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Monsieur de l’Étincelle, tome I/Texte entier

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. TITRE-TdM).


MONSIEUR


DE L’ÉTINCELLE


ou


ARLES ET PARIS.


Roman de la vie moderne.


par


AMÉDÉE PICHOT


2e édition.


TOME PREMIER.



PARIS,
LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN ET Cie
9, rue saint-germain-des-prés
M DCCC XXXVII.



À MON FRÈRE


ALEXIS LE GO,


secrétaire de l’académie de france à rome.



Cet ouvrage a été fait en grande partie pour distraire, pendant une longue souffrance, une sœur bien aimée. C’est à ce titre que je vous le dédie, espérant bien que par votre crédit il ne sera pas mis à l’index dans cette ville de Rome où il me précédera de quelques mois.


Votre ami et votre frère,


AMÉDÉE PICHOT.



PRÉFACE.


« Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des applications des caractères vicieux et ridicules qu’ils rencontrent dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu’ils auraient tort d’appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. J’en fais un aveu public, je ne me suis proposé que de représenter la vie telle qu’elle est ; à Dieu ne plaise que j’aie eu dessein de désigner quelqu’un en particulier ! Qu’aucun lecteur ne prenne donc pour lui ce qui peut convenir à d’autres aussi bien qu’à lui ; autrement, comme dit Phèdre, il se fera connaître mal à propos : Stulto nudabit animi conscientiam. »
(Préface de Gilblas.)


Il n’est plus guère permis d’imprimer un ouvrage sans préface. Je ne sais si mes confrères lisent les miennes, mais je lis religieusement les leurs, surtout si on m’a prévenu qu’elles seront assaisonnées de quelques personnalités un peu vives, à l’imitation de Beaumarchais dans ses mémoires judiciaires ; malheureusement c’est une imitation qui ne réussit pas à tout le monde ; n’est pas Beaumarchais qui veut, et en citant des fragments de correspondance, on s’expose à voir un jour ses propres lettres citées en plus grand nombre dans les préfaces d’autrui. Pour ce qui est de moi, quoique mes amis et même ceux qui ne le sont pas, veuillent bien convenir que je sais répliquer lorsqu’on m’attaque, et que je manie quelquefois assez facilement l’ironie, je n’en abuse pas volontiers. Je ne suis pas toujours d’humeur à faire de la polémique, je n’aime pas à prolonger une querelle où j’aurais trop beau jeu ; peut-être aussi ne suis-je pas fâché d’attendre qu’un adversaire à qui j’ai reconnu sa part de talent, à qui même j’ai pu jadis en prêter gratuitement, (l’ingrat !) soit devenu tout-à-fait l’homme de génie qu’il croit être, pour que je lui fasse le plaisir de me laisser battre sans trop de honte pour le vaincu.

Je lis encore ces préfaces-prospectus, où un auteur, tout étonné que le siècle ne lui ait pas déjà élevé de statue, et justement fier de sa haute mission, ne veut pas se contenter d’amuser son public, ce qui est déjà fort beau ; mais liant ensemble toutes ses œuvres comme une espèce de cycle épique, cherche à se persuader qu’une grande pensée de morale, de philosophie et de civilisation, préside à ses moindres nouvelles. Quant à moi, qui ai ma vanité comme tous les poètes, les historiens, les romanciers et les critiques, je ne doute pas qu’un jour les Saumaises de mes livres ne découvrent dans celui-ci quelque mythe sublime, ou pour le moins une spirituelle allégorie, dont ils soulèveront le voile mystérieux, afin de révéler à la postérité que j’ai voulu peindre, sous le nom de Théodose d’Armentières, la vaniteuse impuissance du siècle et la stérile coquetterie de tous nos grands hommes incomplets. Je remercie d’avance les amis futurs de ma gloire posthume ; mais je déclare à mes contemporains, avec qui je ne veux pas me brouiller, que j’ajoute une foi aveugle à toutes leurs bonnes fortunes amoureuses, littéraires et politiques. M. Théodose d’Armentières, qui n’est ni critique, ni conteur, ni ministre, ni député, ne figure qu’épisodiquement dans mon livre ; il n’en est pas plus le héros qu’il n’est le héros du siècle… jusqu’à présent toutefois, car il vit encore ; et l’on attendit que la Beatrix du Dante fût morte pour prouver que ce n’était qu’une poétique personnification de la théologie ou des mathématiques.

J’aime mieux au reste les préfaces franches où un écrivain se donne naïvement ou se fait donner par son éditeur, qui ne sait peut-être pas l’orthographe, un brevet d’immortalité, que ces préfaces honteuses où la vanité littéraire fait l’humble et la modeste, saluant par leurs noms les moindres pygmées de la critique et leur demandant l’aumône de quelques compliments. Si on ne pense pas un peu de bien de son livre, le publier est une impertinence. J’avoue, pour rentrer dans l’égotisme bien permis de ces sortes de préfaces, que, sans que j’aie aucune prétention au chef-d’œuvre, M. de l’Étincelle serait resté en portefeuille, si je n’avais eu quelque espoir d’amuser encore ceux qui ont goûté Passeroun et les autres romans d’une moindre étendue, réunis sous le titre collectif du Perroquet de Walter Scott. Je me suis imaginé qu’il y aurait quelque chance de succès pour une composition où l’auteur resterait naturel et vrai, là même où les incidents semblent s’écarter des événements ordinaires de notre prosaïque civilisation ; naturel et vrai par le style comme par les sentiments. Prenant au mot ceux qui disent que le public commence à se blaser sur l’extraordinaire, j’ai voulu que mon livre, appartenant plutôt à la comédie qu’au drame, fît contraste avec l’énergie exagérée des caractères exceptionnels et la poésie emphatique du style dit romantique. Quelques succès très légitimes ont peut-être un peu trop multiplié dans notre littérature les rivaux de Byron et de Maturin. C’est presque de l’à-propos que de prendre une direction contraire, en attendant que le vent souffle d’un autre côté pour mettre au jour les ouvrages d’un genre différent annoncés sous presse avant celui-ci. Mes épigraphes, enfin, disent assez quels sont mes auteurs favoris, quoique je sois loin de proscrire aucun modèle ; mes amis m’ont fait une petite réputation d’homme de goût, et je ne voudrais pas la démentir, quoiqu’il m’en coûte quelquefois de raturer certaines inspirations qui viennent assez naturellement à l’imagination méridionale d’un auteur, que les ultra-classiques peuvent accuser d’avoir introduit quelques uns des faux dieux du culte étranger dans la littérature nationale.

Hélas ! ce fut un péché de jeunesse, dont je demande bien pardon… non pas auxdits ultra-classiques, mais à ces écoliers plus forts que moi, qui m’en veulent tant d’avoir commis ce péché quinze ans avant eux.

De toutes les préfaces, la plus commode, mais la plus ennuyeuse, est celle qui se tient dans les généralités d’une grave dissertation, passant en revue les romans anciens et modernes, le roman historique et le roman bourgeois, le roman psycologique et le roman intime, nouvelles inventions de notre siècle. Il y a là-dessus des phrases toutes faites, pour qui veut les retourner à son usage, y compris le panégyrique obligé de Walter Scott qui a élevé le roman à la dignité de l’histoire. Je suis privé de puiser à ce fonds commun, par cela même que voilà quinze ans tout-à-l’heure que je contribue à le grossir, dans une série de prospectus et d’articles de Revue, d’avant-propos et de feuilletons où je commence à me répéter moi-même. Mon avis est d’ailleurs qu’il faut laisser ces thèses aux critiques ordinaires, qui trouvent plus agréable de disserter ex professo que d’analyser les livres soumis à leur examen ; car, pour analyser, il faut lire, et ces messieurs n’en ont pas toujours le temps quand bien même ils daigneraient le faire.

Pour ma part, je m’accuse d’avoir quelquefois eu recours à ce système ; ainsi j’absous consciencieusement ceux qui me rendront la pareille ; mais je le jure par les mânes de Cervantes et de Fielding, de Lesage et de Walter Scott, ce n’est jamais par dédain pour ce genre frivole et facile que j’ai jugé un roman sur son titre : quelque haute estime que j’aie pour mon mérite d’historien et de critique, je n’ai jamais méprisé les romanciers et les conteurs, surtout ceux qui amusent ; j’adore Peau d’Âne comme l’adorait La Fontaine, et je suis digne d’être admis à ce paradis où Crébillon fils faisait consister le bonheur des élus à lire une éternelle bibliothèque bleue. Je romprais donc volontiers une lance contre ces aristarques distingués, mais trop exclusifs, qui ont tant décrié le genre frivole et facile, s’il n’y avait eu à ce sujet un brillant tournoi où j’eus l’honneur de jouer le rôle de ces maréchaux du camp qui ouvraient la barrière aux champions. Quelques chevaliers, si je me le rappelle, trouvèrent alors fort inconvenant que je fisse mon métier avec une impartialité loyale. Mais ils ont reconnu depuis leur erreur, et j’espère que ceux-là même seraient les premiers à me défendre si les deux volumes que je fais paraître aujourd’hui me suscitaient quelques mauvaises querelles.

Comme cependant le plus sûr est de ne compter que sur soi, je dirai aux graves aristarques qui conservent le vieux préjugé contre le roman, que je n’ai nullement renoncé à publier au moins une histoire encore, ne serait-ce que celle de la république d’Arles, lorsque j’aurai consciencieusement étudié sur les lieux l’histoire des vieilles républiques d’Italie, ses alliées du moyen âge. Depuis long-temps je travaille à populariser cette ville d’Arles si importante autrefois, lorsqu’elle marchait dans sa force et dans sa liberté, si cruellement effacée aujourd’hui dans la grande unité française. Mes compatriotes ont bien voulu reconnaître que quelques uns de mes écrits avaient contribué à réveiller l’antique souvenir de notre Homme de Bronze : je continue ; peu importe le moyen, si j’atteins le but. Voilà qui explique le second titre de cet ouvrage : Arles et Paris. Si ce titre n’est que le second, c’est que, placé en première ligne, il promettrait plus qu’il ne tient ; or, il ne s’agissait nullement d’offrir ici un tableau complet d’Arles, opposé à un tableau complet de Paris. Si, d’un autre côté, le premier titre n’a un sens qu’à la fin du second volume, c’est peut-être encore par une combinaison artificieuse de l’auteur arlésien, de peur qu’un titre plus caractéristique ne rendît l’autre inutile.

Au reste, c’est là ce qui inquiétera fort peu le lecteur si le roman l’amuse, et le critique s’il veut bien y trouver quelque mérite littéraire.

Quand je dis roman, en parlant de cette histoire, je m’attribue peut-être plus d’invention que je ne devrais ; car je ne raconte rien qui ne soit arrivé ; la plupart de mes personnages vivent encore, et je n’ai pas même toujours pris la peine de déguiser leurs noms : autre calcul peut-être pour rester forcément dans le vrai au risque de blesser quelques personnes par mes indiscrétions ; mais le moyen qu’un auteur puisse être discret ! J’en connais un qui a déjà mis en scène son propre père avec toute sa famille. J’en avertis mes amis charitablement : que ceux d’entre eux qui ont eu dans leur vie privée ou publique quelque aventure un peu dramatique, et qui ne veulent pas que j’en fasse une nouvelle pour une Revue ou un roman en deux volumes, se gardent bien de m’en faire le confident ; toutefois je demande poliment l’autorisation préalable, pour peu que je sois sûr de l’obtenir. C’est ce que j’ai fait à l’égard de M. de l’Étincelle et de ses deux familles : celle d’Europe et celle d’Amérique. Si j’en ai agi un peu plus cavalièrement avec les autres personnages de cette histoire, c’est qu’ils n’y jouent qu’un rôle secondaire. Il en est un auquel je m’étais adressé et qui exigeait en retour de son consentement que j’en fisse mon héros. Je lui demande pardon de ne pas l’avoir fait, malgré la bonne envie que j’en avais assurément ; mais il m’excusera lorsqu’il saura que j’ai été forcé de modifier le plan de mon livre, sur l’invitation amicale de mes éditeurs, pour ne pas dépasser le nombre de volumes fixé par l’usage. Dans mon plan primitif, la seconde partie de M. de l’Étincelle contenait un tableau complet de la vie littéraire de Paris ; Paul Ventairon était introduit par son ami Farine de Joyeuse-Garde chez les nombreuses notabilités de notre littérature : il devenait lui-même le secrétaire du directeur d’une Revue, et il voyait défiler les divers rédacteurs du recueil leur article à la main. Toute cette partie épisodique a été retranchée pour entrer dans un autre ouvrage, où MM. Farine et Allinall seront dédommagés de tenir si peu de place dans celui-ci.

Il me reste à répondre à ceux qui persisteraient à confondre la famille Babandy avec une famille de même nom, mais d’origine italienne, que je croyais éteinte à Arles comme la première, lorsque je publiai dans la Revue de Paris, en 1833, un fragment de la vie de Babandy Ier. Ce fragment fit du bruit à Landernau. Les réclamations qui me furent adressées n’ont pas peu contribué à me faire substituer le titre actuel : M. de l’Étincelle à celui de Capitaine Babandy. Il est impossible cependant qu’on trouve rien de commun dans la pensée de l’auteur entre les Babandy, anciens bourgeois d’Arles se croyant originaires des Maures, et les Babandi ou même Babandy, s’ils préfèrent l’orthographe de leurs homonymes, originaires d’Italie. Dans le voyage que je suis sur le point d’entreprendre du pied des Pyrénées au-delà des Alpes, si je rencontre, chemin faisant, quelque anecdote généalogique de la famille italo-arlésienne qui puisse me procurer l’occasion d’établir plus clairement encore cette distinction, je ne la négligerai pas.

Maintenant je n’ai plus de compte à régler qu’avec les critiques : In manus corum commendo spiritum meum. Je ne saurais dire comme Goldsmith en tête de son délicieux Vicaire de Wakefield : « Il y a cent défauts dans cet ouvrage, et je pourrais prouver que ce sont cent beautés ; » mais j’espère que ce qu’il y a de bien dans mes deux volumes obtiendra grâce pour ce qui pourrait être meilleur. Mon plus mortel ennemi aurait fait un bon livre, que je ne me priverais pas du plaisir de le lire et de déclarer que je le trouve bon. S’il existe encore parmi nous de ces critiques qui n’ont de bonheur qu’à trouver tout mauvais, il faut plaindre ces anthropophages littéraires ; ils obéissent à leur nature : blâmer sans restriction est pour eux une affaire de tempérament. Le père Lobo, missionnaire portugais, nous dit qu’il y a en Abyssinie beaucoup d’abeilles sauvages qui cachent leur miel dans le creux des arbres. Le voyageur qui les voit passer autour de lui en bourdonnant, pendant une marche fatigante et sous le poids de la chaleur du jour, regrette de ne pouvoir découvrir la ruche où il irait volontiers dérober un rayon, lorsque tout-à-coup un oiseau se présente, lui bat des ailes et semble l’inviter avec intelligence à le suivre d’arbre en arbre jusqu’à celui où l’abeille a déposé son trésor. Là il s’arrête et chante mélodieusement, heureux si le voyageur rassasié laisse une part à son guide. Cet oiseau est le Moroc ou Cuculus indicator de Linnée. — Bruce, venu deux siècles après le père Lobo, a bien rencontré en Abyssinie cet oiseau merveilleux ; mais il prétend que le Moroc, loin de vous indiquer où vous trouverez le miel, préfère chasser aux abeilles et les détruire…… Il y a en littérature le bon et le mauvais génie de la critique : le bon, c’est le Moroc du père Lobo, c’est celui qui, sympathisant avec vous, aime à vous indiquer le nouveau roman ou le nouveau poëme qui charmera vos heures de loisir ; le mauvais, c’est le Moroc de Bruce : mais au lieu de le définir et de traduire son nom latin de Cuculus en langue vulgaire, je me contente de mettre cet ouvrage sous le patronage de l’autre.





PREMIÈRE PARTIE.





Admirado quedó el Canonigo de oir la mezcla que don Quijote hacia de verdades y mentiras.
Don Quijote.


CHAPITRE I,


Où l’auteur raconte une bataille historique, et cite une proclamation authentique, avec un avis aux historiens qui écrivent l’histoire sur des bulletins.




Le 28 mai 1814, le 1er régiment de hussards, qui revenait d’Italie, fit son entrée dans la ville d’Arles, où il devait séjourner en attendant les ordres ultérieurs du gouvernement. Les fanfares des trompettes, le bruit des armes et des chevaux, l’élégant uniforme de ce corps d’élite, qui le disputait en belle tenue aux hussards de la vieille garde, et la rareté du spectacle dans une ville située hors de la grande route, avaient attiré une foule nombreuse d’oisifs et de curieux. Chacun admira ces brillants cavaliers, leur costume pittoresque, leur air martial ; et malgré l’ardent royalisme qui, dans ces premiers jours de la restauration, exaltait toutes nos cités méridionales, ce ne fut qu’après avoir épuisé toutes les formules de leur admiration pour les shakos, les schabrackes et les vestes brodées des hussards, que les spectateurs remarquèrent qu’aucun d’eux n’avait encore substitué la cocarde blanche à la cocarde tricolore.

Ce fait valait la peine d’être remarqué lorsque tout le royaume avait repris depuis plus d’un mois ses anciennes couleurs, et répudié tous les souvenirs de la révolution comme tous ceux de l’empire. Arles surtout avait proclamé avec de grands éclats d’enthousiasme la chute de l’usurpateur et le retour de notre légitime monarque Louis le Désiré. Non content d’arborer avec amour le drapeau de l’ancienne France, Arles avait prodigué l’outrage au drapeau de la France nouvelle ; non seulement le soleil de Louis XIV avait expulsé l’aigle et ses foudres de l’obélisque, sur la place du Marché, aujourd’hui place Royale, mais encore ces insignes proscrits avaient été brisés en mille morceaux, et le buste de Napoléon, un beau buste de marbre, si je m’en souviens, donné à Arles par le ministre de l’intérieur au nom de l’empereur, avait été précipité ignominieusement du balcon de l’Hôtel-de-Ville aux acclamations du peuple. Il serait en un mot assez difficile de décider si, dans le royalisme d’alors, nos méridionaux, exaltés en tout, n’avaient pas plus de haine pour l’empereur déchu que d’amour pour le roi restauré. L’amour seul n’eût pas enfanté tant de fautes et de folies : la haine produit le délire, le moins noble des deux et le plus dangereux. Je ne fais pas du reste ici le procès à mes compatriotes, mais plutôt au gouvernement impérial. Quand un gouvernement excite un pareil sentiment, tous les torts ne sauraient être du côté des populations qui se croient opprimées. Napoléon, en abusant de tout, et même de la gloire, avait seul rendu possible l’avénement d’un successeur qui n’avait d’autre mérite que de n’être pas Napoléon ; d’un prince devenu à demi Anglais par les habitudes de l’exil, inconnu à la génération d’alors, ou du moins oublié ; impotent, incapable de monter à cheval, et qui avait le malheur d’avoir des intérêts communs avec l’étranger. Quant à la charte, on ne savait pas trop encore à Arles ce qu’on devait en penser ; elle était à peine imprimée au Moniteur. On s’occupait d’abord des personnes, sans se soucier beaucoup des systèmes de gouvernement. À bas l’empereur ! vive le roi ! ces deux cris résumaient toute la politique pour la masse des habitants.

Depuis six semaines la cocarde tricolore était donc une cocarde ennemie : on ne pouvait la garder au casque ni au chapeau sans se déclarer rebelle, et le 1er régiment de hussards, qui n’avait que l’excuse d’avoir pour son chef un allié du roi Joseph, frère de l’empereur, le colonel Marius Clary, s’aperçut qu’il n’était pas vu de très bon œil à Arles lorsque chaque soldat, ayant mis pied à terre, alla prendre possession, chez le bourgeois, de la place au feu et à la chandelle que lui attribuait son billet de logement.

Cependant il faut bien dire qu’à Arles, comme partout, quoique Arles, je le répète, eût été une des villes où la restauration fut saluée avec le plus d’unanimité, il pouvait bien se rencontrer déjà, en mai 1814, quelques opposants au nouvel ordre de choses, soit parmi les anciens patriotes, soit parmi les royalistes purs, qui commençaient à supposer des regrets aux partisans de l’empire. Au quartier de la Roquette un vieux soldat de Napoléon aurait bien pu trouver en effet quelque marin de la garde ou quelque vieux Monaidier[1] pour vider à huis-clos une bouteille de vin de Craü à la mémoire de l’exilé de l’île d’Elbe ; mais, par un singulier hasard, c’était ce quartier-là même dont les hussards avaient le plus à se défier. Nous n’avons pas pour rien du sang maure et du sang espagnol dans les veines ; nous savons, à Arles, haïr de père en fils, et ce n’est pas une trentaine d’années qui suffisent pour nous faire oublier une injure ou une querelle. Or, justement ce même régiment de hussards, alors connu sous le nom de Berchigny, avait passé à Arles à l’époque de la révolution, et y avait eu une rixe avec l’opinion dominante d’alors. Le dernier à prendre aujourd’hui la cocarde blanche, il avait été aussi le dernier à la quitter en 1792, et nos Roquetiers pouvaient se dire qu’eux ou leurs pères avaient trop maltraité les hussards pour que ceux-ci n’en eussent pas conservé quelque ressentiment ; car s’il ne restait qu’un bien petit nombre des vétérans de Berchigny dans le 1er hussard, il en est des régiments comme des familles, où la tradition perpétue la rancune aussi bien que la reconnaissance.

Nos hussards donc, si la guerre éclatait entre eux et une ville où les vicissitudes des révolutions les ramenaient pour la seconde fois depuis trente ans, n’avaient d’alliés dans aucun parti. Mais à leur air taciturne, à leurs paroles brèves, il était aisé de s’apercevoir qu’ils n’en cherchaient pas, et lorsque après avoir pansé leurs chevaux ils se répandirent dans Arles, les uns à travers les rues, les autres sur le port, ou sur la lice, par bandes de quatre ou deux à deux, ce fut sans aucune communication amicale avec les bourgeois, malgré le caractère facile et familier du soldat français, malgré la franchise hospitalière de l’Arlésien. Cette mutuelle défiance n’était pas de bon augure, et la moindre provocation de part ou d’autre pouvait amener une querelle sérieuse.

Grâce aux habitudes de la discipline, les hussards s’abstinrent de toute agression ; mais nos Arlésiens ne sont pas malheureusement un peuple très discipliné : d’ailleurs, le 28 mai 1814, la cocarde tricolore du régiment était, selon eux, un outrage au roi, et par suite à ses fidèles sujets des Bouches-du Rhône, qui devaient bientôt se proclamer plus royalistes que le roi lui-même. Aussi tous ceux qui s’abordaient ne tardèrent pas à se faire part de leurs réflexions sur le mauvais esprit de ces satellites du tyran, et à se dire qu’il était peu digne de la ville d’Arles de laisser ainsi promener dans ses rues le symbole de l’usurpation. Enfin les têtes s’échauffèrent : un petit homme aux jambes torses, qui n’avait pas quatre pieds de haut, ayant fait le moulinet avec sa béquille, et mis son chapeau sur l’oreille, se détacha d’un groupe formé sur la place du Marché-Neuf, pour aller au-devant de deux hussards qui se disposaient à franchir la porte conduisant à la lice.

— Holà ! messieurs les hussards, leur dit-il, savez-vous qu’Arles est en France, que Sa Majesté Louis XVIII est remonté sur son trône, et que le tyran Napoléon a fini de régner ?

Les hussards furent étonnés en voyant l’air tapageur que se donnait en leur parlant ce petit bancroche, mais opposant la modération à sa parole hautaine et menaçante, ils se contentèrent de porter la main à leur schako pour le saluer sans autre réponse.

— Messieurs, continua le petit boiteux en ôtant à son tour son chapeau, et montrant sur la boucle une large ganse de rubans blancs qui attestait toute l’étendue de son dévouement à ses rois légitimes, il me semble que nos cocardes ne sont pas les mêmes.

— Nous n’avons pas reçu les ordres du colonel, répondirent tout simplement les hussards, qui, cette fois, ne portant pas la main si haut, l’arrêtèrent à la lèvre supérieure pour friser leurs moustaches.

— Les ordres du colonel ! s’écria le boiteux en se redressant de toute la hauteur de sa bonne jambe ; messieurs, moi je vous transmets les ordres du roi, et vous invite à fouler aux pieds la cocarde tricolore.

Les hussards, toujours impassibles, répétèrent : — Nous n’avons pas reçu les ordres du colonel.

Le boiteux, s’apercevant du peu de succès de ses paroles, n’attendit pas davantage pour y joindre le geste, et avec sa béquille il fit sauter au loin les schakos des deux hussards, interdits d’abord de cette action hardie ; puis quand ils voulurent mettre la main sur la poignée de leurs sabres, la main du boiteux avait déjà prévenu celui qui se trouvait le plus près de lui : — En garde ! s’écria-t-il à l’autre en se posant dans l’attitude martiale d’un duelliste de profession.

Mais déjà d’autres hussards accouraient au secours de leurs camarades, et des bandes d’Arlésiens au secours du brave boiteux : c’est avec une miraculeuse rapidité qu’un engagement de ce genre devient général dans une ville animée d’un même esprit. En quelques minutes, sans qu’aucun signal eût rallié les assaillants, sans qu’on eut crié aux armes ! ou sonné le bouteselle, toutes les rues et toutes les places d’Arles offraient le même spectacle que la place du Marché-Neuf : un hussard était aux prises avec un Arlésien, ou même avec une Arlésienne ; car, dans cette collision, plus d’une amazone improvisée s’arma du premier instrument qui lui tomba sous la main, pierre, balai ou chaise, et cria à un militaire : En garde ! défends-toi !

Par bonheur, cette espèce de bataille, qui commençait ainsi par mille combats, corps à corps, ne dura pas long-temps J’aime trop l’honneur de ma ville natale pour vouloir ici diminuer l’éclat de sa victoire, et je crois bien qu’une plus opiniâtre résistance eût été funeste à un régiment de cavalerie, forcé de combattre à pied et contre tous les principes de la stratégie ; mais le fait est que les hussards se laissèrent battre sans trop de vergogne, s’estimant heureux de conserver leurs sabres sous la condition de mettre tous la cocarde blanche à la parade du lendemain. Le colonel le promit en leur nom au maire d’Arles, et fit sonner la retraite.

Les armes tombèrent alors des mains des Arlésiens, et une réconciliation sincère succédant au bout d’un quart d’heure à la bataille au moment où elle allait devenir sanglante, vainqueurs et vaincus s’embrassèrent aux cris de : Vivent les hussards ! et : Vivent les Arlésiens ! On eût dit une de ces mêlées simulées d’un théâtre du boulevard, où les maladroits seuls reçoivent quelques contusions dans le rapide passage de la guerre à la paix qu’exigent les lois d’une action dramatique dont les incidents les plus multipliés n’ont qu’une heure pour se suivre et se développer aux yeux du spectateur.

Le lendemain le colonel tint parole ; tous ses hussards avaient la cocarde blanche à la revue, tous crièrent comme, lui : Vive le roi ! même ceux qui portaient le bras en écharpe depuis l’échauffourée de la veille, et le 31 mai, lorsque le régiment reçut l’ordre de se rendre dans la capitale, voici la proclamation qui tapissait tous les murs de la ville :


Proclamation du colonel du 1er régiment de
hussards.


« Habitants de la ville d’Arles !


» Le 1er régiment de hussards, l’ancien Berchigny, vous remercie de l’accueil fraternel qu’il a reçu de vous. Fidèle au serment qu’il n’a pas attendu de se trouver sur les terres de France pour prêter à S. M. Louis XVIII, notre légitime et bien-aimé souverain, quelle joie ne doit-il pas éprouver de se trouver au milieu d’un peuple qui est pénétré de tant d’amour pour l’auguste dynastie des Bourbons !

» Habitants d’Arles ! à peine avons-nous goûté le bonheur d’être parmi vous, qu’il faut déjà vous quitter ; le régiment reçoit la plus digne récompense des sentiments et du bon esprit qui l’animent, dans l’ordre qui lui parvient de se rendre à Paris, pour y servir sous les yeux du roi qu’il a juré de défendre.

» Recevez donc aussi l’expression de nos regrets avec celle de notre reconnaissance ; nous conserverons éternellement le souvenir de vos bonnes dispositions pour nous ; pourriez-vous jamais perdre celui d’une union formée sous les auspices du cri chéri : Vive le roi !

» Arles, le 31 mai 1814.


» Pour le 1er régiment de hussards,


» Signé, le colonel, Marius CLARY. »


L’accueil fraternel reçu des Arlésiens ; Louis XVIII, notre légitime et bien-aimé souverain ; le cri chéri de Vive le roi ! et autres expressions de cette pièce, méritent d’être remarqués. Comme on voit, le colonel Marius Clary, tout en se croyant obligé de prendre un congé solennel des Arlésiens, se gardait bien de faire aucune allusion directe à la rixe qui avait précédé cet accord touchant des hussards et des bourgeois que célèbre la proclamation. Les Arlésiens étaient trop généreux et trop délicats pour exiger que les vaincus parlassent d’une manière plus claire de leur défaite. Mais en relisant ce document officiel, que mon ami Honoré Clair, avocat et membre du conseil municipal, a fait extraire pour moi des registres de l’Hôtel-de-Ville, j’ai eu besoin de ma mémoire de témoin oculaire pour ne pas effacer une ligne du récit de l’événement qui fait le sujet de ce chapitre. Écrivez donc l’histoire sur des bulletins et des proclamations !




CHAPITRE II,


Où le héros est sur le point d’être tué avant qu’on sache son nom.




Après le tableau de la bataille générale, viennent les épisodes.

Parmi les officiers du 1er régiment de hussards qui s’étaient dispersés dans Arles, les uns pour voir la ville, les autres pour entrer au café et y vider un verre d’eau-de-vie en fumant leur pipe, un jeune capitaine semblait parcourir les rues avec un intérêt tout particulier. Là où ses camarades passaient avec indifférence, il s’arrêtait avec émotion comme s’il eût salué des lieux déjà connus de lui ou qu’il avait souvent entendu décrire dans un passé lointain. Ce n’était pas seulement devant nos ruines sacrées, devant nos édifices modernes, sous les arcades du cloître de Saint-Trophime, sur l’escalier des arènes non encore déblayées, au pied de l’obélisque et sur les marches de l’Hôtel-de-Ville, qu’il éprouvait des moments d’extase ; il semblait examiner avec le même bonheur la porte étroite des maisons de la Roquette et le portail de l’église métropolitaine. Rien ne lui paraissait indigne de ses regards attentifs, et après avoir long-temps levé les yeux vers l’homme de bronze, il s’amusait à compter les compartiments de cailloux multicolores du Plan de la cour, comme un antiquaire aurait étudié une précieuse mosaïque de Pompéia. Ce fut en ce moment que le bruit du tumulte retentit autour de lui. Je ne sais si ce bruit aurait suffi à le distraire de sa rêverie profonde ; mais un jeune citoyen qui avait à peine treize ans, âge auquel les héros étaient encore rares en France avant la révolution de juillet, et qui, jaloux de se signaler comme les autres dans cette mêlée improvisée, s’était armé d’une broche cherchant partout un ennemi à vaincre, aperçut l’officier non loin du banc de la maison de M. Petit, le marchand. Le grade de cet adversaire, son brillant uniforme et sa taille de cinq pieds cinq pouces ne firent qu’enflammer son jeune courage ; notre gamin arlésien lui courut sus, et, sans crier gare, lui appuya l’extrémité aiguë de sa lance gastronomique à la hauteur de la poitrine. L’officier, à ce choc imprévu, recula, mais l’adolescent avançait toujours, et je ne sais s’il n’eût pas fini par pousser plus vivement sa longue lardoire, et clouer l’officier contre le mur sans éprouver plus de remords qu’un naturaliste qui transperce un papillon avec une épingle. La chose était fort à craindre, l’enfance est impitoyable, et telle fut du moins l’idée de tous ceux qui virent cette scène, entre autres, une jeune Arlésienne de seize à dix-sept ans qui, passant au Plan de la cour avec une sœur aînée, jeta un cri d’effroi, et se précipitant entre l’officier et son téméraire antagoniste, écarta fort heureusement le fer hostile. Mais au même instant une pierre lancée par une main invisible, coup fatal dont personne ne s’est jamais vanté, soit que ce fût un soldat qui l’eût adressé à l’enfant, soit plutôt un second gamin qui croyait devoir venir en aide à son camarade,… une pierre lancée avec force atteignit à la fois et le capitaine de hussards, et celle qui l’avait secouru si à propos ; l’effet de ce projectile fut tel qu’il effleura seulement l’oreille de l’Arlésienne en lui arrachant une de ses boucles d’or, mais qu’il alla frapper le capitaine avec violence au-dessus de la première côte. Ils tombèrent l’un et l’autre en même temps et ils furent transportés dans le magasin de M. Petit, dont la porte s’ouvrait en face de l’Hôtel-de-Ville. Là, tous les secours leur furent prodigués, non seulement par M. et madame Petit, mais encore par de charitables voisines. La maison se remplit bientôt des commères du quartier, qui ne se contentèrent pas toutes de crier miséricorde en voyant le sang inonder la jeune Arlésienne. Heureusement la blessure de celle-ci n’était qu’une égratignure, et après avoir avalé quelques cuillerées d’une excellente aïgounafre (eau de fleurs d’oranger), que madame Petit ne tirait de l’armoire aux liqueurs que dans les grandes occasions, elle put être aussitôt ramenée chez elle : mais le docteur Ferrier, qui demeurait porte à porte, étant bientôt accouru, décida avec raison que le cas du capitaine était plus grave : tout annonçait une fracture de la clavicule ; une saignée immédiate était nécessaire. M. et madame Petit firent monter le blessé au premier étage de leur maison, l’installèrent dans leur plus belle chambre, l’y firent coucher, et il fut convenu qu’il y recevrait tous les soins dus à son état.

Ayant à redouter la lésion du poumon, le docteur Ferrier recommanda au blessé un silence absolu pendant quelques jours ; mais quand ses prescriptions devinrent moins sévères, il fut le premier à le dédommager de cette diète de paroles par sa conversation originale ; nous n’avons pas à Arles de chirurgien plus habile et plus spirituel que le docteur Ferrier. M. et madame Petit, leurs amis et leurs voisins, le secondèrent de leur mieux, tant pour soigner leur hôte que pour le distraire, surtout après le départ du régiment, qui laissait le blessé tout-à-fait isolé au milieu d’une ville étrangère et presque ennemie. Par conséquent il était d’une hospitalité délicate de lui faire oublier autant que possible la rancune assez naturelle qu’on devait lui supposer contre tous les Arlésiens en général. Qu’un officier français pardonne au canon russe ou autrichien qui le frappe sur le champ de bataille, on comprend cela et l’on cite même des soldats qui saluent avec une respectueuse fanfaronnade le boulet qui vient de leur emporter une jambe ; mais il est bien permis à un brave de bouder l’indigne caillou qui lui inflige une blessure sans gloire au coin d’une maison française, dans une rixe ou une émeute qu’on ne saurait faire figurer sur ses états de service. Les attentions et les prévenances étaient donc prodiguées au capitaine comme une réparation : mais il ne les recevait pas à ce titre. Sa reconnaissance ne laissait rien échapper de ce qu’on faisait pour lui. Jamais il ne montrait le moindre signe d’impatience ou d’humeur : tout lui plaisait, tout le charmait ; il était heureux de tout, et madame Petit, qui dans sa bienveillance inépuisable était la vivacité même, s’étonnait quelquefois de cette égalité de caractère.

C’est un trait remarquable des bourgeois d’Arles que leur amour pour leur cité natale. Entourés de voisins jaloux qui prennent plaisir à déprécier l’antique métropole des Gaules, et à trouver sans cesse quelque nouveau défaut au vieux lion mourant de son blason, ils sont habitués à une certaine défiance quand ils entendent louer leur patrie par un étranger désintéressé. Non seulement ils se tiennent sur la défensive, mais encore ils vont assez volontiers au-devant de la critique en sacrifiant quelques uns des avantages de leur bel Arles pour se ménager, au moyen de cette adroite impartialité, le droit d’exalter les autres avec chaleur, et au besoin de repousser une injuste agression. Madame Petit avait une forte dose de cet amour d’Arles ; car si elle était née à Saint-Remy, c’était d’une mère arlésienne, et elle avait franchement adopté toutes les patriotiques préventions de la ville de son mari.

Cependant, en cette circonstance, par suite du sentiment secret auquel je rapportais tout à l’heure une partie de son zèle pour le blessé, elle était toute disposée à faire beaucoup de concessions à l’antipathie qu’il eût manifestée contre Arles. Mais le capitaine était bien loin de mettre à l’épreuve ce parti pris de lui accorder qu’Arles n’était pas la première ville du monde. Il s’étonnait lui-même qu’on pût ne pas tout admirer à Arles, et les vieilles ruines, et les maisons encore debout, et le climat, et le fleuve, et l’air un peu sauvage des hommes, et la grâce piquante des femmes.

— Capitaine, lui disait madame Petit, vous avez dû avoir de la peine à vous endormir hier soir : il a fait un vent épouvantable ; c’est le Mistral, vrai fléau de notre ciel !

— Comment donc, madame, répondait le capitaine, je me suis endormi fort agréablement : j’aime beaucoup le Mistral et sa grande voix ; c’est un vent franc, celui-là… la maison tremblait un peu de ses secousses, mais j’ai rêvé que j’étais dans un vaisseau battu de la tempête, et c’est un rêve charmant je vous assure, lorsqu’il n’y a pas pour celui qui le fait le danger du naufrage.

— Vous savez, monsieur le capitaine, que le docteur Ferrier vous permet aujourd’hui un dîner plus substantiel : j’ai pour vous un poulet qui s’engraisse depuis huit jours, et deux rougets bien dorés.

— Eh bien ! madame Petit, puisque le docteur Ferrier me permet de me régaler, pourquoi ne me feriez-vous pas manger d’un mets que je préférerais à tous les poulets et à tous les rougets du monde ?…

— Lequel, monsieur le capitaine ?

— Celui que j’ai vu fumer avant-hier sur votre table, et qui m’a fait commettre en pensée le péché mortel de gourmandise.

— Quoi, des missonenques ? monsieur le capitaine, vous plaisantez !

— Non, je vous jure, ma bonne madame Petit, je suis sûr que je les aimerai comme vous.

Et en effet, quand madame Petit eut en riant satisfait à cette fantaisie de malade, le capitaine déclara que les missonenques étaient un mets délicieux.

— En vérité, dit alors madame Petit à son mari, voilà qui est incroyable ; si le capitaine avait un tant soit peu d’accent, je ne croirais pas qu’il fût de Paris. En tout cas c’est le premier Parisien qui s’endorme avec plaisir au bruit du Mistral, et qui aime les missonenques[2].

M. Petit était la complaisance même, aussi bien que sa femme, et il attribuait comme elle naïvement au désir de reconnaître leurs soins attentifs le cœur tout arlésien de leur hôte.

Cependant M. Petit ne put résister à un mouvement de curiosité, et lui demanda un soir si c’était bien en effet la première fois qu’il venait dans cette ville d’Arles, où, malgré la mésaventure qui y prolongeait son séjour, il trouvait tout à son gré, la ville, les habitants, le Mistral, et les missonenques.

— Oui, monsieur Petit, c’est la première fois que je vois votre belle ville, répondit le capitaine.

— Mais, capitaine, il est je ne sais combien de mots de notre patois que vous comprenez comme si vous y étiez resté un an pour le moins : avouez que vous avez bien mis à profit les huit jours de silence que vous a imposés M. Ferrier. On a raison de dire que qui écoute bien apprend bien !

— Ah ! par exemple, mon cher hôte, ceci est différent, et vous faites trop d’honneur à ma mémoire, quoique la connaissance de l’espagnol et de l’italien doive rendre plus facile pour moi l’intelligence de votre charmante langue arlésienne, que vous appelez à tort un patois ; mais je ne serais pas aussi savant que je vous le parais, si, sans être venu à Arles, je n’avais entendu dès mon enfance presque tous ces mots que j’aime à retenir.

— Ah ! nous y sommes ! votre mère était peut-être provençale ?

— Non, elle était de Paris, et mon père comme elle ; mais il faut bien vous avouer que mon grand-père paternel était d’Arles, et qu’il est mort avec le regret de ne pas y être venu porter sa cendre.

— Votre grand-père était d’Arles ?

— Oui, et quoique notre famille y soit éteinte aujourd’hui, mon nom, que peut-être vous ne m’avez pas demandé encore, ne vous est pas inconnu. Je m’appelle Babandy.

— Babandy !…

— Maurice Babandy.

— En effet, c’est un nom d’Arles, et qui y date de loin ; vous êtes de la vieille famille Babandy, je le vois ; car, ce que vous ignorez peut-être, il en est encore une autre qui porte le même nom, mais d’une origine étrangère. Oh ! je me le rappelle fort bien, votre grand-père, ou plutôt votre bisaïeul, demeurait rue de la Calade.

— Rue de la Calade, oui, c’est cela, monsieur Petit ; et il était propriétaire de la Bellugue en Camargue.

— Justement.

— À qui appartient cette terre aujourd’hui ?

— À qui ? eh, mais la Belugue appartient à quelqu’un qui me touche de près. Ma foi, capitaine Babandy, je ne m’étonne plus de l’affection que nous nous sommes tout d’abord sentie pour vous sans vous connaître : vous êtes le rejeton d’un vieil arbre du sol.

Depuis cette explication, les soins de M. et de madame Petit pour le convalescent redoublèrent encore ; mais comme tous mes lecteurs ne sont pas obligés de savoir ce que valait à Arles la recommandation du nom de Babandy, je suis forcé de rétrograder dans cette histoire, et d’y introduire épisodiquement les ancêtres du capitaine.




CHAPITRE III,


Où l’auteur fait la généalogie de son héros. — Babandy Ier et Babandy II. — Comment Babandy Ier se maria.




« …… Nous vîmes, pour vous parler un peu moins poétiquement, cette belle et célèbre ville d’Arles, qui, par son pont de bateaux, nous fit passer de Languedoc en Provence. C’est assurément la plus belle porte. La situation admirable de ce lieu y a presque attiré toute la noblesse du pays, et les dames y sont propres, galantes et jolies, mais si couvertes de mouches, qu’elles en paraissent un peu coquettes. Nous les vîmes toutes au Cours, où nous fûmes, faisant bien leur devoir avec quantité de messieurs assez bien faits. Elles nous donnèrent lieu de les accoster, quoique inconnus ; et, sans vanité, nous pouvons dire qu’en deux heures de conversation nous avançâmes assez nos affaires, et que nous fîmes peut-être quelques jaloux. Le soir, on nous pria d’une assemblée, où l’on nous traita plus favorablement encore ; mais avec tout cela ces belles ne purent obtenir de nous qu’une nuit, et le lendemain nous partîmes, etc., etc. »

Ce qu’on vient de lire est littéralement extrait du fameux voyage de Chapelle et de Bachaumont.

Il y a long-temps que je cherchais l’occasion de relever cet impertinent passage d’un livre devenu classique. Quel ton leste pour parler de ces beautés qui, alors comme aujourd’hui, n’avaient point de rivales en France, et quelle fatuité pour parler de soi ! Nos deux messieurs de Paris daignent s’apercevoir que les dames d’Arles sont jolies, mais en ajoutant qu’elles sont assez coquettes pour se couvrir de mouches ; puis ils vont à la promenade de la Lice (c’est le nom local de notre Cours) ; là ils obtiennent tout d’abord des œillades, quoique inconnus, et peuvent dire, sans vanité, qu’en deux heures de conversation ils ont fait des jaloux ! Enfin, le soir, ils sont priés d’une assemblée ; mais vainement on a fait des frais pour eux, vainement on les a traités plus favorablement encore, ils partent, et la postérité saura que ces Galaors littéraires n’ont accordé à nos belles aïeules qu’une nuit ! — Partez donc, messieurs ; allez plus loin continuer ces rapides conquêtes, pour écrire vous-mêmes, à votre retour, en madrigaux mêlés de prose, votre galante Odyssée ! Partez, messieurs, puisque vous êtes si complétement de votre siècle et si peu du nôtre, où la capitale du royaume de Bozon n’a plus pour les voyageurs d’autres attraits que ses vieux monuments, d’autres fleurs que celles qui croissent entre les pierres disjointes de ses ruines ! Adieu, Parisiens frivoles et volages du grand siècle ; faites place à ces graves pèlerins de l’art, à ces savants antiquaires, à ces Anglais atteints du spleen et à quelques poëtes amis, qui seuls aujourd’hui se souviennent que, sur les bords du Rhône, à sept lieues de son embouchure, s’élevait jadis une antique cité qui fut tour à tour la métropole des Gaules, la capitale d’un royaume et une république.

Si cependant quelques dandys modernes, croyant sur parole leurs prédécesseurs les petits maîtres libertins du siècle de Louis XIV, se détournaient, eux aussi, de la route de Lyon à Marseille pour aller vérifier la réputation de coquetterie et de beauté de nos Arlésiennes, plutôt que pour saluer la « ville morte » dans son vaste tombeau, et les décorations architecturales qui y révèlent aux artistes, aux poëtes et aux antiquaires toutes les phases de ses grandeurs passées, il est de la charité chrétienne de les en avertir : l’apparente coquetterie de ces physionomies si vives, si mobiles, si agaçantes, qui ne ressemble pas mal à l’air mutin des soubrettes de comédie ; ce gracieux sourire qui répond tout d’abord à vos regards curieux ou les prévient, ne doivent pas être toujours interprétés par les inconnus aussi favorablement que le prétendent Bachaumont et Chapelle. J’en ai vu dont l’amour-propre avait eu à se repentir d’une espérance trop crédule et d’une explication trop prompte. Telles mères, telles filles. Dans la longue dispute entre antiquaires qui s’éleva sur cette fameuse statue de Vénus, que quelques uns, comme le jésuite d’Augières, déclaraient être une « Diane, » la sagesse héréditaire des Arlésiennes milita fortement en faveur de cette dernière opinion. Aussi, quand M. le conseiller Terrin, ayant publié une brochure intitulée la Vénus et l’Obélisque d’Arles, ou Entretien de Musée et de Calisthène[3], le galant M. de Vertron entra dans la lice contre lui ; ce fut en composant le quatrain suivant :


Silence, Calisthène, et ne dispute plus,
        Tes sentiments sont trop profanes ;
Dans Arles c’est à tort que tu cherches Vénus :
        On n’y trouve que des Dianes.


On ne trouva rien à répliquer à ce madrigal, qui valait bien celui de Saint-Aulaire ; et M. de Vertron, étant d’ailleurs gentilhomme, condition indispensable, quelque ridicule qu’elle vous paraisse, il fut reçu avec acclamation de notre noble académie. Malheureusement Louis XIV, intervenant, comme Perrin Dandin dans la fable de « l’Huître et les Plaideurs, » se fit offrir notre statue, qui, arrivée à Versailles, fut déclarée une Vénus, peut-être parce qu’on avait déjà une Diane, n’en déplaise aux antiquaires. C’est le même chef-d’œuvre qu’on admire encore aujourd’hui au Musée de Paris, sous le nom de la Vénus d’Arles. De cette Vénus il ne nous est revenu que le modèle en plâtre. Arles a été impunément dépouillé comme Athènes ; faut-il donc s’étonner que le cœur de nos Dianes soit de marbre pour les Parisiens depuis cette spoliation du grand roi, que n’ont réparée ni la république, ni l’empire, ni la restauration, ni la révolution de juillet ! ! Qu’ils se contentent donc, ceux qui viendront admirer classiquement ou romantiquement nos beautés mortes, d’admirer aussi sans espoir la beauté vivante qui leur apparaîtra soudain, soit assise auprès de quelque vieux chapiteau de temple romain, soit descendant d’un pas assuré l’escalier des Arènes, avec une amphore de forme antique sur la tête, comme une prêtresse de la mythologie païenne, ou, le soir, se glissant avec mystère sous les galeries du cloître de Saint-Trophime, semblable à une fée du moyen âge. Vainement l’élégant voyageur épuiserait, pour faire des conquêtes, ce vocabulaire du courtisan, ces grâces molles et faciles, cette aisance si sûre d’elle-même qui ne trouvent pas de rebelles à Paris ; toute cette éloquence de langage et de manières serait perdue à Arles, comme les vers d’Ovide auprès des dames sarmates, lorsque le poëte de la cour d’Auguste s’écriait avec dépit : « C’est moi qui suis le barbare ici, parce qu’on ne peut me comprendre[4]. » Par patriotisme, à défaut de vertu, une Arlésienne n’aimera jamais qu’un Arlésien.

Le galant Arlésien n’a pas besoin d’être poëte comme Ovide, ni même comme l’épicurien Chapelle ; et je doute qu’il lise souvent ces auteurs ou d’autres, quoiqu’il ait beaucoup de loisirs ; mais, s’il n’est pas lettré, ce n’est pas non plus un de ces simples et gauches provinciaux que les auteurs parisiens aiment à introduire dans leurs vaudevilles. Dumarsais, dans son Traité des Tropes, dit qu’il n’y a pas de lieu où il se fasse plus de tropes et de figures qu’à la Halle ; je ne sais pas de lieu où l’on entende autant de bons mots, de saillies, de contes à mourir de rire que dans un café d’Arles, quand un de nos joyeux bourgeois est en verve ; seulement ce sont plutôt des contes, des bons mots et des saillies d’atelier que d’académie. Comme le comique de Molière, ce prétendu patois est intraduisible dans une autre langue. Or, l’esprit arlésien, si fécond dans les cafés, n’est pas non plus muet ni timide auprès des femmes, je vous assure ; et puis je vous disais que le galant du pays a beaucoup de loisirs. Vif, brusque, impétueux, facile à rebuter pour tout le reste, il sait au besoin s’imposer la qualité indispensable à l’amant et au chasseur, la patience. Voilà comment il est aussi fort en amour qu’à la chasse. Quand il part le matin en promettant de revenir avec du gibier, devrait-il faire le tour de la poudreuse Camargue, et le tour encore de la pierreuse Crau, il ne reviendra pas au logis sans gibier. — Quand il s’est dit qu’il touchera le cœur d’une belle, devrait-il pendant un mois, matin et soir, passer régulièrement devant sa porte, la suivre comme son ombre à la messe et à vêpres, au marché et à la poissonnerie, aux processions et aux courses de taureaux ; devrait-il laisser venir sa barbe longue de désespoir, ou renouveler chaque jour sa toilette, se faire passer pour fou s’il avait jusqu’ici gardé son bon sens, ou pour sage si on ne s’entretenait auparavant que de ses folies, tout lui sera possible et facile pour que la belle ne voie que lui, n’entende parler que de lui. Est-ce un miracle si elle se montre sensible enfin, après tant de persévérance, pour un cavalier qui est généralement bien fait d’ailleurs de sa personne, qui a bon air à pied comme à cheval, qui renverse adroitement un bœuf en le saisissant par les cornes dans une course ordinaire, ou manie le trident comme un taureador espagnol dans une ferrade ? Or, tel était à peu près dans son temps le bisaïeul du héros de notre histoire, Maurice Babandy, surnommé lou Beou Kalignaïre « le bel amoureux. » Ce sobriquet me dispense de vous dire comment à trente ans Babandy avait troublé je ne sais combien de cœurs arlésiens, et portait la tête haute malgré ses nombreuses perfidies en amour, se fiant, disait-il, pour ne pas être lapidé par les « victimes » qu’il avait faites, sur leur charité chrétienne ; car il s’appliquait le mot de l’Évangile : « Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il aura beaucoup aimé. »

Heureux Babandy, s’il n’avait aimé que le beau sexe, de tous les goûts arlésiens le moins dispendieux, disons-le à l’honneur de nos beautés désintéressées ; mais quelquefois aussi dans sa vie de bourgeois, c’est-à-dire dans sa vie d’oisif, Babandy se laissait aller aux distractions plus dangereuses et plus chères du tapis vert, et comme on ne saurait être heureux en tout, d’après un certain proverbe, il y avait là pour lui plus de perte que de gain. Babandy fit d’abord des dettes ; puis, quand il fallut les payer, il s’aperçut que son patrimoine y suffisait à peine. Ses créanciers voulurent bien s’en contenter ; mais du jour qu’il se fut acquitté envers eux en honnête homme, il se trouva avoir moins de crédit que lorsqu’il n’avait payé personne. Il fut donc forcé de changer tout-à-coup de manière de vivre. Passant presque toute la semaine à la campagne, on ne le revoyait que rarement à la ville, et quand il y paraissait le dimanche, honteux de n’avoir plus qu’une veste ou qu’un habit usé, dernier débris de son élégance ancienne, il évitait ses meilleurs amis, refusait leurs invitations sous divers prétextes, ne se montrait plus sur la Lice, et au lieu d’aller à la sortie de vêpres, comme autrefois, se joindre aux groupes des amateurs, autour des bornes de l’hôtel-de-ville, ou à l’entrée du Plan de la Cour, pour passer en revue les belles qui sortent de Saint-Trophime, il attendait tranquillement chez elle Trephumete, dite la Récalimande. C’était désormais sa seule maîtresse. La Récalimande le nourrissait et l’hébergeait à Arles depuis qu’il n’avait plus de maison, et Babandy payait son écot avec les produits de sa chasse, car il avait vendu son cheval, mais il avait gardé son fusil ; et désormais, plus braconnier que chasseur, il tuait assez de gibier pour que la Récalimande en pût porter au moins quelques pièces aux marchés du mercredi et du samedi. En un mot, Babandy était, disait-on, « un homme éteint, un galant de l’autre siècle. » Déjà plusieurs galants s’étaient emparés sans objection de son surnom de Bel Amoureux ; et même ceux qui le rencontraient dans son costume de chasseur errant, percé au coude et au genou, avec un chapeau déformé, étaient tentés de lui appliquer, dans le sens le moins poétique du mot, un autre sobriquet qui ne se prend pas toujours en mauvaise part à Arles ; Babandy lou Kalignaïre était devenu Babandy lou Gû[5].

Ce fut donc un événement, une chose qui ne pouvait qu’être remarquée, lorsqu’un après-midi, dans un café du port où les galants de la ville jouaient leur souper à je ne sais quelle partie, au tricon peut-être, si ce jeu était déjà en vogue, Babandy entra tout-à-coup, la tête haute, avec son air riant et un peu mystificateur du temps de ses bonnes fortunes, mais surtout ayant sur l’oreille un chapeau tout neuf, et vêtu d’un superbe habit de la coupe la plus moderne.

— Oh ! oh ! s’écria le premier qui le remarqua, c’est du plus loin qu’il m’en souvienne : voilà Babandy ! Sommes-nous à Pâques ? les morts ressuscitent aujourd’hui.

— Eh mais ! dit un autre, comme il est brave et beau ! on dirait son habit de noces. Bonsoir, Babandy ; est-ce que tu te marierais aujourd’hui, par hasard ?

— Pas aujourd’hui, mais cela ne tardera pas, répondit Babandy avec cet air de fausse insouciance qui excite toujours la curiosité, parce qu’il laisse deviner l’intention de ne cacher qu’à demi un secret.

— En effet, pourquoi pas ? dit un troisième de ses anciens amis, si tu épousais avec une bonne dot la fille d’une de ces sangsues qui t’ont forcé de leur vendre ton mas en Camargue. C’est un moyen comme un autre de leur faire rendre gorge. Ainsi a fait Pierre La Rigole, qui est fort heureux avec la fille du vieux Sarraille.

— Par bonheur, répondit Babandy, je puis aller racheter mon mas de la Belugue à Vincent La Banou sans passer par l’église avec la Gibouse sa fille. J’ai perdu beaucoup, mais j’ai trouvé quelque chose.

— Il aura trouvé quelque trésor, dit un nommé Barral le Panard, car depuis quelque temps Babandy a plus d’une fois passé la nuit dans le trou des Fées, où les Maures ont caché, dit-on, tant de richesses.

— Tu crois rire, Panard, dit Babandy ; et cependant tu as deviné.

Le Panard ouvrit de grands yeux, et tout le monde d’écouter.

— Oui, Panard, continua Babandy, si un jour tu paies tes dettes en honnête homme comme moi, et que tu te voies sans une dardène[6] comme moi, sans un toit pour abriter ta tête comme moi, va comme moi aussi faire une fouille dans la grotte des Fées. Je n’ai peut-être pas pris tout le trésor d’Abdérame, et je n’aurai rien à dire si tu découvres ta part. En attendant, je viens ici m’acquitter d’une dernière dette qui m’a souvent desséché le gosier quand j’y ai pensé. Voyons, Bertrand Coucouroulet, poursuivit-il s’adressant au cafetier et en tirant de sa poche une bourse pleine ; mon mémoire montait, je crois, à 240 livres ; voilà dix louis d’or, cela fait le compte.

M. Bertrand voulut lui répondre que rien n’était moins pressé que cette dette, et que d’ailleurs, puisqu’il avait arrangé ses affaires, il reviendrait sans doute comme autrefois au café.

— Non, non, Bertrand, pas de quelque temps encore. Le passé m’aura peut-être rendu sage. Je pense sérieusement à me marier, dit Babandy en souriant, et j’espère que ma femme sera assez jolie pour m’empêcher de reprendre tout de suite ma vie de garçon.

— Te marier, Babandy ! mais c’est donc chose arrêtée ?… Mais avec qui ? demanda-t-on de toutes parts.

— Avec qui, mes amis ? En vérité, je l’ignore encore ; et si vous vouliez m’indiquer une femme, cela me rendrait service, car je sens que mon argent me pèse déjà, et je me défie de moi-même.

— Comment te la faut-il ? dit l’avocat Coucourdou, un de ses plus intimes camarades, et, comme tous les autres, étonné de l’apparition soudaine de Babandy, de son bel habit, de sa bourse pleine, et du sang-froid avec lequel il prétendait mettre sa fortune nouvelle à l’abri de ses goûts de garçon.

— Oh ! reprit Babandy, j’ai certaines prétentions ; car, sans m’être regardé au miroir, je suis sûr qu’en retrouvant une partie de mes pauvres écus j’ai retrouvé aussi quelque chose de ma bonne mine. Je voudrais donc une demoiselle qui fût jeune, jolie, riche…

— Et noble aussi peut-être ? dit le chevalier de Barras d’un air goguenard.

— Vous m’y faites penser, monsieur le chevalier, reprit Babandy, noble aussi, comme vous dites, dussiez-vous trouver cela un peu ambitieux de la part d’un bourgeois.

— Vous verrez qu’il demandera en mariage mademoiselle Laure d’Amphise.

— Non, certes ; je la veux tout aussi jolie, mais moins éveillée à l’église, si c’est possible.

— Demandez donc une des demoiselles de Porcellets, dont la sagesse est bien digne de leur illustre et chaste aïeul des Vêpres Siciliennes, maison édifiante où l’on vit comme dans un couvent. Il en est encore une à marier, la blonde Phanète.

— Eh bien ! à la bonne heure, chevalier, j’accepte.

— Oh ! pour moi je vous la donne de bon cœur ; mais j’ai peur que ni la fille ni le père ne vous trouvent assez dévot, Babandy. Cherchons ailleurs, dit le chevalier toujours goguenard.

— Pourquoi ? dit Babandy, puisque la belle Phanète a toutes les qualités requises. Mon choix est fait, je vous remercie… Vous riez, eh bien ! chevalier, tenez, il y a encore cent louis d’or dans cette bourse, je parie double contre simple qu’avant huit jours les bans seront publiés.

— Messieurs, faut-il le prendre au mot ? dit le chevalier.

— Je suis de moitié avec toi, Babandy, dit un des joueurs.

— Je vous préviens seulement, dit Babandy, que le prix de la gageure sera donné à la chapelle des Moulirés, car je ne veux pas profiter d’un pari dont je suis sûr.

— Nous parions pour Babandy ! s’écrièrent alors cinq à six autres jeunes Arlésiens, entraînés par le souvenir de ses exploits, et plus encore par le plaisir tout méridional de s’associer à ce qui leur paraissait une originale folie.

— Vous m’encouragez, messieurs, dit alors Babandy, affectant plus de modestie à mesure qu’il ralliait plus d’approbateurs ; je dépose ici mon enjeu entre les mains de Bertrand Coucouroulet ; mais comme c’est chose très sérieuse, que je gagne ou que je perde, je me permettrai de vous faire observer que la moindre indiscrétion tournerait contre moi. Il y aurait donc tricherie si ce pari venait à s’ébruiter. Vous êtes douze, messieurs, mais tous gens d’honneur ; j’exige de vous que personne ne sorte d’ici sans s’être engagé à garder le secret jusqu’à ce que la noce soit faite.

— C’est juste ! répondit-on.

— Eh bien ! messieurs, à compter de ce moment, parlons d’autre chose, dit alors Babandy, et il alla s’asseoir à une des tables, où il donna tranquillement son avis sur une partie, mais sans jouer lui-même.

Pendant huit jours, on ne s’entretint que de la réapparition brillante de Babandy et du moyen extraordinaire par lequel il avait retrouvé plus d’argent qu’il n’en avait perdu. Les partisans du merveilleux n’hésitèrent pas à croire qu’en effet il avait découvert dans la montagne de Cordes un trésor qu’on y avait maintes fois cherché en vain depuis l’expulsion des Maures ; d’autres, préférant une explication plus naturelle, prétendaient qu’il était allé secrètement jouer à Avignon, et y avait gagné cent mille écus à un banquier juif, lequel s’était récemment pendu de désespoir. Quoi qu’il en pût être, Babandy racheta son mas en Camargue, et la maison paternelle, qui lui furent rétrocédés, moyennant un petit sacrifice pécuniaire. Mais si cet événement avait fait sensation, ce fut bien autre chose lorsqu’un dimanche matin, après son prône, M. le curé de Saint-Trophime publia qu’il y avait promesse de mariage entre Maurice Babandy, bourgeois d’Arles, et noble demoiselle Phanète-Porcellette des Porcellets, fille mineure de Guillaume Porcellion des Porcellets, seigneur de Foz, du Martigues, de Cujes et autres lieux, etc.[7]. En un mot, Babandy avait gagné sa gageure ; il épousa la noble et dévote demoiselle, sans qu’on pût bien s’expliquer comment la famille avait consenti à ce mariage, et il employa si bien son temps que mademoiselle Babandy (on n’appelait pas madame les femmes de bourgeois) accoucha, quelques jours après le septième mois, d’un garçon de bonne et saine conformation, ce qui était, du reste, physiologiquement régulier, au dire de toutes les sages-femmes. Cependant on aurait pu en plaisanter, dans un pays où la médisance est comme ailleurs très ingénieuse en commentaires sur les mariages ; mais la Pauvre accouchée ne survécut pas plus de quinze jours à sa délivrance : elle périt de la fièvre de lait ou de ses suites.

Babandy, qui avait été fort rangé depuis son mariage, continua, pendant tout le temps de son deuil, à vivre assez retiré du monde ; mais enfin il accorda peu à peu quelque chose aux distractions que ses amis crurent devoir lui offrir en temps convenable. Il était jeune encore, et son fils ayant été envoyé en nourrice à Fonvielle, il reconnut, avec le philosophe Locke, que « la solitude n’était pas bonne ; » un autre philosophe a été plus loin, en disant, au grand scandale de J.-J. Rousseau : « qu’il n’y a que le méchant qui soit seul. » D’après ces sentences qui sont de tous les temps et de tous les pays, Babandy ne se fit pas misanthrope après la mort de sa femme. Sa maîtresse, la Récalimande, réclama ses anciens droits sur lui, et Babandy revit la Récalimande ; puis la Récalimande fut remplacée par une autre, sans être tout-à-fait abandonnée. Enfin, Babandy ne sut pas long-temps se défendre du goût funeste dont il s’était cru corrigé par le mariage. Il perdit encore au jeu, comme il avait perdu ; si bien qu’après avoir recommencé veuf sa vie de garçon, le bel amoureux se retrouva, dix-huit ans après son mariage, presque aussi pauvre qu’avant, avec la différence d’un fils de plus à sa charge, grandissant sous ses yeux, pour lui rappeler qu’il n’était plus d’âge, hélas ! à refaire le pari auquel il devait d’être son père, alors même qu’il aurait trouvé un second trésor comme le premier.




CHAPITRE IV.


Comment Babandy II ne se maria pas.




Je forme le dessein de m’unir avec elle :
Mais le sang dont je sors, par une loi cruelle,
Me défend un lien si doux.
(Les Amours des grands hommes, ballet héroïque de M. de Morand, poëte arlésien.)


Je fais grâce au lecteur de toutes les sages réflexions qui s’offrirent alors en foule à l’esprit de Babandy ; il eût pu en composer un cours complet de morale à l’usage de la jeunesse, et il s’étonnait lui-même d’avoir recueilli tant de belles sentences dans une vie aussi dissipée que la sienne. Il ne se doutait pas d’avoir si bonne mémoire et tant de philosophie naturelle ; mais, hélas ! c’était un peu tard. « Si du moins, se disait-il, mon fils pouvait faire son profit de tant de bons avis que j’ai retenus en les négligeant ! mais l’étourdi aimerait mieux m’entendre lui raconter mes fredaines que lui prêcher de ne pas m’imiter. »

En effet, celui-ci avait de bonne heure marché sur ses traces, et Babandy père se surprenait lui-même à sourire, lorsqu’un grave vieillard, secouant la tête au récit des premières folies de son fils, s’écriait : « bon sang ne ment jamais, » « bon chien chasse de race, » « voilà un poulet qui chante déjà plus haut que le coq, » et autres proverbes, dont quelques uns, exprimant peut-être en termes plus énergiques et moins gracieux la même idée, n’en étaient pas moins un encouragement pour l’héritier du nom de Babandy. Aussi Babandy fils se montra si digne de ce nom que ses extravagances précoces en rajeunirent l’éclat et lui donnèrent parmi ses contemporains toute l’importance d’un nom de dynastie. On disait donc en parlant du père et du fils : Babandy Ier et Babandy II, comme pour reconnaître qu’ils étaient, de père en fils, les princes héréditaires et légitimes de la folle jeunesse d’Arles[8]. Je pourrais vous raconter quelques uns de ces bons tours d’écoliers par lesquels se distingua Babandy II, car ni la tradition ni l’exemple n’en étaient perdus de mon temps, mais, Arlésien abâtardi par la civilisation parisienne, je sens que les couleurs manquent à ma palette pour rendre justice à des héros, qui, comme Panurge et Falstaff, mériteraient un Rabelais et un Shakspeare pour historiens.

Cependant, si la conscience de Babandy Ier lui défendait d’adresser à son fils des sermons paternels par trop rigides, il pensa qu’il devait au moins l’éclairer sur la situation réelle de ses affaires. C’était une déclaration franche de sa ruine imminente qu’il était bien temps de faire. En père de bon goût, il ne choisit pas pour rendre cette espèce de compte de tutelle un de ces jours critiques où Babandy II venait lui accuser le vide de sa bourse ; comme la sienne n’était jamais généralement assez bien garnie pour pouvoir accorder plus de la moitié de ce qu’on lui demandait, il n’eût pas voulu avoir l’air de donner au nouvel enfant prodigue une leçon d’économie pour argent comptant. Il se fût bien gardé encore d’attendre qu’une contrariété fît rentrer son fils au logis dans un de ces accès de découragement qui livrent la jeunesse tristement docile aux longues remontrances de l’âge mûr. Ce fut après un simple dîner, où la cordialité avait régné dans le tête-à-tête de la table, et au moment du dessert, que Babandy Ier demanda à son fils si aucune partie ou aucune affaire ne s’opposait à ce qu’il entamât un entretien un peu sérieux. « Un peu sérieux ! » Babandy II ne s’effraya pas de ces mots ; il savait que le sérieux de son père ne durait jamais assez pour troubler sa digestion, et qu’au besoin il possédait lui-même le secret, grâce aux habitudes familières de leurs rapports, d’égayer le discours le plus grave en détournant les mots de leur sens par l’équivoque d’une réplique ou par l’accent avec lequel on les répète en feignant de ne pas les comprendre. Il était enfin dans une de ces dispositions d’esprit où l’on peut tout écouter parce qu’on se sent de force à répondre à tout avec la soudaineté triomphante de la saillie, dans cette disposition d’esprit où devait être le célèbre Fox, lorsque son père lui disant un jour, sous forme de réprimande sur ses vagues amours : « Mon fils, je crois qu’il vous faut prendre une femme, » Fox répondit : La femme de qui, mon père ?

— Mon ami, dit Babandy, éludant la remontrance directe par un compliment ironique, je te félicite. À ton âge j’étais encore un enfant, et te voilà un homme de toutes les manières. Ne penses-tu donc pas qu’il serait temps d’avoir une vocation, de prendre un état ?

— Prendre un état, mon père ? répondit le fils ; et n’en ai-je pas un, le plus facile, le plus beau de tous, le vôtre, celui de bourgeois d’Arles ? Pourquoi voulez-vous que je dégénère ? Les Babandy ont-ils jamais cessé de vivre noblement ? Je ne me suis jamais amusé à compter toutes les branches de notre arbre généalogique, mais je parie que vous ne pourriez pas me citer un Babandy qui ait jamais eu d’autre état que celui de ne pas en avoir, remonteriez-vous jusqu’au temps de la république, ou même si, comme je vous l’ai entendu dire, vous parveniez à établir que nous descendons en droite ligne du Maure Ali-Baba-al-Abandy, dont nous avons sagement abrégé le nom.

— Mais, mon cher ami, si, comme tant d’autres bourgeois d’Arles, nos ancêtres et moi n’avons pas pris d’état, c’est que jusqu’ici chaque père avait laissé à son fils de quoi s’en passer ; et je dois t’avouer que si je mourais demain, tu ferais prudemment de n’accepter ma succession que sous bénéfice d’inventaire.

— Eh bien ! mon père, « courte et bonne » comme je vous ai ouï vous-même le proclamer gaiement. N’avez-vous pas dit maintes fois encore qu’on n’est jamais plus près de faire fortune que lorsqu’on a tout à gagner et rien à perdre ?

— Mon ami, tu me bats avec mes propres armes, ce n’est pas généreux ; mais elles te coûtent cher, je dois t’en prévenir.

— Que vous importe, si je ne m’en plains pas ?

— Tu ne t’en plains pas aujourd’hui parce que j’ai pu te donner hier les 100 livres tournois dont tu avais besoin ; mais la semaine prochaine, si je te refuse la même somme…

— La semaine prochaine, soyez tranquille ; j’attendrai quinze jours en fils discret.

— Je crains que tu ne sois bientôt le seul à me faire crédit.

— En sommes-nous déjà là ? Oh ! alors je hâterai celle de mes folies que je gardais pour la dernière.

— Laquelle ?

— Je me marierai.

— Oui-dà, vraiment ?

— Ne vous êtes-vous pas marié ?

— Mais, moi…

— Oh ! je sais ce que vous allez me dire : vous veniez de réparer toutes vos pertes par la découverte d’un trésor. Eh bien ! moi qui ne suis pas sûr d’en trouver un autre, je veux me marier pour n’avoir pas la peine de le chercher.

— Aurais-tu en vue quelque riche douairière ?

— Oh ! fi donc ! me vendre corps et âme à une vieille folle, comme a fait Noré Farigoule ! Non, non, mon père, je suis votre fils, je veux une jeune héritière.

— Jeune et jolie, sans doute ? dit Babandy, qui se rappela en soupirant son dialogue au café de Bertrand Coucouroulet.

— Jolie comme un ange, mon père.

— Et noble aussi ?

— Très noble, mon père.

— Ô digne sang des Porcellets ! s’écria Babandy, qui commençait à croire que le jeune impertinent tournait en ridicule l’histoire de son mariage. À merveille ! continua-t-il, c’est une femme accomplie que nous venons de peindre ; il ne manque plus que de la trouver.

— C’est déjà fait, mon père, depuis que je l’ai rencontrée à un bal d’artisanes où elle était venue déguisée, et où je feignis de ne pas la reconnaître. Si vous aviez vu comme sa pointe de mousseline verte nouée sous le menton encadrait gracieusement sa jolie tête, comme son drolet noir à basques flottantes dessinait bien sa taille ! comme elle était légère avec sa jupe d’indienne dont le bord s’arrêtait juste au-dessus de la cheville ! La croix de Malte sur son sein, ses larges bracelets mauresques tout dans ce costume lui allait à ravir !

— Je le crois ; et tu l’aimes ?

— Cela ne suffirait pas, mon père ; j’en suis aimé, ce qui vaut mieux.

— Et son nom ?

— C’est mon secret.

— Eh bien ! alors, dit Babandy croyant que cette prétendue discrétion prouvait que son fils était au bout de sa plaisanterie, je te conseille de revenir à la religion de notre ancêtre Ali-Baba-al-Abandy. Fais-toi Turc, mon ami, et tu retrouveras peut-être un jour ta belle dans le paradis de Mahomet.

C’était un défi, et l’amour-propre l’emporta sur la discrétion.

— Mon père, dit le jeune fou, vous savez que les Babandy n’ont jamais eu besoin d’inventer des bonnes fortunes. Que diriez-vous si ma houri était de ce monde, et s’appelait, par exemple, mademoiselle de Beaujeu ?

— Je dirais que tu as eu tort de prêter ce nom à ta maîtresse, mon fils ; ce nom est le patrimoine d’une glorieuse famille où les femmes savent se défendre contre les hommes. C’était une dame de Beaujeu qui commandait le régiment d’amazones arlésiennes que le général de Charles-Quint trouva la pique au poing sur nos remparts quand il osa venir en faire le siége.

— Oh ! celle qui le porte aujourd’hui n’aurait peut-être pas moins de courage ; et si je vous racontais ce qu’elle a osé faire pour sortir secrètement du château de Montpahon, où son père garde sa fille comme un jaloux Espagnol enferme sa femme…

— Et où tu es parveuu à la voir… ?

— Lisez cette lettre, puisque vous en doutez.

Babandy père prit la lettre d’un air réfléchi, la lut et ne la rendit pas.

— Ceci est grave, plus grave que tu ne penses, dit-il ; mon fils, ton intérêt, le mien, celui de cette jeune personne, exigent que tu me laisses cette lettre jusqu’à demain. Pas d’explication jusqu’à ce que tu me revoies.

Et, sans attendre sa réponse, il sortit, laissant son fils étourdi, malgré sa liberté habituelle, de cette conclusion inattendue, et de l’accent des dernières paroles de son père, rendues plus imposantes encore par un regard solennel qui semblait annoncer quelque mystère ou quelque circonstance bien grave en effet.

Babandy fils demeura seul, en proie à un indéfinissable conflit d’émotions, ne sachant, dans son anxiété, s’il devait regretter de n’avoir pas su se taire, et cherchant en vain à se rendre compte du vague pressentiment de quelque malheur. Ce trouble, cette anxiété, redoublèrent le soir, quand il vit que son père ne rentrait pas. Où était-il allé ? Que prétendait-il faire de cette lettre, qu’il s’était laissé ravir comme un écolier ? Il ne put dormir de toute la nuit ; et Babandy père ne reparut que le lendemain, un peu avant midi. D’où venait-il ? Qu’allait-il lui apprendre ?

Babandy ne prononça aucune parole devant la servante ; mais il monta immédiatement dans sa chambre, faisant signe à son fils de l’y suivre ; et là, fermant la porte, il s’assit, s’essuya le front à plusieurs reprises avec un mouchoir, et après avoir, par cette singulière introduction, préparé le jeune homme à l’écouter sans l’interrompre, il entra en matière en ces termes :

— Mon ami, dit-il, je n’avais pas de temps à perdre pour nous préserver d’un affreux malheur. Je devais surtout agir seul, ne partager avec personne au monde la responsabilité de ce que je viens de faire. Heureusement tu n’auras plus qu’à me remercier, après m’avoir écouté d’abord. Je serai long peut-être dans mon récit ; mais pour que tu me comprennes, j’ai besoin de t’initier au secret de l’époque la plus critique de ma vie, au secret de mon mariage, dont tu as entendu faire tant de versions, et dont il est temps que tu connaisses la véritable. Je glisserai sur l’histoire de ma première jeunesse. Tu ne sais que trop déjà combien il est facile de perdre en extravagances les plus belles années de sa vie ; mais ce que tu ignores encore, par bonheur, toi qui as su retrouver si exactement toutes les traces de mes pas pour y poser à ton tour l’empreinte des tiens ; ce que tu ignores, dans le tourbillon qui t’entraîne en aveugle, plus heureux de ton insouciance que du reste ; ce que tu ignores, c’est le réveil inévitable d’une vie pareille, qui passe aussi rapide qu’un songe, lorsqu’un matin, la misère, la misère impitoyable et railleuse vient frapper à la porte du dissipateur, l’en chasse au nom d’un étranger, comme s’il n’en avait été jusque là que l’hôte provisoire, et, le dépouillant sur le seuil, lui accorde tout juste quelques vêtements en lambeaux pour le défendre des injures de l’air. Voilà la visite que je reçus un jour. Dans les premières semaines, plus embarrassé de ma honte que des privations auxquelles j’étais condamné désormais, énervé moralement par mes habitudes de paresse, sans songer un moment qu’il était du véritable honneur de lutter contre l’indigence par le travail, je m’étourdis jusqu’à considérer ma ruine comme un affranchissement complet de toutes les entraves de la société, que j’avais prise tout-à-coup en haine, comme si c’était elle qui eût tort, et non pas moi. La vie errante me sourit comme une vie de vaste liberté. Je me disais que je serais bientôt accoutumé à la fatigue, à la sobriété, aux nuits passées sous la voûte du ciel, à ces hasards, à ces périls mêmes qui nous coûtent si peu quand nous allons les chercher de notre propre mouvement pour varier la monotonie d’une existence blasée. Mais je m’aperçus bientôt qu’il y avait une différence cruelle entre ces privations volontaires, quand ce ne sont que des accidents passagers, et ces mêmes privations continuellement imposées par la misère…… une cruelle différence, en d’autres termes, entre les aventures du chasseur et le vagabondage du mendiant. La solitude se peupla alors pour moi de tristes apparitions. M’exagérant à plaisir mes disgrâces, je fuyais souvent la ville, comme si j’en étais proscrit, ou de peur d’y être montré au doigt par les enfants de mes anciens camarades. Mais dans ces funestes accès de mélancolie, la campagne elle-même n’avait plus de calme ni de silence pour moi. Des voix amères venaient me railler là aussi dans le chant des oiseaux, comme dans le mugissement du mistral. Dieu te préserve, mon ami, de ce spectre qui poursuit sans cesse l’homme misérable par sa faute, et qui, dans un horrible tête-à-tête, dans la veille comme dans le sommeil, emprunte tour à tour la forme de ses anciens vices et celle de ses privations actuelles, pour lui conseiller le désespoir ou le crime… Oui, le crime ; car il y avait des moments où, confondu par son atroce logique, je me sentais capable de tout pour m’arracher à mon existence vagabonde, et où, appuyant le doigt sur la détente de mon fusil, je souriais avec amertume en pensant que je tenais là de quoi terminer en quelques secondes ma vie… ou celle d’un autre, si quelque riche proie se présentait sur mon chemin.

Un soir, c’était à l’époque du retour de Beaucaire, mes courses à travers la Camargue m’amenèrent sur les bords du Rhône, là où je ne sais plus quelle avarie retenait, à demi échoué dans le sable, un navire génois revenant de la foire. Par précaution, le capitaine avait jugé à propos de faire transporter à terre la caisse qui contenait le prix de la vente de sa cargaison. L’équipage ne consistait qu’en quatre hommes qui avaient dressé avec leurs voiles une tente où ils dormaient tous, la tête appuyée sur leur trésor. Je les avais aidés moi-même le matin à construire ce frêle abri. Était-ce le hasard ou un démon qui me ramenait là ? Tout-à-coup une tentation affreuse s’empara de moi. « Voilà, me dis-je, des étrangers bien imprudents ; leur vie n’appartiendrait-elle pas, et tout leur or aussi, au premier brave assez sûr de son bras pour les poignarder l’un après l’autre ?… » Et pendant que je parlais ainsi ma main avait saisi machinalement un large couteau avec lequel j’avais la veille éventré un chien enragé. Tu frémis, mon fils ; rassure-toi. Je frémis comme toi à cette idée : mes genoux fléchirent, une sueur froide ruissela de tous mes membres ; je jetai mon couteau dans le Rhône, et m’éloignai au plus vite, mais en maudissant ma misère et moi-même, car je n’osais me demander si c’était ma conscience ou ma lâcheté qui venait de sauver ces quatre malheureux.

Le lendemain, je me rapprochai de la ville, mais j’attendis la nuit pour y entrer ; et, en traversant le pont de Trinquetaille, ayant rencontré deux de mes anciens amis qui y prenaient le frais au clair de la lune, je détournai la tête, sentant que la rougeur me montait au visage. Arrivé devant la porte de la maison où je couchais ordinairement, je n’osai pas mettre la main sur le marteau, et, passant outre, je ressortis d’Arles par la porte du Marché-Neuf, continuant à fuir toute la nuit dans la campagne, et tressaillant au moindre bruit, comme un criminel ; car, innocent devant les hommes, j’avais tout un enfer de mauvaises pensées dans le cœur. Après avoir erré une heure dans les Champs-Élyscamps et autour de Notre-Dame-de-Grâce, je me trouvai près du cimetière, et je m’y glissai, espérant y combattre par un autre genre de terreur les terreurs de mon imagination malade. Pendant que je marchais là les yeux baissés, je vis une croix abattue sur une tombe, je la redressai, et reconnus que c’était celle de ma mère. Ma mère, hélas ! je l’avais bien oubliée depuis qu’elle était là… Une larme s’échappa de mes yeux. Oh ! que cette larme me fit de bien !… Quand le jour vint, j’entrai dans Saint-Pierre-des-Moulirés, et m’agenouillai dans le confessionnal, où, averti par le sacristain, le desservant de la chapelle vint recevoir ma confession. Non seulement ce bon prêtre acheva de relever mon âme par sa douce morale, mais, sans s’expliquer davantage ce jour-là, il me dit que je lui avais été envoyé par la Providence, sans doute, car il aurait à me proposer le lendemain le moyen de me retirer d’une vie misérable qui menaçait de troubler ma raison, si elle ne me conduisait pas au crime.

Je fus exact le lendemain au rendez-vous qu’il m’avait donné. « Babandy, me dit-il, dans ce que je vais vous proposer, je dois vous prévenir que j’agis dans d’autres intérêts que les vôtres ; mais en vous voyant venir à moi, au moment où je cherchais un homme assez malheureux pour s’associer de sa personne au service que je veux rendre à une famille respectable, j’aurais pu penser que c’était Dieu qui vous envoyait dans ses secrets desseins. Que ce que je dois vous dire reste à jamais un secret entre nous, soit que vous acceptiez ou non. Une jeune fille, entraînée par un infâme et lâche séducteur, a manqué à ses devoirs ; toute réparation est impossible de la part de l’homme qui l’a abusée ; sa faute va devenir visible à tous les yeux, et couvrir de honte une famille pieuse, qui avait peut-être eu le tort jusqu’ici de mettre quelque peu d’orgueil dans l’irréprochable rigorisme de sa vertu. Il n’est rien qu’on ne fasse pour prévenir le scandale qui peut naître d’un tel événement. La fille a osé tout avouer à son père, tout, excepté le nom de l’homme qui l’abandonne, liée qu’elle est par d’affreux serments, et parce que ce nom même aggraverait peut-être encore sa honte et celle des siens. L’infortunée a tout à redouter et de la colère de son père et de son propre désespoir. En cette crise, où, hélas ! on pense plutôt à détourner de soi les regards moqueurs des hommes qu’à s’humilier devant Dieu, qui seul a le droit de nous juger, ce père irrité est sur le point de chasser sa fille, et de l’abandonner aux mauvais conseils de son désespoir, si elle ne trouve un homme, celui qui l’a séduite ou un autre, pour lui donner son nom. Si cet homme était ruiné, s’il avait été forcé de vendre sa maison et ses biens, on relèverait sa fortune… Babandy, réfléchissez, et si vous consentez à sauver une victime dont le repentir vous toucherait, je vous révélerai son nom. Mais le temps presse ; d’ici à vingt-quatre heures votre décision est nécessaire. »

Je me retirai sans rien répondre, humilié d’en être réduit à entendre sans indignation une offre semblable. Mais la misère revint la nuit avec tous ses fantômes et toutes ses perfides insinuations, et le lendemain matin mon choix était fait. J’allai trouver le prêtre : « Nommez-moi la personne, lui dis-je, me voilà prêt. » Tu sais le reste. Tu te croyais mon fils encore tout à l’heure ; mais seul tu n’as pas le droit d’appeler une bassesse l’acte qui servit de manteau à l’honneur de ta mère. »

Le jeune homme écoutait en silence, plongé dans un trouble indéfinissable dont Babandy profita pour achever cette solennelle explication.

— J’arrive maintenant à ce que j’ai fait depuis hier, continua-t-il. Je devais ignorer comme les autres ce nom que ta mère avait juré de taire, et il entrait dans nos conditions que je ne l’interrogerais jamais là-dessus. Je pensais, je l’avoue, puisqu’on m’avait parlé de réparation impossible, que la faute de la malheureuse Phanète était le crime sacrilége de quelque prêtre hypocrite, de notre prélat lui-même peut-être ; mais lorsque Phanète vit que ta naissance lui coûtait la vie, son instinct de mère l’emporta sur toute autre considération. Les yeux fixés sur le cercueil que son imagination de malade lui montrait sans cesse entr’ouvert pour elle auprès de ton berceau, elle m’appella et me dit : « Votre conduite à mon égard depuis sept mois mérite toute ma confiance, et je ne puis mieux recommander l’enfant innocent qu’à celui qui a eu pitié de la mère coupable. Vous serez son père aux yeux des hommes ; mais j’ai pensé qu’un jour peut-être le bonheur de ce fils qui me coûte si cher exigerait qu’il connût celui qui ne doit être son père qu’aux yeux de Dieu. Je livre donc ce secret à votre honneur. » Et quand je lui eus promis de ne faire usage de cette révélation que dans l’intérêt de son enfant, elle me nomma l’homme… Tu vas comprendre et mon émotion d’hier et cette explication de ce matin, quand tu sauras que tu étais sur le point d’enlever ta propre sœur ; cet homme est le comte de Beaujeu…… Voici maintenant ce que j’ai fait.

Armé de la lettre qui a passé de tes mains aux miennes, j’ai couru chez M. le comte de Beaujeu, et sans lui apprendre que je fusse informé ou non du passé, « Je suis venu, monsieur le comte, lui ai-je dit, pour vous avertir du danger que court votre fille d’épouser un jeune homme fort peu digne d’elle, sans doute, car il est de très bourgeoise maison et sera ruiné demain, tandis que votre ambition depuis la perte de votre fils est de vous allier, par votre unique héritière, au gouverneur de la province ; mais vous savez que quoique tout le monde parle de cette alliance comme certaine, un caprice de jeune fille peut tout renverser en un quart d’heure, malgré la surveillance paternelle. Tenez, lisez cette lettre ; elle a été écrite à un fort mauvais sujet. Heureusement que ce mauvais sujet est mon fils, et quoique je lui aie donné l’insolent exemple d’épouser une Porcellet, je conçois très bien qu’une mésalliance ne soit pas du goût de tout le monde. Ainsi donc je viens vous proposer un compromis. Nous vous laisserons votre fille, et de peur de vous donner le moindre ombrage, mon fils partira sous deux jours pour Paris, d’où il ne reviendra qu’après le mariage de mademoiselle de Beaujeu ; mais, attendu que le jeune homme n’est pas sûr, en allant dans la capitale, d’y obtenir un régiment, comme votre cousin, le chevalier de Grille, et qu’il pourrait fort bien, en revenant, ne plus retrouver ici le bien paternel, que je suis sur le point de vendre pour la seconde fois, je crois juste que vous vous chargiez des frais du voyage, et que vous garantissiez par une somme raisonnable que mon fils ne sera pas forcé de coucher à son retour sur un banc du Plan-de-la-Cour ou dans la grotte des Fées. »

Mon ami, M. de Beaujeu a parfaitement compris tout cela. Aussi, sans plus d’allusion, il m’a su gré de concilier ainsi les intérêts de ses enfants et de la morale. Tu n’épouseras pas ta sœur, tu iras voir Paris avec cette bourse bien garnie, pour t’y distraire ; et, à ton retour, si les tours de Notre-Dame, couronnées de nuages, ne te font pas oublier l’Homme de bronze qui tient sa lance au soleil sur la tour de notre Hôtel-de-Ville, tu trouveras nos dettes payées et notre patrimoine sans hypothèque.

En approchant de la conclusion de son discours, Babandy s’écartait déjà peu à peu de la solennité de son début, son caractère ne comportant pas un long accès de mélancolie quand il venait une seconde fois d’arranger si heureusement ses affaires.

Babandy II fut plus long-temps à se reconnaître après une explication à la fois si grave et si romanesque ; mais enfin il se soumit à sa destinée, et acquittant la parole que son père avait donnée pour lui à M. de Beaujeu, il partit deux jours après.




CHAPITRE V,


Où l’auteur termine l’histoire des aïeux du héros.




Et dulces moriens reminiscitur Argos.


Il n’entre pas dans le plan de cette histoire de raconter en détail les aventures de tous les Babandy. Je ne parlerai donc plus que de Babandy II, et même ce sera d’une manière sommaire. Quelque regret qu’il eût de quitter Arles et ses amours, il trouva bientôt à Paris assez de distractions pour n’avoir pas trop le temps de se plaindre de sa destinée. Mais s’il se jeta d’abord avec toute l’ardeur du sang méridional dans les plaisirs de la capitale, il eut le bonheur de ne pas y épuiser toutes les ressources de son esprit naturel, ni même toutes celles de sa bourse avant de paraître encore un parti très sortable à une riche veuve, madame d’Armilly, chez qui l’avait présenté son compatriote M. de Morand. Son père, consulté pour la forme sur cette alliance, n’eut garde de s’y opposer. Il était lui-même devenu un vieillard très rangé, et il mourut, en 1780, marguillier de Saint-Trophime. Babandy II, à cette époque, vivait dans le grand monde de Paris, élevant dans d’excellents principes un fils unique que madame sa mère destinait à la magistrature, et à qui on acheta en conséquence, lorsqu’il eut l’âge convenable, une charge de conseiller au parlement. C’était la condition de son mariage avec la fille du président d’Armentières, dont il ajouta le nom au sien. Par malheur les années qui semblaient consolider l’agrandissement de la famille Babandy amenaient aussi le bouleversement et la ruine de la vieille monarchie française. Au moment où un héritier venait de naître aux Babandy et aux d’Armentières qui saluaient en lui un futur président à mortier, la révolution éclata, et l’honneur du nouveau nom qu’avait pris à Paris le grave jeune homme, qui, à Arles, eût été Babandy III, se paya cher. M. le conseiller d’Armentières fut une des victimes de l’échafaud de 1793 : sa veuve mourut de frayeur en voyant passer sous ses fenêtres la fatale charrette qui conduisait à la fois son mari et son père le président.

Avant que la faux révolutionnaire eût commencé sa sanglante moisson, M. Babandy s’était peu à peu retiré du monde et ne voyait plus les d’Armentières qu’à de longs intervalles. M. Babandy avait à cette époque soixante-dix ans ; il était devenu veuf, et les orages politiques l’avaient seuls empêché de réaliser un projet conçu par lui à la mort de sa femme. La nouvelle famille de son fils avait graduellement accaparé pour ainsi dire toutes les affections et tous les égards de celui-ci. M. le conseiller d’Armentières n’oubliait pas précisément son père, mais il le négligeait un peu, tantôt pour M. le président son beau-père, tantôt pour M. le grand bailli son oncle, et même pour M. le lieutenant criminel son petit-cousin. On amenait bien au vieux M. Babandy son petit-fils deux ou trois fois l’an, le jour de sa fête et la veille du 1er janvier ; mais il était facile de s’apercevoir que grand-papa Babandy ne passait jamais qu’après grand-papa d’Armentières ; de même, on l’invitait à quelques dîners d’apparat, mais il n’y figurait qu’à un des coins de la table, ou à quelques soirées, mais pour y faire en suppléant la partie de quelque vieille douairière quand un partner plus assidu manquait à l’appel. Enfin son titre de grand-père comptait si peu dans cette famille de fiers rabins qu’un soir madame la baronne de Saint-Juery ayant oublié son nom, en parlant de lui à son propre fils, au lieu de le désigner par M. votre père, ne trouva d’autre périphrase pour réparer son défaut de mémoire que celle-ci : Ce monsieur qui a tant d’accent !

En effet, il faut dire que cinquante ans de séjour à Paris n’avaient pu effacer de la prononciation de M. Babandy cette tache originelle de tout Provençal qui n’a quitté le Midi qu’après sa première jeunesse. M. Babandy avait eu beau adopter Paris avec amour, et se faire Parisien de mœurs et de manières, son accent le dénonça toujours pour un indigène des bords du Rhône. Au reste, M. Babandy en avait si bien pris son parti à la longue, qu’il avait fini par outrer plutôt que de dissimuler sa prononciation naturelle en prétendant avec une incroyable assurance que cette prononciation était bien plus euphonique que le son monotone et antimusical du grasseyement parisien. Cette espèce de cachet étranger imposé à M. Babandy dans la société de la capitale devait ressortir surtout chez les d’Armentières où son fils lui-même avait renoncé à son nom pour ne plus porter que celui de sa femme. Le vieil Arlésien put donc se croire menacé d’abandon et de solitude pour ses vieux jours. Il s’en alarma en voyant les infirmités commencer pour lui, et s’imagina qu’un pareil sort ne lui eût pas été réservé dans le cercle plus étroit d’une ville comme Arles, où l’intimité du simple voisinage a quelque chose de plus tendre et de plus sacré que celle de la famille dans le vaste désert d’une capitale. Il se reprocha d’avoir perdu si long-temps de vue les tours de Saint-Trophime et l’Homme de Bronze du Plan de la Cour ; il regretta de ne s’être pas ménagé un lieu d’asile pour sa vieillesse, là où il se souvenait enfin que sa première jeunesse s’était écoulée si libre, si gaie, si heureuse. La perspective reculée d’un demi-siècle embellissait cette époque irrévocable de bien des illusions. Tout-à-coup le mal du pays s’empara de lui. Il lui sembla que le soleil d’Arles aurait la vertu de le rajeunir de dix années et de prolonger sa vie d’autant ; toutes les images du passé se réveillèrent alors dans son esprit plus vives et plus riantes. Il attribuait à l’influence du climat de Paris jusqu’aux torts de l’âge, et enfin, prenant presque en haine tout ce qui l’avait séduit pendant si long-temps, il s’était décidé à aller se retremper dans l’air natal. Qui nous dira combien de désappointements l’auraient désabusé là où il espérait trouver le bain d’Éson pour ses sens blasés et ses sentiments éteints ? Mais au moment où il n’attendait plus que le règlement de quelques affaires particulières pour partir, il ne put se soustraire aux préoccupations politiques qui agitèrent tout-à-coup tous les esprits. Chaque jour il voyait une nouvelle secousse ébranler le trône et la société ; à force de remettre d’un mois à l’autre son retour à Arles, il en vint à ne plus pouvoir quitter Paris sans courir le risque de passer pour un aristocrate fugitif ; il se résigna donc à différer indéfiniment son départ, mais sans renoncer à ses regrets favoris, jusqu’à ce que le malheur qui rendit son petit-fils orphelin en le privant lui-même de son fils, lui imposa le devoir de recommencer les soins de la paternité envers cet enfant dont il devenait à peu près l’unique parent. Dans cette horrible crise de 1793, notre vieil Arlésien eut à protéger de son nom obscur l’héritier des d’Armentières qui, malgré son âge de quatre ou cinq ans, aurait pu être proscrit à cause de l’illustration et de la richesse de ses aïeux maternels, s’il n’était redevenu tout simplement le petit-fils du citoyen Babandy. Celui-ci retrouva alors au fond de son cœur toute cette tendresse paternelle dont il s’était imaginé que la négligence de son fils avait tari la source. Le petit Maurice et ses innocentes caresses firent pour lui ce qu’il attendait naguère du climat méridional : le vieillard recommença une partie de ses premières années, il se refit enfant avec cet enfant, qui eut en lui, non seulement un père tendre, mais encore un camarade de ses jeux. Plus d’une fois on surprit Babandy II, septuagénaire, oubliant avec ce marmot sa dignité d’aïeul, comme Henri IV oubliait sa dignité de père et de roi avec le jeune Louis XIII ; par bonheur ce n’était pas un crime de monarchisme que cette imitation des récréations du chef de la dynastie bourbonnienne. Le petit Charles-Maurice ou Maurice-Charles, car M. Babandy aimait à lui donner ces deux noms et à les transposer à cause de la rime, se vit de bonne heure le confident de tous les souvenirs de son grand-père. C’était à lui que le vieillard disait sa partialité pour Arles et ses griefs contre Paris ; c’était lui qu’il entretenait des magnifiques débris de Rome et des siècles gothiques qui jonchent nos rues, des productions de notre sol fécond, des innombrables cailloux de notre Crau et des joncs de notre Camargue : puis s’identifiant aux espérances d’avenir d’une vie commencée à peine, M. Babandy promettait à son petit-fils de le conduire un jour à Arles, quand la France serait calme, pour lui montrer cet homme de Bronze qui, je l’ai dit ailleurs, égale aux yeux de tout bon Arlésien le colosse de Rhodes, cette septième merveille de l’ancien-monde[9].

Mais lorsque le rétablissement de l’ordre public aurait enfin permis au grand-père et au petit-fils la réalisation de ce doux projet, quelques infirmités de plus défendaient au premier de se mettre en voyage. — Hélas ! disait-il quelquefois avec bonhomie et en souriant, quoique d’un sourire un peu triste ; — hélas ! je montre un patriotisme bien désintéressé en me réjouissant des succès du premier consul : toutes ses victoires sont pour ma pauvre constitution des dates de ruine. La semaine de la prise de Mantoue j’eus ma première attaque de sciatique ; je perdis ma dernière dent le jour où Paris apprit la défaite du général Max, et c’est en voulant lire moi-même le récit de la bataille de Marengo dans le Moniteur que j’ai reconnu que mes yeux n’y voyaient plus que trouble, même avec des lunettes.

En janvier 1804, M. Babandy était un respectable vieillard qui allait encore par un beau soleil de midi réchauffer ses quatre-vingts hivers à la Petite Provence des Tuileries, appuyé sur un domestique qui surveillait à la fois les pas de son vieux maître et ceux de son petit-fils. Écolier externe du Lycée Bonaparte, Charles-Maurice avait alors douze à treize ans, et ses jours de congé étaient tous consacrés à tenir compagnie au seul grand parent qu’il eût au monde. Il le perdit enfin au mois de juin de cette même année 1804, et il eut à pleurer à la fois son aïeul et sa liberté d’enfant ; car d’après les instructions de M. Babandy qui redoutait pour l’héritier délicat de son nom les goûts militaires des lycées, M. François Gibert d’Arles (honneur à ce nom d’un bon Arlésien et d’un ami fidèle !) le mit au collège de Juilly, où il termina ses études jusqu’en rhétorique. Mais, vains calculs de la prévoyance paternelle !… de ce pacifique collège où l’on ne montait à cheval que sur l’arundine longâ de la langue classique, Maurice Babandy sortit en 1807 avec ce qu’il crut être une vocation unique et déterminée pour servir dans la cavalerie. Il triompha de toutes les objections de ses tuteurs, entra à l’École-Militaire, et passa de là dans le 3e régiment de chasseurs avec le grade de sous-lieutenant, puis dans le 6e avec le grade de lieutenant, et enfin dans le 1er de hussards avec le grade de capitaine. Il y avait dix-huit mois qu’il faisait partie du vieux Berchigny, lorsque les événements de 1814 le conduisirent à Arles dans la maison de M. Petit, au Plan de la Cour, où nous allons ramener le lecteur s’il a bien voulu nous pardonner ces trois chapitres rétrogrades qui ne seront pas la digression la plus inutile de cette histoire.


CHAPITRE VI,


Où Maurice Babandy devient amoureux, et fait un mariage romanesque.




Aucun quartier d’Arles ne saurait le disputer au Plan de la Cour. C’est le seul qui présente toute l’année le même mouvement et le continuel passage de la population arlésienne. La Lice vous donne un spectacle plus animé le dimanche de Notre-Dame d’août ; le pont de Trinquetaille le dimanche de la Pentecôte ; les quais lorsque les allèges arrivent de Marseille ou le bateau à vapeur de Beaucaire ; la Place des Hommes à l’époque de la moisson, et la Place de l’Obélisque le mercredi et le samedi ; mais tous les jours de la semaine, le Plan de la Cour voit défiler du matin au soir toutes les personnes qui se rendent à Saint-Trophime, à l’Hôtel-de-Ville, au marché, à la Place des Hommes, à la poissonnerie, etc., ou qui en reviennent. Grâce à la situation centrale du Plan de la Cour, vous pouvez, des fenêtres du magasin de M. Petit, avoir vu au bout de huit jours défiler sous vos yeux les unes après les autres toutes les beautés de la ville. Ce court espace de temps vous suffirait pour étudier la diversité de leurs physionomies : celles-ci nobles et fières, celles-là étourdies et pétulantes, les blondes et les brunes, les yeux noirs et les yeux bleus, les dames, les damizelles, les mizés, les artizanes, et les servantes qui ne portent pas le cabas avec moins de grâce que leurs maîtresses, la dévote au fichu bien croisé, la coquette laissant plus que deviner cette cheville faite au tour qui justifie l’ancienne mode des jupes courtes, tant regrettée de nos vieillards ; tous les rangs, toutes les conditions, tous les âges, tous les costumes, etc., y passent et repassent sans cesse. Ah ! si jamais le ciel me privait de l’usage de mes jambes, je me consolerais de végéter immobile le reste de ma vie sur un banc du Plan de la Cour.

Cette idée vint plus d’une fois à l’esprit de notre officier convalescent lorsqu’il passait ainsi la revue des Arlésiennes, et s’estimait plus heureux à la fenêtre de la maison où la prudence du docteur Ferrier le tenait captif, que notre désiré monarque Louis XVIII au balcon des Tuileries. Ses questions arrachaient plus d’une fois son hôte à sa lecture favorite du Dictionnaire de Vosgien, ou d’un petit Traité d’Onirocritie (ou l’Art d’interpréter les Songes), qui, relié par Thouvenin, figure aujourd’hui dans ma bibliothèque.

— Mon cher monsieur Petit, quelle est celle-ci ? Comment appelez-vous celle-là ?

Heureusement M. Petit connaissait tout le monde, et il n’était peut-être pas une jolie Arlésienne à laquelle il n’eût adressé quelque compliment sur sa tournure ou sur la fraîcheur de son teint, en lui mesurant une aune de ces rubans magnifiques dont elles se parent encore, je crois, pour accompagner leurs coiffes, alors moins étroites qu’aujourd’hui.

— Celle-ci, capitaine ? c’est la jolie ménagère de la rue Saint-Antoine ; … celle-là est la belle demoiselle de la porte de l’Aure ; … cette autre s’appelle la Baronne, je vous dirai pourquoi ; et cette quatrième, Cléopâtre, afin que notre Delta ait la sienne comme le Delta du Nil.

— Ah ! mon cher monsieur Petit, venez, venez voir ces deux dames qui montent du côté de la rue de la Calade, et qui, après avoir paru d’abord se diriger vers votre maison, ont tout-à-coup changé d’idée, et passent outre, comme si je leur faisais peur.

— Vraiment ! un capitaine de hussards serait donc une mauvaise enseigne ! dit M. Petit en se plaçant avec l’officier sur sa porte pour répondre à son pressant appel… Je les vois qui s’arrêtent au tournant de la rue des Gantiers, pour babiller un moment avec notre voisine de la Traverse.

— Ce sont deux sœurs, n’est-ce pas ? Voyez comme la plus jeune tourne encore de ce côté un regard timidement curieux… Pourquoi souriez-vous donc, monsieur Petit ?

— Pourquoi ? parce que votre émotion est bien naturelle, car ce sont justement les deux dames dont nous parlions hier soir, et qui seront arrivées enfin de leur mas en Camargue ; ces deux dames qui, pendant les huit premiers jours que vous avez gardé la chambre, n’en ont jamais laissé passer un seul sans venir demander ou faire demander de vos nouvelles ; ces deux dames que vous étiez si impatient de voir, madame Ventairon et mademoiselle Odille, sa sœur, qui, de retour de la campagne venaient probablement pour savoir si vous étiez tout de bon hors de péril, et que votre apparition inattendue sur la porte aura embarrassées.

— Je m’en suis douté, dit le capitaine, non que j’aie précisément reconnu ma libératrice, que je vis à peine lorsqu’elle s’exposa si généreusement pour moi à la place où nous sommes ; mais son approche m’a causé l’émotion d’un pressentiment. Ces dames s’éloignent ; je leur laisserai le temps de rentrer chez elles, et j’irai leur rendre, avant une heure, la visite que je leur dois.

Ces rencontres romanesques, plus communes que quelques uns ne pensent, ne sont pas nécessaires pour établir entre deux personnes qui ne s’étaient jamais vues auparavant de ces soudaines sympathies, de ces rapports magnétiques dont il y a des exemples ailleurs que dans les fictions des conteurs. Il faut cependant certaines conditions ou préparations pour que ces premières scènes du drame aient une suite, un dénouement, et n’avortent pas comme tant d’embroglios fantastiques, qu’un auteur recommence sans cesse et ne sait comment finir. Le hasard est un dieu qui fait de grands miracles ; mais l’imagination, bien souvent, vient au secours du hasard. Renonçant ici à tous ces artifices des livres qui prolongent jusqu’à la dernière ligne d’un chapitre l’incertitude des lecteurs, je me hâte de dire que le capitaine Babandy était dans toutes les conditions requises pour être reconnaissant comme on l’est à vingt-cinq ans envers une jeune demoiselle de dix-sept, dont un hasard romanesque vous a fait l’obligé. Le jour de sa blessure, il n’avait pu que l’entrevoir ; mais remarquez que trois semaines s’étaient écoulées, pendant lesquelles il avait eu tout le temps de la retrouver dans ses rêves, parée de plus de charmes qu’il ne lui en fallait pour en devenir amoureux. Ces amours, qui nous enchantent en songe, ne sont pas toujours fidèles au réveil ; mais ils préparent merveilleusement l’imagination et le cœur, pour peu que l’objet aimé se prête à accepter le rôle que nous lui avons attribué dans le sommeil ; et puis, quelle curiosité inquiète s’empare de nous lorsque, après une première et courte apparition, l’héroïne de nos rêves reste quelque temps dérobée à nos yeux ! Comme il nous tarde de comparer la réalité à l’idéal, au risque de détruire les prestiges qui nous ont rendus si heureux ! L’émotion du capitaine Babandy au nom d’Odille s’expliquait donc non seulement par le souvenir de la scène que nous avons racontée dans notre second chapitre, telle qu’elle s’était passée, mais aussi par tous les accessoires romanesnesques que l’imagination et les songes de notre jeune officier y avaient ajoutés. Combien de fois, au lieu d’une simple mortelle, avait-il vu une fée ravissante, dont l’intervention merveilleuse était motivée, il est vrai, par la poétique exagération du péril qui menaçait sa tête. Ainsi ce n’était plus d’un écolier mutin qu’elle venait le défendre, et le fer dirigé contre sa poitrine n’était plus cet ustensile vulgaire que son nom seul relègue dans l’arsenal des combats burlesques ; il voyait, paladin égaré dans Arles, l’Homme de bronze descendre tout-à-coup de la tour de l’horloge, et, transformé en géant redoutable, brandir sa pique, haute comme le mât d’un navire, en lui criant de fuir ou de se préparer au trépas ; puis le lion de nos armoiries municipales hérissait aussi sa crinière, rugissait et s’élançait pour le dévorer ; sa perte semblait inévitable, lorsque Odille, dont alors il ignorait le nom, accourant à son secours sur un allège aérien, désarmait l’Homme de bronze, enchaînait l’animal furieux, et, étendant sur le paladin un voile magique, le conduisait dans son palais enchanté. En se rendant bien éveillé à la demeure terrestre de la jeune Arlésienne, le capitaine de hussards n’avait pas en lui assez de la folie de don Quichotte pour se rappeler ces songes sans sourire de leur fantasmagorie ; mais une idée qui avait préoccupé plus d’une fois les loisirs de sa convalescence lui revint à l’esprit lorsqu’il traversa le pont d’Arles à Trinquetaille (car c’était dans ce faubourg qu’habitait Odille). Je ne sais s’il entretenait quelque théorie superstitieuse sur l’affinité des âmes, sur l’attraction passionnée, sur le magnétisme des sentiments, comme on voudra l’appeler ; mais il s’était dit à plusieurs reprises, et il se disait encore : « Après une rencontre si extraordinaire, quand j’ai si souvent rêvé d’elle, et si souvent pensé à elle, il est impossible qu’elle n’ait pas rêvé de moi et pensé à moi. Certes la circonstance en vaut bien la peine : une jeune fille de dix-sept ans ne sauve pas tous les jours la vie à un capitaine de hussards. Elle a été évidemment embarrassée, il y a une heure, en apercevant mon bonnet de police ; je suis curieux de savoir si ma visite de remercîment ne l’embarrassera pas davantage encore. » Et dans ses vagues conjectures le capitaine résumait tout ce qu’il avait pu apprendre dans la conversation de M. et madame Petit sur Odille et son caractère, sur sa famille et sa situation dans le monde. Jamais première visite ne fut moins insignifiante, et le capitaine en était ému d’avance au point de se persuader qu’il y allait de la destinée de sa vie entière.

Mademoiselle Odille, l’objet de toute cette préoccupation, était la seconde fille d’un fermier-propriétaire nommé Jacques Pons-Gaillard. Depuis la mort de son père et de sa mère elle vivait avec sa sœur, veuve de Pierre Ventairon, bourgeois de père en fils depuis les Ventairon du xvie siècle (noblesse qui en vaut bien une autre, si c’est une noblesse) ; elle était une des plus jolies demoiselles d’Arles, et quant à son caractère, il n’avait rien d’assez saillant pour être cité comme un de ces types qui constituent une originalité rare ou factice. On disait d’elle, comme de tant de jeunes personnes à marier, qu’elle était douce, bonne, gracieuse, qualités banales qui, encore une fois, ne font pas de celle qui les possède une femme à part. Trop indolente pour être coquette, Odille n’était pas insensible à un compliment, mais ne le cherchait pas. On la voyait plus rarement que d’autres personnes de son âge, dans les promenades, à l’église, et dans les divers lieux publics ; mais l’amie médisante qui aurait voulu atténuer l’épithète de modeste que cette conduite attirait à mademoiselle Odille n’eût pas manqué de dire qu’elle était sous la tutelle d’une sœur très réservée, et qu’elle-même avait une certaine indolence assez commune à Arles, qui la retenait chez elle, parce que n’aimant pas à sortir sans un peu de toilette, quelle que fût son envie de se montrer et de plaire, elle cédait à la paresse de s’habiller. Sa douceur n’était aussi, disait-on, qu’une douceur de tempérament plutôt qu’une vertu : elle trouvait commode de n’avoir d’autre volonté que celle des autres. Mademoiselle de M—l, institutrice d’une rare finesse d’observation, et qui ne flattait pas ses élèves, lui avait dit en la rendant à sa famille : « Ma chère Odilie, vous n’aurez jamais le courage de vous faire méchante de vous-même, mais vous êtes née pour être toujours dominée ; choisissez donc bien celui ou celle qui vous dominera, car votre faiblesse pourrait vous rendre coupable de telle action que votre cœur et votre esprit vous dénonceraient également comme blâmable. » Ces caractères de femme n’effraient aucune espèce de mari. Un honnête homme se croit sûr de les maintenir dans la ligne droite ; un homme vicieux espère imposer aussi facilement silence à leur moralité qu’à sa propre conscience.

Les deux sœurs étaient rentrées chez elles lorsque le capitaine frappa à la porte. À l’air important, empressé et embarrassé à la fois de la servante qui l’introduisit dans le salon, il vit bien que sa visite, quoique attendue, faisait événement ; car il n’est rien d’indiscret comme l’air des servantes d’Arles ; elles s’identifient si bien à toutes les pensées de leurs maîtresses que leur accueil vous instruit d’avance de l’effet que vous produisez sur celles-ci. Madame Ventairon et sa sœur ne descendirent qu’après plus de dix minutes, qui laissèrent au visiteur tout le temps de préparer sa phrase d’introduction. Elle fut simple cependant, parce qu’il avait assez de bon goût pour savoir que, quelle que soit notre sensibilité, il faut éviter cette emphase qui ferait douter des sentiments les plus naturels. Les femmes aiment l’exagération, a dit le poëte du Don Juan anglais ; oui, sans doute, dans la galanterie, mais non dans la reconnaissance dont elles sont l’objet ; une amplification ambitieuse les touche bien moins qu’un remercîment délicat. La simplicité de l’expression a d’abord un accent plus persuasif, et puis elle laisse à la reconnaissance une sorte de dignité que l’homme ne doit jamais abdiquer devant l’autre sexe. Le capitaine Babandy eut le bonheur, non seulement de s’exprimer de manière à plaire, mais encore de provoquer des réponses dont les deux sœurs ne furent pas mécontentes elles-mêmes, ce qui les rendit d’autant plus contentes de lui ; aussi la conversation se prolongea pendant plus d’une heure sans languir ni tomber dans les lieux communs, et quand M. Babandy se leva pour prendre congé : J’espère que ces dames m’accorderont la permission de revenir les voir, dit-il.

— Volontiers, répondit mademoiselle Odille, qui, n’étant plus sur ses gardes, tant, peu à peu, le jeune officier l’avait mise à l’aise, oublia que, quoique cette demande s’adressât à elle autant qu’à sa sœur, c’était à celle-ci de répondre. Mais M. Babandy ne trouva pas qu’elle s’était trop pressée de parler, salua et partit.

À peine avait-il franchi le seuil de la porte que Madelon, la servante, venant rejoindre ses deux maîtresses, leur cria avec la liberté caractéristique d’une soubrette née sur les bords du Rhône : — Je vous dis que ce sera un mariage !

Ni madame Ventairon ni mademoiselle Odille ne surent que répliquer à cette assertion positive, et Madelon retourna triomphante à sa cuisine, laissant ces dames se regarder d’un air qui voulait dire que leur pensée secrète avait été surprise par Madelon.

La seconde visite du capitaine ne se fit pas attendre : il trouva mademoiselle Odille un peu plus réservée qu’il n’aurait pu le prévoir en se souvenant de la spontanéité du dernier mot qu’il avait entendu sortir de sa bouche deux jours auparavant. L’assertion de Madelon avait produit son effet ; mais cette réserve ne dura pas, et la seconde visite enhardit si bien M. Babandy, qu’à la troisième il crut devoir préparer une démarche qu’il méditait pour le lendemain, en amenant la conversation sur ses propres affaires, sur sa situation de fortune, sur ses plans d’avenir, sur son intention de quitter le service et de se fixer à Arles, etc., toutes choses qui furent écoutées avec beaucoup d’intérêt.

Le lendemain ce ne fut pas lui qui vint, mais la bonne madame Petit, qui, sollicitant un entretien particulier de madame Ventairon, lui dit comment elle s’était chargée d’une demande en mariage. Madame Ventairon ne fit pas de la dissimulation diplomatique, et avouant que depuis la veille elle avait prévu cette démarche sérieuse, elle pria madame Petit de l’aider de ses conseils. Madame Petit dit en souriant que, si son propre fils était en âge de se marier, elle serait jalouse pour lui du capitaine, ou que, si ce fils était une fille, elle serait jalouse d’Odille. Madame Ventairon fit monter celle-ci dans sa chambre, où se tenait cette sérieuse conférence, et l’invita à répondre elle-même. Odille réclama en rougissant le temps nécessaire pour réfléchir avant de dire oui ; mais ce oui, el si de las niñas, fut bientôt prononcé, et quand le capitaine revint chez madame Ventairon, ce fut à titre de futur agréé.

Un mois s’écoula avant que tout fut réglé définitivement, mois charmant qui n’a guère moins de douceurs pour les amants que celui que les Anglais ont les premiers appelé la lune de miel. Que de délicieuses parties eurent lieu en Crau et en Camargue, à cheval et en bateau ! Combien de fois Babandy s’écria que son grand-père avait bien raison ; qu’il n’y avait jamais eu d’autre Éden sur la terre que la plaine arlésienne ; que nulle part le ciel n’était plus pur, la nature plus belle, les fruits plus savoureux, les fleurs plus brillantes et plus parfumées, les oiseaux plus harmonieux ! Lecteur, si vous aviez aimé à Arles de votre premier amour, comme Babandy, vous ne souririez pas de son enthousiasme, seriez-vous né au milieu des merveilles de Paris ou sous le beau climat de Naples.

Enfin, le 22 juillet 1814, si j’ai bien retenu la date, la bénédiction nuptiale fut donnée au capitaine Maurice-Charles Babandy et à Odille Pons Gaillard dans l’église de Saint-Pierre, à Trinquetaille. J’étais un des témoins, et je me souviens que, malgré ce qu’avait dit madame Petit de l’âge de son fils, qui était le mien, je ne pus me défendre d’un peu de jalousie en voyant une Arlésienne si jolie devenir la femme d’un étranger, comme nous appelons à Arles les Parisiens, et je me promis de prendre un jour ma revanche.


CHAPITRE VII.


Esquisse à la plume. — Deux sœurs arlésiennes. — Contrastes.




She walks in beauty, like the night
Of cloudless climes and Starry skies ;
And all that’s best of dark and bright
Meet in her aspect and her eyes :
Thus mellow’d to that tender light
Which heaven to gaudy day denies, etc.

Hebrew melodies.


On pourrait remarquer ici, qu’écrivant à une époque où c’est presque une règle de faire des descriptions à la loupe et de compter un à un sur un visage d’héroïne le nombre des cils qui bordent ses yeux d’une frange soyeuse, on pourrait remarquer, dis-je, que l’auteur vient d’expédier bien lestement le portrait d’Odille, après s’être vanté de l’avoir non seulement connue, mais encore aimée. J’ajouterai donc, sans chercher à faire un portrait à la manière des romanciers du jour, qu’Odille appartenait à ce type gaulois, à ce type des déesses celtes, si tranché au milieu des autres types mauresque ou espagnol, grec ou romain, qui diversifient sans cesse la physionomie de la population arlésienne, et qu’on trouve rapprochés quelquefois, par un caprice de la nature, dans les membres d’une même famille. Elle était grande, bien faite, d’un port noble et gracieux : ses mains aux doigts effilés, ses pieds petits, tous les détails de sa personne étaient dignes des belles formes de ces statues antiques, sœurs de notre Diane ou de Vénus, qui sortent de temps en temps par fragments des travaux de nos fouilles. Mais ce qui avait surtout frappé le capitaine Babandy revenant d’Italie et s’attendant à ne trouver en Provence que les mêmes teints brunis par le même soleil, Odille était blonde avec des yeux bleus et avec le teint d’une blancheur ravissante, une blonde aux yeux vifs et doux, aux traits expressifs, aux couleurs vermeilles et sans fadeur.

Odille était blonde et sa sœur était brune, ce qui formait un contraste piquant lorsqu’on les voyait ensemble. Un poète indigène qui n’avait pas encore lu les Mélodies hébraïques de lord Byron, par l’excellente raison qu’elles n’étaient pas écrites en anglais, et encore moins traduites en arlésien, je veux dire par un Arlésien ; un poète indigène voulant célébrer les deux sœurs, avait comparé l’aînée au jour, et la cadette à la nuit ; la première à un jour de printemps, lorsque le soleil, tiède encore, n’éclaire, dans les campagnes, d’autres fleurs que celles de l’amandier ; la seconde à une de ces magnifiques nuits méridionales que des milliers d’étoiles parent d’une lumière si brillante et si douce à la fois[10].

Cette comparaison avait fait fortune, et je regrette de ne pas me souvenir des vers qui l’exprimaient. On disait encore des deux sœurs qu’elles n’étaient jamais plus belles que lorsqu’on les voyait à côté l’une de l’autre, comme si elles se prêtaient un relief réciproque ou une sorte de double reflet, sans qu’on pût dire celle qui gagnait davantage à cette douce alliance de leurs charmes ; car si madame Ventairon, au dire des connaisseurs, avait été plus belle alors qu’elle était à l’âge d’Odille, celle-ci était d’abord beaucoup plus jeune, et ensuite compensait bien ce qu’il y avait en elle de moins parfait par un sourire presque continuel.

Mais j’interromps cette esquisse à la plume, car je l’écris en présence de deux portraits si parlants, qu’ils m’avertissent que les auteurs doivent renoncer à lutter avec leurs frères les peintres.

Encore un dernier mot sur les yeux noirs de madame Ventairon et les yeux bleus d’Odille, sur le teint brun de l’une et le teint rose de l’autre. Ce contraste qu’offraient les deux sœurs se répète à l’infini dans notre ville et dans notre territoire ; il fait partie de son originalité, et explique peut-être les contradictions du caractère national[11].




CHAPITRE VIII.


Lettre qui prouve que tous les soldats de l’empire n’étaient pas des mangeurs d’enfants, quoique Napoléon ait été appelé quelquefois l’Ogre de Corse.




Je ne crois pas qu’on puisse citer le mariage du capitaine Babandy avec mademoiselle Odille comme une exception à ce que j’ai dit en terminant le chapitre de son mariage. On pouvait dire du capitaine qu’il était plus Arlésien que s’il fût né à Arles. La lune de miel ne fit qu’augmenter cet amour pour le pays natal de son aïeul, où tout lui souriait, où il voyait tout avec les yeux prévenus d’un amant pour sa maîtresse, et d’un nouveau marié pour celle qui a réalisé tous les rêves de son cœur. La lune de miel avait déjà fait place à un autre mois, que le charme durait encore ; on le verra du reste dans la lettre suivante qu’il écrivait à l’un de ses compagnons d’armes :

« Oui, mon cher Mazade, notre camarade Sergy est dans l’erreur ; je n’ai nullement eu l’idée de faire un acte politique en donnant ma démission : mon cœur n’est pas à l’île d’Elbe, il est tout entier ici. Sans doute, si la guerre eût continué, j’aurais volontiers conservé ma place dans les rangs de l’armée, sous le drapeau blanc comme sous le drapeau tricolore. J’ai vu avec douleur les princes nouveaux — ou anciens, comme tu voudras, — se faire un passeport des victoires de l’ennemi ; mais, complices malgré eux de notre défaite, ils sont de race chevaleresque et ils ne négligeront rien pour dédommager la France. Déjà n’est-ce pas quelque chose que cette liberté de la parole et de la presse qu’ils nous rendent en place de la gloire ? Qu’est-ce qui les empêchait de nous imposer l’ancien régime pur et simple, s’ils avaient la secrète intention de rester les très humbles serviteurs de la Sainte-Alliance ? Ainsi donc, mon cher Mazade, je ne suis pas un boudeur ; je n’ai fait de la paix que les Bourbons nous donnent que ce que j’eusse fait de celle que Napoléon nous eût donnée, si toutefois la paix eût jamais été possible sous son règne. J’aurais eu mauvaise grâce à le dire lorsque le canon grondait encore ; mais apprends ce que je pensais depuis long-temps : je m’étais trompé en embrassant la carrière militaire. J’avais cru en enfant que j’étais né pour être un héros. Je m’étais laissé enivrer du bruit du tambour, ou plutôt, dans mes rêves d’indépendance, je me figurais que l’état de guerrier était l’état le plus libre du monde. Je m’aperçus trop tard que c’était celui où il y a le moins de liberté. Quand, désabusé par ma triste expérience, je vis que j’avais naïvement confondu un capitaine de cavalerie au dix-huitième siècle avec un paladin du moyen âge, je me promis bien de ne pas mourir sous mes harnais brodés, si les boulets daignaient ne m’emporter qu’un membre. Voilà pourquoi j’ai saisi avec empressement la première occasion de suspendre mon épée au foyer domestique, persuadé, suivant la maxime du cardinal de Retz, que « chaque condition des hommes a sa réputation particulière, et que l’on doit estimer les petits par la modération, comme les grands par l’ambition et le courage. » Juge si j’ai ri quand j’ai appris par ta lettre que mon cousin maternel, Théodose d’Armentières, après avoir fait trois hommes sous l’empire pour éluder la conscription, les gardes d’honneur et la garde nationale mobile, s’était bravement enrôlé dans la maison rouge. Là, par exemple, mon cher Mazade, quelque respect que j’aie pour le souverain légitime, il y aurait pour moi plus que servitude ; ce serait la domesticité. Je n’envie donc pas à mon cousin son soudain héroïsme et son élégant uniforme. Pour toi, mon ami, je te plains : pauvre soldat de fortune, ayant au fond de ta sabredache ton bâton de maréchal, et condamné à rester lieutenant peut-être toute ta vie. Adieu l’avancement, surtout si ta mauvaise tête te fait mettre sous peu à la demi-solde, comme je le crains en voyant avec quelle amertume tu parles de la restauration. Tu m’as dit souvent que tu m’étais dévoué autant et plus qu’à l’Empereur lui-même : eh bien ! mon ami, n’hésite donc pas entre nous deux…… J’ai abdiqué comme lui ; c’est moi que tu feras bien de venir joindre. Je ne te dicterai pas le récit des grandes choses que nous avons faites ensemble, pour parler comme le grand capitaine ; mais si tu as le moindre goût pour la charrue de Cincinnatus, je t’associerai à mes grands projets d’agriculture. Je veux me faire fermier : c’est ici une terre neuve à la culture ; il y a des marais à dessécher, des arbres à planter. J’aurais déjà même acheté un domaine si je n’espérais décider le propriétaire d’une terre que possédait jadis mon bisaïeul à me la rétrocéder, moyennant tout le bénéfice qu’il voudra. Cette terre s’appelle la Bellugue en langue arlésienne. La Bellugue est située dans une île et n’a pas moins d’une lieue de tour ; c’est une terre propre à faire une principauté aussi vaste que celle de Sancho à Barataria. Si un gouvernement t’allait mieux qu’une ferme, la féodalité que la vie patriarcale, tu gouvernerais là en mon nom ; je serais le seigneur de la Bellugue ; quel joli titre ! Mon cousin en serait jaloux, lui qui est si heureux que je n’aie pas préféré le nom de d’Armentières avec l’apostrophe, à celui de Babandy, si bourgeois sans la particule. Attends-toi donc à recevoir bientôt l’ordre de vendre mes inscriptions sur le grand-livre, si le propriétaire actuel de la Bellugue consent à s’en défaire. En attendant, ne t’inquiète pas des mille francs que tu me dois, regarde-les comme un à-compte sur tes appointements de futur gouverneur, à moins que, fidèle à Mars, tu ne préfères me les devoir jusqu’à ce que tu puisses me les payer sur tes appointements de général. Je sais bien que tu vas me répondre que tu es trop mauvais sujet pour mériter tant de confiance de la part du mari d’une jolie femme ; je sais par cœur toutes tes plaisanteries de hussard, Mazade, épargne-les-moi. Tu sais que je n’ai nullement peur de tes moyens de séduction : tu ne séduis que les superbes, mon grand vainqueur, et tu dédaignes les ingénues ; or, mon Odille en est encore une. Quelle douceur, mon ami ! J’essaie même quelquefois de la taquiner un peu pour lui donner des velléités d’impatience, à peu près comme tu faisais à la tourterelle de la signora Damilati, qui te mordit un jour jusqu’au sang ; mais non, impossible : mon Odille a moins de fiel que la tourterelle, elle ne sait ni mordre ni jouer des griffes. À côté d’elle, il y a aussi une dame qui t’imposerait le respect : c’est sa sœur, madame Ventairon ; celle-là a du caractère, et je l’appelle en riant mon colonel, tant elle a pris de l’empire sur moi par son bon sens, son esprit et ses vertus. C’est elle qui a élevé Odille dont elle est l’aînée de près de quinze ans ; elle a un fils, petit garçon de cinq ans, qui me crie : mon oncle ! du plus loin qu’il me voit, et que j’aime à faire danser sur mes genoux, pour m’exercer à y bercer bientôt son futur petit cousin ou sa petite cousine, peu m’importe. Mon cher Mazade, tu ne saurais croire comme tous ces doux noms de mari, de frère, d’oncle et de père m’ont rajeuni ; comme toutes les habitudes de la famille sont entrées facilement dans mes sentiments et ma philosophie, combien celles de la vie militaire s’en éloignent chaque jour davantage ! Moi qui, orphelin de bonne heure, n’ai jamais reçu les caresses d’une mère, je me croyais l’homme le plus froid du monde ; eh bien ! je suis devenu la sensibilité même ; les larmes me gonflent les yeux à la moindre contrariété qu’éprouve ma femme. Me voilà tout-à-fait efféminé ; je disais tout à l’heure que la Camargue était mon île d’Elbe ; mais c’est plutôt ma ville de Capoue, quoique je ne ressemble guère plus à Annibal qu’à Napoléon. Allons, mon ami, décide-toi à couper ta moustache qui ferait peur à mon petit neveu, et viens achever la réconciliation de Berchigny avec les dames d’Arles. On commence à ne plus tant danser la farandole ; on crie un peu moins haut Vive le roi ! Tu voudras bien cependant modérer ton admiration pour le grand homme, qu’il n’est pas temps encore de replacer ici sur son piédestal. Quoique anciennes royalistes et bonnes chrétiennes, ma femme et sa sœur sont très tolérantes en politique et en religion ; mais tu voudras bien aussi, je t’en préviens, être un peu plus avare de tes jurons de païen ou de hussard, et ne pas te servir de certains termes peu polis en parlant du clergé : nous avons une sainte dans la maison. C’est une vieille religieuse, tante de ces dames, qui, ayant été mise hors du couvent pendant la révolution, est depuis lors restée cloîtrée chez ses nièces, ne sortant que pour aller à la messe et passant toute la journée en prières. Je ne te prends pas en traître, comme tu le vois. Je te permettrai quelques protestations à parte ; je ne prétendrai pas te forcer à te trouver ici aussi heureux que ton capitaine, jusqu’à ce que ta bonne étoile t’y fasse rencontrer une seconde Odille ; mais je t’assure que l’amitié t’attend avec toutes ses consolations. Tâche d’arriver avant une ferrade annoncée pour le mois prochain, spectacle curieux qui, m’a-t-on dit, est bien autre chose que la course des taureaux.

« Adieu, mon ami ; mille choses aux camarades, s’ils me jugent encore digne d’avoir été hussard.

» Ton dévoué,            Maurice Babandy. »

» P. S. — Parmi les expériences que nous aurons à faire dans notre ferme-modèle si tu viens t’associer à moi, nous n’oublierons pas en anciens hussards l’éducation des chevaux un peu négligée ici, par les fermiers, qui se contentent d’avoir ce qu’ils appellent des manades, c’est-à-dire des troupeaux de chevaux presque sauvages qu’on renvoie sans licou dans les roseaux quand on leur a fait fouler le blé. Le cheval arlésien est un animal dégradé qui mérite d’être rétabli dans sa noblesse primitive. Son origine n’est pas douteuse : j’en appelle à notre camarade polonais, le comte Wenceslas. En 788, deux cent mille Sarrasins envahirent tout le midi de la France et étendirent leur domination presque sur les bords du Rhône. Si des traces monumentales de leur séjour n’existaient pas à Arles, si une colline située non loin de cette cité n’avait pas conservé le nom de Mont Cordouan ou montagne de Cordes, en souvenir des camps des Maures de Cordoue, la race entière des chevaux de ce pays témoignerait assez de ce fait historique. Les chevaux trouvèrent dans le canton d’Arles une île qui, par sa configuration et par la nature des alluvions du Rhône, a été souvent comparée au Delta du Nil. Ce fut pour eux le sol comparativement le moins favorable, et c’est là que leur race abandonnée parmi les joncs et les roseaux a dégénéré facilement. Mais le cheval de Camargue a encore aujourd’hui la tête presque carrée du cheval arabe, son chanfrein creux plutôt que busqué, son encolure de cerf, sa sobriété, son fonds d’haleine excellent, son infatigable persévérance dans un long voyage. L’éducation peut lui rendre tout ce qu’il a perdu en Camargue, comme dans la vaste plaine de Crau sur la rive gauche du Rhône, où ses aïeux trouvèrent une autre Arabie par la nature du sol et des herbages.

» Il y a déjà ici un haras, où, pour achever de te décider, je te dirai qu’il vient d’arriver entre autres étalons l’élégant coursier arabe que Napoléon avait ramené d’Égypte. Mon cher Mazade, viens saluer le vieux compagnon de ton héros avec la dévotion d’un musulman pour la fameuse jument Borak, qui avait eu l’honneur de porter Mahomet sur sa selle.

» Mon Hector se porte bien et trouve l’avoine d’Arles excellente. »




CHAPITRE IX,


Où l’on voit que les partis ne tiennent pas compte de la modération et de la philosophie.




J’ai transcrit la précédente lettre comme j’en transcrirai d’autres, parce que rien ne fait mieux connaître un homme que ces communications confidentielles qui ne furent pas écrites pour préparer la justification de sa vie. Or, je le demande, est-ce ainsi que se serait exprimé notre ex-capitaine de hussards s’il n’avait été dans cette complète indifférence politique qui est la seule impartialité permise à notre faible nature ? Eh bien, déjà à cette date, que disait-on de lui, à Arles comme à Paris ? que ce n’était pas un homme bien pensant ; qu’il n’avait donné sa démission que pour ne pas prêter serment à Louis XVIII. Il faisait semblant de se rattacher à la charte, comme si un ex-militaire pouvait être constitutionnel ; d’ailleurs constitutionnel et buonapartiste n’était-ce pas la même chose ? C’était un baptême bien commode pour toutes les opinions dangereuses que cet amour de la charte.

Sans vouloir réveiller indiscrètement tous les souvenirs pénibles de 1814, il faut bien rappeler ici que quelques mois après la restauration, à Arles comme en d’autres villes du Midi et peut-être du Nord, quelques royalistes peu touchés de l’empressement presque unanime avec lequel la cocarde blanche avait été mise à tous les chapeaux, fondèrent une véritable secte de royalistes purs, qui, procédant par la méthode d’exclusion, rejetaient de leurs rangs tous ceux qui n’étaient pas à la hauteur de leur politique, ou que leurs antécédents signalaient comme les irréconciliables ennemis du nouvel ordre de choses.

Louis XVIII lui-même finit par être exclu du petit nombre des élus de ce paradis légitimiste, où sa majesté très chrétienne fut traitée de jacobin en bonnet blanc : aux yeux de nos exclusifs, pour être des leurs, il fallait savoir non seulement aimer le roi, mais encore détester la charte ; il ne suffisait pas d’être royaliste, il fallait l’avoir toujours été, ou afficher un éclatant repentir pour avoir servi la révolution et l’empire.

Êtiez-vous trop jeune pour avoir vu la république et accepté quelque faveur ou emploi sous le tyran, on pouvait exiger de vous que votre père et votre grand-père fussent aussi purs que vous de cette double tache originelle, à moins que vous ne portassiez un nom à particule ; car la noblesse réclamait encore au nombre de ses priviléges celui d’avoir obéi à tous les gouvernements sans cesser d’être dévouée à celui des Bourbons : d’éclatants repentirs, de scandaleuses apostasies ne vous faisaient pas toujours admettre dans les rangs de cette sainte milice, où les femmes criaient plus haut que les hommes quand il s’agissait de repousser un royaliste suspect ou un fils de républicain de quelque fête privilégiée et même de la farandoule des places publiques. Il y avait sans doute dans cette secte des zélateurs de bonne foi ; mais à ceux-ci se mêlèrent bientôt des intrigants qui comprirent tout l’avantage qu’il y avait pour eux à entrer dans un parti tendant à s’emparer du gouvernement et de l’administration. La dynastie restaurée avait respecté d’abord toutes les positions particulières, les pensions, les grades, les places, etc. ; elle prouvait par là qu’elle n’avait rencontré aucune opposition. Rien n’était changé en France, il n’y avait que quelques Français de plus. Les ultras malheureusement ne tardèrent pas à se récrier contre ce système libéral ; non que tous voulussent les places pour eux, mais ils les réclamèrent pour les leurs ; de là les médisances politiques, et puis les dénonciations plus sérieuses.

Notre capitaine de hussards fut des premiers signalé par nos ultras comme un ennemi de la cause royaliste. Par cela même qu’il avait renoncé à toute ambition et s’était dépouillé de toute arrière-pensée sur les événements, il avait parlé peut-être avec un peu trop de franchise à quelques uns de ces chevaliers de la fidélité. Les meilleurs cœurs laissent échapper quelquefois sous une forme plus ou moins malicieuse l’effet que produit sur eux un ridicule ; la bonhomie elle-même a sa pointe d’ironie comme l’abeille son aiguillon, et notre capitaine si doux, si courtois, si facile à vivre, avait le défaut de ne pas se refuser une épigramme plus ou moins déguisée. S’il n’attaquait pas, il ne se faisait pas faute d’une riposte. Ce genre d’esprit, très bien venu à Arles, n’est pas précisément du goût de celui qui n’a pas les rieurs de son côté. Un de nos gentilshommes qui, ayant été enseigne de vaisseau en 1792, avait, pour prix de ses bons sentiments, à défaut de service actif réclamé et obtenu, en 1814 le titre de capitaine de frégate, la croix de Saint-Louis, la croix d’honneur et une pension de dix-huit cents francs, quoique affligé d’ailleurs d’un patrimoine de quarante à cinquante mille livres de rente ; ce grand marin, parlant un jour à M. Babandy, l’appelait lieutenant, soit parce qu’il ignorait son grade, soit parce qu’il affectait de l’ignorer pour mieux montrer sa familiarité envers un si jeune officier. Mais M. Babandy est capitaine, lui fit observer quelqu’un. — Bah ! bah ! dit M. Babandy en souriant ; capitaine ou lieutenant, qu’importe ? au bout de vingt ans de démission je n’en serai pas moins général de division par droit d’ancienneté. À compter de cette réponse, le capitaine de frégate dit partout que le capitaine de hussards était un de ces hommes que les bienfaits de la restauration ne pourraient jamais rallier.

Un autre chevalier pacifique, qui avait conquis de même des épaulettes de colonel, et tout fier de la croix d’honneur qui lui était arrivée tout récemment, affectait de s’étonner que le capitaine ne fût pas décoré. Patience, répondit le capitaine, si je n’ai pu l’avoir après avoir fait cent campagnes, je serai plus heureux dans quelques années, quand je ferai valoir mes services en temps de paix. — Le chevalier pacifique dit partout que l’officier de Napoléon n’était resté à Arles que pour être plus près de l’île d’Elbe.

Si, peu à peu, les royalistes purs qui connaissaient M. Babandy le saluèrent un peu plus froidement, d’un autre côté, les exclus et les mécontents lui levèrent le chapeau avec un respect plus marqué ; puis il se montra plus froid avec ceux qui le traitèrent plus froidement, et plus affectueux avec ceux qui redoublaient de politesse à son égard, mais sans trop chercher à savoir qui étaient les uns et qui étaient les autres, parlant peu politique, et plus occupé de sa nouvelle famille que des affaires d’État. Aussi fut-il surpris comme bien d’autres lorsque la nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Juan retentit dans toute l’Europe comme le signal d’une audacieuse folie selon les uns, et d’une vaste conspiration buonapartiste pour les autres. Il s’en émut sans doute, mais ne prit aucune part au mouvement général : madame Babandy était sur le point d’accoucher, et ce fut le jour où l’on apprit à Arles l’entrée de l’Empereur à Paris qu’elle mit au monde une fille. Quand, tout fier et tout heureux de sa paternité, le capitaine Babandy alla en personne faire sa déclaration à la mairie, il aperçut un nouvel étendard au bout de la pique de l’Homme de Bronze. On lui trouva un air radieux lorsqu’il redescendit les degrés de l’Hôtel-de-Ville pour s’arrêter un moment chez M. Petit ; mais un royaliste qui le rencontra s’en souvint quelques mois après, pour assurer que c’était le capitaine qui, à la tête des marins de la Roquette, avait arboré le drapeau tricolore.




CHAPITRE X.


Lettres de deux amis. — Le capitaine donne des armes contre lui.




Quinze jours s’étaient à peine écoulés que M. Babandy reçut, par le même courrier, deux lettres de Paris : la première portait le timbre du ministre de la guerre, qui lui annonçait qu’il était replacé sur les contrôles de l’armée avec son grade ; la seconde était de M. Mazade, cet ami que notre capitaine avait invité à venir le joindre.

« Mon cher Maurice, lui écrivait M. Mazade, tu me pardonneras, j’espère, d’avoir tant tardé à t’aller trouver ; maintenant c’est moi qui t’attends. Je t’annonce que le général *** m’a choisi pour son second aide-de-camp, et comme il lui en fallait un premier, je t’ai désigné : le général t’accepte avec joie. Allons, en route, ami, le chemin de la gloire et de l’avancement nous est r’ouvert. Avais-tu pu croire que l’astre de Napoléon s’éclipserait sans retour comme une pauvre étoile qui file ? Le voilà plus brillant que jamais à l’horizon. Après la campagne (car le père La Violette veut la paix selon le proverbe classique : la paix en préparant par la guerre) ; après la campagne, tu es sûr d’avoir les graines d’épinards sur l’épaule, et moi de devenir capitaine. Tu sais que lorsque, ayant assez de la drogue, je me faisais faire les cartes au régiment, le roi de carreau ne manquait jamais de me promettre les galons de général, et qu’une vieille sorcière d’Italie m’a prédit que je ne mourrai qu’après avoir obtenu ce grade. Napoléon est revenu exprès pour moi de l’île d’Elbe. Juge de la satisfaction avec laquelle j’ai salué son aigle volant de clocher en clocher jusque sur les tours de Notre-Dame. As-tu remarqué comme il entend toujours supérieurement la blague des proclamations, ce mauvais écolier que les journaux des Bourbons accusent de ne pas savoir l’orthographe. Louis XVIII est peut-être plus fort en thèmes, en effet ; mais Louis XVIII ne blague pas mieux en latin que l’autre en français. Plaisanterie à part, ne te fais pas attendre à Paris comme je me suis fait attendre à Arles. Le général est prévenu par moi de ton exactitude, de ton zèle, de ton dévouement : tu es trop mon ami pour me faire mentir. Je te donne deux jours pour embrasser ta femme et ta petite hussarde, que j’aime autant que Marie-Louise et le roi de Rome ; mais ensuite, pas accéléré, en avant, marche et arrive.

» Adieu, mon roi, je suis toujours

» Ton mauvais sujet,      Mazade.

» P. S. Ton cousin d’Armentières est rentré dans le civil. »

M. Babandy hésita un moment ; mais quoi qu’il lui en coûtât, il comprit qu’il ne pouvait se dispenser de partir. Il répondit donc à son ami Mazade :

« Mon cher Mazade,

» Si je refusais de reprendre du service, je t’écrirais une belle litanie de prétextes et de mauvaises raisons ; comme je pars, tu me permettras bien de t’exhaler toute ma mauvaise humeur de mari et de père. Je ne suis pas un Spartiate, moi, et j’avais fait mon deuil de la gloire. Je ne suis donc pas aussi enthousiasmé que le séide Mazade de la réapparition du grand Empereur, ce météore glorieux et fatal, qui à tes yeux surpasse le soleil, et que tu aurais pu, en effet, comparer à Alcide, en le voyant se lever encore une fois radieux sur la France du fond de sa couche humide de la mer Méditerranée. Je n’ai conservé pour Napoléon, tu le vois, qu’une admiration toute poétique. Dans mon égoïsme, je ne faisais qu’un souhait pour ton Empereur, celui de lui voir rendre sa femme et son fils, afin qu’après avoir savouré ces plaisirs de la vie domestique qu’il ignore encore, l’exil lui fût plus doux que le mouvement et le bruit de la guerre ; et voilà que son ambition vient m’arracher moi-même au seul bonheur que je croyais pouvoir loyalement désirer pour l’Empereur qui a abdiqué comme pour l’obscur capitaine démissionnaire. Mazade, je ne lui pardonnerai pas, si je ne te vois un jour avec ces galons de général qui t’empêchent de dormir depuis qu’une sorcière t’a prédit ce haut degré de fortune, auquel tu sacrifierais joyeusement amis, parents, patrie. Je ne m’explique pas comment ton égoïsme héroïque triomphe de mon égoïsme bourgeois. Est-ce que c’est sérieusement que tu ne crois pas un mot de mes vertus pacifiques ? Je parie que tu t’attends à être remercié de l’excellente place que tu me procures auprès du général ***, et des excellents renseignements que tu lui as donnés sur ton camarade de livrée ? Vil esclave ! quand tu auras épuisé tous les grades militaires, je te verrai dans les antichambres, te pavanant sous le costume de chambellan… Je ne comprends rien à cette rage de grandeur. Avant de remettre le sabre au côté, j’ai cherché bien des faux-fuyants pour refuser ; remercie la stérilité de mon invention, si je me décide à quitter le nid solitaire que je me suis fait ici, au bord du Rhône. Il n’y a pas huit jours, je lisais à mon Odille la fable des Deux Pigeons, et je l’ai fait pleurer, tant il y avait de larmes dans ma voix. Je te battrais, tiens, de te voir si heureux de la guerre, buveur de sang que tu es !

» Enfin il le faut : je ne déserterai pas le drapeau de mes camarades ; je ne resterai pas les bras croisés quand l’ennemi vient sur nos frontières nous menacer d’une autre invasion. Maudit Mazade ! c’est moi qui trouve encore les motifs de patriotisme et d’honneur qui te donnent raison.

» Je pars donc ; passe chez M. Gibert, et prie-le de suspendre toute vente de mes rentes. Je suspends moi-même l’achat que j’allais faire ici d’une île tout entière, à défaut de la Bellugue, d’une île plantée de saules, et que je sacrifie à ton Empereur en lui disant, comme le poëte Boubin d’Arles à Louis XIV :


Laisse-moi dans mon île, il n’y croît que des saules ;
    Et tu n’aimes que les lauriers. »


» Adieu, séide de l’ogre de Corse ! j’espère que tes épaulettes à grosses cloches ne me coûteront ni un bras, ni une jambe, ni un œil. Je n’ai fait qu’une fille qui sera jolie, ma foi, et je veux revenir en état de faire un garçon qui ait tous ses membres, comme son père. Je pars sous trois jours ; annonce-le au général ***. Je remercie mon cousin d’être resté à Paris ; j’avais peur qu’il ne lui prît envie de jouer à l’émigré et de me tirer un coup de fusil de la frontière.

» Ton ami,    Maurice Babandy. »




CHAPITRE XI.


Retour de Waterloo.




Maurice se fit violence pour ne pas mêler ses pleurs à ceux de sa femme, lorsqu’il la quitta : elle gardait encore la chambre des suites de ses couches. Tout son stoïcisme était épuisé au pied de l’escalier où madame Ventairon l’accompagna avec sa fille dans les bras ; il n’eut pas la force de prononcer le nom d’adieu, et le dernier baiser qu’il déposa sur le front de la petite Isabelle couvrit l’enfant de larmes.

L’histoire de Maurice Babandy n’étant pas celle de la France, je ne raconterai ni la seconde invasion de 1815, ni la bataille de Waterloo, où il assista et reçut une des dernières croix d’honneur que Napoléon jeta à ses braves pendant toute cette campagne mémorable ; plus il était triste, plus il croyait devoir prouver à Mazade qu’il ne boudait pas le danger en boudant la gloire. Les deux amis restèrent auprès du général *** tout le temps que celui-ci conserva ses fonctions ; mais elles cessèrent avant le licenciement de l’armée de la Loire, et alors ses aides-de-camp furent remerciés.

— Mon pauvre Maurice, dit Mazade en reprenant avec Babandy la route de Paris, me voilà encore ton débiteur sans trop savoir maintenant combien de temps il va s’écouler avant que je puisse être général…

— Quoi ! tu n’y renonces pas ?….

— Non certes, tant que Napoléon vivra : il est revenu une fois, il peut revenir une seconde.

— En l’attendant, veux-tu venir avec moi en Provence ?

— Non, non ; je ne suis pas sûr que tu y restes aussi volontiers désormais.

— Pourquoi ?

— Parce que avant tout c’est le repos et l’obscurité que tu cherches ; lis les journaux et dis-moi si l’air du midi convient à la santé d’un échappé de Waterloo. Va chercher ta femme et ta fille ; reviens à Paris : il n’y a que là que nous pourrons nous perdre dans la foule, en attendant que l’aigle reprenne son vol.

Babandy réfléchit, et, sans en convenir encore, il pensa que Mazade pourrait bien avoir raison. En entrant dans Paris, une des premières personnes qu’ils rencontrèrent fut M. d’Armentières ; Babandy allait naturellement tendre la main à son cousin. Celui-ci, au lieu de s’arrêter, passa outre en doublant le pas, comme quelqu’un qui avait peur de se compromettre en avouant sa parenté avec un officier des cent jours.

— Eh bien ! dit Babandy à Mazade, tu vois que nous sommes les bienvenus à Paris !…

— Ton cousin est un drôle, reprit Mazade ; mais vous ne vous êtes jamais beaucoup aimés ; après tout, il ne fait que nous éviter. Tu verras si tes cousins royalistes du midi se contentent de te saluer froidement.

Babandy ne resta à Paris que le temps indispensable pour y régler quelques affaires ; sans accepter tous les sinistres augures de Mazade, il prépara son départ pour Arles, préoccupé, soucieux, indécis et admettant qu’il pourrait bien être forcé d’élire un autre domicile.

La veille du jour où il se mit en route, Mazade offrit de l’accompagner en lui rappelant que ce voyage ne serait pas sans ennui et même sans danger : — Maurice, lui disait-il, je suis à ta solde ; laisse-moi te faire escorte ; ce n’est plus simplement à coups de cailloux qu’on reçoit là-bas ceux qui ont servi l’usurpateur. C’est moi qui t’ai entraîné à Waterloo, je ne me pardonnerais jamais s’il t’arrivait quelque mésaventure et que je ne fusse pas là pour en avoir ma part.

Il insista tellement que Babandy consentit à son offre, et ils firent le voyage ensemble. En arrivant à Avignon, le 6 août, ils trouvèrent que la messagerie d’Arles ne partait que le surlendemain. Ils louèrent deux chevaux et prirent le chemin de Tarascon. Ils firent à Tarascon une halte de deux heures et continuèrent leur route le long du Rhône. Un peu au-dessus du Mas-des-Tours, là où le fleuve a creusé dans les terres une espèce de baie semi-circulaire, les deux voyageurs virent un cadavre accroché aux oseraies de la rive ; ils s’approchèrent : le corps était livide, et tout annonçait qu’il y avait déjà plusieurs jours qu’il flottait sur le Rhône ; ils crurent devoir se détourner pour avertir le fermier de la propriété voisine. Cet homme leur avoua qu’il n’avait pas osé encore accorder quelques pieds de terre dans un coin écarté à cette victime de la fureur avignonnaise.

— Vous ignorez peut-être, ajouta-t-il, que c’est le cadavre de Brune !

Mazade et Babandy pâlirent en se regardant ; mais ils ne s’éloignèrent qu’après s’être assurés que la sépulture serait donnée enfin, cette nuit même, au malheureux maréchal.

En entrant dans Arles, ils entendirent un joyeux bruit de fanfares qui sonnaient la retraite. Leurs regards se ranimèrent à cette musique militaire qui leur rappelait Berchigny… mais à peine avaient-ils traversé quelques rues qu’ils rencontrèrent les hussards hongrois du comte de Nugent. Mazade sourit avec amertume ; son ami retomba dans le sombre silence qu’il avait gardé depuis le Mas-des-Tours.

Ils franchirent le pont : au bout de quelques minutes Maurice Babandy embrassait sa femme et sa sœur ; il pressa sur son cœur sa fille, et oublia un moment le cadavre proscrit et les hussards étrangers. Quand il eut présenté Mazade à madame Babandy et à madame Ventairon :

— Eh bien, lui dit-il, avais-je tort d’en vouloir à l’Empereur ?

— J’en conviens, reprit Mazade, et pour une femme aussi jolie, je renoncerais presque à devenir général.

On soupa : pendant le repas, Babandy demandait des nouvelles de tous ceux qui l’intéressaient de plus près à Arles.

Quelques réponses l’affligèrent, car, dans le nombre étaient quelques amis qui, accusés de bonapartisme, avaient été forcés de se cacher dans la ville ou de s’exiler dans les départements voisins. Les royalistes s’étaient persuadés que si le parti contraire les avait ménagés pendant les cent jours, ce n’était que parce que ce parti doutait que la fortune fût fidèle à l’Empereur. En conséquence ils se vengeaient non seulement de ce qu’ils avaient réellement souffert, mais des mauvaises pensées qu’ils supposaient à leurs ennemis. Enfin Babandy voulut savoir comment se portait Hector ; c’était le nom de son cheval de régiment dont, à son grand regret, il n’avait pu se servir dans cette dernière campagne.

— Hélas ! dit madame Ventairon, le pauvre Hector ! il nous a été enlevé par le Borgne.

— Enlevé par le Borgne ! et quel est ce Borgne ?

Madame Ventairon et Odille lui racontèrent alors comment le colonel Magnier aimait lui-même à se donner ce surnom. Le colonel Magnier était un ancien soldat de la république, devenu tout-à-coup un ardent royaliste, et que le comité de Marseille avait envoyé pour gouverner militairement le 3e arrondissement des Bouches-du-Rhône. La réaction n’aurait pu trouver un chevalier plus digne de la représenter. Avec un œil de moins, une jambe boiteuse et je ne sais combien d’autres cicatrices de Mars et de Vénus, le colonel Magnier avait une brutalité de langage et de procédés qui n’aurait pas mal été à un chef de bandits. Autour de son drapeau s’était ralliée une soldatesque bourgeoise, composée des véritables enfants perdus de la bonne cause, et qui comprenaient à merveille sa justice expéditive.

— Mes camarades ! disait-il souvent à ces janissaires de la légitimité, les jacobins et les bonapartistes sont les ennemis nés du roi et des royalistes ; pendez-les de peur qu’ils ne vous pendent. Dites à ceux qui se plaindront que c’est le Borgne qui vous commande, ils ne vous demanderont pas leur reste. J’ai encore un de mes yeux pour les voir, un de mes talons pour les écraser.

C’est une grande preuve du bon caractère des Arlésiens, qu’ils n’aient pas, avec un pareil matamore à leur tête, imité les crimes d’Avignon, de Nismes et de Tarascon. Le Borgne résidait, il est vrai, plus volontiers dans cette dernière ville qu’à Arles ; mais son voisinage était déjà un fatal encouragement à tous les désordres de la guerre civile. La terreur dont il frappa les partisans de Napoléon eut ce bon effet, qu’en les forçant de fuir, il les sauva des fureurs qu’il attisait. Mais il sut en atteindre plusieurs par ses exactions ; car il levait des contributions de guerre en argent ou en nature : ici tirant un mandat payable à vue, là faisant enlever le blé, la farine, les chevaux, les mules. Tant qu’il ne s’adressa qu’aux propriétaires riches de l’opinion vaincue, on trouva la chose assez plaisante, comme, par exemple, lorsqu’il exigeait je ne sais quelle somme et quelles denrées de l’agent du général Miollis, en lui disant que son maître savait mieux que personne que la guerre nourrit la guerre ; mais le colonel Magnier ayant épuisé les ressources des jacobins et des bonapartistes prononcés, inventa une classe nouvelle de contribuables qu’il appelait les égoïstes ; comprenant dans cette dénomination d’honnêtes mais tièdes royalistes qui furent forcés à leur tour de remonter la cavalerie du redoutable Borgne, ou de lui fournir au moins la solde et le fourrage. Tel était l’homme qui avait, sur une gracieuse dénonciation, envoyé chercher Hector dans son écurie, et l’avait jugé digne de porter son corps mutilé.

Notre ex-capitaine de hussards, en apprenant le sort de son cheval, ne put contenir une expression de colère qui fit trembler sa femme et sa sœur, qui craignirent qu’il n’allât lui-même demander au Borgne une dangereuse explication ; aussi, pour l’en détourner, exagérèrent-elles peut-être encore la terreur qui régnait dans l’arrondissement.

— Délicieux pays ! s’écria Mazade, où un bandit mettrait tout à feu et à sang, n’était la présence d’un régiment étranger. Mais rassurez-vous, mesdames, c’est moi qui irai réclamer Hector, car cette réclamation est en effet, comme vous le dites, un acte de mauvaise tête, et il est convenu depuis long-temps, entre le capitaine et moi, que j’aurai dans notre amitié le monopole des extravagances.

À son tour, Babandy se vit obligé d’adresser à Mazade de sages représentations pour lui prouver qu’il n’avait droit tout au plus qu’à être son second si la querelle se terminait par une explication militaire ; à cette supposition, l’inquiétude des dames redoubla, et les deux amis furent obligés de promettre aux larmes d’Odille qu’on dissimulerait sur l’enlèvement d’Hector.

Le lendemain toute la famille se rendit en Camargue ; et à peine si, pendant le mois qui suivit, on avait rencontré deux fois Babandy dans les rues de la ville, lorsqu’on apprit qu’il quittait Arles avec sa femme et sa fille.




CHAPITRE XII.


Correspondance d’une provinciale tombée des nues à Paris.




Mazade avait pris les devants pour louer un appartement provisoire à M. et madame Babandy qui firent la route en poste, dans une bonne calèche à peu près neuve, qu’une actrice courant la province avait laissée en vente chez M. Moulin, l’honnête et complaisant aubergiste du Palais-Royal d’Avignon.

Odille ressemblait à ces oiseaux qui, dans leur essor le plus élevé, ne perdent jamais de vue le buisson où fut leur nid. À peine si sa pensée avait franchi l’horizon du territoire d’Arles, lorsqu’elle se trouva tout-à-coup transportée au milieu de Paris.

Ce départ presque improvisé, ce voyage rapide, tout lui paraissait un songe ; elle resta quelque temps comme étourdie, atteinte de vertiges, et surtout sous le poids de cette tristesse indéfinissable qui étonne ceux-là même que le plaisir seul appelle dans la capitale. Mais une habitude en détruit une autre chez les personnes de son caractère, et à peine quelques mois s’étaient-ils écoulés, qu’elle commençait déjà à comprendre pourquoi une femme qui est belle et n’est pas sans fortune s’acclimate si bien à Paris. Faire suivre au lecteur ces sensations une à une me serait facile, car j’ai sous les yeux le recueil des lettres qu’Odille écrivait à sa sœur presque tous les huit jours ; mais toute cette correspondance égale en volume celle de Clarisse Harlowe, et quand bien même elle l’égalerait aussi en intérêt, il faudrait se défier de la patience d’un public qui n’est pas celui de Richardson. Je n’y puiserai donc que sobrement, par extraits, et uniquement pour préparer le récit des événements de cette histoire dont la seconde partie exigerait de trop longues digressions sans une introduction préliminaire.


lettres d’odille : premier extrait.


« Ma chère sœur, me voici un peu moins neuve et étrangère à Paris, un peu moins étonnée de tout ce que je vois, un peu moins assourdie de tout ce que j’entends. Tous les bruits dont se compose la grande voix de Paris m’avaient d’abord donné une idée de la confusion des langues de Babel. Je commence à être à peu près tout juste sûre, sans les comprendre encore, qu’ils parlent français tous ces gens qui, depuis le matin jusque bien avant dans la soirée, ne cessent de venir crier sous nos fenêtres et même dans notre cour, sans se répondre ni s’interrompre, chacun occupé de son affaire exclusive et sachant se faire distinguer par l’intonation particulière de sa voix, ou dominant à son tour les clameurs de ses concurrents.

» Maurice prétend que je marche déjà avec une certaine adresse sur ce pavé plus doux au pied que les petits cailloux mal joints de nos rues, mais où, pendant quelques jours, je ne croyais pas qu’il fût possible à un pied de femme de se poser sans glisser ou s’enfoncer. Je ne suis plus très inquiète de ma personne dans les foules, où il me semblait toujours qu’on pouvait m’arracher du bras de mon mari en me coudoyant, et me faire disparaître tout-à-coup de sa vue, comme un flot perdu dans le flux et le reflux continuel de cette mer humaine. Enfin, je sais garder un maintien au milieu des réunions publiques, où j’étais tout-à-coup confuse de me voir regarder sous le nez par le premier impertinent qui passait, si c’était dans une promenade, ou d’avoir braquées sur moi vingt lorgnettes dans une salle de concert ou de spectacle. Je sais m’isoler dans toute la liberté de mon indifférence, à force de m’être fait répéter par mon mari que personne ne nous connaît ou ne fait long-temps attention à nous ; je finirai par promener, moi aussi, mes yeux curieux sur tout ce monde qui me semblait n’être occupé que de moi.

» Mais, ma chère sœur, ce qui m’a rendue à demi Parisienne, c’est une couturière qui m’a transformée des pieds à la tête et m’a mise tellement à mon aise dans toutes mes robes, que je ne fais aucune différence entre les neuves et celles qui ont déjà été portées.

« Maintenant je puis te l’avouer, j’ai bien pleuré en secret les premiers mois, et non pas seulement du chagrin de ne plus te voir et du pressentiment que j’avais dit un éternel adieu à cette maison où tu as continué si bien pour moi la tendresse de notre mère ; mais encore je pleurais de l’isolement où je me trouvais au milieu de ce désert peuplé ; chaque fois que mon Maurice s’éloignait pour quelques heures, je prenais notre petite Isabelle dans mes bras, et je lui parlais patois comme si elle pouvait m’entendre, afin de me transporter ainsi à Arles par l’illusion que produisait pour moi les mots de la seule langue que je parlais dans mon enfance. Mon mari a senti le besoin de me distraire, et je l’assure qu’il n’a rien négligé. N’allant pas beaucoup dans le monde, car, là aussi, l’ennui me gagnait bien vite, nous avons parcouru et fréquenté tous les théâtres ; mais il y a tant d’étrangers et d’oisifs à amuser, que l’on donne presque tous les jours la même pièce, et maintenant nous ne pouvons plus guère y aller voir du nouveau que lorsqu’un acteur inconnu débute, ou un acteur en vogue revient de ses tournées de province.

» Je t’ai déjà écrit toutes les émotions que je devais au jeu tragique de Talma…… — Je suis à présent toute à mademoiselle Mars, et Maurice prétend que c’est une preuve que me voilà bien près d’être une vraie Parisienne. Cette grande comédienne est la grâce française personnifiée. — Quel sourire ! mais surtout quel son de voix ! elle m’a appris qu’il y avait une musique possible sans accent.

» J’espère que tu liras tout bas ce paragraphe à notre tante Sainte-Marthe, elle me croirait damnée pour avoir cherché mes consolations dans la maison du diable, quand il y a à Paris d’aussi belles églises que Notre Dame, Saint-Sulpice, Saint-Eustache, Saint-Roch, etc. Dis-lui, par exemple, que je suis toujours restée un peu royaliste, malgré l’indifférence dont j’étais bien résolue de m’armer pour rester neutre entre nos bons Bourbons et le grand Napoléon de M. Mazade. Mon royalisme, toutefois, a fait explosion l’autre jour aux Tuileries, où nous avons vu le roi, le comte d’Artois et la duchesse d’Angoulême se montrer au balcon. À ces mots de la foule : Voilà la duchesse d’Angoulême ! j’ai regardé avec attendrissement, et j’ai cru voir apparaître une sainte martyre chargée de toutes les douleurs de sa famille. En me rappelant tout ce qu’elle a souffert pour elle et pour les siens, les larmes me sont venues aux yeux, et j’ai avoué à Maurice pourquoi ; au lieu de m’en vouloir, il m’a pressé la main avec émotion et m’a dit qu’il respectait ce royalisme de sentiment. M. Mazade qui était avec nous a levé les épaules à cette phrase de Maurice. Je t’assure, ma chère sœur, que cet ami si cher est son mauvais génie politique. Il faut l’entendre quand il se trouve à dîner à la maison avec quelqu’un qui ne pense pas comme lui. Au moindre mot il entame une discussion où il a toujours l’art d’entraîner Maurice de son côté, ne disant jamais je, et toujours nous, un nous emphatique sur lequel il appuie en tournant vers Maurice un regard de complicité que celui-ci n’ose pas démentir devant le monde, quoique dans le tête-à-tête ils se chamaillent assez volontiers tous les deux. Maurice est persuadé du dévouement à toute épreuve de M. Mazade, et je crois qu’il aurait raison de compter sur lui dans l’occasion ; mais en attendant cette occasion qui ne vient jamais, c’est Maurice qui se laisse conduire et dominer par son ami et qui lui sacrifie ses opinions. N’est-ce pas extraordinaire qu’entre ces deux hommes, ce soit celui qui a la raison la plus sûre, l’instruction la plus solide, et même l’esprit le plus fin, qui cède à l’autre en protestant à peine. Je me suis imaginée quelquefois, qu’avec une femme comme quelques unes que nous connaissons, ce ne serait pas mon bon Maurice qui porterait les pantalons. Il prétend que sans M. Mazade il serait dominé par une mélancolie apathique, et qu’il a besoin de cet autre lui-même pour entretenir sa bonne humeur qui lui est moins naturelle que le sentiment contraire. Mazade, dit-il, est un fou aimable avec lequel il aime à avoir tort de temps en temps ; il se jette les yeux fermés dans l’espèce de tourbillon que forme sa bruyante gaieté ; il ajoute enfin que, rien qu’à le voir, il économise tous les jours une bouteille de vin de Champagne qui lui serait nécessaire pour émoustiller son tempérament rêveur. Il y a un peu de vrai dans ce qu’il dit là, et M. Mazade a un admirable talent pour mettre en train tous ceux qui l’écoutent. Il y a même dans son bonapartisme obstiné et exagéré un côté amusant ; il a toujours son mot : quand je serai général, dont Maurice fait une source intarissable de plaisanteries que M. Mazade prend en très bonne part. Tant d’ambition déçue aurait rendu un autre sombre ; M. Mazade en rit tout le premier.

» Ce qu’il a de plus perfide, c’est sa verve d’ironie contre les Bourbons : il va recueillir, je crois, tous les lieux communs des corps-de-garde et des cafés contre le roi et les princes ; puis, sous le prétexte de la liberté militaire, il les cite à tout propos, tantôt à haute voix, tantôt à l’oreille de son voisin, quand le mot est trop leste et qu’il y a des dames. Si la plaisanterie a du succès, il est si heureux, si heureux, qu’on rit deux fois de le voir rire : mais s’il y a quelque royaliste présent, son bonheur est de donner les nouvelles les plus fâcheuses, tour à tour avec un air comiquement contrit ou franchement enchanté ; là-dessus la discussion s’éveille, et voilà notre Mazade qui tranche les questions les plus difficiles du gouvernement par un ça finira mal, capable de démoraliser l’Ultra le plus sûr de lui-même. M. Gilbert, l’autre jour, le traita de conspirateur de société ; mais Dieu fasse qu’il ne conspire que dans les salons ! Quoi qu’il en soit, tu sens bien que les royalistes sont rares dans le nôtre, et qu’ils me font quelque vertu pour rester seule de mon sentiment ; je compte donc sur les bonnes prières de ma tante. Embrasse pour moi mon neveu Paul, et dis-lui qu’il a une jolie petite cousine.

» Odille. »




CHAPITRE XIII.


Le démon de la politique. — Mademoiselle Mars en 1816. — Le cousin de Maurice.




IIe extrait de la même correspondance.


« Ma chère sœur, je ne saurais te décrire toutes les gentillesses de mon Isabelle : il faut voir comme elle joue déjà avec son père ; j’en serais jalouse, si elle ne me ressemblait, à ce qu’il prétend ; mais je t’assure qu’elle lui ressemble bien plus qu’à moi. C’est tout son front avec ses yeux ; il a été forcé de convenir, hier encore, de cette ressemblance en retrouvant une miniature qu’on fit de lui à l’âge de sept ans, et qui est tout le portrait d’Isabelle. Tu rirais bien en voyant cette petite mine de dix-huit mois froncer les sourcils comme les fronce Maurice, lorsqu’il voudrait faire le méchant. Juge donc si je m’intéresse à tous les détails que tu me donnes des enfantillages de ton Paul. Je n’ose pas te dire de t’en séparer jamais, même pour son bien, selon la phrase banale ; mais si le dévouement venait de toi-même, tout à l’heure qu’il sera d’âge à entrer en pension, tu n’as qu’à nous l’envoyer pour le collège de Henri IV. Nous surveillerons ses études, et il fera de bonne heure connaissance avec sa cousine, que je lui destine toujours, fidèle à nos secrets projets de sœurs.

« Maurice a fait dernièrement l’acquisition de la maison où nous sommes logés, et il a voulu le faire sous mon nom. C’est un petit cadeau de cent vingt mille francs : tu vois comme il y va ; malheureusement il est généreux dans ces proportions-là avec tous ceux qui savent lui demander, et je suis tout étonnée de voir qu’avec autant de débiteurs il ne fasse pas lui-même des dettes. Après tout, nous n’avons que vingt-cinq à trente mille livres de rentes et cela ne suffit pas pour être riche à Paris. Eh bien, Maurice a une telle facilité de cœur et de caractère, qu’il ne sait rien refuser à un ami. Or, le mot d’ami comprend ici un régiment ; tantôt c’est un camarade de collège, tantôt un camarade d’armée, puis les amis d’opinion qui ont perdu leur grade, leur place, leur fortune, etc. Or, ma chère sœur, tous ces gens-là tendent la main, les uns avec humilité, les autres avec une effronterie qui réussit également. Il me semble que je n’ai pas droit de contrôle ; je n’ose trop exprimer mon avis dans le département de nos finances, lorsque je me dis que je n’ai pas payé en me mariant avec Maurice un cens suffisant pour voter en ménage. Tu vois que les phrases du langage politique me viennent tout naturellement : — que veux-tu ? la politique est tout ici. Dans notre maison, surtout, on ne parle guère d’autres choses ; et les élections, et les chambres, et le côté droit, et le côté gauche ! etc. Si encore on en parlait paisiblement, mais ce sont des séances de clubs que nos dîners et nos soirées. Dans son oisiveté, Maurice a trouvé là un aliment à son inquiétude d’esprit ; le libéralisme est devenu pour lui une passion : je ne sais s’il n’aime pas autant la charte que sa femme et sa fille. Comme, au fond, Bonaparte ne lui a jamais beaucoup tenu au cœur, il en fait bon marché à présent, et n’a plus à la bouche que le mot libertés au pluriel. L’ami Mazade s’est rallié au constitutionalisme libéral, comme tant d’autres militaires en demi-solde ; mais il est aisé de voir que cette modification de son opinion véritable n’est pas aussi sincère, et il se met souvent en contradiction avec lui-même quand il cherche à concilier son ancien dévouement à Napoléon avec son amour nouveau pour la charte. De là maintes discussions entre lui et Maurice ; mais quand un tiers royaliste survient, il est juste de dire que Mazade se réunit à Maurice pour l’accabler, et l’élève indocile se montre plus libéral que son maître. Du reste, rien n’est changé dans les rapports des deux intimes : c’est toujours le lieutenant qui conduit le capitaine ; l’étourdi, l’homme raisonnable. Avec toutes ses qualités solides, Maurice a le défaut de l’indécision, il ne sait pas vouloir ; Mazade est toujours décidé : pendant que l’un pense, l’autre a déjà commencé d’agir ou au moins de parler, et, folie ou sagesse, sa parole est engagée, son parti est pris ; il marche, et tout fier de pouvoir lui crier qu’ils font une sottise, l’autre marche aussi, au lieu de l’abandonner pour la faire avec lui.

» Jusqu’ici je ne remarque les effets de cette singulière liaison que dans les petites choses de la vie ; mais il en serait de même si ces deux hommes, qui gouvernent l’État au coin du feu de leur maison, devenaient jamais deux hommes d’État. Tu me demanderas où j’ai pris tant de sagacité et de bon sens : ta pauvre sœur, exclue de toute conversation comme les autres femmes de ce galant pays, tout entier à la politique, est bien forcée d’observer, pour ne pas ressembler tout-à-fait à une huître dans sa coquille ; et puis, je te répète un peu le jugement de Maurice sur Maurice, car il s’analyse lui-même très finement, et ne nie pas l’influence que son ami exerce sur lui. Il est bien convenu entre eux que, dans leur utopie libérale, Maurice ne sera jamais qu’un des graves sénateurs de la république, et Mazade un de ses généraux… le pauvre lieutenant n’y renonce pas.

» Malgré l’insignifiance où ces grands libéraux réduisent les femmes en ne s’occupant que de politique, nous avons nos petits triomphes en passant, et j’ai eu le mien l’autre semaine au Théâtre-Français. Mademoiselle Mars jouait dans le Misanthrope. Ah ! ma chère sœur, quelles leçons de finesse notre sexe pourrait recevoir en étudiant ses regards, ses sourires, les intonations tantôt rapides, tantôt ralenties, de cette voix toujours contenue, comme tout ce qui émane de l’actrice, alors même qu’une émotion plus vive semblerait devoir faire perdre à toute cette coquetterie un peu de son assurance. Il y a là un art qui est tout d’inspiration ; car tout est calculé, et tout est naturel.

» Je ne sais si M. Mazade avait apprécié au même degré les qualités de mademoiselle Mars avant une anecdote qu’on lui avait racontée la veille et qu’il nous répétait à table pour nous décider à préférer la partie du Théâtre-Français à toute autre, puisque nous voulions passer la soirée au spectacle. On prétend que mademoiselle Mars se promenant aux Tuileries avait été suivie par des gardes-du-corps qui affectaient de parler d’elle assez désagréablement, et de manière à en être entendus. Impatientée, elle se retourne et leur dit avec ironie : En vérité, messieurs, je ne croyais pas qu’il y eût rien de commun entre Mars et messieurs les gardes-du-corps. Mazade raconte plus longuement cette anecdote en la brodant à sa manière, mais je la cite en abrégé, pour t’expliquer comment, à peine mademoiselle Mars était entrée en scène, voilà M. Mazade qui la salue d’une triple salve de claquements de mains. Puis, chaque fois que le parterre applaudissait, Mazade faisait chorus, comme un claqueur à gages ; car, ma chère sœur, mademoiselle Mars elle-même paie, dit-on, tribut aux gens qui assurent tous les talents et tous les succès à Paris.

» Je crus devoir enfin me tourner vers notre applaudisseur et lui faire remarquer que son tapage faisait de nous un point de mire pour toute la salle, et entre autres pour la loge vis-à-vis, qui était occupée par quatre militaires.

» — Je le crois bien, me répondit Mazade, ces quatre militaires sont effectivement des gardes-du-corps ; j’ai le plaisir de les vexer. Qui sait s’ils n’étaient pas venus pour siffler la pauvre actrice ? Et M. Mazade recommence de plus belle, enchanté de voir que les gardes-du-corps se passent tour à tour une lorgnette dirigée sur nous beaucoup plus que du côté de la rampe.

» — Voyez comme ils sont furieux, nous disait-il, ils n’osent même pas regarder Mars en face. Bravo ! charmant, délicieux !… admirable actrice !

» — Ah çà ! mon cher, dit enfin Maurice, tu me forces, pour t’ouvrir les yeux, d’adresser à ma femme un compliment qui pourrait la rendre aussi coquette que Célimène. Si ces messieurs ne regardent pas mademoiselle Mars, c’est qu’ils trouvent plus de plaisir à regarder Odille, sous prétexte d’examiner l’insupportable claqueur qui l’étourdit de sa bruyante admiration.

» — Mon mari est plus galant que vous, dis-je à Mazade. Mais lui, trop plein de son idée pour se rendre complétement à l’observation de Maurice et me faire raison de mon reproche, n’y répondit qu’en souriant, de ce demi-sourire par lequel on veut bien s’avouer battu, mais en continuant à soutenir son dire sous la forme de plaisanterie :

» — En vérité, je me croyais un chevalier français, mais je n’étais qu’un Iroquois, et je mériterais, madame, que, pour me punir, les ennemis de Mars vinsent vous donner raison : ce sont des héros de salles d’armes, et ils auraient d’ailleurs l’avantage du nombre… car, encore du renfort qui leur est arrivé !… quelque camarade qui vient d’entrer, que nous ne pouvons voir derrière les autres et auquel on passe la lorgnette, pour voir s’il connaîtrait par hasard… j’aurais dit tout à l’heure l’officier en demi-solde… mais c’est la jolie dame qu’il faut dire. Du reste, dans l’entr’acte tout s’éclaircira ; mais la toile est baissée, personne ne bouge… excepté le dernier venu qui est ressorti. Attendons-le.

» Au bout de quelques instants, M. Mazade retourne la tête et voit en effet, à travers le carreau de la porte de la loge, un garde du corps qui, après y avoir plongé son regard pour vérifier s’il s’adressait bien, prie l’ouvreuse de l’introduire. Rassure-toi pour ma vanité, ma chère sœur ; cet adversaire de notre Don Quichotte libéral n’était ni un géant ni un moulin à vent, mais ce beau cousin dont Maurice nous a parlé quelquefois, M. Théodose d’Armentières qui venait nous saluer. Maurice n’a jamais aimé beaucoup M. d’Armentières ; mais celui-ci faisait les avances du rapprochement, et malgré l’air boudeur de M. Mazade, il fallut bien lui serrer la main et lui présenter sa cousine, lui offrir même sa chaise à côté d’elle pour nous laisser faire connaissance. Peut-être en toute autre occasion Maurice eût été plus froid, mais il riait sous cape du rôle de Mazade et il n’était pas fâché d’entendre confirmer sa supposition que MM. les gardes du corps lorgnaient plutôt sa timide et honteuse moitié, que le fier champion de Célimène. Le cousin n’y manqua pas : entre nous, il avait aussi à cœur de montrer à ses camarades qu’il connaissait la dame qui avait fixé leur attention, et il fit des frais pour mériter la place qu’il voulait leur faire envier.

» — Nous ne sommes de retour de Saint-Germain que depuis huit jours (dit-il à mon mari, en commençant par un petit mensonge sans doute, mais ne pouvant faire autrement), et je me proposais bien de ne pas venir cette fois à Paris sans te voir, mon cher Maurice ; notre famille n’est pas si nombreuse que nous puissions nous bouder, parce que nous ne pensons pas de même en politique, et je tenais à faire ma paix, ignorant encore que tu m’avais donné une semblable cousine. Maintenant, je serais inexcusable si je négligeais la parenté. Ma foi, je l’avouerai, j’ai été fier pour toi lorsque tout à l’heure mes camarades, là vis-à-vis, m’ayant fait signe de venir les joindre, ont voulu me faire admirer avec eux la plus jolie dame de toute la salle, dont je me suis trouvé justement être le cousin. Je vais tout à l’heure recueillir des félicitations dont je te remercie.

» Comme tu vois, ma sœur, les Parisiens mettent tous les compliments au superlatif. Je fus un peu confuse de celui-ci ; mais je ne cherchai pas à faire trop la modeste en voyant que Maurice le prenait en très bonne part et poussait du coude l’ami Mazade réduit à l’immobilité la plus pacifique. Avant que le rideau fût relevé, M. Théodose d’Armentières, avec cette volubilité et cette facilité de discours dont nos chevaliers arlésiens n’ont pas le secret encore, avait eu le talent de combler les lacunes d’une liaison oubliée depuis des années.

» Aussi nous devions compter sur sa visite, et elle ne s’est pas fait attendre long-temps. Je ne sais pas si les deux cousins en deviendront meilleurs amis, mais Maurice n’a pas fait mauvais visage à M. d’Armentières quand il est venu. Il l’a même invité à dîner pour jeudi prochain, après lui avoir toutefois fait entendre par lui de ces petits mots épigrammatiques qui contrastent avec son bon cœur, qu’il n’était nullement dupe de ses excuses. Au fond, Maurice a été plus sensible que moi à la flatterie du cousin. Ah ! ma bonne sœur, dans l’amour de nos seigneurs et maîtres il y a donc aussi un peu de vanité ? Ici c’est presque une distinction sociale d’être le mari d’une jolie femme ; heureusement Maurice est un homme trop supérieur pour n’avoir que celle-là, car j’en connais pour qui c’est la seule, et qui en sont bien ridicules.

» Adieu, chère amie. Dis à notre Paul qu’avec Isabelle pour femme il ne risquera pas de rester à jamais brouillé avec ses cousins, quelque nobles qu’ils soient et quelle qu’ait été la cause de leur mésintelligence.


» Odille. »




CHAPITRE XIII.


Escarmouches politiques.




iiie extrait de la correspondance d’odille.


« Ma chère sœur, pour peu que Paul ait quelque disposition à être jaloux, je te préviens qu’il a de quoi l’être : Isabelle est au mieux avec son cousin d’Armentières, qui aime beaucoup les enfants, et qui lui a donné la plus jolie poupée qu’on puisse voir. Depuis ce jour-là, elle a accepté le titre de sa petite femme, et je n’ai pas osé dire qu’elle avait déjà un petit mari à Arles. Ce qui doit rassurer Paul, c’est que ce nouveau mari n’est que le deuxième en date, et qu’il a dix-sept ans de plus qu’Isabelle. La poupée n’existera plus quand Paul sera d’âge à réclamer son rang de priorité.

» Cependant, si Paul conservait de l’ombrage et voulait se fâcher, il aurait, je crois, un second tout prêt dans M. Mazade, qui ne voit pas de bon œil que M. d’Armentières se soit ainsi rapproché de son cousin. Est-ce seulement antipathie d’opinion, jalousie d’amitié, ou ces deux sentiments réunis ? Je ne sais, mais j’ai surpris plus d’un regard de défiance et de haine même que Mazade jetait à la dérobée sur M. d’Armentières. Dans la conversation la plus ordinaire, il ne lui passe rien : c’est toujours pour lui le garde du corps de la restauration en présence du lieutenant de l’empire ; il s’irrite surtout lorsque Maurice, plus impartial, fait quelques concessions à son cousin, et il sait assez adroitement ranimer leurs discussions quand elles paraissent au moment de se terminer à l’amiable, s’emparant des conclusions pour les interpréter avec une exagération marquée, tantôt au profit d’un parti, tantôt au profit d’un autre ; peu lui importe, pourvu que celui des deux adversaires qui se disait satisfait se rétracte et rompe la trêve. Jusqu’ici ce ne sont que des querelles fort innocentes et qui amusent Maurice ; mais parfois je vois percer quelque aigreur, et Maurice, plus âgé de trois ans, abuse un peu de son droit d’aînesse pour lancer à son cousin quelques uns de ces sarcasmes qu’il est le premier à regretter quand ils ont blessé plus profondément qu’il n’eut voulu. Par bonheur, M. d’Armentières accorde volontiers à Maurice une véritable déférence. Il se mord les lèvres quand il sent que la réplique serait trop vive. On voit qu’il veut réparer sa longue négligence de la parenté. Il y avait eu du reste autre chose entre eux que la bouderie de l’opinion. Maurice m’a raconté que le père de son cousin, cadet de la famille d’Armentières, avait vu dans le temps avec chagrin que son père à lui eût pris ce nom d’Armentières en épousant une fille du président, ce qui, sans la révolution, pouvait décider un grand-oncle des deux frères à laisser tous ses biens à sa petite-nièce au préjudice de son petit-neveu. Mais cette querelle de famille dort depuis long-temps, et la réconciliation parait devoir être durable, si M. Mazade daigne renoncer à brouiller de nouveau les deux cousins. J’espère qu’il finira par prendre généreusement son parti là-dessus ; car à mon tour, dans ma petite politique de ménage, sans être précisément jalouse de M. Mazade, et tout en rendant justice à son amitié dévouée, je ne serais pas fâchée qu’il ne fût pas si indispensable à mon Maurice.

» Cet ascendant qu’il exerce sur lui m’ôte quelque chose de mon importance : Maurice n’a qu’un ami, comme il n’a qu’une femme. Il ne peut pas plus se passer de l’un que de l’autre : deux amis feraient mieux mon affaire. Tu vois que je pense tout haut avec toi ; mais je t’assure que ce petit égoïsme, que cet instinct d’une femme jalouse de son petit crédit, ne va pas au-delà de la pensée. Je me tiens dans une impartialité admirable, laissant ces messieurs se chamailler, ne me prononçant pour personne, ou plutôt donnant raison à chacun tour à tour.

Cette impartialité est d’autant plus méritoire que M. Mazade, qui aurait voulu me mettre de son côté, mécontent de ma neutralité diplomatique, a essayé de me piquer en m’accusant de favoriser plutôt son adversaire, et cela par une vraie provocation à la révolte. — En vérité, disait-il l’autre jour à Maurice, M. d’Armentières se plaint à tort que nous sommes ici deux contre un : les femmes ne sont-elles pas au fond toutes des royalistes et des aristocrates ?

» C’est bien imprudent à M. Mazade d’avoir révélé ainsi mon opinion à M. d’Armentières, qui depuis ce temps-là se tourne de mon côté pour me demander mon approbation du regard, toutes les fois qu’il se fait le champion de notre cause, et que l’ennemi l’accable sous le nombre. Mais il faut voir avec quelle gravité je dissimule mon sentiment, alors même que le vaincu excite mon intérêt ou ma pitié. M. Mazade seul a conservé le droit de me faire rire, quand, acculé dans les derniers retranchements d’une question, cerné de deux ou trois dilemmes, il s’échappe par une de ses éternelles bouffonneries. Que je te répète un de ses mots à M. d’Armentières, qui croyait l’embarrasser, en opposant à son ardent libéralisme d’aujourd’hui, son ancien amour pour Napoléon : — Voilà de beaux principes, sans doute, monsieur Mazade, un patriotisme digne de Sparte et de Rome ; mais aimez-vous toujours l’Empereur ?

» — Toujours, monsieur ! — répond Mazade qui ne craint pas de se mettre en contradiction avec lui-même, pourvu que ce soit un moyen de renouveler la dispute.

» — Toujours ! dit Maurice ; prends garde, mon ami, mon cousin va te prouver qu’on ne peut aimer à la fois la gloire du despote et la charte de la restauration.

» — Pourquoi pas ? reprend M. d’Armentières ; c’est très commun aujourd’hui ; Louis XVIII n’aime-t-il pas le grand homme ?

» — Louis XVIII ! s’écrie Maurice.

» — Oui, mon cher Maurice, dit Mazade avec un admirable sang-froid ; M. d’Armentières a raison, j’ai entendu certifier le fait par d’autres que par lui, et même hier encore par un vieux troupier de l’ex-garde qui prouvait cet amour extraordinaire à un conscrit incrédule en lui disant : Pourquoi Louis XVIII n’aimerait-il pas le petit caporal ? j’aime bien ma pipe moi, et il y a vingt ans qu’elle me fait fumer.

» Je n’ai pas besoin de t’avertir que ce mot n’est nullement authentique et que M. Mazade en est le seul auteur ; c’est son genre, d’attribuer ses saillies à de vieux soldats pour leur emprunter, à son tour, la grossière énergie de leur langage, quand il veut frapper juste et fort….

» Ta sœur bien-aimée,
» Odille. »




CHAPITRE XIV,


Où une jeune femme commence à trouver son mari trop philosophe et trop libéral.




ive extrait de la correspondance d’odille.


« En vérité il faut que je sois bien persuadée du dévouement de M. Mazade à Maurice pour ne pas me plaindre de ses croissantes exigences. Il s’est permis de me bouder pendant huit jours, parce qu’il m’était échappé je ne sais quel mot insignifiant en faveur de M. d’Armentières qui en appelait à mon témoignage. Maurice lui-même s’est aperçu de sa mauvaise humeur et n’a pu s’empêcher de lui donner tort. Je te disais une fois que M. Mazade était le mauvais génie politique de mon mari ; rien n’est plus vrai, car il exerce encore aujourd’hui une influence fâcheuse sur son existence, en l’entretenant dans une opposition systématique au gouvernement, lorsque tant de gens bien moins compromis que lui se sont ralliés ou se rallient tous les jours très avantageusement. M. d’Armentières, qui est, lui aussi, très dévoué à son cousin, et qui aime jusqu’à la franchise de ses contradictions, déplore cette opiniâtreté qui le condamne à un rôle si nul dans le monde.

» — Quoi donc ! me disait-il, mon cousin ne s’aperçoit pas qu’il perd de précieuses facultés dans un cercle obscur, lorsqu’il pourrait les appliquer à des intérêts glorieux pour le pays et pour lui. Quelle objection sérieuse peut-il faire à un gouvernement qui n’en a aucune contre les capacités, pourvu qu’elles renoncent à le combattre en dehors des limites constitutionnelles ? Il néglige de réclamer son grade de chef d’escadron et la croix d’honneur quand le roi a confirmé tant d’autres grades et tant d’autres croix des cent jours. Il sait de bonne source qu’on n’attend de lui au ministère de la guerre que l’adhésion la plus insignifiante, et qu’il serait employé immédiatement dans son grade à l’état-major de la place. S’il préférait la carrière administrative, je suis certain qu’il n’a qu’un mot à dire, et M. D***, à qui j’ai parlé de notre parent, s’engagerait à le faire nommer maître des requêtes ; en peu de temps sa fortune politique serait assurée, et dans quelques années il arriverait naturellement à la députation.

» Remarquez, ma cousine, que s’il n’a pas d’ambition aujourd’hui, l’ambition lui viendra ; il regrettera alors de s’être annulé lui-même, ou du moins de s’être privé d’un rang dans le monde. Croyez-moi, dans dix ans les voltigeurs de l’empire seront tout aussi ridicules que ceux de la légitimité.

» Je n’ai pas laissé ignorer à Maurice cette manière d’envisager l’avenir, et quoiqu’il m’ait renvoyée à mon aiguille, j’ai bien vu qu’il trouvait qu’au fond M. d’Armentières n’avait pas tout-à-fait tort : il a trop de cœur pour ne pas se révolter quelquefois contre son oisiveté. Quand un de ses camarades de collége ou de l’armée, parti du même point et parvenu à une certaine notabilité, le rencontre et lui demande : — Eh bien, que fais-tu, toi ? il lui en coûte de répondre : Rien. Il sent bien que le libéralisme impérial est une cause morte, et qu’il a trop de jeunesse et d’activité dans l’esprit pour s’attacher ainsi vivant à un cadavre. Son honneur n’y est nullement engagé, ni sa conscience. Il se laisse conduire par un vague respect humain, ou plutôt par la solidarité d’opposition que Mazade lui impose. C’est payer assez cher une amitié si égoïste, et j’ai peur que Maurice ne s’aperçoive un peu tard qu’il se laisse aller trop aveuglément aux impressions d’une antipathie politique qui n’est pas dans son cœur.

» Tu comprends, ma sœur, que j’ai de l’orgueil pour mon Maurice et que je voudrais le voir aussi haut placé qu’il le mérite. Il y a de la générosité de ma part à parler ainsi ; car, si déjà je me plains que la politique contemplative me dérobe un trop grand nombre des pensées de mon mari, que serait-ce s’il fallait le disputer aux soucis de la politique active, et aux devoirs d’une haute position ? Aussi, sans en demander tant, je me contenterais de le voir réintégré dans son grade, avec un simple ruban à sa boutonnière, mais rallié au gouvernement ; car j’ai toujours à craindre que les haines et surtout l’ambition de M. Mazade, qui ne peut être général que par une révolution, n’entraînent mon loyal et désintéressé Maurice dans quelque conspiration obscure.

» M. d’Armentières soupçonne que le futur général est déjà affilié à quelque société secrète où il ne lui manque plus que de faire recevoir son ami. Il faut vraiment qu’il aime bien son cousin, pour venir ici chercher de continuelles contradictions, et s’exposer à s’entendre reprocher dans la haute société où il est admis, de fréquenter une maison dans laquelle on ne parle du gouvernement qu’avec un mépris quelquefois bien outrageant ; mais il espère ramener Maurice à des sentiments plus conformes à sa véritable opinion et à ses intérêts. Quelque jour Maurice lui rendra justice. — Quant à moi je suis bien résolue à rester neutre malgré toutes les bouderies de l’un des deux amis et les bonnes intentions de l’autre……

« Odille. »




CHAPITRE XV.


Escarmouches d’un nouveau genre.




Reclamor de ruysinor y sale una lechusa[12].
Proverbe espagnol.


ve extrait de la même correspondance.


« Quoi donc, ma sœur, toi aussi tu soupçonnes les intentions de M. d’Armentières ! tu me dis de prendre garde aux causes secrètes de cette rivalité, dont je pourrais bien être l’objet plutôt que mon mari. C’est beaucoup d’honneur que tu fais à mes charmes d’abord, et puis à la galanterie de mes deux chevaliers. Voici malheureusement une petite confidence qui fera évanouir toutes tes romanesques suppositions.

» Mais je veux être franche jusqu’au bout, et te dire que ma vanité, d’accord avec ta prudence, commençait à interpréter comme elle quelques uns des regards et des demi-mots de M. d’Armentières. Aussi, ce ne fut pas sans une certaine émotion que je le vis venir dimanche dernier me demander quelques moments d’entretien pendant que j’étais seule dans mon boudoir, et Maurice sorti avec Mazade. À son air de mystère, à l’accent mélancolique de sa voix, je me disais : Nous y voici : le cher cousin va donner enfin raison à Mazade et me forcer de le renvoyer comme il est venu. Il s’assied, regarde à droite et à gauche, approche sa chaise et commence : — Ma chère cousine, je viens vous demander un conseil, sur un événement d’où dépend tout mon avenir. Que de fois j’ai rêvé que je n’aimerais qu’une femme qui joindrait à la beauté des héroïnes de roman, une âme naïve et tendre, la chasteté de l’esprit à celle du cœur !

» — Fort bien débuté, pensai-je, quoique ce ne soit pas très neuf ; mais depuis longtemps les amoureux et les romanciers ont renoncé à varier le style des déclarations.

» — Oui, ma cousine, continua M. d’Armentières, je m’étais créé une femme idéale, moitié ange et moitié fée, sans laquelle je ne pouvais concevoir ni l’amour ni le mariage ; je me tenais prêt à tout sacrifier pour la mériter et lui plaire aussitôt qu’elle m’apparaîtrait, prêt à la suivre au bout du monde, et à vivre dans un désert avec elle, au moindre signe qu’elle daignerait me faire pour m’apprendre qu’elle m’avait compris et apprécié….

» De mieux en mieux, me dis-je encore dans mon vaniteux aparté.

» — Je ne prévoyais pas, continua le cousin, ou ne voulais pas prévoir, qu’un pareil trésor, s’il existait, ne serait pas créé pour moi seul, qu’il y aurait eu d’autres yeux que les miens pour le découvrir avant moi, que mille obstacles m’en sépareraient, et que je trouverais le monde entier peut-être, avec ses préjugés, ses lois, ses devoirs, entre cette merveille unique et ma passion… Je crus en ce moment que les yeux de M. d’Armentières cherchaient dans mes yeux le portrait de son idéale beauté, et je détournai mon regard au risque de paraître plus distraite que ne le demandait cette grave consultation. — Je vous parais peut-être bien ridicule, dit-il alors avec un ton moins déclamateur ; je n’ai donc pas eu tort de me faire honte à moi-même de cette chimérique imagination, et de me persuader qu’en attendant la réalisation de mes rêves de dix-huit ans, je risquerais de rester garçon jusqu’à l’âge où l’on est fort heureux d’un mariage prosaïque avec quelque veuve ou quelque vieille fille, parvenue tout juste au terme de ses illusions et de ses superbes dédains. Je viens donc savoir, ma cousine, si vous croyez qu’avec mon caractère, je puis loyalement promettre de faire le bonheur d’une femme dont je ne suis pas amoureux, qui n’est pas celle que j’avais choisie dans mes plans romanesques, mais qui s’offre à moi parée de toutes les séductions d’une riche dot, et prévenue en ma faveur par un ami puissant de ma famille ; en un mot, vous qui vous êtes mariée par amour, croyez-vous que l’amour puisse naître du mariage, car il me reste de mes illusions celle de vouloir aimer la femme que j’épouserai, et n’aimer qu’elle, dussé-je encore rencontrer trop tard la compagne que j’ai dû reléguer dans le monde des illusions et des vains regrets.

» — T’attendais-tu à cette chute, ma sœur ? pour moi (à quoi donc tient notre fière vertu ?) je te confesserai que, complétement rassurée sur l’issue de notre tête-à-tête, je ne pourrais dire si j’aurais su mauvais gré à notre raisonnable cousin de me demander un avis plus difficile à lui donner. Le fait est que M. d’Armentières est comme tant d’autres jeunes gens de notre époque, qui soutiennent volontiers les thèses les plus poétiques dans les salons s’ils sont hommes du monde, dans les livres s’ils sont auteurs ; mais qui seraient très fâchés d’être pris au mot, quand vient l’occasion d’appliquer ces beaux sentiments aux affaires sérieuses de la vie. Ah ! mon beau cousin, me dis-je en moi-même, je vous attraperais bien si je vous conseillais de mépriser les dons de la fortune et d’imiter mon Maurice, qui, à votre âge, fit un mariage d’amour et de roman, et qui ne s’en repent pas : mais je ne suivis pas cette malicieuse pensée ; j’encourageai M. d’Armentières à se laisser marier par sa famille, et je lui citai deux ou trois mariages de raison parmi nos connaissances, qui prouvent qu’on peut devenir très amoureux de sa femme après comme avant.

» Je ne sais si M. d’Armentières s’attendait à un autre conseil, mais il s’en alla assez mécontent ; et quoiqu’il ne me l’ait pas dit, il faut que sa prétendue soit bien laide pour qu’il hésite ainsi, ce jeune homme si bien désabusé de ses rêves de dix-huit ans ! Tu vois, ma sœur, que tout ceci est bien d’accord avec ses sages représentations sur l’insouciance de Maurice, et que M. d’Armentières est un philosophe positif qui n’a jamais pensé à me faire la cour. Cependant, je ne sais pourquoi sa confidence m’avait soulagée d’une secrète inquiétude. En le revoyant le soir à dîner, je pus me livrer à la fantaisie de taquiner un peu M. Mazade en me montrant plus aimable et plus prévenante que jamais envers M. d’Armentières. Il fallait voir les gros yeux du futur général ; et pourtant, je n’ai pas besoin que M. Mazade vienne me confier ses projets de mariage pour me persuader qu’il n’est pas amoureux de moi, quoiqu’il soit jaloux, comme si, à mes yeux, Maurice et lui ne devaient faire qu’un.

» Odille. »




CHAPITRE XVI.


Thinkst thon l’d make a life of jealousy
To follow still the changes of the moon
With fresh suspicion[13] ?

Othello, act. III, scène iii.




vie extrait de la correspondance d’odille.


« Tu vas voir, ma chère sœur, combien la prévention nous aveugle. Ah ! que j’ai été heureuse de la confidence que M. d’Armentières m’a faite ! mais j’aurai peut-être été coupable à son égard en trahissant son secret, si c’en est un. Écoute ce qui peut me justifier. Depuis le dimanche dont je te parlais dans ma dernière, huit jours s’étaient écoulés sans que nous vissions ni M. Mazade ni M. d’Armentières ; l’absence de celui-ci me surprenait beaucoup moins. Je pouvais le supposer tout occupé de faire sa cour ; mais M. Mazade, qu’était-il devenu ? Maurice semblait un corps sans âme. Il était passé plusieurs fois chez lui sans le rencontrer, lorsqu’enfin le huitième jour nous l’avons vu entrer à l’heure où nous sortions de table. Il était impossible que ma première parole ne fût pas une exclamation :

» — Qu’étes-vous donc devenu, monsieur Mazade, depuis huit jours ? lui demandai-je.

» — J’allais te faire la même question, dit Maurice.

» Peut-être M. Mazade avait-il préparé quelque excuse ; mais il ne s’était pas attendu à son émotion, qui fut telle, qu’il n’eut pas même le courage d’un insignifiant mensonge : — Pourquoi le dissimulerais je, répondit-il ; j’ai voulu essayer jusqu’à quel point je pourrais rompre une habitude qui est déjà si ancienne, et rendre mes visites ici plus rares.

» En parlant ainsi, il s’adressait surtout à Maurice ; il semblait ne voir que lui.

» — Oui, poursuivit-il, quelques amis communs m’ont fait faire une réflexion un peu tardive peut-être, mais qui a effrayé mon amitié. On m’a fait observer que mon intimité dans cette maison pouvait être mal interprétée ; on a été jusqu’à demander si je n’étais que l’ami du maître….

» — Que signifie cette plaisanterie ? dit Maurice comprenant où il en voulait venir ; voilà bien la première fois que j’entends parler de cette supposition.

» — Je trouve fort heureux, reprit Mazade, que je sois le premier à te la dénoncer ; mais elle a été faite. Avant de savoir ce que tu déciderais quand tu la connaîtrais, j’ai voulu savoir ce que me coûterait le changement de mes habitudes.

» — Et tu as cru qu’à de sots propos je sacrifierais une amitié de dix ans ? reprit Maurice.

» — Mon ami, tu n’y as pas réfléchi encore, et moi voilà huit jours que j’y songe dans tout le loisir de la solitude ; or je me suis dit que les sots qui s’occupent de nous pouvant compromettre notre amitié, il fallait leur ôter tout prétexte de jaser ; et à moins que tu ne m’indiques un autre moyen de les faire taire, je ne vois que celui de diminuer un peu mon assiduité.

» — Ah çà, mon ami, sommes-nous ici à Paris ou en province ? dans la Chaussée-d’Antin ou au Marais ?

» — Nous sommes à Paris : cependant peux-tu nier que Paris ne soit aujourd’hui un composé de petites villes, étrangères l’une à l’autre, mais chacune d’elles exerçant sur ses membres le contrôle de sa médisance et de sa malignité ? Si Paris était, sous ce rapport, aussi grande ville que tu le prétends, comment toi-même me montrerais-tu au doigt tous les jours, dans les spectacles ou les autres réunions publiques, quelque nouveau personnage dont les ridicules, les faiblesses ou les vices n’ont pu échapper à la notoriété ? Comment le Parisien assis au parterre de nos théâtres rirait-il de si bon cœur de ces scènes satiriques dont nos auteurs placent les personnages dans les salons de Paris aussi souvent que dans ceux de province ? En un mot, on a mal parlé de mon amitié pour toi, je ne me suis pas cru le droit de te le cacher ; tu réfléchiras et tu décideras si tu dois continuer à recevoir chez toi, sur le pied d’une intimité si étroite, un ex-militaire qui n’est que ton camarade, et n’est pas même ton petit cousin…

» À ces derniers mots prononcés avec une affectation passablement accentuée, M. Mazade, qui semblait avoir oublié que j’étais là, se tourne tout-à-coup de mon côté avec un regard inquisiteur. Par un mouvement simultané, comme frappé de la révélation soudaine de sa pensée, Maurice fixe aussi sur moi des yeux de juge ; je le vois pâlir et je remercie le ciel, non pas seulement d’être la cause bien innocente de l’angoisse qu’il éprouve, mais encore de pouvoir justifier, quand je le voudrai, celui que la haine de M. Mazade poursuit ainsi d’une commune insinuation. Oui, ma sœur, c’est par un sourire que j’affrontai mon accusateur et mon juge, feignant de ne les comprendre ni l’un ni l’autre, parce qu’indignée contre M. Mazade, je dédaignais de l’admettre à l’explication plus précise que je réservais pour Maurice seul. — Voilà qui est singulier, dis-je, le même scrupule sera venu sans doute, malgré la parenté, à M. d’Armentières, car il y a bien aussi huit jours que nous ne l’avons vu.

» — C’est vrai, dit Maurice affectant de sourire à son tour ; mais remettons cette grave délibération à une autre occasion, à moins que M. d’Armentières ne vienne à son tour la soulever, car, si je ne me trompe, c’est son cabriolet qui s’arrête à la porte.

» En effet c’était M. d’Armentières ; nous changeâmes d’entretien par un accord tacite. M. d’Armentières n’ayant rien dit qui pût faire remettre l’explication de M. Mazade sur le tapis, la soirée se passa indifféremment.

» Aussitôt que je fus seule avec mon mari, je lui racontai la confidence de M. d’Armentières ; Maurice m’avoua qu’il avait un moment tremblé du sens que Mazade avait paru vouloir attacher à la dernière phrase de sa harangue, mais, me dit-il, je le verrai venir demain de pied ferme, et je lui ferai ouvrir les yeux sur la ridicule jalousie de son amitié. Ce me sera d’autant plus facile, heureusement, qu’au fond, ma chère Odille, c’est toujours lui que je regarde comme mon ami le plus dévoué ; et telle est ma faiblesse pour lui, qu’il pèse plus dans la balance de mes affections que tous les cousins du monde. Il attend de moi cette assurance, peut-être, et je veux la lui donner tout en le grondant d’en avoir douté.

» Ce matin, Maurice est sorti de bonne heure, pour aller trouver M. Mazade sans doute ; j’espère donc que ces petites misères de notre intérieur touchent à leur terme. Mais j’en voudrai toujours à l’ami intime de ses soupçons, ou, ce qui est pire, des soupçons qu’il a cru devoir feindre pour provoquer une explication. Cet homme a décidément, j’en demande pardon à notre sexe, toutes les petitesses d’une femme ; sa conduite est du commérage pur. Il me fait voir sous un meilleur jour le bon sens de M. d’Armentières et cet esprit positif qui a de bonne heure guéri celui-ci de toutes les illusions romanesques. Il faut qu’un homme soit homme, et puisque Maurice est né pour ne voir que par les yeux d’un autre lui-même, comme il appelle Mazade à mon détriment, combien il est à regretter pour son avenir que cet autre lui-même ne soit pas plutôt son cousin !

» Odille. »




CHAPITRE XVII.


Deux mois de bonheur champêtre.




O friendly to the best pursuits of man,
Friendly to thought, to virtue, and to peace,
Domestic life in rural pleasure passed !
Few know thy value, and few taste thy sweets.
Though many boast thy faveurs and affect
Tounderstand and choose thee for their own[14].

Cowper, the Garden.


Quoiqu’il soit fort doux à la paresse du biographe ou de l’historien de laisser à ses personnages la peine de raconter eux-mêmes les événements de leur vie et d’analyser leurs sentiments avec la franchise relative d’une correspondance intime, il est difficile que l’auteur ne reparaisse pas de temps en temps au milieu de ces récits quelquefois inexacts, de ces confidences nécessairement incomplètes. Cependant, au point où nous sommes arrivés dans notre histoire, il ne s’agit pas encore de remplir une lacune ni de suppléera une réticence. Odille, on le voit, écrivait à sa sœur sans aucune réserve mentale ; mais la sagacité du lecteur a pu remarquer dans ses lettres que la pauvre Odille se trompait elle-même en croyant juger très impartialement ces deux amis de son mari, dont l’un irritait sa susceptibilité par une sincérité brusque ou boudeuse, et l’autre s’emparait peu à peu de son jugement par un appel adroit à sa raison, tout en ne négligeant pas de piquer son amour-propre de jolie femme par ces mots à double entendre, qui semblaient commencer une déclaration long-temps différée, et ne faisaient que la reculer sans cesse. L’instinct de Mazade était plus clairvoyant ; mais sa jalouse et prévoyante amitié manquait de preuves pour éclairer à la fois Maurice et Odille. M. Théodose d’Armentières, si réellement il méditait une séduction, prenait tous les détours d’une merveilleuse prudence pour arriver à son but, sans être soupçonné d’une préméditation lâche et odieuse. Il calculait toutes ses démarches et toutes ses paroles : cette intrigue n’était pas pour lui un de ces jeux de hasard où un étourdi fait sa fortune et la perd en quelques heures, mais plutôt une noble partie d’échecs, qui demande presque autant de temps et de génie que la conquête d’une place forte.

On s’étonnera peut-être que la surveillance importune de Mazade ne décourageât pas M. d’Armentières en le menaçant de l’arrêter au milieu de ses plus habiles combinaisons ; mais cette surveillance ne faisait au contraire que l’animer davantage à une lutte qui, sans cela, lui eût paru n’offrir qu’un triomphe trop facile. C’était en quelque sorte plutôt contre Mazade que contre son cousin qu’il se piquait au jeu, soit qu’il ne vît en lui que le surveillant désintéressé, soit qu’il le soupçonnât d’être au fond du cœur un rival qui, plus délicat ou plus timide que lui, se laissait enchaîner à un ridicule préjugé d’amitié.

Odille cependant, qui se fût bien récriée si on lui eût dit qu’elle n’était pas la plus dévouée et la plus tendre des femmes, tant elle se croyait sûre d’aimer son mari plus que personne au monde, ne savait à quoi attribuer ces vagues inquiétudes que suscite dans l’âme la plus chaste une tentation hypocritement déguisée. Mécontente de l’inégalité de son humeur, étonnée de ne plus trouver Maurice le plus parfait des hommes, se reprochant encore de ne pas se soumettre aveuglément comme autrefois à la supériorité de sa raison, alors même qu’il lui paraissait avoir tort, elle se disait avec amertume qu’un mauvais génie cherchait à répandre un nuage sur son bonheur. Ce mauvais génie n’était-ce pas Mazade ? ou devait-elle ne s’en prendre qu’à la vie peu occupée qui livrait le caractère facile de Maurice à tous les vents de l’indécision ? Combien elle regrettait avec M. d’Armentières que l’influence perfide de son ami l’empêchât de régulariser l’emploi de son temps et de se rendre utile à son pays dans les limites d’une ambition honorable. Ces réflexions amenaient de continuelles comparaisons entre les deux cousins, et elles n’étaient pas toujours favorables au bon sens de Maurice. En vérité M. d’Armentières n’avait pas précisément tort : une fortune indépendante ne vaut pas toujours pour le bonheur les obligations régulières d’un état. Maurice du moins n’était peut-être pas encore ni assez insouciant ni assez froidement philosophe pour vivre paisiblement de ses rentes.

Ce fut dans cette situation équivoque que le printemps de 1820 apporta à l’ex-capitaine de hussards et à sa gracieuse moitié deux mois de distraction qu’elle comparait elle-même aux plaisirs d’Adam et d’Ève au milieu d’Éden. Voici la lettre où elle raconte à sa sœur cet épisode de son histoire :


« Ma chère sœur,

« Une légère indisposition a été la première cause du silence que tu me reproches ; mais tu cesseras de me plaindre quand tu sauras que je lui dois de t’écrire d’une délicieuse solitude où Maurice et moi nous recommençons le roman de notre vie. Le docteur s’étant avisé de dire que le séjour de la campagne me serait utile, cet été, Maurice voulut mettre à profit le premier beau soleil de mai pour aller louer dans les environs de Paris un petit ermitage à mon goût. Nous montons ensemble en cabriolet après le déjeuner, et nous voilà parcourant les bords de la Seine depuis Neuilly jusqu’à Saint-Cloud sans rien trouver qui me convienne, car c’est moi seule qu’on consulte, moi seule qui décide, puisque je suis seule malade et que Maurice est bien persuadé qu’il n’y a que le rétablissement de ma santé qui puisse le dédommager de ses habitudes de la capitale, de ses promenades de flâneur au boulevard au Palais-Royal, au Jardin-du-Roi, au Luxembourg et aux Tuileries. Parvenus au pont de Sèvres, nous hésitons un moment avant de choisir notre direction jusqu’à ce que nous nous souvenions que, la veille, on nous a indiqué les nouvelles constructions du parc de Bellevue sous Meudon, comme une espèce de hameau aristocratique bien fait pour attirer ceux qui cherchent la campagne à une heure de chemin de Paris. Nous gravissons l’avenue de Bellevue : à peine avons-nous tourné le dos à la manufacture, nous remarquons que tout-à-coup on respire un autre air, et qu’on pourrait se croire à cent lieues de ce bourdonnement de la grand’ville qui vous poursuit des Champs-Élysées à Versailles. À la limite de Sèvres et avant d’être à Bellevue même, nous faisons une halte pour laisser souffler le cheval ; nous nous trouvons là près d’un pavillon qui s’élève à notre main droite. À travers la grille nous apercevons un jardin qui tout d’abord exerce sur nos yeux une véritable séduction. C’est un charmant paysage dont il est difficile de mesurer l’étendue à cause des artifices du terrain et dominé par un rideau d’arbres disposé sur la hauteur, à l’arrière-plan, comme un large diadème de feuillage. Plus près de nous est un massif de rosiers disposés en corbeille. Une pelouse ovale forme un grand tapis autour duquel viennent aboutir je ne sais combien d’allées irrégulières, et terminé à un petit bassin sur lequel un magnifique saule pleureur penche ses rameaux d’un vert tendre.

» Ah ! m’écriai-je la première, si ce joli pavillon était à louer ! mais sur l’un des piliers de la grille, on lisait seulement : Maison à vendre, sans l’alternative ordinaire, ou à louer. — Qu’importe, dit Maurice, demandons toujours à visiter cette propriété : ce sera une promenade, et nous n’y gâterons rien en la marchandant.

» À ces mots, Maurice saute à terre, et tire le fil de fer qui ébranle la sonnette de la grille : avant que la petite porte latérale s’ouvre, je descends à mon tour du cabriolet, pour regarder de plus près les rosiers, la pelouse et le saule pleureur ; un domestique qui est accouru, nous introduit, dès que Maurice demande à parler au propriétaire. Celui-ci n’était pas loin : en voyant des inconnus, il devina qu’ils lui étaient amenés par son écriteau, et quand Maurice se fut annoncé comme un acheteur, il offrit de nous accompagner dans les allées du jardin.

» Il faut rendre cette justice à M. Delaprairie (c’est son nom) ; au lieu de nous exciter à admirer, il faisait les honneurs de sa propriété avec une modestie discrète : il est vrai qu’on peut se passer de faire valoir ce qu’on veut vendre, lorsqu’on a Maurice pour chaland. Il trouve tout superbe assez volontiers, de peur d’humilier un commerçant ou un propriétaire ; avec cette politesse du cœur qui est la vraie politesse, lorsqu’il marchande, c’est sans déprécier l’objet qu’on lui offre, et, lorsqu’il refuse d’acquérir, c’est en se plaignant que sa bourse ne soit pas d’accord avec son enthousiasme.

» Cette fois, c’était bien le moins qu’il fût enchanté de ce qu’il voyait, quand il croyait imposer à M. Delaprairie une promenade gratuite. Au reste, Maurice ne mentait pas, et quoique d’une moindre étendue que nous ne l’avions estimé d’abord, le jardin, dessiné par M. Delaprairie lui-même, attestait le bon goût du propriétaire. La maison ne méritait peut-être pas les mêmes compliments, malgré l’originalité de sa façade extérieure, vraie décoration de théâtre plaquée sur une vieille orangerie convertie en pavillon à l’italienne ; mais nous fûmes obligés de convenir que c’était une habitation bien suffisante : bref, quand tout fut vu, Maurice demanda sérieusement le prix : quarante mille francs fut la réponse ; quarante mille francs pour trois arpents ! le terrain est cher à Bellevue, n’est-ce pas, ma sœur ? à ce prix nous aurions un gros mas en Crau, ou un petit mas en Camargues. N’importe, Maurice ne trouve pas cela trop cher, il ne demande qu’à réfléchir et à revoir le jardin : Eh bien ! monsieur, dit M. Delaprairie, il faut le revoir seuls, madame et vous ; faites ensemble vos réflexions, vous me retrouverez dans la maison, où je vais donner quelques ordres.

» Nous profitons sans façon de la permission, et nous voilà bientôt égarés dans les allées, continuant notre roman de futurs propriétaires, et nous exaltant l’un l’autre par de charmantes suppositions ; si bien que, rêvant tout éveillée pour ma part, dans un endroit où le feuillage nous dérobait à tous les yeux, je m’élance vers une grappe de lilas, mais sans la cueillir, et je m’écrie : Que je serais heureuse ici ! je n’ai jamais désiré une retraite plus douce, une plus grande abondance de fleurs et de fruits !

» — En vérité, me répond Maurice, voilà qui me décide à faire des offres réelles !

» — Quoi donc, mon ami, lui dis-je, tu me donnerais cette jolie campagne ?

» — Elle est à toi, si mes offres sont acceptées… à toi encore, quand même M. Delaprairie ne rabattrait pas un centime de ce qu’il demande. — J’embrassai Maurice, mais mon songe était fini ; j’étais déjà redevenue une femme sage, et beaucoup moins pressée, pour contenter un caprice, d’acquérir une de ces maisons de plaisance, dont l’entretien vous coûte tout juste le double de la somme d’intérêts que pourrait rapporter votre argent.

» J’examinai tous les inconvénients de la propriété avec bonne foi, je les exagérai même ; mais Maurice ne revient pas facilement sur un premier mouvement de sa généreuse tendresse : à toutes mes objections il répliquait que le placement serait excellent pour deux raisons : d’abord, il ne pouvait trouver cher ce qui me rendrait si heureuse, et c’était un bonheur dont il aurait sa part ; ensuite, il entrevoyait dans son acquisition un moyen de s’assurer contre certains impôts qui lui étaient fort onéreux.

» Je prétends, dit-il, ne déplacer aucun de nos capitaux, pour devenir propriétaire ; je n’aurai recours qu’à mon crédit pour trouver les quarante mille francs qu’il nous faut. Je ne veux plus du sot rôle que je joue depuis trop long-temps, avec un trop grand nombre d’amis de collége ou de régiment, qui, sous prétexte que je suis un homme d’ordre, se sont habitués à me faire le caissier de leurs folies, tirant à vue sur moi en quelque sorte : celui-ci, pour cinq cents francs, celui-là pour mille, et oubliant assez volontiers, les uns et les autres, de les rendre. Je ne veux plus de débiteurs ; à mon tour il me faut des créanciers ; mais je compte sur ton économie, ma chère Odille, pour m’acquitter tous les ans, en partie, jusqu’à l’extinction totale de mes dettes. D’ailleurs je ne les prolongerai pas au-delà du jour où nous en contracterons de nouvelles, s’il le faut, pour doter notre fille et continuer à éprouver le désintéressement de nos amis.

» J’avais mes raisons pour approuver ce calcul, connaissant la facilité de Maurice. Je ne fis donc plus guère d’objections, et notre seconde promenade terminée, nous offrîmes trente-cinq mille francs à M. Delaprairie ; celui-ci se récria, tout en acceptant très gracieusement notre adresse, et prétendant que ce serait lui qui attendrait que nous revinssions sur une offre qu’il lui était impossible d’agréer, — d’autant plus que, comme il nous l’avait déjà dit, il vendait à contre-cœur, et au grand désespoir de madame Delaprairie, une propriété créée par eux, dessinée par eux, où ils s’aimaient en époux fidèles depuis vingt ans, où deux peupliers jumeaux portaient leurs deux noms de baptême ; où madame Delaprairie réclamait le droit de venir de temps en temps voir les progrès d’un petit pin qu’elle avait apporté des Alpes, en 1814, pas plus haut qu’un pied d’alouette ; où enfin ils laissaient je ne sais combien de souvenirs matrimoniaux, plus romanesques les uns que les autres.

» Pendant cinq jours, en effet, nous n’entendîmes plus parler de M. Delaprairie. Maurice cherchait à me prouver que nous avions perdu, à la fois, l’occasion d’une bonne affaire, et une propriété que nous regretterions toujours ; il se disposait même à écrire qu’il donnait les quarante mille francs, s’il en était encore temps, lorsque le domestique annonça M. Delaprairie. Il venait nous céder son jardin pour trente-six mille francs, quoiqu’il en eût refusé quarante mille, parce que, avant tout, sa femme désirait le céder à des personnes qui lui paraissaient comme nous assez artistes pour l’apprécier, et trop bons époux pour n’y pas respecter les monuments de sa sensibilité conjugale. Tout cela n’était pas de la comédie, je t’assure, ma sœur ; madame Delaprairie est une excellente dame, qui n’a quitté qu’avec des larmes son pavillon de Bellevue. Car, tu devines que, sans marchander davantage, Maurice conclut ce jour-là même le marché qui nous a rendus seigneurs suzerains du jardin d’où je t’écris, et où nous vivons depuis un mois, Maurice et moi, plus heureux qu’Adam et Ève dans le paradis terrestre… Adam et Ève n’avaient pas comme nous, dans leur Éden, une jolie fille pour courir à travers les sentiers, ou se rouler sur la prairie, en jouant avec une de ces chèvres aux longues soies qui nous sont venues du Thibet.


» P. S. Je ne te parle plus de M. d’Armentières ni de M. Mazade ; depuis une visite qu’ils nous ont faite le même jour, nous ne les avons revus ni l’un ni l’autre. Les voilà parfaitement d’accord… pour nous négliger. »




CHAPITRE XVIII.


Continuation du précédent.




To thee perchance this rambling strain
Recals our summer walks again ;
When, doing nought, and to speak true,
Not anxious to find aught to do, —
The wild unbounded hills we ranged,
While of our talk the topic changed,
And desultory as our way,
Ranged, unconfined from grave to gay[15].

W. Scott.


Nouvelle lettre d’Odille à sa sœur.


« Ma chère sœur,

» Encore un mois de félicité parfaite, depuis ma dernière lettre. Que M.  d’Armentières avait raison de le dire : il ne manquait à Maurice qu’une occupation, pour épuiser l’inquiétude de son caractère ! il s’est fait ici jardinier, et cela suffit à l’activité de son esprit. Qu’il est bien récompensé de n’avoir pensé qu’à moi, en achetant notre joli pavillon ! Il en est plus enchanté que moi-même. Avec quel amour il arrose ses rosiers ! avec quel soin il donne un tuteur à la plante la plus commune, dont la frêle tige réclame ce secours pour ne pas laisser tomber dans la plate-bande son diadème odorant ! Armé d’un sécateur, comme il s’empresse de débarrasser les arbustes de leurs branches mortes ou parasites ! — Moi, de mon côté, je m’occupe spécialement de la basse-cour, et tu serais contente de voir ta sœur redevenue une vraie fermière de Camargue, elle qui naguère s’était si facilement métamorphosée en petite maîtresse parisienne. Je ne te ferai pas la description détaillée de notre Éden, quoique, lectrice de Walter Scott, je me sente de force à imiter le maître, en t’écrivant un long chapitre sur nos trois arpents. Grâce aux accidents du terrain, nous avons des vallons en miniature, une avenue de peupliers, une allée de cerisiers, une contre-allée de pruniers, des labyrinthes, où Thésée peut se passer du fil d’Ariane ; des sentiers, que l’on monte et descend entre des guirlandes de chèvrefeuille ; un potager et des espaliers ; un ermitage incrusté de coquilles, et enfin, un théâtre rustique où l’on a réellement joué, à ce qu’il paraît, non pas des proverbes, mais bien des pièces en trois actes ! Tout cela, ma chère amie, nous a retenus deux grands mois dans l’étroite enceinte de nos murs : ce n’est que depuis une semaine que nous avons commencé nos excursions aux environs, et tu n’as pas d’idée de tout ce que nous découvrons chaque jour en paysages, soit lorsque nous nous dirigeons vers les châtaigniers de Sèvres, soit lorsque nous osons nous égarer au-delà du château de Meudon, à travers la plus magnifique des forêts royales.

» Hier encore, nous sommes partis de bon matin pour une de ces explorations lointaines, qui nous procurent toutes les sensations de Robinson Crusoé allant pas à pas à la conquête des sites de son île. Après avoir admiré un étang appelé Villebon, où quelques laveuses, péniblement accroupies sur leur lessive, nous ont semblé aussi poétiques que les nymphes de Diane, nous avons hardiment gravi une montagne sauvage, par un sentier escarpé qui nous a conduits dans une véritable Sierra Morena ; nous commencions à avoir soif, et nous faisions des vœux pour que le hasard, auquel nous nous étions si imprudemment confiés, nous fît rencontrer une source d’eau vive, dont nous avions vaguement ouï parler quelques jours auparavant, chez un voisin plus ancien que nous dans le pays ; soudain, à notre main gauche s’ouvre une espèce de terrasse naturelle, d’où, abrités sous un grand chêne, nous voyons comme se dérouler la large toile du plus riche panorama que puisse rêver un peintre : au fond du tableau, c’est Paris tout entier ; ou plutôt, ce sont les monuments de Paris et ses édifices rapprochés en un groupe sublime, par l’effet de la distance, mais parfaitement dessinés sur l’azur du ciel. La Seine est là aussi, et, à défaut du mouvement sensible de son cours, malgré la pente du terrain, on dirait une ceinture d’argent que la grande capitale a oubliée sur la verdure ; plus près de nous, le paysage n’a plus rien d’idéal, mais tous les détails en sont ravissants et admirablement composés : dans ce premier plan, le sévère château de Meudon, flanqué de ses hautes murailles et de ses terrasses, est rejeté sur le côté, comme un des moindres accessoires ; ses tilleuls si régulièrement alignés et réduits à une taille uniforme par le ciseau de l’émondeur, s’humilient devant la forêt échevelée, qui couvre de ses libres rameaux les hauteurs de Fleury. À nos pieds, enfin, un rideau de peupliers sépare deux petits lacs, dont l’un étale au soleil sa nappe polie comme un miroir, l’autre se dissimule à moitié sous des touffes de joncs, et me rappelle l’étang du grand Clar d’Arles, vu de la montagne de Montmazour.

» Devant ce spectacle, pendant une demi-heure nous oubliâmes notre soif, mais nous ne revînmes pas sans avoir trouvé la fontaine. Aussi, à notre retour, bien reposés et bien désaltérés, nous avons déclaré, Maurice et moi, que nous répéterions le voyage au moins une fois par mois.

» Ne crois pas, ma sœur, malgré ma comparaison avec les découvertes de Robinson Crusoé, que nous soyons ici privés de tous les plaisirs de la civilisation parisienne. Il ne tiendrait qu’à nous de vivre de la vie des salons, au milieu de nos bois : on appelle Bellevue la Chaussée-d’Antin des environs de Paris ; nous sommes fort heureux en voisins, et si nous voulons descendre à Sèvres, nous avons la maison de M. et madame Féline qui réunit tous les dimanches une société choisie. Je ne connais pas de maison où les mœurs soient comme dans celle-là, à la fois patriarcales et élégantes ; madame Féline est une vraie lady Bountiful ; c’est à elle que je dois notre chèvre du Thibet, qui bondit joyeuse sur la pelouse avec Isabelle, pendant que je t’écris, à moins que, fatiguées toutes les deux, elles se soient endormies ensemble, ce qui forme un groupe ravissant pour Maurice et pour moi.

» Odille.


» P. S. Nous avons vu cette semaine M. Mazade, qui, de son côté, a fait un mois de Villegiatura, comme disent les Italiens, dans un château de Normandie ; quant à M. d’Armentières, qui n’a guère été moins rare dans ses visites, il m’a laissé deviner qu’il obéissait à un sentiment de discrétion et faisait violence à son amitié, pour nous prouver, quand il en serait temps, que cette amitié est toujours la même. »




CHAPITRE XIX,


Où nous voyons un officier bonapartiste risquer de devenir dévot par ambition, et royaliste par amour.




« Je suis honnête homme. Me croyez vous capable, monsieur, d’une action aussi lâche que celle-là ? Moi, aimer une jeune et belle personne qui a l’honneur d’être fille de M. le baron de Sottenville ! Je vous révère trop pour cela, et suis trop votre serviteur : quiconque vous l’a dit est un sot. »
Molière.


Qui ne croirait, après la lecture des deux lettres qui précèdent, que, sans autre péripétie, la première partie de l’histoire de M. et madame Babandy va finir ici comme une pastorale, par la description d’une fête de famille célébrée sur leur petit théâtre de Bellevue, illuminé en verres de couleur à l’instar des tréteaux du Jardin Turc ou de Tivoli ? Dans la sécurité de leur bonheur champêtre, ils s’étonnaient d’avoir pu craindre de ne pas toujours se suffire l’un à l’autre. À Odille le chant de la linote perchée sur l’arbre voisin de son nid paraissait mille fois plus charmant que la doucereuse musique des compliments qu’elle entendait nagueres murmurer à son oreille, dans les salons de Paris. Lorsque, rêvant sous ses allées embaumées, elle faisait son examen de conscience, elle se reprochait à peine ses petits mouvements de coquetterie, si naturels à une jolie femme, continuellement flattée par son mari et les amis de son mari, tant elle se sentait forte contre toutes les suggestions de sa vanité dans l’atmosphère de la solitude, en voyant Maurice si heureux entre elle et sa fille. Quant à Maurice, arraché ainsi tout-à-coup aux aigres disputes du libéralisme et du royalisme d’alors, ne lisant plus de journaux, il se croyait revenu à cette délicieuse quiétude de la première année de son mariage, où il eût si volontiers oublié et l’empire et la restauration dans une métairie de la Camargue. Lorsqu’il comparait le calme philosophique de sa retraite à l’agitation fiévreuse dont il avait plutôt subi que cherché la contagion, quelle que fût sa partialité pour Mazade, il s’inquiétait bien moins que ce turbulent ami parût l’abandonner, tant il redoutait d’être grondé par lui de son indifférence politique……

Malheureusement, Mazade revint et il revint toujours le même, malgré six semaines de séjour dans un château où l’entêtement de son bonapartisme libéral avait triomphé de toutes les séductions aristocratiques et dévotes de l’époque.

— Puisque vous voilà de retour à Paris pour le reste de la saison, monsieur Mazade, lui dit madame Babandy qui avait un peu oublié sa rancune, j’espère que vous allez nous indemniser : il ne faut que trois quarts d’heure pour se rendre de la place Louis XV à Sèvres. On peut venir dîner ici et s’en retourner en moins de temps qu’on n’en mettrait à aller dîner de la Chaussée-d’Antin au Marais, et, si on voulait prolonger sa visite, nous avons un lit à offrir à qui daignerait nous accorder toute sa soirée.

— Ma chère Odille, dit Maurice en riant et sans attendre la réponse de Mazade, je ne suis pas aussi sûr que toi que notre chaumière puisse attirer quelqu’un qui vient d’un magnifique château où tous les honneurs étaient pour lui, où les dames même prodiguaient les prévenances au nouveau Renaud, dans un nouveau palais d’Armide.

— En effet, monsieur Mazade, continua Odille, nous devons redouter une pareille comparaison. Il paraît que vous avez été forcé de convenir que les dames du faubourg Saint-Germain n’étaient pas toutes des douairières implacables. Je serais curieuse de savoir par quelles concessions vous avez reconnu tant de courtoisie et d’amabilité royalistes.

— Vous croyez plaisanter, madame, dit Mazade ; eh bien ! il n’a tenu qu’à moi de faire ma fortune militaire et de sortir avec un beau grade du château de Rollonfort, en récompense du noble exploit qui m’y vait fait conduire presqu’en triomphe. Maurice ne vous a-t-il donc pas raconté comment je suis devenu le favori de ces nobles dames ?

— En servant la messe !

— Justement.

— Maurice m’a bien dit deux mots de cette histoire ; mais, monsieur Mazade, je ne serais pas fâchée de l’entendre avec plus de détails de votre bouche.

— Oh ! très volontiers, madame ; je ne serais pas un héros complet à la façon du noble faubourg, si je me privais du plaisir de faire valoir moi-même mes états de service. Quand je serai général, je serai peut-être plus modeste.

— Toujours votre phrase favorite, monsieur Mazade.

— Je ne l’ai jamais répétée plus à propos, madame, jamais avec plus de confiance en la prédiction d’une vieille sibylle que Maurice ne peut avoir oubliée, et qui, après m’avoir assuré que j’étais né pour les plus hauts grades militaires, se tourna vers notre camarade Tancrède de Tancarville et lui dit :

— Quant à vous, capitaine, qui riez en franc incrédule que vous êtes, vous demanderez un jour pardon à Dieu de toutes vos folies, si vous voulez ne pas faire mentir votre étoile que je vois là-haut, coiffée d’une mitre.

— Oui-dà ! s’écria Tancrède, est-ce que mon étoile serait un astre d’église ?

— Vous l’avez dit, reprit la sibylle, vous renoncerez à la carrière des armes pour vous faire ecclésiastique.

— Pourvu que je devienne évêque, j’y consens.

— Vous deviendrez évêque, poursuivit la diseuse de bonne aventure avec une assurance impayable.

— Tous les officiers félicitèrent Tancrède en riant aux éclats, et je lui promis pour ma part de servir sa première messe, serais-je maréchal de France. Quelle fut ma surprise lorsque, il y a un peu plus de deux mois, je reçus une lettre de Tancrède, que nous avions perdu de vue depuis 1815 : il me rappelait ma promesse, en m’annonçant qu’il devait sous quelques jours être ordonné par monseigneur de Paris, et qu’il comptait sur moi pour la première fois qu’il monterait à l’autel. Soit ambition, soit vraie piété, Tancrède n’est pas le seul militaire qui depuis la restauration se soit enrôlé sous la bannière toute-puissante de notre saint-père le pape. Je n’ai pu reculer, et au jour indiqué, endossant mon uniforme de hussard, je suis allé attendre l’abbé Tancarville dans la sacristie de Saint-Roch. L’assemblée était choisie : toute la noble famille du nouveau Samuel était là avec le ban et l’arrière-ban de ses cousins et cousines du faubourg Saint-Germain.

— Et vous avez réellement remplacé l’enfant de chœur ? dit Odille.

— Certainement, madame, reprit Mazade ; j’ai servi la première messe de notre ancien camarade, et comme j’avais relu deux fois la veille au soir un vieux Paroissien de ma grand’mère, je me suis acquitté de mon rôle à la satisfaction du clergé de Saint-Roch. Je l’avouerai même, tout joyeux militaire que je suis, j’ai pris la chose au sérieux, moitié par respect pour notre religion que je n’ai jamais reniée, j’espère, malgré mon antipathie pour les jésuites (n’est-ce pas, Maurice ?) et moitié aussi par respect pour la vieille sibylle dont je suis intéressé à faire accomplir toutes les prophéties ; car il faudra bien que mon tour vienne, et que je meure général, comme notre camarade Tancarville mourra évêque. Quoi qu’il en soit, ces messieurs furent édifiés de voir un officier de hussards servir si bien la messe. Quel triomphe pour la congrégation ! quel éclatant démenti donné aux philosophes, aux incrédules, aux libéraux, aux bonapartistes et autres ennemis de l’ancien régime ! Mon mérite faisait pâlir le mérite de Tancrède lui-même, car sous sa chasuble, le hussard disparaissait à tous les yeux, tandis que mon uniforme mettait en évidence l’adhésion de l’armée au rétablissement des idées religieuses. Il n’y avait pas un seul des vieux émigrés présents à l’auguste cérémonie qui ne pût désormais se livrer au rêve chéri de la restauration, et se figurer la France militaire agenouillée avec un aspersoir ou un cierge à la main. En un mot, quand nous rentrâmes dans la sacristie, et que nous fûmes entourés de tous les marquis, comtes et barons, cousins du nouvel abbé, de toutes les marquises, comtesses et baronnes, ses cousines, je ne pus me dissimuler que j’étais le héros. Les félicitations les plus affectueuses me furent adressées : un vieux chevalier revenu d’Angleterre avec le comte d’Artois me serra la main à l’anglaise, à me démettre le poignet ; une marquise, qui avait, hélas ! soixante ans au moins, me demanda la permission de m’embrasser ; et enfin madame de Rochelion, une des tantes de Tancrède, chez qui toute la famille devait déjeuner en revenant de l’église, me pria de lui donner la main jusqu’à sa voiture, voulant me conduire elle-même à son hôtel.

— Je vous vois déjà présenté à la duchesse d’Angoulême, dit Odille que ce récit amusait.

— Permettez-moi d’abord de déjeuner chez madame la vicomtesse Rochelion, reprit Mazade.

Je fus placé à table entre la noble dame et sa sœur mademoiselle Éléonore de Rollonfort.

— Demoiselle jeune, belle, aimable autant que noble sans doute ? demanda Odille.

— Doucement ; elle a été tout cela, madame, avant la révolution,… mais en face de moi j’avais sa nièce, mademoiselle Laure, à qui toutes ces épithètes vont si bien que, tout en répondant sans distraction à je ne sais combien de questions croisées de ses deux tantes, je ne pouvais m’expliquer que par l’invincible puissance de la prédiction qui lui avait été faite, comment notre camarade Tancrède n’avait pas préféré cette charmante cousine à notre sainte mère l’Église. Je ne pus m’empêcher d’en faire la remarque à demi-voix, reprenant un peu mon rôle de hussard, lorsque mademoiselle Éléonore de Rollonfort m’eut confié tout bas que ce mariage entre cousins avait été arrêté depuis leur enfance par les deux branches de la famille.

— Tu ne te permis, je pense, cette franchise qu’après quelques verres de vin de champagne qui devinrent ton excuse dans cette dévote réunion ? dit Maurice.

— Je ne sais, répondit Mazade, si j’avais besoin d’une excuse : tout ce que je disais était bien reçu, et je vis que, grâce à mes fonctions cléricales, j’aurais pu me permettre plus encore sans compromettre mon caractère de soldat religieux. Mademoiselle Eléonore de Rollonfort sourit à deux ou trois de mes saillies de hussard, et avant que nous fussions sortis de table, elle m’avait invité solennellement à passer une partie de la belle saison au château de Rollonfort. Enivré de mes honneurs comme Vert-Vert des caresses des nonnes, je ne sus pas refuser, et voilà comment j’ai fait connaissance avec un des plus beaux châteaux de la Normandie.

— J’espère, monsieur Mazade, dit Odille, que votre roman n’est pas fini là.

— Je n’ai pas de secret pour vous, continua Mazade ; et puisque vous vous y intéressez, je puis, sans abuser de cet intérêt, ajouter en quelques mots que j’ai réellement commencé à Rollonfort un roman auquel une royaliste comme vous, madame, me reprochera peut-être de n’avoir pas cherché à donner un plus tendre dénouement.

— Je devine, monsieur Mazade, que dans vos conquêtes normandes, vous vous serez montré plus galant qu’amoureux.

— L’avenir seul en décidera, madame ; mais il est certain que si j’en croyais ma vanité, je pourrais me vanter d’avoir quelques chances de m’allier à une noble famille dont les nombreux protecteurs m’aideraient à devenir général, s’il me convenait d’être un général en cocarde blanche.

— Mais, mon cher monsieur Mazade, il me semble que vous ne pouvez plus guère être général en France avec la cocarde tricolore.

Peut-être, dit Mazade en prononçant le mot avec une certaine emphase ; mais après s’être mordu les lèvres comme un homme qui fait le discret, Mazade revint en ces termes au récit de son amoureuse campagne sur les terres du vieux Rollon : — Je trouvai à Rollonfort plusieurs des convives du déjeuner dévot par lequel s’était terminée la première messe de Tancrède, et entre autres un vieux chevalier de Saint-Louis, M. de Faisanville, qui, ne pouvant se figurer être jamais en compagnie roturière, gratifie royalement de la particule tous ceux à qui il adresse la parole : Il ne manqua pas de me saluer du nom de M. de Mazade, et quoique la bonne mademoiselle Éléonore de Rollonfort m’eût prévenu de cette manie, il finit par m’impatienter, tout libéralisme à part. Cependant je me contentai de prendre sur lui l’avantage d’une plaisanterie que je dois vous raconter, parce qu’elle amena, entre la noble tante et moi, une explication qui diminuera peut-être à vos yeux le mérite de mes succès, mais vous prouvera du moins que si j’ai été fidèle à mon humeur de mauvais plaisant parmi les nobles, leur société ne m’a pas rendu plus fat qu’auparavant.

— Monsieur de Mazade montera-t-il à cheval ce matin ? me demanda dès le second jour M. de Faisanville ; — monsieur de Mazade veut-il faire une partie de billard ? — monsieur de Mazade par-ci ; — monsieur de Mazade par-là ! !... — Je vous demande bien pardon, monsieur le chevalier, répondis-je enfin, mais vous mettez une particule de trop à mon nom !

— Quoi donc ! s’écria-t-il, ne seriez-vous pas gentilhomme ?

Je vis dans les yeux de mademoiselle de Rollonfort que je la contrariais en répudiant ce titre ; je repris : — Loin de moi, monsieur le chevalier, de n’être pas fier du nom que m’a laissé mon père ; mais c’est pour cela même que je tiens comme lui à ne pas souffrir qu’on y ajoute ou retranche une syllabe. Ni la peur de la lanterne, ni la peur de la hache révolutionnaire ne purent forcer mon père à subir ce qu’il déclarait être, en style de rhétorique, une lâche métonymie. Il s’appelait de Maza, monsieur le chevalier ; et lorsque ses timides amis vinrent le menacer de Marat et de Robespierre s’il persistait à garder sa particule, tout ce qu’il voulut accorder à leur prudence fut de la transposer de la tête à la queue de son nom. C’est ainsi que notre particule a traversé impunément tout le règne de la terreur. Pourquoi donc, me demanderez-vous, depuis le retour de nos bien-aimés princes, continué-je à m’appeler Mazade, au lieu de reprendre le nom de de Maza ? Ma foi, monsieur le chevalier, il me semble que je rends hommage par là au courage avec lequel mon père brava les Brutus de 1793, en incorporant audacieusement sa particule à notre nom plutôt que de la supprimer comme tant d’autres nobles seigneurs.

— Cette plaisanterie réussit ? demanda Odille.

— Comment donc ! elle fut acceptée dans son sens littéral par le chevalier qui, me serrant la main, me jura que j’étais le digne fils de mon père, et qu’il voulait citer cette anecdote au comte d’Artois, persuadé qu’elle me vaudrait au moins la croix de Saint-Louis ; bien mieux encore, il ne fut pas le seul à croire à la noblesse de M. de Maza ou M. Mazade, car le chevalier ne manqua plus de réunir les deux variantes lorsqu’il parlait de moi. Bref, je fus obligé consciencieusement de modérer mon penchant à un innocent persiflage, parce que, dans ce château enchanté, on était si aveuglé en ma faveur, que l’on aurait pris au mot mes plus fortes rodomontades. Réservé malgré moi et réduit à ma plus simple gaieté, j’eus encore le bonheur d’être trouvé modeste et aimable par les dames, mais surtout par les deux demoiselles de Rollonfort. À la tante je n’aurais pu, sans être ingrat pour ses continuelles prévenances, me dispenser de témoigner les égards qu’on doit à une douairière vierge ; à la mère, à moins d’être insensible, je ne pouvais taire l’admiration qu’inspire une jeune personne belle sans sotte fierté, douce sans fadeur ni mignardise, spirituelle sans affectation.

— En un mot, vous en devîntes amoureux ? demanda Odille.

— De la nièce seulement, poursuivit Mazade ; mais en prévenant loyalement la tante du sentiment que j’éprouvais, et la priant de me laisser partir avant que je perdisse tout-à-fait la raison, dans mon enthousiasme pour une jeune parente qui n’était si parfaite que parce que, élevée sous ses yeux et par ses leçons, elle s’était modelée sur elle…

— Adroit flatteur ! interrompit Maurice.

— Aurais-tu voulu, reprit l’ex-lieutenant, que je fisse la grimace à la tante et les yeux doux à la nièce ? D’ailleurs je ne mentais point, et je ne sais même si mademoiselle Éléonore de Rollonfort n’a pas été plus belle encore dans son temps et plus aimable que sa nièce Laure. Ma sincérité ne lui déplut pas. Monsieur Mazade, me dit-elle, le chevalier de Faisanville a bien raison ; vous êtes digne de votre père, car je l’ai connu, hélas ! et il s’appelait Mazade tout court, malheureusement, ajouta-t-elle avec un sourire à travers lequel perçait un souvenir de tristesse… Jugez de ma surprise ; mademoiselle Éléonore de Rollonfort avait connu mon père et soupirait en me parlant de lui.

— Il y a dans le monde de singulières rencontres ! continua-t-elle. Vous comprendrez mon émotion lorsqu’en vous voyant à Saint-Roch et vous entendant nommer je ne pus douter que vous étiez le fils d’un homme qui m’avait aimée quarante ans auparavant,… que j’avais aimé moi-même, mais dont le préjugé à peu près insurmontable de cette époque m’avait à jamais séparée à cause de cet amour même. J’étais cependant bien romanesque, il y a quarante ans, mon jeune ami ; mais j’étais aussi bien fière, et je ne me révoltais pas contre le gouverneur de la province de Saintonge, mon père, lorsqu’il répétait devant moi, comme s’il eût deviné mon sentiment secret pour son jeune secrétaire, que depuis dix siècles les demoiselles de Rollonfort n’épousaient qu’un membre de la famille de Tancarville, ou entraient dans un couvent. Votre père étouffa comme moi sa passion sans espoir, et sa seule consolation fut la certitude que je ne serais jamais du moins l’épouse d’un autre, lorsque je pris le voile en 1789. Je n’avais pas encore prononcé mes vœux, que la révolution vint abolir les couvents et me forcer de chercher avec ma famille un refuge d’exilés dans cette Angleterre dont nos aïeux avaient autrefois envoyé leurs fils cadets occuper les palais en conquérants. Ce fut là que j’appris que M. Mazade avait été moins fidèle que moi à notre serment commun de n’aimer qu’une fois. Tête exaltée comme je l’étais alors, je vous avoue que je lui en voulus beaucoup, et je ne lui ai peut-être même pardonné tout-à-fait que le jour où vous m’êtes apparu, son vivant portrait…

Dieu sait, continua Mazade, si je suis sentimental de ma nature ; mais à cette révélation inattendue, j’éprouvai une émotion extraordinaire ; j’essuyai une larme… et vraiment, en vous racontant mon aventure, peu s’en faut que je ne me donne le ridicule de pleurer encore.

— Sais-tu bien, dit Maurice à Mazade, en le voyant tout honteux de sa sensibilité, et voulant le ramener à son humeur habituelle par une plaisanterie, sais-tu bien que tu me produis l’effet d’un second tome de Télémaque, fils d’Ulysse, chez la nymphe Calypso ?

— Je ne t’en veux pas de la comparaison, répondit Mazade, car elle me vint justement à l’esprit, et grâce à mes préventions contre les douairières du faubourg, un moment j’eus la mauvaise pensée que mademoiselle Éléonore pourrait bien avoir compté sur le fils pour payer les dettes du père ; mais elle était trop généreuse pour cela, et dans l’expansion du moment, elle alla même jusqu’à me laisser entrevoir que je n’étais pas indifférent à sa nièce. La pauvre tante ! elle avait tant souffert du préjugé nobiliaire, qu’au milieu même de sa famille exclusive, son imagination de vieille fille, attendrie par un retour sur sa jeunesse, l’avait tout-à-coup identifiée à une situation semblable à la sienne, et intéressée par conséquent aux malheurs supposés du fils de mon père et de sa propre nièce. Moi-même, en l’écoutant, je ne pouvais que subir je ne sais quelle influence romanesque ; ma tête se monta, et la belle Laure lut bientôt dans mes regards que j’étais amoureux de bonne foi. Mademoiselle Éléonore de Rollonfort ne me refusa pas alors sa pitié, et il fut question sérieusement d’aplanir tous les obstacles à une union qu’elle approuvait. Il faut vous dire que mademoiselle Laure a dix-huit ans, qu’elle est orpheline, avec un frère puîné, et que sa tante remplace seule sa mère auprès d’elle : si une tradition de famille la soumet aux convenances de ses parents les Tancarville, la renonciation volontaire de son cousin Tancrède au monde et à sa main lui rend à peu près toute la liberté de son choix.

— Il serait plaisant, s’écria ici Maurice, qu’amoureux et aimé de la nièce, protégé de la tante, pouvant épouser un riche parti, toi officier de fortune, ou à peu près, tu te fusses avisé de trouver toi-même des objections à ton bonheur !

— Eh bien, oui ! mon cher Maurice, des scrupules me sont survenus, j’ai été effrayé de me voir si près du mariage, moi, qui la veille en étais si loin ; j’ai voulu du moins réfléchir, en me replaçant hors de ce cercle d’enchantements aristocratiques où j’étais peut-être fasciné, comme Georges Dandin avant d’épouser mademoiselle de Sotenville. J’ai cru devoir du moins venir consulter mes amis, j’ai donc quitté le château d’Armide ou l’île de Calypso, comme tu voudras l’appeler, mon cher Maurice, et me voici à Bellevue, bien embarrassé, bien incertain, et assez tenté d’attendre que je sois un peu plus près de mon grade de général pour me marier, de peur qu’on ne fasse quelque jour à ma noble épouse la plaisanterie que nous nous permîmes à Mantoue envers celle du colonel Gauvancourt, à qui le corps d’officiers offrit pour sa fête une paire d’épaulettes en sucre.

— Mon cher Mazade, d’après cette conclusion, dit Babandy, je devine que, voulant nous amuser du récit de ton aventure, tu ne nous as présenté l’affaire la plus grave de ta vie que sous le jour le plus romanesque, mais qu’il y a le pour et le contre dans ce mariage, comme dans tous les mariages du monde, depuis et avant la fameuse consultation de Sganarelle ; nous en causerons donc plus sérieusement ensemble.

— Messieurs, je me retire, dit Odille.

— Du tout, madame, reprit Mazade, nous avons le temps ; car je me suis étendu si complaisamment sur mes amours, que me voilà forcé de vous demander l’hospitalité jusqu’à demain, et peut-être Maurice aura-t-il la complaisance de m’accompagner à Paris, où j’aurai à lui montrer quelques papiers de famille, que je ne pouvais apporter à la campagne, sous peine d’arriver comme un procureur avec des liasses de dossiers. Pour ce soir, causons d’autre chose, si ce n’est pas déjà l’heure de monter dans nos chambres, pour pouvoir nous lever demain matinalement.

On passa donc à un autre sujet de conversation, dans lequel Mazade prouva que la préoccupation du mariage lui laissait encore une grande partie de la joyeuse versatilité de son caractère.




CHAPITRE XX,


Où la politique étouffe l’amour.




Chaque condition des hommes a sa réputation particulière ; l’on doit estimer les petits par la modération et les grands par l’ambition et par le courage.
Le cardinal de Retz.


Le lendemain, Mazade et Babandy se levèrent avec le jour ; après avoir fait le tour des pelouses, ils dirigèrent leur promenade matinale hors de l’enceinte du jardin, et sous le couvert des bois, où personne ne pouvait interrompre leur entretien confidentiel.

— Tu nous as brodé poétiquement ton aventure amoureuse, dit Babandy à son ami ; tu vas maintenant me la traduire en prose, si tu as réellement besoin de mes conseils pour la terminer dans les règles.

— Ne dirait-on pas, répondit Mazade, que nous voilà deux auteurs de vaudeville, dont le plus novice porte sa pièce au plus exercé, pour trouver un dénouement. Mais, le fait est que, quelque romanesque que te paraisse cet épisode de ma vie, et quelque gaie que j’ai essayé de rendre ma narration, je n’ai rien inventé, je n’ai rien dissimulé ; tu me vois amoureux d’une noble et belle demoiselle, favorisé par sa tante, pouvant conclure un mariage bien au-dessus de mes espérances de fortune ; et toutefois, j’hésite, ou plutôt, je renonce provisoirement à l’accomplissement de tous mes vœux de ce côté.

— C’est donc sérieusement ; mais quelles sont tes objections ou tes scrupules ?

— Quelle que soit ma franchise, la singulière manière dont je me suis vu introduit dans le château de Rollonfort, et les prévenances de la fidèle amie de mon pauvre père, m’ont imposé une espèce de rôle contraire à toutes mes opinions. Sans avoir fait le dévot, sans avoir fait même l’ultra, j’ai dû respecter l’hospitalité que je recevais, et ne pas heurter de front les sentiments politiques d’une famille, qui, tu le penses bien, donne dans toutes les exagérations que je ne cesse, depuis 1814, de tourner en ridicule. On me croit royaliste tiède pour le moins ; dois-je laisser aller aux renseignements ? Ou, supposons que le mariage aille sans encombre jusqu’à la bénédiction de l’église et la cérémonie civile de la mairie ; nous voici au lendemain : n’aurai-je pas l’air d’avoir surpris la bonne foi de mes illustres alliés par une comédie digne de Tartuffe ? D’autre part, de quel œil me regarderont nos camarades de tous les jours ? Que répondrai-je à ceux qui me demanderont des nouvelles de mes anciens préjugés contre les jésuites et les ultras ? Je n’y tiendrais point, mon cher Maurice, si les uns ou les autres me jetaient à la tête que je n’ai pas été fâché de trouver l’occasion de conquérir ma femme à la pointe d’un cierge.

— Voilà bien, dit Maurice, la susceptibilité d’un homme qui, avec un excellent cœur, d’ailleurs, mon ami, a sur la conscience d’avoir accepté un peu trop souvent le rôle de mystificateur de société. Tu sais maintenant combien elle est cruelle, cette arme de l’ironie avec laquelle on fait en riant des blessures dont la victime est d’autant plus irritée, qu’il lui faut quelquefois en rire elle-même du bout des lèvres. Mais ce n’est pas le moment de te sermonner, comme le jour où, pour avoir piqué un peu trop vif un spadassin italien, nous allâmes ensemble sur le terrain : dans cette circonstance j’eus le bonheur de te tirer d’embarras, et je pus me livrer à toute mon éloquence, mais aujourd’hui ton mentor ne saurait que te plaindre sans avoir le courage de te prêcher. Cependant, voyons, ne t’exagères-tu pas un peu tes propres scrupules ? repasse tes souvenirs ! Serais-tu le seul officier de l’armée de la Loire qui aurait épousé une noble demoiselle sans cesser d’être libéral ? Serait-ce te rendre coupable d’hypocrisie que d’avouer ton admiration pour le grand homme en laissant croire à ces dames que ta conversion pour être difficile n’est pas impossible ?

— Songes-y donc, mon cher ami, je ne suis qu’un pauvre lieutenant : si j’étais un maréchal de France ou même un simple général, j’aurais pour moi de nombreux exemples de palinodie. Non, j’aime mieux espérer que tous les avantages seront avant peu de mon côté : le renversement des Bourbons n’est pas si éloigné que le pensent leurs fidèles leudes, et, peut-être avant peu, si j’en crois ce qu’un charbonnier de notre Vente me disait hier matin, les dames de Rollonfort pourraient bien voir arriver dans leur château le lieutenant Mazade avec une large cocarde tricolore pour leur dire : Ne tremblez pas, mesdames, c’est un vainqueur qui entre chez vous, mais un vainqueur toujours amoureux et toujours prêt à tomber aux genoux des vaincues ; nous changeons de rôles, mais avouez qu’il est plus naturel que ce soit le fiancé qui protège sa fiancée.

— C’est délicieux, mon ami, et plein de délicatesse, mais nous pourrons attendre long-temps cette seconde édition des Cent-Jours, ce dénouement d’un petit drame bonapartiste.

— N’as-tu donc pas reçu un billet de convocation pour une assemblée de dix-neuf personnes chez Adhémar Publicola ? C’est après-demain.

— Si on compte sur moi, on risque de n’être que dix-huit, répondit Maurice.

— Tu as tort, Maurice, dit Mazade ; j’ai déjà plus d’une fois été obligé de te défendre du reproche de tiédeur ; les événements sont graves. Voilà encore une loi qui excitera bien des mécontentements.

— Mon ami, fais donc attention que le vote du budget, comme d’usage, va venir au secours du vote de cette loi.

— La France est humiliée dans ses plus nobles affections ; la liberté devait la consoler de la gloire ; on veut museler le lion comme un chien de basse-cour…

— Le lion paye lui même les muselières qu’on lui impose, ou le lion ne fait mine de montrer les griffes que pour se les laisser rogner.

— Es-tu de ceux qui ne voudraient de révolution que par le refus du budget et de l’impôt ?

— Oui, parce que ce ne serait pas une révolution, bien que les ultras ne l’appelleraient pas autrement ; mais, entre nous, cette révolution seule peut réussir, parce qu’elle prouverait au pouvoir que la France veut tout de bon le gouvernement représentatif.

— La France le veut sans doute, mais que peut-elle faire contre une chambre vénale ?

— En élire une autre moins facile à gagner.

— Eh ! mon ami, ce n’est pas la chambre qu’il faut changer, mais le gouvernement, pour que la charte devienne une vérité.

— Ce n’est pas très logique, mais j’y consens encore si cela peut se faire sans guerre civile.

— Tu parles en véritable égoïste, dit Mazade ; heureusement je te connais, et si la bonne cause a besoin de toi, tu ne manqueras pas à l’appel, ne serait-ce que pour m’aider à devenir général, ajouta-t-il en souriant ; mais en attendant viens au moins lundi chez Publicola : quel diable ! mon cher ermite, tu finirais à la longue par ne plus savoir ce qui se passe dans le monde politique, et un beau matin, tu te réveillerais comme un autre Épiménide, fort étonné de savoir que la France a fait sa révolution.

En ce moment les deux amis, que l’heure du déjeuner ramenait au pavillon de Maurice, sortaient du bois de Sèvres ; ils allaient descendre dans le sentier ferré qui commence à une propriété appartenant alors au prince de Polignac, et fermée par une haie d’aubépine comparable aux plus belles haies vives de la verte Angleterre.

— Quel magnifique point de vue ! s’écria Mazade en voyant la Seine, arrêtée soudain dans son cours par la hauteur de Bellevue, se détourner paisiblement pour passer sous les deux beaux ponts de Sèvres et de Saint-Cloud. Quel magnifique point de vue ! répéta-t-il, lorsque, levant les yeux, il les fixa avec plus d’admiration encore sur le dôme des Invalides, détaché de l’édifice qui le soutient, et suspendu au milieu des légères vapeurs du matin comme un palais aérien.

— Magnifique, en effet ! dit Maurice ; mais ses regards d’époux et de père cherchèrent plus près de lui, dans le premier plan de ce riche tableau, son modeste pavillon. Reconnais-tu cette maison, dit-il à Mazade ; suis le mur d’espalier, voilà le mûrier qu’Odille nomme son compatriote. Tiens ! elle est assise à la fenêtre de la salle de billard d’où elle nous aperçoit, et je suis sûr qu’elle appelle Isabelle pour venir au-devant de nous. Traite-moi de soldat dégénéré, mon futur général, car sous ce toit rustique j’ai renoncé franchement à me laisser jamais séduire par l’espoir de léguer mes cendres, soit au Panthéon, soit à cet autre dôme dont l’aspect vient de te procurer sans doute un nouveau rêve de gloire.

— Ma foi, mon ami, dit Mazade, avoue qu’il serait beau de dormir un jour à côté de Turenne, et d’ajouter une variante à la description de l’invalide qui montre aux étrangers et aux provinciaux les cénotaphes du palais consacré par Louis XIV à la vieillesse du soldat !

Mais déjà Odille leur faisait signe à la porte du jardin, et ils entrèrent en remettant à un autre moment la suite de cette conversation.




CHAPITRE XXI,


Où tout se réduit pour jeter Maurice dans une conspiration.




—No, sir, their— Do you know them?
—No, sir, their hats are pluck’d about their ears.
And half their faces buried in their cloaks
That by no means I may discover them[16].

Shakspeare.


Maurice avait reçu en effet la lettre de convocation dont lui avait parlé Mazade ; mais selon toute apparence, il l’eût brûlée et oubliée comme il faisait de lettres semblables, depuis quelque temps, résolu qu’il était à laisser faire les révolutions sans y prendre part, et à plus forte raison ces complots inutiles qui ne servaient qu’à livrer quelques folles têtes aux cours prévôtales ou aux jurys royalistes. Mazade seul pouvait encore réveiller en lui quelques accès de cette fièvre libérale qui agitait alors l’opposition : Mazade était entraîné lui-même par des mécontents, à la fois aussi irrités et moins imprudents que lui, car, parmi les membres de la Charbonnerie libérale, comme parmi les conspirateurs de tous les pays et de tous les temps, il y avait de ces furieux à froid, qui, n’étant pas fâchés qu’on leur tirât les marrons du feu, poussaient continuellement aux coups d’audace et aux résolutions désespérées, en assurant que les frères et amis étaient prêts à arborer sur tous les points de la France l’étendard de la révolte.

Mazade vint donc chercher Maurice Babandy, le matin de la réunion, en lui faisant la guerre sur son indifférentisme. Les Charbonniers, présidés par le chef mystérieux désigné sous le nom de Publicola, entendirent un rapport sur la situation du parti, et ne se séparèrent qu’après s’être mutuellement exaltés en énumérant tous leurs griefs contre le gouvernement. Maurice revint auprès d’Odille, soucieux et sombre, tourmenté par cette irritation nerveuse d’un homme faible qui se sent engagé malgré lui dans une situation équivoque et se flatte de l’idée qu’il s’arrêtera quand il voudra. Il se garda bien de dire à Odille où Mazade l’avait conduit ; mais il trouva un nouveau prétexte le surlendemain pour se rendre encore à Paris, quand son ami lui porta une nouvelle lettre de convocation. Pendant quinze jours, Odille, vaguement inquiète, ignora que ces voyages fréquents indiquaient une crise politique où son mari, plus éclairé et plus imprudent à la fois que ses complices, pouvait être compromis d’autant plus facilement, qu’il obéissait à cette générosité chevaleresque qui attend que le péril soit passé, pour rompre définitivement avec de dangereux amis. Il s’agissait d’une conspiration, mais si hardie, que Maurice eût parié qu’elle avorterait avant d’être décidée complètement. Il ne pouvait d’ailleurs se retirer des délibérations où il assistait, parce qu’il y paraissait bien moins en son propre nom, que comme représentant le général dont Mazade et lui avaient été les aides-de-camp en 1815, et qui avait des raisons majeures pour ne pas se montrer dans la vente, jusqu’à ce que l’on eut définitivement réglé le rôle qu’il devait remplir. L’étourdi Mazade, convaincu du succès de la conspiration, y figurait pour son propre compte, et briguait les postes les plus périlleux ; car il lui fallait à tout prix justifier la prédiction de la sibylle italienne, pour aller en vainqueur offrir sa protection de futur général aux nobles châtelaines de Rollonfort, qui le croyaient occupé à terminer dans la capitale quelques affaires de famille. Babandy l’impatientait par ses continuelles objections contre une entreprise qu’il traitait de rêve politique, tout en se laissant éblouir quelquefois, à son tour, par les espérances audacieuses de son camarade. Ceux qui ont participé plus ou moins directement aux complots de cette époque peuvent seuls expliquer ce qu’ils avaient de séduisant pour les esprits les plus sages du parti, qui se voyaient les complices d’hommes aussi haut placés que le général Lafayette. Car on sait aujourd’hui que si le gouvernement avait osé traduire en jugement le héros des Deux-Mondes et quelques uns de ses collégues de la chambre législative, il en eut plus d’une fois les moyens.

Quoi qu’il en soit, adieu la quiétude et les doux loisirs du jardin de Bellevue : Mazade finit par enlever pendant deux jours tout entiers Maurice à sa femme, qui croyait, comme les châtelaines normandes, ou devait faire semblant de croire, que les deux amis étaient exclusivement absorbés par une liquidation judiciaire fort embrouillée qu’il importait de régler avant le riche mariage offert à notre joyeux hussard.

Le premier lundi du mois de…, de l’année 1820, Mazade était encore venu déjeuner à Bellevue pour emmener Maurice à Paris, où la grande affaire touchait enfin, disait Mazade, à sa conclusion. Ils partirent ensemble en cabriolet ; justement au détour du chemin où se présente une des entrées de la manufacture de Sèvres, ils rencontrèrent M. d’Armentières qui montait tranquillement l’avenue. M. d’Armentières était très sobre de ses visites depuis quelques mois.

— Mon cousin, lui dit Maurice, j’ai du malheur si vous veniez passer la journée avec nous, car je vais à Paris, et je ne crois pas revenir pour dîner ; mais vous trouverez ma femme.

— Se porte-t-elle mieux ? répondit M. d’Armentières, elle m’avait paru un peu souffrante dimanche.

— Oh ! ce n’est rien ; il n’y paraît plus aujourd’hui.

— Et Isabelle ?

— Elle joue sur la pelouse : tenez, mon cousin, passez par le petit kiosque : je m’aperçois que j’ai emporté les deux clefs ; en voici une que je vous prie de remettre à Odille.

— Je m’en charge ; adieu, mon cousin. Bonjour, monsieur Mazade.

— Bonjour, monsieur, répéta Mazade d’un air froid ; et ils se quittèrent sans plus de discours.

— Il me semble, dit Babandy quand ils se furent dit adieu, il me semble, mon cher Mazade, que tu viens d’échanger un bonjour bien froid avec d’Armentières !

— Nous n’avons jamais été cousins, lui et moi, répondit Mazade, et rien ne nous oblige d’être amis. Mais ce n’est pas aujourd’hui que je pouvais lui serrer la main, lorsque dans deux jours peut-être, s’il est de garde aux Tuileries, je suis exposé à lui brûler la cervelle pour arriver jusqu’au…

— Tu me fais trembler ! dit Maurice.

— Je te conseillerais de le plaindre.

— D’Armentières est le dernier parent qui me reste du côté de ma mère, et cette idée seule suffirait pour m’arrêter en chemin, si je ne croyais pas que notre conférence de ce soir va te prouver que nos amis ne sont pas si décidés que toi.

— En vérité ! s’écria Mazade, comme un homme qui laisse échapper dans un premier mouvement d’impatience une pensée qu’il garde depuis lon-gtemps comprimée au fond du cœur ; en vérité, mon ami, cette idée devrait plutôt t’animer, si tu avais jamais voulu m’entendre à demi-mot.

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire que, soit envie de sa part, soit vanité, tu n’as pas d’ennemi plus dangereux que ce cher cousin depuis qu’il s’est fait ton ami. Mais les maris sont sourds et aveugles, jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

— Sais-tu, Mazade, que si je ne connaissais pas tes préventions contre mon cousin, tu aurais fait de moi le plus ridicule des maris ?

— Sais-tu, Maurice, qu’on arrive à être ridicule autant par excès de confiance que par excès de jalousie ?

— Ma confiance en d’Armentières serait mal placée, je le veux ; mais ma confiance en ma femme ?…

— Eh ! mon cher, je ne vais pas si loin. Un mari n’a-t-il donc à défendre que la vertu de sa femme ? Sa réputation ne risque-t-elle pas encore plus de la langue perfide d’un fat, qui met sa vanité à la compromettre, que de l’amour coupable, mais vrai, heureux, mais discret, d’un amant sincère ? Eh bien, Maurice, tu me forces de te le dire, d’Armentières est un fat, et tu es sur sa liste.

— Ce que tu me dis là est grave, Mazade.

— Très grave, et je prouverai ce que j’avance, s’il te faut des preuves.

— Il m’en faut sans doute !

— Au château de Rollonfort il y avait un garde de la compagnie de d’Armentières, un autre fat à qui, malgré toute la modération qui m’était imposée, j’ai été forcé de donner une leçon de chevalerie française.

— Que disait-il ?

— Ce qu’il disait ? il vantait les conquêtes pacifiques de ses camarades, et citait M. Théodose d’Armentières comme le plus adroit conquérant de tous.

— Tu avoueras que voilà un propos assez vague, et que tu aurais dû ne pas fonder ton accusation sur une pareille généralité. Ce garde du corps avait-il donc une copie du registre amoureux de mon cousin Lovelace ?

— Avec la légèreté d’un blanc-bec, ce monsieur commençait à citer quelques unes des conquêtes authentiques du héros de sa compagnie, et M. de Faisanville, en contemporain du maréchal de Richelieu, l’encourageait à nous donner ce catalogue galant, lorsque je l’interrompis à la lettre A. — Monsieur, lui dis-je, je ne suis pour ma part ni un Galaor, ni un Amadis, ni un Grandisson, ni un don Quichotte ; mais prenez garde à vos paroles ; je ne fais métier ni de séduire les femmes, ni de défendre leur honneur envers et contre tous ; cependant, s’il y a un seul nom de la liste de votre ami qui soit porté par une dame de ma connaissance et qu’il me plaise de le regarder comme douteux, je vous donne d’avance un démenti. — À ce mot, notre jeune homme voulut se fâcher ; mais on lui fit comprendre que j’aurais le beau rôle dans un duel, et il finit par reconnaître qu’il avait tort, tout en soutenant que son ami d’Armentières pouvait inscrire sur ses tablettes amoureuses les vingt-quatre lettres de l’alphabet…

— Voilà une singulière preuve de la fatuité de mon cousin, si toutefois tu ne me caches rien. Me conseilles-tu de revenir sur nos pas pour lui en demander satisfaction ?

— Tu plaisantes, Maurice, et il n’y a pas de quoi : tu me crois absurde, et tu devrais me savoir gré de ma susceptibilité.

— Comment donc ? je te remercie d’être si jaloux de mon honneur, mon cher Mazade, et quand tu seras le mari de mademoiselle Laure, je te promets de veiller sur elle, comme Bartholo sur Rosine. En attendant, apprends que nous pourrons avoir bientôt notre revanche sur notre fat, et qu’il est à la veille de se marier aussi.

— Il l’a confié à ta femme, je parie ?

— C’est une maladresse, n’est-ce pas ?

— Je dirais plutôt une ruse, si je savais comment a eu lieu cette confidence ; mais j’ai regret de cette explication que j’aurais dû réserver pour la semaine prochaine ; nous y reviendrons.

— C’est cela ; après avoir réglé les affaires de la France, nous réglerons les nôtres ; après la réorganisation du gouvernement de la nation, viendra celle de notre ménage.

— Justement, et parlons d’autre chose, dit Mazade.

Il ne fut plus question ce jour-là entre les deux amis ni de M. d’Armentières ni de la pauvre Odille ; mais, quoique Maurice eût affecté de rire de la jalousie de Mazade, cet entretien avait fait sur lui plus d’impression qu’il n’eût voulu l’avouer à son ami. Othello lui-même, le naïf et confiant Othello, tout en rejetant bien loin ses premiers soupçons contre Desdemone, sent comme un serpent qui se glisse dans son cœur pour le ronger, et, le jour où son lieutenant Cassio lui est dénoncé, Othello remercierait le ciel de le mettre en présence des ennemis de la république.




CHAPITRE XXII.


Inquiétudes domestiques et consolateur maladroit
ou intéressé.




Porcia. — You have ungently, Brutus,
Stole from my bed, and yesternight, at supper,
You suddenly arose, and walk’d about,
Musing and Sighing, with your arms across[17].

Shakspeare.


M. d’Armentières entra par le petit kiosque et suivit l’allée couverte qui conduit au théâtre champêtre. Il y trouva Isabelle faisant la chasse aux papillons, et apprit d’elle que madame Babandy était seule dans la maison. Avant d’aller la saluer, il s’amusa d’abord avec l’enfant, chassa avec elle aux insectes, courut dans toute la circonférence du jardin, et, oubliant par quelle porte il était entré, il oublia aussi de remettre la clef grâces à laquelle il avait pu s’introduire sans sonner, frapper ou se faire annoncer.

Lorsqu’il vit Odille, il fut d’ailleurs distrait de toute autre pensée en remarquant qu’elle essuyait ses yeux remplis de larmes, et, naturellement, sa première parole devait être pour s’enquérir avec intérêt de la cause qui les lui faisait verser. Odille n’en fit pas mystère. Les fréquentes absences de Maurice et ses entretiens à mots couverts avec Mazade depuis une quinzaine de jours excitaient son inquiétude ; elle s’en ouvrit à son cousin, mais repoussa bien loin l’explication de celui-ci qui crut d’abord qu’elle se plaignait de l’abandon où la laissait Maurice, et qui voulut la rassurer sur sa fidélité conjugale, au risque de lui inspirer les soupçons qu’il prétendait réfuter.

— Moi, s’écria Odille, moi douter de l’amour de Maurice ? y pensez-vous, mon cousin ? Maurice me sacrifier à une maîtresse ! c’est impossible.

— Vous êtes peut-être jalouse enfin de l’influence que son inséparable exerce sur son esprit ?

— Je ne suis jalouse de personne, mon cousin ; mais je ne saurais m’empêcher de craindre que cet inséparable n’entraîne mon mari dans quelque fatale entreprise, si j’en juge par quelques mots saisis par moi à la volée.

— Je le crains comme vous, et je regrette que, négligeant mes observations de parent désintéressé, vous n’ayez pas compris depuis long-temps que vous deviez à tout prix rompre une liaison aussi funeste, je puis le dire. Moi-même j’ai peut-être à me reprocher de n’avoir pas parlé avec assez de franchise ; je me défiais de mon antipathie et craignais de paraître vouloir remplacer une autorité par une autre ; car c’est un maître que s’est donné là mon cousin, un maître d’autant plus dangereux qu’il le gouverne au nom d’un prétendu dévouement dont il se fait payer d’avance les douteuses preuves. Mais ce qui choque le plus dans le monde, c’est l’espèce de contrôle que M. Mazade semble exercer sur vous, ma cousine.

— Sur moi ?

— Oui, sur vous… toujours au nom de son dévouement pour Maurice. Vous avez en lui un sévère censeur.

— Il est certain qu’il ne me flatte guère.

— Oh ! n’en soyez pas piquée ! il ne croit pas au bon sens des femmes, et si Maurice prêtait l’oreille à ses charitables insinuations, il serait jaloux de vos amitiés les plus innocentes. Du reste, si Maurice ne l’est pas, cette espèce de vice-mari qu’il vous a donné l’est pour lui.

— C’est un peu fort, dit madame Babandy dont M. d’Armentières parvenait peu à peu à piquer l’amour-propre.

— Très jaloux même, continua M. d’Armentières, et si je vous racontais…

— Prenez garde, mon cousin ; vos réticences ne seraient pas de la charité chrétienne ; je supposerais peut-être pire que vous ne me cacheriez.

— Votre confiance commande la mienne ; j’espère que vous serez plus discrète que moi, lorsque vous comprendrez que mon indiscrétion pourrait renouveler une de ces explications où il y va de la vie entre hommes de cœur. En un mot, c’est moi qui ai eu l’honneur d’exciter la jalousie de M. Mazade ; c’est à moi qu’il a osé déclarer sur un ton aigre-doux que mes visites trop fréquentes pouvaient faire parler la médisance.

— Voilà pourquoi vous avez rendu vos visites plus rares ?

— Je vous avouerai que je n’ai pas cédé si facilement à une pareille observation. J’ai dû demander si elle provenait de mon cousin ; mais non, c’était à l’insu de Maurice, c’était de son autorité privée que M. Mazade prétendait circonscrire mes devoirs de parent et d’ami dans certaines limites. Si du moins il m’avait donné quelques raisons, mentionné quelque imprudence ou révélé à moi-même un sentiment qui menaçât mon repos sinon le vôtre ! s’il m’eût dit comme à un petit cousin sortant du lycée : Monsieur d’Armentières, prenez-y garde, vous croyez n’aimer votre cousine que d’amitié, c’est un sentiment plus doux qui vous rapproche d’elle, et qui peut d’autant plus la compromettre, que, là où vous croyez n’être que respectueux, vous êtes encore plus tendre ! Je vous ai surpris rougissant et pâlissant tour à tour en étudiant son regard. Le contact de sa main suffit pour allumer dans vos yeux une flamme capable de consumer le monde. Retirez-vous, mon jeune ami, sinon vous ne tarderez pas à devenir coupable ou malheureux… Mais non, c’était à un garde du corps de vingt-sept ans, qui songe sérieusement à se marier, que M. Mazade daignait apprendre qu’on ne doit pas compromettre une belle cousine par un amour follement affiché.

— Mais enfin, qu’avez-vous fait ? demanda madame Babandy qui trouvait que son sage cousin prenait un singulier plaisir à irriter son impatience par ses amplifications.

— Ce que j’ai fait, ma cousine ? j’ai représenté à M. Mazade que ses soupçons étaient aussi injurieux pour vous que pour moi, et que, si je ne craignais de faire du bruit, je lui en demanderais satisfaction. À ce mot, il s’est permis une parole qui équivalait à un cartel…

— Et vous vous êtes battus ?

— Oui, ma cousine, après nous être juré que nos témoins ne seraient pas instruits de la vraie cause du combat.

— Ah ! mon Dieu ! vous pouviez être tué…

— C’eût été pour vous, ma cousine, et vous l’auriez ignoré. Heureusement, comme le motif supposé de notre querelle n’avait pas paru très grave à nos témoins, nous fûmes séparés après avoir échangé deux balles sans nous blesser ; mais M. Mazade ne voulut se retirer du champ clos qu’après m’avoir pris à part et fait jurer que je réduirais mon assiduité auprès de vous à un nombre de visites sur lequel il réglerait lui-même le nombre des siennes, pendant les deux mois qui suivraient notre rencontre. J’ai cru devoir souscrire à cette dernière condition, établissant par là l’égalité de nos droits, et évitant surtout le bruit d’une querelle qui n’aurait pu se prolonger sans parvenir aux oreilles de Maurice.

— Je trouve M. Mazade passablement impertinent, dit Odille, et je regrette de ne pouvoir me servir d’une pareille aventure pour ouvrir les yeux à Maurice sur ses ridicules prétentions. Mais, hélas ! qui sait où ils sont tous les deux en ce moment ? Ah ! mon cousin, je ne saurais vous dire quel pressentiment sombre m’agite… N’avez-vous rien appris ? que se passe-t-il donc dans Paris ?… j’ai cru entendre M. Mazade assurer que le gouvernement serait changé sous peu de jours ?

— Rassurez-vous, ma chère cousine, répondit M. d’Armentières évidemment contrarié de voir Odille beaucoup plus préoccupée de la politique que de ses confidences relatives à Mazade ; rassurez-vous : on crie beaucoup, on fait de sinistres prédictions dans les journaux ; mais qui oserait les réaliser ? Jamais le trône des Bourbons ne fut plus solide.

— Les libéraux n’en sont pas moins convaincus de la facilité de renverser ce trône.

— Ce sont les fous du parti : mon cousin n’est pas de ceux-là.

— Non, mais par sa faiblesse pour des amis moins raisonnables que lui, il peut se croire obligé de donner des gages de fidélité à leur cause ; il peut se trouver dans une émeute ou un guet-apens de police. En un mot, il y a quelque chose d’extraordinaire, mon cousin, et je vous demande en grâce de passer ce soir à notre appartement de Paris pour dire à Maurice ce que je n’ai pas osé lui dire moi-même, que s’il ne doit pas revenir demain soir, je ne pourrai résister à mon inquiétude, et j’irai le rejoindre après le dîner.

— Je promets de vous le ramener ou de venir vous apporter sa réponse.

— Je vous remercie, mon cher cousin, et je vous promets que, sans vous trahir, je saurai faire comprendre à Maurice que je connais mieux que lui quels sont ses vrais amis. Mais en ce moment, telle est, j’en conviens, l’anxiété où m’ont jetée les paroles menaçantes que j’ai surprises et un insurmontable pressentiment… que je presserais avec reconnaissance la main de M. Mazade lui-même s’il revenait avec Maurice.

Une dame du voisinage, qui venait passer la journée avec madame Babandy, entra en ce moment, et cette conversation en resta là. Mais M. d’Armentières, arrivé à Paris, n’oublia pas la commission de sa cousine, qui reçut le lendemain, par un exprès, le billet suivant :


« Ma chère cousine,

» Je n’ai pu joindre Maurice hier soir, et ce matin j’arrive trop tard chez lui ; il était sorti avant sept heures, mais en disant au portier qu’il ne rentrerait pas, se proposant de retourner ce soir à Bellevue. Je ne vous écris donc que pour l’acquit de ma conscience, chère cousine, et pour vous renouveler l’assurance de mon respectueux dévouement.

» Théodose d’Armentières.

» P. S. Ce que vous m’avez dit m’ayant rendu questionneur, je ne vous cacherai pas qu’on m’a appris que la police était sur la trace d’un complot ; mais que cette nuit même tous les conspirateurs avaient été arrêtés. Le journal n’en dit rien encore ce matin ; mais tous les postes ont été doublés hier soir au Château. »


Cette lettre ne rassura qu’à demi Odille, et elle eût été bien malheureuse de ne pas voir revenir ce soir-là son mari, si elle n’avait reçu dans la soirée ce second billet par un second exprès :


« Ma chère Odille,

» Un événement imprévu m’empêche d’aller ce soir te rejoindre ; ne m’attends même demain que fort tard. Je ne puis te dire le reste que de vive voix.

» Ton mari,          M. B. »




CHAPITRE XXIII.


Admirable dévouement d’un cousin.




S’il n’est digne de moi, le piége est digne d’eux.
Racine.


Il était plus de minuit : madame Babandy ayant vainement attendu son mari jusqu’à une heure assez avancée, venait de se jeter sur son lit, agitée par une anxiété fiévreuse, livrée aux plus cruelles conjectures, et, quel que fût son ardent désir de revoir Maurice, n’osant plus en former le vœu qu’avec mille restrictions mentales, car, depuis les deux lettres qui terminent le chapitre précédent, elle avait à redouter que son retour auprès d’elle ne pût s’effectuer qu’au péril de sa liberté, de sa vie même. Depuis ces deux lettres les avis les plus alarmants, les nouvelles les plus fatales, lui avaient peu à peu révélé qu’au nombre des complices de la conspiration récemment découverte, elle devait compter, non seulement l’imprudent et exalté Mazade, mais encore Maurice, le sage Maurice. Or, dans cette parricide conspiration, il ne s’était agi de rien moins que de marcher sur les Tuileries, d’enlever la famille royale, d’obtenir du roi un acte d’abdication, en lui appuyant une épée régicide sur la gorge, et de proclamer un de ces gouvernements provisoires, qui sont la pierre d’attente des révolutions comme des restaurations.

D’après quelques rapports, l’ex-capitaine Babandy était désigné comme devant prendre le commandement d’un régiment séduit ; d’après quelques autres, il ne figurait que comme l’aide-de-camp d’un général anonyme, dont il représentait la participation mystérieuse au complot ; mais, dans tous, son nom était en tête, précédant même celui de Mazade. Le journal officiel, sans nommer les deux amis, les comprenait, dans une phrase générale, parmi ceux qui ne pouvaient long-temps échapper à la police mise sur leurs traces.

Toute la journée, des figures suspectes avaient rôdé autour de Bellevue.

À chaque bruit qui frappait de loin son oreille, la triste Odille se relevait sur son lit, écoutait attentive, et puis laissait retomber de nouveau sa tête souffrante quand elle n’entendait plus rien. Tout-à-coup, il lui semble qu’on a ouvert la petite porte du kiosque : quelqu’un marche certainement dans l’allée des peupliers, le voilà sous la fenêtre de la chambre principale : il appelle à voix basse et prononce le nom d’Odille… C’est lui, dit-elle ; aussitôt, sans lui répondre, elle descend, ouvre la porte de l’escalier, et reconnaît M. d’Armentières.

— Mon cousin ! s’écrie Odille avec l’accent d’un désappointement pénible… et Maurice ?

— Maurice ! répond M. d’Armentières ; n’est-il pas ici ?

— Hélas ! non.

— Je venais l’avertir, le sauver, lui porter un passeport que voilà, ma cousine ; car il faut qu’il fuie s’il en est temps encore… Silence : j’ai été suivi, les agents de police auront sauté par-dessus les murs ; mais tant mieux, puisque Maurice n’y est pas !… Venez, montons dans votre chambre,… et en disant ces mots, il entraînait madame Babandy qui prêtait l’oreille au nouveau bruit de pas qu’on entendait dans le jardin….

— Ma cousine, dit M. d’Armentières quand ils furent dans la chambre, un Dieu sauveur m’a envoyé ; j’ai été prévenu que, sur un avis, heureusement inexact, on devait venir ici arrêter cette nuit même mon cousin : j’arrivais trop tard pour le prévenir lui-même, je serai arrivé à propos pour le sauver, en dépistant la police pendant deux ou trois jours… Secondez-moi.

— Quel est votre projet ? demanda Odille, tout entière à une seule pensée.

— Vous allez le voir,… donnez-moi une des redingotes de mon cousin... Ah ! sa robe de chambre, encore mieux ! (et M. d’Armentières dépouilla son habit pour revêtir cette robe de chambre) ses pantoufles,… (et il ôta vivement ses bottes pour mettre ses pieds à l’aise dans les pantoufles de Maurice…). Maintenant, laissez monter ces hommes, ma chère Odille, et ne me démentez pas… Contentez-vous seulement de pleurer et de dire que votre mari est innocent.

— Ouvrez, dit une voix.

— Que désirez-vous ? répondit M. d’Armentières, en s’avançant, dans son nouveau costume, sur le long balcon en galerie formant la façade du pavillon.

— Nous désirons parler au capitaine Babandy.

— Amis ou ennemis ? demanda M. d’Armentières.

— C’est un ami qui nous envoie pour lui indiquer un asile.

— C’est moi-même, messieurs ; la porte est ouverte, montez sans bruit.

Odille était interdite ; deux hommes montèrent, tandis que deux autres se glissaient sous la galerie inférieure.

— Vous êtes le capitaine, dit l’un des agents en entrant dans la chambre où M. d’Armentières s’était assis sur le bord du lit. — Je vous arrête au nom du roi.

M. d’Armentières, avec le plus grand sang-froid, tire deux pistolets de sa ceinture, s’avance sur les deux agents, et leur crie :

— Vous avez cru, quand je vous ai dit de monter, messieurs, qu’un officier de hussards se laisserait prendre au piége comme un conscrit ; mais je vous attendais, et vous êtes morts !

Odille poussa un cri de terreur en entendant armer les deux pistolets ; les deux agents reculèrent ; mais l’un d’eux levant la main :

— Capitaine, prenez garde ; vous êtes maître de notre vie sans doute, mais permettez-moi de vous faire observer que notre mort ne vous sauvera pas ; nous sommes en nombre, et après nous avoir tués, ce qui aggravera votre fâcheuse position, vous n’êtes pas sûr d’échapper à nos camarades ; quatre sont dans le jardin, quatre autres en dehors des murs.

— Huit hommes pour un seul ! êtes-vous Français ?

— Nous sommes Français et gendarmes, reprit l’agent, et si vous voulez écouter l’avis d’un troupier qui a une femme et quatre enfants, au lieu de faire résistance, vous nous suivrez, et je vous donne ma parole d’ancien militaire que mon rapport ne vous chargera pas.

M. d’Armentières se tourna vers Odille et désarma ses pistolets, qu’il remit au gendarme.

— Je ne vous demande que le temps d’embrasser ma femme et ma fille, que la mort violente de deux hommes tués sous leurs yeux ferait mourir de frayeur : il me convient d’être conduit de nuit à la Préfecture de police, messieurs ; car je n’aimerais pas que la foule vînt se rassembler sur notre passage… Adieu, Odille, ma bien-aimée ; adieu, Isabelle, ma fille ; et en parlant ainsi, il serra dans ses bras Odille accablée et étourdie de cette scène, Odille, à qui son rôle défendait toute résistance contre de si tendres adieux. Isabelle était dans son berceau, pleurant d’effroi à la vue de ces deux inconnus : M. d’Armentières l’embrassa paternellement.

Un des gendarmes ne put retenir ses larmes.

Après un redoublement de caresses d’époux et de père, M. d’Armentières dit enfin aux agents : — Je suis à vous, messieurs, partons.

La femme de chambre avait eu le temps de s’habiller et d’accourir, le jardinier et sa femme s’étaient aussi levés ; tout ce monde vit le prisonnier sans trop distinguer ses traits.




CHAPITRE XXIV.




That— Is it not strange ?
That Angelo an adulterous thief ?
An hypocrite, a virgin-violator :
Is it not strange and strange[18].

Shakspeare, Measure for measure.


L’arrestation faite cette nuit à Bellevue ne pouvait être un mystère dans les maisons voisines du pavillon du capitaine Babandy. Quand le jour fut venu, la curiosité amena plus d’une personne à la grille du jardin et à la porte de la basse-cour ; mais on pense bien que madame Babandy resta invisible toute la journée : quant aux domestiques, ils se trouvaient bien embarrassés pour raconter avec beaucoup d’exactitude ce qu’ils n’avaient vu que très inexactement.

À Paris, où l’on recherchait et recueillait avidement tous les incidents relatifs à la conspiration découverte, on ne manqua pas de s’entretenir à la Bourse de la nouvelle capture, et les gazettes répétèrent chacune sa version du bruit de la journée : dans les unes on lisait, après un grand éloge de l’activité et de l’intelligence de la police, que le capitaine Babandy n’avait pu long-temps échapper aux agents de l’autorité. Dans les autres, le publiciste, après avoir annoncé le même fait sans commentaire, s’étendait beaucoup, dans un entre-filet, sur la violation du domicile des citoyens et sur les vexations auxquelles se livrait l’administration, sans respect pour les lois. Mais à la bourse de l’après-midi, on savait déjà que l’activité et l’intelligence de la police venaient de subir un échec, et les journaux du lendemain amusèrent leurs lecteurs par les articles suivants :

Voici la version laconique d’un journal ministériel :

« La nouvelle de l’arrestation du capitaine Babandy était prématurée. »

Voici la version ironique d’un journal libéral :

« La police est sujette à d’étranges bévues ; ce qui vient de lui arriver chez le capitaine Babandy devrait la dégoûter des arrestations de nuit. L’agent chargé d’arrêter le capitaine a pris pour lui un de ses parents qui s’est prêté d’autant plus facilement à passer pour le prévenu, qu’on dit qu’il sert dans les gardes du corps, et qu’il n’y avait pas apparence qu’il pût long-temps être confondu avec un officier de l’ancienne armée. »

Les jours suivants la même nouvelle défraya les journaux arriérés et fournit aux autres un nouveau texte de réflexions.

Voici les détails plus précis qu’on lisait dans un journal ultra-royaliste qui se disait bien informé, et qui n’était pas fâché peut-être de se consoler de la disgrâce de la police par un peu de chronique scandaleuse :

« On a beaucoup plaisanté de la déconvenue de la police au sujet de l’évasion d’un des officiers compromis dans la dernière conspiration. Nous croyons que les bonapartistes et les libéraux devraient se montrer un peu plus discrets sur cette affaire, ne serait-ce que par respect pour la vie privée. Mais au bonheur de trouver l’administration en défaut, les libéraux sacrifieraient jusqu’à l’honneur des conspirateurs eux-mêmes. Il paraît certain que le faux avis qui a conduit les agents de l’autorité dans la maison du capitaine B… n’était pas précisément une mystification dirigée contre la police, mais la vengeance d’un amant dédaigné, qui voulait faire surprendre un rival plus heureux : celui-ci, en se laissant arrêter pour le mari dans sa propre robe de chambre, aurait donc fait un acte de réparation plutôt que de dévouement. Toutes les femmes de nos bonapartistes ne sont pas aussi chastes que madame de Lavalette. »

Quelques renseignements pris au bureau du journal firent penser que cet article était communiqué.

C’était là, en tout cas, une cruelle vengeance de la police, si la police était l’auteur de cet article, car personne ne pouvait relever ce qu’il contenait de calomnieux. L’officier dont on flétrissait l’honneur était proscrit et contumace ; le parent qui s’était dévoué pour lui, n’importe dans quel but, était en prison, jusqu’à ce que l’autorité supérieure eût décidé si on devait le mettre en jugement. Plusieurs jours se passèrent avant que le même journal insérât ces deux lignes, que personne ne lut peut-être :

« On nous reproche d’avoir dernièrement cherché à dénaturer le dévouement du parent de M. B…, un des prévenus contumaces dans le complot du mois de… ; nous mentionnons très volontiers la réclamation anonyme qu’on nous adresse à ce sujet ; nous ignorions que notre récit pût atteindre un des fidèles gardes du corps du roi, que cet événement forcera, assure-t-on, de donner sa démission. »

En dernière analyse, quoique chacun racontât l’arrestation de M. d’Armentières au lieu et place du capitaine Babandy, avec une variante particulière, l’opinion la plus générale fut que la police avait à son insu mis au grand jour les preuves de la liaison coupable d’Odille et de son cousin.




CHAPITRE XXV.


Consolations et amertumes.




« — Que razones seran bastantes para persuadir a mis padres y a otros, que este caballero entrò en mi aposento sin consentimiento mio[19] ?
Don Quijote, part. i ».


On comprend que, dans la situation de femme infortunée où se trouva la pauvre Odille, ses amies les plus vertueuses ne purent se dispenser de lui porter charitablement toutes les condoléances qu’il est d’usage de prodiguer au malheur. La plupart de ces condoléances étaient même sincères, on peut le croire pour l’honneur du sexe. Cependant il y en eut qui s’exprimaient en phrases si remplies de mots à double entente, que la compassion de quelques unes de ces bonnes amies aurait pu passer pour bien maladroite à qui aurait oublié la fameuse maxime de La Rochefoucauld, que, « dans les malheurs de nos meilleurs amis, il y a toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas. »

Ces dames, aussi indiscrètes que charitables, entraient généralement en matière par une exclamation, et la conclusion ressemblait sous ce rapport à l’exorde ; mais, dans le cours de l’entretien, elles expérimentaient avec plus de sang-froid la sensibilité conjugale de celle qui, au grand étonnement de toutes ces bonnes voisines, ne semblait avoir qu’une idée fixe, le salut de son mari. Les parenthèses sont, dans ces occasions, d’un grand secours pour les questions indirectes :

— Que M. Babandy avait dû rire pendant que son cousin amusait les gendarmes ! (car il était dans la chambre à côté, n’est-ce pas ?) disait l’une.

— Quel dévouement de la part de M. d’Armentières, et quelle ruse ! (elle est de votre invention, j’en suis certaine ?) disait l’autre.

— En vérité, madame, vous figurerez dans l’histoire à côté de madame Lavalette (comme mon journal le remarque déjà), disait ensuite une troisième qui, ne voyant pas rougir la pauvre Odille, s’en alla en répétant : elle ne l’a pas lu.

À toutes ces parenthèses et à quelques autres, Odille ne savait que répondre, trop occupée de sa douleur pour penser qu’elle pouvait servir de spectacle à celles qui venaient lui témoigner un intérêt qu’elle ne se permettait même pas de trouver importun.

Mais que devint-elle, lorsque, trois jours après la fameuse nuit, le jardinier lui remit un pli cacheté qui venait d’être apporté par un commissionnaire de Paris sans que celui-ci eût dit de quelle part, ni réclamé le prix de sa course ?

Ce pli contenait un papier imprimé (c’était le journal ultra-royaliste, dont nous avons donné l’extrait), et une lettre où Odille lut ces lignes tracées d’une main bien connue :

« Odille, vous m’avez donc trompé !… ah ! trompée vous-même, je l’espère, et plus faible encore que criminelle ! victime crédule et naïve d’une hypocrite séduction, victime assez punie déjà sans doute par vos remords !

» Et moi qui, prévenu de ce lâche complot contre mon honneur et ma paix domestique, avais opiniâtrement fermé les yeux pour ne rien voir ! moi qui me reprochais un soupçon comme une injure ! moi qui peut-être serais encore auprès de vous ! moi qui aurais évité la proscription qui me frappe et l’exil auquel il faut me condamner pour échapper à la mort, si, troublé par un dernier avis (trop vrai, hélas !), je n’étais resté engagé dans une entreprise fatale, pour combattre par l’émotion d’un péril quelconque un mouvement de défiance et de jalousie dont j’étais honteux !

» Odille, je dois peut-être remercier le ciel de cette révélation publique. En appelant sur vous l’œil du monde, le scandale vous préservera des habitudes du vice dont on ne se relève jamais, et vous vous arrêterez à une première faute, pardonnée par Dieu plus indulgent que les hommes…, pardonnée par moi-même, car il y a encore dans mon cœur plus de pitié pour vous que de haine. Oui, femme coupable, vous ne serez plus ma compagne, mais vous resterez la mère de ma fille : comme moi, respectez encore ce dernier titre, qui vous impose à vous-même des devoirs sacrés. Je ne quitterai pas mon pays pour aller vivre sur le sol étranger en proscrit, ou plutôt pour y périr en homme désespéré, sans vous prouver que je sais pardonner. Je vous aimais tant, Odille, que je me cherche à moi-même des torts pour vous trouver moins coupable : malheureuse femme, c’est mon excessive confiance qui est mon plus grand crime àvotre égard. Avant peu vous recevrez mes dernières volontés, mon testament, car lorsque vous lirez ces lignes, je serai déjà mort pour vous, soit que j’échappe à la vengeance des partis, soit que je puisse être assez lâche pour me laisser traîner devant nos juges, victime ridicule et baissant la tête, là où mes camarades regarderont fièrement autour d’eux en vaincus plutôt qu’en coupables.

» M. B. »




CHAPITRE XXVI,


Contenant les dernières dispositions de Maurice.




Upon sur— If I shall be condemn’d
Upon surmises, all proofs sleeping else
But what your jealousies awake, I tell you,
’Tis rigour not Law[20].

Shakspeare, Winter’s tale.


On devine la désolation d’Odille à la lecture de cette lettre et du journal, où elle était si perfidement désignée, double sentence qui interdisait tout appel à son innocence. Le monde et son mari semblaient d’accord pour la juger, sans vouloir l’entendre, sur de simples apparences, ou plutôt, sur une odieuse interprétation de ces apparences.

Par une singulière fatalité, le seul homme qui pouvait la justifier était forcément un témoin suspect, un complice intéressé. Il y avait certes de quoi égarer une tête plus forte que la sienne, et la vue seule de sa fille put préserver la pauvre Odille du désespoir ou de la folie.

Elle tomba à genoux, invoqua Dieu, son dernier refuge, et éprouva quelque consolation à pouvoir le prier avec le sentiment d’une conscience pure, en se reprochant toutefois d’avoir accusé Dieu aussi, dans le premier cri de sa douleur, d’abandonner une faible et malheureuse mère au jugement des hommes. Elle eut alors la pensée d’écrire à sa sœur, mais elle n’en eut pas le courage. J’attendrai, se dit-elle, ces dernières volontés que Maurice m’annonce. Peut-être ne me laissera-t-il pas du moins ignorer où je puis le revoir et lui parler une dernière fois ! Oh ! le revoir, mon Dieu ! une heure, un moment, je n’en demande pas davantage. Je consens à ne lui faire entendre que ces paroles : — je suis innocente…, et à mourir après, pour leur donner cet accent de conviction et de vérité que prennent les paroles des mourants.

Quelques jours se passèrent avant qu’Odille reçût ce second papier, qu’elle attendait avec une cruelle impatience. Chaque jour elle se répétait : Hélas ! il veut donc mettre entre lui et moi une infranchissable distance, de peur que je puisse retrouver ses traces. Aurait-il dit vrai ? renonce-t-il à revoir jamais son Odille, son Odille qu’il croit coupable sans doute, mais qu’il croit du moins repentante ?

Parfois aussi, Odille ne pouvait s’empêcher d’accuser Maurice d’injustice et même de cruauté, tant il est difficile à un cœur aimant, mais fier, de se résigner à un malheur mêlé de honte.

Enfin, arriva le pli qui contenait cette espèce de testament d’un homme faisant ses adieux à son pays, où il pouvait se regarder comme mort civilement, et à cette compagne par qui il croyait avoir été odieusement trahi.

« Vous ne trouverez plus dans cet écrit, madame, je l’espère, ni plaintes ni reproches ; je tâcherai de me tenir dans les limites d’une lettre d’affaires. Notre séparation est probablement éternelle ; car ma proscription politique cesserait demain, que je ne remettrais les pieds en France que pour y donner ou recevoir la mort. Fasse le ciel que je la trouve ailleurs plus honorable, ou du moins plus naturelle. Je ne marchanderai pas avec elle, n’importe le péril qui, en abrégeant mes jours, préservera ma fille d’avoir pour père un soldat fusillé, ou un citoyen souillé par le couteau du bourreau.

» Notre fortune consiste, vous le savez, en vingt-cinq mille francs de rentes, non compris le pavillon de Bellevue, dont j’ai voulu acquitter le prix avant de liquider notre avoir et nos dettes. Ce pavillon vous appartient.

» Cinq mille livres de rentes sont inscrites, en votre nom, sur le grand-livre : notre maison de Paris, qui est à vous par contrat, rapporte la même somme, les titres vous en seront remis. Ce revenu doit vous suffire pour vivre, soit que vous vous retiriez auprès de votre sœur, soit que vous habitiez les environs de Paris, et Paris même, afin d’y surveiller l’éducation de votre fille.

» Dix mille livres de rentes sont inscrites au nom d’Isabelle ; d’ici à ce qu’elle soit en âge d’être établie, ce capital doit s’élever à plus de trois cent mille francs, alors même qu’il supporterait tous les frais de son éducation.

» Quand Isabelle aura atteint sa septième année, un papier cacheté vous sera remis par la maîtresse de pension à qui je désire qu’elle soit confiée, jusqu’à ce qu’il se présente un parti avantageux pour elle.

» Je me suis réservé le reste de ce que je possède : il faudrait que la vie aventureuse à laquelle me voici condamné fût bien longue, pour que ce reste ne me fût pas suffisant ; en tout cas, j’ose croire que lorsqu’un jour notre Isabelle aura trouvé un époux plus heureux que celui de sa mère, si un exilé, rendu à son pays par les vicissitudes des révolutions, revenait, pauvre et oublié de tous, réclamer d’elle un asile et un souvenir, en se faisant reconnaître pour son père, sa maison ne lui serait pas fermée !

» M. B. »


Ce paquet n’avait aucune date, aucune indication du lieu où il avait été écrit.

Plus d’espérance ! s’écria la pauvre Odille ; je suis condamnée sans aucun recours, et il se croit généreux ! Hélas ! il l’est, puisqu’il me croit infâme. Étouffons cette dernière révolte de mon désespoir contre son aveugle sentence : il est peut-être encore plus à plaindre que moi !

Odille se décida enfin à écrire à sa sœur, mais avec le découragement d’une femme qui se croyait vouée à une véritable fatalité, et persuadée qu’elle aussi allait la trouver coupable. Elle se rappelait les lettres où madame Ventairon l’accusait presque d’une partialité imprudente envers M. d’Armentières.

Madame Ventairon, en répondant à sa sœur, ne lui cacha pas qu’elle avait été prévenue par une lettre de Maurice qui lui adressait de tristes adieux, trouvant une consolation mêlée d’amertume à épancher sa douleur dans le sein de la femme qu’il estimait le plus au monde. Cependant madame Ventairon disait à Odille qu’elle ne doutait plus de son innocence, persuadée que, coupable, elle n’eût pas osé lui écrire ; mais madame Ventairon ne pouvait s’empêcher d’excuser son beau-frère de son jugement précipité : elle ne croyait pas au dévouement absolu de M. d’Armentières, et, usant de ses droits de sœur aînée, elle exprimait la crainte qu’Odille eût été un peu imprudente, sinon légère, dans sa partialité avouée pour ce généreux cousin. Elle terminait sa réponse en invitant Odilie à quitter Paris et à venir se fixer dans la maison maternelle jusqu’à des temps meilleurs.

Odille avait pensé elle-même à adopter ce parti, dans son délaissement ; et si elle en fut bientôt détournée, ce n’était pas que l’espèce de blâme que madame Ventairon mêlait à ses consolations eût irrité cet amour-propre de sœur cadette, si facile à effaroucher. Peut-être trouva-t-elle, en effet, que le blâme, quelque léger qu’il fut, aurait pu être épargné à son désespoir ; mais ce qu’elle redoutait en allant à Arles, c’était cet affreux supplice du regard curieux de ces commères, hélas ! aussi nombreuses dans notre dévote cité qu’ailleurs, et qui auraient humilié de leur malice ou de leur pitié la grande dame de Paris, redevenue leur compatriote malgré elle, la femme innocente mais non justifiée. Et puis, avant peu, Isabelle aurait atteint l’âge où devait commencer son éducation : Odille consentait bien à confier sa fille à la personne désignée par son père, mais à condition qu’elle veillerait elle-même sur elle. Madame Babandy se décida donc à rester à Bellevue au moins jusqu’à la fin de la saison.

Elle y vécut dans une solitude à peu près complète, ne recevant qu’à de longs intervalles des visites à peu près indifférentes, et n’en rendant aucune.

Il était impossible qu’au milieu de son pénible retour sur les derniers et funestes événements de cette crise de sa vie, le souvenir de M. d’Armentières ne se présentât pas quelquefois à son esprit. Elle s’étonnait de n’entendre plus parler de lui, depuis qu’elle avait appris par une tierce personne qu’il était sorti de prison ; lorsqu’une de ces amies persévérantes, qui ne savent que faire de leur journée à la campagne comme à la ville, lui apporta charitablement un journal, où elle lut ce qui suit :

« Le capitaine Babandy a éludé jusqu’au bout les recherches de la police. Une lettre du Havre nous annonce qu’il s’est embarqué, il y a dix jours, sur le brick la Zéphirine, faisant voile pour les colonies espagnoles. On croit que le lieutenant Mazade est encore caché en France, et l’on parle même d’un duel qui a eu lieu, la semaine dernière, entre lui et un ancien garde du corps ; celui-ci aurait été blessé gravement. »

Madame Babandy remercia le ciel d’avoir sauvé Maurice ; quant à la seconde partie de cette nouvelle, elle comprit que ce ne pouvait être que M. d’Armentières qui était le garde du corps poursuivi si opiniâtrement par la haine de Mazade, et sa blessure expliquait suffisamment son silence à l’égard de sa malheureuse cousine. Puisse Dieu conserver ses jours aussi précieusement que ceux de Maurice, pensa-t-elle, puisque seul il peut rendre témoignage à l’horrible calomnie dont son dévouement a été la fatale cause !




CHAPITRE XXVII.


Un duel en Normandie.




Une âme délicate comme la vôtre, et aussi jalouse de sa gloire, aura peine à souffrir de se voir ternie par les noms de rebelle, de factieux et de traître. Cependant ces fantômes d’infamie que l’opinion publique a formés pour épouvanter les âmes du vulgaire ne causent jamais de honte à ceux qui les portent pour des actions éclatantes, quand le succès en est heureux.
Cardinal de Retz.


Le château de Rollonfort avait plusieurs fois changé ses hôtes de passage depuis que Mazade l’avait quitté ; de ceux qu’il y avait laissés, deux seulement s’y trouvaient encore dans les derniers jours de septembre, M. de Faisanville, le vieux chevalier de Saint-Louis, et M. Alfred de Beaurevoir, le jeune garde du corps qui avait voulu se faire caution des succès galants de son camarade, M. Théodose d’Armentières.

On sortait de table, et le vieux chevalier, heureux d’un excellent dîner, dont il venait d’assurer encore la bonne digestion par une tasse de moka, parlait avec la reconnaissance d’un gastronome du gibier qui avait été servi en rôti :

— Quels perdreaux et quels lièvres nous mangeons chez vous, depuis l’ouverture de la chasse, disait-il à mademoiselle Éléonore de Rollonfort !

— Monsieur le chevalier, répondit mademoiselle Éléonore de Rollonfort, remerciez-en M. Alfred, chasseur intrépide et adroit, qui part tous les jours de bonne heure, et revient avec de nouvelles preuves de son adresse et de son intrépidité.

— Il y a un reproche sous ce compliment, mademoiselle, dit M. de Beaurevoir ; mais je prendrai le reproche en bonne part, et vous me donnez de la vanité en daignant remarquer mon absence. Malheureusement, je ne suis pas très sûr de mériter le compliment sur mon adresse, car depuis trois jours je n’ai pas manqué moins de trois lièvres.

— Si vous avez tué celui qui a été trouvé si délicieux aujourd’hui, dit le chevalier, nous ne vous reprocherons pas ceux qui courent encore et que vous tuerez peut-être demain.

— Mais non, monsieur le chevalier, ce n’est pas moi, c’est le nouveau garde-chasse, et si mademoiselle de Rollonfort n’y prend garde, ce gaillard-là aura bientôt dépeuplé tous ses bois.

Mademoiselle Éléonore de Rollonfort ne répondit rien à cette remarque de M. Alfred de Beaurevoir.

— Le garde-chasse ! dit le chevalier, honneur à lui, et je lui dois une réparation, car en l’apercevant avant-hier pour la première fois au bout de la grande avenue, je l’avais pris pour un vrai voleur, avec son emplâtre de taffetas sur l’œil gauche. Je ne sais s’il a deviné ma mauvaise pensée, mais dès qu’il m’a vu, il a eu l’air de me fuir, et a disparu brusquement dans le bois de la Galopinière. Je pense, mademoiselle, que c’est quelque ancien militaire de l’Empire.

— Je crois que oui, répondit mademoiselle de Rollonfort, qui, faisant un signe à sa nièce, s’éloigna un moment du côté de la cour d’honneur, comme pour échapper à une conversation qui n’avait rien d’attrayant pour les dames ; mais la reconnaissance du chevalier pour l’homme à qui il devait le rôti de ce jour n’était pas épuisée ; il continua à parler du garde-chasse à M. Alfred de Beaurevoir, puis, par une transition naturelle, disserta sur la chasse en général, et regretta que la peur de réveiller un ancien rhumatisme le privât du plaisir de braver la fraîcheur des matinées de septembre pour montrer son adresse d’autrefois à son jeune ami.

— Cependant, monsieur le chevalier, lui dit M. Alfred, je suis tenté de profiter de ce souvenir de jeunesse, et de vous proposer une partie pour demain : n’êtes-vous pas de l’âge de notre bien-aimé prince, Son Altesse Royale Monsieur, qui assurément est encore le premier chasseur du royaume ? Il fera demain un temps superbe, voyez comme le soleil se couche dans un ciel de pourpre ; permettez-moi de vous réveiller demain avant qu’il soit levé.

— Mais, mon cher ami, vous n’y songez pas, au bout d’une heure de marche, votre impatience m’abandonnerait en chemin ; je suis de l’âge de Monsieur, sans doute, ou du moins je n’ai guère que trois ou quatre ans de plus que Son Altesse Royale ; mais, hélas ! je n’ai pas, comme le comte d’Artois, conservé mes jambes de l’ancien régime. Madame de Faisanville me le disait encore l’autre jour : cette maudite révolution ne m’a laissé de jeune que le cœur. N’a-t-on pas prétendu que c’était moi qui figurais en première ligne dans cette caricature qu’un barbouilleur patriote fit dans les Cent-Jours, et où les fidèles serviteurs du roi, alignés dans leurs chaises à bras, s’écrient avec enthousiasme : Sire, nous sommes prêts à combattre pour Votre Majesté, et n’attendons plus que nos porteurs pour marcher en avant ?

— Vous êtes trop modeste, monsieur le chevalier, je parie que vous battriez plus jeune que vous, et d’ailleurs nous ne chasserons que sur les traces du garde, qui m’a promis de me conduire tout droit à un gîte, où je veux vous céder l’honneur d’abattre le premier lièvre. Faut-il vous dire quelque chose de plus pour vous décider ? Eh bien, c’est un service que vous rendrez, et que vous seul ici pouvez rendre, ajouta M. Alfred en baissant la voix d’un ton de mystère : mais voici ces dames, changeons d’entretien.

M. de Faisanville comprit que son jeune ami avait cherché un détour pour le rendre le confident de quelque secrète aventure, et il sourit en mettant un doigt sur ses lèvres.

Le lendemain, à six heures, M. Alfred de Beaurevoir était à son chevet : Allons, monsieur le chevalier, n’entendez-vous pas le son des cors ? Le roi Louis XV va monter à cheval : levez-vous, de peur que Sa Majesté ne dise comme son aïeul, en voyant arriver le dernier son page favori : J’ai failli attendre.

— Mon cher Alfred, dit le chevalier en se frottant les yeux, vous me rajeunissez de plus de cinquante ans ! avez-vous donc quelque folie de page à me faire faire ? Vous avez trop bonne opinion de moi. Passe encore pour le lièvre, mais il est un autre gibier que je vous laisserai poursuivre tout seul, je vous en préviens. Décidément de quoi s’agit-il ?

— Levez-vous, monsieur le chevalier, et venez me joindre à la Galopinière, dit Alfred : c’est là que vous saurez ce dont il s’agit. On nous y attend depuis une demi-heure.

Et Alfred de Beaurevoir, ayant excité la curiosité du chevalier sans lui en dire davantage, le précéda au lieu désigné.

M. de Faisanville s’habilla et descendit.

Le soleil n’avait pas démenti ses promesses de la veille : aucune de ces vapeurs trop fréquentes en Normandie n’interceptait ses premiers rayons ; les oiseaux chantaient joyeux sous les hêtres séculaires qui forment l’avenue de Rollonfort, avenue vraiment royale, et qui n’a pas sa pareille dans les diverses résidences de la couronne. Le vieux chevalier pardonna au jeune garde du corps son réveil si matinal, tant il se sentait réellement rajeuni par ce magnifique lever du soleil, tant il admirait, à cette heure des émotions poétiques, le spectacle qu’offraient à ses regards les allées et les contre-allées du château, les prairies si vertes de Bernay, les fabriques en briques construites sur la rivière, et plus bas la ville elle-même encore endormie au fond de la vallée[21]. Mais déjà il était à l’entrée de ce joli parc appelé la Galopinière, lorsque M. Alfred le rejoignit, et, lui montrant du doigt le garde appuyé contre un chêne, lui dit : — Il nous manque quelqu’un que je vais chercher, monsieur le chevalier. Vous pourrez m’attendre sans impatience, car je ne vous laisse pas seul… — et M. Alfred se mit à courir dans la direction de Bernay.

M. de Faisanville, en s’approchant du garde, s’aperçut que l’emplâtre de taffetas noir ne couvrait plus son œil gauche, et après l’avoir examiné de plus près :

— Oh ! oh ! s’écria-t-il, se servant de l’exclamation anglaise : voilà une métamorphose. C’est M. de Maza… Soyez le bienvenu, mon cher monsieur de Maza…

— Pourquoi n’ajoutez-vous plus ou Mazade, monsieur le chevalier ? dit le lieutenant de hussards après avoir rendu le salut à M. de Faisanville…

— J’espère, répondit celui-ci, que vous avez enfin repris votre nom d’avant la révolution, pour n’être pas confondu avec un homonyme qui peut être fusillé demain si on l’arrêtait aujourd’hui ?

— Je vois, monsieur de Faisanville, que si vous étiez membre d’une cour martiale, vous ne feriez pas grâce aux conspirateurs…

— Faire grâce à des hommes de cette trempe, à ces bonapartistes relaps, à ces jacobins incorrigibles qui nous renverraient sans pitié à Gand ou à Mittau, s’ils réussissaient dans leurs odieuses trames ! y pensez-vous, monsieur de Maza ? Leur feriez-vous donc grâce, vous ?

— Je vous avoue, monsieur le chevalier, que je serais assez porté à l’indulgence si j’étais appelé à les juger ; mais vous même, vous hésiteriez avant de condamnera mort pour un délit politique !

— Voilà bien les jeunes gens ! l’ivresse du libéralisme a germé dans tous les cœurs de cette génération. Quant à moi, je suis persuadé que c’est leur indulgence pour les libéraux qui perdra nos princes légitimes. Les journaux, monsieur de Maza, les journaux sont les grands corrupteurs de la jeunesse, et si l’on m’en croyait, on ferait bonne et prompte justice de tous nos prédicateurs d’anarchie.

— Ventre-saint gris ! monsieur le chevalier, à votre zèle pour la légitimité, je vois qu’il ne ferait pas bon pour mon homonyme, comme vous l’appelez, de vous demander une faveur…

— À moi une faveur ? je l’adresserais tout droit à la maréchaussée pour toute réponse.

— Monsieur le chevalier, vous vous faites plus méchant que vous n’êtes, car vous condamneriez l’accusé comme juge, c’est possible ; mais vous ne dénonceriez pas un fugitif, j’en suis bien sûr.

— Il ne faudrait pas qu’il s’y fiât.

— Au contraire, il aurait toute confiance en vous, et je suppose un moment que mon homonyme et moi ne soyons qu’un, qu’il n’y ait jamais eu de M. de Maza, mais un seul Mazade, conspirateur, proscrit et contumace, je vous dirais : Monsieur le chevalier, voilà huit jours que je reçois dans ce château une généreuse hospitalité, sous le déguisement d’un garde-chasse ; habitant la nuit la maisonnette qui servait autrefois de presbytère au chapelain, et depuis le matin jusqu’à la nuit parcourant les bois, prêt à introduire une balle dans le canon de mon fusil dès qu’une figure suspecte me fait craindre que quelque gendarme n’ait découvert ma piste. J’aurais pu déjà quitter la France, comme mon ami le capitaine Babandy ; mais j’avais à venger l’honneur de cet ami, qui m’est plus cher que le mien ; j’avais à punir le parent qui s’est fait un manteau de sa parenté pour suborner une femme imprudente. Cet homme était en prison, j’ai voulu attendre qu’il fût libre pour lui faire savoir que je le défiais et que je le proclamerais partout un lâche, s’il ne venait ici croiser son épée avec la mienne dans un duel à mort. Il est arrivé hier ; son second est allé le chercher à Bernay ; pourrez-vous, monsieur le chevalier, refuser de me servir de témoin dans un duel, sous prétexte que je suis malheureux et proscrit ?

— Serait-il vrai ? répondit le chevalier ; vous seriez… mais oui, je me rappelle maintenant combien nos dames châtelaines m’ont paru d’une indignation tiède à propos de cette dernière conspiration ; et moi qui hier soir encore parlais si lestement de leur nouveau garde-chasse. Ah ! monsieur Mazade, vous avez des opinions détestables ; mais vous méritez d’être royaliste, et je consens à tout avec l’espoir de vous ramener un jour à la bonne cause.

— Comptez sur ma reconnaissance à la prochaine révolution, reprit Mazade en souriant… Voici mon adversaire.

À l’approche de M. d’Armentières, le front de l’ex-lieutenant de hussards se rembrunit. M. d’Armentières affecta de prendre un air de froid dédain, et cependant il parla le premier.

— Me voici au rendez-vous, monsieur, dit-il ; cependant avant de croiser le fer avec vous, permettez-moi de vous faire observer que, quelle que soit l’issue de ce nouveau duel, vous aurez à vous reprocher d’avoir donné vous-même par votre provocation une couleur de vérité à une calomnie que je repousse avec toute l’énergie dont je suis capable. Je le jure à ces messieurs, je ne consens à me battre que parce que je suis outragé par vos soupçons perfides, et non, monsieur, parce que j’accepte le rôle que vous m’attribuez.

— Vous ne pouvez parler autrement, monsieur, répliqua Mazade ; mais malheureusement ni le monde ni moi ne pouvons ajouter foi à cette protestation. Je vous avais prévenu, monsieur, vous ne pouvez le nier. En garde, je vous prie.

— Monsieur, si vous n’êtes que blessé, et que votre blessure vous livre à la justice, j’aime à croire que mon nom ne paraîtra pas dans vos interrogatoires.

— Soyez tranquille, monsieur : j’ai prévu tout, et la justice, comme vous l’appelez, ne me verra pas à ses tribunaux. En parlant ainsi, Mazade fit un geste pour exprimer qu’il avait prévu jusqu’à la nécessité d’un suicide.

Puis prenant à part le chevalier de Faisanville, Mazade lui remit un paquet cacheté.

— Ces papiers, lui dit-il, contiennent mes dernières instructions ; vous me les rendrez, chevalier, si la fortune m’est favorable, sinon vous serez mon exécuteur testamentaire.

Le chevalier lui serra la main.

Le duel commença. M. d’Armentières avait une grande réputation de salle d’armes. Il se tint d’abord sur la défensive en homme qui voulait irriter son antagoniste et prétendait choisir ses coups. Mais à la première botte qui lui fut enfin portée, Mazade s’effaça heureusement, et le fer, frappant avec force contre un arbre auquel il était presque adossé, se brisa. Au même moment M. d’Armentières reçut une blessure grave qui le renversa sur le côté.

— Messieurs, le combat est fini ! s’écrièrent les deux témoins ; et Mazade s’éloigna pendant qu’on relevait son adversaire.




CHAPITRE XXVIII.


Paraphrase dramatique d’un précepte du roi Salomon.




Enter Launce leading a dog : …
… Now the dog all this while sheds not a tear, not speaks a word[22].
Shakspeare.


Give a dog an ill name and hang it[23].
Proverbe anglais.


Nous sommes dans une chambre de convalescent : c’est la plus belle de la principale auberge de Bernay, M. Théodose d’Armentières n’ayant pas voulu être transporté ailleurs, quoique les deux témoins du duel lui eussent proposé de demander pour lui l’hospitalité au château de Rollonfort.

Le blessé est étendu sur un canapé ; par moments il se lève, cédant à son impatience, soit pour essayer quelques pas chancelants encore, soit pour changer seulement la position de ses membres endoloris. Son jeune ami, M. Alfred de Beaurevoir, qui a obtenu une prolongation de congé pour ne pas le laisser seul dans l’auberge d’une petite ville de province, lui sert en ce moment de garde-malade. Ils causent ensemble à propos interrompus, comme deux camarades qui se voyant tous les jours depuis six semaines ont épuisé une grande partie des lieux communs de la conversation. Enfin M. d’Armentières s’est aperçu qu’Alfred va bien souvent jeter un coup d’œil aux carreaux de la fenêtre regarde sa montre et l’approche de son oreille pour vérifier si elle marche ou si elle s’est arrêtée, tant l’aiguille lui semble faire avec lenteur le tour du cadran :

— Mon pauvre Alfred ! mon fidèle Achates ! lui dit-il alors, je vois que les journées commencent à te paraître chargées d’ennuis : l’automne tire à sa fin, et les premiers froids humides de la Normandie ont chassé de leurs châteaux ces aimables châtelaines avec qui tu allais quelquefois te distraire de la monotone société du blessé ; mais console-toi, à sa visite d’hier le docteur Malart m’a garanti qu’avant huit jours je pourrai sans danger reprendre la route de la capitale.

— Je t’en félicite, mon cher Théodose ; mais tu te trompes si tu me crois si pressé de quitter Bernay.

— Aurais-tu mis à profit les tristes loisirs que l’amitié t’impose depuis si long-temps ? Ah ! je devine pourquoi ta main essuie si soigneusement la couche de brouillard qui s’étend comme un voile sur nos vitres à demi transparentes : probablement voici l’heure où quelque belle fille normande se montre habituellement à la croisée vis-à-vis, et tu la guettes comme un lévrier guette la perdrix apprivoisée qui se laisse regarder sans trop d’effroi à travers le treillage d’une volière. Ouvre, mon cher Alfred ! va, malgré le froid, tu ne risques rien de donner de l’air à cette chambre.

— Tu es assez près de la vérité, Théodose, mais ma beauté n’est pas une si proche voisine : elle demeure à l’autre extrémité de la ville. Ce que j’épie, c’est la vue de son cher époux ; car dès que je l’apercevrai je te demanderai la permission d’aller le demander chez lui, où l’on me priera peut être de l’attendre.

— La ruse est connue ; mais quel prétexte as-tu pour aller si souvent chercher cet excellent mari ? Voilà plusieurs fois que je te vois en effet t’esquiver sans bruit au moment où le docteur Malart me fait sa visite et le docteur est marié… Dis-moi, sa femme est elle bien ?

— Fort bien, je t’assure, avec un air de belle humeur, et des joues vermeilles qui font honneur au médecin. La déesse Hygie chez Esculape.

— Alfred, mon ami, c’est madame Malart que tu courtises.

— Tu fronces bien le sourcil, pour me dire cela.

Mon cher, il est temps que le docteur me renvoie à Paris ; je vais le prier d’abréger ses visites,

— Tu devrais, au contraire, en véritable ami, sinon en blessé reconnaissant, les lui faire un peu prolonger. Il me semble à moi qu’il te néglige depuis quelques jours, et qu’il t’expédie bien lestement, sans trop faire attention à ce que tu lui dis souffrir encore. Allons, je te prie, mon cher Théodose, aie la complaisance de lui récapituler aujourd’hui en détail tous les symptômes dont tu me parlais ce matin ; qu’il comprenne la nécessité de te panser lui-même d’abord, et puis de te citer comme dans les premiers jours quelques unes de ses merveilleuses cures.

Mais tu hoches la tête d’un air boudeur, mon cher Théodose ; serais-tu jaloux de madame Malart avant de la connaître ? Mon cher frère d’armes, partageons-nous cet heureux ménage ; à toi Esculape, Esculape tout entier ; mais laisse-moi la déesse Hygie.

— Alfred, ta confidence ne me fait pas rire.

— Ton air sérieux m’étonne.

— Alfred, je pourrais te parler de ma reconnaissance pour le docteur Malart, et te prier de respecter la femme du médecin qui m’a donné ses soins avec tant de zèle ; mais tu te moquerais de moi si je ne faisais pas valoir d’autres motifs en faveur du cher docteur. Tu es persuadé que je suis un Lovelace, n’est-ce pas ? il n’en est rien ; mais si je te parlais vertu et morale, tu me rirais au nez comme tu rirais au nez du diable, s’il te faisait un sermon, parce qu’un bon coup d’épée l’aurait, comme moi, rendu ermite six semaines. Mais j’ai d’autres raisons pour te donner un bon conseil. Mon cher Alfred, je te suis attaché parce que tu m’aimes, peut-être aussi parce que tu me flattes quelquefois, et que tu me vantes partout avec enthousiasme au-delà de mes mérites : eh bien, crois-moi, ne t’attaque jamais à la femme d’un médecin, d’un chirurgien, d’un officier de santé, d’un apothicaire ni d’aucun des membres de la faculté !

— Peste ! mon cher Théodose… pardon de l’exclamation toute médicale du reste… Quels priviléges tu confères aux docteurs ! Un pareil aphorisme vaut toute une thèse, et tu devrais hardiment demander un diplome.

— Ne plaisante pas, mon cher Alfred ; je signale un danger à ton inexpérience, on ne joue pas impunément avec la femme d’un médecin.

— Si Molière t’entendait !

— Molière a raillé tant qu’il a voulu les ridicules des docteurs de son temps, leurs perruques, leur pédantisme et leur jargon ; mais Molière s’est bien gardé de faire la guerre à leurs chastes moitiés.

— Quoi, aux yeux de Molière, sérieusement, madame Purgon, madame Fleurant, madame Diafoirus, étaient des vestales ? et par suite du même principe, les docteurs de la faculté actuelle sont dispensés……

— Je ne dis pas cela, mais je conseille à mon ami de ne pas se brouiller avec les docteurs. Quoi ! tu as pour exercer ta galanterie, les duchesses et les bourgeoises, les femmes de juges, d’avocats, de procureurs, de marchands, etc., etc., et tu ne peux pas laisser en repos les femmes de médecins. Ah ! si tu savais à quoi tu t’exposes. Tiens, quoique je ne puisse y penser sans frémir, quoique ce récit soit capable de me donner la fièvre, je veux te raconter l’horrible histoire d’un imprudent qui osa oublier ce précepte écrit par Salomon, dans l’Ecclésiaste : Honora medicum.

— Mais le docteur Malart peut venir à tout moment, et en t’écoutant je perds peut-être une occasion unique.

— Malheureux, demeure, écoute-moi, te dis-je, et tu me remercieras quand tu m’auras entendu.

« Un ami intime, un autre moi-même, que j’appellerai, si tu veux, Armand, pour lui donner un nom, Armand, dis-je, sortait du lycée, il y a six ans, lorsqu’il crut ne pouvoir mieux se classer tout d’un coup parmi les hommes faits, qu’en séduisant une femme. Armand, comme beaucoup d’écoliers, avait lu à la dérobée ces excellents romans de Chanderlos Laclos, et de Louvet de Couvray, qui fournissent à un rhétoricien toute la théorie de la séduction ; il ne manquait pas de vanité, et dès qu’il eut quitté l’uniforme du lycéen pour revêtir la robe virile que lui confectionna un tailleur à la mode, il ne douta pas qu’il lui serait facile d’égaler la renommée des Valsain et des Faublas. M. Térence Valésien, médecin de sa famille, venait justement de se marier ; le docteur avait déjà plus de cinquante ans, et il prenait une femme de vingt, une orpheline qui sortait de chez madame Campan. Madame Valésien était belle, son sourire respirait la volupté, et elle s’appelait Héloïse. Ce nom seul aurait dû faire trembler le nouveau Faublas, il se contenta de le trouver charmant, euphonique et romanesque.

» Armand ayant relu tous ses romans pour y chercher un stratagème contre les vieux médecins qui épousent des jeunes femmes, n’imagina rien de plus naturel que de se dire malade, de supposer quelque douleur sans cause, dont il allait tous les jours entretenir M. Valésien, ayant bien soin, comme tu le fais avec le docteur Malart, de profiter quelquefois de l’absence du docteur pour l’attendre auprès de sa femme, à qui il avait été présenté, et qui avait des rapports de société avec sa famille. Héloïse était coquette, prenant à la lettre les belles phrases du jeune rhétoricien, elle crut avoir inspiré une passion platonique, et s’en amusa ; mais à la longue ce jeu devint plus sérieux pour elle, et je crois qu’elle commençait à aimer Armand, lorsque vint la belle saison. Le docteur Valésien, qui n’était pas moins partisan de l’hygiène que de la pathologie, possédait un joli pavillon à Auteuil, où il passait toutes les heures qu’il pouvait dérober à sa clientèle pendant les longs jours de l’été. Là, ses distractions étaient encore presque toutes scientifiques et médicales. Il voyait avec les yeux d’un botaniste ses plantes et ses arbustes, comptait leurs pistils et leurs étamines, les nommait d’après Linné ou Jussieu, et leur attachait des étiquettes qui initiaient les profanes à leur histoire ; quand il descendait à sa basse-cour, c’était aussi avec les goûts d’un naturaliste, étudiant les mœurs de ses poules et de ses lapins, soignant leurs maladies secundum artem, disséquant tout ce qui mourait, et quelquefois même sacrifiant des sujets vivants à ses expériences. Héloïse, sans faire aucune objection contre ces amusements, avait plus de loisirs que son mari, et elle aurait quelquefois trouvé les journées un peu longues, si Armand ne fût pas venu à son secours.

» Armand, de son côté, poursuivant son projet, eut la patience d’attendre plus d’un mois le prix de son assiduité ; mais il se serait estimé le plus sentimental et par conséquent le plus ridicule des séducteurs, si, comme Faublas, il n’avait tenté de se consoler avec mademoiselle Justine, la soubrette, des éternelles difficultés que lui opposait sans cesse la coquette Héloïse pour entretenir égoïstement le feu sacré de sa passion. D’ailleurs, dans ses plans de tactique galante, Armand se réservait au besoin de faire de Justine le prétexte de ses fréquentes promenades à Auteuil, si par hasard le docteur en prenait ombrage et lui en demandait l’explication. Hélas ! ce maudit docteur était le plus dissimulé des jaloux ; ce n’était pas un de ces barbons de comédie dont l’humeur grondeuse trahit les soupçons et fait prévoir à temps l’orage de leur colère. Il souriait agréablement au pauvre Armand toutes les fois qu’il le rencontrait, il lui cédait même la place le plus naturellement du monde, et l’on eût dit qu’il ne se doutait de rien, lorsqu’il guettait sa victime avec la cruelle vigilance du chacal qui suit dans l’ombre tous les pas de sa proie.

» Un soir que M. Valésien était allé à une consultation après son dîner, ayant prévenu qu’il ne reviendrait probablement à Auteuil que fort tard, Armand l’attendait dans un premier cabinet attenant à un second où le docteur avait rassemblé plusieurs curiosités anatomiques, quelques animaux empaillés de sa main, un choix de livres rares, des échantillons de drogues, et des instruments d’acier poli ; en un mot, c’était un petit sanctuaire meublé avec toute la coquetterie de la science, laboratoire, officine, arsenal opératoire et amphithéâtre en miniature.

» Armand répétait pour la centième fois la déclaration de son éternel amour, il avait parlé comme Saint-Preux, et il voyait Héloïse si touchée qu’il ne savait plus s’il n’était pas plus sincère qu’il ne le croyait lui-même, lorsque sa plus tendre période est tout-à-coup interrompue par un éclat de rire qui part du corridor, éclat de rire qui eût paru le ricanement d’un démon si les deux amants qui l’entendirent n’avaient reconnu l’intonation particulière à la voix du sardonique docteur. Cédant à un même sentiment, Héloïse et Armand pâlissent ; Armand qui avait un genou à terre se relève et se précipite dans le second cabinet où il se tapit derrière un rideau ; mais lorsqu’il entend le docteur continuer à rire en entrant, il se rapproche de la porte pour écouter son entretien avec sa femme.

— » Quel est donc cet accès de gaieté bruyante ? demanda Héloïse.

— » Ah ! ma chère amie ! répond M. Valésien, vous me voyez tout enchanté d’avoir pris au piège un ennemi de notre repos…… Le chien du voisin, M. Goguelu, l’avocat, qui faisait une si cruelle guerre à mes lapins et qui s’avisait par-dessus le marché, cet épagneul libertin, de vouloir imposer sa vulgaire progéniture à ma jolie levrette Fœdora, le voilà enfin tombé dans mes filets : je vais lui faire payer cher ses vols et son impertinence. Tenez, l’entendez-vous hurler ? C’est le jardinier qui me l’apporte… Jappe, jappe, libertin ; hurle, voleur, je t’apprendrai avenir chasser sur mes terres.

» — Mais, monsieur Valésien, que voulez-vous donc faire à ce pauvre animal ?

» — Quoi ! vous le plaignez, Héloïse ! vous qui avez si justement condamné à être noyés dans la Seine, les quatre vilains bâtards que ma Fœdora a mis bas la semaine dernière !

» — J’espère que vous n’allez pas le tuer : cette bonne madame Goguelu ne nous le pardonnerait jamais.

» — Oh ! ma foi, elle est bien avertie, et d’ailleurs je suis sûr qu’il n’en mourra pas. L’opération est délicate ; mais j’en ai fait avec succès de plus difficiles. Je me rappelle encore que lorsque j’étais étudiant à Montpellier, avec mon défunt ami le célèbre professeur Barthez, lequel savait tout et même un peu de médecine, comme ajoutaient volontiers ses envieux ; nous passions habituellement pour nous rendre à nos cours de dissection devant la maison d’une dévote. Cette dévote avait un petit bichon, le plus insupportable aboyeur que j’aie entendu. Chaque fois il nous saluait de ses continuels jappements pour nous dénoncer à sa chère maîtresse comme de vrais canicides. Il finit par nous impatienter, et un beau matin Barthez et moi nous prîmes si bien nos mesures que nous nous emparâmes du bichon. Pendant un mois la dévote le pleura comme mort. Enfin, elle commençait à se consoler lorsqu’elle le voit revenir. Il se jette dans ses bras en tirant la langue et la caresse avec une tendresse convulsive. Pauvre Caraco ! dit-elle, voyez comme il est ému, il en a perdu la voix. Il l’avait perdue en effet ; car nous avions fait si adroitement l’excision des nerfs récurrents et du hyo-glosso-basipharyngien, qu’il restait à peine une légère cicatrice de notre opération. Nous ne nous vantâmes cependant pas de notre expérience ; mais Caraco ne nous le pardonna jamais. Du plus loin qu’il nous apercevait, il fallait le voir se hérisser de colère et agiter ses mâchoires comme s’il allait aboyer. Vains efforts, il était muet.

» — Et vous voulez en faire autant au chien de M. Goguelu ?

» — Non, ma chère amie, il s’agit pour moi de réaliser une expérience sur les fonctions du cerveau, expérience qu’il ne restera plus qu’à répéter sur un animal de notre espèce, sur l’homme, veux-je dire. Je prouverai avec le docteur Gall que le cerveau n’est pas un tout unique, mais un assemblage d’autant d’organes qu’il y a de facultés particulières. Or, la faculté de l’amour physique émanant de deux excroissances du cervelet, situées de chaque côté de la nuque, je prétends détruire ladite faculté en trépanant les deux protubérances de la boîte du crâne qui y correspondent…… C’est une opération toute superficielle, dont on peut parler devant les dames, qui ne mutile pas inutilement un animal ni un homme et ne compromet nullement la vie. Un chien de moyenne grandeur supporte une perte de cinquante à soixante grains de cerveau, un homme peut supporter une perte beaucoup plus grande. Je tiens à cette expérience, non seulement pour l’honneur de l’art chirurgical et de la phrénologie, mais encore pour proposer à l’assemblée législative un projet de loi contre l’adultère : toute la pénalité consisterait dans l’application du trépan à la nuque de celui qui ayant violé les devoirs de l’amitié et de l’hospitalité ferait valoir pour sa défense les exigences despotiques de la conformation anormale de son cerveau. Tenez, Jérôme, ajouta M. Valésien en parlant au jardinier qui arrivait avec le chien, enfermez notre prisonnier dans mon cabinet d’études… Fort bien ; donnez-m’en la clef et laissez-le dormir là jusqu’à demain matin ; l’obscurité le fera taire et avant peu Fœdora n’aura plus rien à redouter de son insolente assiduité. Allons faire un tour de jardin, et puis nous viendrons nous coucher.

» Tu te figures, mon cher Alfred, la situation de mon ami Armand, enfermé toute la nuit avec le chien de M. Goguelu, et plaignant le pauvre animal du sort qui l’attendait le lendemain. Quant à lui, quoiqu’il fît quelques réflexions pénibles, il se consolait en pensant que le docteur ignorait avoir deux captifs au lieu d’un, et qu’Héloïse trouverait bientôt quelque moyen de venir le délivrer. Avec cette idée, il attendit plusieurs heures et puis toute la nuit ; toujours aux aguets, tressaillant au moindre bruit, passant de l’espoir à l’inquiétude, pendant que le chien de M. Goguelu, plus philosophe ou plus insouciant, avait pris le parti de s’endormir sur le grand fauteuil du docteur son bourreau.

» La nuit s’écoula ainsi, cette longue nuit ! Quand parut le jour, Armand chercha le coin le plus propice à lui servir de cachette, et s’y blottit livré à ses conjectures sur ce qui allait advenir. Vers les huit heures, le docteur entra avec une jatte de lait, ferma la porte sur lui, ouvrit les volets d’une croisée à barreaux de fer qui donnait dans le jardin ; puis, versa quelques gouttes d’une de ses fioles pharmaceutiques dans la jatte de lait qu’il plaça devant le chien. L’animal, pleinement rassuré par le déjeuner que lui offrait son hôte, ne fit aucune difficulté de satisfaire à la fois sa soif et son appétit. Un moment après il se coucha sur le tapis et tomba dans un profond sommeil. Ce sommeil était le produit des gouttes narcotiques ajoutées au lait par le perfide docteur, qui, prenant encore la précaution de museler le chien et de lui attacher les pattes, le plaça sur sa table où il lui fit subir l’opération qu’il avait méditée la veille. L’opération finie, sans que le patient eût beaucoup crié ni résisté, le docteur lui pansa la tête, le laissa couché dans un coin, et sortit, comme il était entré, en fermant la porte. Armand, témoin malgré lui de cette leçon d’anatomie, s’imagina que toute cette précaution n’avait pour objet que de tenir le chien captif jusqu’à ce que l’expérience fût complète au gré de l’expérimentateur, mais qu’Héloise ne le laisserait pas plus longtemps dans cette savante prison.

Malheureux Armand ! il attendit jusqu’à près d’onze heures sans plus rien entendre que les sourdes plaintes du martyr de la science et de la cruelle jalousie du docteur pour sa levrette Fœdora. À midi, une espèce d’œil-de-bœuf pratiqué au-dessus de la porte du cabinet s’entr’ouvrit, et un papier qui enveloppait une pierre tomba aux pieds d’Armand ; il le déplia à la hâte, c’était une lettre en quelques lignes, tracées de la main d’Héloïse sans doute, et conçue à peu près en ces termes :

« Patience, disait-elle, vous voilà captif jusqu’à ce soir, car je ne sais si c’est une fatalité du hasard ou un soupçon, mais M. V…… m’emmène à Paris et Justine avec moi. Je tremble en vous donnant cet avis, tant je crains d’être observée. Pauvre captif ! je vais faire en sorte, avant de monter en voiture, que vous n’ayez pas trop à souffrir de la faim. »

Dans la situation où était Armand, il eut le loisir de méditer tous les mots de ce billet consolateur, et cependant il ne fit pas assez d’attention à ceux ci, Justine avec moi, qui indiquaient bien que le machiavélique docteur savait réellement qu’Armand était son prisonnier, puisqu’il écartait de lui les deux personnes qui pouvaient seules lui ouvrir la porte en son absence, soit qu’il n’en soupçonnât qu’une, soit qu’il les soupçonnât toutes les deux. Mais Justine avec moi signifiait pire encore. Cette affectation de parler de Justine aurait dû révéler à Armand qu’Héloïse elle-même n’ignorait plus, depuis leur dernière entrevue, que toutes ses protestations d’amour constant, fidèle et pur, ne l’empêchaient pas de conter fleurette à la soubrette, pour attendre avec plus de patience que la dame s’attendrît à ses doucereux discours.

» Armand commençait à sentir les premiers besoins de la faim, qui ne permet guère à un amoureux de dix-huit ans de rester douze heures à jeun ; s’il avait quelque pressentiment sinistre, il l’attribuait surtout au vide de son estomac. Voyons, se dit-il, comment Héloïse parviendra à me faire déjeuner ; quand j’aurai pris des forces et que je pourrai croire le docteur à Paris, j’essaierai peut-être d’enfoncer la porte et de m’échapper de ce guet-apens… si toutefois M. Valésien se doute de quelque chose, un mari est si maladroit… le nôtre riait hier de si bon cœur, et il a si froidement ce matin découpé cette pauvre bête… » Mais Alfred, dit ici M. d’Armentières, voici cette fois le docteur Malart. Je reconnais sa voix, l’attendras-tu de pied ferme ?

— Sans doute, répondit Alfred, avant d’aller encore, comme ton Armand, chasser sur les terres de sa femme, je ne suis pas fâché de savoir comment finira ton histoire ; mais puisque ces dignes fils d’Hippocrate sont si méfiants, voyons un peu quelle mine me fera celui-ci. Je suis à temps encore de battre en retraite.




CHAPITRE XXIX.




Far other dreams my erring soul employ.
Far other raplures of unholy joy :
When at the close of each sad, sorrowing day
Fancy restores what vengeance snatch’d away.

Pope’s, Eloisa to Abelard.


Le docteur Malart se montra fort gracieux envers les deux amis ; il gronda cependant le blessé, auquel il trouva une agitation qui lui dénonçait une erreur de régime ou quelque émotion un peu trop vive.

— N’enrayons pas notre convalescence, dit-il ; de la modération, je vous prie, monsieur d’Armentières, et vous monsieur de Beaurevoir, je vous recommande la plus sévère surveillance ; un malade est comme un enfant, il ne faut pas le quitter jusqu’à ce qu’il soit grand garçon et puisse marcher seul. Je vous rends responsable au moins de tout ce qui pourrait désormais donner un démenti à mes pronostics. Je vous délègue toute mon autorité doctorale sur votre ami, monsieur de Beaurevoir ; et si quelque symptôme vous inquiète entre ma visite du jour et celle du lendemain, faites-moi prévenir, j’accourrai, ou venez me consulter, je vous rassurerai. Adieu, messieurs, je vais voir si un petit Normand conçu depuis neuf mois se décide à venir aujourd’hui au monde. Si vous avez envie d’être parrain, la marraine et la mère en cherchent un, monsieur de Beaurevoir.

M. de Beaurevoir répondit à cette proposition en demandant si la marraine était jolie.

— C’est ma femme, dit M. Malart.

— Et vous croyez qu’elle m’accepterait pour compère ?

— Ce serait avec plaisir, je vous assure.

— Je serai donc parrain, dit M. Beaurevoir.

— À la bonne heure, dit M. Malart, nous reparlerons de cela dès que l’enfant sera venu au monde. Et il sortit de fort bonne humeur.

— Il ne se doute de rien ! s’écria Alfred de Beaurevoir quand il crut le docteur Malart au bas de l’escalier. Qu’en penses-tu, d’Armentières ?

— Je pense que tu feras bien d’être parrain puisque tu l’as promis ; mais à ta place je n’irais pas plus loin.

— Ah ! j’avais oublié l’aventure d’Armand ; mais quelque intéressante que je la trouve, puisqu’un si long récit te donne la fièvre, remettons la conclusion à demain.

— Non, j’ai terminé ; j’en étais resté, je crois, à ce que devint Armand après son déjeuner.

— C’est-à-dire au déjeuner qu’il attendait encore ; mais, mon cher Théodose, en quelle année de l’ère chrétienne places-tu la date de cette histoire ?

— Je te l’ai déjà dit, en 1812 environ.

— Oh ! alors, je sais d’avance le dénouement de ton allégorie. J’avais peur que ce fût au moyen âge, ce qui deviendrait par trop sérieux : ton docteur serait un vrai tortionnaire qui disséquerait tout vivant l’amoureux captif, comme le pauvre chien de madame Goguelu, après l’avoir surpris à son tour dans son sommeil, et garrotté sur quelque fauteuil mécanique aux bras de fer. La femme de chambre Justine est congédiée, madame Héloïse écartée sous quelque prétexte, ou peut-être même rendue l’involontaire complice du bourreau par quelque infernale machination. Malheureux amant d’une nouvelle Héloïse, vos cris ne sont entendus de personne ! votre sang coule pour assouvir la fureur d’un nouveau Fulbert, ou peut-être suffit-il de la terreur pour corriger à jamais le tendre Armand de l’imitation de Faublas. Voilà ton histoire au moyen âge ; mais dans notre siècle, mon ami, nous avons beau faire les méchants, nos vengeances de mari ou de tuteur dupés ont des dénouements moins terribles.

— C’est-à-dire, Alfred, que ta conscience recule devant la supposition même du malheur de mon héros. Je pourrais cependant te rappeler un procès récent.

— Justement, mon cher Théodose, les tribunaux sont là ; et si le docteur Valésien, avec ses expériences sur le crâne des amants, s’était permis quelque vengeance comme celle du sire de Coucy, ou même une plaisanterie un peu moins forte, le bénéfice du clergé ne protège plus en justice les prêtres eux-mêmes, à plus forte raison les médecins. Armand aurait parlé ou écrit, morbleu ! à moins que ton médecin du diable lui eût coupé à la fois la langue et la main, avant de lui trépaner la nuque.

— Eh bien ! non ; je crois, moi, qu’en mettant les choses au pis, Armand n’eût rien dit ; je crois qu’après bien des serments de colère et de désespoir, il se tairait encore sur la vengeance sérieuse ou simulée que le docteur jaloux eût exercée sur lui, n’importe laquelle. En le dénonçant à la vindicte des lois, comme tu le voudrais, Armand se serait dénoncé lui-même au ridicule. De toutes les passions qui survivraient en lui, la vanité serait désormais la plus impérieuse. Après bien des noirs projets de misanthropie, après bien des serments de rage, Armand serait obligé de s’avouer qu’il n’a plus l’énergie nécessaire pour les exécuter. Il finirait par se résigner aux faiblesses et aux vices timides de sa nouvelle existence. Trop fatalement malheureux pour ne pas comprendre tout le genre humain dans sa haine, hommes et femmes, mais seul contre tous et réduit à la vengeance secrète d’un démon, il imiterait tant d’autres héros qui se font glorifier avec des succès usurpés. Qui sait ? peut-être se consolerait-il ironiquement de sa mésaventure en se faisant attribuer de mensongères conquêtes ? Peut-être Armand passerait-il pour un homme à bonnes fortunes ? Peut-être sa vanité irait-elle jusqu’aux périls de ce rôle dangereux rêvé par sa folle jeunesse, et il préférerait se battre en duel plutôt que de démentir victorieusement la médisance qui l’accuserait d’avoir ruiné la réputation d’une femme ? Peut-être enfin, il est vrai, une plus noble ambition lui serait-elle restée pour le distraire de cette puérile gloriole ? Au lieu d’employer son humeur chagrine à troubler les ménages, peut-être s’élèverait-il à l’esprit d’intrigue qui bouleverse un État et sème les tempêtes d’une révolution populaire. À ce prix, l’histoire un jour inscrirait son nom à côté de ceux de Narsès, le général de Justinien ; d’Eutrope, le ministre de Théodose ; d’Haly, le grand visir de Soliman II.

— Je lui souhaite beaucoup de plaisir, dit Alfred ; je ne me sens aucune vocation pour rivaliser avec les Eutrope, les Narsès, les Haly et autres grands hommes du même genre.

— C’est-à-dire que tu renonces à être le compère de madame Malart ?

— Non pas ; je ne sais pas me dédire ; mais quelle que soit la fraîcheur de ma commère normande, je ferai une économie sur le cadeau de parrain que je comptais d’abord lui présenter : avec trente francs de bonbons et une douzaine de paires de gants, j’espère en être quitte. Elle me trouvera peu généreux ; mais le docteur comprendra que je veux rester dans le cercle d’une chaste galanterie. Et maintenant, mon cher Théodose, jette-moi bientôt au feu tes béquilles ; il me tarde autant qu’à toi de revoir nos amis de Paris. Respect à la Faculté !

— À la bonne heure ! je pensais d’ailleurs, mon cher Alfred, qu’en faisant la cour à madame Malart, tu te rendais coupable de félonie envers une des dames châtelaines de Rollonfort.

— Moi, aimer mademoiselle Laure de Rollonfort !… Pourquoi le nier ? j’y avais pensé ; mais en être aimé, voilà par malheur la grande difficulté : je suis arrivé trop tard.

— Ne m’as-tu pas dit que cette belle personne était la victime héréditaire d’une espèce de contrat immémorial entre les deux familles de Rollonfort et de Tancarville ?

— Oui ; Laure est née fiancée de son cousin Tancrède, si on peut parler ainsi.

— De celui qui s’est fait abbé ?… il me semble donc que tu avais le champ libre… à moins qu’il y ait un second cousin, et que les fiancées normandes se laissent substituer au même nom, comme un héritage anglais.

— Un second cousin existe, mais il est au collége.

— Eh bien ?

— Eh bien ! ce n’est pas lui qui m’a devancé.

— Et qui donc ?

— Devine.

— Mon cher Alfred, est-ce quelqu’un de nos amis ?

— Pourquoi te faire chercher ? ce serait être ingrat envers toi qui as contribué à me le révéler… sans t’en douter toi-même.

— Je n’y suis pas.

— Ou je me trompe bien, ou l’heureux mortel est ce M. Mazade qui, tout adroit que tu es le fleuret à la main, a failli t’envoyer dans l’autre monde, et qui (sans me vanter), quelque aimable que je sois dans ce monde-ci, avait su pénétrer, je ne sais comment, dans un cœur que j’ai trouvé inaccessible. Il fallait voir avec quel intérêt ces dames écoutaient le récit de votre rencontre que ce vieux bavard, le chevalier de Faisanville, leur fit le même soir, pour l’unique plaisir de composer une narration allégorique en l’honneur du prétendu garde-chasse. Interpellé à mon tour plus sérieusement, je fus obligé, tout en te faisant valoir en bon camarade, de dire d’où venait votre querelle, et je réussis merveilleusement à ériger M. Mazade en chevalier de l’honneur conjugal. Parbleu ! mon ami, tu as eu une bonne idée de ne pas te laisser transporter au château ! tu y aurais entendu de beaux discours sur le jugement de Dieu, car ces dames ont envisagé le duel moderne sous le point de vue chevaleresque. Bref, mon cher Théodose, nous avons, toi et moi, placé sur le piédestal de Bayard ce héros en demi-solde. Nos deux châtelaines, aussi sages que royalistes, et aussi royalistes que sages, ne juraient plus que par les vertus d’un conspirateur d’estaminet, qui s’est imaginé qu’il devait être plus jaloux de l’honneur de son ami que son ami lui-même.

— Quoi donc ! tu n’as pas eu l’esprit d’insinuer que ce Mazade était tout aussi amoureux que moi de la belle cousine qui me vaut un coup d’épée ? je le crois du moins, et tu n’aurais pas menti.

— Je m’étais bien douté que vous étiez rivaux. Le moyen de croire à cette ridicule susceptibilité pour l’honneur des autres dans un siècle où l’on fait si bon marché du sien propre ? Mais allez donc aussi contrarier deux romanesques dames qui font à la gloire d’un chaste hussard des tirades dignes de M. de Florian ! Et puis, tu sais la ruse des femmes quand elles veulent vous rendre complice de leurs vertueuses préventions : « Vous pensez comme nous, n’est-ce pas, monsieur Alfred, vous qui êtes un bon jeune homme ? N’est-ce pas, monsieur Alfred, vous qui êtes si bien élevé ? N’est-ce pas, monsieur Alfred, le Caton des gardes du corps ? Quelle abnégation héroïque ! quel oubli du danger ! quel beau caractère que celui d’un jeune officier qui défend envers et contre tous la sainteté du mariage, aujourd’hui que cette grande institution sociale est attaquée si audacieusement ! n’est-ce pas, monsieur Alfred ?… » Bref, mon cher ami, ton disciple Alfred, étourdi par ces exclamations, faisait comme le prophète Balaam, forcé de bénir tout haut Israël en le maudissant au fond du cœur. Je ne suis donc pas converti, malgré l’éloquence de mes prêcheuses ; au contraire, me voilà plus furieux que toi contre ces hypocrites de morale qui se marient uniquement pour soustraire une femme nubile à la circulation, comme un avare enterre une pièce monnayée dans son coffre-fort… et ce sont les maris qui nous traitent d’égoïstes, nous qui tendons à détruire leur odieux monopole !

— Oh ! te voilà dans les théories philosophiques ! très bien, tu iras loin avec ce point de départ. Que ne prêches-tu aussi la séduction dans l’intérêt de l’économie politique ou de quelque autre science au nom pédantesque ? tu serais à la hauteur d’une époque où les plus petits génies, rapportant tout à leur moi, se donnent fièrement pour des idées personnifiées, pour une doctrine faite homme ; vivant au jour le jour, se modifiant selon les circonstances, aujourd’hui souples et flatteurs, demain roides ou même féroces ; mais toujours constants à leur principe exclusif, l’égoïsme ; oui, l’égoïsme en politique comme en littérature, en industrie comme en philosophie.

— Mais quel est donc ton système à toi ?

— Mon système ? en effet, pourquoi mon orgueil ne se vanterait-il pas d’avoir un système comme les gens qui parlent sans cesse du leur, et sont tout juste des esprits systématiques, ramenant au cui bono toutes les questions de la coterie, car ces gens-là voudraient bien avoir un parti, une secte, et ils n’ont guère qu’une coterie, c’est-à-dire quatre ou cinq compères et quatre ou cinq laquais, quelquefois même le compère et le laquais ne faisant qu’un ? Mais je m’écarte de mon sujet ; non, mon pauvre ami, je n’ai pas de système, je suis l’esclave de mon humeur, de mon tempérament, de ma santé ; j’ai en moi un besoin d’activité et de mouvement qui me pousse dans les aventures galantes, pour occuper plutôt mon esprit que mon cœur. J’étudie les femmes bien plus que je ne les courtise ; j’aime à les voir s’agiter émues sous le regard de mon analyse ; j’aime à lutter avec elles de petites finesses et de petites supercheries, mais en m’arrêtant dès que le jeu devient trop sérieux, parce que je redoute l’assujettissement encore plus que la satiété. Je me comparerais volontiers à ces magnétiseurs qui n’endorment les plus belles somnambules que pour les faire jaser ; je me désennuie, en un mot, et je fais la guerre à mon embonpoint, ou je m’exerce peut-être à la diplomatie ; j’en ai toujours eu le goût, et si je me décide à y entrer, je ne désespère pas de devenir un jour ministre plénipotentiaire,… à Constantinople. Quant à toi, si tu m’en crois, Alfred, tu ne feras pas la sottise d’user ta vie à séduire pour séduire : que ce soit pour toi un moyen et non un but, une distraction et non une affaire ; le plus sûr est de risquer une belle partie, et après avoir acquis une réputation de beau joueur, de ne plus jouer qu’avec prudence et à ses heures ; une grande aventure, un éclatant duel !… et puis on se repose sous son trophée de lauriers et de myrtes.

— Mais est-ce bien là ce que tu as fait jusqu’à présent ?

— Qu’importe, si c’est ce que j’aurais dû faire ? Autre erreur, de vouloir te modeler sur quelqu’un, même sur moi ! et qui t’a dit que je ne suis pas une exception, un vrai génie, inimitable dans son originalité capricieuse, au lieu d’un sot assez hardi pour se moquer des règles ? un être seul dans son espèce, sublime et indéfinissable, au lieu d’un être déclassé, par suite d’un accident ? un Dieu qui a daigné se soumettre aux faiblesses humaines, au lieu d’une vanité malade qui voudrait se faire décerner l’Olympe, à cause de deux ou trois éclairs de verve désordonnée ?

— Arrête, mon cher Théodose ; je t’écoute toujours, mais déjà je ne te comprends plus…

— Le Dieu se retire donc dans son nuage. Adore-moi, homme de peu de foi ! Qu’as-tu besoin de me comprendre, esprit borné ? Voudrais-tu me mettre en contradiction avec moi-même, insolent ? Quoi ! tu me défies d’enfanter le chef-d’œuvre que j’ai promis au siècle, le plan de constitution qui doit régénérer le monde ? tu ne crois plus à mes phrases, mais les mots sont les choses, on l’a dit avant moi, mauvais logicien ; exalte-moi sur parole, morbleu ! et surtout ne t’avise pas de me juger après m’avoir enivré de ton encens : contente-toi d’être le premier critique du siècle, par la raison que moi, ton ami, je suis le premier poëte ! mais non, je suis ministre, contente-toi d’être sous-secrétaire d’État…… Ô ciel ! qu’ai-je dit ? moi poëte, moi ministre, quelle profanation ! j’ai oublié que j’étais Dieu, ma puissance s’évanouit, ma gloire avorte, j’ai trop

parlé, je ne suis plus rien

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Alfred de Beaurevoir s’aperçut ici que le blessé était dans le délire de la fièvre. Mais M. d’Armentières s’étant bientôt calmé, son ami ferma les volets des fenêtres, tira les rideaux, et sortit sur la pointe des pieds, espérant qu’il ne tarderait pas à s’endormir.




CHAPITRE XXX,


Qui termine la première partie.




Je voudrais tous cacher une triste nouvelle,
Madame, mais il faut que je vous la révèle ;
La mort vous a ravi votre invincible époux,
Et ce malheur n’est plus ignoré que de vous.

Racine, Phèdre.


Dans son isolement et son abandon, madame Babandy ne recevait plus de nouvelles que par l’intermédiaire des feuilles publiques ; six mois après le départ de Maurice, le journal du Havre, copié par les journaux de Paris, contenait l’article suivant :

« Nous apprenons que le trois-mâts la Zéphirine a été attaqué par les pirates, presque en vue de la Havane ; l’équipage et les passagers se sont vaillamment défendus, mais n’ont pu éviter de se rendre, après avoir perdu six hommes, et entr’autres le capitaine Babandy, qui s’était secrètement embarqué sur ce bâtiment. »




fin du premier volume.


TABLE DES CHAPITRES
DU PREMIER VOLUME






  1. Note pour le lecteur parisien : La Roquette est le quartier des marins. On appelait Monaidiers et Siphoniers, à Arles, les Républicains et les Royalistes ; les premiers parce qu’ils avaient choisi une pièce de monnaie pour emblème ; les seconds un siphon.
  2. La missonenque est une des nombreuses variétés de l’hélice, vulgairement colimaçon. Nous avons encore le coutard, qui est à la missonenque ce que le perdreau est à la caille. Ce n’est pas seulement en Provence que l’hélice (coutard, mourguette ou missonenque) sert à la nourriture de l’homme ; plusieurs autres départements en mangent communément, au nord comme au midi. À Paris, on se contente d’en faire des bouillons et des sirops ; mais on ne doit pas ignorer que les Romains, peuple à la fois conquérant et gourmet, recherchaient beaucoup les hélices sur leurs tables. Ils imaginèrent d’élever ces mollusques conchylifères dans des espèces de parcs, et de les engraisser avec des substances choisies. Fulvius Harpinus mettait ses colimaçons au régime du vin cuit aromatisé avant de les manger.
    Il paraît que les Allemands préfèrent la choucroute au limaçon : en 1815, un brave bourgeois d’Arles ayant servi à deux hussards hongrois un plat de missonenques comme un régal, ces honnêtes guerriers crurent qu’on voulait les empoisonner, et portèrent le plat à leur officier, en réclamant contre leur hôte une punition exemplaire. L’officier en référa au maire, qui condamna le bourgeois d’Arles à manger lui-même son plat de limaçons,… ce qu’il fit, au grand étonnement des deux hussards.
  3. Arles, chez Jacques Gaudion, marchand libraire. M. DC. LXXX.
  4. Barbarus hic ego, quia non intelliger illis.
  5. Babandy le Gueux, le Bandit.
  6. Pièce de deux liards.
  7. La nombreuse famille des Porcellets n’existe plus à Arles. Leur blason était d’or à un pourceau passant de sable, qu’on trouve encore aux murs de plusieurs chapelles. On voyait autrefois au grand portail de l’hôtel des Porcellets un écu représentant une laie avec neuf marcassins, et la tradition prétendait que ce nom provenait d’une dame de cette famille qui avait rudoyé une vieille demandant l’aumône avec deux enfants dans ses bras, sous prétexte que les pauvres n’avaient pas besoin de faire tant d’enfants. « Eh bien ! lui avait répondu cette mendiante, laquelle était sans doute une fée, pour vous punir, madame, vous ferez vous-même, à vos prochaines couches, autant d’enfants que cette truie qui se vautre au soleil fera de porcellets. » La truie en fit neuf, et la dame accoucha du même nombre de fils, qu’on surnomma les Porcellets. On sait que le seul Français épargné à cause de sa vertu aux Vêpres siciliennes était un Arlésien de la famille des Porcellets. Mon ami, Casimir Delavigne, a eu tort de ne pas le nommer au moins dans sa tragédie.
  8. À Babandy le fils remonte cette expression proverbiale de notre turbulente ville : « Je me moque de cela comme de la police d’Arles. »
  9. Légende du Plan de la Cour, Perroquet de Walter Scott, tome I.
  10. Le genre de beauté le plus piquant dans quelques Arlésiennes est celui qui réunit dans une même figure les charmes des brunes et des blondes, des cheveux noirs et un teint blanc avec des yeux bleus.
  11. À côté de la Crau, nous avons la Camargue : la Crau est un plateau immense, tout couvert de cailloux que Jupiter, selon la Fable, fit pleuvoir sur Geryon pour venir au secours d’Hercule, et qui, selon quelques géologues fort peu respectueux envers la Mythologie, sont continuellement reproduits dans la terre même par une agrégation moléculaire fabuleusement rapide. Quoi qu’il en soit, tombés jadis du ciel, roulés par la mer ou création du sol, ces cailloux couvrent la Crau et la couvriront toujours. Eh bien, passez en Camargue, fouillez la terre : pas le moindre silex sur cette île, d’une étendue de vingt-sept lieues, qui n’est séparée de la Crau que par un bras du Rhône.
    Autre contraste : en Camargue comme en Crau paissent de nombreux troupeaux de taureaux et de chevaux à peu près sauvages : les taureaux sont noirs, les chevaux sont blancs. De mémoire d’homme, on n’a vu dans ces troupeaux naître un veau blanc ou fauve, un poulain fauve ou noir, etc.
  12. Littéralement : Appeau de rossignol, et une chouette sort.
  13. Crois-tu que je voudrais mener la vie d’un jaloux, pour suivre sans cesse les changements de la lune avec un nouveau soupçon ?
  14. Ô que tu es douce et propice aux meilleures études de l’homme, propice à la pensée, à la vertu et à la paix du cœur, vie domestique passée dans les plaisirs champêtres ! Peu connaissent ton prix, peu goûtent tes délices, quoique plusieurs se vantent de tes faveurs, en affectant de te comprendre et de t’adopter comme la vie de leur choix. (Cowper, le Jardin.)
  15. Peut-être ce récit d’un promeneur te rappellera-t-il, ô mon ami, nos promenades d’été, alors que, tout-à-fait oisifs, et, à dire vrai, nullement désireux de trouver quelque chose à faire, nous parcourions au loin les hauteurs et les bois, changeant fréquemment nos discours, aussi irréguliers que notre chemin, passant, sans ordre et sans suite, du grave au plaisant, etc., etc.
  16. Les connaissez-vous ?
    — Non, monsieur ; ils ont leurs chapeaux rabattus sur les oreilles, et leurs visages à moitié ensevelis dans leurs manteaux ; de sorte que je ne saurais les découvrir.
  17. Vous vous êtes dérobé de mon lit, Brutus, sans tendresse pour moi ; et hier soir à souper tous vous levâtes soudainement de table, et vous vous promenâtes les bras croisés, rêveur et soupirant.
  18. N’est-ce pas étrange ?… Quoi ! cet Angelo est un voleur adultère, un séducteur de vierges. N’est-ce pas étrange, très étrange ? (Shakspeare, Ruse contre ruse.)
  19. Par quelles raisons persuader à ma famille et au monde que ce cavalier est entré dans ma chambre sans mon consentement ?
  20. Si vous me condamnez sur des apparences, et sans autres preuves que celles qui irritent votre jalousie, je vous dis que c’est plutôt rigueur que justice.
  21. Le château de Rollonfort est connu en Normandie sous le nom de château de Boufey, et appartient aujourd’hui à M. James Icard.
  22. Entre Launce conduisant un chien.
    … Or, pendant tout ce temps-là le chien ne verse pas une larme, ne dit pas un mot. (Les deux gentilshommes de Vérone.)
  23. Proverbe anglais qui revient à celui-ci : Quand on veut noyer son chien, on dit qu’il est enragé.