, le cube de marbre rose, image de Venise montée sur pilotis. Et tant de grandeur, tant de puissance gracieuse sur des bases si fragiles, voilà qui me touche.

Que ce mur géant, les deux faces du dé sur la mer et sur la place, a de beauté ! C’est un titan plein de grâce. Une des plus belles surfaces qu’il y ait au monde ; et comme elle est vivante, en sa nudité énorme et rose, semblable à de la chair ! Les losanges qui l’incrustent et, sur chaque bord, les fenêtres ravissantes l’animent d’un rythme grave et charmant. Elles créent, ces fenêtres, des proportions merveilleuses. Le caprice a les effets d’un goût souverain. On dit de ce mur immense qu’il écrase les galeries inférieures, et qu’il les enfonce en terre. Telle est la folie des critiques : ils reprochent à une œuvre sans pareille ce qui la rend unique ; ils sont prêts à l’admettre telle qu’elle est, pourvu qu’elle ne soit pas ce qu’il fallait nécessairement qu’elle fût. Le ravissant étage de la galerie supérieure ne saurait être accablé par le dé qu’il élève, fût-il plus colossal encore : car il ne porte pas sur les colonnes ni sur la galerie : il flotte sur le ciel. La galerie est si pénétrée d’azur, d’air courant et de lumière, que le vaisseau rose du palais n’a plus de pesanteur, pas plus qu’un navire sur l’eau, quelque léviathan qu’il paraisse : la nef de pierre flotte, en souriant.

L’architecture des Vénitiens est unique, comme leur ville. Quelle autre eût mieux convenu à la cité fluide ? Elle est faite pour le mirage d’eau, et elle est née de la marine, comme Aphrodite.

Ils ont fait pour le mieux qu’on pût faire. Ils ont bâti contre la pesanteur. Leurs murs ne sont pas des écrans, mais des filets pour la lumière. Leurs façades sont des mailles à prendre les couleurs et les reflets du jour. Il en est de Venise comme d’une amoureuse en fête : la toilette d’une femme se justifie par la chair, par la grâce et le charme de celle qui la porte. La toilette est l’annonce et le voile du plaisir. L’architecture de Venise est le manteau de soie, la robe de volupté, le vêtement du bonheur que les Vénitiens ont eu d’y vivre. Ville tentatrice, sa loi est l’illusion. Or, l’illusion est l’amour toujours jeune que nous avons pour les choses, la jeunesse que la vie garde pour elle-même. Toute architecture, à Venise, est dans la lumière. C’est la lumière qui peint pour l’architecte, et lui choisit ses ordres.

Comme la dentelle est un tissu en elle-même, et non une broderie sur une trame de fond, l’architecture de Venise est un miroir ouvert au ciel et à la lumière. Ce ne sont point les espaces, ici, qui définissent les façades, mais les fenêtres. Les murailles sont à jours, comme la dentelle se tisse à points clairs. Le fond, non moins que le dessin, tout est dû au travail de la fantaisie qui orne. L’ornement ni le jour ne s’ajoutent point à la trame : ils la constituent. Et comme le dessin de la dentelle a des limites que la broderie ne connaît pas, l’architecture vénitienne est bornée en tous sens par l’espace et par le plan d’eau mouvante, où l’architecte pose ses assises et ses étages. Il n’est libre qu’à l’égard du ciel, qu’il invite à pénétrer la muraille. Et c’est dans la hauteur qu’il se donne carrière, jusqu’à la limite de la solidité.

La légèreté et la grâce sont les éléments de l’harmonie, à Venise. Beaucoup de petits palais ne plaisent que par le rythme délicieux des vides et des pleins, à la façon des dentelles. Les bords, comme des bandes, font cadre à l’ensemble. La dentelle est venue d’Asie. À Venise, je pense aux Persans. Les rinceaux, les rosaces, les mufles de lion, les feuillages, autant de points coupés. Le point de rose fleurit, tour à tour, chaque rive éclairée du Grand Canal. La façade est un reposoir d’heureuse rêverie, où l’on appelle la présence de beaux couples à la fenêtre.

Toute architecture régulière est de manque, au miroir de ces eaux. Elle est en défaut, parce qu’elle ne joue pas assez dans les jeux de la lumière changeante. Ici, l’architecture va et vient entre deux eaux, l’eau diaprée de la lagune et l’eau du ciel solaire. Les ordres ordinaires y sont lourds, grossiers, d’une froideur sépulcrale et compassée ; ils fixent, à contre-sens, tout ce qui est nuance et mouvement. La Salute est un paradoxe de docteur. Les pires façades, au contraire, les plus bouffonnes même, font plaisir, çà et là, à de certaines heures, pourvu qu’elles accordent une souple fantaisie aux caprices de la lumière. Elles ne sont pas elles-mêmes : elles sont leur propre reflet qui tremble. Elles aussi participent de l’eau ; et elles voguent sur l’eau, elles se balancent.

Elles sont néréides et aquatiques : on ne doit pas être curieux de leurs bases, ni de leurs fondations. Elles sortent, pour plaire, du mirage marin. Elles se gréent de voiles, telles les flottes à l’horizon du golfe, les quatre mâts chargés de toile ou les barques. Saint-Moïse, qui semble de crème à la frangipane et de sucre neigeux, tremblote au crépuscule ; et, quoique sur une place en terre, semble d’eau ridée par le vent. Il ne faut point se disputer à son plaisir, dans la conque de Vénus voluptueuse. Il ne faut qu’en jouir.

Cà d’Oro, merveille de poésie, voilà le plus charmant palais pour Miranda.

La maison en fleur de pierre est faite pour épouser la vie, et non pour s’en défendre. Elle n’est pas l’asile où l’on s’abrite, le lieu où l’on rentre pour manger et dormir ; mais le palais de fête, qu’on a choisi en sa forme et son ornement, pour y vivre avec bonheur et goûter les voluptés qu’on préfère.

Séjour d’un prince insulaire, palais sans lourdeur et même sans gravité, la Cà d’Oro n’évoque ni la crainte, ni la force, ni le souci jaloux de la retraite : son ordre est celui des fleurs, qui ne semblent si charmantes que pour se plaire à elles-mêmes. Les pierres à jour font penser à une treille de roses, portées sur des iris, dans un cadre de glaïeuls et de lys rouges. La hauteur délicieuse de cette façade sans assises apparentes efface de l’esprit le sens de la pesanteur.

La massive idée du luxe tombe aussi devant la richesse exquise. La Cà d’Oro est un sourire de femme, la maison de la princesse amoureuse. Elle a la gloire de la jeune épouse. Le visage respire la sérénité du bonheur ; et le Grand Canal mire cette douceur sereine. Une gaieté tranquille, la certitude d’être belle, une sorte d’ardeur coquette à séduire, la figure de Miranda est celle de sa maison.

Une grâce aérienne soulève la demeure en dentelles et fait frissonner ses ogives au point de rose, ses rosaces et ses trèfles. La façade respire avec la vague courte ; elle sommeille avec le canal, dans la sieste de midi. Au couchant, la galerie des fenêtres paires s’enflamme d’or incarnat ; et c’est vraiment alors le cœur de la roseraie, en sa douceur brûlante, sous les lèvres du crépuscule. Miranda peut venir au balcon, soit que son amant la tienne par la taille, soit qu’elle le guette pour le repas du soir. Mais surtout, la tendre mélancolie de Prospero est sans pareille, qui regarde le palais d’or et contemple de loin, sur le canal, la maison des fées qu’a suscitée son art magique.

Tombeaux à S. Zanipolo

Les doges ont leur palais d’hiver à San Zanipolo. Et nul n’est sorti de la saison froide, après y être entré.

Tous les beaux noms de la République dorment dans cette église, de Contarini à Malipiero, et de Morosini à Candiani. Vingt tombeaux en arcs de triomphe, pareils à des apothéoses, chantent avec emphase la richesse, le bruit, la vanité du sang, tout ce qu’il faut qu’on quitte, tout ce qui diminue la mort, si on n’accepte pas de le quitter. Lombardi et les autres sont de fameux marbriers, sans doute ; ils ont inventé le lit de parade, l’échafaud éternel où tous les riches et les puissants ont voulu, désormais, qu’on les expose. Ils ont mis le mort à pourrir sur un théâtre. Une scène lui est dressée, un pilori. Le deuil a tendu un rideau d’éloquence devant l’abîme. Ô les vaines funérailles !

C’est alors qu’on découvre et qu’on adore ces écrins de grave mortalité, les tombeaux gothiques. On ne sait de qui ils sont ; ou le nom du sculpteur n’est qu’un son neutre, qui n’évoque point une vie ni un homme, Massègne. Ils ont cinq cents ans. Ils ne pèsent point sur la terre. Et pourtant, avec quelle gravité ils sont suspendus aux parois de la nef, sous le dais de l’ombre. Comme ils regardent de haut les dalles de marbre rose, et les passants, plus vite effacés que de l’eau sur la pierre.

Gothiques, d’une mesure, d’une forme admirables et d’une suprême élégance, le galbe de ces tombeaux est celui de la fleur la plus héroïque. La pierre très dure est d’un ton bleuâtre que relève, en de rares ornements, un jet d’or, une feuille, un rinceau de vermillon, ou une acanthe d’azur pâle. Un goût puissant et sobre, une grâce âpre et sévère.

Point de géants en cariatides ; point d’athlètes nus, montant la garde, par six et par douze, autour du cadavre. Point de lourde allégorie aux lieux communs de la morale ; et plus elle est somptueuse, plus elle ment. Rien qui dissimule la mort, ni la forme fatale du cercueil ; mais, au contraire, ces tombes sont à la taille de l’homme, et le berceau de son immortalité.

Le sarcophage antique n’est plus lié à la terre ; l’urne lourde de la grande misère humaine est soulevée par un souffle invisible ; elle est affranchie de son poids. Elle ravit, en le cachant, le double couché de l’hôte, au-dessus du coffre où fut comptée, tout d’une fois, la somme pitoyable des jours, et versé le morne trésor.

Il n’était que l’amour, la passion de l’esprit qui espère pour donner l’essor à la cellule de granit, où l’homme opère sa dernière prise d’habit. Une chrysalide étonnante se dissimule dans ce marbre, qui a la forme d’une nef close, du ber immortel. L’énergie qui la soulève, avec ce faix d’humanité dormante, c’est les ailes qui poussent à la nymphe spirituelle : certes, elle commence de se mouvoir.

Ces arches admirables n’ont point d’égales en spiritualité. Elles présentent le nouveau-né de la mort à un dieu géomètre. Ainsi, la matière se sublime dans un sublime esprit.

Vers le soir, aux rayons obliques du jour, l’un de ces tombeaux semble trembler dans une vapeur lunaire, comme une grande fleur funèbre, aux rigides pétales ; et la momie cachée est le pistil du calice terrible. Et l’autre paraît un encens de pierre ; il en a la couleur de fumée bleue ; et l’on ne croit plus à la chair, mais seulement au mystère des cendres purifiées.

Colleone

Et voici Colleone, la tragédie du grand Verrocchio. Je savais bien qu’il n’était pas à Bergame. Il domine sur Venise même ; c’est par prudence qu’on l’a banni dans l’exil de cette petite place, au bord d’un canal croupi sans avenue ni perspective. Colleone est la puissance.

Qu’il est beau dans la grandeur, mon Colleone. Et combien la grandeur porte toute vérité et toute beauté virile. Un peu moins de grandeur, et l’œuvre serait seulement terrible : elle ne donnerait que de l’effroi.

Colleone à cheval marche dans les airs. S’il fait un pas de plus, il ne tombera pas. Il ne peut choir. Il mène sa terre avec lui. Son socle le suit. Qu’il avance, s’il veut : il ira jusqu’au bout de sa ligne, par dessus le canal et les toits, par dessus Cannaregio et Dorsoduro, par delà toute la ville. Il ne fera jamais retraite. Il va, irrésistible et sûr.

Il a toute la force et tout le calme. Marc-Aurèle, à Borne, est trop paisible. Il parle et ne commande pas. Colleone est l’ordre de la force, à cheval. La force est juste ; l’homme est accompli. Il va un amble magnifique. Sa forte bête, à la tête fine, est un cheval de bataille ; il ne court pas ; mais ni lent ni hâtif, ce pas nerveux ignore la fatigue. Le condottière fait corps avec le glorieux animal : c’est le héros en armes.

Il est grand, de jambes longues, le torse puissant, maigre à la taille, en corset de fer, en amphore de bronze qui s’évase aux épaules. Presque sans y toucher, l’anse du bras gauche tient la bride ; et le ciel est plus bleu, le ciel est plus pur dans l’espace qui sépare le gantelet de la cuirasse. L’autre bras est plus impérial encore. Colleone est un peu tourné vers la droite, comme un homme qui regarde devant soi, sans quitter totalement des yeux l’horizon qu’il laisse sur un bord. Et de la sorte, son bras écarté l’amène à lui, surveille et pousse comme un prisonnier cet horizon qu’il maîtrise. Elle serre, cette droite redoutable, le bâton ducal, pareil à une épée ronde ; et si le cheval marche, elle entrera dans le plein des ennemis, ou du ciel, ou des nuages, comme une lance maniée par l’éclair, et plantée par le dieu même de la victoire. Voilà le rythme du maître, chef de la guerre, patron de la paix.

Or, la tête de ce guerrier est belle à effacer tout le reste. Sous le casque à trois pièces, qui coiffe les deux bords du visage comme une chevelure longue, taillée à l’écuelle, c’est la tête terrible de Mars chevalier, ou Saint Michel blanchi dans la bataille, commandant la vieille garde des anges. La tête longue, les grandes joues carrées aux muscles carnassiers, toute la face rayonne une énergie inexorable. Le col épais est gonflé de trois plis, comme le cou des aigles ; et ces plis bien ourlés répètent trois fois la ligne du menton vaste. Tout le bas de la figure est animé par la houle de ces vagues, comme par une marée de triple volonté. Assez court et violent, le nez descend un peu sur la bouche étonnante, une grande bouche, amère, circonflexe, qui s’abaisse en deux pentes de formidable mépris. Et la lèvre basse, qui porte le poids du cri intérieur ou la volonté du silence, est large, forte, loyale, sans souci de cacher rien, hardie à épancher toute violence, s’il faut, toute amitié ou une menace inextinguible.

Pour les yeux, Colleone, ils sont bien ceux de César, énormes, ronds, enchâssés au double anneau des paupières et des rides. Et la double bague renfle aussi le sommet du nez, formant avec les sourcils cette paire de besicles furieuses qu’on voit aux grands oiseaux de proie ainsi qu’aux vieux lions.

Cette œuvre sublime est posée sur un socle digne d’elle, et de la dresser au-dessus des temps. Le piédestal est un monument du goût le plus sobre. Tout en hauteur, il n’a pas plus d’épaisseur que le corps du cheval qu’il soulève. Il participe ainsi de la souveraine allure, qui donne un caractère de vie si intense au cavalier et à la monture. Ce socle marche sur six colonnes. En retour, le cheval et le guerrier empruntent au piédestal sa hauteur, qui est le double de la figure équestre. De là vient que, sans être beaucoup au-dessus de la dimension naturelle, le Colleone a l’air d’un colosse. Jamais la vertu des proportions n’eut un effet plus admirable. C’est la beauté des proportions qui fait l’œuvre colossale, à quelque échelle qu’on la mette. Ce socle, unique dans l’art de la Renaissance, a la pureté d’une œuvre grecque.

Chaque jour, je rends visite à Colleone ; et je ne me lasse pas de lui parler. Il ne pouvait souffrir le mensonge, et méprisait la ruse. Désintéressé comme pas un en son siècle, le dédain était, je pense, sa faiblesse. Un grand homme dans les affaires d’un petit État, plus grand pourtant que sa province, et qui l’eût été partout. Aujourd’hui, ce sont de grandes affaires et des empires ; mais les hommes sont petits.

Je le soupçonne d’avoir mesuré l’incertitude du pouvoir et de la tyrannie. Les princes de la bonne époque sont toujours en danger. S’ils meurent dans leur lit, leurs fils peuvent être spoliés ou égorgés. Voilà ce qui fait l’immense intérêt de la vie : tout, toujours, recommence ; tout est toujours en question. La force ruine la force. La seconde génération de la force, c’est la loi, comme la famille est l’âge second de l’amour. Faute de quoi, tout s’écroule. Mais ce que la force a fait, la force peut le défaire.

Colleone est amer. Il a l’air du mépris, qui est le plus impitoyable des sentiments. Il tourne le dos, avec une violence roide et tranchante comme le Z de l’éclair ; il fend le siècle, repoussant la foule d’un terrible coup de coude. On a bien fait de le mettre sur une place solitaire. Sa bouche d’homme insomnieux, qui a l’odeur de la fièvre, ses lèvres sèches que gerce l’haleine des longues veilles, et où le dégoût a jeté ses glacis, ne pourraient s’ouvrir que pour laisser tomber de hautains sarcasmes. Il n’y a rien de commun entre ce héros passionné, fier, croyant, d’une grâce aiguë dans la violence, et le troupeau médiocre qui bavarde à ses pieds, ni les Barbares qui lèvent leur nez pointu en sa présence. Il est seul de son espèce. Personne ne le vaut, et il ne s’en flatte pas. Il jette par-dessus l’épaule un regard de faucon à tout ce qui l’entoure, un regard qui tournoie en cercle sur la tête de ces pauvres gens, comme l’épervier d’aplomb sur les poules. Qu’ils tournent, eux, autour de son socle, ou passent sans le voir seulement. Lui, il a vécu et il vit.

Cependant, l’ombre fauve arrive comme un chat. La panthère noire, qui bondit et qu’on n’entend pas, glisse à pas de velours et dévore le canal. La place roule dans la gueule de la nuit. Et seul, là-haut, sur le piédestal, le sublime cavalier défie encore les ténèbres ; et une flamme rouge fait cimier à son casque.





xxix

POUSSIÈRES


Entre Padoue et Este.



Non loin de la lourde Padoue, c’était la campagne au flanc des collines : elles sont posées isolément dans le plat pays que dore l’été, comme sur une table de portor, que varie le tapis des céréales. Et la solitude les fait paraître grandes. On les appelle les Monts Euganéens ; et, nobles de nom, ces collines ont l’air de noblesse. S’il y a des troupeaux, la laine doit être fine. Cônes boisés, cônes tronqués, mîtres, Ormuz et Ahriman ont laissé ici leurs tiares. Où la roche se montre, chaude et tigrée, on dirait du porphyre. Là est Abano, où, peut-être, Tite-Live est né, pour ouvrir à Rome une voie toute faite d’arcs de triomphe. Et là, Arqua, un bourg où Pétrarque est mort désabusé, dans une telle paix que l’horizon en semble méditer, depuis, la résignation pieuse et la religieuse sérénité.

J’ai fui la ville poudreuse, que le soleil dessèche. Depuis que j’ai quitté l’Occident, je n’ai plus vu d’arbres. Je crains l’ivresse de la lumière : elle fait le désert en moi, et me rend désert à tout le reste. Mon âme devient trop dure au soleil. Pour un jour, je veux purger mes yeux, que brûle la sécheresse des pierres. Il est des heures, à Venise, où la mer même est minérale.

De vrais arbres ! Des arbres qui ne soient point passés à la farine, des arbres qui font frais à la joue, et, quand on en presse la feuille, qui rafraîchissent la paume des mains. L’arbre, c’est l’eau chevelue qui se condense : l’eau qui s’est faite corps et qui, délivrée de la pesanteur, libre enfin de se fixer et de laisser sa pente, s’élève vers la lumière. L’arbre est un essai de l’homme vers le ciel ; mais il reste prisonnier de la terre. Il est tenu par les pieds ; il ne peut se mouvoir ; il paie ainsi rançon de la solidité ; il faut que sa tête, si haut qu’il la porte, sente toujours l’esclavage des racines. L’arbre est une espérance ; l’arbre est vert et ne doit pas être blanc. Dans le frémissement de la feuillée, que le murmure de l’eau m’accueille ! Je veux boire aux branches.

La douce nuit ! Je ne sais plus le nom de ce village ; et si je l’avais su, je ne le dirais pas. Il est trop pur et trop paisible. Le crépuscule vient de s’effacer dans une ombre plus redoutable, insensiblement, comme un ruisseau se perd dans la prairie. Des peupliers tremblent le long d’une route molle et jaune. Le fin vent de l’ombre me caresse le menton ; il a l’odeur de l’herbe sous les faucilles ; il est tiède, comme le souffle d’un bel enfant qui a couru et qui, de retour, donne à sa mère un baiser humide.

La lune fleurit les poiriers et tous les arbres courts font un verger sous la garde noire des ormes. Ils portent le fruit avec la robe de mariée. Ils frissonnent à peine dans l’obscurité ; et toute cette blancheur sur les branches fait croire à un peuple de papillons. Toutes les feuilles, d’un côté, sont de lait.

Sur un bord de la route, il y a des maisons heureuses, et des lumières aux fenêtres. Dans les jardins, chantent les roses et le jasmin. L’air a une odeur de miel et de femme. Un chien aboie, qui daigne aussitôt se taire. Un oiseau amoureux siffle un thème ravissant de quatre notes, si pures, si rondes, si joyeuses, qu’il faut sourire à cette joie, ou lui donner la tierce. Et j’entends son bruit souple d’ailes.

Au bas du talus, court la voie de fer. Loin d’ici, qui sait où ? le tremblement électrique de l’aiguille pique le silence : une source qui s’éperle dans les hautes régions de l’air ? ou les pas nocturnes de l’herbe ? Et deux crapauds jouent de la flûte ; interminablement, ils poussent leur note d’une telle mélancolie ; ils se parlent : sol ! souffle l’un, et l’autre répond : sol dièse !

Cependant, la lune basse a presque disparu. Les étoiles, convoquées à la naissance de juin, font une assemblée sublime. Vénus descend et le rouge vainqueur, Mars enthousiaste, monte. Mais rien n’est tel, sur l’horizon du Sud, que le Chasseur avec ses chiens stellaires. Procyon tremble à l’affût ; et Sirius m’effraie, le cœur du ciel, tant il palpite. À quelle chasse vont-ils donc ? et pourquoi Orion laisse-t-il pendre son baudrier, si défait qu’il traîne parmi les arbres ? Je regarde, sous les branches noires, des formes blanches qui se dressent avec roideur ; si massives, si carrées et si dures, ce ne sont plus des arbres en fleurs de lune.

Ah ! je sais. Silence ! Voici, voici des tombes. Je longe un cimetière. Paix au repos des bons laboureurs ! Au pied d’une colonne, entre ces deux pierres neigeuses, que ce soient des feux follets ou des étoiles, ce ne sont toujours que des vers. Et qu’importe à Sirius cette poussière d’hommes ?

La poussière des astres tombe.


COUPE-GORGE


À Rimini, en été.



Quiconque voudra haïr, qu’il vienne à Rimini, quand le vent du Sud souffle d’un ciel étouffé sous les nuages, d’où le soleil plombe comme une poche à fiel : la vésicule trop mûre va crever, à moins qu’elle ne perce sa gaine de graisse, et soudain ne s’en détache. Ce vent est pour me rendre fou ; il est épais, il est solide ; il a un corps de poudre sèche qui pique la peau de mille pointes ardentes. Il brûle ; il me creuse les yeux et me casse la nuque. Les mouches collent à la sueur. Les insectes, par essaims d’ailes blanches, tourbillonnent sur le front, aux oreilles, au creux de la main, dans les narines. Je tremble de rage à l’idée d’en avoir dans la bouche. Il fait une chaleur à mettre le feu aux barques, sur le sable ; et le sable bout : il vole.

Le soleil blanc fond dans le ciel jaune. Il coule sur le gril des nuées jaunes et noires, pareilles à l’arête des soles. Les arbres haletants sont malades de poussière ; couverts de cette sale écume, on dirait des oliviers fiévreux. L’horizon est vert de peste, sous les nuages bas. La terre s’efface dans l’air qui poudroie ; et le ciel se couvre d’une croûte. Les poules, grinçant de faim, font tourner la crécelle de leur sirène ridicule. Les hommes ont l’air mauvais ; les femmes ont la joue rouge et la voix rauque ; les enfants griffent et grognent.

Un lacis de ruelles entre de mornes places ; un quartier neuf, où les noms antiques grimacent hargneusement ; de tristes façades, qui réverbèrent la lumière dure, et qui, frappées par la poussière, la renvoient comme en crachant. Une puanteur de poissonnerie, et des pêcheurs hâves, aux pieds nus, dont les orteils velus se recourbent : ils courent sur les pavés en dents de scie. Une large et haute voûte, qu’abaissent de maigres frontons, c’est l’Arc d’Auguste : Jupiter et Vénus regardent avec ennui une eau oblique, l’Ausa lourde et sordide. Au bord de ce canal morose, où l’eau moisie a les reflets du laiteron qui passe, Saint Antoine a prêché aux poissons, désespérant de se faire écouter des hommes. Et le vent brûlant fait voler le sable.

Tout ce pays, de Ferrare à Rimini et de Ravenne à Bologne, est riche de moissons et de paysans républicains. Le froment fait l’homme libre. La campagne est pleine de fiers laboureurs à l’œil chaud et hardi, où je reconnais les vétérans des légions. Mais les villes ont la mauvaise odeur des petites gens, des idées basses et des sentiments médiocres. Sentines à boutiquiers, qui tournent dans la cage des préjugés et de la paresse.

Corps de garde romain sur la voie flaminienne, Rimini sue la honte bâtarde des soldats devenus brigands ou petits rentiers. Ils se sont endormis dans leurs casernes, depuis le temps où ils veillaient aux portes de la conquête. Le subtil Auguste les a fixés dans le sol, où ils campèrent ; et ils enfoncent jusqu’au cou dans les pavés. En chaque figure, je vois un colon cauteleux, un fils gras de la louve. Une boucle de trois eaux chaudes rive Rimini à la terre, l’Ausa, la Marecchia et le front de mer. D’une morne rivière à l’autre, et d’un arc triomphal à un pont d’Auguste, la voie militaire est tendue, rigide et large. Le nom cruel d’Auguste prête à tout une espèce de sournoise dignité. Une fois de plus, le vent m’en jette le sable au visage. Sur ce pont, d’où pourtant les montagnes se découvrent, l’odeur de la Marecchia empeste. L’air aussi tient moins de la mer que du marécage. Il vente de plus en plus bas et chaud. Le soleil pend entre deux matelas de laine grise ; demi-mort, il souffle une haleine cuisante : quel Othello, quels prétoriens barbares, étouffent donc là-haut ce malade impérial ?

Puis, tournant le dos aux antiques, on cherche la trace de la douce Françoise, qui fut de Ravenne, et qui est morte ici. Heureuse de n’y plus être, mais ayant vécu dans ce tombeau, de dormir embaumée pour les siècles dans les vingt plus belles rimes de l’Italie. Ravissante victime, que Dante lui-même n’ose point damner, puisque femme, elle a cherché la mort d’amour, et de la sorte fut sauvée. Mais ses bourreaux sont partout, et le boiteux Gianciotto n’a pas été le plus meurtrier de sa maison. On ne peut faire un pas dans Rimini, sans marcher sur les Malatesta. C’est une race d’assassins. La méchanceté leur est aussi naturelle que le nez cassé et le menton fuyant. Pour l’amour de Françoise, je ne veux plus donner dans le travers d’admirer l’énergie où il n’y a que la violence. Il n’est de grands meurtres, que si les meurtriers sont grands. La grandeur de tuer est un peu moins rare en Italie qu’ailleurs ; mais cet art n’y compte pas que des chefs-d’œuvre.

Je ferai perdre aussi son lustre au meurtre. L’énergie que l’on met à tuer n’est pas si légitime dans le prince qu’en ses moindres sujets. Il faut au moins courir un beau risque. Le succès, ici, est la vertu, si tant est qu’il ne la soit pas en toute politique. La beauté de l’effet compte seule, non le nombre ou la ruse des crimes. Quels qu’en fussent l’amas et la noirceur, ils sont médiocres, si l’auteur échoue à rien produire : médiocres comme lui. Lequel, du reste, s’est vanté de ses crimes, pour quoi on le vante ? Pas un ne s’est assis sur le trône, dans sa capitale de cent feux, une Rome de carrefour, qui n’ait aussitôt prétendu s’asseoir dans le respect. Quand ils ont la force, ceux qui sont les plus forts savent la nécessité de la vertu. À tout le moins, de leurs actions les plus noires ils voudraient tirer une morale qui les blanchit. La plupart, il semble que le crime dût leur assurer l’estime, et qu’ils l’y aient cherchée. Plaisant moyen : à une certaine profondeur, l’ingénuité et le calcul se confondent dans l’humaine nature ; l’hypocrisie du désir le cède à la candeur. Il y a de la naïveté dans toute action.

Le tyran fonde une dynastie, et c’est sa meilleure excuse : il dure. Dans l’Italie du couteau et du poison, pour un héros qui élève sa fortune sur le guet-apens et la guerre civile, ils sont cent coquins sans grandeur, sinon sans gloire. Le plus grand nombre, s’ils fussent nés dans le commun peuple, on les eût pendus. Ils ne méritent que la corde. Le fort Sforza est bien digne de la couronne ; mais les misérables, qui l’héritèrent, étaient dignes du bourreau.

C’est un outrage à l’énergie de confondre dans la même estime ceux qui furent grands, malgré qu’ils tuèrent, et ceux qui n’eussent rien été ni capables de rien, s’ils n’avaient pas tué. L’assassinat et la violence ne sont pas la mesure de la force. S’il faut de la force pour tuer, seul, obscur et contraint à l’immense effort de se tirer au-dessus de la foule, en se faisant un marchepied d’actions violentes, de fourbes et de crimes, il en faut bien autant pour ne pas abuser du pouvoir, quand on l’a. Les princes scélérats n’ont pas même si bon goût : la vile affinité, qui apparente les comédiens et les meurtriers, ne parut jamais plus manifeste qu’entre tous ces Visconti, ces Este et ces Malatesta. Ils ont une vanité d’histrions en possession de la faveur publique. Ils se griment en Césars romains, ils engraissent leur joue de tous les fards qui imitent la puissance. Les comédiens, utiles au poète, sont en horreur au poète. Ainsi le poète sublime de l’action, le Destin, se sert avec mépris des princes histrions.

Assurez-vous que les princes fripons de Rimini ont entassé le meurtre, le vol, l’adultère et les incestes, comme les méchants acteurs, qui se croient tout permis, redoublent leurs pires effets, quand on ne les chasse pas de la scène. Les bouffons sont tragiques, s’ils règnent et qu’on ne les siffle. À l’occasion de leurs moindres désirs, ces petits misérables ont joué la grande passion. Du magnifique Néron, ils n’ont jamais eu que l’œil fuyant et l’insolence. N’est pas Néron qui veut : l’empereur avait été formé par un philosophe double, étant stoïcien ; il fut instruit dans son rôle par un grand prêtre de la raison, ce Sénèque si plein d’esprit, et le plus grave danseur de morale qu’il y ait eu avant ce siècle-ci. Il se peut que les princes italiens n’imitent point Néron, le voulant ; mais il y a peut-être, à son insu, un Néron dans tout Italien qui se propose la gloire. Qu’il ne se trompe donc pas sur l’heure ni sur le lieu : car enfin, il faut être Néron à Rome et non pas au village.

Les tyrans de Rimini ont néronisé sans vergogne. Le plus fameux, Gismondo Malatesta, comme on engraisse dans un vase les vers immondes avec de la crème, n’a-t-il pas prétendu, dans sa ville close, nourrir d’art sa méchanceté ? La laideur de ce prince me frappe, gravée dans une médaille admirable : une fierté dégradée, une solennelle impudence, une fermeté complaisante à soi-même, une cruauté en quête de louange ; il fait collection de beaux manuscrits, et il tue une femme pour la violer morte ; il lit le fade Térence ; il a l’amour du grec qu’il n’entend pas ; et pour un mot railleur, il poignarde un de ses amis, en se levant de table. Il est rusé comme un nomade ; et il croit aimer à la Platon, en serviteur fidèle, une sotte femme, laide, un peu chauve, au long nez. Il a les grâces d’un scribe, et une âme d’assassin. On doit penser au comédien, pour accorder de si étranges contrariétés. La vanité seule fait l’accord entre ces délires qui se heurtent ; et la preuve, qu’il veut toujours être original : sa devise est celle de la contradiction : « Quod vis, nolo ; quod nolis, volo. Si tu dis oui, non ; si tu dis non, oui ». Il est bon que Dante donne au Christ les noms de Jupiter : on sent bien pourquoi, et qu’il exalte le Créateur par tous les cultes de la créature. Mais je n’admire pas que Malatesta installe la religion de sa vieille maîtresse sur l’autel de la Vierge, même s’il se flatte d’y établir la sienne. Il n’est pas même athée. Dédié en tous cas à ce double orgueil, le monument dont il voulait faire un temple chrétien ou une église païenne, n’est ni l’un ni l’autre. Le chiffre de Gismondo et celui de son Isotta entrelacés, ce sépulcre les garde, avec l’éléphant et la rose. Alberti, le premier professeur d’architecture à la façon des modernes, s’est en vain chargé d’accommoder une église chrétienne au goût des anciens : le long de ces murailles lugubres, je ne rends grâce qu’à la suave imploration de quelques fenêtres ogivales. Malatesta ne peut rien fonder. L’ire est le fond de son être. Il porte malheur à Rimini, et à son tombeau même. Et qu’y est donc venu faire, avec ses tendres bas-reliefs, le charmant Agostino di Duccio, le plus gracieux, et le plus femme entre les enfants de Donatello ?

Rimini, coupe-gorge à la croix des routes, auberge équivoque où la race des Malatesta ouvre un asile aux conciliabules de la meurtrière Hécate, sèche au vent du Sud la trace de ses vieux forfaits. Elle est maussade comme un attentat mal réussi. Elle sent le gibet. Elle a la couleur du cadavre macéré et refroidi. Qui se plaît à Rimini, je l’envoie s’y faire pendre.

Comme un homme juge de l’énergie, il mérite qu’on le juge. Le miroir de la scélératesse est ici. Un autan qui donne la nausée, et un sable qui aveugle. À Rimini, la saveur de la haine est longue, comme sur la langue celle du bonbon à la potasse, qui ne veut pas fondre, « Rimini, crimini » : en italien, du moins, à ce coupe-gorge de Rimini, la plus belle des rimes, c’est crimes.




xxx

HEURES SUR L’EAU


De canal en canal, à Venise.



J e languis après Venise. J’en voudrais sortir, quand j’y suis. Et quand je n’y suis plus, je brûle d’y être. Venise est dangereuse. Venise est enchanteresse. Avec les barques de Chioggia, aux voiles immenses, d’azur, de soufre et de pourpre, plus bleues, plus rouges, plus triomphantes que les galères pavoisées, au retour de Don Juan, après la victoire de Lépante, je suis rentré par le vent du Sud, qui a le souffle ardent de la nostalgie.

Je touche à la Piazzetta. Les lions rient sur les colonnes, avec leurs moustaches de la Chine. Ils sont si bien du Levant, et peut-être de Ninive, qu’ils se donnent l’air d’être nés au fond de l’Extrême Asie, dans le Fo-Kien ou l’un des Kiangs.

Venise est pleine de lions en pierre, et de chats paisiblement assis, au seuil des maisons, dans l’orbe de leur queue. Les chats font des yeux heureux dans la voluptueuse Venise, et leur fourrure brille.

La Piazzetta s’offre au baiser de l’aube, étalée sur le quai trempé d’ombre, comme les princesses de Babylone dans la nuit sacrée. Et le Palais Ducal frémit de joie, au lever du soleil. La première clarté est une eau transparente, qui enveloppe la merveille : la tente de marbre oriental est alors de peau vivante. Il est de chair blonde, le tabernacle posé là, pour la visite de l’aurore, comme l’arche du désert dans l’île de l’arrêt.

Même si on y a déjà vécu, les premières heures à Venise sont un temps d’amour. Un plaisir sans raison et sans dessein me lance, comme une balle, d’objet en objet ; mais la balle est sur l’eau : elle vole et elle glisse. Le clapotis des vagues, le pas de la gondole, l’appel du gondolier sur la lagune, le silence et la fleur de clarté, tout concourt au mirage nuptial : c’est la joie d’amour elle-même, de l’amour sans jugement, que rien ne déçoit et qui se croit sans limite.

Au matin, tout est bleu de lait, bleu de lin, et pétales de rose. Il n’est point de ville plus fleur que celle-ci. La lagune rose est couleur de truite devant les palais. Si le pêcheur Glaucus passe par là, il l’enlèvera peut-être dans son filet.

Les pieux, où l’on amarre les gondoles, sortent comme des doigts en bouquet, de la marine. La façade de la Cà d’Oro est un sourire ; ses fenêtres envoient des baisers ; tant de grâce est un fruit pour la vue. Tout est invite.

Ô folle ville sans terre. Les plus beaux palais y sont un reflet de la fantaisie, fleurs sur la prairie fluide : à de certaines heures et sous de certains ciels, ils penchent, ils se fanent. Toutes racines sont coupées de l’homme à ce qui dure. Si jamais la sensation a créé le temps, c’est à Venise. Les morts sont cachés dans une île lointaine, encadrée de murs rouges, pareille à un coffre. Point de fondations : le plaisir est le moment. Le moment porte tout. Venise conseille l’ivresse : vivre dans un baiser, et aussi bien y mourir.

Le point à la rose des balcons sur l’eau s’effeuille, peut-être, chaque soir au couchant. Les façades s’évanouissent dans un reflet ; et un rayon, à l’aube, les ressuscite. Les escaliers de la Salute attendent des cortèges illusoires qui montent de la vague, et ne peuvent quitter ces degrés que pour descendre dans le changeant abîme. Ô folle ville sans terre. Cent mille pieux portent une église, comme un prestige de jongleur. Les clochers, les minarets sont-ils plus denses dans l’air où ils piquent leur pointe, ou dans la lagune qui les mire ? Tant de légèreté, tant de sage folie me force à rire, moi qui ne crois qu’au granit.

Le mirage de la lumière, dans l’ordre de la vie, que serait-ce sinon l’illusion du bonheur ? On ne conçoit pas le deuil, à Venise. Quel palais passera pour un lieu lugubre où l’on meurt, où l’on souffre, où l’on juge, où l’on couche des hommes sur le billot ? Le Pont des Soupirs est un sarcophage qui s’envole. Les tragédies des doges sont les jeux de la gloire et de l’amour. La fin de l’or et des plus chaudes lèvres est dans le sang : seul, il les fixe. On ne saurait conclure une belle histoire dans la salle du festin. Voilà le charme profond de Venise : on y porte sa mélancolie dans un lieu de fête ; on offre sa tristesse aux bras d’une reine enivrée, qui l’accepte.

Je rêve devant la Cà d’Oro à ces beaux et puissants Contarini. Marseille évoque l’énorme Orient des échelles, depuis la crapule de Port-Saïd jusqu’aux saints pirates de Phocée. Mais l’Orient de Venise est pourtant féodal et chrétien. C’est l’Asie touchée par la fée gothique, qui est une fée de la mer, sous un ciel qui se souvient des brumes. Le rêve de la fête sur l’eau ne fut pas un rêve attique. Mais on reconnaît la joie de la vie antique dans l’or du songe chrétien. Pour nous, qui venons de la grève occidentale, où tout est infini, où la vie n’est qu’une bruyère ardente et triste entre les pages de l’Océan et du ciel atlantique, Venise est la Grecque d’Asie, la folle reine de tout prestige, la dame de Trébizonde et d’Ispahan, la Vénus de Byzance, la magicienne Armide.

Elle est faite pour les mélancoliques. Elle les flatte si doucement ; elle les pelote : s’ils se livrent à ses caresses, ils sont consolés ; et si elle ne les console pas, ils y jouissent de leur peine. Elle berce toutes les déceptions : car Venise est aussi la ville des noces. Sur la place Saint-Marc, cette plaine de marbre, entre les Procuraties, au sourire de Venise il me semble parfois reconnaître le sourire de tant de femmes blessées. Secrète cependant, pleine de détours et de masques, humide et brûlante, combien Venise est propice aux amants. (Un pont et un canal au bout d’une ruelle, c’est un masque sur l’eau). Elle leur offre le silence, où tout amour aspire ; elle leur donne l’ombre fuyante, l’oreiller le plus mol aux caresses ; elle leur prodigue, surtout, le charme de la nuit : dans la lumière même des longs jours, pourquoi Venise est-elle nocturne ? C’est qu’on y glisse, qu’on n’y est point coude à coude avec les réalités fatales, et qu’à loisir enfin on y rêve sur soi.

Midi, l’heure de nacre. La lagune est une coquille courbe, que le soleil, voilé de vapeurs blanches, irise. Au loin, les îlots ne sont plus que des ombres grises, des fantômes blancs qui semblent se dissoudre dans une prairie de sel mauve et de sable rose. Tel est sans doute l’horizon du désert. Et le clocher, là-bas, de Torcello peut-être, est un ibis droit sur sa patte grêle.

Quel bon peuple bavarde sur le campiello, autour du puits, ou à la porte d’une église. L’air un peu mol, un peu las, les femmes causent avec les enfants et discutent avec les vieux. Elles sont gaies et disertes. Ils sont doux entre eux, et parlent avec agrément. Même dans la colère, ils ont purgé l’humeur brutale. Ils sont polis et câlins. Parce qu’ils veulent plaire, ils ont passé pour fourbes aux yeux des violents. Ils ont le ton naturel et le geste aimable. Ils sont pleins de gentillesse. Jusque dans la misère, on sent qu’ils aiment fort la vie. Ils sont rieurs et spirituels. Ils goûtent le mot qui peint, le trait comique plutôt que le bouffon. Ils ont de la mélancolie sans noirceur. Ils sont ironiques avec indulgence : ils n’ont rien de l’âpreté romaine et marseillaise. Leur journal populaire est riche en facéties ; et même contre les riches, il est sans venin.

Ils sont sociables, et à tout propos se forment en confréries. Ce peuple fin est encore raffiné par la fièvre. Le sang des seigneurs a fait le reste. Ils ont vécu de longs siècles soumis aux patriciens. Leurs filles n’ont pas de gros os. Ils ont le sourire voluptueux. Je leur vois moins de passion que de fougue au plaisir et de tendresse. Ils préfèrent les baisers tranquilles à la frénésie. Ils ont la parole et l’intention tendres. Ils se donnent une quantité de surnoms, tous plaisants et qui moquent, dans ce joli dialecte zézayant, qui multiple les « X », et qui semble l’italien de folles petites filles.

Gourmands de poisson, comme tous les gens de mer, ils font des soupes qui sentent fort la marine. Ils aiment l’anisette, comme ceux d’Espagne ; et même, à présent qu’ils se sont mis à penser sur leur misère, ils ont pris goût pour la boisson. Ils ont des bouges et des assommoirs, qu’une lueur rouge annonce au fond des ruelles ; et ils se saoulent de grappe et d’anis, comme dans les ports du Nord.

Ils sont plus graves dans leurs plaisirs qu’en leurs idées. Leurs sentiments sont moins fins que leurs sensations. Ils font crédit au hasard, ils sont joueurs comme tous les marins. Il leur arrive, surtout les femmes, de compter sur le gros lot, sans y aller de leur mise. Elles vivent dans le roman, il me semble, plus que les autres Italiennes. Qu’elles sont patientes, tant qu’il leur reste une tasse de café et l’espoir de l’amour. Seul, le malheur de vieillir les accable.

La Vénitienne n’est fauve que dans les livres : ainsi le Bucentaure n’est une galère d’or que sur le papier. Les blondes sont rares à Venise, et le furent : on lit, dans les vieux auteurs, que les jeunes femmes se teignent les cheveux, et les exposent longuement au soleil, sur les terrasses, pour leur donner l’ardente couleur de la lumière. Quelle idée de chercher au Grand Canal les filles d’Impéria et la parfaite courtisane. On en voit de bien humbles et qui ont même honte de rire. Celles qu’on rencontre dans les tableaux n’ont rien pour ravir l’imagination ou charmer le désir. Que ce soit la grosse Barbe de Palma le Vieux, ou les dogaresses de Véronèse, ou même la maîtresse du Giorgion, on ferait bien deux ou trois femmes amoureuses avec chacune d’elles. Leurs épaules sont trop larges ; leurs flancs trop vastes. En vérité, elles ont trop de poids. La volupté moderne ne tient pas à la masse. Hormis la Belle du Titien, que ces femmes sont peu séduisantes ! Nulle folie ne viendra d’elles. Leurs bras sont gros et ronds comme des jambes. La graisse gonfle leurs mains. Elles portent une petite tête qui rumine sur un col épais, et le menton fait des plis qui luisent. Elles respirent l’appétit, plus qu’elles ne l’excitent. Elles réclament l’aliment, avec abondance et tranquillité. Elles n’ont pas l’air fort attentives au bonheur qu’elles pourraient donner, et seulement occupées de celui qu’elles comptent prendre ; sans fièvre et jusque dans le baiser, leurs lèvres ne laissent pas oublier qu’avec la bouche on mange. Elles sont mieux faites pour paître l’herbe dans un pré, que pour cueillir aux branches la pêche et le raisin de tout délire. À ces bonnes laitières, je préfère les jeunes filles sans force et sans éclat, un peu languissantes même, pâles quelquefois dans le grand châle triste qui les serre aux coudes, mais les yeux chauds, le regard vif, un cerne aux paupières, et les lèvres douces, qui s’envolent par bandes, au crépuscule, entre la Mercerie et le Rialto.

Le canal est ocellé de jaune, de vert et de rouge : dans l’ombre, quelle peau de tigre, les pelures d’orange et les rondelles de tomate sur l’encre luisante de l’eau. Les rognures de légumes flottent ; et l’odeur de la pourriture crève, de place en place, comme une bulle à la surface du flot.

Une ruelle s’ouvre comme une fente liquide entre les hautes maisons noires. Sur les toits, le ciel adorable est un oiseau posé, une longue plume bleue. Un pinceau de lumière promène la liqueur du soleil sur un côté du canal ; et toutes les façades d’un bord baignent dans l’or ; et de l’autre, elles trempent dans un voile de laque. La poudre d’or entre comme un ange dans les fenêtres rousses. La ruelle d’eau, à tous les étages, est pavoisée de loques humides. Les jupons, les chemises, rouges, verts, blancs, jaunes, les hardes d’enfants dansent à la brise, drapeaux de menu peuple, toute une vie qui sèche au soleil. L’odeur, la forme, l’âge des corps y est encore. Et les chemises de femme, les dentelles grossières de la jeune fille ont aussi leur pudeur : elles sont pendues au ras de la fenêtre ; elles se cachent derrière le linge des mâles.

Une bonne petite vie, des mœurs paresseuses et naïves, riches de bonhomie et parées de ce luxe sans prix que tout l’or des Barbares ne leur assure pas : l’habitude de la beauté. Quand ils entasseraient dans leurs ports d’Amérique et d’Allemagne tous les biens de la terre, et les lingots par milliards, ils n’auraient de la richesse que la matière brute. Le roi des porcs est étranger aux merveilles qu’il vole, son couteau d’argent à la main : parce que pas un chef-d’œuvre ne lui doit rien, pas un ne l’attend, pas un ne s’abandonne à lui ni à ses femelles ; il n’est toile des maîtres, il n’est bronze ni marbre qui ne se refuse à la possession de ces tas d’or à face humaine. Mais le plus pauvre mendiant de Venise a droit sur le Palais Ducal, sur Saint-Marc et sur Titien. Il a part aux miracles de sa ville. Il dort dans un taudis ; mais quand il sort de sa cave, le puits sculpté sur la petite place, la charmante margelle, les bas-reliefs, sont à lui, comme le ciel et les couleurs ravissantes de la lagune. Plus même qu’ils ne lui appartiennent, ils tiennent beaucoup de lui, le pauvre hère. La beauté et ces beaux peuples s’engendrent, les uns l’autre, étant si naturellement unis. Depuis deux et trois mille ans, elle a vécu par eux, comme ils ont vécu en elle. Une œuvre d’art n’est pas si profanée par les mains d’un gueux latin, qu’elle est souillée par les yeux profanes de tous vos rois d’Amérique.

On se parle d’une maison à l’autre ; ni morgue ni laideur dans l’accent. Non seulement ils pensent à plaire : ils y ont plaisir. En tous leurs gestes, on reconnaît le sens humain. C’est pourquoi ils mettent de l’esprit à ce qu’ils disent. Les femmes prennent le café au balcon, et la dixième tasse annonce la vingtième qui doit venir : elles n’ont jamais fini de verser l’eau chaude sur le marc ; et tantôt elles sucrent le café qui reste, tantôt elles ajoutent du café à un reste de sucre.

Au bout d’une corde, les paniers descendent des fenêtres, chaque étage a le sien ; et le marchand qui passe, à chaque corbillon, confie le pain, ou le lait, ou le journal du matin. Que toutes ces femmes ont encore de douceur pour l’homme ! Qu’on est loin des idoles cruelles que les Peaux Rouges envoient depuis peu à l’Europe, et dont le rire impudent défie, nuit et jour, la lune sur la place Saint-Marc. Seule parfois, la jalousie jette son ombre verte sur ces visages fins, aux traits affables. Je m’assure que l’envie est la plus âpre passion des Vénitiennes.

Et souvent, amarrée aux dalles d’une rive, plus usées et plus lisses qu’une semelle de marbre, la barque au soleil est un berceau de mélancolie. Les gros coussins de la gondole gardent les formes de la jeune femme qui visite, à deux pas, un palais ou une église. Le bois noir luit d’une chaleur vivante ; et les mains de cuivre font un signe secret, que le miroir du canal interprète d’un sourire, et, mystérieux, comprend.

Peu de peinture, selon mon goût, à Venise. Pourtant, la ville en est couverte : cent lieues carrées de toile peinte, de Chioggia à Murano, ou mille, ou dix mille, que sais-je ?

Le grand Titien, qui passe de si loin tous les autres peintres du pays, n’y a point ses plus belles œuvres, ni pas une même que l’on puisse comparer à la jeune Vénus de la Tribune, ou à la Belle du Louvre, ou à la merveille de Naples, le pape Farnèse et ses neveux. Carpaccio est charmant ; et le Giorgion du palais Giovanelli, plein de poésie, est une œuvre délicieuse aux yeux, comme il sied que soit, d’abord, une peinture. Aux docteurs allemands, de goûter les tableaux et les statues, premièrement, sur l’idée, comme ils l’appellent : là, les aveugles sont les meilleurs juges. Prosit.

Je ne puis me faire à Tintoret. Ce qu’on appelle sa puissance, n’est à mes yeux que l’abondance du désordre. Il n’est ni vrai, ni au-dessus de l’image vulgaire. Il est romantique jusqu’à la frénésie.

La puissance de l’artiste, je ne la reconnais qu’à la profondeur du coup qu’il frappe ; et de même, à la beauté de la mélodie, qu’il révèle une fois pour toutes ; à l’intensité de l’harmonie qu’il est capable de produire. Un petit tableau y suffit, sur un chevalet. Mille lieues de peinture y peuvent échouer. La couleur de Tintoret est noire, lourde, monotone. Son style, plus que l’éloquence, est l’emphase continue. On n’est pas puissant parce qu’on lance cinq cents figures sur une muraille : un seul visage qui ne s’oublie plus, telle est la force.

Cet homme est à l’art ce que l’athlète est à la beauté divine. Avec ses pectoraux semblables à des mamelles en fer, avec son mufle, ses muscles pareils à des tumeurs, l’athlète au front bas, aux narines camuses, le visage cousu de cicatrices et renflé de bosses, est un géant peut-être, mais aussi une brute. L’athlète a beau passer sa vie dans l’arène et dans l’exercice de ses forces : toujours, il improvise. Ainsi, Tintoret est l’Improvisateur de peinture. Il vient à bout de toute surface. Il abat toute besogne. Il est virtuose prodigieux. Qu’on lui donne la Grande Muraille : il la peindra depuis la Corée jusqu’au désert de Gobi ; il y décrira toute l’Histoire de la Chine.

Ce talent est énorme ; mais il est laid. Il est outré. Il n’est jamais à l’échelle, non pas de la grandeur, mais de sa propre éloquence. Il dit si fort ce qu’il veut dire, qu’on ne l’entend plus. Il a plus de pensée qu’il n’en faut pour nourrir tous les peintres de Venise ; et tant il est habile, il semble ne pas penser.

N’ose-t-on pas le mettre au rang des grands tragiques ? et qui ne parle de sa vertu pour le drame ? Telle est l’illusion du vulgaire : le geste passe pour l’action : le tumulte, pour la tragédie ; le bruit, pour la force sonore. Mais l’éternelle agitation de Tintoret est l’aveu qu’il n’est point tragique. La véritable tragédie sera toujours dans le cœur des héros, et de leurs passions. Voilà ce qui décide souverainement de leur sort, et même des paroles capitales qu’ils disent, celles où l’homme suscite son destin, où le destin se rend visible et descend. Or, ces paroles fatales, le silence qui précède et le silence qui les suit, en font seuls tout le prix.

Le vulgaire croit voir la tragédie dans la mêlée des personnages ; et plus ils sont, plus on se flatte de plonger dans le drame. On s’en éloigne, au contraire ; on l’oublie. La bataille n’est pas tragique, non plus que l’inondation ou le tremblement de terre. Ce ne sont que des convulsions confuses. Il n’y a de drame qu’entre un petit nombre de héros. Tout le reste est inutile ; ou pour mieux dire, tout le reste est cortège, jeu de scène et comparses. Si l’on veut que Tintoret soit tragique, il ne le fut jamais qu’à la manière de Dumas le père, et des autres énergumènes, qu’un demi-siècle a ruinés sans retour, tant ils sont vains et puérils. Tintoret, lui, a du style ; il se sauve par là, comme tous. Trop de force, en lui, trop d’éloquence, trop de chaleur pour ne point faire penser à un maître. Et, en effet, de tous les hommes, Tintoret me semble le plus voisin de Victor Hugo.

Son drame sans émotion et sans âme, n’y ayant d’émotion que de la vérité profonde, quand le cœur et les passions sont à nu ; son style formidable, et toujours un peu creux ; son éloquence qui ne saurait tarir ; son goût du contraste, jusqu’à la grossièreté ; sa manie des ombres compactes ; sa faculté de répéter cent fois ce qui ne vaut souvent pas la peine d’être dit ; sa puissance plastique et sa pauvreté intérieure : tous les dons de Tintoret me font voir en lui le Victor Hugo de la peinture.

Quand le soleil couchant, dans un ciel sans nuages, plus suave en son ardeur transparente que la pure topaze, illumine la lagune, Venise en cheveux d’or vêt sa robe de pourpre. Le soleil suspend à toutes les façades les tentures roses et les tapis rouges de la joie. L’heureux incendie s’embrase de fenêtre en fenêtre, bondit de vitre en vitre.

Un coup de canon lance l’appel pour la fête de nuit, qui est la fête des amants. C’est lui qui éclate dans le ciel, rouge de sang amoureux, où rien ne rappelle la douleur ni la guerre. Et les vers luisants des gondoles s’allument dans les buissons d’eau, au ras des rives. Alors, l’on sait pourquoi la volupté et l’amour se rencontrent ici, y courant de tous les points du monde.

Je hume, avec une dévotion perverse, les odeurs de la vase chaude, la puanteur crépusculaire de la Reine, l’aigre relent de la journée, des écorces, des zestes, de la saumure, tout ce qui flotte entre les murailles. On aspire la vie cachée du canal, avec une certaine horreur de s’y plaire, comme on soulève les linges secrets de la chair qui nous tente : et parce qu’elle est vivante, nous voulons la connaître jusque dans son infamie.

Je me figure cette Venise, déjà pleine d’or et de banquiers en 1200, au beau temps de son faste et de sa puissance. Je n’envie pas de l’avoir vue en son âge de noces, toute de soie et de brocart. Qui pourrait durer dans un éternel festin ? Venise est bien plus belle d’être à demi déchue. Et certes, elle n’est pas assez déserte, ni silencieuse encore. À présent, du moins, elle est le plus rouge corail de la fantaisie, le plus captivant madrépore qu’ait poussé, peu à peu, à fleur d’eau, l’industrie des hommes.

C’est dans la ville la plus morte qu’on se sent le plus vivre, quand on est un homme vivant. De là, que Wagner m’est si cher à Venise. Je n’y peux voir que lui. Le reste ne compte guère, non pas même Gœthe, patient et sage, qui ne se lasse jamais de marquer ses pas, fût-ce dans l’onde fugitive. Wagner n’y vient pas bercer ses vapeurs et promener en gondole ses entorses sentimentales. Mais pliant un grand amour sous lui comme une monture rétive, il choisit le brasier de Venise pour y enfermer les amants tragiques, pour les abîmer sur eux-mêmes, pour qu’ils y portent leurs fureurs au comble de la vie, où il faut que le délire tue et que Tristan s’anéantisse. La mort n’est pas l’excuse de la passion : elle en est aussi la fin. À Venise, Wagner immole ses héros ; et lui-même redouble de puissance et de vie.

L’heure du soir, déjà, talonne l’heure de pourpre. Le Lido s’ensevelit sur la lagune violette. Venise amoureuse se couche pour la nuit ; sur la soie des eaux, quelques fils d’or s’éteignent. Un à un, les feux de la Giudecca piquent l’air ; et les mâts sont plus noirs sur le ciel profond et tendre, comme la fleur de bruyère, au crépuscule, dans la lande. Ils lèvent le doigt au-dessus des lampes vertes et des feux rouges. Ils appellent la lune, et font le signe du silence pour la nuit d’amour.

Doucement, doucement, le mystère de l’ombre rend plus ardent le mystère des eaux. Sur les turbans des grosses cheminées, la lune pose enfin le croissant de Byzance.

Des barques passèrent, venant de Saint-Georges Majeur. On se jetait des roses. Les gondoles se cherchaient comme des mains. On riait ; et les femmes avaient ce rire, qui fait fléchir les genoux du mâle, qui lui est comme un chant. Des musiques tintaient, comme un appel, les grillons de Venise. Ô sons, paroles, sillages dans la nuit claire, tout était amour, chair de femme, odeur nuptiale, folie et volupté à défaillir. Certes, ce qu’ils appellent la mort de Venise, c’est qu’ils n’ont point de vie.

En vain, je me possède ici moi-même, plus qu’ailleurs. Il y faut trop de combats ; et ce n’est pas assez, si l’on ne s’y rend pas aussi maître des autres. J’ai à conquérir un monde, dit le Condottière, et non à jouir d’une heure. Je reviendrai à Venise, quand j’y pourrai dormir.





XXXI

LUMIÈRE AU CŒUR DE LA GEMME



Sous la pluie de novembre, ou par le soleil enragé d’août, l’atroce Ravenne est toujours admirable ; et je ne sais plus si j’en préfère le marais silent, ou si l’ardente fièvre m’en séduit davantage. Dans la mélancolie d’automne et dans le four de la canicule, c’est la même reine à l’agonie, que le rêve dévore ; et tantôt, se souvenant qu’elle fut courtisane, Théodora s’abandonne aux songes de la volupté, insatiable en ses recherches, et avide des plus rares autant que dégoûtée ; tantôt, prise de tremblement, gagnée par la terreur à l’amour la moins trompeuse, celle qui ne se contente pas, l’impératrice de la luxure s’enfonce dans les rêveries de la mort, hésitant entre les chers supplices de la damnation et les visions du purgatoire. Ravenne en été est la chambre des pierreries qui mène à l’enfer. Et sous la paupière de l’automne, Ravenne est l’église violette où le péché fait pénitence, où la chair pécheresse cherche les délices de l’expiation, et n’ayant pas encore lavé les parfums de ses crimes, les mêle à l’encens d’une perverse contrition.

Au tard d’une journée humide et chaude, j’entrai dans l’étuve de Ravenne, sous un ciel ouaté d’orage. Le vent pluvieux, mol et doux comme les lèvres sans dents d’un enfant à la mamelle, pressait les nuages rouges. La planure infinie des champs et des marécages, la plaine de l’Adriatique et le firmament vaste, trois espaces immenses dérobent les abords de la métropole ensevelie. Quand il pleut, l’eau tiède tombe sur cette terre, comme un marais sur un marais. Le sol trempé se jalonne d’arbres mouillés ; les saules blancs ruissellent comme des noyés, et les peupliers gris font une herse, fichés entre deux mares pensives. Mais trois rayons de soleil parent, soudain, de flammes les rizières qui scintillent.

La ville brûlante et sombre retient les tisons du couchant entre ses dômes bas et ses tours rousses, comme aux mailles de plomb croupit le sang rouge d’un vitrail. Les clochers noirs sortent à peine de la terre morte, où la cité s’enfonce. Voilà une ville selon le cœur des solitaires.

Ravenne la taciturne m’accueille avec une générosité farouche, comme au retour de l’exil. Elle me fait présent d’un soleil plus ardent de passer à travers les averses. Quelle capitale pour la méditation.

Rues désertes, pavées de cailloux qui s’étoilent de flaques noires. L’herbe pousse entre les dalles. Les murs ont la lèpre verte. Aux carrefours, des cercueils en guise de bornes, et des sarcophages. Ravenne est vide. Des murailles sans fin, des couvents sans moines, des palais sans joie qui sont, peut-être, des prisons. Beaucoup d’arcs aveuglés dans les ruelles tortueuses ; et ces portiques ont l’air infirme. Hauts et ronds, les clochers veillent au flanc des églises, en cierges funèbres. Sous le poids de leur plein cintre, les édifices entrent dans la terre cancéreuse jusqu’aux genoux. Les vieilles tours branlent, comme les bras d’un prêtre centenaire au lever-Dieu, sous la ruée de l’averse oblique. Un désert règne entre les quartiers habités et les remparts. Telle la mort glace d’abord les extrémités, la vie s’est retirée peu à peu vers le centre ; mais le cœur aussi semble à demi gâté. La taciturne est ensablée. Je me rappelle la Darse étroite et longue, et sept barques moroses sur l’eau pourrie. Au loin, une barre sur le ciel, comme de la fumée noire. On se promène dans Ravenne, avec une sorte d’ombre, l’idée qu’on marche sur une autre Ravenne engloutie.

Basse entre les peupliers, la rotonde de Théodoric moisit dans la maremme. L’eau bourbeuse monte autour des piliers ; elle les suce et les mine par la base. La coupole est fendue ; les portes sont craquelées, et la mousse y a logé ses fourmilières endormies. Les blocs de la bâtisse sont creusés comme le bois mangé aux vers, ou comme les rides au visage d’une vieille grêlée de la petite vérole. On dirait qu’un tremblement de terre a descellé ce misérable, cet énorme tombeau, vide même des os que les Barbares y couchèrent.

Dans cette métropole de la fatalité, la basilique est une chambre des morts. Un souffle putride tombe des voûtes. La lumière aux portes est malsaine. Les éléments sont dissous. La terre se liquéfie, la pierre se couvre d’écume et le marbre s’émiette. Ha ! qui peut s’attendre à l’étincelante féerie de ces églises, quand on parcourt la ville muette et morte ? On croit entrer dans une cave ; l’eau qui suinte de ces cryptes semble l’épanchement horrible des sépulcres ; et ce tombeau est la sphère de Golconde, un tabernacle de pierres précieuses, un sanctuaire d’éblouissante magie.

À Saint-Vital, à Galla Placidia, aux deux Appollinaires, l’étonnante Ravenne est tout intérieure. L’or brille sous un voile d’azur sombre. Les métaux des mosaïques laissent errer de longues lueurs entre les colonnes qui fuient. Profonde, diaprée, c’est la couleur de l’émail et de la soie, la roue du paon. Violette et irisée, d’algue glauque et d’indigo, la splendeur de Ravenne est sous-marine.

Ô révélation du monde intérieur. Au delà de la pourriture, au delà du sépulcre, voici le trésor de l’âme, la toison d’or chrétien, le rêve : la couleur. Passé les murs moroses, Ravenne est un prisme dansant une ronde sacrée, d’un mouvement si lent qu’elle semble immobile. Cette nonne, enfoncée dans la boue, prie en cachant ses monceaux de pierreries : voluptueuse, extatique, son sourire ambigu a presque le dessin de la souffrance.

Tout ce qui était extérieur dans la basilique romaine est intérieur dans la chrétienne. Tout le dehors se replie au-dedans. Le monde se ramasse et se ferme sur son secret ; et tel est le mirage de Ravenne, telle est son apocalypse. Non, les anciens n’ont connu ni la musique, ni la couleur.

Ravenne est une impasse de l’Histoire. Elle a le feu noir de la défaite. Ville née pour la mort, on l’aime et on aime d’y mourir. Certes, la mort y a pris une étrange séduction. À Ravenne, meurent les derniers Césars, qui la préfèrent à Rome. Les dominations et les empires finissent à Ravenne, après Rome les Goths, et les Byzantins sur les Barbares. L’air de Ravenne est sain à toute agonie. On meurt, on meurt avec abandon, ici. Et le fort Dante y rend l’âme, avant le temps. Terre fatale, chaude cellule, féconde en deuils et en spasmes ardents. Elle est grasse de morts illustres et de douleurs, de tragédies et de songes. Sa magnificence est un cri dans un profond recueillement.

Théodoric, le barbare conquis et perdu par sa conquête, a subi le charme de Ravenne. On voit son palais dans les mosaïques de Saint-Apollinaire. Et déjà, c’est le monde moderne : on discerne le sens nouveau de la vie à l’abri des murailles. Les tentures sur les portes séparent le souverain de ses sujets. La maison ne donne plus sur la vie publique des anciens ; elle respire un luxe qui leur fut inconnu, un élément de retraite : un désir triste, que la satisfaction ne contente pas ; un besoin, qui n’est pas l’appétit, quelque chose d’inquiet, de mystérieux et d’intime. Théodoric est l’Allemand qui tourne le dos au Nord. Il est touchant, dans sa force qui s’humilie. Il se roidit contre sa race ; il est fin et maladroit ; son œuvre est vaine comme son tombeau : la foudre le frappa, et le sépulcre est vide.

À Saint-Vital s’allume le songe de l’Orient, les perspectives étincelantes sur la vie intérieure. L’ordre clair des anciens, qui est toujours direct, qui aime la ligne droite et la simple géométrie, le cède à un ordre nouveau qui recherche les courbes, les contrastes de la lumière et de l’ombre, toute la profondeur que la courbe engendre et qu’elle implique. Or, la courbe c’est la couleur, et la couleur c’est la musique. La couleur est l’espèce visuelle de la musique.

Des escaliers mêlent les plans et divisent l’espace. Des chapelles rondes varient le jet des murailles ; de longues niches les évident, invitant le regard à la méditation et aux idées verticales de l’attente.

Les mosaïques sont un incendie supérieur. Elles expliquent, comme un livre de gemmes, toute une théologie subtile en flammes colorées, en images immobiles, en symboles taciturnes. Tout le mouvement, toute l’éloquence, toute la vie est désormais dans la couleur. Jamais la mosaïque ne retrouvera l’éclat de cette fleur première. Les légendes du sang et du sacrifice, les héros les plus mystérieux de l’Ancienne Loi étincellent avec des figures tristes. C’est Abel et l’Agneau ; Abraham, et son fils sous le couteau ; le roi Melchissédec offre le pain et le vin de son office magique, la plus grave énigme de la Bible. Jéthro fait fumer l’encens. Jephté immole sa fille. Comme on rêve, dans cet incendie d’or violet et d’outre-mer ! L’or pétille dans la muraille. Les éclairs de la pourpre déchirent les sombres vêtements. L’émail blanc a les reflets de la cire et du gui. Les parois semblent frémir, comme si le feu des murs et toutes les flammes de la mosaïque brûlaient sous une pellicule de lin ou quelque laiteuse vitre.

Et la cour de Byzance resplendit à Saint-Apollinaire, Théodora avec ses femmes suivantes, Justinien avec ses ministres et ses prêtres. La vie prend une forme étrange ; elle a les attitudes de l’angoisse qui précède l’épilepsie, une roideur trempée de larmes, une tranquillité que taraude la peur. Hommes et femmes, les saintes et les saints, l’empereur et la cruelle impératrice, tous en rang, le visage exsangue, les yeux blancs, la prunelle énorme et ronde, comme s’ils avaient pris de la belladone, tous, sans flancs et sans épaules, les bras tombants, les orbites caves, ils ont l’air rigide d’une attente dans l’antichambre du sépulcre. Et d’abord, on leur trouve la mine de ceux qui vont mourir et qui attendent leur tour en costumes de cérémonie. Pour un peu, on préférerait qu’ils fussent couchés dans la nudité dernière, comme les infortunés qu’on écorche sur les tables de l’hôpital. Mais on sent bien qu’ils vivent : une cruelle sainteté, un songe triste ; des têtes sans pensée ? Non, saturées plutôt d’une pensée unique. Des corps sans chair, et des lèvres minces ; mais sur ces bouches résident les morsures d’un impitoyable désir ; et ces corps sans os sont un réceptacle de voluptés. Un monde de bêtes bizarres accueille ce cortège de momies redressées sur leurs pieds : des biches hagardes, des oiseaux à long bec de squales, des chiens velus d’écailles, des paons griffus ; les rosaces clignent des yeux mornes ; les palmes sont crochues et tirent des dents en scie ; et les urnes aussi ont des ongles et des griffes. Cependant, une harmonie enveloppe toutes ces formes, ardente et lugubre, comme un parfum trop violent où la peau se macère dans le spasme, jusqu’à la mort.

Justinien et ses acolytes, si perfides qu’ils soient, si méchants qu’ils puissent être, si amers ou si dégoûtés, tous, ils sont les serfs de leurs femmes. Ils ne vivent que pour des voluptés qu’ils goûtent à peine, qui les lassent à mesure qu’ils rêvent en vain de les épuiser. Ils sont polis, sournois ; l’étiquette raffine en eux la cruauté. Et sous leur digne maintien, ils engraissent les larves de tous les stupres.

Théodora est bien la reine de ce monde frémissant et muet. Derrière elle et ses femmes étroitement drapées, j’entends les cris de la folie dans les chambres lointaines, les appels de l’hystérie au milieu des odeurs, les bonds dans la soie et le velours des orgies secrètes. Théodora taciturne gémit, menace et sanglote comme une possédée. Théodora, serrée dans sa robe, déchire ses vêtements et se roule toute nue sur les fourrures. Le linge le plus fin lui est une chappe de soufre ; et sa peau glacée est un supplice pour le feu qui la brûle au-dedans. Elle est haute, maigre, rongée. Elle n’a ni gorge, ni hanches. Dans sa figure longue, elle ouvre des yeux de chouette. Elle est nocturne, et marinée dans les charmes de la nuit. Elle est pleine de fureur voilée, et rêve d’un opprobre éclatant. Elle contemple un désir, qu’elle désespère de rencontrer ailleurs qu’en elle. Plus elle élargit les yeux, moins elle reconnaît ce qu’elle semble voir. Elle a le manteau de l’eau qui dort, sur une âme nue comme la vipère, chaude comme la panthère, pareille à un repaire de péchés.

Elle et ses femmes, toutes yeux, toutes lèvres, telles de longues fleurs pâles, qui se fanent déjà, et déjà elles corrompent l’eau du vase, se dressent sur l’ombre dorée, comme des fantômes ; elles ont le port de flamme triste, la longueur vénéneuse des apparitions ; rêvant, elles ont les formes du rêve. Et, l’on sait que leur voix est un enchantement, soit qu’elle roucoule, soit qu’elle haïsse. Leur chair se dévore ; en elles, il est un chant ; et si mortelles au bonheur puissent-elles être, qui les approche n’a plus un regard pour toutes les Glycères et toutes les Rhodopes de l’antiquité.

Blêmes, crépusculaires, décharnés, que veulent-ils pourtant, ces personnages, suspendus entre le ciel et la terre ? Ils ne se roidissent point sous le coup de la Loi. Ils s’abandonnent, plutôt. Ils ne sont plus soumis au destin, ni en lutte héroïque. Leur destin est en eux. La vie intérieure a commencé, et les absorbe. Les formes sont déchues. L’art ne suit plus la nature. La joie n’est plus dans le mouvement, mais dans une certaine émotion cachée. L’immobile symétrie se substitue au rythme des membres et des groupes. L’analyse des gestes semble vaine. La vie n’est plus une onde qui circule dans les muscles. La plante naturelle, si belle en ses moindres traits, est dédaignée. Sous les robes, il n’est plus de jambes ; les bras sont de bois ; les vêtements ne sont plus le miroir du corps qu’ils enveloppent ; mais ils ont de très beaux plis. La statuaire est morte. Et morte l’action. Mais Psyché dans les limbes est au berceau de Ravenne.

À quoi répondent les mouvements, si ce n’est plus aux actes ? Ils traduisent les états de l’âme qui s’éveille : l’extase, la vision, le remords, l’amoureux espoir du miracle, les surprises de la conscience et ses cruels ennuis. Ce qui est du corps est tombé en enfance ou en décrépitude, peut-être en mépris. Les mains ne sont plus faites pour rien tenir ni rien prendre : étroites, diaphanes, ce sont de tièdes tubéreuses, fleurs de serre, outils de péché et d’oraison.

Ils sont maigres, à l’ordinaire des mystiques. Ils s’entourent de lys et de roses. Les pampres, les lauriers, les rameaux d’or leur font de douces chaînes ; et ils sont indifférents aux fruits. Ils passent, avec dilection, du baiser à la prière. Leurs lèvres murmurent l’imploration dans les caresses ; ils sont pleins de tremblement.

La conscience et le cœur, la folie de la croix et les délires de la luxure, tous retours sur soi-même : combien l’homme s’est approfondi, en se resserrant ! Vous dites qu’il ne pense plus ? qu’il s’hébète dans une idée unique ? Mais attendre, se fixer sur une pensée, c’est la forer jusqu’au sentiment ; et tout y entre. On croit à l’universelle décadence ; et au contraire, la vie muette, dans la profondeur close, engendre la musique et l’amour. Les femmes se font plus belles de l’âme qu’on leur donne ; la Vierge veille derrière les folles passions. Ce n’est pas Rome seulement qui survit au milieu du silence magique : entre les mains du Christ, deux mondes se joignent, l’Italie et l’Orient.

Quel mépris devaient avoir ces fins Ravennates, amateurs de parfums et de belles étoffes, pour les grossiers Barbares, vains et lourds ; le même que nous avons pour d’autres Barbares à nos portes. Et les nôtres sont armés de la science, comme l’étaient de la hache ceux de la Germanie. Eux aussi, parce qu’ils hurlent, qu’ils se vantent et s’agitent, qu’ils nous dégoûtent de toutes façons et nous forcent à la retraite, ils se flattent d’avoir l’avantage et de vivre fortement. Comme s’il n’y avait pas plus de vie dans un sentiment passionné qui se cache et s’exprime à voix basse, que dans cent mille brutes qui votent et qui boxent, mais grâce au ciel, qui ne sortent pas du champ sans une oreille déchirée et le nez en compote. Et quand l’un de ces animaux casse la tête à l’autre, ou s’ils se la rompent tous les deux, il ne paraît pas qu’il manque rien à l’un ni à l’autre. Je mesure la force de la vie à la beauté qu’elle porte.

Je vis ici avec les hommes que nous serons dans deux ou trois cents ans, peut-être. Il faudra fuir au fond de nouveaux monastères, dans une Ravenne nouvelle. Là, tandis que les brutes rempliront l’univers de leur fracas, la passion véritable battra les heures de l’homme, dans le silence. Un musicien au mystère d’une chambre, une femme amoureuse, qui offre à l’amour toutes les merveilles d’une culture vingt fois séculaire, un chant, une ardente harmonie, voilà la vie puissante, et non pas vos ignobles ébats dans vos rues frénétiques.

Le sentiment fait naître la couleur. C’est du cœur que l’harmonie s’élance : le cœur, cette puissance médiatrice entre la chair et l’esprit. La couleur est d’abord matérielle. Elle est plastique, elle a un corps et un volume en pâtes de verre : la mosaïque est une couleur qui se laisse manier, et qui tient encore à l’antique. Elle est lourde comme le métal et la pierre précieuse. Elle mêle les cubes d’or, les disques de nacre, les lunes d’argent. Mais avec toute cette épaisseur, elle joue la lumière : elle sert de matrice à Psyché. Il ne faut point s’attarder aux détails : comme toute musique, l’art de Ravenne est un ensemble.

L’art classique paraît froid près de cet incendie et de ce rêve. Où l’âme se montre, on ne veut plus voir qu’elle. Psyché était morte chez les Anciens, n’ayant pu vivre avec l’Amour. Psyché, conçue dans la couleur, fait ses premiers mouvements : elle s’éveille à Ravenne. De là, ces yeux immenses, tournés sur un monde inconnu.

Ô solitude des absides. Elles sont huit dans le sépulcre circulaire, où triomphe Théodora. Le seul jour luit d’en haut, tombant comme dans une cloche au fond de la paix marine. L’étrange église, faite de dômes mous portant sur des piliers lourds, semble une plante sans nom des profondeurs, une méduse de pierre, dont les tentacules cherchent le sol, et dont les oignons, les racines bulbeuses flottent en l’air. Le calme de ce vaisseau enveloppe un mystère. Le grand silence est un cri qu’on étouffe. Tout, à S. Vital, est en hélices et en spirales ; tout y a des retours et des repentirs jaloux. Seule, la lumière confesse son secret magique. On ne pense plus à la Bible ni à l’Évangile, ni aux anges, ni à la majesté impériale. Le désir de savoir et de comprendre s’éteint. J’ai pris de l’opium. Il pleut de l’or, avec douceur, dans l’Orient triste. Les visions se déroulent sur une trame d’ombre. Le bleu est le ciel du crépuscule, sombre velours ; le vert est de mousse et d’émeraude. L’orange chante à l’octave de l’or ; le blanc pur des voiles est doux comme les plumes du cygne. Et le violet tient tout l’accord. Le goût profond de l’harmonie, la vertu musicale, voilà le don qu’offrent au monde les hymnes de Ravenne.

L’heure est venue de plonger les yeux dans les yeux du Christ, à Saint-Apollinaire Neuf. On ne le saurait voir de trop près.

Des yeux, il est tout yeux ; les paupières et les sourcils les triplent. Le corps entier a le jet d’une longue pupille. La figure ovale, les joues maigres, la barbe pointue, toutes les lignes vont aux yeux ; et ce grand espace, entre les lèvres et le front, où les analystes du visage humain se plaisent à reconnaître la correspondance du cœur. Le nez droit est d’une très belle et fine arête. Les oreilles sont cachées sous les cheveux. Au front bas et large, feuille une merveilleuse chevelure, séparée par le milieu, qui coiffe le crâne d’une admirable forme. Et quelle bouche ! elle aussi, le dessin des lèvres, et le pli des narines en triple l’expression. Une beauté inouïe s’annonce dans la douleur et la maladie même.

Telle est la grandeur de cette invention : le Christ de Ravenne révèle la beauté dans la douleur, et à quelle profondeur inconnue peut aller la tristesse. Le nouvel homme est né : il sera douloureux, et n’aura pas honte de l’être ; il sera dans les pleurs, sans être avili ; il pourra souffrir, et n’en sera pas accablé. La beauté demeure et se renouvelle. Un monde sépare le Christ ravennate des dieux romains. Avec tant de douceur, la divine figure est sans faiblesse. Que ce Christ est près de nous. Combien sa triste gravité me touche. Il nous ressemble par la méditation sur soi-même, et par les pensées qu’il endure. Il est bien loin de tous les jeux. Voilà l’homme en qui s’est faite la conscience d’être homme entre les hommes. La tristesse mortelle est en lui d’avoir la vie, d’être né pour la mort, de le savoir, et enfin, dis-je, la douleur d’être un homme.

Les hommes ont toujours vécu pour jouir du monde et d’eux-mêmes, quoi que l’on pense. Ravenne et son peuple voilé, descendant la pente, ne se souciaient pas des siècles à venir. L’humanité passe pour usée jusqu’à la corde, et elle invente un art, dès qu’elle y trouve une source de plaisir. Là-dessus, les professeurs de le condamner comme malsain ; mais rien n’est malsain, que d’être professeur.

Que les forces de la dissolution sont patientes ! comme elles sont sûres, et qu’elles peuvent être belles aussi ! Dans la couleur, en ses accords brûlants, réside la volupté. La couleur est toujours un doux délire. L’harmonie des tons a sa chaleur spirituelle, et une ivresse que les fibres vulgaires ne sentent pas. Le dégoût sans borne de la couleur pour la ligne droite est un mystère ; et ce dégoût n’est pas froid. La froideur seule est haïssable. Plus d’une fête pompeuse de l’art, en tous les temps, est pauvre, si on la compare à la tristesse, à l’agonie ardentes de celle-ci. Mais c’est une ruineuse magnificence.

J’ai fini la journée, cherchant la mer, à travers la forêt.

La mer là-bas, la mer, toujours plus loin, toujours plus près. Enfin, c’est elle, l’Adriatique verte. Ô flot tragique.

Plus personne, ici. Pas même un berger malade. Nulle présence, si ce n’est celle de la vivante Italie ; et je sens sa blessure. Des voiles latines vont contre le vent. J’épouse la querelle de Rome contre les Barbares. Je revendique cette mer pour la grande Rome, avec elle et contre eux. Flot tragique, et surtout d’avoir laissé derrière soi la dernière capitale, morte, invisible et muette. Une frange d’écume ourle les vagues glauques. Un long nuage noir coupe le ciel par le travers, du Nord au Sud.

Je suis tenté par la négation. Un rire amer me prend, qui moque l’espoir de toute la terre. Un rire contre leur vaine antiquité, et même contre Rome. Où donc est-elle plus qu’ici enfoncée jusqu’aux cheveux ? En tous leurs triomphes, ils n’oublient que la fin. Ici donc, ont fini les consuls, les légions, le Sénat, les Augustes. Ils ont reculé devant le roi de la cendre et l’empereur de la poussière : une éminente dignité, s’il en fut, et qui brave les révolutions. Une ville vue de haut, un empire, tout un monde, qu’est-ce après tout ? Ce n’est qu’un homme, un rien, un peu de fièvre, le souffle d’une ombre, une mousse sur un pan de décombres. On est toujours assez haut, sur le bord désert de la mer. N’ont-ils pas cru noyer la mort, aussi, en la faisant chrétienne ? La mer, la pleine eau de l’oubli, son règne est bien à l’horizon de Ravenne. L’écume meurt sur le sable hagard ; les serpents endormis des algues roulent paresseusement de la grève à la vague.

Mais je ne ferai pas séjour dans la pensée qui nie. Le plus vaste et le plus désolé des espaces, même aux portes de Ravenne, et sur le seuil visible de la mort, ce n’est pas pour me livrer au flot que je retrouve la mer. Sublime, elle n’est pas sans espoir. Car l’heure, non plus que l’action, ne s’arrête pas. Voici que l’ombre se charge d’écarlate : la mer attend le soleil ; et pour le moment prescrit, infaillible, le soleil viendra.




xxxii

DANS LA PINÈDE


De Ravenne à l’Adriatique.



Vers l’Orient, Ravenne ne finit pas ni ne commence. Elle vient de la mer qui la fuit, et se retire sans elle. Ses ports sont dans la poussière ; et parmi les canaux, une forêt merveilleuse a pris la place des flottes romaines.

Les tours et les clochers, sur le ciel de l’Ouest, dévorent la lumière. Ravenne descend, exténuée. Le grand désir de la mer la persuade de la rejoindre sous le sable. Elle s’enfonce dans le marais poudreux qui l’en sépare. Ravenne est veuve, elle est en deuil de l’Adriatique, cette épouse perdue, si chère à tout cœur italien, si cruelle et si douce au fils de Rome.

Sous les portiques des pins, route rêveuse qui mire les verts péristyles, le canal suit le canal, longue, longue et pure ligne d’eau, tantôt bleue, tantôt verte jusqu’à la noirceur la plus noire, sombre cristal. Et comme tous les pins s’inclinent vers l’Occident, où le vent marin les penche, toutes les eaux coulent vers l’Orient ; toutes les molles herbes, les nénuphars, les lentilles, les algues sveltes des nymphées s’étendent, se couchent dans le sillage de l’eau tranquille ; et le canal, les feuillages humides, les ruisseaux, toute la vie végétale et toutes les eaux cherchent l’Adriatique, la passionnée et soucieuse Adriatique, très amère au cœur italien. Et parce que le fils de Rome a droit sur la mer, que les Barbares lui refusent, les herbes et les eaux, le canal, les rivières, le courant, tout y va d’une pente insensible et mystérieuse, avec la lenteur d’un amour qui se réserve, mais qui arrachera, quelque jour, d’un bond, la victoire promise.

Ravenne s’efface enfin, dans la terre où elle est ensevelie. Solitude admirable, qui réveille tous mes accords avec la nature, et dans chacun toutes les notes de la vie. Cette forêt de pins est le sanctuaire de la méditation, l’église d’une beauté divine qui se connaît et se contemple. Rien n’est plus à Dante qu’elle, et c’est Dante qui l’emplit, chantre à l’autel, prêtre sombre et magnifique. Voici la forêt du Purgatoire, aux confins du Paradis : le Purgatoire, le plus beau des poèmes, parce que le purgatoire est le plus propre à l’homme ; il contient tout, la faute et la justification, la cause et les effets, le péché qui est la fin du plaisir, et l’ardeur au salut qui purifie le désir en cendres, lieu sûr où la vie et la mort se confrontent.

Un frémissement courait entre les branches. Le ciel sanglant rougeoyait dans les pins et sur le miroir bronzé des eaux. Une voile rouge glissait au loin, sans qu’on vît le bord ni la barque, telle une aile sans l’oiseau.

Au bout de la hampe écailleuse et purpurine, qu’inonde la clarté du couchant, les pins de Ravenne s’étalent, ces beaux poumons de feuilles sur une artère qui jaillit de la terre violette, et qui se courbe en crosse vers l’Occident.

Ce n’est point le soleil, ce n’est point l’ombre : comme à travers le vitrail de la solitude, le jour descend à travers le réseau des pins qui se touchent par la cime. Le sol est d’émeraude et de violettes, velouté d’aiguilles rousses et de profondes mousses. Entre les colonnes de la mystérieuse église règne une lumière sans pareille, plus calme que le matin sur la mer, et plus égale, plus égale que le sourire. Le canal, à perte de vue, reflète les nefs de la forêt, les genévriers, les buissons, une voile.

Toute la main des branches, en son duvet d’aiguilles innombrables, s’offre en miroir au firmament. Et quand l’heure du soir s’avance, le ciel est sur le dos de ces mains vertes ; et par-dessous, la paume voûtée retient le feu du soleil rouge.

Et ce n’est pas, non plus, la fureur du vent qui gronde dans la forêt mystique ; mais plutôt, la respiration lente et profonde de la brise, une haleine légère, pleine de douceur et de caresse, unie, égale et paisible comme la lumière même. Tel est le rythme des pins, la pulsation de leur cœur végétal et de leur plane rêverie, qu’elle laisse couler avec les plus purs rayons du soleil, la plus suave essence du son.

Au-dessus de ma tête, les pins résonnent comme le sol des violons, sous un archet qui trémole à l’infini, avec une force contenue et une égalité sans pareille. Dans le lointain, plus graves que violons, ce sont les orgues aériennes de la forêt, le bourdon des basses et des violoncelles. La calme pédale porte toute la mélodie des oiseaux, des couleurs et de l’heure sereine. Et si c’est l’archet du vent sur les cordes des pins, ou le chant de la lumière, je ne le sais point. Ô mélancolie divine, non plus dans le brouillard, mais dans la clarté la plus pure et la plus égale.

J’errais dans la forêt sublime, que les canaux prolongent d’un triple et quintuple miroir. Je me retrouvais dans cette tristesse sans limites, comme aux bords de l’Océan ; mais ici, le calme ne venait pas d’une volonté plus forte que le trouble, ni d’une douleur accomplie ; il naissait et renaissait de la lumière irrésistible qui, pénétrant les corps, finit aussi par pénétrer le cœur.

Pensif, entre les pins, je vis un homme jeune et beau, qui levait les mains vers le soleil, et les contemplait, pleurant de les trouver sanglantes. Vêtu de soie et de velours, à la mode des anciens temps, il semblait un de ceux que le grand Alighieri rencontre en son voyage, au séjour de la purification. Il était douloureux comme la conscience ; et son visage, pourtant, s’illuminait de cette pâleur ardente qui est l’innocence du malheur.

J’allai vers lui, plein de la sévère compassion qui m’est propre ; et je l’interpellai : — Qui es-tu ? Réponds-moi, homme beau et si triste. Il me semble te reconnaître, ne t’ayant jamais connu. Mais, parce que tu es fier et que je le suis peut-être, ne parle pas, si ma présence te blesse et si tu te refuses aux questions.

Il me dit : — Si je suis une ombre qui poursuit une forme éternellement vivante, ou si je suis un vivant, dont la douleur immortelle poursuit une chimère à jamais, je ne puis pas le dire. Tout est confus pour moi, depuis que je commençai d’aimer. J’ignore où je suis. J’ignore où je vais. Je ne sais plus rien, sinon que j’aime, que la douleur est en moi, et que me recréant sans cesse, cette douleur, sans cesse je la crée.

Moi, Nastasio degli Onesti, l’adorable infortune d’aimer m’a pris, un soir d’avril, dans Ravenne ; et depuis, ce tourment qu’on préfère à toutes délices, ne m’a plus quitté. Amour est sans pardon, Amour est sans pitié, Amour est sans retour ni relâche.

Comme j’ai été la proie d’Amour et dois toujours l’être, Amour fait aussi sa proie de ceux qu’on aime et qui ne veulent pas aimer. Ainsi, le malheur d’aimer s’étend au delà de l’amant, à tout ce qu’il aime. Qui en fit l’épreuve plus que moi, qui suis immortel pour désespérer ?

Écoute. Elle m’a dédaigné. Elle ne m’a pas accordé un regard ; elle ne me fit pas l’aumône d’un mensonge ni d’un sourire. Alors, je suis venu dans la forêt, pour oublier. Car il n’est que de fuir : du moins, je le croyais.

Mais plus j’ai vécu dans la solitude, plus mon cœur fut tout à son amour. Un grand amour a toute la nature pour complice. La vie de plaisir ne me fut jamais rien.

J’ai été visité des courtisanes : mais la plus jeune est vieille comme le lit de Salomé, et leurs rires sont un trésor d’ennui. Et la femme adultère est une pêche pleine de vers, sur un noyau pourri. Dans les voluptés d’emprunt, un amant malheureux se déchire. Tout plaisir est dégoût, pour celui qui est privé du seul amour qu’il désire.

Je promenais mon mal dans la forêt ; et tous les pins me connurent ; les vipères ont su tous mes pas. J’avais dressé des tentes en soie d’or sous les ombrages. Et comme d’autres courtisanes, des amis, des parents me visitèrent. Mais je les fuyais, dans le même moment que je me forçais à leur faire l’accueil le plus digne. Je les saluais. Je les invitais à prendre place. Ma maison, mes chevaux, mes écuyers et mes pages, je leur quittais l’usage de tous mes biens. Je ne leur demandais, en retour, que de me laisser mon silence. On leur servait les mets les plus rares et les vins les plus vivants. Mais au milieu d’eux, et de leurs rires autant que de leur condoléance, moi seul j’étais absent de ces festins.

Taciturne, sans regard pour les plus belles jeunes femmes, sans ouïe à leurs plus suaves propos, rien n’a pu me donner l’oubli de ma torture ni de l’heure, rien n’a charmé ma misère, que parfois la musique. Car la musique est amour, et l’amour tel que chacun le forme en soi-même. Et ce n’est pas que la musique console la peine ; mais au contraire, elle l’accroît, elle la rend si profonde qu’on s’ensevelit en elle, et qu’on se confond enfin dans sa profondeur.

Or, un jour, au déclin du soleil, je vis soudain, avec terreur, la fille des Traversari, celle dont l’amour fait mon tourment. C’était elle, elle-même, dans sa forme ineffable et telle que je n’aurais jamais dû la voir, dans sa jeune nudité.

Elle était nue, et fuyait. Ses pieds blancs frappaient la terre au vol, comme ceux de l’Atalante ; ses talons d’ivoire rose couraient sur les aiguilles dorées des pins. Elle ne criait pas ; mais ses yeux ruisselaient d’une insondable tristesse ; ses regards étaient pareils aux sanglots de la vision, pareils aux larmes sans secours, à ces pleurs qui n’ont plus de cause, parce que tout y entre et que la cause en est dans tout.

Trois chiens blancs au museau rouge galopaient sur ses chevilles, la pressant de leurs crocs, happant tantôt la jambe, tantôt les flancs. D’un bond, le lévrier enfonça sa tête de furet dans la poitrine chaude ; et les dogues du Nord mordant la jeune fille, l’un au plus tendre des cuisses, l’autre au parvis du ventre, ils lapaient le sang à même la chair charmante en ses courbes de fleur. Le dogue gris fouillait sous la ravissante ogive du sexe, où le temple virginal se retire, comme une source ; et son pelage d’acier était teint d’écarlate en trois rubans ; et sur son crâne et ses oreilles, frémissait une résille de rubis.

L’épouvante secouait la blonde chevelure sur les seins de la jeune fille ; et les pointes mordues de la gorge étaient pareilles à deux cerises sous les feuilles, que le vent agite. Tandis que les chiens la déchiraient, elle murmura dans les sanglots : « Ô grief de l’amour, ô coulpe si grave que rien ne l’allège, ô malheureuse, malheureuse qui fus désignée, plus qu’à la flèche, à la vengeance d’Amour ! » Les dogues, en grognant, ne s’arrêtèrent pas de mâcher la gorge et le ventre ; et, comme ils mangeaient le cœur pantelant, les cors sonnèrent dans la forêt, jusqu’à la mer ; les échos retentirent d’une mélodie sauvage et douloureuse ; et de toutes parts, le même chant se fit entendre, que le Nord renvoyait au Midi, et l’Ouest à l’Orient : « Voilà, voilà l’Amour, et voilà ses vengeances. »

Et les pins, au son des cors, frémirent de toutes leurs branches, depuis la tour sanglante de Classe dans le soleil couchant, jusqu’à la mer. Et elle, alors, dit en pleurant : — Ô cruel, cruel amour, plus cruel cent fois que ne fut jamais la haine ou mon indifférence, que t’avais-je fait pour être aimée ainsi de toi ? et faut-il, chaque soir, déchirée, que je meure de la sorte ?

Et moi : — Que t’avais-je donc fait, dis-le, pour que je t’aime ? et quel fut mon crime contre toi, que tu te fisses tant aimer ?

— N’avais-je pas le droit de me garder pour quelque autre qui me plût ? fit-elle ; n’étais-je pas libre, étant née sans entraves, de me réserver à moi-même ?

Je compris soudain qu’elle mourrait, si je ne l’aimais pas ; qu’elle ne vit éternellement pour sa torture que grâce à mon amour ; et que son châtiment de n’avoir pas aimé enfin, c’est que je l’aime. Elle était tombée dans son sang, et se releva bientôt toute couverte de cette pourpre, comme une vierge dont l’hymen serait le cœur, ce cœur qui lui est arraché sans cesse de la poitrine, pour lui être sans cesse restitué, à seule fin qu’un nouvel arrachement l’en tire et la déchire. Et je compris alors qu’elle ne pouvait pas obtenir la grâce du repos ni le baume de la mort, parce que je l’aimais toujours et que, ne devant jamais finir de l’aimer, mon amour la garde, pour jamais, au châtiment de la vie, et au retour sans fin de la douleur.

Dans la basilique des pins, où chaque arbre est une colonne de porphyre, l’or du couchant, à présent, chante complies. L’immobile incendie sommeille encore sous les ombrelles. Et tous les oiseaux s’étaient tus. À peine si, de loin en loin, un cri léger, la dernière note d’un trille, tombait, comme une goutte, dans l’effusion de la lumière. Le silence du soir accomplissait la mélancolie du crépuscule. Pour suave, pour enchanteur qu’il pût être, quel chant de rossignol n’eût pas troublé l’immense rêverie de ce désert, à l’heure suprême ? La perfection s’achève dans le silence.

Tout est rêve, tout est silence.

La tête des pins est déjà dans la nuit bleue. Et sous les arbres, l’ombre est presque noire ; mais les colonnes sylvestres sont rouges encore, et leurs pieds baignent dans le sang. Tout est silence, sauf un murmure lointain, comme la respiration de l’eau, et peut-être, là-bas, dans quelque taillis mouillé, la flûte lente d’une bête nocturne.

Et par l’espace ardent, le bruissement des pins frémissait en cadence, pareil sous le vent du soir à une mer plus haute, qu’un souffle du large eût poussée sur les sables célestes. Dans le calme et la mélancolie, je m’abîmai, comme la sainte forêt, sur moi-même, retenant le feu de l’Occident dans mes paupières, et me laissant bercer à la paix sans fin de la grande harmonie.

xxxiii

LE MILLIAIRE D’OR


Entre Cesena et Savignano.


 

Quel che fe, poi ch’egli usci di Ravenna

E saltô’l Rubicon.
Or, tel il fut, après avoir laissé Ravenne

Et fait le saut du Rubicon.



Midi éblouissant. Il faut mettre pied à terre, ici, où nul ne vient. Mais que nul ne le tente, s’il ne porte à ce lieu désert une passion égale au feu qu’il garde jalousement.

À chacune de ses flèches, la sagittaire d’or fait cible dans mes yeux. Je suis noir et rouge à moi-même, dans la clarté. Je marche dans la flamme de la volonté et dans les tisons de la force solaire. Noms sacrés ! Il est des noms qui ont la vertu d’un acte.

Entre les montagnes grises, où poudroie l’olivier, et la mer proche, une plaine brûle, creusée d’étroits vallons, pareils aux douves d’une citadelle abîmée dans le sol. La terre est de cuivre et d’argent ; et les ombres, de bronze. Le lit des torrents est fait de lingots jaunes, fendillés par la chaleur. Une poussière éclatante dort sur la route, une farine de clarté torride, blanche comme le fer rougi à blanc, et, quand on lève les yeux, bleue comme l’irradiation de la masse incandescente.

Voici l’heure que le soleil fait un manteau royal à l’homme marchant. Il vêt de pourpre celui qui ose. César n’est plus un nom que les princes d’occasion portent comme un masque. Ô César, tu es l’homme, et mon homme.

Que cette terre dure, que craquèle la canicule, est bonne au talon d’un conquérant ! Comme elle le frappe, coup pour coup ! comme elle le repousse ! comme elle le fait bondir, lentement, sûrement, lui refusant les attaches puériles du plaisir ! Il faut avancer sous ce soleil. Il n’est que de suivre la ligne la plus droite. Je bats du pied les sillons rouges. Bonne terre, qui fait la sueur du héros, qui le force à rendre jusqu’au dernier atome de sa graisse, cet amour pour la paix qui finit par barder les plus forts d’indifférence.

L’air tremble d’ardeur et de joie. La vibration de la lumière semble sonore, comme si le soleil, filant son cocon d’or, là-haut dans le ciel, bourdonnait au plafond de l’univers. Celui qui s’avance seul, entre les deux torrents, à l’heure de ce midi magnifique et solitaire, tremble aussi d’ardeur et de joie.

Plus sec que le talc, le sol est ridé de plis bruns qui brillent ; et de toutes les rides, le soleil fait des pépites. L’herbe calcinée jaunit sur la pierre à fusil, qui lance d’obliques étincelles. Comme les vertèbres éparses d’une échine fendue par le milieu, les débris de silex sont semés sur les deux pentes du torrent, dans son lit tari de sève et de moelle.

La terre exhale une odeur de bête, une senteur forte de peau, de pavot et d’amande, un goût amer de lauriers. L’air salin passe sur des buissons, où se dessèchent la menthe et la chaude lavande. Les têtes noires de l’ivraie luisent sous un duvet d’argent. Quelques fleurs courtes, aux lobes charnus, plissent les lèvres au pied des lauriers maigres, dont la lance écarte la foudre. Comme sur un bouclier, le soleil frappe sur la plaque du ciel : ce n’est pas un coup brutal ; il ne heurte pas le disque d’un mail trop fort ; mais au contraire, il frôle le métal, comme fait le timbalier habile ; et c’est à l’infini un frémissement d’or, puissant et doux, qui suscite en moi les pensées du triomphe : ainsi le cheval de guerre dresse les oreilles au premier choc des cymbales.

Que ce soit l’un ou l’autre de ces fossés pierreux, et si l’Uso ou l’Urgone, qu’importe ? C’est ici le Rubicon, et nul fleuve n’a la grandeur de celui que César a passé.

Ici, le grand César, déjà quinquagénaire, a froncé le sourcil ; et pesant son destin d’une main, et dans l’autre celui du monde, il a dit, pour toujours : « Je veux ». Mais plus haut encore dans la pensée que dans l’action, et bien plus prince, il n’a pas déclaré sa volonté sans rendre la part, qui lui est due, à la force fatale, qui est plus puissante que tous les puissants ; il a donné la forme du jeu à l’acte d’une volonté pourtant irrévocable ; et forçant le monde à la loi qu’il suit encore, le grand César en a jeté les dés, dans la partie de la fortune.

J’ai pris de ces cailloux, et je les ai baisés. Il y en avait un, d’une forme parfaite, un galet roux, pareil à un pétale de genêt : je l’ai vu poli par les siècles ; et là, depuis César. Je l’ai mis dans ma bouche, pour avoir le goût de la victoire. Mes trente ans, alors, ont tressailli d’espoir : un empire illimité est devant moi : voici la vie, et l’horizon du règne.

Rien de plus enivrant, sur ces bords de l’orgueil, que le désert et l’incertitude même du lieu.

Toi, tu l’as vu, nature, l’homme unique, qui pensait en agissant, qui agissait en pensant, toujours prêt à rompre ses amarres, dans un suprême détachement de ce qui l’attache le plus, l’homme de toutes les passions, de toutes les forces et de tous les oublis, l’artiste souverain de l’action. Et si l’Urgone ou l’Uso, qu’importe ?

Tel pas, qu’il a fait ce jour-là, retentit encore par toute la planète.

Je m’enivre de cette présence au soleil, de ce coup, de ce nom. Je respire plus fort à cette place sacrée. Hier, il était là : il n’a rien vu de plus que ce que je vois ; il a pensé clair comme le ciel que j’ai sur la tête ; il a pris son parti ; et il a donné l’ordre.

Il avait cinquante et un ans ; et c’est en lui la beauté que je ne sais à aucun autre. Quoi ? la soif de dominer ne le rongeait-elle pas depuis un quart de siècle ? Mais ce n’est pas assez dire : depuis cinquante ans, depuis cinquante siècles.

Et moi aussi, j’ai droit sur cette Italie, dans mon amour sévère. Je n’admirerai pas la laideur, ni ailleurs, ni en elle. Le soleil me tient par la nuque ; il me mord au cou, comme le lion d’Assyrie enfonce ses crocs dans la nuque du roi. Je n’ai pas mangé depuis trente heures. La lumière nourrit.

Que la vie est belle, sur les cailloux de ce torrent. Entre la voie Émilienne et la route de Rimini, c’est la borne de la grandeur ; et la volonté d’un seul en a fait le milliaire d’or, le départ de la conquête, pour tous les temps.

Je me promène dans le feu, allant de l’horizon marin à l’horizon de terre. L’enchantement des collines, c’est aujourd’hui, pour moi, que là s’ouvre le chemin de Rome ; et l’enchantement de la mer, qu’au delà c’est Pharsale, la rébellion écrasée et Cléopâtre captive.

Ce lieu brûle mes pieds, comme une flamme solide. Et sur ces pierres rousses, je laboure tous les pensers de la puissance.

Ce n’est qu’un petit ruisseau à enjamber, une écuelle à sec de terre rouge. Mais il s’agit toujours d’une action capitale, d’une tragédie où il va de la vie, d’un empire à conquérir. Il faut mesurer le pas, et le sauter. En avant !

Le ciel bleu à bandes jaunes est un signal pour la gloire de l’homme. Le galop du sang fait dans mes oreilles le tumulte des armées en marche. J’entends le marteau des sandales guerrières, les étendards au vent qui claquent, la cloche des armes qui sonnent, le rythme des cavaliers et des chariots qui roulent. Et César solitaire, à deux longueurs de cheval, précède la chevauchée.

Pousse avant, mon César. Entre dans la terre défendue, et qui t’est promise, comme la proie est due à qui peut la prendre et la garder.

Que le soleil est beau sur ton front chauve ! Que la lumière est juste entre les tempes modelées par la souveraine mesure. Tu n’as pas la tête d’une idole ni le crâne épais comme les grandes brutes du Nord, qui ne connaissent la force que dans l’excès, qui ne sentent la grandeur que dans la lourdeur du colosse. Tu es le plus puissant, et tu as la grâce de ta puissance. Tu commandes à la guerre, et tu séduis la paix, œil noir qui griffe et qui contemple.

Va ! Jusqu’ici, comme les terrassiers, quand on fonde une ville, déblaient d’abord le sable et la terre meuble, puis ils enfoncent le pic dans les gros os de la mère, ils décousent la craie, le grès, et la roche la plus dure, jusqu’ici tu n’as réduit que les Barbares, et l’Italie même que tu t’es soumise sent encore les boues du Septentrion. Pousse à présent dans le granit romain. Va, entre au cœur de la puissance. La veine du Tibre est ouverte pour toi ; et c’est toi, mon César, qui dois la remplir de sang.

Entre. Va faire le bonheur de la plèbe, malgré elle. Va lui rendre son seul droit, qui est d’être heureuse et de se taire. Ni la plèbe ni les femmes n’ont la parole. C’est l’homme qui doit parler pour elles : c’est lui, le maître, qui leur fait le fils souhaité, le mâle avenir.

Descends de cheval ; passe sur l’autre rive. Il faut prendre possession de la terre avec toute la largeur du pied. Va fermer le Sénat, et le rouvrir quand il aura salué ta présence.

Parais. Et que le silence se fasse parmi les rhéteurs du pouvoir et les philosophes de la République. Et d’abord, tu fermeras la bouche à ceux de ton parti : entre tous, ils te dégoûtent ; tu es le petit neveu de Vénus, tout de même ; et ces gens-là, quand ils parlent pour les rois et pour les dieux, ont l’accent des affranchis. La vermine des auteurs ne te manquera pas, du reste : ils travaillent déjà à leurs épigrammes, ils liment leurs bons mots, dans un coin de Suburre, et ils débouchent leurs sifflets qu’encrasse leur bel esprit de rebut. Ils te guettent ; ils sauront bien dire si tu as perdu une dent, ou si la mèche n’est plus à la mode : ils ont compté tes poils, et leurs cheveux. En avant !

En avant !

Puissé-je franchir de même la frontière de toute laideur, la limite interdite par les vaincus, insolents aux cœurs qui veulent vaincre. Non pas bondir comme un enfant, puissé-je marcher du pas qui possède la terre, au delà du terme que fixe la médiocrité et que maçonne la petitesse de la vie.

Puissé-je ne rien garder à mes semelles de tout ce que je quitte, et ne rien emporter que mes belles douleurs, mes belles conquêtes, toutes mes victoires sur moi-même en tant de combats où j’ai été vaincu selon le monde, défait, par la laideur et révolté par le bruit.

Que les trompettes du soleil sonnent dans la solitude ! L’armée des siècles est derrière moi, nourrie de moelle, droite en sa cuirasse, et taciturne. Le monde qui nous est promis, et que nous voulons épouser dans la conquête, est toujours au delà. Adieu, tout ce qui reste en arrière. Ne tournons plus la tête.

En avant !


fin du premier livre


TABLE


 
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  1. À l’Ambroisienne.
  2. À la Brera.
  3. Au Musée du Château Sforza.
  4. Monteverde est né en mai 1567, à Crémone et mort à Venise en 1643.
  5. Antoine Stradivari, Stradivarius le Grand, est mort en effet à 94 ans en 1737.
  6. Le dessin à la plume de Berlin, et la sanguine du prince George de Saxe.
  7. Gœthe, Second Faust, Acte V, scène VI.
  8. La tour menait jadis à la nuit de l’enfer :
    Ores, grâce à Venise, elle mène aux étoiles.