Anna Rose-Tree/Texte entier

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Veuve Duchesne (p. --216).



ANNA ROSE-TREE,


Histoire Angloise.


Par Madame de Malarme.




PREMIÈRE PARTIE.




À BRUXELLES.

Et ſe trouve

À PARIS,

Chez la Veuve Duchesne, Libraire,

rue Saint-Jacques.



M. DCC. LXXXV.



AVERTISSEMENT.


En 1780, il a paru deux Ouvrages de moi ; c’étoit mon coup d’eſſai. Le Public indulgent a bien voulu donner quelques éloges à mes foibles productions, ſans doute pour m’encourager. Senſible à ſes bontés, j’ai cru n’y pouvoir mieux répondre qu’en travaillant de nouveau à les mériter.

J’ai redoublé de zèle, & bientôt deux volumes ſe ſont trouvé en état d’être imprimés. Des évènemens ſans nombre m’ayant éloignée de Paris, trois années ſe ſont écoulées, ſans qu’il m’ait été poſſible de les mettre au jour : je n’en ſuis pas pour cela reſtée dans l’inaction ; deux autres Ouvrages n’attendent pour aller à la cenſure que le jugement que prononcera ſur celui-ci ce même Public à qui il m’importe de plaire, & à qui je ſacrifie volontiers mes veilles, pourvu qu’en échange, il ne me traite pas avec trop de rigueur.

Preſque tous les Auteurs s’empreſſent, dans une longue Préface, d’aſſurer leurs Lecteurs que leurs livres ne ſont pas des Romans. Ces exemples multipliés ne me ſéduiront pas ; je leur dis, moi, avec franchiſe, voici un Roman que je vous préſente ; ſi les évènemens qu’il renferme ne ſont pas vrais, intéreſſeront-ils moins ? Souvent le vrai n’eſt pas vraiſemblable, & comme c’eſt ce dernier qui perſuade, je me ſuis attachée à n’en jamais ſortir.

Je dois auſſi une réponſe à pluſieurs perſonnes qui m’ont demandé pourquoi l’on trouvoit ſi peu de morale dans mes ouvrages : voici comme je me juſtifie. L’on ne perſuade pas par des raiſons, il faut des exemples, je les offre dans tout le courant de l’hiſtoire : le vice puni, la vertu récompenſée, cette morale fait plus de proſélytes que cent pages où l’on dit & redit de dix façons différentes qu’il faut être ſage pour arriver au ſouverain bonheur. Quand un Héros ou une Héroïne de Roman intéreſſe, on aime à ſe mettre à leur place & à les imiter ; je peins les miens comme je voudrois que tout le monde fut.



PREMIÈRE LETTRE,

D’Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree, ſon Amie ;
à Break-of-Day.


Vous avez paru, ma chère Amie, avoir plus que du chagrin lorſque nous nous ſommes quittées, & l’expreſſion de gaieté déplacée qui vous eſt échappée, me prouve que vous avez bien mal interprété la mienne. Croyez, mon Amie, que je reſſens une véritable affliction de votre abſence ; &, ſurtout, n’accuſez pas mon cœur des fautes que fait mon eſprit. Depuis pluſieurs années que nous vivons enſemble, vous devez connoître la légèreté de mon caractère, &, j’oſe ajouter, la ſenſibilité de mon ame. Convenez qu’il étoit preſqu’impoſſible de ne pas trouver très-plaiſant l’équipage ridicule qui nous a ravi la plus aimable des Filles. Le moyen de ne pas rire à l’aſpect de cette vieille perſonne, qui d’un ton nazillard, & en branlant la tête, vous dit avec emphaſe, Miſs, je viens vous chercher, vos Parens vous attendent avec impatience. On m’a préféré pour remplir cette commiſſion ; j’eſpère que vous n’en aurez aucun regret. Afin de vous déſennuyer pendant la route, j’ai appris pluſieurs petits contes ; ſi ma mémoire me le permet, je vous les raconterai. Cet élégant diſcours ſe tenoit en deſcendant d’une vieille voiture menée par des chevaux plus vieux encore : le tout étoit conduit par un cocher borgne & boſſu ; la chère Miſs Roſe-Tree, dont l’humeur contraſte parfaitement avec la mienne, n’a point trouvé à tout cela des raiſons d’abandonner ſa gravité accoutumée. Mais moi, à qui vous reprochez ſouvent de rire ſans ſavoir pourquoi, j’ai imaginé que de ma vie je ne rencontrerois, peut-être, une meilleure occaſion de me livrer à ma gaieté. Il falloit que le ſujet en valut réellement la peine, puiſque la douleur de quitter l’Amie que mon cœur s’eſt choiſie, n’a pu faire diverſion à ma folie ; & ce n’eſt qu’en perdant de vue le groteſque aſſemblage, que j’ai ſenti la grandeur de la perte que je venois de faire, & combien j’étois déraiſonnable de vous avoir marqué ſi peu de regret… J’ai pleuré, ma chère Anna, mais pleuré de toutes mes forces ; & tout en maudiſſant la vieille & ſa ſuite, je n’ai pu retenir un éclat de rire à leur ſouvenir… Je vous avoue ma faute, & vous demande grâce. Je ne puis, pourtant, promettre de me corriger, puiſque l’inſtant le plus affreux de ma vie, a été celui où j’en ai commis une, que je ne puis me pardonner. Votre abſence vous vengera aſſez. Demandez à toutes nos compagnes. Depuis votre départ, je n’ai pris part à aucun jeu. Votre nom, que je prononce ſans ceſſe, me fait quelques querelles ; non que toutes ne vous aiment, comme vous le méritez : mais la jalouſie, cette fidelle habitante de toutes les penſions, leur ſouffle continuellement aux oreilles que c’eſt des abſens dont on doit le moins s’occuper ; je ne me le perſuaderai jamais, quand il ſera queſtion de vous. J’attends de vos nouvelles avec impatience. Je ne ſais ſi votre voyage a été heureux, mais je tremble que vous n’ayez été obligée de faire à pied les trois quarts du chemin. Adieu, ma chère Anna, n’oubliez pas que vous m’avez promis de m’écrire ſouvent, & de me faire part de vos plaiſirs : je ſerai heureuſe par la certitude de votre bonheur.

Émilie Ridge.

De Rocheſter, le… 17..




IIme LETTRE.

Réponſe d’Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Rocheſter.


Oui, ma chère Amie, j’ai été affligée, & même étonnée de votre extrême gaieté à l’inſtant de mon départ ; mais en réfléchiſſant ſur votre caractère folâtre, je me ſuis dit que j’aurois tort de vous en vouloir. Je paſſe à l’article de vos craintes. Calmez-les, ma belle Émilie ; je fuis arrivée à bon port, & beaucoup plus leſtement que ne ſembloit l’annoncer le délabrement de mon équipage (j’entre, comme vous le voyez, parfaitement dans vos idées). Les contes de la bonne Miſtreſs Turſ m’ont, en vérité, divertie : elle a infiniment d’eſprit ; vous l’avez mal jugée, en ne lui ſuppoſant que du radotage. Elle poſſède la confiance & l’amitié de ma Grand-maman, & je ne doute pas qu’elle ne les mérite.

Je fuis arrivée Jeudi, à ſix heures du ſoir, à Break-of-Day, terre de mon Grand-papa. Les environs m’ont paru charmans. Mylady Green a été la première perſonne qui s’eſt préſentée à ma vue, en entrant dans le Château. Je ne vous peindrai pas, mon Ami, la douceur de cette délicieuſe entrevue ; votre cœur doit vous la repréſenter. Elle m’a conduite à l’appartement de Mylord. — Je vous amène notre cher enfant, a-t-elle dit en entrant : j’ai volé aux genoux de mon Grand-papa, que des infirmités de vieilleſſe obligent à ne pas quitter ſon fauteuil : il m’a preſſée dans ſes bras, & j’ai ſenti des larmes qui tomboient ſur mon col. Le reſte de la ſoirée s’eſt paſſé en preuves réciproques de tendreſſe.

Mylady a eu la bonté de me conduire elle-même à l’appartement qui m’étoit deſtiné : c’eſt un des plus beaux du Château. — Depuis huit jours, ma chère Fille, je me ſuis occupée à y faire des embelliſſemens qui puiſſent te le rendre agréable ; ſi quelque choſe y manque, tu n’auras qu’à le dire à Miſtreſs Turſ : elle eſt l’intendante de la maiſon, & a ordre de ſatisfaire, & même de prévenir tes déſirs. Je te laiſſe, a-t-elle continué, avec la Fille de cette Bonne-femme ; elle eſt à ton ſervice. J’ai cru que tu ſerois bien-aiſe d’avoir avec toi une jeune Perſonne élevée ſous mes yeux. Je puis te répondre que c’eſt un excellent ſujet. Elle m’a baiſée ſur le front, & m’a quittée un inſtant après. Maria (c’eſt le nom de ma Femme-de-chambre) eſt entrée. Sa figure agréable prévient d’abord en ſa faveur.

Hier, Dimanche, il m’a été bien facile de voir à quel point Mylord & Mylady ſont aimés de leurs Vaſſaux. En ſortant du temple, où mon Grand-papa s’étoit fait porter, tous ſont venus le complimenter ſur mon arrivée. Si j’avois de l’amour propre, il ſeroit bien ſatisfait ; mais avec ma façon de penſer, je ne vois dans les éloges de ces bonnes gens que l’amour qu’ils portent à leur Seigneur, & qu’ils font rejaillir juſque ſur moi. À l’iſſue du dîner, Mylady a voulu me faire voir les beautés de la maiſon, que j’ai quittée trop jeune pour en avoir conſervé le ſouvenir. Les appartemens ſont vaſtes & richement meublés : mais rien n’eſt comparable à la magnificence d’une galerie de ſuperbes tableaux. Mon étonnement a été viſible. — Tu conçois avec peine, ma chère Fille, que l’on puiſſe employer tant d’argent à des choſes auſſi inutiles, ſurtout à la campagne. Mais ton Père avoit la manie des tableaux, & n’épargnoit rien pour ſe procurer les plus précieux : Je me mis à les conſidérer ; un ſeul fixa toute mon attention. Vainement je cherchois à m’en diſtraire : mes regards y revenoient ſans ceſſe. C’étoit le portrait d’une très-belle Femme. Le fond de ſa figure annonçoit de la triſteſſe. Entraînée par un attrait invincible, je reſtois en face de ce tableau. Mes yeux ne le quittoient que pour ſe porter ſur Mylady. Les ſiens étoient remplis de larmes : les miennes ſembloient n’attendre que ce ſignal, & je les ſentis couler. — La nature ne te trompe pas, c’eſt ma Fille, c’eſt ta Mère qui excite notre attendriſſement. Ne pleure pas ſa mort, continua Mylady : La pauvre Éliſabeth n’a vécu que pour ſouffrir. Ma tendreſſe n’a pu la garantir des peines dont elle a été la victime : mais, ma chère Fille, il faut mettre un frein à ta douleur : je ferai en ſorte de remplacer dans ton cœur celle qui me fut infiniment chère. Quelque jour je t’inſtruirai de l’hiſtoire de ton infortunée Mère : tu verras, par ſon exemple, combien une imprudence cauſe ſouvent de repentir. Mais il eſt temps d’aller rejoindre mon Mari : Songez, Anna, qu’il doit ignorer ce qui vient de ſe paſſer.

Dès que j’ai été retirée dans ma chambre, le ſouvenir de ce que m’avoit dit Mylady dans la journée a rempli mon ame de triſteſſe. Ma Mère a été malheureuſe, me ſuis-je dit ! & c’eſt d’aujourd’hui ſeulement que l’on m’en a parlé. Vous le ſavez, ma chère Émilie ; Mylady venoit me voir trois ou quatre fois dans le cours de l’année : mais elle a toujours évité de me répondre, quand je la queſtionnois ſur mon Père & ma Mère. Je n’avois même aucune certitude ſur la mort de l’un ou de l’autre. Oh ! comme il me tarde d’être inſtruite des particularités de la vie de ces chers Parens. L’amitié qui nous lie me fait une loi de ne vous rien cacher. Vous ſaurez donc auſſi, mon Amie, les raiſons du ſilence que l’on a ſi long-temps obſervé avec moi. En dépoſant mes ſecrets dans votre ſein, je vous prouve combien je compte ſur la ſolidité de votre cœur, bien différent de votre eſprit. Mais il ſeroit trop injuſte de vouloir que toutes les perfections fuſſent réunies dans une ſeule perſonne. Adieu, belle Émilie. Je ſuis pour la vie votre dévouée

Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day.




IIIme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree;
à Break-of-Day.

Vous rendez juſtice à mes ſentimens, ma chère Anna, en me croyant digne de poſſéder toute votre confiance ; mais je ne puis applaudir au ſtyle ſérieux de votre Lettre. Que vous faut-il donc pour vous cauſer de la joie ? Fille unique ! Chérie de vos Parens, adorée de vos Domeſtiques, aimée de vos Amies, dites-moi, belle indolente, quels déſirs oſez-vous encore former ? Suppoſez-vous pour quelques inſtans à ma place, remettez-vous enſuite à la vôtre, & oſez dire que vous n’êtes point heureuſe. Votre Mère a éprouvé des tribulations ; Mylady Green vous fait entendre qu’elle les avoit en quelque façon méritées. Je ne vois point dans tout cela des raiſons d’avoir l’ame triſte. Elle eſt morte : voilà le grand malheur ; encore faut-il s’en conſoler, & la choſe ne doit pas vous être difficile, puiſque vous ne l’avez pas connue ; je veux encore que vous n’ayez aucun ſouci du ſilence que l’on a obſervé avec vous. Pourquoi voulez-vous qu’on vous entretienne d’un être qui n’exiſte plus ? Vous voyez bien, Anna, que tous vos raiſonnemens n’ont pas le ſens commun. Pardon : mais la franchiſe eſt une de mes qualités, ou, ſi vous l’aimez mieux, la ſeule que je poſſède.

J’ai de mon côté des nouvelles à vous apprendre. Samedi, à cinq heures du ſoir, on eſt venu avertir Miſtreſs Hemlock, que pluſieurs Perſonnes l’attendoient dans le Parloir.[1] Nous étions enſemble : elle a voulu que je l’accompagnaſſe. Une Dame de belle apparence eſt venue l’embraſſer. — Je n’ai pas voulu paſſer près de chez vous, ma chère Hemlock, ſans vous dire un petit bon-jour. Cette jeune Miſs & ces Meſſieurs ont déſiré m’accompagner : mais, a-t-elle continué, quelle eſt cette jolie perſonne qui eſt avec vous ? — C’eſt une de mes élèves. Elle eſt charmante ; n’eſt-ce pas votre avis, Fanny ? Sans doute, Mylady, a-t-elle répondu en minaudant. J’ai prodigieuſement rougi : tout le monde s’eſt aſſis, & la converſation eſt devenue générale. Je me ſuis alors permis d’examiner les différens perſonnages, & je vais vous les peindre tels que je les ai vus. La Dame eſt d’un certain âge : elle ſe nomme Lady Harris. Tout en elle annonce la Femme de qualité ; elle paroît extrêmement aimable, & notre Maîtreſſe dit que ſa figure n’eſt pas trompeuſe. La jeune Miſs doit avoir ſeize ou dix-ſept ans. Son viſage eſt d’une grande régularité, ſa taille eſt fort bien, mais ſon enſemble m’a parfaitement déplu. Ce n’eſt pas jalouſie : vous ſavez, ma chère Amie, que je ne ſuis pas tourmentée de ce défaut. Le plus âgé des Meſſieurs, qu’elle appelle ſon père, a le maintien ſérieux, l’abord froid, mais un air de bonté perce à travers tout ce qu’il dit. Je me ſens portée à le trouver aimable, pour peu qu’il voulut faire des frais pour le paroître. Le jeune homme a tout au plus vingt ans. Il eſt parfaitement bien de ſon perſonnel, ſon eſprit eſt léger, ſa répartie eſt prompte & brillante. Au reſte, mes remarques ont été faites trop à la hâte pour les croire infaillibles. Le jeune homme, que j’ai entendu nommer Mylord Clarke, eſt très-familier avec Miſs Fanny, car ils n’ont ceſſé de jouer enſemble tout le temps de la viſite ; enfin on s’eſt levé : — Je reviendrai vous voir, a dit Mylady, car vous ne quittez jamais vos élèves pour aller chez vos Amies. — Ce ſont mes Enfans, a répondu Miſtreſs, je ne puis abſolument les abandonner. Tout le monde m’a fait la révérence, excepté Miſs Fanny. Le jeune Lord étoit reſté pour ramaſſer mon éventail : elle l’a rappelé avec un air d’humeur & un ton très-haut. Je me ſuis informée à Miſtreſs Hemlock du nom du Monſieur & de ſa Fille ; elle n’en eſt pas plus inſtruite que moi, c’eſt la première fois qu’elle voit l’un & l’autre. Rien de plus ſimple aſſurément que cette viſite : cependant je ne ceſſe de m’en occuper, & même d’en parler. Cela vient ſans doute, de la vie monotone que nous menons ici. Le plus petit événement devient une affaire d’importance pour de pauvres recluſes. On me fait appeler, je ne devine pas qui ce peut être. Vous le ſaurez à mon retour. Au revoir… Il faut crier miracle ! Une Lettre de ma Mère ! Et qui m’annonce ſa viſite pour vendredi ! Par quel heureux haſard s’aviſe-t-elle de ſonger à moi ? Depuis cinq ans elle ſembloit m’avoir oubliée. Vous avez été témoin, ma chère Anna, de la peine que me cauſoit ſon indifférence, & vous avez été de même témoin que je m’en étois conſolée. L’amour qu’elle porte à ma Sœur, que je n’ai jamais vue, ne me donne aucune jalouſie. Je n’ai déſiré qu’une ſeule choſe dont j’ai toujours été privée. Ma Mère, abſolue maîtreſſe, a défendu expreſſément à mon Père de ſe ſouvenir qu’il a deux enfans. Il ignore même, à ce que dit Miſtreſs Hemlock, la penſion où je ſuis depuis l’âge de ſix ans, c’eſt pourtant ſa tendreſſe ſeule que j’ambitionne ; ma Mère, qui depuis dix ans que je ſuis ici, n’eſt venue me voir que trois fois, ne m’a adreſſé la parole que pour me reprocher mon exiſtence qui enlève à ſa chère Fille une partie de ſa fortune. Tels ſont les agréables diſcours que cette cruelle Mère n’a pas eu honte de me tenir. Votre ſort, mon Amie, eſt bien différent. Ceſſez donc de vous affliger. Jouiſſez du bonheur que l’amour de vos Parens rendra tous les jours plus parfait. Adieu, ma belle Anna, aimez toujours votre fidelle Amie.

Émilie Ridge.

De Rocheſter, ce … 17




IVme LETTRE.

D’Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Break-of-Day.

Vous avez bien raiſon, ma chère Amie ; je devrois me trouver parfaitement heureuſe : je le ſerois, ſans doute, ſi le ſouvenir des peines de ma Mère ne troubloit le plaiſir que Mylady Green s’empreſſe de me procurer. Il y a deux jours qu’elle a donné au Château une très-belle Fête, où ſe ſont trouvées toutes les Familles des environs. Si j’avois votre eſprit, ma belle Émilie, je pourrois vous faire plus d’un portrait, peut-être ridicule ; mais je me contenterai de vous parler ſeulement des Perſonnes de qui l’amabilité m’a le plus frappée. Le détail n’en ſera pas long, il ne s’agit que de la ſeule maiſon de Mylord Stanhope. Sa Terre de Pretty-Lilly n’eſt éloignée de celle de mon Grand-papa que de ſix milles. Il eſt infiniment honnête ; Mylady Stanhope m’a paru très-polie. L’un & l’autre m’ont préſenté le Lord Stanhope leur Fils, jeune Homme aſſez bien, mais d’une exceſſive fatuité. Une jeune Perſonne les ſuivoit : ma Grand-maman l’a priſe par la main pour lui donner un baiſer, & puis s’adreſſant à moi : — Voilà, ma chère Anna, Miſs Jenny Stanhope : c’eſt une Demoiſelle parfaitement aimable, & qui mérite les plus grands éloges. La jeune Miſs a baiſſé les yeux, & Mylady Stanhope a dit avec un air ſombre : — Plut à Dieu, Mylady, que ma Fille puiſſe s’approprier les complimens que vous avez la bonté de lui prodiguer : de nouvelles Perſonnes qui ſont entrées ont interrompu la converſation ; on a voulu que j’ouvriſſe le bal avec Lord Stanhope le Fils. Edward ſera bien fier, m’a dit ſa Mère quand je revins à ma place, d’avoir partagé des applaudiſſemens que vous méritiez ſeule : ce Fils ne m’a pas quittée d’un inſtant, & j’en ai eu beaucoup d’humeur. J’aurois voulu lier une converſation avec Miſs Jenny, qui me paroît juſtifier la bonne opinion que ma Grand-maman a conçue d’elle. Sa figure eſt charmante, & je crois qu’il eſt impoſſible d’avoir plus de grâces ; je ne dirai pas autant, car ma chère Émilie prouve cette poſſibilité. Après un très-bel Ambigu, tout le monde s’eſt retiré, à l’exception de Mylord Stanhope & de ſa Famille. On leur avoit fait préparer des lits. Hier au matin, tout le monde s’eſt raſſemblé pour déjeûner (mon Grand-papa eſt de tous les plaiſirs : deux Domeſtiques ont la ſeule occupation de le porter. Après une courte promenade, on a propoſé de faire de la muſique. Dans un clin d’œil il s’eſt formé un concert fort agréable. Le Lord Stanhope Père, joue de la baſſe, ſon Fils de la flûte, & ſa Fille a la plus jolie voix du monde ; je touche aſſez bien du clavecin, comme vous ſavez, & je chante un peu. Un Valet-de-Chambre de Mylord Stanhope donnoit du cor, & le Fils de notre Jardinier, qui joue parfaitement du violon, ne nous laiſſoit rien à déſirer. Dans un inſtant où Andrew — (c’eſt le violon dont je viens de parler), jouoit un concerto, je m’approchai de ma Grand-maman pour lui marquer mon étonnement ſur le talent ſupérieur que poſſède le Fils du Jardinier. — „ Vous ceſſerez d’être ſurpriſe, ma chère Fille, quand vous ſaurez que ce jeune Garçon a été élevé à Oxford avec le Fils cadet de Mylord Stanhope ; Frères de lait, ils conçurent dès leur enfance la plus grande amitié. Ce qui engagea Mylord à les laiſſer enſemble ; Andrew, témoin des leçons que l’on donnoit à ſon Maître, en profitoit : c’étoit même une émulation pour le jeune Stanhope, que l’on regardoit comme un bon ſujet ; il mourut à dix-huit ans ; rien ne peut être comparé à la douleur qu’en reſſentit Andrew. — Il revint alors chez ſon Père, qui avoit quitté le ſervice de Mylord Stanhope, pour entrer à celui de mon Époux. Les deux Maiſons n’étoient point en ce temps liées comme elles le ſont aujourd’hui. Mylord Green, qui vit dans Andrew un jeune Homme peu fait, par la façon dont il avoit été élevé, pour cultiver la terre, lui propoſa un autre état ; mais ce Garçon, dont le cœur eſt excellent, préféra d’aider ſon Père & ſa Mère, à qui il eſt tendrement attaché : Mylord Green aime infiniment la muſique, & ſouvent il le fait venir pour le déſennuyer. Au reſte tous les gens de la maiſon ont une eſpèce de conſidération pour Andrew, tant il eſt vrai, qu’une bonne éducation en impoſe à toutes ſortes de Perſonnes. Je ſuis charmée, ma chère Anna, a continué ma Grand-maman, que vous trouviez dans les talens de ce Garçon des moyens de diſſipation… „ On m’appela pour chanter un trio avec Miſs Jenny & Andrew. Il a la voix belle, & chante avec goût. Tout le monde applaudit à un air qu’il exécuta ſeul, excepté cependant le jeune Lord Stanhope, qui lui dit, ſans raiſon, qu’il avoit manqué en pluſieurs endroits : — Vous êtes encore un écolier, mon pauvre Garçon, ajouta-t-il, avec un air de pitié. Andrew ne répondit pas, mais rougit prodigieuſement. Je ne puis m’empêcher de blâmer la hauteur déplacée de ce jeune Fat. Ne ſait-on pas parfaitement que Mylord Stanhope eſt beaucoup au-deſſus, par ſa naiſſance, d’Andrew ; mais peut-être fort au deſſous, quant à la manière de penſer ; il eſt ridicule d’humilier ſon inférieur, quand il ne marque pas vouloir s’oublier.

Vers les cinq heures du ſoir, Mylord & ſa Famille reprirent le chemin de Pretty-Lilly. Nous ſommes priées d’aller y paſſer quelques jours. Le moment n’eſt pas fixé, mais mon Grand-papa a accepté la propoſition. L’amitié que j’ai conçue pour Miſs Jenny, me fait déſirer que cela ſoit bientôt, mais je voudrois que ſon Frère de s’y trouvât pas.

Cette Lettre eſt bien longue, & je me flatte, ma chère Émilie, que vous ne vous plaindrez pas que j’ai épargné des détails. Je ſuis, comme vous, très-curieuſe de connoître les Perſonnes qui accompagnoient Mylady Harris ; ma Grand-maman, à qui j’en ai parlé, dit qu’elle eſt très-liée avec Mylady Ridge & ſon Époux, dont on en dit beaucoup de bien. Il n’en eſt pas de même de votre Mère, elle ne paroît pas aimée ni approuvée du Public. Sans vouloir m’en rapporter à lui, il ne faut pas rejeter abſolument ſes avis. Je le compare à un excellent Auteur, qui outre les ridicules pour corriger de légers défauts. Adieu, ma belle Amie, ne négligez pas de m’écrire, c’eſt le moyen de me faire ſupporter votre abſence. Toute à vous.

Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day, ce … 17




Vme LETTRE.

D’Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.


Vous vous attendez, Anna, à des remerciemens, & je vais débuter par des reproches. Non, je ne ſuis point du tout contente de vos détails ; vous me parlez d’une Fête, & ne me citez que quatre Acteurs, il falloit me les nommer & me les peindre tous. Promettez-moi de réparer votre faute, & je n’en parle plus. Cependant je ne puis m’empêcher de vous faire lire dans ma penſée. Jurez que mes remarques ne vous fâcheront pas. Notre amitié eſt ma caution : je vais donc parler. D’abord, le jeune Lord ne vous plaît point du tout ; il eſt fat ; il eſt… Enfin nous ne l’aimons pas. Pour Andrew, c’eſt autre choſe. Mais auſſi c’eſt un jeune Homme plein de talens… Vous faites une petite moue. Eh bien ! je me tais. Au reſte, je trouve votre Miſs Jenny une audacieuſe créature de vouloir s’emparer de la place que j’occupe dans votre cœur. Je ne veux point de cela, entendez-vous, Miſs Roſe-Tree. Je vous permets une petite amitié, mais rien de plus : mon attachement ne peut ſouffrir de partage.

L’entrevue avec ma Mère ne m’a pas fait changer d’opinion ſur ſon indifférence. Un gros Monſieur aſſez laid lui ſervoit d’Écuyer — Je ſuis harraſſée, a-t-elle dit, en entrant (vous remarquerez, Anna, qu’elle a fait le chemin dans une grande berline extraordinairement commode, & qu’il n’y a que ſix milles d’ici à Raimbow, nom de la Terre qu’elle habite). Je crains bien que ce voyage ne me cauſe une maladie : — Repoſez-vous, Mylady, a dit avec empreſſement & gaucherie le Monſieur qui l’accompagnoit. Si vous preniez quelques ſirops : — Sans doute, a dit Miſtreſs Hemlock ; Mylady n’a qu’à parler. — Ah ! vous voilà, Miſtreſs, a repris ma Mère, je ne vous avois pas encore apperçue. Où eſt Miſs Émilie ? — Me voici, dis-je, alors en m’approchant. — Vous me témoignez bien peu d’empreſſement. — Mais elle n’eſt point auſſi jolie que vous me l’aviez marqué (En s’adreſſant à notre Maîtreſſe) : — Je trouve Miſs Ridge à ravir. Ce compliment ne valut pas un remerciement au préſent perſonnage qui l’avoit fait. — Elle ſe nomme Émilie, repliqua Mylady : Mais je ne ſuis point de votre avis, mon cher Spittle ; elle ne reſſemble en aucune façon à ſa Sœur : j’étois reſtée debout par reſpect. — Ne ſait-elle pas parler ? Aſſeyez-vous donc… Vous avez bien peu d’uſage, mon Enfant ?… Vous ne lui avez donné aucun Maître, je penſe. — Vous m’excuſerez, Mylady, dis-je auſſitôt : Miſtreſs m’a fait apprendre tout ce qui convient à une Demoiſelle. La Danſe, le Deſſin, la Muſique, le François & l’Italien : — Et vous ne ſavez pas un mot de toutes ces choſes ? — Miſs Émilie, reprit Miſtreſs Hemlock, eſt de toutes mes Élèves celle qui apprend & profite le mieux : — J’en ſuis fort aiſe ; mais je ne m’en ſerois pas douté… Il ſe fait tard, (& prenant ſa montre) : Juſte ciel ! Il eſt cinq heures. Voilà au moins trois quarts d’heure que je ſuis ici. Adieu, Miſtreſs ; adieu, Miſs. Monſieur Spittle, vous ſavez le chemin. Miſtreſs, vous pourrez ſouffrir les viſites que Monſieur fera à Émilie. Je les approuve, entendez-vous. Et dans l’inſtant elle remonte en carroſſe & diſparoît à nos yeux étonnés. — Quelle Mère ! s’eſt écrié la reſpectable Hemlock ; & me prenant dans ſes bras, elle ne mérite pas une telle Fille : les preuves de tendreſſe de notre Maîtreſſe m’ont vivement émue, la conduite de Mylady Ridge ne m’a fait aucune impreſſion. Mon cœur eſt entiérement cicatriſé. Mais à quel propos permettre à ce Malotru de venir me voir ? Auroit-on des vues ?… Je me flatte que non ; cependant cela m’inquiète, & m’ôte une partie de ma gaieté. Adieu, mon Anna : je vous embraſſe comme je vous aime.

Émilie Ridge.

De Rocheſter, ce … 17



VIme LETTRE.

De la même à la même ;
à Break-of-Day.


Je n’attends pas votre réponſe, ma chère Amie, pour vous faire part de l’évènement le plus étrange. Ce matin Lady Harris eſt venu voir notre Maîtreſſe, & m’a fait prier de l’accompagner. — Venez, venez, s’eſt-elle écriée du plus loin qu’elle nous a vues. Je viens d’apprendre des choſes fort extraordinaires. Ah ! vous êtes donc Miſs Ridge ? (en s’adreſſant à moi) j’ai fait l’autre jour une belle étourderie. Vous ne ſavez pas quelles ſont les perſonnes avec qui j’étois ? votre Père, votre Sœur & le prétendu de cette dernière. Mais le plaiſant de l’aventure, c’eſt que Mylord ne ſait pas que vous êtes ſa Fille. Jamais Mylady n’a voulu lui dire dans quelle Penſion elle vous avoit miſe. — Voilà bien de nouvelles, a dit Miſtreſs Hemlock. — „ En voici une qui vous étonnera davantage, a repris Mylady, c’eſt que les beaux yeux de la charmante Émilie (& je n’en ſuis point ſurpriſe) ont abſolument dérangé la tête du pauvre Mylord Clarck, il ne penſe & ne parle que de vous. Je fais un joli rôle, n’eſt-ce pas, chère Enfant ? Car je viens pour vous prier d’avoir pitié de mon petit Couſin, il eſt chez moi qui m’attend avec bien de l’impatience, c’eſt lui qui m’a conté tout ce que je viens de vous dire, & il le tient de Miſs Fanny Ridge. Elle vous a parfaitement reconnue, quoiqu’elle ne vous ait vue que cette ſeule fois. Il eſt vrai que vous reſſemblez beaucoup à Mylord votre Père. Que voulez-vous que je diſe à mon pauvre Parent ? Il eſpère que vous lui permettrez de m’accompagner la première fois que je viendrai „. — Mais Mylady a dit, je crois que Mylord Clarck étoit le prétendu de ma Sœur. Je ſuis ſûre qu’elle ne me conſeilleroit pas. — Émilie a raiſon, a repris Miſtreſs Hemlock, elle ne doit pas être la Rivale de Miſs Ridge : — Écoutez, reprit Mylady, mon Parent eſt peu riche : „ Je le ſuis beaucoup, & comme je n’ai ni Mari ni Enfant, j’en fais mon unique héritier (c’eſt auſſi le meilleur, & j’oſe dire, le plus aimable Garçon du monde). Je débute par lui donner en ſe mariant trente mille livres ſterlings.[2] Je n’approuvois pas trop ſon union avec Miſs Fanny, ſon caractère altier ne m’a jamais plu : mais Clarck croyoit en être amoureux, & comme je l’aime beaucoup, je conſentois à tout ; ſon changement en votre faveur, ma belle Miſs, me cauſe de la joie. L’amitié que Miſtreſs Hemlock a pour vous, fait aſſez votre éloge… Mais, mes Amies, je n’oublie pas que mon Couſin compte les minutes, que me permettez-vous de lui dire „ ? — Souffrez que je réponde pour Émilie. Elle ne peut qu’être reconnoiſſante de tout ce que vous penſez de favorable ſur ſon compte ; mais, Mylady, je vois des obſtacles preſqu’invincibles à l’accompliſſement de vos bonnes intentions. Ma jeune Élève n’eſt point aimée de ſes Parens. Le changement inopiné de Mylord Clarck la rendra pour ſa Sœur un objet odieux. Mylady Ridge qui n’a des yeux que pour ſa Fille aînée, approuvera la haine de Fanny. Je ne parle pas de Mylord. Il eſt le premier ſujet de ſa femme & de ſa Fille, & il ſeroit, je crois, imprudent d’eſpérer que Mylady voulut jamais donner les mains au mariage de votre Parent avec Émilie. Ainſi, Mylady, il me ſemble qu’il faudroit laiſſer les choſes dans leur premier état. Fanny une fois établie, le ſort de mon Élève deviendra, peut-être, moins rigoureux. — Vos raiſons, ma chère Hemlock, me paroiſſent bonnes ; mais ni Clarck, ni moi ne pouvons ſuivre vos conſeils. Cette belle Enfant a dérangé tous nos projets, & je ne vois pas de poſſibilité à ramener nos eſprits. Le ſort en eſt jeté, Miſs Fanny ne ſera jamais ma Couſine. Je vous quitte ; mais je vous préviens que vous nous verrez l’un & l’autre avant peu de jours. Si vous ne voulez pas recevoir mon parent, il faudra auſſi me faire fermer la porte. — Mylady ſait bien, a repris Miſtreſs, qu’elle ſera toujours reçue chez moi à bras ouverts.

Après le départ de Mylady, il eſt venu du monde : j’ai laiſſé Miſtreſs Hemlock dans le Parloir, & je ſuis montée pour vous écrire tout cela, qui ne vous cauſera ſûrement pas moins d’étonnement qu’à moi. La poſte arrive demain ; j’eſpère, ma chère Anna, qu’elle m’apportera une Lettre de vous. J’aurai autant de plaiſir à vous lire, qu’à vous aſſurer de ma vive & ſincère amitié.

Émilie Ridge.

De Rocheſter, ce …




VIIme LETTRE.

D’Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Rocheſter.


Quelqu’idée que j’aye conçue du caractère de Mylady Ridge, il ne m’a pas été poſſible de lire ſans une véritable douleur l’affreuſe conduite qu’elle obſerve avec vous ; il eſt bien horrible que des parens ayent parmi leurs enfans des objets de préférence ! Je ne vous dirai pas à quel point votre Sœur mérite peu celle que lui accorde ſa Mère. Vos craintes ſur le gros Monſieur me paroiſſent fondées. Il eſt certain qu’il ne s’eſt pas trouvé là ſans raiſon ; les ordres qu’on vous a donnés de le recevoir, ſont des preuves aſſez claires qu’on a des projets ſur lui ; mais, ma chère Émilie, gardez-vous de les approuver ! Ce Spittle eſt un Homme abominable : c’eſt ce qu’on appelle dans le monde un gueux revêtu. Né dans la claſſe la plus baſſe, il n’eſt parvenu à acquérir une groſſe fortune qu’aux dépens de pluſieurs Infortunés qu’il a ruinés par ſes uſures énormes, &, j’oſe même dire, des friponneries manifeſtes. Tel eſt le Perſonnage que Mylady Ridge vous deſtine pour Époux. Il a dans le Pays de Galles pluſieurs Parens qui languiſſent dans la plus profonde miſère. Vainement s’adreſſent-ils à ce monſtre ; il leur refuſe juſqu’au plus petit ſecours. Je me hâte de vous inſtruire de toutes ces particularités. Il faut couper le mal dans ſa racine. Je paſſe à ce qui me regarde. La plaiſanterie du commencement de votre Lettre ne m’a point fâchée, je connois votre gaieté ; il faut bien ſouffrir ſes Amies avec leurs défauts. D’ailleurs vous avez fort bien deviné, quant à mon antipathie pour Edward Stanhope : je m’en veux réellement de cette prévention ; car en lui ôtant ſa fatuité, c’eſt un jeune Homme fort aimable. Mais, ma belle Amie, vous aurez, s’il vous plaît, la bonté de me paſſer mon attachement pour Miſs Jenny. C’eſt une ſi charmante Perſonne ! Je puis pourtant vous promettre qu’elle n’occupera que la ſeconde place dans mon amitié. Êtes-vous ſatisfaite ? Je dois répondre à l’article qui concerne Andrew. Ne peut-on rendre juſtice à un être quelconque, ſans qu’on vous ſoupçonne d’y prendre un intérêt particulier ? Vous êtes folle, mon Émilie, mais vous ne m’avez jamais paru méchante : ſi je vous connoiſſois moins, je pourrois prendre votre obſervation pour une Épigramme.

Nous ne ſommes de retour de Pretty-Lilly que d’hier au ſoir. On nous y a comblés d’honnêtetés, les fêtes s’y ſont multipliées pendant les cinq jours que nous y ſommes reſtés. La Nobleſſe des environs a aſſiſté à deux bals champêtres que l’on a donnés dans une ſuperbe prairie attenante au parc. Nous étions tous dans le coſtume villageois. Ces amuſemens ſimples me plaiſent infiniment, & je les préfère aux brillantes aſſemblées où j’ai aſſiſté pluſieurs fois depuis mon arrivée ici.

Nous avons des raiſons de nous réjouir ; mon Grand-papa, qui étoit impotent depuis deux années, a recouvré l’uſage de ſes jambes ; il marche, à la vérité, avec un peu de peine, mais il marche. Il en eſt d’un contentement qui ne le cède qu’au nôtre. Ma Grand-maman en a pleuré de joie. Les Fermiers ſe ſont réunis pour tirer un feu d’artifice, en vérité, très-beau, en ſigne de réjouiſſance ; qu’il eſt doux de recevoir des preuves auſſi touchantes d’un attachement général ! Adieu, ma chère Émilie. J’oublie, en vous écrivant, que Mylady Green m’a dit de ne m’abſenter qu’une heure. Pour toutes ſes bontés, je lui dois de l’obéiſſance. Croyez à l’amitié

d’Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day, ce … 17.




VIIIme LETTRE.

De la même, à la même ;
à Rocheſter.



Je reçois votre ſeconde Lettre, ma chère Amie, & je vous avoue que je ſuis moins étonnée que vous ne le penſiez de ce qu’elle renferme. La charmante Émilie Ridge eſt bien faite pour rendre inconſtant celui qui ſait apprécier ſes aimables qualités. Le Lord Clarck jouit d’une très-bonne réputation, (je m’informe avec ſoin de tout ce qui peut vous intéreſſer) & je verrois avec joie votre union avec lui. Mais je penſe comme Miſtreſs Hemlock. Il eſt preſqu’impoſſible qu’elle puiſſe jamais avoir lieu. Votre Mère, votre Sœur ſont d’un caractère dur & vindicatif. Je frémis des ſuites que peut avoir la découverte de la nouvelle inclination de Mylord Clarck. Votre Lettre ne m’apprend pas ſi vous y êtes ſenſible, je ne le ſouhaite pas pour votre tranquillité. C’eſt un grand malheur, ma chère Émilie, d’aimer celui qui ne peut jamais nous appartenir. S’il en eſt temps encore, fuyez le danger. Je ſens trop combien il eſt affreux… Hélas ! Mon ſecret eſt prêt à m’échapper… Non, non, vous ne ſaurez pas à quel point je ſuis foible… Que penſeriez-vous de moi, ſi vous ſaviez… Ô ma chère Amie ! je vous le répète, ſi vous ne voulez pas aimer, fuyez celui que votre cœur ſemblera préférer.

Depuis deux mois que je ſuis chez mes Parens, il ne s’eſt pas paſſé un jour ſans qu’ils n’ayent cherché à me procurer de nouveaux amuſemens. Nous avons viſité preſque toutes les Villes & les Châteaux voiſins de Break-of-Day. Par-tout on nous a donné des fêtes : cette vie errante ne convient guère au ſérieux qui fait la baſe de mon caractère. Une des choſes qui me fait le plus de peine, c’eſt qu’Edward eſt toujours de nos parties. Ses empreſſemens paroiſſent approuvés de mes Parens. J’ai bien peur qu’ils n’ayent des projets que mon cœur ne pourroit jamais ratifier.

Malgré mes efforts, il ne m’a pas été poſſible de renouer la converſation que j’ai eue avec ma Grand-maman le lendemain de mon arrivée. Elle ſemble fuir toutes les occaſions de ſe trouver ſeule avec moi. Sans ceſſe obſédée par ſes femmes, je n’oſe parler de ma Mère, ni faire la moindre queſtion qui y ait rapport. J’eſpère cependant que le haſard me procurera l’inſtant que je déſire ſi ardemment.

Il eſt affreux à moi d’avoir négligé de vous prier de me rappeler au ſouvenir de Miſtreſs Hemlock & de nos aimables compagnes. Aſſurez-les, je vous prie, ma belle Émilie, que je leur ſuis toujours tendrement attachée. Vous êtes trop juſte pour douter des ſentimens

d’Anna Rose-Tree.

De Break-of-Day, ce … 17


IXme LETTRE.

Charles Clarck,
à William Fisher, ſon Ami,
à Londres.


Depuis ma dernière Lettre, mon cher William, les choſes ont bien changé de face ! Tu me crois ſans doute l’époux de Fanny Ridge. Il n’en eſt & n’en ſera jamais rien. Te voilà bien ſurpris : la ſuite augmentera ſûrement ton étonnement. Pour ſatisfaire pleinement ta curioſité, il faut que je reprenne les choſes de plus haut. C’eſt à l’Opéra, comme tu fais, que je ſuis tombé amoureux de Fanny. Il eſt vrai qu’elle eſt extrêmement jolie. Par le moyen de ma bonne Couſine, il ne m’a pas été difficile d’avoir accès dans la maiſon de Mylord Ridge. Bientôt j’y fus aſſez familier pour connoître à fond le caractère des habitans. Celui de Fanny ne me parut pas très-bon. Cependant les charmes de ſa perſonne m’attachoient tous les jours de plus en plus, l’extrême bonté de Mylord l’avoit rendu l’eſclave ſoumis de l’impérieuſe Lady. Je vis donc que c’étoit à cette dernière à qui je devois faire ma cour. Mes aſſiduités ne lui déplurent pas. Mylady Harris s’apperçut de mon amour : elle m’en parla. Je convins qu’elle avoit deviné. Ainſi que moi, elle avoit remarqué les défauts de Miſs Ridge ; mais tu connois ſon amitié pour moi ; jamais elle n’a déſapprouvé ma conduite. Elle eut même la complaiſance de faire à Mylady Ridge l’aveu de mes ſentimens pour ſa fille, & du déſir que j’avois de pouvoir obtenir ſa main. — Ils ſont bien jeunes tous deux, répondit-elle ; cependant j’accepte avec joie les propoſitions que vous me faites, & ſi vous y conſentez l’un & l’autre, nous remettrons le mariage à cet été. Vous paſſez cette ſaiſon pour l’ordinaire à Rocheſter ; j’ai une terre voiſine de ce lieu, & ce ſera là où on célébrera l’Hymen de nos Enfans. La tendreſſe que vous marquez à Mylord Clarck, m’engage à le nommer ainſi. — Oh ! vous avez bien raiſon, ma chère Mylady. Je chéris mon Couſin comme s’il étoit mon Fils, & il en a les ſentimens. Je vous jure que je ſouhaite ſon bonheur avec la plus vive ardeur. Cette converſation, que ma reſpectable Parente me rendit, me combla de joie. J’aimois véritablement Miſs Fanny, & elle m’avoit dit que je ne lui étois point indifférent. La frivolité de ton eſprit ne me permit pas de te faire part alors de mon projet d’établiſſement. Ce fut à mon arrivée ici que je t’écrivis que j’étois à la veille de me marier : cependant l’inſtant n’en étoit point encore fixé. Un jour que Mylord Ridge & ſa fille avoient dîné chez ma Couſine, elle propoſa d’aller à l’iſſue du dîner faire une viſite à une de ſes Amies, femme très-aimable, & que nous ne ſerions pas fâchés de connoître. En traverſant une rue, Mylady s’écria, à la vue d’une très-belle maiſon : — Ah ! voilà la maiſon de ma chère Hemlock. Voulez-vous permettre que j’y entre un inſtant ? C’eſt une Maîtreſſe de penſion. Mais elle eſt du meilleur ton poſſible. Tout en diſant cela, elle fit arrêter. Mylord & Fanny voulurent auſſi entrer ; effectivement cette femme a la plus honnête tenue : elle s’étoit fait accompagner par une des Grâces. Non ! jamais je ne vis rien d’auſſi joli. J’avois le plus grand plaiſir à la contempler. Fanny qui s’en apperçut, eut une attention particulière à m’occuper. Elle ne ceſſoit de me parler : la politeſſe exigeoit des réponſes, & l’on ſe leva pour ſortir avant que j’euſſe pu adreſſer un ſeul mot à la belle Élève de Madame Hemlock. Mais, mon cher William, ſon image s’eſt profondément gravée dans mon cœur. Après la viſite que Mylady Harris déſiroit faire, nous nous rendîmes à Raimbow, terre de Mylord Ridge, qui n’eſt qu’à ſix milles de Rocheſter. Mylady étoit au Jardin ; nous fûmes la joindre. Mylord donnoit le bras à ma Couſine, & j’avois celui de Fanny. — Je ne conçois pas dit-elle, comment Mylady Harris peut trouver jolie la jeune perſonne que nous avons vue à cette Penſion : elle n’eſt point mal, mais ce n’eſt pas une de ces figures qui frappent. Craignant de laiſſer deviner l’impreſſion qu’elle m’avoit faite, je ne répondis rien. Fanny continua : — Vous ne devineriez jamais, Mylord, quelle eſt cette fille. — Je penſe, dis-je, que vous n’en êtes pas plus inſtruite. — Eh bien ! vous penſez mal. — N’eſt-ce pas la première fois que vous la voyez ? — Je ne me rappelle pas de l’avoir jamais vue avant aujourd’hui, & pourtant je ſais qui elle eſt, & je ſuis ſûre de ne pas m’être trompée. Ne trouvez-vous pas qu’elle reſſemble à mon Père ? — Ah ! Mylord…… oui vraiment, & beaucoup. — Cela n’eſt pas extraordinaire, c’eſt ſa Fille. — Comment dites-vous, Miſs ? — Eh oui, c’eſt ma Sœur. — Vous avez donc une Sœur ? — Sans doute ; puiſque mon Père a deux Filles. Alors elle me dit que Mylady ſa Mère avoit pour la plus jeune de ſes Filles une haine invincible, que dès l’âge le plus tendre, elle l’avoit miſe dans une Penſion qui n’étoit connue que d’elle ſeule ; que vainement Mylord avoit preſſé pluſieurs fois ſa Femme de lui dire où étoit Émilie, que jamais elle n’avoit voulu conſentir qu’il la viſitat. — Ma Mère eſt la maîtreſſe, ajouta-t-elle, & je trouve qu’elle a bien raiſon de ne pas aimer cette petite perſonne ; je l’ai reconnue à ſa reſſemblance avec Mylord, & je me ſuis ſouvenue d’avoir lu au bas d’une Lettre que Mylady venoit de recevoir, le nom de Miſtreſs Hemlock. Toutes ces conjectures raſſemblées forment une certitude. Nous arrivâmes en ce moment dans une allée détournée où Mylady étoit en grande conférence avec un Monſieur, dont la figure eſt, ſans contredit, la plus ridicule qu’on puiſſe jamais voir.

Au bout d’une heure, ma Couſine remonta en voiture, & nous revînmes à Rocheſter. Pendant le chemin, je fus très-penſif. Mylady inquiète de mon ſilence, s’informa des raiſons qui le cauſoient. — Avez-vous eu une petite querelle avec Fanny ? Vous êtes bien loin, ma chère Couſine, de deviner le ſujet de mes réflexions. Ne puis-je donc le ſavoir ? Je ſuis votre Amie, Clarck, vous n’en pouvez douter ſans ingratitude. — Rendez plus de juſtice à ma reconnoiſſance, Mylady. Je connois votre cœur ; mon ſecret va vous être découvert. Cette jolie Penſionnaire de Miſtreſs Hemlock… — Eh bien ! qu’a-t-elle de commun avec vous ? — Chère Couſine, vous ne devinez pas que c’eſt elle qui m’occupe. — Quoi ! vous l’aimez ? — Hélas ! oui. — Quelle folie ! une perſonne que vous ne connoiſſez pas ! Je crus qu’il étoit néceſſaire de lui rendre la converſation que j’avois eue avec Fanny. — Je vous l’ai toujours dit, que votre Fanny avoit un mauvais cœur. Approuver la conduite affreuſe de Mylady Ridge ! dire du mal de cette belle Fille ! Vous avez raiſon, mon Enfant ! Il faut la préférer à ſa Sœur ; ſon ſort m’intéreſſe. Je l’aime bien mieux que l’Aînée. Elle a la figure douce, modeſte.

Cette femme charmante eut la bonté de me promettre d’aller le lendemain chez Miſtreſs Hemlock ; une légère incommodité la retint ſix jours dans ſa chambre. Le ſeptiéme elle céda à mes inſtances & fut à la Penſion. Je n’eus pas la patience d’attendre ſon retour à la maiſon, je courus me poſter à un coin de rue peu éloignée de la demeure de Miſtreſs Hemlock, & quand ma Couſine paſſa pour s’en retourner chez elle, je fis arrêter ſon carroſſe & y montai. — Je n’ai pas grand’choſe à vous apprendre, mon Ami, on n’oſe accepter votre recherche. On craint la haine de la Mère & de la Sœur, Je n’ai pu découvrir ſi vous aviez plu, la modeſte Émilie eſt trop bien élevée pour avouer un penchant qui peut être déſapprouvé par ſes Parens ; mais comme un Amant eſt clairvoyant, dans quatre jours nous y irons enſemble : Êtes-vous content ? — Je baiſai avec tranſport la main de ma bonne Parente.

Dans deux jours donc je verrai ce que le Ciel a formé de plus parfait. Tu ris, tu te moques de mon enthouſiaſme. Sois donc indulgent pour tes Amis ; parce que tu te voues au célibat, voudrois-tu que tout le monde ſuivit ton exemple ? Donne-moi des nouvelles de Watteley, dis-lui que je ne l’oublie pas ; mais garde-toi de lui montrer ma Lettre. Il en plaiſanteroit avec Buckingham, celui-ci avec d’autres, & je deviendrois le ſujet d’une multitude de bons mots & de calembourgs. Adieu, mon Ami. Écris-moi plus ſouvent. Rappelle-toi que tu as promis à Mylady Harris de venir paſſer quelques jours ici. J’ai mon intérêt particulier pour te preſſer de tenir parole. Tout à toi.

Charles Clarck.

De Rocheſter, ce … 17




Xme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.


Voilà donc l’inſtant des tourmens arrivé pour moi. Ô ma chère Anna ! combien j’ai de ſujets de m’affliger, nos conjectures n’étoient que trop véritables. M. Spittle, à qui j’ai refuſé de me montrer toutes les fois qu’il s’eſt préſenté, a eu recours à ma Mère, & elle eſt venue elle-même pour m’en marquer ſon mécontentement. — Pardon, Mylady, lui ai-je répondu avec reſpect ; mais je ne vois pas pourquoi Monſieur Spittle (il étoit avec elle) auroit le droit de me faire des viſites. Ma réponſe la mit fort en colère. — Vous ne voyez pas ! cela eſt excellent ! vous ne voyez pas ! il faudra donc vous rendre compte de ma conduite : vraiment, je vous trouve plaiſante ; apprenez, Miſs, que vous êtes une ſotte, mes volontés doivent être des lois pour vous : mais puiſqu’il faut vous donner des raiſons, en voici que je vous prie de trouver bonnes : Monſieur vous eſt deſtiné pour Époux : voilà ſes droits pour avoir ſes entrées ici ; & s’adreſſant à Miſtreſs Hemlock : j’ai cru, Miſtreſs, vous avoir dit que je prétendois que M. Spittle fut reçu de Miſs Émilie. Si l’on a ſi peu d’égard à mes ordres, on me forcera à uſer de moyens qui pourroient ne pas plaire à tout le monde. En finiſſant cette belle tirade, elle s’étoit levée pour ſortir. Je me ſuis miſe à ſon paſſage, & tombant à genoux : — Non, Mylady, me ſuis-je écriée, non, vous n’aurez pas la barbarie d’exécuter cet affreux projet. — Miſs n’eſt pas prévenue en ma faveur, dit alors le monſtre. — Je ne prétends pas vous le diſſimuler, Monſieur, j’ai pour vous une haine invincible. — Le temps, Miſs, vous ramenera à des ſentimens plus doux. — Le temps ne fera qu’accroître mon antipathie. Telle eſt, & telle ſera toujours ma façon de penſer. — C’eſt ce que nous verrons, dit ma Mère, en me pouſſant. Je tombai le viſage contre terre, & elle eut l’inhumanité de paſſer deſſus mon corps pour ſortir. Miſtreſs Hemlock outrée, ne la reconduiſit pas, & ſe hâta de me relever. Mon viſage couvert de ſang, l’effraya beaucoup. Je la tranquilliſai en l’aſſurant que je ne me ſentois que mal au nez, le coup n’avoit porté que là. Dans le moment où l’on me faiſoit reſpirer de l’eau, Mylady Harris entra avec ſon Couſin. — Juſte Ciel ! s’écrièrent-ils l’un & l’autre en m’appercevant : votre Mère ſort d’ici, & vous voilà couverte de ſang. — C’eſt peu de choſe, repliqua Miſtreſs Hemlock : mais il n’a pas tenu à Mylady Ridge que le mal ne fut plus conſidérable ; & elle raconta la ſcène qui venoit de ſe paſſer. — Sans ma tendreſſe pour cette chère enfant, ajouta-t-elle, Mylady Ridge m’auroit diſpenſée à l’avenir de ſes viſites — Pauvre petite ! dit alors la Couſine de Mylord Clark, & lui-même verſoit des larmes d’attendriſſement. Un Être ſenſible a bien des droits ſur mon cœur. Pour la première fois je le fixai avec intérêt. Qu’il me parut ſéduiſant dans la touchante attitude qu’il avoit priſe ! Il étoit à genoux tenant une des mains de Mylady dans les ſiennes : ſes yeux me contemploient avec une douleur ſi naturelle, que l’on ne pouvoit pas la ſuppoſer factice : s’il m’eut dans ce moment demandé : — M’aimez-vous ? Je crois que je lui aurois répondu : — De tout mon cœur… Nous paſſâmes tous les quatre pluſieurs heures enſemble, ſans avoir rien décidé, ſinon que je continuerois à refuſer les viſites de Spittle, & que Mylord Clarck iroit demain dîner à Raimbow, pour voir ſi Fanny eſt inſtruite des intentions de Mylady.

Adieu ma gaieté, ma chère Anna, je ſuis ſûre que vous ne me reconnoîtriez pas. — Je m’afflige ſans ceſſe : n’en ai-je pas des ſujets bien légitimes ? Je vous ai avoué, ma belle Amie, mon penchant pour Mylord Clarck : vous ne devez plus héſiter à me confier le ſecret que vous avez ſi mal à propos retenu. Ne ſuis-je plus votre Amie ? n’ai-je plus droit à vos peines comme à vos plaiſirs, point de reſtriction à votre confiance, que je n’ai pas déméritée. Adieu. Sans rancune pourtant, mais corrigez-vous d’une réſerve déplacée.

Émilie Ridge.

De Rocheſter, ce … 17




XIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Rocheſter.

Vous connoiſſez mon amitié pour vous, ma chère Émilie, jugez donc de l’effet qu’a dû produire ſur moi votre dernière Lettre. Oui, ſans doute, vous êtes bien à plaindre ; mais, mon Amie, mes chagrins, pour être différens des vôtres, n’en ſont pas moindres. Vous voulez, vous exigez que je vous diſe mon ſecret. Ah ! quand vous le ſaurez, combien vous concevrez de mépris pour moi. Votre amitié ſera-t-elle aſſez forte pour voir avec indulgence ma foibleſſe impardonnable ? Promettez-moi que, quelle que ſoit ma confidence, vous ne haïrez pas celle qui vous l’aura faite. Vous aimez, vous êtes adorée de Mylord Clarck, je ſuis aimée auſſi ; mais par qui ! ſon nom va vous remplir d’épouvante : Andrew… Le voilà donc tracé, ce nom que ma plume refuſoit d’écrire… C’eſt lui ; oui, c’eſt le fils du Jardinier qui eſt l’objet de la paſſion la plus forte qui ait jamais exiſté ; il m’aime, j’en ai des preuves certaines. Mais, ma chère Émilie, ne croyez pas qu’il ſache que je connois ſes ſentimens. Ô Dieu ! ſi vous alliez penſer… Je vous jure qu’il ignorera toujours qu’il m’a rendu ſenſible, je dois pourtant juſtifier mon inclination. Si l’objet le plus charmant pouvoit me ſervir d’excuſe, je ne ſerois pas coupable. Ce jeune homme, mon Amie, joint aux charmes du corps, tous les agrémens de l’eſprit. C’eſt bien le meilleur cœur, la plus belle ame ! Pourquoi Edward ne lui reſſemble-t-il pas ? Voici comment ce funeſte amour a pris naiſſance.

Dans l’intervalle de deux fêtes, nous nous ſommes trouvés ſeuls à Break-of-Day, pendant quelques jours ; mon Grand-papa n’a pas voulu que notre ſolitude interrompit les plaiſirs, & nous avons continué à faire de la muſique, Andrew & moi. En chantant des duo, nos yeux ſe fixoient : je voyois dans les ſiens un feu qui paſſoit juſqu’à moi ; tout en lui eſt un ſujet d’admiration. La beauté eſt bien ſéduiſante, quand elle eſt accompagnée du mérite. Je m’enivrois du plaiſir de le regarder. Le ſecond jour, j’allai, à mon lever & en attendant celui de Mylady, dans la bibliothèque. Andrew y étoit (c’étoit un Dimanche) ; il tenoit les Nuits d’Young. Je parus ſurpriſe du choix qu’il avoit fait, ce qui occaſionna une converſation entre nous. Je reconnus dans la ſienne un eſprit profond & une ſcience parfaite ſur tous les objets poſſibles (Miſtreſs Hemlock nous a mis dans le cas de pouvoir juger avec connoiſſance de cauſe). Dans le courant de la journée, nous fîmes, comme à l’ordinaire, notre muſique, & je le trouvai ce jour-là plus aimable que jamais. Tourmentée par des réflexions pénibles, je dormis peu & me levai plus matin que je n’avois coutume. Je deſcendis dans le jardin pour diſſiper un mal de tête aſſez fort. Arrivée dans un boſquet, je ſurpris Andrew qui paroiſſoit ſi occupé d’une petite boîte qu’il tenoit dans ſes mains, & à laquelle il ſembloit travailler, qu’il ne m’apperçut que quand je fus à dix pas de lui. Il ſe leva, & ſe hâta de remettre dans ſa poche la boîte qu’il avoit. Le trop de précipitation trompa ſon attente, & elle tomba ſur le gazon ſans qu’il s’en apperçut. Je lui témoignai le déſir d’être ſeule. Il s’éloigna en ſoupirant. Dès qu’il fut hors de ma portée, je ramaſſai la boîte. Jugez de ma ſurpriſe, elle contenoit mon portrait, mais ſi reſſemblant, que j’aurois défié le plus habile Peintre d’en faire un ſemblable. J’étois incertaine ſur ce que je devois faire, lorſque je vis Andrew qui accouroit vers moi. Devinant le ſujet de ſon prompt retour, & ne voulant pas qu’il ſut que j’avois vu mon portrait, je laiſſai couler la boîte, & je fus à ſa rencontre. — Quelle raiſon, lui dis-je, vous fait aller ſi vîte ? — C’eſt que j’ai perdu… ô Miſs ! l’auriez-vous trouvée ? par pitié ne me l’ôtez pas : c’eſt mon unique conſolation ! — Vous avez perdu quelque choſe ? dis-je en l’interrompant : je fuis fâchée de ne l’avoir pas trouvé. Mais c’eſt donc un objet précieux ? — Oh ! oui, Miſs, extrêmement précieux. — Mais encore qu’eſt-ce ? — C’eſt… c’eſt une boîte que je tiens de monſieur Stanhope ; Je la garde avec ſoin, comme la ſeule choſe qui me reſte de lui. — Voyez donc ſi vous la retrouverez. Il n’eut pas grand’peine : Un inſtant après, il repaſſa à côté de moi, & me dit d’un air de contentement : — Je la tiens ! c’eſt un grand bonheur pour le pauvre Andrew. Rentrée dans ma chambre, je me livrai d’abord au plaiſir d’être aimée ; mais ma joie échoua contre mes réflexions. Je ſentis combien il étoit imprudent à moi de me livrer à un penchant ſi contraire à mon devoir. Mylady Green vint me chercher ; elle me fit des reproches ſur ma pareſſe : Que n’a-t-elle deviné juſte ! j’ignorerois encore ce qui fait mon tourment… Vous connoiſſez à préſent la faute de votre Amie. Vous ſavez mon ſecret ; mais, ma chère Émilie, ne me mépriſez pas. C’eſt malgré moi que je ſuis coupable : écrivez-moi bien vîte, je déſire & crains votre réponſe. Ne me jugez pas avec trop de ſévérité, & croyez au repentir comme à l’amitié

d’Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day, ce … 17



XIIme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.


Vous craignez mes reproches ! Vous êtes bien injuſte, ma chère Anna ! ayez meilleure opinion de mon amitié. Je vous plains, oui, ſûrement, c’eſt un grand malheur d’aimer & d’être forcée de le cacher avec ſoin. Telle doit être votre réſolution. Fuyez, ma chère Anna, le dangereux Andrew. Revenez parmi nous : l’abſence guérira votre pauvre cœur. Si vous reſtez avec l’ennemi de votre repos, craignez tout. Il eſt bien difficile de cacher une inclination auſſi forte que la vôtre. Si Andrew s’en apperçoit, vous êtes une Fille perdue. Quelque bonne opinion que j’aye de ſes ſentimens & de toutes ſes qualités, il eſt certain, & vous le ſavez auſſi bien que moi, que ce jeune-homme ne peut vous convenir en aucune façon. Faites bien toutes ces réflexions. Je me hâte de vous envoyer cette Lettre. Demain je vous écrirai plus longuement ; & je vous parlerai de votre fidelle Amie,

Émilie Ridge.
De Rocheſter, ce … 17




XIIIme LETTRE.

D’Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Rocheſter.

Ne me nommez plus votre Amie : non, je ne ſuis plus digne de l’être. Tout ce que vous avez craint, tout ce que j’ai craint moi-même, eſt arrivé. Mon ſecret n’en eſt plus un pour celui à qui je devois éternellement le cacher ; c’eſt par vous, ma chère Émilie, qu’il a tout découvert. Avant de m’accuſer, daignez m’entendre : J’ai reçu, hier au ſoir, votre Lettre ; le tendre intérêt que vous prenez à moi, perce à travers chaque expreſſion. Je ſentois la ſolidité de vos raiſonnemens, & j’applaudiſſois à vos conſeils. J’avois laiſſé Mylord & Mylady faire une partie de piquet, & j’étois deſcendue dans le jardin pour y rêver à mon aiſe ; je pris, ſans m’en appercevoir, le chemin du boſquet où j’avois un jour trouvé Andrew. Le ſouvenir de mon portrait m’agita extraordinairement. Eſpérant que la lecture de votre Lettre chaſſeroit toute autre idée, je la mis ſous mes yeux ; le remède fut efficace. Je ne penſois plus qu’à vous. La nuit me força à rentrer ; l’heure de ſe retirer arrivée, je monte dans ma chambre : l’image chérie de celui que je n’oſe nommer, vint encore m’occuper. Il faut, dis-je, oppoſer à cette penſée la Lettre de mon Émilie. Je la cherche vainement, & je m’apperçois avec douleur qu’elle eſt perdue. J’aurois volontiers volé au jardin pour la chercher : mais toutes les portes ſe ferment à onze heures ; & il étoit minuit. J’attendis le jour ſans me coucher, dans des inquiétudes affreuſes. À ſept heures, je courus au jardin. Andrew s’y promenoit déjà : mes perquiſitions furent vaines ; la Lettre n’étoit dans aucun des endroits que j’avois parcourus la veille. Andrew m’aborda. — Miſs n’auroit-elle pas perdu une Lettre. — Juſtement ! c’eſt elle que je cherche : donnez-la-moi. — La voilà, me dit-il, en me la préſentant. — Je me flatte que vous n’en avez pas lu le contenu ? — Vous m’excuſerez, Miſs, & il rougit beaucoup. — Téméraire ! vous êtes bien oſé ! — Ô Miſs, pardonnez mon indiſcrétion. — Vous l’avez lue…… vous ſavez. — Que je ſuis le plus heureux des hommes, dit-il, en tombant à mes genoux. — Levez-vous, Monſieur Andrew, & ne paroiſſez jamais devant mes yeux. Il obéit à l’inſtant ; oui, mon Amie, il s’éloignoit. Pour mon malheur, je fixai mes yeux ſur les ſiens ; je vis des larmes. — Vous vous en allez donc ? — Dites un mot, & je vole à vos pieds. — Il eſt dit, ce mot : il ne ſe le fit pas répéter. — Enfin, vous connoiſſez toute ma foibleſſe ! mais ſi jamais vous aviez l’indiſcrétion… — Ah, Miſs ! connoiſſez mieux celui dont vous faites le bonheur. Je vous ai adorée dans le ſilence ; j’aimois ſans eſpoir ; & aujourd’hui je pourrois… Non, Miſs, vous ne le croyez pas : ce ſecret charmant ſera éternellement renfermé là (il me montroit ſon cœur). — Dites-moi par quel haſard ma Lettre eſt tombée entre vos mains ? — Tous les jours à mon lever, & avant de commencer mon ouvrage, je viens dans ce boſquet pour y contempler & multiplier votre image. — Vous ſavez donc peindre ? — Oui, Miſs. — Continua-t-il. — C’eſt dans l’allée qui y conduit que j’ai trouvé cette bienheureuſe Lettre ; elle vous étoit adreſſée, pouvois-je me défendre d’un mouvement de curioſité ? — Vous connoiſſez donc toute ma foibleſſe ! Ah ! Andrew, combien ce moment-ci me cauſera de regrets ! — Des regrets ! & pourquoi, adorable Miſs ? n’êtes-vous pas certaine que mon reſpect égalera toujours mon amour ? Quel changement un ſeul jour apporte dans mon ſort ! Hier, le plus infortuné, aujourd’hui, le plus heureux des hommes. Cependant il me reſte encore une incertitude. — Et quelle eſt-elle, après ce que vous avez lu ? — Cette Lettre n’eſt point de vous, craindriez-vous de me dire… — Cruel Andrew ! & n’en ſavez-vous pas beaucoup plus que je ne dois… — Je me ſuis flatté en vain d’avoir touché votre cœur ; ſi vous n’étiez pas indifférente, que vous coûteroit-il de m’avouer… Il me ſeroit ſi doux de vous entendre prononcer ce que je vous dis avec tranſport… Je vous aime… Ah ! ſi vous vouliez répéter… — Qu’exigez-vous ? Ne ſuffit-il pas que je le penſe. — Je ne demande plus rien, belle Anna ! ce mot ſuffit à mon bonheur. Il eſt donc vrai que je ſuis aimé de la divine Roſe-Tree : tous mes vœux ſont remplis. Il étoit toujours à mes genoux ; une de mes mains que je lui avois abandonnée, étoit couverte de baiſers & de larmes que le plaiſir faiſoit couler ; moi-même, dans un raviſſement que je n’avois jamais éprouvé, j’étois loin de lui ſavoir mauvais gré des preuves touchantes qu’il me donnoit de ſa tendreſſe. Un léger bruit rompit le charme. Andrew ſe leva avec précipitation, & fut voir ce qui l’occaſionnoit. — C’eſt mon Père, Miſs, qui vaque à ſes occupations. Afin d’éviter le plus petit ſoupçon, je vais à mon devoir. Il baiſa ma main, & s’éloigna, non ſans retourner pluſieurs fois la tête. Je ne ſongeai à quitter la place, que quand je le perdis de vue. C’eſt en ce moment que je ſentis l’énormité de la faute que je venois de commettre. Je ſuis rentrée dans ma chambre pour vous écrire ; daignerez-vous lire la Lettre de la malheureuſe Anna ? Daignerez-vous la plaindre ? Ô mon Amie ! qu’eſt devenu ce temps heureux où je ne déſirois que le plaiſir de cauſer avec vous en liberté. Depuis mon départ de Rocheſter, je n’ai fait que courir de faute en faute. Adieu, ma chère Émilie. Dites, oh ! dites que vous aimez toujours l’infortunée

Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day, ce … 17




XIVme LETTRE.

D’Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Rocheſter.


Est-ce donc lorſque ſon Amie eſt malheureuſe qu’il faut l’abandonner ? & vous avez pu me ſoupçonner capable d’une auſſi vilaine action ! Non, ma chère Anna, je ne puis vous pardonner de rendre ſi peu de juſtice à mon amitié. Comment voulez-vous que je vous blâme, quand j’ai moi-même beſoin de votre indulgence ? Ce n’eſt pourtant pas à cette raiſon que vous devez les conſolations que je voudrois vous donner : je vous juge d’après mon cœur, & je trouve qu’étant prévenue comme vous l’étiez en faveur à d’Andrew, il étoit impoſſible de lui cacher votre amour dans l’inſtant dangereux que vous m’avez peint. C’eſt pourquoi je vous engageois à fuir. Vous ne l’avez pas pu, le mal eſt fait : il s’agit d’y remédier, ou d’éviter qu’il ne s’augmente. Le moyen le plus sûr, eſt, je crois, d’éviter les occaſions de voir Andrew ; & bien plus encore, de lui parler. Si vous pouviez obtenir de vos parens de vous abſenter pendant quelques mois, ſoit pour venir ici, ou pour aller à Pretty-Lilly, chez Mylord Stanhope, je me figure qu’en ceſſant de voir l’objet qui cauſe votre peine, la raiſon vous rendroit bientôt la tranquillité que vous avez perdue. Au reſte, ma chère Anna, vous êtes trop ſage pour craindre de vous plus que de légères fautes.

Mon ſort devient tous les jours plus affreux. Ma Mère me menace de me changer de Penſion ſi je continue à marquer de l’averſion pour M. Spittle. C’eſt la choſe que je redoute le plus, & cependant, il m’eſt impoſſible de cacher à quel point cet Homme m’eſt odieux. Ma Sœur s’eſt jointe à Mylady pour me perſécuter. — Je ne conçois pas, Émilie, a-t-elle dit, un jour qu’elle avoit accompagné ma Mère, les raiſons qui peuvent vous engager à refuſer un parti auſſi avantageux que Monſieur Spittle. C’eſt un Homme très-riche, & qui jouit … — Du mépris général, dis-je, en l’interrompant. Mais, ajoutai-je, ſi vous le trouvez ſi bon, ce parti, que ne le prenez-vous pour vous-même ? — Taiſez-vous, impudente, dit alors Mylady, je veux pourtant bien vous dire que le mariage de ma Fille eſt arrêté avec Mylord Clarck, que je trouve bien oſé à vous de le recevoir ſans ma permiſſion. — Moi, Mylady, je vous aſſure que Mylord Clarck ne vient point ici pour moi ; Mylady Harris eſt fort liée avec Miſtreſs Hemlock, elle vient ſouvent la voir, & ſon Couſin lui donne la main. — Lady Harris liée avec une Maîtreſſe de Penſion ! Celui-là me paroît nouveau… Mais il eſt libre à tout le monde de s’encanailler ; heureuſement que Miſtreſs Hemlock n’étoit pas préſente : elle continua : — Écoutez, Miſs, je ne prétends pas être menée par une petite Fille ; ſi vous ne vous décidez pas à donner la main à Monſieur Spittle, préparez-vous à quitter cette maiſon : peut-être ailleurs trouverai-je le moyen de me faire obéir ; je vous laiſſe penſer à l’alternative : Dans peu faites-moi ſavoir votre réponſe, & elle ſortit. Fanny me fit un ſigne de la tête, en y joignant un ſourire très inſultant pour la circonſtance ; je racontai à Miſtreſs Hemlock une partie de la converſation que je venois d’avoir avec mon Tyran : elle envoya ſur le champ prier Mylady Harris de paſſer. Elle vint ſeule. — Je connois le caractère de Mylady Ridge, nous dit-elle, ſa conduite ne m’étonne pas ; je vois, ma chère Émilie, que tant que vous ne vous écarterez pas de votre devoir (à Dieu ne plaiſe que je vous le conſeille), vous ſerez la plus malheureuſe Perſonne du monde. Mon pauvre Couſin eſt au déſeſpoir, & partage comme moi toutes vos peines. Je tenterai encore un moyen, dont je n’attends pas grand ſuccès. Mylord Ridge eſt bon ; quand il ſaura que vous êtes ſa fille, sûrement il vous aimera, mais je ſuis convaincue qu’en le mettant dans nos intérêts, ce ſera faire un malheureux de plus. — Gardez-vous donc, me ſuis-je écriée, de lui en parler. Cependant s’il me voit avec plus de bonté que Mylady, il me ſeroit bien doux de recevoir de lui quelques marques de tendreſſe ! Privée depuis que je me connois, de careſſes ſi flatteuſes pour un cœur ſenſible, que ne vous devrois-je pas, Mylady, ſi vous pouviez inſpirer à mon Père le déſir de me connoître ? — Vous voyez l’ame de ma jeune Élève, a dit Miſtreſs Hemlock, & ſi vous en exceptez une gaîté ſouvent déplacée, il eſt peu de caractère dont on puiſſe faire plus d’éloge. J’ai perdu, il y a quelques mois, une de ſes Amies qui me faiſoit auſſi infiniment d’honneur ; mais tel eſt mon ſort : au moment où je pourrois jouir du fruit de mes peines, on me ravit ma récompenſe. Cette converſation nous conduiſit aſſez loin ; Mylady ſortit en m’aſſurant qu’elle verroit ſous peu de jours Mylord Ridge. Le lendemain, Clarck vint ; j’héſitois pour deſcendre ; Miſtreſs Hemlock m’y engagea. Ce jeune Homme nous aborda d’un air triſte : — Je ſais, aimable Miſs, les ordres cruels que Mylady Ridge vous a donnés hier. J’étois à Raimbow lorſqu’elle & Fanny revinrent d’ici ; Monſieur Spittle les accompagnoit : il me fut aiſé de remarquer le mécontentement de tous trois, mais je ne fis aucune queſtion, & ne tardai pas à les quitter. À mon retour, ma reſpectable Parente arriva de votre Penſion. Ce qu’elle m’a appris m’afflige ſenſiblement. En ce moment on vint dire à Miſtreſs Hemlock qu’une de ſes Élèves s’étoit foulé le pied en courant dans un jardin : Vous connoiſſez, ma belle Amie, la bonté de cette excellente Femme ; elle ſe leva pour y courir ; je voulus la ſuivre : — Reſtez, ma chère Émilie, je reviens à l’inſtant. À peine eut-elle fermé la porte, que Mylord Clarck ſe mit à genoux : — Non, s’écria-t-il, je ne laiſſerai pas écouler la ſeule occaſion de vous découvrir moi-même mes ſentimens. Je vous aime, belle Emilie, & je jure de n’être jamais qu’à vous ; mais me laiſſerez-vous dans la cruelle incertitude de ſavoir ſi vous approuvez ma tendreſſe ? Un mot, un ſeul mot ſuffit : une fois prononcé, je ne connois aucun obſtacle, que mon amour & ma perſévérance ne puiſſent vaincre… Vous gardez le ſilence… Si je ſuis haï, il faudra donc mourir : — Mais, je n’ai pas dit cela ! — Achevez, aimable Miſs, de me rendre le plus heureux des hommes. Ce n’eſt pas aſſez de n’être point haï ! — Que me demandez-vous ? Que puis-je pour votre bonheur ? — M’aimer, me le dire. — Soyez donc heureux, & que la facilité de votre conquête ne vous rende ni ingrat, ni parjure. — De pareilles craintes ne doivent pas exiſter pour la charmante Émilie. Sûr de votre cœur, je braverai toutes les difficultés. Miſtreſs Hemlock entra avant qu’il eut quitté ſa poſition : — Je parie, Mylord, que mon abſence ne vous a pas ſemblé longue, dit-elle, en l’appercevant à mes genoux ! Et me voyant prodigieuſement rougir : — Je connois votre honnêteté, ma chère Enfant, ne craignez rien de mes ſoupçons ; ils ne peuvent être à votre déſavantage. Je lui demandai laquelle de mes Compagnes s’étoit bleſſée. — C’eſt cette étourdie de Sophie, mais elle en ſera quitte pour ne pas jouer de quelques jours.

Voyez, ma chère Anna, que j’ai bien beſoin qu’on m’excuſe ; mais dites-moi, pourquoi l’aveu que j’ai fait à Mylord Clarck ne me cauſe-t-il aucun regret ? Je m’applaudis même de ce qu’il connoît mes ſentimens ; tout, cependant, devoit m’impoſer ſilence ; n’eſt-il pas certain que ma Mère n’approuvera jamais l’inconſtance de l’Amant de Fanny ? La belle ſaiſon tire à ſa fin, Mylady Harris va retourner à Londres, elle emmènera ſon Couſin, & la pauvre Émilie ſera tourmentée par l’abſence & par ſes inquiétudes. D’ailleurs n’ai-je pas à craindre le changement de Penſion dont ma Mère m’a menacée ? Et ſi je quitte Miſtreſs Hemlock, où trouver la poſſibilité de revoir Clarck ? Ah ! ma chère Anna, que de maux l’avenir me fait enviſager ! Une mauvaiſe Mère eſt un affreux préſent de la nature ; pourquoi s’eſt-elle reſſouvenue que j’exiſtois ? Ma vie juſqu’à ce fatal moment étoit filée d’or & de ſoie ; aimée de mes Compagnes, chérie de la reſpectable Miſtreſs Hemlock, ſûre de votre attachement, que pouvois-je déſirer ? La main de fer s’eſt appeſantie ſur ma tête, la haine de Mylady Ridge me rend la plus malheureuſe des créatures : je ceſſe mes réflexions, elles nous cauſeroient à toutes deux du chagrin ; à vous par l’intérêt que vous prenez à mon ſort, à moi par l’image continuelle d’une perſpective de peines. Adieu, ma tendre Anna, Miſtreſs Hemlock vous embraſſe ; je ſuis pour la vie votre ſincère & affectionnée

Émilie Ridge.

De Rocheſter, ce … 17


XVme LETTRE.

Charles Clarck,
à William Fisher ;
à Londres.

Ta réponſe a tant tardé, mon cher William, que j’ai cru, ou que tu n’avois pas reçu ma Lettre, ou que tu n’y voulois pas répondre. Le Courier d’hier a diſſipé toutes mes craintes & éloigné tous mes ſoupçons : je ſuis très-ſenſible aux marques d’attachement que tu me donnes ; crois que j’en ſuis digne par mes ſentimens pour toi. Tu me félicites de mon changement & tu m’engages à te conter mes nouvelles amours : je te ſatisferois très-volontiers, ſi ton indifférence extrême ne te faiſoit une loi de plaiſanter les pauvres Amans. Au reſte, ta façon de penſer ſur Fanny a beaucoup de rapport au jugement qu’en portent tous ceux qui la connoiſſent. Sa figure, quoique très-jolie, ne ſéduit perſonne. On l’admire, mais on ne l’aime pas. Aujourd’hui que mes yeux ſont ouverts ſur ſes défauts, je ne conçois pas comment j’ai pu lui rendre les armes : nulle douceur dans le caractère, de la fierté ſans nobleſſe, pas une étincelle de ſenſibilité. Elle eſt enfin pour le corps & l’eſprit le fidelle portrait de Lady Ridge ſa mère ! Émilie, quelle différence ! tous les défauts de Fanny ſont des qualités chez ſa ſœur. Belle, douce, tendre ; c’eſt un Ange, mon cher William, comment ne pas adorer un Être ſi parfait ? Auſſi ton pauvre Ami en perd-il la tête. Mille obſtacles s’élèvent entr’elle & moi, je les franchirai tous, ou je perdrai la vie ; & qu’eſt-ce que la vie, ſans la charmante Émilie ? Tiens, ne me parle plus d’Henriette, de Babet, mets une pierre à côté d’un brillant, & dis-moi ſi ton choix ſeroit incertain. Ta Couſine même ne pourroit diſputer le prix de la beauté à ma divine Maîtreſſe. Elle l’eſt, mon Ami, ſa jolie bouche a prononcé que je lui étois cher ; j’ai preſſé dans mes mains ſes mains d’albâtre ; j’ai vu ſes joues ſe parer du vermillon de la pudeur. Avec ſa modeſtie on ne dit pas impunément à ſon Amant un je vous aime, une émotion délicieuſe s’eſt répandue ſur toute ſa perſonne. J’ai frémi de plaiſir, ce moment m’a ſemblé le premier de mon exiſtence.

Depuis que j’ai vu Émilie, mes aſſiduités ont ceſſé avec ſa Sœur ; je la voyois cependant quelquefois, mon ton étoit ſi froid qu’elle devoit s’en appercevoir. La conduite de Mylady Ridge avec ſa Fille cadette a ſi fort outré Lady Harris, qu’elle a totalement ceſſé ſes viſites à Raimbow ; on veut faire épouſer à mon Émilie ce miſérable Spittle, qui a fait de l’or avec le ſang de tant d’infortunés. Les ordres, les menaces, rien n’eſt épargné pour obliger l’innocente à donner ſon aveu. Sa Maîtreſſe de Penſion, femme très-eſtimable, eſt la première à s’oppoſer à cette odieuſe union. Pour prix des ſoins qu’elle a pris de cette jeune Perſonne depuis l’âge de ſix ans, on la traite avec dureté, & on veut lui ôter Émilie. Je fus avant-hier à Raimbow, à l’iſſue du dîner, & j’eus une explication avec Mylady Ridge. — Je ſuis charmée de vous voir, Mylord, me dit-elle, en entrant ; il faut enfin ſavoir quelles ſont vos intentions en venant ici : — D’avoir l’honneur de vous faire ma cour. — Ce n’eſt pas de cela dont il s’agit. Je n’ai ſouffert vos aſſiduités auprès de ma Fille qu’à raiſon des propoſitions que Lady Harris m’a faites de votre part. — Je n’ai pas ceſſé, Mylady, d’avoir le déſir le plus ardent de vous appartenir. Ne pourrois-je avoir avec vous un entretien particulier ? — Fanny, laiſſez-nous, & vous, Mylord (s’adreſſant à ſon Mari), vous pouvez paſſer dans votre cabinet. Tous les deux obéirent. — Eh bien, Mylord, qu’avez-vous à m’apprendre ? — Mon amour pour la charmante Émilie, votre Fille cadette. — Voilà donc le ſujet de votre changement de conduite ! Vous n’avez pas eſpéré, je penſe, que j’entrerois dans vos projets extravagans ? — En quoi me trouvez-vous coupable ? — En quoi ! Juſqu’à ce moment vous vous êtes donc joué de ma Fille ? — Depuis longtemps, Mylady, je ne dis rien à Miſs Fanny qui puiſſe lui prouver que j’ai des vues ſur elle. — Quel miſérable raiſonnement ! — Excuſez, Mylady, je n’ai pas l’intention de vous offenſer. — Vos excuſes, Mylord, peuvent aller de pair avec les offenſes d’un autre ; mais revenons, s’il vous plaît, à l’objet principal de notre converſation. Songez-vous à l’horreur de votre conduite avec moi ? Croyez-vous avoir le droit de manquer à des gens qui valent autant que vous ? Fanny eſt faite pour honorer celui qui l’aura choiſie pour ſon Épouſe. — Je rends juſtice à Miſs Fanny, mais dépend-il de nous d’aimer ou de ne pas aimer ? Au reſte la demande que je vous fais de Miſs Émilie, vous prouve, Mylady, que je me ferois honneur & gloire d’être votre Gendre. — Votre parti eſt donc abſolument pris ? — Oui, Mylady, la main de votre Fille cadette eſt l’objet de mon unique ambition, & je me regarderai comme l’Homme le plus heureux, ſi vous voulez me l’accorder. Lady Harris, qui approuve mon choix, aura l’honneur de vous voir à ce ſujet. — Mylady Harris peut s’éviter cette peine ; la démarche ſeroit vaine ; Émilie ne peut être à vous, Mylord, elle eſt promiſe à un autre. — Je ſais, Mylady, qu’il s’agit d’un nommé Spittle que vous ne connoiſſez pas ſans doute, puiſque vous avez agréé ſa demande. — Effectivement, Mylord, vous me paroiſſez bien inſtruit de mes démarches, & beaucoup mieux que cela ne devroit être ; quant à Monſieur Spittle, je vous proteſte que je le connois parfaitement, & je m’en ſais bon gré. Mais, briſons là-deſſus. Vous n’avez, à ce qu’il me paroît, rien de plus à me dire ? Un ſigne fut toute ma réponſe. — Je crois que vos viſites doivent déſormais s’adreſſer ailleurs que chez moi, & chez ce qui m’appartient : Adieu, Mylord, je vous ſouhaite toute ſorte de bonheur. — En finiſſant, elle entra dans un cabinet, & ferma la porte ſur elle. Aſſez étourdi de ſon diſcours & de ſa hauteur, je reſtai quelques inſtans interdit ; il me parut que je devois prendre le parti de m’en aller. En ſortant j’apperçus Fanny qui montoit avec précipitation, elle a ſans doute écouté ma converſation avec ſa Mère, elle n’a pas dû être ſatisfaite : j’ai vu hier ma chère Maîtreſſe, elle n’a eu aucune nouvelle de Raimbow ; la bombe dort, mais je crains qu’elle ne vienne à éclater. J’y veille avec ſoin. Si l’on alloit me l’enlever… Je la ſuivrois au bout de l’Univers. Lady Harris eſt malade, je lui dois des ſoins, & mon cœur les lui rend avec joie. Ma Lettre eſt longue. Adieu, William, je cours à l’appartement de ma Couſine ; je ne me pardonnerois pas de la négliger.

Charles Clarck.

De Rocheſter, le … 17..


XVIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Rocheſter.


Mon malheur eſt certain, ma chère Émilie, on m’a ordonné de regarder Edward comme devant être mon Époux. C’étoit chez ſon Père, & en préſence de Mylord, de Mylady & de Miſs Stanhope, que mon Grand-papa m’a ſignifié ſes volontés. Mon embarras, que je n’ai pu cacher, a paſſé pour de la modeſtie. La ſeule Jenny ne s’y eſt pas trompée ; quand je ſuis ſortie elle m’a ſuivie. — Ceſſez, ma chère Anna, de vous cacher à mon amitié ; j’ai lu au fond de votre cœur ; vous n’aimez pas mon Frère. — Eſt-ce à la Sœur d’Edward que je dois faire un pareil aveu ? — Ne voyez dans Jenny qu’une tendre & ſincère Amie. Ce titre m’eſt dû par l’attachement que je vous ai voué dès le premier inſtant que je vous ai vue. — Un dévouement ſi tendre méritoit toute ma confiance. Je lui dis qu’effectivement je n’avois pas appris ſans chagrin les intentions de mes Parens, & que ſi l’on me forçoit à épouſer Mylord Stanhope, je me regarderois comme la plus malheureuſe perſonne du monde. — Diſſimulez vos ſentimens, me dit-elle, mon Frère eſt abſent ; je ſuis bien trompée ſi ce n’eſt pas une intrigue cachée qui l’appelle à Londres, le temps amenera peut-être des changemens qui vous ſeront favorables. Je ſuis, ma chère Amie, bien plus à plaindre que vous ; & voyant mon étonnement : — Ne vous êtes-vous pas apperçue de l’indifférence de mes Parens pour l’infortunée Jenny ? Mon plus grand chagrin eſt de l’avoir méritée. J’ai été bien coupable ; mon repentir eſt grand, mais il n’égale pas ma faute. Quand tout le monde ſera couché, je monterai chez vous, & vous apprendrai les raiſons qui m’engagent à me plaindre de la rigueur de mon ſort. Je paſſai la ſoirée à réfléchir à ce que m’avoit dit Jenny, & j’avois beaucoup d’impatience de voir arriver l’heure qui devoit l’amener dans ma chambre. Elle arriva enfin & commença le récit de ſes malheurs en ces termes.


Hiſtoire de Miſs Jenny Stanhope.


„ Dans les quatre premières années de leur mariage, mon Père & ma Mère eurent trois Enfans, dont un eſt mort, comme vous le ſavez, ſans doute, à l’Univerſité d’Oxford. Nous étions tous également chéris & fûmes élevés avec grand ſoin. J’avois atteint ma quinzième année, quand mon Frère aîné revint de Londres, où il étoit depuis cinq ans chez un Oncle qui l’aimoit beaucoup. Cet Oncle venoit de mourir & l’avoit fait ſon unique héritier. Peu de temps après ſon retour, Edward demanda à Mylord la permiſſion de faire venir un de ſes intimes Amis. Mon Père y conſentit, & nous vîmes bientôt arriver un jeune Homme d’une figure charmante. Il ſe nommoit Browne. Il avoit de l’eſprit & beaucoup d’amabilité : Il gagna bientôt l’amitié de Mylord & de Mylady, & je ne le vis pas ſans plaiſir ; il parut que j’avois fait la même impreſſion ſur lui : pendant long-temps nos yeux furent les ſeuls interprètes de nos cœurs, mais l’amour ne ſe contente pas d’une éternelle contemplation. Browne épia l’inſtant de me trouver ſeule ; je ne le fuyois pas, il le trouva ſans peine ; ſa déclaration fut ſi tendre & ſes proteſtations avoient l’air ſi ſincères, que je n’héſitai pas à lui avouer le penchant que je me ſentois à l’aimer. Ce premier pas une fois franchi, on ſe croit tout permis. Browne me ſuivoit par-tout, mon Père & ma Mère étoient ſans défiance, & l’attachement de mon Frère pour ſon Ami lui fermoit les yeux ſur le reſte. Mon Amant me plaiſoit tous les jours davantage, & je n’avois garde de lui cacher les progrès qu’il faiſoit ſur mon cœur. Sûr de ma tendreſſe, Browne devint entreprenant ; je commençai par me fâcher, je finis par lui pardonner. Que vous dirai-je, Miſs, je devins la plus coupable des Filles. Si jamais vous devenez ſenſible, ma chère Anna, défiez-vous de l’occaſion, c’eſt notre plus cruelle ennemie. L’amour de mon Amant ne diminua pas. Plus j’étois foible, plus il paroiſſoit m’aimer. Cependant il étoit à Pretty-Lilly depuis ſix mois, & ne pouvoit reſter davantage ſans paſſer pour indiſcret. Les vives inſtances de mon Père & de mon Frère pour l’engager à paſſer encore quelques mois avec nous, calmèrent mes inquiétudes. On ne fait pas de faute ſans en reſſentir une juſte punition. Je m’apperçus avec déſeſpoir que je portois des marques, bientôt viſibles, de mon imprudente conduite ; je le dis à mon Amant, & le priai de faire ceſſer ma honte en expliquant ſes intentions à Mylord Stanhope. Mon diſcours le fit changer de couleur, cependant il me promit de me ſatisfaire. Un mois s’écoula ſans qu’il me tint parole : je vis alors de la mauvaiſe foi dans ſa conduite ; il ne me cherchoit plus comme auparavant. Figurez-vous ce que je devois ſouffrir. Mon amour augmentoit avec l’indifférence de l’ingrat ; mais, hélas ! je ne connoiſſois encore que la moitié de mon malheur. Un jour, le plus affreux de toute ma vie, Browne ne parut point au déjeûner : mon Frère fut dans ſa chambre, il ne s’y trouva pas. On crut qu’il étoit à ſe promener, mais la journée paſſée ſans l’avoir vu ne laiſſa aucun doute qu’il ne fut parti. Je paſſai la nuit dans des tourmens épouvantables : comme je deſcendois le lendemain pour déjeûner, un inconnu ſortant de la chambre de mon Père, vint à moi : — Eſt-ce à Miſs Jenny à qui j’ai l’honneur de parler ? D’après ma réponſe, il me préſenta une Lettre. — J’avois ordre de la remettre à vous-même. — Quoique certaine que cette Lettre me donneroit la mort, je ne voulus cependant pas différer à la lire. Je remontai chez moi, & après avoir fermé la porte avec ſoin, je l’ouvris. Elle m’a trop vivement frappée pour l’oublier jamais. La voici mot pour mot.


Lettre de Browne,

à Miſs Jenny Stanhope ;

à Pretty-Lilly.


Qu’allez-vous penſer de moi, ô Miſs, je ſuis un miſérable qui mérite votre mépris. J’ai foulé aux pieds tout ce que le Ciel a formé de plus ſaint, l’amour, l’amitié & la reconnoiſſance. Votre beauté m’a perdu. C’eſt elle qui m’a inſpiré le déſir abominable de vous rendre l’objet d’une vile ſéduction. Épris du plus violent amour, j’oſai tenter toutes ſortes de moyens pour être heureux ; je frémis des ſuites que va avoir le délire de mes ſens. Une Fille charmante en bute à la fureur de ſes Parens, fureur bien légitime, & que la victime même ne pourra blâmer ; j’ai porté la honte & l’infamie dans le ſein d’une famille reſpectable ; j’ai déchiré le cœur d’un Ami pour qui je donnerois mon ſang. Pour tant de maux il n’eſt qu’un ſeul remède, & il ne m’eſt pas poſſible de le propoſer : Écoutez, Jenny, & maudiſſez-moi…… Je ſuis…… marié…… Déteſtable union que je formai pour mon malheur éternel ; j’emporte avec moi de quoi vous venger, je vous adore & je vous quitte ſans doute pour toujours. Ne jamais revoir la touchante Jenny, n’eſt-ce pas un tourment continuel pour le malheureux Browne.

P. S. „ J’écris à Mylord votre Père pour lui faire agréer mes excuſes ſur la précipitation de mon départ, je ne lui parle pas de votre état…… N’accuſez que moi. Dites que j’ai oſé uſer de violence…… Dites que je ſuis un miſérable. Mon déſeſpoir eſt de croire que Jenny doive le penſer.


„ Douée d’une force d’eſprit peu ordinaire dans une Fille de mon âge, je pris à l’inſtant un parti qui vous étonnera. La Lettre de Browne n’excita en moi nulle colère. Je le plaignis, je crois même que je ne le blâmai pas. Je fis de ſi grands efforts que je parvins à reléguer ma douleur dans le fond de mon ame, afin que l’on ne ſoupçonnat pas que l’abſence de Browne dut m’affliger : quelques jours après je mis dans ma confidence Honnora, la Femme-de-Chambre de ma Mère, qui me ſervoit, ſans cependant lui nommer l’auteur de ma honte. Cette Fille, une des plus honnêtes de ſon eſpèce, me promit ſes ſecours & me jura la plus grande diſcrétion ; je me ſerrois ſi fort que l’on n’eut aucune idée de mon état. L’inſtant de ma délivrance arriva pendant la nuit. Honnora, qui depuis un mois couchoit dans ma chambre, me fut d’une grande reſſource. Je donnai le jour à une Fille que je voulus abſolument nourrir malgré les repréſentations d’Honnora. Pour éloigner de moi toute eſpèce de viſite, elle dit qu’elle croyoit que j’allois avoir la petite vérole. Comme je ne l’avois jamais eue, on n’en douta pas. Mylord & Mylady la craignoient beaucoup, ils furent tous les deux paſſer quelques jours chez un de nos voiſins, à ſix milles d’ici, & ils envoyèrent mon Frère à Londres. Je reſtai donc ſeule avec ma chère Fille, & je ne tardai pas à me rétablir. Le vrai moyen pour ſe bien porter & ne redouter aucune ſuite fâcheuſe, eſt de nourrir ſoi-même ; au bout de quelques jours Honnora écrivit à Mylord que ce n’étoit qu’une fièvre & qu’il pouvoit revenir ſans crainte ; il revint avec Mylady, mais on laiſſa mon Frère à Londres. Pendant leur abſence Honnora s’étoit munie d’un panier qui pouvoit tenir ſous ma toilette couverte de mouſſeline. Ma Fille, qui ſembloit d’intelligence avec nous, ne pouſſoit jamais un cri. Quatre fois par jour je montois pour lui donner le ſein ; huit mois ſe paſſèrent de cette ſorte. Je penſois ſans ceſſe à Browne, mais la préſence de ma Fille ſéchoit les larmes que l’abſence de ſon Père faiſoit couler. Malheureuſement il ſe préſenta un parti très-avantageux pour moi. Mon Père me le dit en m’aſſurant qu’il trouveroit très-mauvais que ſon choix ne fût pas de mon goût. J’oſai faire des repréſentations : Mylord les accueillit fort mal. Je m’adreſſai à Mylady. Elle étoit abſolument de l’avis de ſon Époux. Je tâchai de gagner du temps, mais bientôt me fut impoſſible d’éluder davantage. Alors je priai ma Mère de vouloir bien monter chez moi. — Pardonnez, lui dis-je, dès qu’elle fut dans ma chambre, ſi je réſiſte à vos volontés ; elles ſeront toujours ſacrées pour moi, mais un obſtacle inſurmontable s’oppoſe à l’hymen que vous déſirez. — Je ne puis deviner quel eſt l’obſtacle dont vous voulez parler. — Le voici, lui dis-je, en lui apportant ma Fille, que je poſai ſur ſes genoux ; & tombant ſur les miens, je lui demandai grâce pour toutes deux. Mylady entra d’abord dans la plus violente colère, mais la vue de ma Fille qui lui faiſoit mille careſſes, & la tendreſſe qu’elle avoit toujours eue pour moi, diſſipa ce premier mouvement. Elle exigea de moi la plus grande franchiſe ; je ne lui cachai rien, mais elle ne m’accorda mon pardon qu’à condition que je conſentirois à me ſéparer de mon Enfant. Tôt ou tard, diſoit-elle, il ſeroit découvert ; il fallut bien y conſentir. Comment aurois-je pu à tant d’indulgence oppoſer un entêtement déplacé ? Ma Mère me promit de taire à Mylord cette terrible aventure, & elle m’aſſura qu’elle feroit ceſſer les pourſuites de celui qui me recherchoit. Effectivement il n’en a plus été queſtion. Ma Fille fut miſe en nourrice dans un Village peu diſtant d’ici ; mais le changement de lait, ſans doute, occaſionna ſa mort. Il y a trois ſemaines que je l’ai perdue. Malgré le pardon généreux que m’a accordé Mylady, il eſt aiſé de voir qu’elle conſerve contre moi des idées défavorables, elle n’eſt jamais abandonnée par un fond de triſteſſe qui s’eſt accru prodigieuſement à la mort de mon Frère, qui étoit à Oxford. Voilà ma poſition, ma chère Anna, oſez à préſent comparer votre ſort au mien.

Je la plaignis ſincérement, forcée cependant de convenir qu’elle s’étoit en quelque façon attiré ſon malheur. Il étoit fort tard lorſqu’elle ſe retira, ce qui fut cauſe que je dormis plus tard qu’à l’ordinaire. Jenny vint m’éveiller : — On vous attend pour partir, ma chère Anna, & vîte levez-vous. — Partir, mais ce n’eſt que demain, je penſe, que nous devons retourner à Break-of-Day. Cela eſt vrai, mais un Exprès envoyé par Andrew, qui mande à Mylord que ſon Père s’eſt laiſſé tomber en taillant des arbres, & qu’il s’eſt caſſé la cuiſſe, précipite le départ pour faire donner du ſecours à ce pauvre George. Ma toilette fut bientôt faite ; les chevaux étoient mis, nous montâmes en carroſſe. En moins d’une heure & demie nous arrivâmes à Break-of-Day ; nous fûmes droit à la chambre de George ; ſa Femme pleuroit, & Andrew faiſoit l’office de Chirurgien, avec une activité bien digne de ſes autres qualités ; Mylord voulut qu’on fit venir un Homme de l’art. À ſon arrivée il n’eut rien à faire ; la cuiſſe étoit en très-bon état. — Je n’aurois pu mieux panſer ce bleſſé, dit le Chirurgien. Ce qui donna occaſion à mon Grand-papa de queſtionner Andrew ſur cette ſcience qu’il ne lui connoiſſoit pas. — Je n’ai aucune pratique, mais ſi beaucoup de théorie peut rendre habile, je ne dois pas craindre que mon Père regrette d’avoir eu de la confiance en moi. Sa Mère, qui l’aime plus qu’elle-même, le preſſoit dans ſes bras. — Quelle gloire, diſoit cette bonne femme, d’avoir un Fils tel que toi ? Combien de grandes Dames ambitionneroient mon ſort ? En vérité je ne mérite pas ce rare bienfait. — Continue, mon chère Andrew, dit alors mon Grand-papa, à reſpecter, à ſoulager tes vertueux Parens, & compte ſur mon éternelle amitié. Andrew prit la main que lui tendoit Mylord Green, & la baiſa avec un reſpect mêlé de nobleſſe que je n’ai vu qu’à lui. Tel eſt, ma chère Émilie, celui que mon cœur a ſu diſtinguer.

Je prends part bien ſincérement aux chagrins que vous cauſe l’inhumaine Mylady Ridge, & je hais de tout mon cœur ſa Fille favorite. Mais je vous avoue que Mylord Ridge eſt un être incroyable pour moi. Il eſt bon, dites-vous, & laiſſe faire le mal quand il pourroit l’empêcher. J’aimerois autant qu’il fut méchant, on n’auroit pas la peine de le plaindre. Ce que vous me dites de Lady Harris augmente la bonne opinion que l’on m’avoit donnée de ſes ſentimens, & ſon aimable Couſin me paroît bien digne de la tendreſſe que vous avez conçue pour lui. Je ſouhaite bien ardemment qu’on ne vous change pas de Penſion : Il faudroit donc renoncer à vous écrire. Juſte ciel ! Cette idée me cauſe des mouvemens de colère contre l’auteur de tant de déſordre. Ce monſtre de Spittle, c’eſt lui, oui, c’eſt ce miſérable qui fait couler les pleurs de ma charmante Amie.

Je profite de vos conſeils, Émilie, je fuis autant qu’il m’eſt poſſible l’occaſion de parler à Andrew ; il eſt lui-même le premier à éviter tout ce qui pourroit me compromettre ; depuis l’aveu qu’il m’a fait de ſon amour, il ne m’a rien dit qui put me cauſer de l’embarras. Son reſpect eſt toujours le même ; nous avions hier beaucoup de monde au Château ; Mylord, pour varier les plaiſirs, nous fit faire de la muſique. Je préparois les cahiers pour exécuter un concerto ; il en tomba un. Je ne ſavois pas Andrew ſi près de moi, & je me baiſſois pour le ramaſſer. Comme il avoit la même intention, nos mains ſe rencontrèrent. Perſonne ne nous voyoit ; il ſaiſit doucement la mienne & la preſſa légèrement. Un regard que je lui lançai le rendit immobile ; déſolé de m’avoir fâchée, je vis des pleurs prêts à couler de ſes yeux : je craignis que l’on ne s’en apperçut, & me hâtai de lui ſourire. — Je ſuis donc pardonné, me dit-il, avec timidité. — Oui, mais… N’achevez pas, dit-il, en m’interrompant, je tâcherai de ne plus mériter votre courroux. Il entra du monde, & nous commençâmes notre petit concert ; vous pouvez eſpérer d’obtenir un jour l’objet de votre attachement, mais moi, le plus petit eſpoir ne peut luire pour votre infortunée & ſincère amie

Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day, ce … 17




XVIIme LETTRE.

De la même, à la même ;
à Rocheſter.


Voilà deux Couriers de paſſés ſans que j’aye reçu de vos nouvelles, ma chère Émilie. Ce ſilence, qui ne vous eſt pas ordinaire, me cauſe de vives inquiétudes, les menaces de Mylady Ridge ne me ſortent pas de la tête ; votre amitié auroit bien dû m’épargner les tourmens de l’incertitude où je ſuis ; n’eſt-ce donc point aſſez de mes peines, ſans que le ſort y joigne vos chagrins, & des chagrins d’un genre à me déſeſpérer ; car, ſi l’on vous change de Penſion, que deviendra notre correſpondance ? Qui me donnera ſes conſeils ? À qui pourrai-je faire part de mes tribulations ? Et que ne ſouffrirai-je pas dans l’idée que l’on vous rend malheureuſe ? La bleſſure de George eſt dans le meilleur état poſſible ; mais Andrew, qui n’a voulu jouir d’aucun repos depuis l’accident arrivé à ſon Père, qu’il veille jour & nuit, a ſuccombé à la peine. Une fièvre ardente qui l’a ſaiſi depuis deux jours, fait craindre pour ſa vie. Concevez-vous combien mon pauvre cœur doit être à la gêne ? Forcée de paroître tranquille, quand je ſuis dans des inquiétudes mortelles ; non, il n’eſt point d’état comparable au mien. Je n’oſe me permettre la plus petite queſtion ſur ſa ſanté ; chaque Domeſtique qui entre, je l’examine avec ſoin. Andrew eſt fort aimé, & je me figure que s’il étoit plus mal, ils en ſeroient plus triſtes. Mon Grand-papa a été enfermé une partie de la journée d’hier avec ſes Gens d’affaires. Je me ſuis trouvée ſeule avec Mylady Green, qui a bien voulu céder à mes inſtances au ſujet de l’hiſtoire de ma Mère ; j’ai déjà commencé à la jeter ſur le papier ; ſi-tôt qu’elle ſera écrite, je vous l’enverrai. J’avois bien raiſon de m’affliger ſur les peines qu’elle a ſouffertes. Si malheureuſe, & ſi peu faite pour l’être ! Adieu, ma chère, donnez-moi de vos nouvelles ; car il eſt affreux de craindre pour l’objet de nos plus tendres affections.

Anna Rose-Tree.

De Break-of-Day, ce … 17


BILLET

d’Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree.


Je n’ai que le temps, ma chère, de vous mander que j’ai reçu vos deux Lettres, ainſi n’en concevez aucune inquiétude. Ma mère vient d’arriver, elle m’attend. J’ignore ce qu’elle veut faire de moi ; ſi-tôt que je le pourrai, je vous donnerai de mes nouvelles. Je n’enviſage rien que de ſiniſtre pour Émilie.





XVIIIme LETTRE.

Charles Clarck,
à William Fisher.


Prends part à mes chagrins, mon cher William, je ſuis le plus malheureux des Hommes. Elle a diſparu, Émilie m’eſt ravie ; ſa Mère, quelle marâtre abominable ! eſt venue la chercher lorſque j’étois forcé de donner mes ſoins à ma reſpectable Couſine. L’après-dîner de ce jour fatal, je vais à la Penſion : de ma vie je ne m’étois ſenti ſi triſte, c’étoit ſans doute un preſſentiment. Suivant ma coutume, je demande Miſtreſs Hemlock ; elle vient. — Seule ? lui dis-je, en ne voyant pas Émilie. — Hélas ! Elle n’eſt plus ici. — Juſte ciel ! m’écriai-je, que m’apprenez-vous ? — Ce qui m’afflige au delà de l’expreſſion. Mylady Ridge eſt venue, ce matin avant ſept heures ; je ſuis deſcendue avec ſa Fille. — Je viens, lui a-t-elle dit, vous chercher, allez faire vos adieux à vos Compagnes & revenez avant un quart-d’heure ; & s’adreſſant à moi, vous ferez porter chez moi, Miſtreſs, les vêtemens d’Émilie, je vous remercie des ſoins que vous avez pris d’elle, je la mettrai à portée de vous en marquer ſa reconnoiſſance. Je ſuis ſortie avec ma jeune Élève. — Permettez, m’a-t-elle dit, que j’écrive un mot à Anna (c’eſt une de ſes Amies qui demeure à ſoixante milles d’ici) ; je la conduiſis dans mon appartement. Les dépêches furent bientôt faites ; elle me chargea de faire partir ſa Lettre, & puis m’embraſſant avec tendreſſe, elle me fit ſes adieux. Nous pleurâmes toutes deux ; elle courut enſuite à toutes les Penſionnaires, leur dit adieu, & fut retrouver ſa Mère qui partit auſſi-tôt au grand galop de ſix chevaux qui l’attendoient à la porte. Voilà, Mylord, tout ce que je puis vous dire. — Je vais, lui dis-je, m’informer plus amplement. Je revins chez moi, je me fis préparer des chevaux, & ſuivi d’un ſeul Valet, je vole à Raimbow : Juge de ma ſurpriſe en apprenant qu’il n’y avoit plus perſonne. — Mylord & Miſs Fanny ſont partis hier, & Mylady aujourd’hui de grand matin, me dit une eſpèce de Concierge, & à mes autres queſtions pour toute réponſe. — Je n’en ſais rien, Mylord. De retour à Rocheſter, je racontai à Lady Harris le départ inopiné de toute la Famille Ridge ; elle en fut très-affligée. — Si vous n’étiez pas malade, lui dis-je, je volerois à Londres. — J’exige que vous exécutiez cette ſage réſolution. Je me porte mieux & peut-être vous ſuivrai-je avant peu. — Vous m’excuſerez donc ſi je vous laiſſe. — Je fais plus, je le veux ; partez, mon cher Charles, & ne ménagez aucune démarche pour découvrir où eſt la charmante Émilie ; paſſez avant chez Spittle. S’il eſt encore ici, nous n’aurons rien de bien affreux à redouter pour cette aimable Enfant. Pendant qu’on préparoit ma chaiſe, je me rendis chez Spittle, il s’y trouva : je montai malgré la ſurpriſe où devoit le jeter ma viſite, puiſqu’il connoiſſoit mon profond mépris pour ſa perſonne. Il me reçut avec beaucoup de politeſſe. — Trêve de compliment, Monſieur, lui dis-je, fatigué de ſes honnêtetés ; vous avez des vues ſur Miſs Émilie Ridge, je vous préviens que je le trouve très-mauvais ; ainſi vous m’entendez. — Fort peu, Mylord, car aſſurément, vous n’avez pas le droit de m’impoſer des Lois. — Je m’arroge ceux qu’ont les honnêtes Gens ſur les Fripons ; je vais au fait, Monſieur Spittle, comme vous voyez. Je vous ai ſignifié ce que j’attendois de vous ; n’héſitez pas de me ſatisfaire, ou craignez tout de mon reſſentiment. — Le Couſin de la reſpectable Lady Harris a trop de ſentiment pour exécuter rien contre la bienſéance. — Vous êtes un fat, Monſieur le parvenu ; & me levant, je le quittai. Il fut aſſez vil pour me reconduire avec les démonſtrations les plus reſpectueuſes juſqu’à la porte de la rue. En rentrant je rendis compte de ma viſite à ma Couſine, elle ne parut pas ſurpriſe de la conduite de Spittle. — C’eſt une ame de boue ; mais, mon cher Charles, vous l’avez traité un peu leſtement. Il faut, mon Ami, mettre déſormais dans vos actions plus de prudence & de modération. Je convins qu’elle avoit raiſon, & je partis pour Londres. À peine arrivé, je me fais conduire à l’Hôtel de Mylord Ridge ; je demande Mylady, elle n’eſt point en ville. — Elle y a donc fait un ſéjour bien court ? — Depuis ſix mois elle eſt à la campagne, me répond le Portier ; Mylord & Miſs Fanny leur Fille, ſont arrivés, mais on ne parle pas encore du retour de Mylady. Quel coup de foudre pour ton pauvre Ami ! Le déſeſpoir dans l’ame, je vais chez toi ; nouveau ſurcroît de peine, tu es abſent pour pluſieurs mois ! plus de Maîtreſſe, plus d’Ami, me voilà donc ſeul dans l’Univers. Enfin, mon cher William, depuis huit jours je ſuis ici. Je n’en ai pas paſſé un ſans aller m’informer du retour de Mylady, il n’en eſt pas abſolument queſtion. J’ai vu Ridge, je lui ai parlé d’Émilie, de mon amour & de la haine de ſa Mère. Ce Bon-homme m’a dit avec les larmes aux yeux, hélas ! Mylord, je n’y puis rien. Mylady, eſt abſolument la Maîtreſſe. Elle a pris ſur moi un aſcendant qui me rend le plus malheureux des Hommes. — Mais ne pouvez-vous… — Je vous l’ai déjà dit, je ne puis que gémir. Tu vois ce que je dois eſpérer d’un pareil automate. Miſs Fanny m’a reçu avec beaucoup de hauteur. Cependant je lui ai demandé des nouvelles de ſa Mère & de ſa Sœur. — Je crois qu’elles ſont toutes deux en bonne ſanté. Mais, Miſs, ne ſauriez-vous m’apprendre où elles ſont ? — Aſſurément vous ne le ſaurez pas par moi : d’ailleurs, Mylord, je l’ignore. Je vis bien que je perdois mon temps à la queſtionner, j’en pris congé. Conçois-tu rien à cet étrange événement ! Il eſt clair que Mylady eſt allée conduire ſa Fille quelque part, mais où ? voilà la queſtion. En partant de Rocheſter, j’ai donné des ordres pour qu’on épiat les démarches de Spittle, & qu’on vint promptement m’avertir s’il s’abſentoit ; tandis qu’un de mes Gens le ſuivroit par-tout où il iroit, & ſe hâteroit de m’en rendre compte. En attendant de nouvelles découvertes, mon pauvre cœur languit, & je brûle d’impatience. Ce ſentiment, à coup ſûr, a pris naiſſance dans le ſein d’un Amant malheureux par l’abſence de ſa Maîtreſſe. Adieu, mon cher William, écris-moi. Si le haſard te faiſoit rencontrer la divine Émilie, vole à ſon ſecours ; tu ne peux la méconnoître, elle eſt belle comme Vénus & faite comme les Grâces. Ton ſerviteur & Ami

Charles Clarck.

De Londres, ce … 17




XIXme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.

Enfin je puis donc encore m’entretenir avec l’Amie de mon cœur. Combien de choſes à vous écrire, ma chère Anna ! Que de cruelles ſcènes à vous détailler depuis trois mois que j’ai quitté Miſtreſs Hemlock ! À quelles épreuves n’ai-je pas été en butte ? Ce n’eſt que d’hier qu’il m’eſt poſſible de vous tracer mes malheurs. Je les prends au moment où Mylady vint me chercher à la Penſion de Rocheſter. Je montai avec elle dans une berline où étoit une de ſes femmes, vieille fille acariâtre & méchante. On me fit placer à côté d’elle. Ma Mère occupoit ſeule le fond. Nous allâmes grand train toute cette journée. À la nuit on nous arrêta devant un cabaret de mince apparence. Notre ſouper fut léger. Mylady me fit coucher dans la même chambre qu’elle, & Miſtreſs Staal (c’eſt le nom de l’ancienne ſuivante). À ſix heures du matin, il fallut ſe remettre en route. Nous trouvâmes des viandes froides dans le carroſſe, ce qui fit que nous ne deſcendîmes de voiture que le ſoir. Ce ne fut pas comme la veille dans une auberge. Une grande cour dans laquelle on nous fit d’abord entrer, me perſuada que ce pourroit bien être là le terme de nos voyages. Je ne me trompois pas pour l’inſtant. Nombre de valets vinrent au devant de nous avec des flambeaux. Mylady fut reçue dans cette maiſon comme la Maîtreſſe ; elle me conduiſit elle-même dans une chambre aſſez bien ornée. — Voilà votre appartement, Émilie, vous ne le quitterez que pour recevoir la main de M. Spittle ; & ſi vous continuez à réſiſter à mes volontés, ce lieu ſera votre tombeau. Songez-y bien. — Mon parti eſt pris. Mylady, malgré mon obéiſſance, je ne puis… — N’achevez pas, me dit-elle, en me coupant la parole. Je vous laiſſe quinze jours pour réfléchir. D’ici à ce temps on vous apportera à manger dans votre chambre. Elle ſortit en finiſſant ces mots. Staal fut chargée de me ſervir. Elle m’apporta peu d’inſtans après un ſouper aſſez délicat. Je mangeai peu, & me couchai très-affligée. Dès qu’il fut jour, je me mis à parcourir la chambre. Les fenêtres étoient garnies de barreaux de fer, & la porte étoit fermée en dehors. Deux cabinets compoſoient avec la chambre à coucher tout mon appartement. Pendant les quinze jours qu’on m’avoit donnés je ne vis que la ſeule Staal. Il eſt vrai qu’elle eut grand ſoin de ne me laiſſer manquer de rien. Quand je lui demandois des nouvelles de ma Mère, & ſi elle étoit toujours dans la maiſon, elle me répondoit : — Ne vous inquiétez pas, Miſs, vous la verrez aſſez tôt. Conſentez à ſes déſirs, c’eſt le conſeil le plus ſage que je puiſſe vous donner, & ſoyez ſûre qu’elle vous aimera autant que Miſs Fanny. Enfin, le terme fatal arriva. Au jour précis, ma Mère ſe fit annoncer. — Eh bien ! Émilie, vous rendez-vous à votre devoir ? & puis-je eſpérer d’être obéie ? — Je n’ai pas changé de façon de penſer : Mylady, ordonnez de mon ſort, mais il ne dépendra jamais de M. Spittle, — Monſtre abominable ! s’écria-t-elle en fureur ; de gré ou de force, tu feras mes volontés. — Pour l’amour de Dieu, Mylady, calmez-vous ! ne me traitez pas auſſi cruellement ! Je ne veux pas vous faire du chagrin ; mais…… — Toujours des mais, fille obſtinée ! Je te réduirai, je te le proteſte ; & puis ſe jetant ſur moi, elle m’accabla de coups. Un cri que m’arracha la douleur, engagea Staal à entrer. Mylady me frappoit encore. — Ceſſez, Mylady, lui dit-elle, vous allez vous rendre malade. Vous avez des moyens de vous faire obéir, ſans compromettre votre ſanté. — Tu as raiſon, Staal : cette miſérable me feroit mourir de chagrin. J’uſerai des moyens dont tu viens de parler. Toutes deux ſe retirèrent. Il étoit cinq heures du ſoir lors de cette terrible ſcène. À huit heures, Staal m’apporta du pain & de l’eau. — En voilà plus que vous n’en méritez, me dit-elle durement ; vous pouvez vous coucher quand vous voudrez, on ne vous donnera pas de lumière. Je ne répondis rien. Je vécus encore huit jours de cette ſorte. Peu faite à un pareil genre de nourriture, j’étois extrêmement affoiblie. Un matin que je me ſentois aſſez mal, j’entendis du monde ſur l’eſcalier ; ma porte s’ouvre, je vois entrer Spittle & ma Mère, Staal & pluſieurs hommes que je ne connoiſſois pas. Avec la diſpoſition que j’avois, je ne pus voir ce ſpectacle ſans me trouver mal. Quand je repris connoiſſance, je fus fort étonnée de me trouver ſur mon lit. La ſeule Staal étoit à mes côtés. Dès qu’elle me vit mieux, elle quitta la chambre & ferma la porte avec ſoin. Je trouvai ſur ma table de nuit un bouillon & un poulet que je dévorai dans l’inſtant. Les forces me revinrent. Je dormis un peu, & le lendemain je me portois aſſez bien. Cependant je ne pouvois me figurer que j’euſſe effectivement vu Spittle & ma Mère, & je finis par croire que ce n’étoit qu’une illuſion. La diète que l’on m’a fait obſerver, me diſois-je, a cauſé ce preſtige des ſens. Mais la ſuite m’a cruellement déſabuſée. On me laiſſa encore quatre jours en paix : mon premier ordinaire avoit pris la place du ſecond. Staal, un après-dîner, vint m’avertir que ma mère m’ordonnoit de deſcendre. Je me rendis ſur le champ à ſes ordres ; la ſuivante me conduiſit à ſon appartement ; Spittle qui étoit avec elle, ſe leva pour me faire un ſalut que je lui rendis avec le moins d’humeur qu’il me fut poſſible. — Aſſeyez-vous, Émilie, me dit Mylady avec douceur ; voilà votre ouvrage, on m’a aſſuré que vous aimiez l’occupation ; je pris l’ouvrage & ne quittai pas les yeux de deſſus. Un laquais apporta une Lettre à Spittle ; ſa lecture le fit changer de couleur. — Dites que j’y vais ; puis s’adreſſant à ma Mère : — Vous permettez, Mylady, que je m’abſente pour quelques minutes, c’eſt une affaire preſſée. — Vous êtes abſolument le maître, répondit ma Mère. — Il ſortit ; elle prit un livre, & nous ne dîmes pas un mot. Au bout de deux heures elle parut inquiète de ne pas voir revenir Spittle. — Allons faire un tour de jardin. Je la ſuivis. À peine avions-nous fait cinquante pas, que nous vîmes le Jardinier accourir vers nous avec des démonſtrations de douleur, & quand nous pûmes l’entendre, il s’écria : Mon Maître eſt mort ; courez vîte à ſon ſecours. Quelques valets qui ſe promenoient accoururent aux cris du Jardinier, qui nous mena fort avant dans le Parc. Nous trouvâmes Spittle baigné dans ſon ſang, qui ſortoit à gros bouillon d’une large bleſſure qu’il avoit au ſein. Il tenoit dans une de ſes mains une épée qu’on eut bien de la peine à lui faire quitter ; ce qui prouva que ce n’étoit point un aſſaſſinat : du reſte il ne donnoit aucun ſigne de vie. On le porta au Château ; ma Mère étoit au déſeſpoir. Je ſuivois dans le plus grand ſilence. Mon étonnement n’étoit pas médiocre, & j’attendois avec impatience que cette aventure fut expliquée. Arrivés au Château, un valet-de-chambre de Spittle (car je vis bien alors que nous étions chez lui) qui entend un peu la Chirurgie, viſita la bleſſure de ſon Maître ; elle lui parut mortelle par ſa profondeur & la quantité de ſang qu’il avoit perdu : mais il aſſura qu’il alloit lui rendre la connoiſſance, qu’il n’étoit qu’en foibleſſe. En le déshabillant pour le mettre au lit, on trouva dans ſa poche la Lettre qu’il avoit reçue : on l’apporta à ma Mère, qui s’étoit retirée avec moi dans une chambre voiſine. Voici le contenu de l’écrit qu’elle me montra.




LETTRE.

Mon cher oncle.


J’arrive de *****, où j’ai laiſſé mon Père, votre Frère, dans la plus affreuſe miſère : je ſuis moi-même à la veille de mourir de faim, ſi vous n’avez pitié de moi. Je n’oſe me préſenter à votre Château, parce qu’on m’a dit que vous y aviez du monde. Cependant ſi vous refuſez de m’apporter quelques ſecours dans le Parc où je ſuis à vous attendre, je me réſoudrai à aller implorer vos bontés, en préſence des Perſonnes qui ſont chez vous ; je les engagerai à intercéder pour votre malheureux Neveu

Anthony Spittle.

— Seroit-il poſſible, s’écria ma Mère, qu’un Parent put ſe porter à de pareilles extrémités ? En ce moment on vint nous avertir que M. Spittle déſiroit nous voir toutes deux. C’étoit le Valet-de-Chambre dont je viens de parler. — Il eſt donc mieux, dit ma Mère ? — Il ne peut aller juſqu’à minuit, répondit ce garçon. Nous paſsâmes dans ſa chambre. — Approchez, Mylady. Votre Fille eſt un monſtre, elle avoit apoſté des gens pour m’aſſaſſiner. — Moi ! juſte Ciel, m’écriai-je ! Ah ! Mylady, gardez-vous de croire cette calomnie atroce ! — Vous le nierez vainement, repliqua le moribond. Mylady, promettez-moi de me venger, ſi je meurs. — J’en fais le ferment, dit ma Mère. — Eh bien ! c’eſt l’indigne Clarck…… Il n’en put dire davantage. En moins de trois minutes il rendit ſa vilaine ame. Ce ſpectacle hideux me remplit d’épouvante ; ma Mère m’accabla d’injures en préſence de tous les Domeſtiques. — Tu as entendu mon ſerment ; je le répète ſur le cadavre de l’infortuné à qui tu as donné la mort. Fuis, miſérable, de ma préſence : conduiſez-la à ſa chambre, dit-elle à Staal, & rendez-la auſſi malheureuſe qu’elle le mérite.

Dès que je fus ſeule, je repaſſai dans mon eſprit les choſes inouies qui venoient d’arriver. Je ne pouvois concevoir par quel haſard Mylord Clarck ſe trouvoit mêlé dans cette fatale aventure. On ne me donna aucunes nouvelles avant le lendemain. À ſept heures du matin, Staal vint me dire de me préparer : ma toilette ne fut pas longue. La même voiture qui nous avoit amenées, nous attendoit dans la cour : nous y montâmes, Mylady, Staal & moi. Vers le midi nous arrivâmes dans une Ville. On arrêta à une maiſon de peu d’apparence : un des Gens de Mylady étoit parti à cheval, ſans doute avant nous, car il nous attendoit à l’entrée de la Ville, & ce fut lui qui nous conduiſit à cette maiſon. Mylady deſcendit ſeule. Au bout de quelques inſtans on me fit dire d’entrer ; ma Mère me préſenta à une femme âgée. — Voilà la perſonne dont je viens de vous parler : c’eſt une malheureuſe qui eſt capable de tout ; veillez à ſa conduite ; ſongez, Miſtreſs, que vous m’en répondez. — Nous tâcherons de la réduire, répondit cette femme ; & ma Mère partit. — On vous a donné bien mauvaiſe opinion de moi, dis-je alors, j’eſpère cependant, Miſtreſs, vous convaincre que je ſuis plus à plaindre qu’à blâmer. — Tranquilliſez-vous, Miſs, vous ne trouverez point en moi un tyran. Commencez par me regarder avec plus d’aſſurance, je ſerai plus votre Amie que Votre Maîtreſſe. Évitez ſurtout, ma belle enfant, de vous livrer ainſi à la douleur. Elle me conduiſit alors dans une aſſez jolie chambre. — S’il vous manque quelque choſe, il ſuffira de le dire, on ſatisfera vos déſirs dans l’inſtant. Je vais vous envoyer à dîner. Je ſuppoſe que vous aimerez mieux, dans les commencemens, manger à votre petit couvert ? — Je ſuis comblée de vos bontés ; mais croyez, oui, croyez que je m’en rendrai digne. — Je vous laiſſe ; quand vous aurez dîné je reviendrai, nous cauſerons enſemble, & nous chercherons s’il n’eſt point de remède à vos maux. La douceur de cette femme & ſes honnêtetés redoublèrent l’étonnement que j’éprouvois depuis vingt-quatre heures. La ſervante qui m’apporta à dîner me dit que j’étois à * * * ; que la Maîtreſſe s’appeloit Miſtreſs Bertaw, & qu’elle avoit dans ſa Penſion douze Demoiſelles parfaitement bien nées. Miſtreſs Bertaw vint comme elle me l’avoit promis. — Eh bien, Miſs, êtes-vous un peu remiſe de toutes vos tribulations ? — Vous avez diſſipé une partie de mes inquiétudes, Miſtreſs ; mais il me reſte une grâce à vous demander. J’ai une Amie que j’aime plus que moi-même, elle eſt ſûrement dans une véritable peine de moi, me permettez-vous de lui écrire ? — Aſſurément ; mais il faudra exiger d’elle qu’elle ne diſe à perſonne qu’elle a de vos nouvelles ; car ſi Mylady votre Mère ſavoit que j’ai contrevenu à ſes ordres, vous & moi pourrions nous en repentir, & puis je vous engage à prendre du repos aujourd’hui. Demain vous écrirez. Senſible à toutes ſes attentions, je lui promis de faire ce qu’elle déſiroit. Ce matin elle m’a apporté elle-même plumes, papier, &c. & me voilà à vous écrire. Adreſſez vos réponſes, ma chère Anna, à Miſtreſs Bertaw. Ne négligez pas de m’inſtruire de tout ce qui vous regarde, vous ſavez que cela intéreſſe infiniment votre confiante Amie


Émilie Ridge.

De … ce … 17





XXme LETTRE.

Charles Clarck,
à William Fisher ;
à ***.


Peu de jours après mon retour à Londres, mon cher William, un des valets que j’avois laiſſés à Rocheſter pour veiller aux actions de Spittle, arriva pour m’apprendre que l’Homme en queſtion étoit parti, & que ſon Camarade le ſuivoit à la piſte, & m’écriroit exactement du lieu où il reſteroit. Effectivement je reçus une Lettre de Frédéric ; il me marquoit que Spittle avoit terminé ſon voyage dans une de ſes Terres nommée Joint-Stool ; que Mylady Ridge, & Émilie ſa Fille cadette, y étoient depuis pluſieurs jours ; & qu’un de ſes Valets avec qui il avoit fait amitié, lui avoit dit que ſon Maître alloit épouſer la Fille de Mylady. Je me mis ſur le champ en route, & je volai à Joint-Stool, je trouvai Frédéric dans l’endroit qu’il m’avoit indiqué. — Vous arrivez à temps, me dit-il, on croit que la cérémonie ſe fera demain. — Et ne ſais-tu aucun moyen pour que je puiſſe voir tête à tête le miſérable Spittle. — Si vous allez au Château tout ſera découvert : mais…… Attendez, Mylord. Il me vient une idée… Oui, je m’imagine… — Dis-la donc, bourreau, cette idée. Ne vois-tu pas la peine où je ſuis ? — Vous déſirez parler à Monſieur Spittle. — Oui, pour lui arracher la vie, ou lui laiſſer la mienne. — Cela s’entend Hé bien ! En voici le moyen ; je vais lui écrire comme ſi c’étoit un de ſes Parens du Pays de Galles. Son Valet m’a mis au fait de ſa Famille ; il exiſte un Anthony Spittle, Fils de ſon propre Frère. Il languit dans la miſère : mon écriture ſervira à le mieux tromper ; elle annoncera une éducation très-négligée ; je l’engagerai à venir m’apporter quelque ſecours dans ſon Parc, & pour lui ôter l’envie de me renvoyer ſans réponſe, je lui marquerai que s’il ne ſatisfait pas à ma demande, je me préſenterai à ſes yeux en face de ceux qui habitent en ce moment le Château. La crainte qu’il aura d’être humilié par la préſence d’un Parent pauvre, le décidera, ſans doute, à apporter quelques ſecours à ſon neveu. Vous voudrez bien, Mylord, remplir le rôle de ce dernier ; c’eſt à dire, vous trouver au Parc. Le reſte ſe paſſera comme vous le jugerez à propos.

Je trouvai l’expédient merveilleux, tout réuſſit au gré de mes déſirs. Frédéric me conduiſit au Parc, & fut porter la Lettre au Château. Peu d’inſtans après je vis arriver Spittle. Une grande redingote qui me couvroit, l’empêcha de me reconnoître. Dès qu’il fut à mes côtés, je jetai ma redingote, & lui préſentai deux épées, en lui ſignifiant qu’il eut à en choiſir une. Il voulut fuir ; mais je le retins par ſon habit, & le menaçai de lui couper les oreilles s’il refuſoit de me ſatisfaire. Vainement ſes yeux parcouroient les environs pour tâcher de découvrir quelques-uns de ſes Gens. Enfin il prit une épée, & nous commençâmes un combat aſſez violent. Je fus d’abord bleſſé, mais légèrement. La vue de mon ſang m’anima ; je fus aſſez heureux pour lui porter un coup qui le perça de part en part. Dès que je le vis tomber, je me hâtai d’aller rejoindre Frédéric, & nous regagnâmes notre Auberge. J’envoyai à la nuit ſavoir comment les choſes s’étoient paſſées : tout dans le Château paroiſſoit dans une grande rumeur. Inquiet ſur le ſort d’Émilie, je paſſai la nuit en face de la porte de la cour. Frédéric étoit à quelques pas avec deux chevaux prêts à être montés en cas d’événement. Vers les cinq heures du matin, je vis ſortir un Valet à cheval : je montai vîte un des miens, & je galopai après lui. J’eus peine à l’attraper, il alloit grand train ; avec de l’argent on échoue rarement dans ſes projets. À l’appât de quelques pièces d’or, j’appris de ce Garçon que Spittle étoit expiré en me nommant l’auteur de ſa mort ; que Mylady Ridge avoit juré de le venger ; qu’Émilie avoit été très-maltraitée, & qu’il alloit par les ordres de Mylady, s’informer dans la ville prochaine s’il s’y trouvoit une Penſion de jeunes Demoiſelles : qu’enſuite il reviendroit à l’entrée de la Ville attendre ſa Maîtreſſe pour la conduire à la Penſion. De nouvelles généroſités gagnèrent abſolument le Domeſtique de Lady Ridge. Nous fûmes enſemble à une Penſion : je vis la Maîtreſſe, qui me parut fort aimable ; je lui annonçai la viſite qu’elle recevroit dans la matinée, & le dépôt précieux qu’on alloit lui confier. Je lui racontai en peu de mots l’hiſtoire de Miſs Émilie & la mienne ; cette Bonne-femme me promit d’avoir les plus grands égards pour la Fille de Mylady Ridge. — Cachez ſurtout à cette Femme inhumaine que vous m’avez vu, & aſſurez-la que vous traiterez Émilie avec beaucoup de rigueur. Une jolie boîte d’or que j’avois dans ma poche, & que je la priai d’accepter comme un gage de ma reconnoiſſance, la diſpoſa parfaitement bien en ma faveur. Francis (c’eſt le nom du Valet de Mylady) alla où il devoit rencontrer ſa Maîtreſſe. Je me campai moi-même à une centaine de pas d’où je vis arriver le carroſſe. Je le ſuivis toujours à une certaine diſtance. Francis conduiſit le Cocher à la penſion ; la Mère deſcendit la première. Je croyois alors qu’elle étoit venue ſeule ; mais, un moment après, la charmante Émilie entra auſſi dans la maiſon. Mon cœur étoit dans une agitation que la crainte ſeule peut inſpirer : car, n’en doute pas, mon cher William, ce cruel ſentiment eſt inſéparable du véritable amour. Au bout de quelques minutes, Mylady remonta dans ſon carroſſe, qui s’éloigna rapidement. Frédéric, inquiet de ma longue abſence, vint au devant de moi lorſque j’allois le chercher. Je voulus demeurer à *** au moins quelques jours. Dans la crainte que Lady Harris ne fut inquiète de moi, je lui écrivis, & lui fis part de tout ce qui étoit arrivé. Je laiſſai paſſer trois jours ſans aller à la Penſion ; mais mon impatience ne me permit pas d’attendre plus long-temps. La Maîtreſſe me conſeilla d’attendre quelques jours pour voir Émilie. — Qui ſait, me dit-elle, ſi dans les commencemens on n’épie pas nos actions ? Il ſeroit ſage, Mylord, d’éviter de venir ici. Écrivez à ma jeune Amie, je me charge de lui remettre vos Lettres, & de vous en faire paſſer les réponſes. Je ſuis perſuadée, Mylord, ajouta-t-elle, que vos intentions pour Miſs Émilie ſont honnêtes : car je ſuis incapable d’avilir mon miniſtère en me prêtant à un commerce criminel. Je la raſſurai ſur des craintes auſſi mal fondées. — Vous avez vu la belle Émilie ; & vous oſeriez penſer !… — Ma queſtion, Mylord, ne doit pas vous offenſer. La confiance que je vous ai d’abord témoignée, prouve que vous inſpirez une eſtime entière. — Miſs Émilie jouit-elle d’une bonne ſanté ? Tant de peines l’auront peut-être indiſpoſée ? — Cette jeune Perſonne a vraiment un courage héroïque ; elle ne reſſent du chagrin que par la crainte que ſon abſence n’en cauſe à ſes Amies. Une pareille ame méritoit un ſort plus heureux. — Il le ſera, Miſtreſs ; oui, je parviendrai ſûrement à faire changer ſon infortune. Une fois ma femme, pas un de ſes déſirs, pas une ſeule de ſes volontés, que je ne prévienne. Mon amour, mon tendre amour, la dédommagera de toutes ſes tribulations. — C’eſt bien là le langage d’un Amant : rien ne lui ſemble impoſſible pour obtenir l’objet de ſes vœux : point d’obſtacle qu’il ne puiſſe ſurmonter. Cependant, Mylord, j’entrevois bien des difficultés à l’accompliſſement de vos déſirs. — Ah ! Miſtreſs, ne détruiſez pas mon eſpoir, ſans lui la vie ſeroit un fardeau pour le pauvre Clarck.

Je la quittai en la priant de me permettre de lui envoyer le lendemain une Lettre pour ſa nouvelle Élève, elle me le promit ; je joins ici la copie de ma Lettre à Miſs Ridge, & celle de ſa réponſe.

Tu vois ma confiance en toi, mérite-la en me gardant le ſecret ſur mon bonheur actuel. Tu peux m’écrire ici : j’y reſterai aſſez long-temps pour y recevoir ta Lettre. Adieu, mon cher William. Ton Ami à la mort & à la vie.

Charles Clarck.

At Holy-Jhoſt,[3] ce … 17




XXIme LETTRE.

Charles Clarck,
à Miſs Émilie Ridge.

Daignerez-vous, charmante Miſs, excuſer la témérité de ma démarche ? Si vous ſaviez tout ce que j’ai ſouffert depuis votre départ de Rocheſter, vous me plaindriez, ſans doute. Mais, aimable Émilie, ſi vous accordez à mon reſpectueux attachement un mot de réponſe, toutes mes peines ſeront oubliées. Vous avez un jour ſouffert l’aveu de mon tendre amour, vous m’avez permis d’eſpérer que vous pourriez me payer de retour : veuillez confirmer cette douce eſpérance ; ſouffrez que je voye en vous une Épouſe que le Ciel m’a deſtinée. J’ai ſurmonté des obſtacles pour venir juſqu’à vous, n’en ſuis-je pas déjà récompenſé, puiſque j’ai été aſſez heureux pour vous délivrer des perſécutions du malheureux Spittle ? Si vous déſirez des éclairciſſemens ſur cette aventure, qui ſûrement vous aura ſurpriſe, ils ſeront l’objet d’une ſeconde Lettre. Je me flatte que vous avez trouvé en votre nouvelle Maîtreſſe de Penſion une Perſonne empreſſée à vous rendre la vie douce. Ne pas vous ſavoir malheureuſe, c’eſt une conſolation pour le reſpectueux

Charles Clarck.
De … ce … 17




XXIIme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Mylord Clark ;
à ***.

Je ne ſais ſi j’ai tort, Mylord, de vous écrire. Mais mon cœur me dit que non. Miſtreſs Bertaw eſt de mon avis, ainſi la faute, ſi j’en fais une, ne ſera pas à moi. Je ſuis très-reconnoiſſante des peines que vous avez priſes pour rendre mon ſort plus ſupportable pendant mon ſéjour à Joint-Stool. J’ai été infiniment malheureuſe ; la cataſtrophe qui a terminé mon eſclavage eſt, à la vérité, une énigme pour moi, & je vous ſerois obligée de me l’expliquer : ma haine a ceſſé avec la vie de Spittle ; & je ſuis ſincérement affligée de ſa fin terrible, bien plus encore depuis que j’entrevois que j’en puis être la cauſe innocente. L’aveu qu’il en a fait à ma Mère, à l’article de la mort, a rempli mon ame d’affliction ; il vous a auſſi nommé, & elle a juré de le venger. J’ai donc à craindre, & pour vous, & pour moi. Votre perſévérance me flatte, cependant la haine de Mylady devroit étouffer le plus petit eſpoir ; je ne me repens pas de l’aveu que je vous ai fait. Mon inclination a été prévenue par mon eſtime, & l’une & l’autre ne s’éteindront dans mon cœur qu’à la mort.

Émilie Ridge.
De … ce … 17

XXIIIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à ***.

Mon cœur avoit grand beſoin de votre Lettre, ma chère Émilie, pour ſoutenir la violente ſecouſſe qu’il a éprouvée par l’incertitude de votre ſort. Pauvre Amie ! Combien vous avez dû ſouffrir. Quelle multitude de peines ! Votre courage me charme. En me comparant à vous, je rougis d’être ſi foible. La maladie d’Andrew m’en a cauſé une véritable. Tourmentée d’une fièvre ardente, le tranſport au cerveau, j’ai fait & dit des ſottiſes ſans nombre. Ma Grand-maman a bientôt appris par mes indiſcrétions involontaires, le ſecret de mon cœur : ce qui l’a décidée à ne laiſſer approcher de moi que la bonne Turf. Des remèdes doux & adminiſtrés à propos ont rendu le calme à mes ſens. Ma jeuneſſe & la bonté de mon tempérament ont accéléré ma guériſon. C’eſt alors que Mylady Green m’a appris qu’elle étoit inſtruite par moi-même de l’état de mon cœur. Je ſuis tombée à ſes genoux pour lui demander pardon. — Pardon, ma chère Fille ! Ce n’eſt pas moi que tu offenſes dans une inclination ſi mal placée ; c’eſt à la raiſon à qui tu dois des excuſes, car tu l’offenſes viſiblement. Il faut, mon Enfant, me promettre de chaſſer de ton idée un objet qui n’auroit jamais dû y entrer. — Je vous jure, ô ma Bonne-maman, ſur la tendreſſe que j’ai pour vous, que ce penchant eſt venu malgré moi. Combien n’ai-je pas fait d’efforts pour ſurmonter ce fatal attachement ! J’oſe ici avouer à celle que je révère, que je n’ai réuſſi qu’à me rendre malheureuſe. — Quand le danger eſt trop preſſant, il faut le fuir. Ne conſentez-vous pas, Anna, à vous abſenter de ce lieu pour quelque temps ? — Je ſerai donc encore ſéparée de mes chers Parens. — Ta tendreſſe me charme, ma chère Fille. Non, je ne me ferai pas le chagrin de t’éloigner de moi. Je veillerai en perſonne à ta guériſon, je te conſolerai s’il en eſt néceſſaire ; cependant, j’eſpère beaucoup de ta raiſon, elle te rendra à toi-même.

Voilà, mon Amie, comme s’explique la meilleure des Mères. Que de reſpects, que d’obéiſſances ne lui dois-je pas pour tant de douceurs. Andrew ſe trouva lors de ma convaleſcence parfaitement rétabli. Je le vis, non pas dans les appartemens (ſous différens prétextes, Mylady éluda les petits concerts accoutumés), mais dans le jardin, aux heures des promenades. Ses yeux me dirent aſſez combien il étoit aiſe de me voir en ſanté : les miens, malgré moi, durent lui aſſurer la même choſe. Ce langage muet avoit pour moi bien des charmes. C’étoit au milieu d’une allée que nous nous étions rencontrés à ma première ſortie : par un même mouvement, nous nous arrêtâmes, & attentifs à nous conſidérer, nous n’avions pas la faculté de penſer à autre choſe. L’arrivée de ſon Père (qui ſe porte à merveille) nous rendit à nous-mêmes, & chacun de notre côté nous cheminâmes triſtement. Au ſoir mon Grand-papa plus en gaieté qu’à l’ordinaire, me dit : Eh bien ! ma chère Anna, tu déſires donc faire connoiſſance avec la belle Ville de Londres. Tu commences à t’ennuyer ici : il faudra bien te ſatisfaire, & j’ai promis à Mylady que nous partirions dans quinze jours. Un coup d’œil de ma Grand-maman me mit d’abord au fait, & j’aſſurai Mylord que j’étois très-reconnoiſſante de ſes complaiſances. Notre départ eſt donc fixé au 20 du mois, & nous ſommes au 12, dans huit jours je quitterai… cette campagne ! Ne prenez pas le change, ma chère, ce n’eſt point elle qui excite mes regrets…

Je joins ici l’hiſtoire de ma Mère. Vous verrez, mon Émilie, qu’il me reſte un Père… Objet de la haine de Mylord Green. Il l’a ſans doute bien méritée : oui… Mais il eſt mon Père, & je brûle de me trouver dans ſes bras. Ce déſir, pour ne pas déplaire à mes Parens, doit reſter dans le fond de mon cœur, où mon Père eſt, malgré ſes fautes, révéré comme l’auteur de la vie infortunée

d’Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day, ce … 17


HISTOIRE

d’Élisabeth Green,
Épouſe du Chevalier Rose-Tree,
racontée par Mylady Green, ſa

Mère, incluſe dans la précédente.


J’avois quinze ans révolus quand on m’a fait épouſer Mylord Green, que je connoiſſois à peine. Heureuſement le choix de mes Parens ſe trouva me convenir parfaitement. Le ciel ne nous accorda qu’un Enfant, ce fut votre Mère : beauté, douceur, talens, elle réuniſſoit toutes les qualités : trop de ſenſibilité fit tout ſon malheur. Nous habitions Londres, & ce fut dans cette Ville que je perfectionnai ſon éducation.

„ Le Chevalier Roſe-Tree jouiſſoit de la réputation d’un libertin : il avoit diſſipé en moins de trois ans une groſſe ſucceſſion que lui avoit laiſſé ſon Père en mourant. Une femme de ma connoiſſance l’amena chez moi, ſans m’en avoir prévenue. Il étoit d’une charmante figure, & joignoit à beaucoup d’eſprit une gaieté inépuiſable. Éliſabeth le vit avec plaiſir, & bientôt avec intérêt. Il parut de ſon côté fort épris de ma Fille ; Mylord Green s’en apperçut, il me fit part de ſa découverte, en me montrant un profond mépris pour le Chevalier. Je fus forcée de convenir qu’il n’avoit pas tort, vu la mauvaiſe conduite de Roſe-Tree, & ſon dérangement. En conſéquence je le reçus froidement quand il vint chez moi ; mais comme il étoit fort lié avec le Mari d’une de mes Amies chez qui nous allions ſouvent, Éliſabeth le voyoit dans cette maiſon, & bientôt je m’apperçus que ce qui n’étoit qu’un ſimple goût en commençant, devenoit un attachement ſérieux. Je crus bien faire d’oppoſer mon autorité ; & je fis très-mal. Ma Fille au lieu de m’accorder ſa confiance, ſe cacha de moi avec ſoin. Nous eûmes lieu de ſoupçonner, ſon Père & moi, qu’elle entretenoit un commerce de Lettres avec le Chevalier : mais la manière dont elle ſe juſtifia, nous rendit la tranquillité pendant quelques mois. Dans cet intervalle, Sir Edward Croſsbow demanda ma Fille en mariage : il jouiſſoit d’une fortune honnête & d’une bonne réputation : Nous approuvâmes ſa recherche ; le véritable caractère d’Éliſabeth étoit la douceur & l’égalité. En préſence de Sir Edward elle affectoit des caprices & des humeurs ſans nombre. Je lui en fis des reproches très-vifs, elle eut l’air de ne pas comprendre ce que je voulois dire. — Je ne joue pas la comédie, me dit-elle ; & ſi je ſuis en effet, telle que vous me l’aſſurez, en préſence de Sir Croſsbow, c’eſt ſans doute, Maman, la haine que j’ai conçue pour lui, qui opère en moi ce changement. Comme Edward étoit très-amoureux, il ne s’apperçut point des défauts d’Éliſabeth, & il preſſa mon Époux de hâter ſon bonheur (c’eſt ainſi qu’il nommoit ſon mariage avec votre Mère). Mylord Green, las des remiſes & des mauvaiſes raiſons de ſa Fille, la fit venir un matin dans ſon cabinet, où j’étois avec lui. L’explication fut vive ; excuſes, prières, ſupplications, rien ne lui réuſſit. — Je le vois clairement, lui dit ſon Père : vous avez dans la tête votre miſérable Roſe-Tree : j’aimerois mieux vous voir dans les bras de la mort, que dans les ſiens. Edward vous convient, il eſt jeune, aimable, riche, eſtimé des honnêtes Gens, qu’avez-vous à oppoſer à ſon mérite ? — Rien, repliqua Éliſabeth, ma ſeule antipathie, voilà mon excuſe. — Et vous croyez me la faire agréer ? — Hélas ! je ne l’eſpère pas. — Quelle eſt donc votre intention. — Vous obéir ou mourir.

„ L’arrivée d’une viſite interrompit cette converſation. Mylord lui dit pourtant encore en ſortant : — Éliſabeth, ſongez ſérieuſement à me ſatisfaire. Elle baiſa reſpectueuſement la main de ſon Père, & ſe retira. Je la ſuivis. À peine fut-elle hors de la chambre que ſes larmes coulèrent avec abondance : je l’aimois tendrement ; je me ſentis vivement affectée de ſa peine, & la prenant dans mes bras, je la conjurai de ne pas nous rendre tous malheureux par ſon obſtination. — C’eſt moi ſeule qui ſerai à plaindre, me répondit-elle, en ſanglotant. Ah ! Maman, quel ſacrifice me force-t-on à faire ! Bon, me dis-je en moi-même, la voilà à moitié décidée. Je la conduiſis à mon appartement. Toute cette journée & celle qui la ſuivit, elle fut de la plus grande triſteſſe. De moment en moment elle pleuroit. Vainement j’eſſayois de la conſoler. — Laiſſez-les couler, Maman, il faut que je m’y accoutume. Ce ſera déſormais ma principale occupation : les regrets ne me laiſſeront pas un inſtant de repos. — Non, tu ne regretteras pas, ma chère Fille, d’avoir fait ton devoir. — Mon devoir, dit-elle, avec véhémence, croyez-vous, Maman, qu’on ne me blâmera pas ? — Te blâmer, ma Fille ! Oh, je te proteſte que non ! Elle ne repliqua rien ; les larmes la ſuffoquoient.

„ Le lendemain, jour affreux pour nous, Éliſabeth ne parut pas à l’heure du déjeûner. Je craignis qu’elle ne fut malade, & je montai dans ſa chambre pour m’en aſſurer. Je ne l’y trouvai pas : ſon lit n’étoit pas défait, & je vis ſur ſa table de nuit une Lettre à mon adreſſe. Je frémis en l’ouvrant. Mais rien ne put égaler mon déſeſpoir, quand j’en eus fait la lecture. Voici mot pour mot ce qu’elle me marquoit.

LETTRE

d’Élisabeth Green,

à Mylady Green, ſa Mère.


Vous allez me haïr, ô ma reſpectable Mère, & cette certitude me rend la plus malheureuſe des créatures. Je mérite, ſans doute, toute votre indignation : je commets une faute énorme : je quitte la maiſon paternelle pour occuper celle d’un Homme… que je n’oſe nommer. Quand vous lirez cette Lettre, je ſerai à lui pour la vie. Jamais, non jamais, je ne me ſerois rendue auſſi coupable, ſi on m’avoit laiſſé ma liberté. Exiger que j’épouſe celui que je déteſte, & que je renonce à celui que j’aime, ce ſacrifice s’eſt trouvé au deſſus de mes forces. J’ai combattu long-temps entre la nature & l’amour : ce dernier a été victorieux… Quelle funeſte victoire ! Voilà les regrets dont je vous parlois ce matin : ils conſumeront les jours de votre infortunée & reſpectueuſe Fille

Élisabeth Green.

„ Tu peux aiſément te peindre quel dut être mon déſeſpoir : je courus à l’appartement de mon Époux : — Voilà, Mylord, le fruit de vos rigueurs. Liſez cette Lettre, & voyez ſi nous ne ſommes pas malheureux par notre faute. Pour la première fois je vis couler des larmes des yeux de mon Mari. — Ô Dieu ! s’écria-t-il, tu me punis par un endroit bien ſenſible ! Mais je ne murmure pas de tes décrets, ils ſont juſtes ; je ſuis puni de ma barbarie. Remarquez, mon Enfant, qu’il ne nous échappa pas un reproche contre l’infortunée Éliſabeth. — Et bien ! ma chère Amie, il faut employer toutes ſortes de moyens pour ramener cette pauvre égarée. Allez chez le Chevalier Roſe-Tree (il ne put prononcer ſon nom ſans indignation) ; s’ils ne ſont pas encore unis, promettez à ma Fille que jamais il ne ſera queſtion d’établiſſement pour elle. — Et s’ils le ſont, dis-je, en tremblant ? — S’ils le ſont… Je regarderois cela comme un très-grand malheur… Alors qu’ils viennent tous les deux : mon cœur ne repouſſera pas l’Époux d’Éliſabeth. Je me fis conduire à l’Hôtel du Chevalier. Le peu d’ordre qui régnoit dans ſa maiſon, ne me fit rencontrer aucun obſtacle. Un ſeul Valet que je trouvai dans l’antichambre eut pu m’empêcher d’entrer, mais il dormoit.

„ Je gagnai donc l’appartement : la porte n’étoit qu’à demi-fermée, je m’en approchai doucement. Je vis Roſe-Tree aux genoux de ma Fille qui cherchoit à la conſoler : la pauvre Enfant étoit dans l’attitude de la douleur : elle pleuroit amérement. — Non, diſoit-elle, je ne me pardonnerai jamais d’avoir quitté ainſi mes Parens : & quels Parens !… — Ceſſez de vous affliger, ma chère Éliſabeth, plus vous connoiſſez la bonté de ces Parens, & moins nous devons redouter leur haine. Et d’ailleurs, ne trouverez-vous pas dans votre Époux cette tendreſſe que vous méritez ? Laiſſez-moi lire dans ces yeux charmans l’amour que vous m’avez juré ce matin en préſence de celui qui nous a unis[4] — Si je vous ſuis chère, reprit-elle, ne vous oppoſez pas à ma juſte douleur.

Je crus qu’il étoit temps de me montrer. J’entrai ; mon apparition répandit la terreur ſur les nouveaux Époux : la douceur de mon abord ne put les raſſurer. Ma Fille tomba à genoux ; Roſe-Tree y étoit reſté. Je pris ma chère Éliſabeth dans mes bras, & tendant ma main avec bonté à ſon Époux, je parvins à les raſſurer. — Maman me pardonne ! ce fut tout ce que ta Mère put dire, & elle ſe trouva mal. Le Chevalier en témoigna une vive inquiétude : il étoit auſſi affligé que moi. Enfin, nous la vîmes ouvrir les yeux. — Reviens à toi, ma chère Fille, ton Père te verra encore avec plaiſir dans ſa maiſon. Mais, Maman, me dit-elle avec confuſion, il eſt mon Époux. — Qu’importe, au lieu d’un, nous aurons deux enfans. Nouvelle ſcène d’attendriſſement. Je les emmenai l’un & l’autre.

„ La préſence d’Éliſabeth rendit à Mylord celle de Roſe-Tree moins déſagréable. Le pardon général fut répété, & nous fûmes tous heureux. Hélas ! ce ne fut que pour un temps ! les méchantes inclinations du Chevalier n’étoient qu’endormies. Mon Époux s’étoit mis à la tête de ſes affaires : les débris de ſa fortune joints à la groſſe dot que nous avions donnée à Éliſabeth, formoient encore des revenus ſuffiſans pour vivre avec aiſance. Nous logions tous dans le même hôtel : leur appartement étoit magnifique. On avoit tranſporté les meubles de la maiſon de Roſe-Tree, au nombre deſquels étoit une grande quantité de tableaux de prix. La Tableaumanie étoit une de ſes folies.

„ Ma Fille devint groſſe : cette nouvelle cauſa une grande joie à mon mari. Cependant je m’apperçus qu’Éliſabeth devenoit triſte. Je crus d’abord que c’étoit l’effet de ſa groſſeſſe, & je cherchois tous les moyens poſſibles pour la diſſiper. Pluſieurs fois je la ſurpris dérobant des pleurs prêts à couler. Le Chevalier étoit moins aſſidu. — Elle n’eſt point heureuſe, me dis-je, & ſelon les apparences c’eſt à ſon Époux qu’il faut s’en prendre. Je fus plus attentive dans mes obſervations ; mais par les ſoins de ma Fille, je ne pus rien découvrir ; j’uſai d’un moyen qui me répugnoit ; mais comme il étoit le ſeul dont j’attendois du ſuccès, il fut employé, Éliſabeth avoit à ſon ſervice une Fille que je lui avois donnée : elle étoit Nièce de Miſtreſs Turf, & avoir été élevée à la maiſon. Je la pris en particulier ; je connoiſſois ſon honnêteté, je n’eus garde de lui offrir de l’argent, mais je fis valoir ſon attachement pour ſa jeune Maîtreſſe. Elle débuta par me dire qu’elle ignoroit les raiſons de ſon chagrin. — Vous convenez donc qu’elle a du chagrin : On ne peut, Aurora, abuſer de la tendreſſe d’une Mère. Les queſtions que je vous fais ne peuvent être accuſées de curioſité. Je vois avec douleur que mon Enfant a des peines que je ne partage pas, & ſi je déſire en connoître l’eſpèce, c’eſt pour mettre en uſage des moyens qui puiſſent les diſſiper. — Eh bien ! Mylady, vous allez tout ſavoir : mais jurez-moi le plus grand ſecret : Ma chère Maîtreſſe ne me pardonneroit jamais mon indiſcrétion. Je lui promis ce qu’elle déſiroit. — Vous ſaurez donc, Mylady, que mon Maître eſt un monſtre. Il a pour ſa vertueuſe Épouſe des procédés affreux. Non content de la maltraiter en paroles & de ſe ſervir des mots les plus groſſiers, ſans égard pour ſon état, il oſe preſque tous les jours la frapper avec inhumanité. Tous ſes membres ſont meurtris. Jamais la jeune Lady n’a proféré un murmure, & comme il eſt impoſſible qu’elle me cache la conduite atroce de mon Maître, elle me dit avec ſa douceur accoutumée : — J’ai mérité ces mauvais traitemens : une Fille qui a pu quitter la maiſon paternelle, ne mérite que des rigueurs, & c’eſt mon Époux qui s’eſt chargé de me punir. Il a ſurtout exigé de moi que je n’ouvrirai de ma vie la bouche de toutes les choſes dont je ſuis le témoin. — Mais, dis-je à Aurora, pour quelle raiſon ce miſérable Roſe-Tree ſe porte-t-il à de pareilles extrêmités ? — Des raiſons, Mylady, il n’en donne jamais aucunes. Je crois cependant que ſa mauvaiſe humeur augmente quand ma Maîtreſſe n’a pas d’argent à lui donner. Tous les jours il fouille dans ſes poches, & lorſqu’il n’y trouve pas ce qu’il déſire, il jure, il tempête & maltraite Mylady. — Ô Ciel ! m’écriai-je, eſt-il un homme plus déteſtable ? — Vous ne ſavez pas encore combien il eſt ſcélérat ; Anger, ſon Valet-de-chambre (je dois ſes confidences à l’envie qu’il a de m’épouſer), me diſoit ces jours paſſés, qu’il ne connoiſſoit pas un Être plus vil que ſon Maître ; il paſſe ſa vie dans des tripots ou chez des Filles de joie : il vit habituellement avec une, qui lui coûte beaucoup d’argent : elle loge en Wells-Street, & ſe nomme Miſs Aſtrea. Cette Fille, à ce que dit Anger, eſt la cauſe qu’un Jeune homme a joué, l’an paſſé, un triſte rôle à Tyburn : Il avoit mangé toute ſa fortune avec elle ; comme il n’avoit plus rien, elle le congédia. Ce Jeune homme qui en étoit très-amoureux, fut au déſeſpoir de la dureté de ſa Maîtreſſe. Il la pria, vainement, de ſouffrir ſa préſence. — Comment voulez-vous qu’on vous ſouffre, répondit cette malheureuſe, vous êtes ſans le ſou, & votre eſprit eſt trop borné. Apprenez, mon petit Ami, que pour avoir de l’argent, tous les moyens ſont permis, juſqu’à celui de détrouſſer les paſſans. Le jeune homme n’avoit pas le cœur tout à fait gangrené. Le diſcours d’Aſtrea le remplit d’épouvante ; il la quitta ſur le champ, mais ſon image le ſuivoit par-tout. Enfin, Mylady, dans le dernier déſeſpoir il uſa du terrible conſeil que lui avoit donné cette Furie. Peu au fait de cet abominable métier, il fut pris dès la première nuit, & exécuté peu de temps après. Voilà quel eſt le caractère de la Maîtreſſe de mon Maître. Il eſt bien à craindre qu’elle ne lui ait donné des conſeils. Car ſa conduite ne peut pas lui être naturelle.

„ Je frémis au récit que venoit de me faire Aurora, & je l’engageai à ne pas quitter ma Fille un moment de vue. Je me promis bien de mon côté de veiller moi-même à ſa ſûreté. Je voulois, dans mon premier mouvement, inſtruire Mylord Green de toutes ces particularités ; mais un moment de réflexion m’arrêta. Je craignis les ſuites que pourroit avoir une explication. Plut à Dieu que cette conſidération ne m’eut pas arrêtée ; mais j’ai remarqué qu’entre deux partis on choiſit preſque toujours le plus mauvais.

„ Le temps de la couche de ma Fille arriva : elle te mit au monde le plus heureuſement poſſible. Elle voulut t’alaiter, & je ne m’y oppoſai pas. Éliſabeth ne me quitta preſque plus ; & ma préſence empêchoit ſon Époux de la maltraiter.

„ Tu n’avois que huit mois lorſque je fus attaquée d’une goutte au pied, qui me força de garder la chambre. Le miſérable Roſe-Tree profita de l’occaſion pour recommencer ſes mauvais procédés avec ma Fille. J’en fus inſtruite par Aurora : c’eſt alors que je fis part à Mylord Green de tout ce déſordre. Il en frémit de rage. Son premier ſoin fut d’obtenir un ordre ſupérieur pour faire enlever Miſs Aſtrea. On la mit dans un lieu de ſûreté où elle eut le temps de ſe repentir de tous ſes crimes. Le lendemain de ce jour, Aurora accourut dans ma chambre ; elle étoit toute en larmes : — Malheur, malheur ! s’écria-t-elle en entrant, ma Maîtreſſe eſt mourante. Je me traînai à l’appartement de ma Fille. Je la trouvai étendue dans un fauteuil ; elle ne donnoit aucun ſigne de vie ; cependant elle te tenoit dans ſes bras. Tu faiſois des cris terribles. Cette ſcène m’avoit anéantie, je ramaſſai mes forces pour appeler du ſecours. Un Chirurgien arriva avant que ton infortunée Mère eut repris connoiſſance. Il parvint à la tirer de cet état. Elle ſe plaignit d’une groſſe douleur au ſein : nous le découvrîmes. Dieu ! quel ſpectacle s’offrit à nos yeux ! il étoit meurtri & déchiré dans pluſieurs endroits. Le Chirurgien pâlit. J’en augurois mal. Cependant il y mit un cataplaſme, & on coucha la malade. Ses douleurs diminuèrent. Ce répit nous permit de nous occuper de toi, dont les cris s’étoient changés en plaintes continuelles. On te trouva un bras caſſé, & différentes meurtriſſures. — Voilà deux Êtres dans un bien mauvais état, dit tout bas le Chirurgien ; il te remit le bras, te panſa, & me pria enſuite de paſſer dans une chambre voiſine. J’étois tellement abattue de ce coup imprévu, que je ne voyois ni n’entendois rien. Le Chirurgien me répéta la même demande. Appuyée ſur ſon bras, je le ſuivis. — Je réponds, Mylady, de la vie de l’Enfant ; mais il eſt impoſſible de ſauver la Mère. Le ſang & le lait ſe ſont mêlés ; l’un & l’autre ne tarderont pas à ſe corrompre. Dans deux jours elle ne vivra plus. Je ſuis déſolé, Mylady, d’avoir une nouvelle auſſi triſte à vous apprendre ; mais mon devoir m’ordonne de ne point diſſimuler des choſes de cette importance.

„ Comme il finiſſoit, mon Époux, qui étoit ſorti, rentra. Sa préſence augmenta ma peine : je fis ſigne au Chirurgien pour qu’il gardat le ſilence ; Mylord s’en apperçut, & malgré nos efforts il voulut entrer dans la chambre de ſa Fille. Il vole à ſon lit & s’informe de ſa ſanté. — Cela va mieux, mon Père, lui dit-elle doucement. — Qu’as-tu donc, ma chère Enfant ? — Peu de choſe : je crois que je ne ſouffrirai bientôt plus. — Qu’eſt-ce que tout ceci, s’écria Mylord ? Mon Éliſabeth peut à peine parler, les viſages ſont pâles & tout le monde eſt interdit ! Morbleu ! Ne fuis-je donc plus rien chez moi, pour qu’on me faſſe des myſtères de ce qui s’y paſſe. — Pour l’amour de Dieu, lui dis-je, très-bas, n’augmentez pas par vos peines, les maux de l’infortunée ! Vous ſaurez tout dans un inſtant. Il ſe rapprocha du lit, & baiſant ſa Fille avec tranſport : Mon Enfant, dis-moi que tu n’es pas mal. Eſt-ce que tu ne m’aimes plus ? — Mon Père, je ne ſuis pas mal, & je vous aime de tout mon cœur.

„ Le ſon de ſa voix étoit ſi touchant que ſon Père en fut vivement ému. — Laiſſez-la repoſer quelques inſtans, dit le Chirurgien.

„ Nous laiſsâmes auprès du lit Miſtreſs Turf, & nous paſsâmes dans l’appartement d’à côté. Le Chirurgien s’abſenta pour quelques inſtans. Je voulus alors ſavoir d’Aurora le ſujet de cette ſcène affreuſe.

„ Hélas ! Mylady, je n’en ai rien perdu. Le Chevalier n’étoit pas rentré de la nuit : ma chère Maîtreſſe n’avoit pas voulu ſe coucher, & je lui avois tenu compagnie. Vers les ſix heures du matin, elle s’étoit endormie avec ſa Fille dans ſes bras. Je la conſidérois dans cette touchante attitude, quand ſon Époux entra. Il avoit l’air ſombre. — Sortez, me dit-il durement : J’obéis, mais je reſtai à la porte, pour exécuter vos ordres, Mylady, en veillant à la fûreté de ma Maîtreſſe. L’abord du Chevalier m’avoit paru ſiniſtre. Il la réveilla par de groſſières apoſtrophes. — Ah ! vous voilà, dit-elle avec douceur, mon cher Roſe-Tree, je vous ai attendu toute la nuit. — Il ne répondit que par des coups. Je me hâtai d’entrer pour l’engager à ceſſer ; il étoit tellement en fureur qu’il me prit avec violence & m’enferma dans le cabinet de ma Maîtreſſe. La porte en eſt vitrée, comme vous ſavez, & quand je faiſois mes efforts pour l’enfoncer, je vis le Forcené prendre ſa Fille & la jeter avec violence contre le mur. Son Épouſe ſe précipita pour ramaſſer l’Enfant qui crioit : il la retint, & lui arracha le ſein avec ſes ongles. J’appelois de toutes mes forces au ſecours, mais le cabinet étant très-clos, j’eus le malheur de n’être entendue de perſonne. Au déſeſpoir, je caſſai un des carreaux, & je parvins à tourner la clef. Quand le Chevalier vit la porte ouverte, il ſortit avec précipitation en proférant des juremens affreux. Ma chère Maîtreſſe avoir repris ſa Fille, qu’elle ſerroit dans ſes bras : elle n’eut que le temps de gagner un fauteuil où elle tomba ſans ſentiment, tenant toujours ſon Enfant. Je courus vîte à l’appartement de Mylady ; vous ſavez le reſte.

„ Ce récit cauſa des convulſions à mon Époux. — Miſérable ! s’écrioit-il. Et puis en verſant des pleurs. — Pauvre Éliſabeth ! Ô ma chère Fille ! Quelle horrible punition ! L’état de mon Époux m’affligea ; mais je ne pus blâmer ſon déſeſpoir, puiſque le mien l’égaloit. Pendant deux nuits & deux jours nous veillâmes l’infortunée Éliſabeth, elle ſouffrit des maux inouis. Enfin elle expira en nous priant de pardonner à ſon Époux. Sa mort répandit la douleur dans toute la maiſon : on n’entendoit que des gémiſſemens. Mon Mari a conſervé une langueur qui ne s’eſt diſſipée qu’au bout de dix ans.

„ Le Chirurgien ne m’avoit pas trompé, ton bras s’eſt guéri parfaitement : ce fut moi qui continuai à t’élever. Mes ſoins eurent le plus grand ſuccès. Aurora ne ſurvécut qu’une année à ſa Maîtreſſe ; elle mourut en ſe félicitant de l’aller rejoindre. Je voulus quitter des lieux qui me rappeloient ſans ceſſe la perte cruelle que je venois de faire, & je n’eus pas grand peine à obtenir de Mylord Green de nous abſenter de Londres. Nous vinmes avec toi à Break-of-Day ; il eſt à préſumer que le Chevalier Roſe-Tree a quitté l’Angleterre ; car depuis la mort de ſon Épouſe, nous n’en avons pas entendu parler.

„ Que l’exemple de ta Mère, mon Enfant, ſerve à te convaincre qu’il ne faut pas toujours ſuivre la première impreſſion du cœur : Il a beſoin d’être guidé par l’expérience.


XXIVme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge, ſon Amie ;
à ***.

Je n’impute votre ſilence, ma chère, qu’à mon étourderie ; car j’ai oublié de vous donner mon adreſſe à Londres, où nous ſommes arrivés depuis quelques ſemaines. La première a été employée à rendre habitable l’Hôtel que Mylord avoit fait louer. La ſeconde s’eſt paſſée dans une occupation plus frivole. Les modes ayant beaucoup changé depuis quinze ans que ma Grand-maman eſt abſente de la Capitale, il a fallu renouveler toutes nos parures. L’article de la toilette eſt dans ce Pays, une affaire de conſéquence. Si vous aviez vu, ma belle Émilie, l’air important de la Marchande de Modes, en m’aſſurant que le bleu me ſiéroit mieux que le jaune, que mes robes devoient avoir une grande queue, & ſurtout que je paroîtrois complettement ridicule ſi je voulois m’en tenir à mes cheveux naturels pour ma coiffure. — Il faut abſolument, me diſoit cette folle, porter de chaque côté ſix boucles poſtiches ; que votre peigne ſoit garni de trois ou quatre ſultanes qui ſe perdront nonchalamment ſur votre col. Nous ſurmonterons tout cela par un joli bonnet (& je me flatte que vous en ſerez contente, ils me viennent de France, & ſortent de la Boutique du fameux Beaulard, ſi renommé pour les Modes). Je diſois donc qu’il vous falloit un bonnet d’un pied & demi de hauteur, ſur deux pieds de largeur. — Miſéricorde ! me ſuis-je écriée. Vous voulez donc que l’on me montre au doigt. Il me paroît, ma chère Miſs, que vous êtes dans l’intention de me faire copier les carricatures que l’on envoye de France, & que l’on aſſure être faites d’après les originaux. Cette folie auroit-elle donc gagné juſqu’ici ? — Aſſurément, Miſs, toutes nos Dames ont adopté le goût François ;[5] rien de plus élégant qu’une robe à la Polonoiſe, à la Circaſſienne,… & ſurtout à la Lévite. — Tous ces mots-là me ſont abſolument inconnus : je fuis Angloiſe, & déſire être vêtue à l’Angloiſe. Quant à vos bonnets, je vous prie de me diſpenſer d’en prendre d’un autre goût que ceux que j’ai toujours portés ; nous n’y changerons que la couleur, puiſque le jaune vous offuſque. La pauvre Femme ſortit aſſez mécontente ; elle eſpéroit, ſans doute, me ſéduire par ſon verbiage.

Combien de fois je vous ai déſirée ici, mon Amie, & certainement vos plaiſanteries ne m’auroient pas paru déplacées : car, malgré ma gravité, je n’ai pu m’empêcher d’éclater de l’enthouſiaſme de ces gens pour les Modes.

Toute la ſemaine dernière nous avons fait des viſites. Celle-ci eſt deſtinée à en recevoir. Lady Wambrance, jeune perſonne très-jolie & fort répandue, eſt venue hier avec ſon Époux, qui eſt le contraire parfait de Lady ; il eſt auſſi laid qu’elle eſt belle, auſſi contrariant qu’elle eſt douce & complaiſante, & auſſi avare, dit-on, qu’elle eſt généreuſe ; ce contraſte qui frappe au premier abord, vous engage à plaindre l’aimable Wambrance : cependant elle a la figure du plaiſir, & l’on ſeroit preſque tenté de la croire heureuſe. Je me ſens une forte inclination à l’aimer. Mylady Green a eu la bonté de me promettre de la voir plus ſouvent qu’une autre : nous avons eu auſſi ce qu’on appelle une Élégante. Je ne puis me diſpenſer de vous la peindre. Quand Lady Aſmond entre dans l’anti-chambre, vous la ſentez dans l’appartement. Pas un de ſes vêtemens qui ne ſoit imbibé d’eſſence : ſes bonnets doivent lui arriver en ligne directe du Sieur Beaulard. Un ſeul battant ouvert l’auroit miſe dans l’embarras pour entrer. Ses talons ſont d’une hauteur prodigieuſe ; avec ces précautions, de très-petite taille qu’elle doit être, elle devient d’une taille preſque giganteſque. Le reſte de ſa parure annonce qu’elle y donne un ſoin particulier ; rien n’y manque, & pourtant elle n’en eſt jamais contente. Elle s’eſt plaint amérement à moi que ſa Couturière devenoit d’une négligence aſſommante ; mais rien, ajouta-t-elle, n’eſt comparable à la ſtupidité de mon Cordonnier, il a toujours la fureur de me faire mes ſouliers trop longs & trop larges ; & pour appuyer ce qu’elle me diſoit, elle montra un pied effectivement très-joli. — Cependant, Mylady, vous me paroiſſez fort bien chauſſée. — Vous n’y penſez pas, Miſs, c’eſt une horreur.

Sa viſite fut courte, parce qu’elle étoit attendue dans dix maiſons. — Je me meurs ; mais auſſi on eſt ſans pitié pour ma ſanté délicate, je ne puis ſuffire au nombre d’invitations que je reçois tous les jours ; & elle partit comme un éclair. Il eſt vrai que la hauteur de ſes talons la fit trébucher ; mais ce petit accident ne l’arrêta pas.

Voilà, dit mon Grand-papa (qui pourtant n’eſt pas méchant), une jeune Dame bien ridicule. Le Chevalier Pertuiſan qui ſe trouva là, s’empara de la converſation, & nous détailla plus au long le caractère de Lady Aſmond. Il ſe peut qu’il n’ait rendu que la vérité ; mais j’ai tellement en horreur les médiſans, que de ce moment j’ai pris ce Cavalier en averſion.

Je verrai, ſans doute, aujourd’hui quelques nouveaux perſonnages, & dans l’eſpoir que mes tableaux vous diſſiperont, je vous en eſquiſſerai quelques-uns.

J’attends de vos nouvelles avec impatience. J’oubliois de vous dire que nous avons rencontré Mylady Ridge chez Miſtreſs Binth ; Miſs Fanny étoit avec elle. Sa jolie figure lui attire beaucoup d’adorateurs : ſon mauvais caractère pourra les éloigner ; mais je ne la crois pas Fille à s’affliger de la perte d’un Amant. Au reſte, elle ne m’a pas fait grand accueil ; je m’en conſole par la certitude où je ſuis, que les deux Sœurs ne penſent pas de même ſur le compte


d’Anna Rose-Tree.
De Londres, le … 17..

P. S. Adreſſez vos Lettres, Argille-Street, c’eſt où nous logeons.




XXVme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Londres.


Combien de nouvelles à vous apprendre, ma chère Anna. Hélas ! peu s’en eſt fallu que l’infortuné Clarck n’ait été la victime de la plus noire calomnie. Sans qu’il en fut inſtruit, on lui faiſoit ſon procès comme aſſaſſin de M. Spittle. Tous ſes gens, ceux de ma Mère ont ſervi de témoins. Ma Mère elle-même a oſé appuyer ſes accuſations. Vous ſavez, par ſa Lettre que je vous ai envoyée[6], combien peu il étoit coupable. Heureuſement, il fut averti, la veille du jour où il devoit être arrêté. On a ſu où il étoit, vraiſemblablement, par Francis, le valet de Mylady, à qui Mylord a donné quelque argent hier. Pour la première fois j’ai conſenti à le voir, notre entrevue ſe fit en préſence de Miſtreſs Bertaw. Son départ, la circonſtance, tout ſervit à rendre cet entretien bien triſte. Ma bonne Maîtreſſe mêla ſes larmes aux nôtres. J’exigeai ſa parole qu’il paſſeroit tout de ſuite dans les Pays étrangers. Il préféra l’Italie, & c’eſt à Naples où il m’a priée de lui adreſſer mes Lettres. Son Valet-de-chambre avoit eu ſoin de tout préparer pendant la viſite qu’il me faiſoit, moyennant quoi il partit en ſortant de la Penſion. J’en fus aſſurée : car Miſtreſs Bertaw eut la bonté d’envoyer une ſervante pour s’en inſtruire. Cependant je n’ai été tranquille que lorſque j’ai reçu de ſes nouvelles de ***.

Le lendemain de ſon départ, un Baily[7] ſuivi de ſes acolytes, vint effectivement à l’Auberge où il logeoit ; mais ils furent obligés de s’en retourner, aſſez mortifiés d’avoir manqué leur proie. Voilà pour un objet, & c’eſt le plus important pour mon cœur.

Parmi mes Compagnes, il s’en trouve une qui prévient en ſa faveur par les qualités de l’extérieur ; elle eſt extrêmement belle, & je n’ai jamais vu, excepté celle de ma chère Anna, une taille mieux proportionnée. Son caractère eſt prévenant : elle a beaucoup d’eſprit, & je l’aurois jugé parfaite, ſi Miſtreſs Bertaw lui témoignoit plus d’amitié. Cette Femme fait rendre juſtice au mérite, & dans toutes les occaſions elle cherche à humilier Betſy (c’eſt le nom de cette jeune Penſionnaire.) Nous étions toutes deux à cauſer dans le Jardin, lorſqu’on vint l’avertir qu’on la demandoit. Miſtreſs Bertaw ne put pas l’accompagner : mais elle me dit de ſuivre Betſy. Nous trouvâmes dans le Parloir une Dame d’un certain âge, accompagnée d’un jeune-homme de bonne mine. Je ne mêlai pas de la converſation : j’écoutai ſeulement, & voici comment je jugeai les trois Perſonnes ; car Betſy ne me parut plus la même. Elle affecta d’abord une ſupériorité ſur moi que je ſouffris avec peine. Elle abandonna totalement ſa modeſtie accoutumée, pour faire preſque des avances au Jeune-homme, qui la traita avec une aiſance très-familière. Il vanta deux ou trois fois ſon mérite, vainement chercha-t-il mon approbation : j’ai toujours déteſté la fatuité, & ce Jeune-homme en a une bonne doſe. Un ſourire amer étoit toute ma réponſe, lorſqu’il s’adreſſoit directement à moi. Quant à la vieille Dame, elle me ſembla, & je jurerois ne m’être pas trompée, une eſpèce d’imbécille ſans aucune tenue. Elle jouoit là un très-joli rôle : À peine lui adreſſa-t-on la parole une fois, encore fut-ce pour lui demander l’heure qu’il étoit ; elle ſe hâta de regarder à ſa montre, mais elle ne put y rien comprendre. — Voyez, dit-elle au Jeune-homme, car j’ai la vue trop baſſe pour diſtinguer les chiffres. Miſs ſourit malicieuſement au Jeune-homme, qui lui fit un ſigne. Enfin, le couple prit congé, & je tombai de mon haut en voyant le Jeune-homme préſenter reſpectueuſement la main à la Dame, en la nommant Mylady. — Elle a bien beſoin de ce titre, dis-je à ma Compagne, car il lui faut quelque choſe pour être ſoufferte. — Vous n’y penſez pas, me répondit Betſy ; c’eſt une Dame de grande qualité, une perſonne très-eſtimée, en un mot, c’eſt Mylady Stanhope. J’avoue que mon étonnement ne fut pas médiocre. Vous m’avez ſouvent, dans vos Lettres, fait l’éloge de cette Dame ; je ne la reconnois point du tout dans la perſonne que le jeune Lord Stanhope donne ici pour ſa Mère. Quant à lui, d’après les différens portraits que vous m’en avez faits, je ne ſaurois m’y méprendre, & je ne doute pas que ce ne ſoit Edward que j’ai vu hier. Selon ce que ſa ſœur vous a dit, j’imagine que Betſy Goodneſs eſt l’objet de l’inclination de ce Jeune-homme, & le ſujet de ſon abſence.

Elle m’a demandé ce que je penſois du Fils de Lady Stanhope. Comme je ne ſais pas flatter aux dépens de la vérité, j’ai répondu qu’il me paroiſſoit trop préſumer de ſon mérite, pour en avoir réellement ; mais que ſon perſonnel étoit aſſez bien. — Aſſez bien ! l’éloge eſt médiocre ! Cependant tout le monde le trouve charmant. — Je ne donne pas mon avis pour être excluſif.

Notre converſation a ceſſé là. Mon opinion ne lui a pas plu ; car depuis elle m’évite avec ſoin. La douceur & l’amitié de Miſtreſs Bertaw me dédommagent amplement de cette froideur. Elle a reçu une Lettre de ma Mère, qui lui enjoint de me traiter toujours avec rigueur. La dureté de ſon caractère ſe ſoutient ; il eſt clair qu’elle eſt décidée à me rendre éternellement malheureuſe. Je jouis cependant d’une vie tranquille, & je paſſe mon temps à faire des vœux pour votre bonheur : puiſſent-ils être exaucés ! je ceſſerai de me plaindre de mon ſort.

Émilie Ridge.

De … ce … 17




XXVIme LETTRE.

Betsy Goodness,
à Sir Edward Stanhope.

Recommandez donc, mon cher, à la Perry d’être moins empruntée. Son imbécillité eſt atroce & ſaute aux yeux des moins Clairs-voyans. Votre Mère d’emprunt, eſt, ſur mon ame, une ſotte créature ! quand on peut choiſir, pourquoi le faire auſſi mal ? La petite Perſonne qui m’accompagnoit l’autre jour, en a conçu une idée très-déſavantageuſe ! il faut à l’avenir que j’évite qu’elle ſoit témoin de nos entrevues ; c’eſt une eſpèce de bégueule, & d’ailleurs elle a trop d’eſprit pour donner dans nos contes. La Bertaw eſt moins fine. Cependant je me laſſe de toutes ces Comédies : voyez donc, mon Ami, à amener le dénouement. Être ſi long-temps ſans vous voir, ne pouvoir vous dire combien je vous aime ; tant de privations ſont au deſſus de mes forces. J’aimerois mieux renoncer à toutes les fortunes de l’Univers. En effet, qu’eſt-ce que l’argent en comparaiſon du bonheur ? je ne puis le goûter qu’avec vous.

Quelques tentatives que j’aie faites, il eſt impoſſible que je m’abſente de la Penſion pour y rentrer. Je puis, par les moyens dont je vous ai parlé, en ſortir pour toujours : hâtez donc l’inſtant qui peut nous réunir. Je me meurs d’impatience. Votre Valet Lyquorice tarde beaucoup à arriver. Son retour eſt pour moi une affaire précieuſe, puiſqu’il ſera muni de tout ce qui eſt néceſſaire à notre union.

J’héſite à vous faire part d’une idée qui me paſſe par la tête, je fais pourtant ſuccomber à la tentation. La Penſionnaire avec qui vous m’avez vue Jeudi eſt jolie ; je crains que vous n’en ſoyez trop perſuadé ; car je vous ai ſurpris à la conſidérer avec attention. Au reſte, je vous préviens qu’elle ne vous trouve point à ſon gré. Je ne le conçois pas ; mais j’en ſuis fort aiſe. Je ne ſais pourquoi il m’a pris un frémiſſement lorſque Miſtreſs Bertaw lui a dit de m’accompagner au Parloir. Je crois au preſſentiment ; celui-ci ne m’annonce rien d’agréable. Venez me voir cette après-dînée, votre préſence changera en plaiſir les inquiétudes de

Betsy Goodness.

De … ce … 17




XXVIIme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Betsy Goodness ;
à ***.

Vous êtes folle, ma chère petite, avec vos preſſentimens ! Mon attachement ne doit vous prédire que du bonheur. Il eſt fâcheux, mais très-fâcheux que votre jolie Compagne ne me trouve pas à ſon gré. Son opinion ne ſera pas ſuivie. Je ſuis ſeulement fâché de lui voir ſi mauvais goût. Pas à ſon gré ! le trait eſt excellent. Je puis cependant fort bien m’en conſoler. Au reſte il faut, mon bel Ange, calmer votre crainte à ſon égard ; car je ne ſuis point ingrat, & je la trouve infiniment gauche, point d’eſprit, voilà mon ſentiment ſur cette belle. Vous pouvez même lui en faire part.

Je trouve, comme vous, que Lyquorice eſt fort long dans ſon meſſage : ce Garçon eſt d’une foible ſanté, je crains qu’il ne ſe ſoit trouvé incommodé en route. Votre impatience ne peut égaler la mienne, & c’eſt ce qui me fait vous preſſer avec tant d’inſtance de me procurer le bonheur de vous voir plus à mon aiſe. Tâchez donc, ma chère Amie, de m’en fournir l’occaſion. J’irai à la Penſion à ſix heures du ſoir avec la Perry. Je viens de lui donner une leçon de politeſſe : en évitant de la faire parler, elle ſera un peu moins ridicule. Je vous engage à ne point refuſer la compagnie de votre jeune Amie, elle en pourroit tirer des conſéquences. Amenez-la à nos entrevues, je me ferai un plaiſir de la mortifier. Sa haine en doublera, & ma joie ſera complette. Adieu, ma belle Amie, comptez pour la vie ſur mon amour.

Edward Stanhope.

De … ce … 17




XXVIIIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Break-of-Day.

Assurément, ma chère, il y a quelque choſe d’incompréhenſible dans la nouvelle que vous m’avez mandée. Deux jours avant de recevoir votre Lettre, Lady Stanhope avoit écrit à ma Grand-maman. Sa Lettre eſt datée de Pretty-Lilly. Je ne vois pas de poſſibilité qu’elle puiſſe ſe trouver en même temps dans deux lieux différens. Ainſi, mon Amie, votre Compagne a voulu vous tromper, ou bien, elle l’eſt elle-même par les apparences. Vous me peignez le caractère du Jeune homme ; il reſſemble parfaitement à celui d’Edward Stanhope. Vous allez juger par le portrait de ſa Perſonne ſi c’eſt effectivement lui. Sa taille eſt moyenne, & fort bien priſe, il eſt blond, fort blanc, aſſez haut en couleur, il a les dents jolies ; les yeux petits, mais expreſſifs. Sa Mère marque à Mylady Green qu’elle n’en a aucune nouvelle. Elle en témoigne beaucoup d’inquiétude, & prie mon Grand-papa de faire ſur lui quelques informations à Londres. Ne pourriez-vous ſavoir, ma chère Émilie, ſi Miſs Betſy eſt depuis long-temps à la Penſion de ***. J’ai fait part à Mylady de l’article qui concerne cette étrange aventure. Elle vous engage à prendre de nouveaux éclairciſſemens : la curioſité n’y a aucune part ; ſon amitié pour la Famille Stanhope en eſt la ſeule raiſon.

Il eſt bien heureux, ma chère Amie, que Mylord Clarck ait été averti à temps des manœuvres qu’on tramoit ſourdement pour le perdre. Je ne m’explique pas ſur la conduite de Mylady Ridge. Je crains d’en trop dire ou de n’en pas dire aſſez. Miſs Fanny a fait une brillante conquête. Le Lord Bukingham ne la quitte preſque jamais : votre Mère en eſt aux Anges. Cependant comme la frivolité de Bukingham eſt connue, on eſt étonné que Mylady Ridge ſouffre une aſſiduité qui n’aboutira qu’à donner des ridicules à ſa Fille, & peut-être à la déshonorer. Car le Cavalier n’eſt pas renommé pour être délicat ſur le choix des moyens qui rempliſſent ſes déſirs. Au reſte, ma chère Émilie, je ne ſuis ici que l’écho du Public, & il ne faut pas toujours s’en rapporter à lui : il eſt prudent d’appeler quelquefois de ſon jugement.

J’ai conçu pour l’excellente Miſtreſs Bertaw la plus profonde eſtime, & la plus tendre amitié ; elle a des égards pour vous ; elle vous traite avec douceur : je conſerverai toute ma vie le ſouvenir de ſes procédés, & mon cœur en ſera éternellement reconnoiſſant. Un eſpace conſidérable vous ſépare de celui à qui vous avez accordé quelque préférence : vous êtes à plaindre, ſans doute, mais il vous eſt permis de concevoir de l’eſpoir : quelqu’éloigné qu’il ſoit, il peut un jour ſe réaliſer. Mais moi ! Ô mon Émilie ! Depuis long-temps je garde le ſilence ; je l’impoſe même à mes ſentimens ; cependant mon inclination n’a rien perdu de ſon activité : j’aime toujours avec la même ardeur. Hélas ! le temps ne fait qu’accroître mes tourmens. Celui qui les cauſe n’eſt pas plus heureux ; j’en ai la certitude par lui-même. Une Lettre qu’il a gliſſée adroitement parmi des fleurs qu’on nous a envoyées de Break-of-Day, a confirmé mon incertitude ſur ſon ſouvenir. Je vous envoye la copie, l’original a trouvé ſa place à côté de mon cœur. Cette précieuſe Lettre eſt la confidence de ma tendreſſe, elle eſt témoin des pleurs que je répands à ſa lecture ; elle irrite & calme mes peines. Ma poſition eſt affreuſe, & je n’y vois de terme que la mort. Adieu, ma tendre Amie, vous n’aurez de moi aujourd’hui aucuns détails, le ſujet que je viens d’ébaucher abſorbe toute autre idée. Je n’en ſuis pas moins pour la vie votre dévouée

Anna Rose-Tree.
De Londres, ce … 17


XXIXme LETTRE.

Andrew,
à Miſs Anna Rose-Tree ;
à Londres.


(Cette Lettre étoit incluſe dans la précédente)
Miss,


Pardonnerez-vous à l’infortuné Andrew d’oſer élever ſa voix juſqu’à vous, de qui, ſans doute, il eſt abſolument oublié. Et de quel droit oſerois-je m’en plaindre ? Que puis-je eſpérer ? Le ciel en me refuſant les moyens de plaire, a complété mon malheur, puiſqu’il m’a laiſſé un cœur ſenſible. Je ſuis deſtiné à ſouffrir éternellement : mes maux dureront autant que mon amour, & ce dernier me ſuivra au tombeau. Adorable Miſs, daignez-vous quelquefois penſer à celui qui vous adore. Votre abſence cruelle a verſé ſur mes jours une amertume qui ne ſe diſſipera que par votre préſence. En vous voyant je recevrai une nouvelle vie. Être ſans ceſſe à portée de vous admirer, voilà où ſe bornent tous mes déſirs. Que les Gens qui ſont auprès de vous ſont heureux ? vos yeux ne refuſent pas de ſe fixer ſur eux ; ils entendent cette voix enchantereſſe, & moi je n’ai pour tout bien que le ſouvenir d’un bonheur qui a paſſé comme l’ombre. Je crois quelquefois que ce n’eſt qu’une illuſion. Je me rends juſtice, & je n’oſe penſer… Il eſt pourtant vrai que la belle Anna a paru n’être pas inſenſible à ma tendreſſe, qu’elle m’a permis de croire que je n’aimois pas une ingrate. Jour heureux ! je t’ai payé par bien des larmes. Mes lèvres brûlantes ſe poſèrent ſur une main d’ivoire, vous ſouffrîtes cette innocente liberté…… Où me conduit mon imagination frappée ? Le bonheur a fui loin de moi. Je paſſé mes jours dans les regrets, & mes nuits dans les larmes. Un mot, un ſeul mot de votre jolie main, Miſs, ſeroit un baume pour mes plaies. Par pitié ne refuſez pas ce ſecours au malheureux

Andrew.
De Break-of-Day, ce … 17


XXXme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ; à Londres.


Je puis vous donner des inſtructions ſur ce que vous me demandez, mon Amie, mais j’exige le plus grand ſecret. Ce n’eſt qu’à cette condition que Miſtreſs Bertaw m’a confié ce que je vais vous apprendre ; elle m’a permis de vous le mander, elle déſire que cela ne vous paſſe pas. Il y a quatre ou cinq mois que Betſy fut amenée chez elle par Miſtreſs Goodneſs ſa Mère, Veuve fort riche, & encore aſſez jeune. Voici par où elle débuta lorſqu’elle ſe trouva ſeule avec notre Maîtreſſe. — On m’a parlé de vous, Miſtreſs, fort avantageuſement ; c’eſt ce qui m’a décidée à vous amener ma Fille, de qui je n’ai point à me louer. Obligée de demeurer à Londres quelque temps pour y terminer des affaires, il m’eſt impoſſible de la garder avec moi. Elle eſt d’une trop grande coquetterie, ce qui lui donneroit bientôt une mauvaiſe réputation. Je me vois donc forcée de m’en ſéparer pour quelques mois, & j’ai choiſi votre Penſion. Je vous la recommande, Miſtreſs, veillez à ſa conduite avec le plus grand ſoin. Cependant quand il lui viendra des viſites elle pourra les recevoir, pourvu qu’il y ait toujours quelqu’un avec elle. Après ce préambule, Miſtreſs Goodneſs a remis à Miſtreſs Bertaw les premiers ſix mois de la Penſion de ſa Fille, & elle a diſparu. Quinze jours après, Mylady Stanhope eſt venue avec ſon Fils paſſer quelques mois chez un de leurs Parens réſidant à *** ; étant de la connoiſſance de Miſtreſs Goodneſs, ils vinrent voir Betſy. Miſtreſs Bertaw a trouvé comme moi que Lady n’avoit rien qui annonçat la Femme de condition. Votre Lettre, ma chère, tourne mes ſoupçons en certitude. Je vois de l’intrigue dans la conduite de Mylord Stanhope, & il me paroît preſqu’impoſſible que Miſs Goodneſs n’en ſoit pas inſtruite. Notre Maîtreſſe a écrit à ſa Mère pour l’informer de ce qui ſe paſſe ; elle n’agira que d’après ſa réponſe.

Quant à Betſy elle a changé ſon amitié pour moi en une froideur affectée. Le haſard me l’a fait accompagner une ſeconde fois à une viſite d’Edward. Il eſt ſûrement inſtruit de ma façon de penſer ſur ſon compte ; car il m’a fait nombre de plaiſanteries. Mes réponſes n’ont pas dû le ſatisfaire : elles étoient fières & un peu méchantes. Ce n’eſt pas, comme vous ſavez, le genre de mon caractère, mais lorſqu’on me cherche, on me trouve ; mes Amies ont ſeules le droit de me plaiſanter. Une ou deux de mes réparties avoient ôté l’envie de rire à mes dépens ; ce n’étoit point aſſez pour moi : j’ai comblé la meſure de leur embarras en faiſant à Mylady pluſieurs queſtions. — Mylady a depuis peu quitté Pretty-Lilly ? — Pretty-Lilly … Oui, je le connois beaucoup. — Je crois, ma Mère, que Miſs veut vous parler de votre Terre de Pretty-Lilly, & non pas de votre Ami qui porte le même nom : — C’eſt, reprit la pauvre ſotte que j’ai tant de Terres que je confonds toujours. — Oſerois-je vous demander, Mylady, des nouvelles de la ſanté de Miſs Jenny ? — Ma Sœur ſe porte bien, dit précipitamment le jeune Lord. — Vraiment oui, elle ſe porte bien, c’eſt de ma Fille Jenny dont vous demandez des nouvelles, n’eſt-ce pas ? — Je penſois, Mylady, que vous n’en aviez pas d’autre : — Je ne crois pas, Miſs : — Mais, ma Mère, vous n’y penſez pas : devez-vous avoir des doutes à cet égard ? Ah ! je vois, ajouta-t-il, Mylady fait quelques plaiſanteries, je ſuis bien aiſe de vous prévenir, Miſs, que ma Mère n’aime pas les queſtions. — Je vois comme vous, Mylord, que Mylady Stanhope a peine à y répondre. — Votre Compagne, dit-il à demi-bas, en s’approchant de Betſy, a l’air de courir après l’eſprit : — Je doute qu’elle l’attrape, répondit-elle, ſpirituellement.

Mylord fit ſigne à ſa Mère de ſe lever, & ils ſortirent. Je me permis de mêler de l’ironie à ma révérence, en la faiſant infiniment profonde. Mylady enchérit ſur mon reſpect, en m’aſſurant de ſes civilités. — Voilà, lui dit Mylord, en ſortant, des politeſſes bien déplacées. Ne voyez-vous pas, pécore, qu’elle ſe moque de vous ? La Mère & le Fils ſe traitent aſſez familièrement. Betſy rougit de l’imprudence de Mylord, & encore plus de ma réflexion, & nous regagnâmes ſans mot dire la ſalle commune.

Je ſuis fort inquiète ſur le ſort de Mylord Clarck, il ne m’a écrit qu’une ſeule Lettre depuis ſon arrivée en Italie : on craint tout quand on n’eſt pas heureux.

Je n’oſe vous parler, Anna, du principal ſujet de votre Lettre. Vous blâmer ſeroit trop inhumain ; vous approuver, la délicateſſe & même l’honnêteté s’y oppoſent. Ô ma tendre Amie ! Combien il doit être pénible d’être forcée de rougir de ſon choix ! Ne me ſachez pas mauvais gré du ſilence que j’obſerve ſur ce point, & ne me retirez pas votre confiance. Mon ſein s’ouvrira toujours pour y recevoir vos ſecrets. Vous êtes ſûre qu’ils ne tranſpireront jamais. Adieu, ma très-chère Anna, aimez celle qui vous chérit plus qu’elle-même.

Émilie Ridge.
De … ce … 17




XXXIme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Londres.

N’es-tu pas en peine de moi, mon cher Auguſtin ? Mon éclipſe a dû te ſurprendre. On ne quitte pas la réſidence ordinaire des plaiſirs ſans de grandes raiſons : J’en avois pour venir ici, j’en ai de plus fortes pour y reſter. Je cours deux lièvres à la fois ; plaiſe à Dieu que proverbe ne puiſſe m’être appliqué ! Je ſuis ſûr d’un en quelque façon, & c’eſt celui dont je me ſoucie le moins : mais l’autre ! Ah ! mon Ami ! repréſente-toi la jeuneſſe d’Hébé, la nobleſſe de Minerve, la beauté de Vénus, & tu n’auras qu’une idée des charmes de la divinité dont je ſuis ridiculement épris. Je dis ridiculement, parce qu’il faut en amour, comme en toute autre choſe, conſerver la ſaine raiſon, pour combiner les évènemens, & n’en être jamais dupe. Juſte ciel ! s’écrie ſûrement le frivole Auguſtin, voilà de la morale. Au fait, mon Ami, &, ſurtout, grâce des réflexions, au fait donc : je te préviens pourtant que ma narration ſera longue, c’eſt une hiſtoire que tu vas lire : mais comme j’ai fait un peu de diverſion à la ſtricte honnêteté, tu m’écouteras avec plaiſir. Tu verras d’ailleurs que j’ai parfaitement ſuivi tes conſeils.

Trois mois après mon arrivée à Londres, où j’étois venu, comme tu ſais, pour éviter le Sacrement de Mariage que l’on vouloit me faire contracter avec une très-jolie Miſs que j’aurois trouvée fort à mon gré, s’il n’avoit pas été queſtion d’épouſer (mais j’ai eu toute ma vie de l’antipathie pour ces ſortes d’engagemens) ; à ton exemple, je donnois à corps perdu dans tous les travers poſſibles. Une petite Marchande de Modes dont j’avois grande envie, me rendoit très-aſſidu dans la Boutique de ſa Maîtreſſe. Deux Femmes y vinrent un jour faire des emplettes. C’étoient la Mère & la Fille. La première encore jeune & fraîche, ne le cédoit en beauté qu’à ſa Fille, la plus charmante créature qu’on puiſſe jamais rencontrer. Sa taille, ſurtout, me ſéduiſit entiérement. Je leur adreſſai la parole, on me répondit poliment. Je demandai la permiſſion de faire ma cour, on oppoſa quelques difficultés que je levai ſans peine. Enfin je fis ma première viſite : elles logeoient en appartement garni. La Mère ſe dit Veuve d’un Officier. — Des affaires d’intérêts, me dit-elle, m’ont attirée à Londres, où je ne compte pas faire un long ſéjour. Mylady, ma Belle-ſœur, m’a fort recommandé de reſter peu de temps.

Peu m’importoit leur naiſſance, ainſi j’eus l’air de croire tout ce qu’on vouloit me perſuader, & je ne demandai pas même le nom de Mylady, la Belle-ſœur qu’on m’avoit citée avec une eſpèce d’affectation. Je ne m’informai même pas du lieu où elle réſidoit. Je revins ſouvent. La petite ne tarda pas à me faire l’aveu de l’amour que je lui avois inſpiré ; j’en avois même déjà obtenu quelques légères faveurs, lorſqu’il plut à Miſtreſs Goodneſs (c’eſt le nom de la Veuve) de trouver mes viſites trop fréquentes. Pour la première fois on s’inquiéta du Public : la jeune Betſy me fit entendre que ſi mes vues tendoient au mariage, je pouvois en parler à ſa Mère, que ma demande ſeroit ſûrement accueillie. Tu connois ma façon de penſer : juge comme je dus recevoir le conſeil de Miſs Goodneſs. Je lui répondis ſans détour que je n’étois pas maître de diſpoſer de ma main. Ma ſincérité ne parut pas la choquer. Sa Mère uſa de moins de ménagement : ſa porte me fut fermée. Betſy me fit parvenir une Lettre. Elle me marquoit que ſa Mère la traitoit avec la plus grande rigueur. Je l’engageai à venir chez moi, & lui promis de lui donner mon cœur & ma fortune au défaut de ma main. Je fus huit jours ſans en entendre parler : le neuvième je me préſente chez la Mère ; on me laiſſe entrer ; Miſs Goodneſs étoit ſeule, & ſans autre préambule elle m’annonça qu’elle s’étoit ſéparée de ſa Fille. Je reſtai interdit de cette nouvelle inattendue : elle n’eut pas l’air de s’en appercevoir, & continua de m’en entretenir. Je ne tardai pas à me retirer. Je fus pluſieurs jours à m’occuper de cette aventure, dont je commençois à me conſoler, lorſque je reçus une Lettre de Betſy. Elle me mandoit que Miſtreſs Goodneſs l’avoit enfermée dans ſa chambre pendant deux fois vingt-quatre heures, ſans ſouffrir qu’elle vit perſonne, & qu’enſuite elle l’avoit conduite elle-même dans une Penſion à ***, où elle étoit depuis deux jours : que ſa Mère, en la quittant, l’avoit beaucoup maltraitée ; qu’elle avoit déjà ſu gagner une des Servantes qui avoit bien voulu ſe charger de mettre ſa Lettre à la poſte, & que ſi je conſervois de l’amour pour elle, je ne tarderois pas à me rendre à ***. Il lui étoit permis, ajoutoit-elle, de recevoir des viſites, mais que pour écarter tous ſoupçons elle m’engageoit à me faire accompagner par une Femme de bonne mine que je nommerois ma Mère, & qu’en ſuppoſant que j’avois dans la Ville un Parent chez qui je venois paſſer quelques mois, nous pourrions jouir ſans inquiétude du plaiſir de nous voir. Pour une jeune innocente, voilà, dis-je, en moi-même, une Commère qui entend aſſez bien une intrigue.

La Mère de mon Valet de confiance fut parée le lendemain. J’avois ordonné qu’on n’épargnat rien pour la rendre brillante. On l’emballa dans une chaiſe, & elle fut m’attendre à une Auberge des environs de *** ; je ne tardai pas à la rejoindre, elle monta dans mon carroſſe, & nous fîmes notre entrée dans la Ville. Le Fils de ma Mère d’emprunt nous avoit fait préparer une maiſon. Je m’étois juſque-là fort peu occupé de ma compagne : alors elle me parut d’une imbécillité criante. La pauvre Femme avoit le déſir de bien faire la Dame d’importance ; mais je vis dans l’inſtant qu’elle ne pourroit faire & dire que des ſottiſes. Il fallut pourtant la produire. Après avoir prévenu Betſy de mon arrivée, je me préſente à la Penſion avec Mylady Stanhope (tu juges qu’ils fallut la nommer ainſi) ; la Maîtreſſe de Penſion vint avec Miſs Goodneſs ; j’avois recommandé à la Perry (c’eſt ma Mère) de ne parler qu’à la dernière extrémité. On eut pour elle les plus grands égards. Les trois premières viſites ſe paſſèrent à merveille ; mais à la quatrième Betſy fut accompagnée par une Penſionnaire jolie comme un Ange, & méchante comme un Diable. Le maſque découvrit dans l’inſtant notre tromperie : je le démêlai parfaitement à ſon air malin, lorſque ma Mère s’aviſa de dire une bêtiſe ; ce qui lui arrivoit toutes les fois qu’elle ouvroit la bouche. — Il eſt bien plus aiſé, Mylord, de faire une ſauce que la converſation, me diſoit la Perry. Tu ſais maintenant dans quel rang j’ai choiſi ma Mère. Conviens auſſi qu’il eſt infiniment commode d’avoir en voyage de ces Gens qui vous ſervent à plus d’un uſage. Pour en revenir à mon objet, je te dirai que je me ſentis un goût décidé pour la fine mouche. Une Lettre que je reçus de Betſy m’apprit que mon mérite avoit manqué ſon coup aux yeux d’Émilie Ridge (c’eſt le nom de mon amour) ; nouvel aiguillon pour mes déſirs. Il faut, me dis-je, apprivoiſer ce joli petit Lion. Depuis ſix jours je perſécutois Betſy de ſortir pour quelques heures, & de venir chez moi. Elle éludoit toujours : pour céder à ſes inſtances, j’avois eu l’air de faire partir un Homme pour aller chercher à Londres tout ce qui étoit néceſſaire pour notre mariage (car elle a la fureur d’épouſer), comme agent d’abord, & puis un Miniſtre de ma connoiſſance (Notre union doit ſe faire à l’inſu de mes Parens). Tu juges combien je dois rire des prétentions folles de cette Fille, qui témoigne la plus grande impatience du retard du Valet, le pauvre Garçon n’a pas bougé de… Si je la décidois à venir chez moi, j’en ferois au plus vîte…… quoi ! ta Femme ! & non, butor, ma Maîtreſſe. Cependant depuis que j’ai vu Émilie, je ſuis moins ardent, moins preſſant. Betſy s’aviſe de jalouſer cette divine Perſonne. Il eſt vrai qu’il eſt impoſſible d’avoir plus de beauté & d’eſprit ; mais elle eſt maligne, je le répète, comme un vrai lutin. Hier elle mit ma Mère dans le plus grand embarras : je voulus prendre ſon parti, & plaiſanter Émilie, mais, par ma foi, ce fut elle qui me mortifia. J’en conçus même un peu d’humeur, & je le témoignai aſſez énergiquement à ma Mère en ſortant. La pauvre Femme ſe mit à pleurer, & me promit de ne jamais dire un mot, puiſqu’elle ne réuſſiſſoit qu’à faire rire à ſes dépens.

Voilà, mon Ami, où en ſont mes affaires d’amour. Je ne ſais trop comment tout cela tournera ; mais s’il faut renoncer à Émilie, je ne m’en conſolerai pas, & tu apprendras que le déſeſpoir a détruit les beaux jours

d’Edward Stanhope.
De … ce … 17

P. S. Je joins ici une Lettre[8] que je te prie de faire mettre à la Poſte à Londres ; elle eſt pour Pretty-Lilly, où l’on doit être fort en peine ſur mon compte.




XXXIIme LETTRE.

Betsy Goodness,
à ſa Mère.

Tout eſt perdu, ma chère bonne ; l’oiſeau s’eſt échappé. Nos démarches ſont ſans ſuccès : il ne nous reſtera que la honte d’avoir été dupes de celui que nous voulions tromper. Stanhope eſt heureux, & je ne ſuis plus l’objet de ſes préférences. Une autre le tient dans ſes chaînes. Mais malheur à tous les deux ! j’ai les moyens de me venger. Je ſuis bien ſûre que Maman approuvera mes deſſeins ; puiſque nos projets ont échoué, nous n’avons rien à ménager. Je regrette moins la perſonne du Lord, que ſes titres & ſa fortune ; c’eſt de ces derniers dont j’étois extrêmement épriſe. Ce ſont eux qui nous ont engagées à faire divorce pour quelque temps avec notre vie accoutumée : ce ſont eux qui nous ont décidées à nous ſéparer : Nous voilà retombées dans notre premier état : cela eſt aſſez fâcheux, après s’être bercé la tête de tant d’idées de grandeur. Le pis, c’eſt qu’il nous en coûte beaucoup d’argent en pure perte. Mais la vengeance que je médite me dédommagera.

Voici les détails de ma diſgrace. Stanhope m’aimoit beaucoup, & je l’avois amené au point de déſirer notre union comme moi-même : il me viſitoit ſouvent ; il vit une de nos Penſionnaires, Fille aſſez jolie, & en devint amoureux. Je m’en apperçus dans l’inſtant, & lui en fis des reproches. Il nia, & me répéta la demande d’aller chez lui pour convenir des choſes néceſſaires à notre mariage. Après avoir long-temps éludé, je crus augmenter ſon attachement en cédant à ſes prières. Je m’échappai adroitement un ſoir de la Penſion. Je le trouvai ſi tendre, ſi preſſant ; il me jura avec un air de ſi bonne foi, qu’il n’attendoit pour m’épouſer que le retour d’un de ſes gens qui étoit allé à Londres chercher tout ce qu’il nous falloit, que je conſentis à ſatisfaire ſes déſirs. Il me ramena lui-même, & par le moyen de la Fille que j’avois gagnée, mon abſence ne fut point apperçue. Je le revis le lendemain : ma Compagne étoit encore avec moi. Tous les regards de mon Amant furent pour elle, je n’obtins pas la plus légère attention. J’en eus du dépit, & je le lui témoignai ; je fis plus : je lui écrivis une Lettre pleine de reproches. Il eut l’audace de me répondre qu’il ne m’aimoit plus, qu’il étoit trop ſincère pour m’en impoſer plus long-temps (Le ſcélérat ! choiſir pour un pareil aveu, le lendemain de…). Qu’il n’avoit pu voir la charmante Émilie (c’eſt le nom de la Penſionnaire) ſans en perdre la tête : qu’il me rendoit ma parole, qu’il reprenoit la ſienne, & qu’il me prioit d’excuſer un changement qui n’avoit pas dépendu de lui. Concevez-vous l’inſolence d’un pareil verbiage. Je ripoſtai par une Lettre. Il n’y fit point de réponſe ; mais il chargea le même envoyé d’un Billet pour Émilie. On le lui rendit devant moi ; elle fut le porter, avant de l’ouvrir, à la Maîtreſſe. Je ne ſais quelle réponſe elles y firent ; mais le lendemain Mylord les fit demander toutes deux. Pendant leur abſence, je m’approchai d’une jeune perſonne, l’Amie de Miſtreſs Bertaw. Je lui fis quelques queſtions ſur Émilie. — C’eſt, me dit-elle, une jeune Perſonne bien aimable & bien malheureuſe. — Malheureuſe ! Oh ! je ne trouve pas ça, moi. — Vous m’excuſerez, puiſqu’elle eſt déteſtée de ſes Parens. — Je ne me ſouviens plus de ſon nom de famille, elle eſt bien née, n’eſt-ce pas, Miſs. — Parfaitement bien. C’eſt la Fille de Mylord Ridge. — Ah ! oui, & ſa Mère habite Londres ? ſûrement un quartier opulent, une belle maiſon ? — Elle loge en Mortimer-Street[9]. — Vous avez raiſon : je n’ai pas du tout de mémoire, elle me l’a pourtant dit ſouvent. Par quel haſard donc n’eſt-elle pas dans une Penſion à Londres ? — Mylady Ridge voudroit la ſavoir encore plus loin d’elle.

J’allois en apprendre davantage, mais Miſtreſs Bertaw arriva, & fit ceſſer notre converſation. Étonnée de la voir ſeule, je voulus ſavoir ſi Émilie étoit reſtée avec Mylord. Je montai dans ſa chambre, elle venoit d’y rentrer. Ma vue parut la chagriner, j’en étois ravie. — Qu’avez-vous, ma chère, vous ſemblez bien triſte ? — Moi ! point du tout, Miſs ; mais j’ai une migraine affreuſe, & j’allois me coucher quand vous êtes entrée : je vous prie de trouver bon que je le faſſe. — Très-volontiers : je vous aiderai même à vous déshabiller. — Je vous remercie, Miſs ; mon obſtination à reſter, augmenta ſon embarras ; dès qu’elle fut au lit, je lui dis en ſouriant : — Convenez, Émilie, que Mylord Stanhope eſt vraiment aimable — Je crois, Miſs, que je vous ai dit ce que je penſe ſur ſon compte. Je préſumois que vous aviez changé de ſentiment…… ? mais vous vous endormez ; adieu, Émilie, prenez du repos, votre migraine paſſera.

Je me retirois à ſa grande ſatisfaction. Je voulus encore eſſayer de ramener Stanhope. Je lui écrivis avec modération. Ma Lettre étoit tendre, paſſionnée : je perdis mon éloquence. On me répondit que je faiſois des démarches inutiles, que le parti étoit décidément pris. Il faut donc auſſi prendre le mien. Le voici ; vous trouverez, ma chère bonne, deux Lettres inſérées dans celle-ci : vous en porterez une vous-même à Mylady Ridge, ſa lecture vous inſtruira de ce que vous devez dire. L’intérêt que vous prenez à la réputation d’une Dame auſſi reſpectable, vous engagera à ne pas différer à l’inſtruire du déſordre de ſa Fille, &c… Vous ferez mettre l’autre à la poſte, après l’avoir fait copier par un Ecrivain, afin que l’écriture ſoit correcte ; après cette expédition, vous viendrez me chercher, car il eſt inutile que je perde ici mon temps davantage, je ſaurai l’employer ailleurs plus utilement, & moins triſtement. En vous attendant je jouirai d’avance du plaiſir de nuire à ma rivale, & de la ravir à ſon Amant. Adieu, Maman, vous connoiſſez mon attachement pour vous.

Betsy Goodness.
De … ce … 17


XXXIIIme LETTRE.

À Mylady Ridge ;
à Londres.

Je ſuis affligée de la peine que je vais vous cauſer ; mais l’intérêt que je prends à ce qui vous regarde, m’engage à ne pas vous cacher plus long-temps la vie déshonnête que mène Miſs Émilie votre Fille. Miſtreſs Bertaw, ſa Maîtreſſe, approuve une conduite qui ne tend qu’à vous déshonorer, & à la rendre la plus mépriſable Perſonne du monde. Un Jeune-homme de qualité habite depuis peu de temps à *** ; votre Fille ne quitte preſque pas ſa maiſon, ou bien il eſt avec elle à la Penſion. Le Lord Stanhope, afin de jeter un vernis d’honnêteté dans ſes aſſiduités, a revêtu des titres de ſa Mère, une miſérable Servante ; mais on n’en eſt pas la dupe, & toute la Ville connoît l’intrigue de Miſs Ridge. Je le répète, Mylady, je n’ai en vue que de conſerver votre réputation, qui eſt ſi bien établie. Recevez avec bonté mes avis, & les aſſurances de mon eſtime.

Une inconnue, qui pourroit ſe
nommer ſans rougir.
De … ce … 17




XXXIVme LETTRE.

À Mylord Stanhope ;
à Pretty-Lilly.

Mylord,

Il eſt temps de mettre un frein à la conduite déſordonnée d’Edward votre Fils. Sa fortune & ſon honneur ſont dans le plus grand danger. Craignez déſormais de l’abandonner à lui-même. Après avoir donné à Londres dans tous les excès, il a formé le projet de s’unir avec une Fille ſans mœurs, ſans principes, & dont la naiſſance eſt de la plus baſſe obſcurité. Il l’a ſuivie à ***, petite Ville à trente milles de Londres, & c’eſt en ce lieu que doit ſe célébrer leur union. J’ai été à portée, par le plus grand des haſards, de ſuivre les démarches d’Edward. S’il n’eut été queſtion que d’une intrigue ſans conſéquence, j’aurois évité de vous en inſtruire ; mais les choſes ſont pouſſées à un point que l’honneur me preſcrit de rompre le ſilence. Je vous ai fait connoître le danger ; il faut vous indiquer des remèdes. Votre Fils loge dans la rue de *** ; il n’a avec lui qu’un Valet-de-Chambre nommé Liquorice, un Laquais nommé Granade, & la Mère de ſon Valet, qu’il fait paſſer pour Mylady Stanhope. Le mariage eſt remis à quinzaine. Vous avez donc le temps d’envoyer un ordre à Edward de vous rejoindre au plutôt. Je doute qu’il héſite à obéir, mais dans ce cas, il faudra uſer de violence. Un jour viendra où il en ſera reconnoiſſant. Quels regrets n’auroit-il pas, & vous, Mylord ?…… Je frémis des ſuites qu’entraîneroit cette imprudente démarche : une fois l’ivreſſe de l’Amour diſſipée, de quels remords il ſeroit pourſuivi. Fui des honnêtes gens, abandonné des ſiens, il traîneroit dans la honte & l’infamie ſa malheureuſe exiſtence. Sa Femme elle-même, dont le cœur eſt abſolument corrompu, ſeroit ſans ceſſe un nouveau ſujet de douleur pour ſon époux infortuné… ; mais je m’abandonne trop à mon zèle. J’ai rempli mon devoir en vous avertiſſant ; je ſatisfais mon cœur en vous aſſurant de l’eſtime avec laquelle je ſuis votre très-humble Serviteur.

Avant peu, je me ferai connoître.

De … ce … 17




XXXVme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à ***.

Votre Penſionnaire m’inſpire le plus profond mépris, ma chère, & Edward Stanhope eſt bien blâmable d’uſer de tant de tromperies pour en impoſer au Public. Donner le nom reſpectable de Lady Stanhope à une Femme qui ne peut être que fort peu de choſe, puiſqu’elle entre dans une pareille intrigue ! Voilà, en vérité, ce qui me donne bien mauvaiſe opinion du Jeune Lord. Évitez, ma chère Émilie, d’avoir aucune intimité avec Betſy, que Miſtreſs Bertaw devroit au plutôt renvoyer à ſa Mère. Un pareil ſujet ne doit pas habiter avec l’honnête Miſs Ridge. Selon vos intentions, j’ai gardé le plus grand ſecret ſur cette aventure : j’en ai même fait un myſtère à ma Grand-maman ; je n’approuve pas cet acte de prudence, mais vous l’avez déſiré, je n’ai pas dû héſiter.

Le Chevalier Pertuiſan, dont je crois vous avoir déjà parlé, m’a fait l’honneur de me demander en mariage. Mylord Green a eu la bonté de me conſulter, & lorſqu’il a vu mon éloignement pour cette union, il m’a aſſuré qu’elle n’auroit jamais lieu ; qu’il n’avoit en vue que mon bonheur, & qu’il rejeteroit tout ce qui ne contribueroit pas à le faire. Tant de bontés ont fait couler mes larmes, & ſur le champ j’ai renouvelé au Ciel mes remercîmens de m’avoir ſi bien partagée. Le Chevalier ne m’a pas paru ſatisfait de la réponſe de mon Grand-papa ; j’ai même démêlé dans ſes yeux de la colère, ou au moins du dépit. Je ſuis bien déraiſonnable, mon Amie, cet homme ne m’a jamais fait de mal. Il a de moi aſſez bonne opinion pour déſirer m’aſſocier à ſon ſort ; je lui dois ſans doute de la reconnoiſſance pour ſes bonnes intentions, & je reſſens pour lui une antipathie que je ne ſaurois vaincre.

Vos conſeils ſont trop bien raiſonnés pour que je ne les approuve pas. Oui, je ſuis la plus coupable, ou tout au moins la plus foible des créatures, de perſévérer dans mon penchant honteux. Ce n’eſt pas aſſez de connoître ſes fautes pour ceſſer d’en faire, il faut encore de la fermeté, du courage. Hélas ! je n’en ai que dans la ſpéculation. J’eſpère pourtant beaucoup du temps, de l’abſence, & de vos conſeils. Ne vous laſſez pas, Émilie, de me répéter que cette inclination mériteroit le blâme ſi elle étoit connue : Que je ſuis inexcuſable de ne pas rejeter loin de moi un attachement auſſi déplacé. Ne craignez pas de m’affliger ; le principal eſt de me rendre à la raiſon, n’importe par quel moyen. Mylady Green ne m’a fait aucune queſtion relative à ſes découvertes de Break-of-Day. Elle croit que le ſouvenir ne m’en eſt pas même reſté. Ah ! comme elle ſe trompe…

Nous ſommes dans la plus grande intimité avec la Maiſon de Mylord Wambrance, je ſuis tous les jours plus enchantée de ſa charmante Femme. C’eſt, après vous, l’Amie que j’aime le mieux, j’ai obtenu ſa confiance : il s’en faut bien qu’elle ſoit auſſi heureuſe qu’elle veut le paroître. Mais chut. Ses ſecrets ne ſont pas les miens : il ne m’eſt pas permis d’en diſpoſer ſans ſon aveu : j’eſpère qu’elle ſouffrira un jour qu’ils paſſent juſqu’à la diſcrette Émilie.

Nos ſociétés ſont fort bornées, & je m’en félicite, car je n’aime pas les cohues : je me rencontre rarement avec Mylady Ridge. Il n’eſt pas de Spectacle où elle ne ſe trouve avec Fanny, qui a pour Écuyer le Lord Buckingham. On donne à leur liaiſon le nom de petit ménage : chacun en gloſe à ſa mode, & c’eſt toujours au déſavantage de la Mère & de la Fille. On a renvoyé Mylord à Raimbow, comme un meuble embarraſſant & inutile. Quel étonnant caractère ! Pourquoi l’un a-t-il ſi peu de ce que l’autre a avec tant de profuſion ? Je ne m’aviſe pas de murmurer, mais je réfléchis ; le monde m’en offre ſans ceſſe de nouveaux ſujets. Les Moraliſtes auroient beau jeu… Je ne veux point anticiper ſur leurs biens, je m’en tirerois fort mal. Je ſens l’effet d’une choſe, ſans vouloir en démêler la cauſe. Adieu, ma chère Émilie, j’ai juré de vous aimer toute ma vie, je tiendrai parole avec un grand plaiſir.

Anna Rose-Tree.

De Londres, ce … 17


XXXVIme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Londres.

Je viens d’éprouver, mon cher Auguſtin, l’aventure la plus extraordinaire & la plus affreuſe. J’étois, comme je te l’ai mandé, à l’affût de deux belles. J’ai triomphé, ſans peine, de celle qui ceſſoit de me plaire ; ma victoire étoit ſi médiocre, que je ne ſais ſi je dois lui donner ce nom : mais il n’en auroit pas été de même de la divine Émilie Ridge, jamais je ne verrai rien d’auſſi ſéduiſant, & il faut que j’y renonce. C’eſt la première fois de ta vie que tu ſerois convenu de ton inſuffiſance : n’eſt-ce pas là ta réplique ? Quel pauvre ſot ! Ce n’eſt pas moi qui renonce. C’eſt le ſort qui m’en fait la loi. Apprends que la charmante Enfant eſt enlevée. On te l’a donc ſoufflée ? Sais-tu, Auguſtin, que ton eſprit devient d’un lourd aſſommant ? C’eſt une Mère qui me l’a ravie ou plutôt une furie. Vendredi paſſé, elle vint la chercher pour la mener je ne ſais où, car le diable n’auroit pas ſuivi ſes traces, j’en ai été inſtruit ſix heures après. J’ai volé ſur toute la route : j’ai envoyé tous mes Gens, juſqu’à ma Mère d’emprunt ; démarches vaines, Émilie eſt abſolument perdue pour ton malheureux Ami ; n’ayant plus d’occupations à ***, j’en partis le lendemain de ce funeſte jour. À quelques milles je rencontrai le Valet-de-Chambre de mon Père qui venoit au grand galop de ſon cheval : il avoit avec lui quatre Hommes auſſi bien montés que lui. Ils s’arrêtèrent en reconnoiſſant ma voiture : un billet de mon Père, qu’il me remit, m’ordonnoit de me rendre ſur le champ à Pretty-Lilly, où des affaires de la plus grande conſéquence m’attendoient. Je n’héſitai pas à changer la marche de mon voyage : avant minuit je fus à Pretty-Lilly. Mon Père me reçut avec des emportemens dont je ne devinois pas d’abord le motif ; mais lorſqu’il me parla d’union mal aſſortie, je compris qu’on l’avoit inſtruit de ma conduite, & qu’il étoit dans la croyance que je voulois épouſer Betſy Goodneſs. Malgré mes proteſtations je ne pus le déſabuſer, & il a exigé que je reſtaſſe à Pretty-Lilly. Il a bien fallu obéir ; ce n’eſt pas ſans répugnance, car la ſeule Perſonne qui auroit pu me rendre ſupportable le ſéjour de la campagne eſt à Londres. Me voilà donc reſtreint à ma Famille ; je verrai dans les environs s’il ſe trouve quelques jolies Payſannes. Il faut bien ſe faire aux circonſtances. Renoncer au vin, au jeu, & aux Femmes ! Je ne puis m’impoſer tant de privations : ainſi je m’enivrerai avec les Hommes, & je ferai ma cour aux Femmes ou aux Filles de nos cantons. Si je rencontre de petites aventures un peu gaies, je continuerai notre correſpondance. Je me flatte que tu charmeras mes ennuis par les récits de tes conquêtes. Multiplie-les pour divertir un peu ton Serviteur & Ami


Edward Stanhope.
De Pretty-Lilly, ce … 17




XXXVIIme LETTRE.

Sir Augustin Buckingham,
à Sir Edward Stanhope ;
à Pretty-Lilly.

Parbleu, mon Ami, le trait eſt divin, & l’aventure unique. Tu lorgnois la cadette lorſque je cajolois l’aînée. Oui, ſur mon ame, les deux Miſs Ridge nous enflammoient en même temps : avec cette différence que tu t’en es tenu à la ſimple & plate contemplation, tandis que moi… Mais on ne doit pas faire parade de ſes bonnes Fortunes. Miſs Fanny Ridge eſt par ma foi, un petit tréſor, beauté, eſprit, eſpiéglerie… Eſt-ce bien là le mot ? Je la crois un peu méchante ; mais c’eſt en ce pays un mal néceſſaire, ou pour mieux dire un bien : car les bons paſſent pour bêtes ; & c’eſt l’apoſtrophe qui me toucheroit le plus. On peut être libertin, tapageur, médiſant, orgueilleux, gourmand, menteur, &c… mais bête ! Cela n’eſt pas recevable. Ainſi donc la bonté eſt un ridicule qu’il faut fuir avec ſoin. Je ne blâme que les bons : ma morale, comme tu vois, eſt infiniment commode ; auſſi ſuis-je ami de tout le monde. Je dois pourtant t’avertir que je ne ſuis nullement content des réponſes ou queſtions que tu me fais faire, elles ſont d’une impertinence inouie ; Monſieur le raiſonneur, quand vous aurez de l’humeur ne la paſſez pas ſur moi, ou… je prendrai ma revanche.

Mylady Ridge eſt abſente depuis pluſieurs jours. C’étoit, ſans doute, pour aller chercher ſa ſeconde Fille. Elle n’eſt pas encore de retour. Son aînée eſt reſtée ſeule à Londres. Car le Père, le plus fieffé benêt que je connoiſſe, eſt retourné dans ſes Terres. Je jouis donc à volonté du plaiſir de voir Fanny ; je lui ai fait ſa réputation. Elle paſſe pour ma Maîtreſſe ; tu juges combien elle a de rivales. Il faudra pourtant faire inceſſamment le bonheur de quelqu’autre. Depuis trois mois je me ſuis ſéqueſtré pour la petite, tu conviendras qu’elle ne peut pas ſe plaindre de moi. D’ailleurs on parle de mariage, & comme toi, j’ai fait vœu de célibat. On vante beaucoup une certaine Anna Roſe-Tree, Petite-fille de Mylord Green ; je verrai ſi elle vaut la peine que je lui adreſſe mon hommage. Si elle me convient, j’employerai pour négociatrice une Femme adroite, & qui n’eſt guère connue. Je t’encourage dans tes démarches villageoiſes. Ne manque pas de me faire part de tes ſuccès ; je te promets les mêmes confidences. Adieu, mon Ami, conſole-toi de tes ennuis par la certitude des plaiſirs de Augustin Buckingham.

Augustin Buckingham.
De Londres, ce … 17


XXXVIIIme LETTRE.

Émilie,
à Anna Rose-Tree ;
à Londres.

Mon ſilence vous aura ſurpriſe, ma chère : Hélas ! peut-être m’accuſiez-vous de négligence quand je m’affligeois moi-même de ne pouvoir vous inſtruire de la rigueur de mon ſort. Il eſt donc vrai que j’ai quitté, ſans doute, pour toujours, le pays que vous habitez. Me voilà ſous un ciel étranger, & dans quel état !… Vous allez frémir, ô ma tendre Amie, combien vous gémirez ſur l’infortunée Émilie. Mère barbare ! quoi, vous avez pu… Pardonnez, mon Dieu ! elle m’a donné la vie, je lui dois une reconnoiſſance éternelle : mon cœur s’affligera ſans murmurer.

Je jouiſſois à *** d’une vie calme & tranquille, lorſque Mylord Stanhope y vint ; j’eus le malheur de lui plaire : il m’en fit l’aveu par écrit. Miſtreſs Bertaw décacheta ſa Lettre, & lui fit dire de venir chercher la réponſe. Lorſqu’il ſe préſenta, elle me fit deſcendre au Parloir avec elle. — Miſs Ridge, lui dit-elle, Mylord, m’a remis votre Lettre avant de l’ouvrir, & c’eſt moi qui vous ai fait prier de vous donner la peine de venir. Je vais donc vous répondre pour elle ; ſon caractère m’étant parfaitement connu, je vous préviens qu’elle ne répondra point à votre amour. — Mais, Miſtreſs, je ne vois pas comment vous pouvez avoir cette certitude. — Vous m’excuſerez, Mylord, repris-je, à l’inſtant, je l’ai donnée à Miſtreſs, & je confirme abſolument ce qu’elle vient de dire : ainſi trouvez bon que cet entretien ſoit le dernier que nous ayons déſormais enſemble. — Vous avez, aimable Miſs, une façon de vous expliquer qui ne laiſſe aucun doute ſur vos ſentimens : cependant j’oſe eſpérer que vous me permettrez de faire tous les efforts poſſibles pour vaincre une indifférence ſi obſtinée. — J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, Mylord, que je renonce au plaiſir de vous voir.

Miſtreſs Bertaw s’étant levée, nous l’avons invité par une révérence à quitter la place ; deux ou trois billets lui ont été renvoyés ſans les lire. Il exiſtoit une forte brouillerie entre lui & Miſs Betſy Goodneſs ; je remarquois aiſément dans la conduite de cette Fille avec moi, qu’elle m’accuſoit du changement de ſon Amant. Miſtreſs Bertaw, qui ne l’avoit jamais aimée, la haïſſoit décidément depuis les airs de hauteur qu’elle prenoit : elle attendoit impatiemment la réponſe de Miſtreſs Goodneſs, qui tardoit beaucoup à arriver. Un matin nous entendîmes arrêter un carroſſe à la porte, &, ſelon la coutume, on frappa avec fracas. Chaque coup de marteau me cauſa un frémiſſement qui ſembla m’annoncer un très-grand malheur, nous étions dans la ſalle commune : Betſy s’approcha de la fenêtre, & s’écria, ah ! c’eſt Mylady Ridge. — Ma Mère, répétai-je triſtement ! que me veut-elle ? Miſtreſs Bertaw alla au devant d’elle ; je la ſuivis machinalement. L’abord de ma Mère me fit preſque mourir de peur. — Fille indigne de m’appartenir, je viens faire ceſſer votre vie libertine. — Arrêtez, Mylady, interrompit Miſtreſs Bertaw, on vous a trompée ſi… — Je ne m’en rapporterai point à vous, Miſtreſs, je ſais ce que je dis ; qu’on prépare ſes malles au plus vîte : vous allez, Miſs, me ſuivre à l’inſtant. Interdite, je n’oſai répliquer. La Maîtreſſe voulut revenir à la charge, mais Mylady lui aſſura d’un ton hautain, que tout ce qu’elle pourroit dire ne changeroit rien à ſes réſolutions. — Épargnez-vous, Miſtreſs, des propos inutiles ; mais ſongez à l’avenir à mieux conduire les jeunes Perſonnes qu’on confie à vos ſoins. — Vos conſeils, Mylady, ſont outrageans ; mais je les mépriſe, ainſi que ceux qui vous les ſuggèrent. Ma réputation eſt à l’abri d’imputations auſſi miſérables. Elle ſe leva alors, & me dit avec un chagrin qui n’étoit pas affecté : pauvre Enfant ! aimable Miſs ! votre ſort eſt bien digne de compaſſion. Heureuſement elle ſortit, car ma Mère étoit outrée de ſa replique, & paroiſſoit diſpoſée à n’uſer d’aucuns égards. Mes effets furent bientôt raſſemblés : je n’eus la liberté de voir aucunes Penſionnaires, & nous partîmes ſans dire adieu à Miſtreſs Bertaw. À midi nous arrivâmes à un Château. Avant d’entrer dans la cour, Mylady me dit : — Je vais vous préſenter à une Dame comme une jeune Fille à qui je m’intéreſſe. Vous la ſuivrez dans ſes voyages ſur le pied de Femme-de-Chambre. Songez à ne pas dire un mot qui indique que je ſois votre Mère. Je vous ai annoncée ſous le nom de Maria Dregs : je voulus répondre, un regard ſévère accompagné de ce mot, obéiſſez, me rendit muette. Mylady deſcendit, je la ſuivis, & comme j’allois entrer dans l’appartement, elle me dit en ſe retournant, attendez là les ordres de votre Maîtreſſe. Je pris une chaiſe qui étoit contre la porte : jamais je n’avois eu tant d’envie de pleurer ; mais je n’oſois pas faire éclater mon chagrin. Au bout d’un quart-d’heure un Laquais vint me dire d’entrer : je gagne en tremblant la chambre que l’on m’indiquoit. — Approchez, Maria, j’ai dit à Mylady Clemency, que vous étiez douce, adroite, j’eſpère que vous ne me mettrez pas dans le cas de me repentir de vous avoir procuré une auſſi bonne place : c’eſt, ajouta-t-elle, en s’adreſſant à Mylady, la Fille d’un de mes Fermiers, elle a été aſſez bien élevée ; je crains pourtant qu’elle ne vous impatiente dans les commencemens : elle ſera peut-être un peu neuve. — Je la formerai, Mylady, je la trouve fort à mon gré, elle eſt d’une figure intéreſſante. Vous me paroiſſez interdite : ne craignez rien, mon Enfant, je ſuis aſſez bonne perſonne, mon ſervice n’eſt pas difficile. — Répondez donc, Maria, me dit ma Mère. — Hélas ! Mylady, que voulez-vous que je diſe ? puiſqu’il eſt décidé que je dois ſervir, il me ſemble que j’aime mieux appartenir, à Mylady qu’à qui que ce ſoit au monde. — Elle a, ce me ſemble, de l’antipathie pour l’état qu’elle embraſſe. — Non, non, Mylady, c’eſt la timidité & la crainte de ne pas vous plaire qui lui donnent cet air d’imbécillité. — Raſſurez-vous, Maria, je crois que nous ſerons bien enſemble : vous m’êtes d’ailleurs recommandée par une Perſonne que j’eſtime, je ferai en ſorte que vous vous trouviez heureuſe. — Je tâcherai, Mylady, de mériter vos bontés. — Votre bonne volonté me répond du ſuccès : allez, ma petite, ma Femme-de-Charge vous indiquera votre chambre, & vous apprendrez d’elle en quoi conſiſte le ſervice que vous avez à faire, qui ne concerne, au reſte, que ma perſonne. — Tenez, Maria, me dit ma Mère : voilà pour avoir des épingles ; elle me donna deux guinées. — Je me flatte qu’elle ne manquera de rien, reprit Lady Clemency. On me conduiſit à la Femme-de-Charge. — Miſtreſs Matheling, voilà la nouvelle Femme-de-Chambre de Mylady, dit un Valet, en me préſentant ; elle veut que vous l’inſtruiſiez de ſon devoir. — Ah ! vous êtes donc des nôtres, Miſs, ſoyez la bien venue. Le ciel vous favoriſe, puiſqu’il vous place ici. Vous pouvez vous flatter d’avoir la meilleure Maîtreſſe des trois Royaumes. Mais quoi ! vous ne dites mot : ce n’eſt pas là notre affaire. On rit toujours dans cette maiſon : nous ſommes tous heureux & contens. À votre âge on ne doit pas être triſte… Cette bonne fille diſoit tout cela en me menant à une chambre petite, mais propre. J’avois écouté avec un extrême plaiſir les éloges que Miſtreſs Matheling faiſoit de ſa Maîtreſſe. — Mille remercîmens, Miſtreſs, je ne demande que quelques heures de repos, & je deſcendrai enſuite pour remplir mon devoir. Puis-je eſpérer que vous voudrez bien m’inſtruire ? car c’eſt ma première condition. — Ne vous inquiétez pas, vous n’aurez pas de peine à vous mettre au fait ; & puis Mylady eſt pleine d’indulgence. Repoſez tranquillement, & félicitez-vous du bonheur dont vous jouiſſez.

Dès que je fus ſeule, je me mis à pleurer ; vous pouvez penſer quelles durent être les réflexions que m’arrachoit ma poſition. Le procédé de ma Mère ne m’étonnoit pas : elle m’avoit aſſez accoutumée à ſa haine. Cependant dans quel état m’obligeoit-elle à paroître. Il eſt pourtant bien heureux que je ſois tombée auſſi bien : car Mylady Clemency eſt adorée de ſes Gens, & ſa perſonne prévient du premier coup d’œil. C’eſt, ma chère Anna, une Femme de trente-huit ans au plus, ſa figure eſt douce & infiniment jolie, ſon organe eſt flatteur ; & elle n’ouvre la bouche que pour dire des choſes agréables. Dès que j’entendis le carroſſe de ma Mère partir, je deſcendis. Miſtreſs Matheling me dit que mon ſervice ne conſiſtoit qu’à bâtir les garnitures de Mylady, à l’aider à s’habiller & ſe déshabiller, & à faire la lecture.

Je n’eus pas de peine à remplir mon devoir avec cette Femme charmante, ſes Domeſtiques pourroient ſe croire ſes Amis, tant elle les traite doucement ; cependant mes nouvelles occupations me paroiſſoient étranges. Dès le même ſoir j’aſſiſtai à la toilette de nuit de ma Maîtreſſe (que ce mot me coûte à prononcer). — Je vous ſonnerai demain, Maria, dès que je ſerai éveillée, dites que mon thé ſoit prêt pour neuf heures.

Rendue dans ma chambre, je recommençai mes lamentations, & je dormis fort mal ; j’étois levée depuis long-temps, lorſque j’entendis la ſonnette. Je courus à l’appartement de Mylady, elle tenoit une Lettre & ſembloit vivement émue. — Je reçois, me dit-elle, la plus triſte nouvelle ; mon Fils ſe meurt, il faut que je devance mon voyage pour Paris. Faites mes malles, Maria, vous ſavez à peu près ce qui doit m’être néceſſaire pour un voyage d’une année, je n’emmène que vous de Femme. Alexander, Liſy & Ezckiel m’accompagneront, je veux monter en carroſſe en ſortant de table. Qu’on diſpoſe tout avec vîteſſe. Veillez, mon enfant, à ce que tout ſoit en règle. Envoyez-moi Matheling, que je l’inſtruiſe de mes intentions pendant mon abſence.

Après avoir exécuté les ordres de Mylady, je fus à ſa garderobe. Je ne ſavois trop ce qu’il falloit emballer : cependant je jugeois qu’il valoit mieux emporter plus que moins ; je remplis quatre malles de linges, robes, &… À l’iſſue du dîner je montai avec Mylady dans une berline ; en ſix heures de temps nous fûmes à Douvres. La traverſée fut heureuſe & courte, & nous arrivâmes à Paris ſans nous être couchées. Mylady deſcendit à l’Hôtel où ſon Fils logeoit, ſitué rue Neuve des Bons-Enfans. Mylord étoit moins mal qu’on ne nous l’avoit annoncé, ce qui remplit de joie ſa vertueuſe Mère. Dans les huit premiers jours, Mylady ne s’abſenta guère de la chambre de ſon Fils, & elle voulut que je fiſſe la lecture pour le récréer & faire diverſion à ſon mal. Ce Jeune-homme eſt attaqué de la poitrine, & ſouffre horriblement des toux continuelles qu’il éprouve : il paroît d’un naturel très-doux, il aime autant Mylady qu’il en eſt aimé : auſſi le plaiſir de la voir n’a pas peu contribué au rétabliſſement de ſa ſanté, qui eſt préſentement beaucoup meilleure. Malgré l’humiliation de mon état, je ſerois bien injuſte de n’être pas reconnoiſſante des bontés de ma Maîtreſſe. Elle me traite avec une amitié, une douceur que je n’ai jamais trouvées dans ma Mère : cependant elle me croit d’une naiſſance fort obſcure, & je n’oſe me flatter d’avoir encore mérité cette préférence, ce n’eſt donc qu’à ſon excellent naturel que je dois ces bons procédés.

Je profite d’un moment de liberté que me donne l’abſence de cette Femme charmante, pour m’entretenir avec l’Amie de mon cœur perſuadée que mon changement d’état n’en a point apporté à ſon attachement pour moi. Me voilà donc abſolument fruſtrée de recevoir des nouvelles de Mylord Clarck, car il m’a été défendu par ma Mère d’entretenir un commerce de Lettres avec perſonne. J’enfreins ſes ordres pour vous ſeule, parce que je connois & ſuis ſûre de votre diſcrétion. S’il m’écrit chez Miſtreſs Bertaw, ſes Lettres reſteront ſans réponſe. Que penſera-t-il de moi ? il ne m’accuſera ſûrement pas. Il eſt ſûr de mon cœur. Cependant s’il oſoit avoir des doutes… Eh ! que m’importe. N’eſt-il pas perdu pour moi ? Dois-je prétendre à ſa main ? C’en eſt fait, il faut que je renonce à l’idée de bonheur, qui, juſqu’ici m’a fait ſupporter mes maux avec patience. Une autre le rendra heureux ; il le ſera ſans doute, il eſt fait pour l’être.

Avez-vous entendu parler du retour de Lady Harris à Londres ? Elle aura peut-être la bonté de s’informer de moi, peut-être auſſi ſon Couſin lui aura-t-il appris que j’étois à *** ; quand elle ſaura que j’en ſuis partie, & qu’on ignore où je ſuis, elle me plaindra, j’en ſuis ſûre. Le ſouvenir des Gens qui s’intéreſſent à moi me perce l’ame. Vous verſerez des larmes en liſant ce triſte écrit, vous me plaindrez, c’eſt une conſolation pour moi. Concevez-vous ce que vouloit dire Mylady Ridge, lorſqu’elle m’a reproché la vie que je menois à *** ? Dieu m’eſt témoin que je n’ai rien à me reprocher. Je préſume que c’eſt un vernis dont elle a voulu couvrir ſon énorme procédé. Enfin elle étoit la maîtreſſe : elle a pu diſpoſer de ſon Enfant ; ſes rigueurs ne me la feront point haïr. Je dois reſpecter juſqu’à ſes barbaries ; elle ne doit rien craindre de ma diſcrétion, je cacherai le ſecret de ma naiſſance juſqu’au dernier ſoupir, elle n’aura pas à ſe plaindre de mon obéiſſance.

Si, du moins, ma chère, je vous ſavois heureuſe, ſi j’avois l’eſpoir de voir un jour vos vœux couronnés ; mais pour augmenter mes maux, il me falloit encore la cruelle certitude des vôtres. Je vous félicite d’avoir trouvé dans Mylady Wambrance, une Amie douce & compatiſſante : elle n’eſt, dites-vous, pas heureuſe ; pour qui donc eſt fait le bonheur ?

Apprenez-moi des nouvelles de vos Amis, de vos connoiſſances. Reverrez-vous bientôt Jenny Stanhope ? ſon ſort m’intéreſſe ; elle eſt auſſi le jouet du ſort. Que d’infortunées ! la haine & l’amour ſont le tourment des hommes ; ces deux ſentimens ſi oppoſés, cauſent ſouvent des effets ſemblables, malheur aux victimes qu’ils immolent.

Ce que vous m’avez mandé au ſujet de ma ſœur, m’afflige & m’étonne. Il eſt douloureux pour moi de la ſavoir la fable de la Ville ſur un point auſſi eſſentiel que l’honneur, & je la croyois trop bien élevée pour donner dans des travers auſſi blâmables ; c’eſt un ſurcroît d’humiliation pour moi.

Écrivez-moi ſouvent, ma chère Anna ; vos Lettres me parviendront promptement ; les Paquebots ſont exacts des deux côtés. Si vous me mandez des nouvelles, n’oubliez pas de m’en donner principalement de ce qui vous regarde, c’eſt l’objet le plus important pour

Émilie Ridge.

De Paris, ce … 17

P. S. Maria Dregs, chez Mylady Clemency, Hôtel Radziwill, rue Neuve des Bons-Enfans.


XXXIXme LETTRE.

Miſtreſs Goodness,
à Betsy Goodness ſa Fille ;
à ***.


Tu es ſans doute étonnée, ma Belle, que je te laiſſe ſi long-temps à *** ; mais il eſt eſſentiel à nos projets de fortune que tu y demeures encore. Par le moyen de cette Fille que tu as gagnée, & dont il eſt néceſſaire de conſerver les bonnes grâces par de nouvelles généroſités, il faut que tu découvres ſi ta rivale n’étoit pas en commerce de Lettre avec un certain Mylord Clarck, que je ne connois point, ni toi non plus. Malgré cela, une de ſes Lettres ſurpriſe & entre nos mains, nous vaudroit cinq cents guinées : j’en ai la parole d’une femme qui m’a déjà prouvé qu’elle ne la donnoit pas vainement.

Voici en deux mots ce dont il s’agit. Mylady Ridge, chez qui tu m’as dit de porter une Lettre peu favorable à Émilie ſa Fille cadette, en a une autre qui devoit épouſer & qui aimoit beaucoup ce Clarck, Jeune-homme extrêmement riche par les bienfaits d’une Couſine qui l’aime à la folie ; il a vu par malheur, Émilie, & par un malheur encore plus grand, il en eſt devenu amoureux. De ce moment il a tout rompu avec l’aînée ; c’eſt de là, ſans doute, que vient la haine de la Mère pour ſa cadette. Mylady m’a fait venir avant-hier. — Vous m’avez apporté une Lettre, il y a quelques jours, ſavez-vous qui l’avoit écrite ?…… Vous héſitez… Parlez-moi avec ſincérité. Je commence par vous dire que l’on m’a rendu ſervice, & finis par vous aſſurer que j’ai dans ma bourſe cinquante guinées à votre ſervice, ſi vous m’accuſez la vérité. Je crus devoir convenir du fait. — Votre Fille eſt donc une ruſée créature ? peut-on compter ſur ſon adreſſe ? — Oh ! Mylady, c’eſt un lutin pour l’eſprit & la malice. — Voilà les cinquante guinées promiſes ; à préſent il ne tient qu’à vous d’en gagner cinq cents. Je ne doute pas que Mylord Clarck n’écrive à Émilie ; il arrivera ſûrement des Lettres pendant ſon abſence, car je vous préviens qu’elle eſt à préſent fort loin d’ici. Que votre Fille tâche de ſurprendre une Lettre de Clarck & les cinq cents guindés ſont à vous……

Elle me raconta enſuite ce que je t’ai mandé en commençant. J’ai aſſuré Mylady qu’elle ſeroit contente de nous. — En ce cas, vous n’aurez point à vous plaindre de moi, & je vous employerai ſouvent. J’aurai, quand je vous connoîtrai mieux, une grande confidence à vous faire, vous me ſervirez pour plus d’un objet. Adieu, travaillez pour vous & pour moi.

Je ne t’ai point écrit tout de ſuite pour prendre ici quelques renſeignemens ; je n’ai rencontré perſonne qui connoiſſe Émilie & ſon galant ; mais on parle beaucoup de Miſs Ridge & de Mylord Buckingham. Il paroît que cette Famille a d’aſſez bonnes diſpoſitions, c’eſt peut-être la force de l’exemple, c’eſt comme toi. Mais, chut ! il ne faut pas médire de ceux qui nous donnent de l’argent ; donnons-nous en revanche carte blanche ſur les autres. Adieu, ma Belle, tu ſais combien je t’aime.

Sophie Goodness.
De Londres, ce … 17

P. S. Tu dois avoir quelques guinées de reſte ſur les vingt-cinq que je t’ai laiſſées pour achever de ſéduire la Fille favorite de Miſtreſs Bertaw.


XLme LETTRE.

Betsy Goodness,
à Miſtreſs Goodness ſa Mère ;
à Londres.

Vous pouvez à préſent, ma chère Maman, venir me chercher quand bon vous ſemblera, & le plutôt ſera le mieux. J’ai réuſſi ; vos déſirs ſont remplis ; en un mot, je poſſède la bienheureuſe Lettre de Mylord Clarck.[10] Mais, ma Bonne, il faut compoſer avec Mylady Ridge : cinq cents guinées ſont jolies ; cependant quand vous l’aurez lue, vous verrez qu’elle en vaut plus de mille ; il faut faire valoir les difficultés, les frais, &c… & quoique je n’ai pas eu grand’peine, il eſt bien néceſſaire de faire ſonner les embarras qu’une ſouſtraction de cette importance doit cauſer. Au reſte, vous n’aurez la Lettre qu’avec ma Perſonne ; car ſans cette petite ſupercherie, je crois que vous me laiſſeriez dans ce lieu déteſtable une éternité. Mon abſence ne vous ſemble pas déſagréable, à ce qu’il me paroît ; mais moi je me meurs d’ennui. Je ne ſuis point faite pour un genre de vie ſemblable, & ce n’eſt qu’en frémiſſant que je m’apperçois du changement de ma figure. L’ennui eſt un poiſon pour la Beauté : le plaiſir augmente les charmes, vous voyez bien qu’il me faut du plaiſir. Je me flatte que vous partirez au reçu de ma Lettre.

Deux jours après l’enlèvement d’Émilie, (car ſa Mère l’a vraiment enlevée), Mylord Stanhope a diſparu d’A… Ainſi, mon avertiſſement à ſon Père étoit inutile. Vous ne vous attendez pas, je penſe, que je vous mande des nouvelles. Je brûle d’aller en apprendre dans la Capitale. Adieu, Maman. Je ſuis, malgré le mauvais tour que vous me jouez de me laiſſer ici, votre affectionnée Fille,


Betsy Goodness.
De … ce … 17


XLIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Paris.

Mes pleurs ne tariſſent point, ô mon Amie ! Quel eſt votre ſort, infortunée Émilie ! Quelle marâtre le Ciel vous a donnée ! Sacrifier ainſi la plus belle & la plus aimable des Filles ! Votre fermeté me ſurprend ; je vous admire. Conſervez bien ce courage héroïque, vous en avez beſoin. Je ne vous blâme pas de reſpecter les ordres du tyran qui vous opprime, cependant il ſeroit bien permis de murmurer de ſa dureté. Vous, ſervir ! vous, faite pour commander à l’univers ! Non, je ne puis m’accoutumer à cette cruelle idée. Que Lady Clemency eſt heureuſe ! elle poſſède un tréſor. Combien je la révère, cette Femme admirable : elle ne s’eſt point trompée dans l’opinion qu’elle devoit concevoir de mon Amie. En effet, qui pourroit vous voir, & ne pas vous chérir ? Heureux ! mille fois heureux, celui qui vous aura pour récompenſe ! Votre état, ma chère, ne vous fait pas une loi de renoncer à votre amant. N’ennobliſſez-vous pas tout ce qui a rapport à vous. Eſpérez donc qu’un jour plus beau luira enfin pour vous. Par combien de détours la Providence ne nous conduit-elle pas au but deſiré ?

Il court un bruit bien terrible ſur le compte de votre Sœur. Le Lord Buckingham a abſolument ceſſé de la voir ; mais il ſe permet des propos très-outrageans, & l’on aſſure que les marques du déshonneur de Fanny étoient très-viſibles, lorſqu’elle eſt partie avec ſa Mère pour Raimbow. J’ai totalement ceſſé de les rencontrer, parce que Mylady Green, à mon grand contentement, a renoncé depuis long-temps à fréquenter les endroits publics. Mon cœur eſt trop vivement affecté pour goûter aucun plaiſir ; la vie retirée eſt beaucoup plus de mon goût. Je me livre ſans contrainte à toutes mes penſées : elles ſont funeſtes à mon repos, mais néceſſaires à mon exiſtence.

On ne parle pas de retourner à Break-of-Day, ce n’eſt pas à moi à en faire la propoſition, & pourtant ce lieu eſt le ſeul où je voudrois paſſer ma vie. Vous concevez, ma chère, que ma foibleſſe exiſte toujours ; je déſire & crains de m’en corriger.

Selon vos déſirs, je me ſuis fait informer de Lady Harris ; elle a paſſé quelques jours à Londres, il y a ſix mois. Elle a retourné enſuite à Rocheſter, qu’elle ne paroît pas diſpoſée à vouloir quitter de long-temps. Adieu, ma chère Émilie. Quel que ſoit votre ſort, il intéreſſera ſans ceſſe votre Amie

Anna Rose-Tree.
De Londres, ce … 17




XLIIme LETTRE.

Mylady Ridge,
à Miſtreſs Goodness ;
à Londres.


Malgré vos promeſſes & mes doutes, je ne vois pas, Miſtreſs, que les choſes changent de face. L’état de Fanny devient tous les jours plus viſible, & perſonne ne ſe préſente pour l’épouſer. “ Soyez tranquille, Mylady, m’avez-vous dit à mon départ de Londres, vous n’aurez que l’embarras du choix. Celui qui a fait le mal le réparera, j’en ſuis ſûre ; je le verrai il eſt de mes Amis. Je lui ferai bien ſentir qu’on ne déshonore pas une Fille de qualité : il reviendra à Fanny. En outre, je vais écrire à Mylord Clarck, j’ai des moyens pour le dégoûter de cette Émilie dont il raffole. Avant deux mois je le conduirai moi-même aux pieds de votre charmante Fille ; fiez-vous à mes ſoins „ Je vous ai crue, Miſtreſs, & je m’imagine que vous n’avez pas à vous plaindre de mes généroſités. Cependant je n’entends parler ni de Buckingham ni de Clarck, ni même de vous. Expliquez-moi les raiſons de ce ſilence. Je ne vous accuſe point encore de m’avoir trompée ; je pourrois pourtant concevoir quelques doutes : faites-les ceſſer, & comptez que je ne mettrai pas de bornes à ma reconnoiſſance ; mais dans le cas contraire, craignez tout de mon reſſentiment : c’eſt dans ce ſentiment que je ſuis votre Servante


Eugénie Ridge.
De Raimbow, ce … 17


XLIIIme LETTRE.

réponse.

Milady,


Vos menaces ne m’effrayeroient pas, quand bien même je les aurois méritées. Jugez de leur effet, n’ayant rien à me reprocher. Je ſais que vous êtes fort au deſſus de moi, quant à la naiſſance ; mais la confiance que vous avez eue en moi, le déſir de tromper, que je reſſens tout comme vous, enfin, même caractère, mêmes ſentimens, tout nous rapproche & nous met de niveau. Quel mal pourriez-vous me faire, que je ne vous rendiſſe avec uſure ? Croyez-moi, demeurons Amies. Vos fourberies, ſi je ne vous ſecondois pas, ſeroient ſans ſuccès. Vous confier à une autre, c’eſt beaucoup riſquer. On ne trouve pas tous les jours des Êtres ſans honneur & ſans principes. Vous voyez que je ne me flatte pas, en vous rendant juſtice. Je vais à préſent vous rendre compte de mes démarches. J’ai vu Buckingham ; inſtances, prières, rien n’a pu le faire changer. — Je n’épouſerai jamais, m’a-t-il dit, une Fille qui m’aura donné des preuves de foibleſſe ; d’ailleurs je ne veux pas me marier. — Mais, Mylord, ſi on vous y forçoit. — Oh ! c’eſt ce que nous verrions. — Mais, enfin, il exiſte une preuve… — De la mauvaiſe conduite de Miſs Ridge. — Mais cet enfant ! — Il n’eſt pas de moi. — Comment, vous oſez… — Dire la vérité. — Mais enfin, Mylord, qui ſoupçonnez-vous ? — Moi, je ne ſoupçonne pas, j’ai des certitudes. — Mais, qui ? — Vous m’impatientez avec vos mais, Rinchs. — Votre Valet-de-chambre ! c’eſt un fourbe. — Il ne me l’a pas dit, je l’ai vu.

Que vouliez-vous que je répondiſſe. J’ai changé de converſation. Ce n’eſt pas ma faute ſi Fanny a agi avec ſi peu de retenue.

Voilà donc qui eſt dit de ce côté. Quant à mes Lettres à Clarck, elles ſont reſtées ſans réponſes. Ai-je encore tort dans cette occaſion ? Au ſurplus, je crois, Mylady, que vous devez renoncer à marier votre Fille avant ſes couches ; enſuite nous verrons. J’ai des vues ; mais elles ne peuvent s’effectuer que lorſque la tache aura diſparu ; ſurtout, ayez grand ſoin que tout ſe paſſe ſous ſilence. Une pareille aventure divulguée, romproit toutes nos meſures. En attendant, croyez-moi ſans rancune, votre affectionnée Servante

Sophie Goodness.

De Londres, ce … 17




XLIVme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Londres.

Si j’avois compté ſur toi pour me diſtraire dans la retraite qu’on me fait obſerver, il paroît que j’aurois pu périr d’ennui ; mais je ne m’en ſuis rapporté qu’à moi, & j’ai préſentement réuſſi ſur un point ſeulement ; c’eſt à dire, qu’il ne m’eſt pas arrivé une ſeule fois de déſirer quitter ces lieux. Mais, mon cher Auguſtin, je n’en ſuis pas plus heureux. L’amour me conſume, je brûle, je languis, & ne puis fléchir mon inhumaine.

Tu ſais que j’avois formé le projet de chercher dans les environs un objet de diſſipation ; je l’ai trouvé à trois milles d’ici. Une Fille de ſeize ans a ſur le champ captivé tous mes ſens. La charmante Peggi, eſpèce de Servante d’un Fermier de ***, eſt faite pour poſſéder une couronne, & pourtant elle vit dans l’état le plus bas ; le croiras-tu, mon Ami, elle s’y plaît, & ne veut point en changer. J’ai cent fois mis ma fortune à ſes pieds ; un refus a toujours été ſa réponſe. Cependant je ne lui ſuis point indifférent, elle me l’a dit ; bien différente en cela de nos coquettes. Elle me voit avec plaiſir, & n’accepte rien de ce que mon amour lui offre. Quel étrange caractère ! pluſieurs fois j’ai oſé dérober des faveurs, on m’a grondé ; mais on n’en conſerve nulle rancune. Un jour je la ſurpris trayant les vaches : nous étions ſeuls : je l’enlève dans mes bras & la poſe ſur une botte de paille. Elle me repouſſe d’une main vigoureuſe, ſa force ſurpaſſe la mienne ; en un moment elle eſt libre, me jette ſur la paille qu’elle venoit de quitter, & regagne, en chantant, la vache que je lui avois fait abandonner. — Ne vous y jouez plus, Mylord, me dit-elle doucement, je n’aime pas qu’on en uſe ainſi avec moi ; & elle continua ſa chanſon. Ses Maîtres l’aiment beaucoup, & ce n’eſt qu’à regret qu’ils lui voyent faire des ouvrages auſſi pénibles. Mais elle hait l’oiſiveté, malheureuſement pour moi ; car j’ai toujours remarqué qu’une Femme qui ſait s’occuper, fait plus rarement des fautes que les autres.

Mon Père me croit Chaſſeur déterminé. Tous les jours je m’abſente du Château ſous ce prétexte. Liquorice m’accompagne ſeul, il tue quelques pièces de gibier dont je me fais honneur, tandis que je paſſe ma vie chez le Bon-homme Slope (C’eſt le nom du Fermier chez lequel demeure ma Peggi) ; il voit ſans peine mon aſſiduité auprès d’elle. — Je connois la ſageſſe de cette belle Fille, Mylord, m’a-t-il dit, les premiers jours, & je vous crois incapable d’en uſer librement avec elle. Vous ſaurez d’ailleurs que je la chéris comme ſi elle étoit mon enfant ; voilà les conſidérations qui doivent vous arrêter, ſi vous étiez dans le cas de méſuſer de la permiſſion qu’on vous donne de vous trouver avec elle. Tu juges bien que j’ai appuyé ſur la juſtice qu’on rendoit à ma façon de penſer, mais je n’en ai pas moins fait mon poſſible pour réuſſir avec la charmante Peggi. Il eſt vrai, & je dois en convenir à ma honte, que je ne ſuis guère plus avancé que le premier jour. Cet aveu eſt modeſte, & au deſſus de ta portée. Apprends-moi où tu en es avec ta Fanny. C’eſt, ſans doute, une affaire terminée : car tu ne traînes pas en longueur celles de cette eſpèce. Mande-moi auſſi ſi tu as fait la cour à Miſs Roſe-Tree, & comment on a reçu ta déclaration.

Edward Stanhope.

De Pretty-Lilly, ce … 17




XLVme LETTRE.

réponse de Sir Augustin Buckingham,
à Sir Edward Stanhope ;
à Pretty-Lilly.

Bruler, languir, fléchir l’inhumaine ! y penſes-tu, mon pauvre Ami, avec tes grands mots ? je te crois fou ; ſur mon ame, il te faut au plutôt quelques grains d’ellebore. Arrive, hâte-toi de quitter ton village. Une Payſanne faire tourner la tête à l’intrépide Edward ! Une pareille conduite, ſi elle étoit ſue, t’attireroit une foule de mauvaiſes plaiſanteries, & te couvriroit de ridicules. Eſt-ce à ton âge, avec ta tournure & ton eſprit, qu’on file le parfait amour, qu’on s’attache véritablement ? Eh non, te dis-je, il eſt néceſſaire que tu renonces à ce projet abſurde ; ſe montrer, triompher, le dire, & puis changer, voilà la maxime qu’il faut ſuivre pour être heureux. C’eſt la mienne, & je m’en trouve à merveille. Si ta Peggi m’étoit tombée ſous la main, à coup ſûr je lui paroîtrois moins nigaud que toi. On t’écoute, on t’aime, l’occaſion ſe préſente, & tu ne la ſaiſis pas ! Mon Ami, en conſcience, tu es un mal-adroit : & ce qui eſt pis encore, tu es amoureux : voilà du ſérieux. Le temps preſſe, abandonne la pécore Peggi, reviens avec nous. J’ai une Maîtreſſe charmante : Eh bien ! je te la cède. La maſque lit par-deſſus mon épaule : elle ne veut pas, dit-elle, d’un Amant campagnard. — Mais, ma Mie, c’eſt un joli Garçon. — Qu’il vienne, on verra ſi on peut faire quelque choſe pour lui ; la folle eſt déjà à moitié gagnée. Oſe donc héſiter à courir où le plaiſir & l’amitié t’appellent ! Tu me demandes ſi j’aime encore Fanny : quelle plate queſtion ! Ne t’ai-je pas mandé, il y a ſix mois, que nous étions bien enſemble ? Quelle probabilité que cela puiſſe exiſter encore ! Connois-moi mieux, & ne me fais point le tort de me juger d’après toi.

Quoi que j’aye pu faire, il ne m’a pas été poſſible de rencontrer Miſs Roſe-Tree, je ne la crois même plus à Londres. Quelle que ſoit ſa beauté, je ne m’en embarraſſe guère. On ne peut regretter un bien qu’on ne connoît pas : & puis je renonce à ces Filles de qualité. N’a-t-on pas voulu me faire épouſer cette même Fanny Ridge, ſous un prétexte aſſez ſpécieux. Heureuſement la petite Commère avoit trouvé mon Valet-de-chambre à ſon gré : un tête à tête avec ce Garçon, où je l’ai ſurpriſe, m’a ſauvé d’une méchante affaire : car il doit bientôt naître un témoin qui auroit furieuſement dépoſé contre moi. Je ne veux plus de plaiſirs ſi dangereux. Je ne te parlerai pas de mes nouvelles conquêtes ; il me faudroit écrire pendant ſix heures, & je ſuis obligé de terminer ici ma Lettre. Un rendez-vous, un bonheur annoncé, promis…… tu m’entends… Adieu, mon cher. Je t’attends avec bien de l’impatience.

Augustin Buckingham.

De Londres, ce … 17


XLVIme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Les cruels détails de ta dernière Lettre m’ont été confirmés par pluſieurs écrits anonymes.[11] Ô mon Ami ! il eſt donc vrai que la plus belle des Femmes eſt devenue la plus criminelle. L’honneur dont elle faiſoit tant de cas ne lui a ſemblé qu’une choſe peu importante. Étonnant changement ! il me fait verſer des larmes de ſang. La perfide ! après tant de promeſſes de m’aimer toujours, fuir ſes Parens, ſes Amies, ſon Amant pour ſuivre un malheureux. Cet Homme, à ce que l’on me mande, n’a ni naiſſance ni fortune… Il a ſu s’en faire aimer ! qu’il eſt heureux !… Et que je ſuis à plaindre ! J’aurois pu la revoir, vivre pour elle, & peut-être ſa main eut été le prix de ma conſtance. La haine de ſa Mère n’auroit pas duré éternellement. Émilie ! Émilie ! que de maux votre fuite va me cauſer !

Lady Harris me mande que l’affaire de Spittle eſt appaiſée, & que je puis retourner en Angleterre. Je n’en aurai jamais la force : non, le pays qui a été témoin de ſa perfidie ne reverra pas ton triſte Ami ; je gémirai loin des lieux… où j’aurois pu être le plus fortuné des Hommes.

Je mène ici une vie fort ennuyeuſe, incapable de me livrer à d’autres idées que celles de mon amour ; j’ai fui toutes les ſociétés. Enfermé dans un cabinet, je ne parle qu’à mes Gens & au Maître de Langue que j’ai pris. Je me ſuis tellement appliqué, que je ſais paſſablement l’Italien.

Ma ſanté eſt aſſez mauvaiſe, je n’en accuſe que le chagrin. Mais que me fait la vie ! puiſque je ne puis la conſacrer à la ſeule perſonne qui me la faiſoit chérir. Si tu apprenois un jour de ſes nouvelles, écris-moi ſur le champ… Que dis-je ! ne m’en parle jamais : je vais chercher à l’oublier… L’oublier ! cela n’eſt pas poſſible, à moins d’un changement total dans tout mon être. Jamais un cœur qu’elle a poſſédé ne pourra appartenir à un autre : je renonce pour toujours à l’amour, à ſes douceurs ; en eſt-il ſans la divine Émilie. Son nom eſt ſans ceſſe ſur mes lèvres, ma plume le trace malgré moi, il eſt gravé dans mon cœur en lettres de feu. Elle m’a trahi : enfin je ſuis par elle malheureux pour la vie, & je ne puis la haïr. Non, William, je ne la hais pas : c’eſt à dire, hélas ! que je l’aime encore. Si belle, ſi douce, & ſi coupable !… Pour ceſſer de parler d’elle, il faut que je ceſſe d’écrire : mais il m’eſt impoſſible de ceſſer d’y penſer. Adieu, mon Ami, mon chagrin ne m’empêche pas de faire des vœux pour ton bonheur.

Charles Clarck.

De Naples, ce … 17




XLVIIme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Londres.

On ne m’a remis votre Lettre, ma chère, que dans la convaleſcence d’une groſſe maladie que je viens de faire, & de laquelle, grâce à l’amitié de Lady Clemency & à ſes ſoins, je me ſuis parfaitement bien tirée. Le chagrin, comme vous devez le penſer, l’a cauſée ; mais il m’eſt bien doux de trouver dans ma Maîtreſſe l’attachement d’une Mère tendre & compatiſſante. Félicitez-moi, ma chère Anna, de ce bonheur inattendu : ne croyez pas qu’on me traite ici en Domeſtique, je n’ai rien de commun avec ceux de cette maiſon. Ma chambre touche à l’appartement de Mylady, & je ne quitte l’une que pour aller dans l’autre. Tout le temps que j’ai été malade, Lady a eu la bonté de paſſer quatre ou ſix heures par jour au chevet de mon lit. Elle a même voulu que par repréſailles, ſon Fils me fit la lecture de Livres agréables & inſtructifs. Mylord s’eſt prêté de la meilleure grâce poſſible aux volontés de ſa reſpectable Mère. Comment puis-je donner à l’une & à l’autre des preuves de ma reconnoiſſance ? Cette Femme charmante étoit pourtant anciennement l’Amie de ma Mère ! Quelle différence de caractère ! Mais il n’appartient pas à tout le monde d’être parfait. Enfin, mon Amie, je me trouverois heureuſe ſans le ſouvenir des deux Perſonnes qui poſſèdent les ſentimens dont mon cœur eſt ſuſceptible. Vous êtes la première, Anna, & vous voudrez bien deviner l’autre. En avez-vous des nouvelles ? Il ſait, ſans doute, que j’ai quitté l’Angleterre. Bouche cloſe ſur notre correſpondance, elle doit être un ſecret pour tout l’univers.

Mylady a été préſentée à la cour par la Ducheſſe de Richemond, qui jouit ici comme en Angleterre, de l’eſtime des Grands, & de la conſidération des petits. Lady Clemency eſt fêtée de tout le monde : ſa figure, ſon eſprit, ſa naiſſance, & par deſſus tout cela, une bonté que nul autre ne peut ſurpaſſer, la fait généralement chérir. Quel exemple pour les méchans ! Il eſt ſi flatteur de pouvoir dire, on m’aime, & je n’ai point d’ennemis.

Il ſe trouve dans l’Hôtel que nous habitons une Dame de Province, qu’un procès d’où dépend toute ſa fortune, a appelé à la Capitale. Elle a deux Filles extrêmement aimables, & de figure charmante. Mylady, toujours attentive, a cherché à lier connoiſſance avec Madame Dubois (c’eſt le nom de notre Voiſine) ; vous ne devineriez jamais, mon Amie, que cette démarche n’avoit que moi en vue. — Vous devez vous ennuyer, Maria, m’a-t-elle dit un jour ? J’ai imaginé de vous faire une ſociété dans la maiſon, & de vous procurer une compagnie honnête pour pouvoir ſortir quelquefois. En conſéquence, j’ai parlé de vous à Madame Dubois, comme d’une jeune Perſonne bien née qui m’eſt recommandée par ſa Famille. Vous allez ceſſer d’être Maria, excepté pour moi, car ce nom me plaît infiniment. Mais déſormais on vous appelera Miſs Dregs. Afin de vous donner plus de conſidération, vous mangerez à ma table. Un mot que je dirai à mes Gens, dont je ſuis aſſez aimée pour être ſûre d’en être obéie, leur impoſera ſilence ſur le paſſé. Cet arrangement vous convient-il, mon Ange ? Je ne pus que tomber à ſes genoux & balbutier. — Vous m’avez accoutumée, Mylady, à admirer toutes vos actions.

Dès le même jour elle me préſenta à Madame Dubois, je ne tardai pas à me lier avec ſes Filles, dont la candeur & la politeſſe prouvent l’excellente éducation. Pendant les abſences de ma Maîtreſſe, ſoit à la Ville, ſoit à la Cour, je ne quitte guère l’appartement de nos Voiſines. Elles m’ont déjà menée à la Comédie Françoiſe. Ce Spectacle m’a infiniment plu. On y jouoit la Feinte par Amour, Pièce charmante d’un Auteur[12] qui a parfaitement ſaiſi tous les genres qu’il a adoptés ; & malgré l’abondance d’ouvrages qu’il a compoſés, il poſſédoit l’art de les perfectionner. Son ſtyle eſt aiſé, & ſurtout plein de grâce. Le ſentiment qu’il peint ſi bien, annonce qu’il avoit l’ame infiniment ſenſible. C’eſt la première fois que je vais au Spectacle, & mon début eſt trop heureux pour que je ne déſire pas d’y retourner.

Les plaiſirs de Mylady ſont un peu troublés depuis quelques jours par un changement viſible dans l’humeur de Mylord Clemency. Sa gaieté a totalement diſparu, pour faire place à un ſilence morne. Quelque queſtion qu’on lui faſſe, il répond toujours, je n’ai rien, & je me porte bien. Je crains que ſa ſanté ne s’altère ; il avoit repris à merveille ; mais les maladies de poitrine, dit-on, pardonnent difficilement. Serions-nous donc menacés de perdre cet aimable jeune Homme ? Il eſt, en tout point, le digne Fils de ſa vertueuſe Mère.

La mienne eſt donc retournée à Raimbow ; & ma Sœur… ô mon amie ! le Public la calomnie peut-être. Seroit-il poſſible qu’elle eut pu s’oublier au point… Je me plais à ne la pas croire ſi coupable. Des inconſéquences, des indiſcrétions, j’imagine que voilà les ſeules fautes qu’elle ait commiſes. Je le répète, le Public eſt méchant, il ne faut pas exactement s’en rapporter à lui.

Vous êtes donc toujours auſſi malheureuſe ? Un ſouvenir cruel trouble vos plus beaux jours. Mon Amie, le temps eſt un grand maître, eſpérez tout de lui. Ne déſirez point retourner à Break of Day. Fuyez ce lieu comme le plus pernicieux que vous puiſſiez habiter. Pardonnez à mon amitié des conſeils qui n’ont pour objet que votre repos & votre bonheur. Adieu, ma belle Anna, ceſſez de me plaindre ; mon ſort eſt digne d’envie, ſurtout, ſi vous m’aſſurez que vous aimez toujours votre fidelle

Émilie Ridge.

De Paris, ce … 17


XLVIIIme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Londres.

Tes conſeils arrivent trop tard, mon cher Auguſtin, non, je ne puis fuir la belle Peggi. Il eſt vrai, je ſuis amoureux, & amoureux comme un fou. Londres, ta Maîtreſſe, toutes les Femmes de l’Univers, rien ne me tente Voir Peggi, lui dire que je l’aime, entendre de ſa jolie bouche que je lui ſuis cher ; voilà où je mets tout mon bonheur. Une rigueur de Peggi vaut mieux que toutes les faveurs des autres femmes. Je ne puis te ſavoir mauvais gré de tes bonnes inſtructions ; mais il n’eſt plus de remède à mon mal, je ne déſire même pas d’en guérir. Tant que je pourrai admirer Peggi, je ne me plaindrai pas de mon ſort. Je ne penſe plus comme autrefois. L’honneur de ma Maîtreſſe eſt un point que je reſpecte. Mes vues ne tendent point à la ſéduction. Que prétends-tu donc, me diras-tu ? L’aimer, la révérer. Tu vas rire de moi, j’en ſuis ſûr. Eh bien ! ris à ton aiſe. Je te permets même de me tourner en ridicule ; mais je te préviens que toutes tentatives pour m’arracher à l’objet de mes vœux, ſeroient abſolument vaines.

Écris-moi, fais-moi part de tes nouvelles conquêtes, je t’en féliciterai, puiſque tu fais conſiſter ton bonheur dans le changement ; mais laiſſe-moi penſer & agir à ma mode. Je mets tout mon plaiſir dans un ſeul objet. Chacun a ſon goût ; aimons-nous, & ne nous blâmons pas de voir les choſes ſous un aſpect différent. Admirateur zélé de ta conduite, pendant un temps, j’ai ſuivi ton exemple, &, entre nous, j’ai fait & dit bien des ſottiſes. Je me ſuis bien corrigé, tu ne tarderas pas, peut-être, à convenir que je n’ai pas tort. Aujourd’hui tu me blâmes, dans un autre temps tu m’applaudiras. En attendant crois-moi ton ſerviteur & Ami

Edward Stanhope.

De Pretty-Lilly, ce … 17


XLIXme LETTRE.

Miſtreſs Anger,
à Peter Anger, ſon Époux ;
à Saint-Germain-en-Laye.

Il eſt donc décidé, mon cher Peter, que je ne jouirai plus, ou de long-temps, du plaiſir de te voir. Ton Maître a renoncé pour ſa vie à revenir en Angleterre : il eſt encore bienheureux qu’il t’ait rendu la permiſſion de m’écrire ; depuis près de dix-huit ans que tu m’as quittée, je n’avois eu aucune de tes nouvelles. Juge donc quelle joie a dû me cauſer ta Lettre. J’en ai penſé mourir. Je ſuis toujours au ſervice de Mylady Ridge ; tu te rappelles bien que j’y rentrai peu de jours avant ton départ. J’ai ſu gagner ſa confiance & ſon amitié. Cette femme qui hait tout le monde & qui n’aime perſonne, ne ſauroit ſe paſſer de moi. Il eſt vrai que pour me contenir dans ſes bonnes grâces, il m’a fallu entrer dans tous ſes mauvais deſſeins : mais je ne ſuis pas coupable de l’invention ; voilà mon excuſe. Au reſte, nous avons une Fille dont j’étois groſſe, comme tu ſais, un peu avant que j’entre au ſervice de ma Maîtreſſe. Eh bien ! cette Enfant eſt dans la plus belle paſſe poſſible. Je t’expliquerai tout cela une autre fois, & quand je ſerai ſûre de ta diſcrétion ; car c’eſt un ſecret bien important à garder. Apprends en attendant que ta Fille eſt jolie, bien faite, je te dis tout cela, perſuadée que tu en ſeras ravi. Elle te reſſemble comme deux gouttes d’eau, tu vois bien qu’elle doit être charmante.

La retraite de ton Maître me ſurprend infiniment ; comme l’on change ! Un homme qui aimoit tant le plaiſir dans ſa jeuneſſe ! Il eſt vrai que l’âge mûrit l’eſprit & le cœur. Vous avez donc voyagé en Italie, en Eſpagne, en Ruſſie, en Danemarck, en Pologne, & puis en France. Tu dois être bien ſavant : car j’ai toujours entendu dire qu’un Homme ſe formoit en voyant du pays. On ſe met drôlement, n’eſt-ce pas, dans tous ces endroits-là ? Tu ne me détailles pas aſſez tout ce que tu as vu ; je ſuis toujours curieuſe, mais je me ſuis corrigée du menſonge. C’eſt un défaut que tu m’as reproché, & qui, en effet, eſt bien déteſtable. Adieu, mon cher petit ; l’abſence n’a point changé mon amour, & je t’aime aujourd’hui comme le jour de nos noces.

Staal Anger.

De Raimbow, ce … 17




XLVme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Paris.

Oui, ma chère, je vous félicite, & de bien bon cœur, du bonheur qui vous a fait rencontrer dans Lady Clemency, une véritable Amie ; & quoiqu’il ſoit naturel de vous aimer, on ne doit pas moins remercier la Providence de ſes bienfaits. La connoiſſance de Madame Dubois & de ſes aimables Filles, vous procurera une vie agréable. Je ſuis bien aiſe de n’avoir appris votre maladie que lorſque vous étiez guérie ; mon attachement en auroit beaucoup ſouffert. J’eſpère que vous jouirez déſormais d’une bonne ſanté ; le chagrin ne troublera plus les beaux jours de mon Amie. Je n’ai aucunes nouvelles de Mylord Clarck. Quelques Perſonnes à qui j’en ai parlé, ignorent ce qu’il eſt devenu. J’ai écrit à Miſtreſs Bertaw : elle n’en a point reçu de Lettres. Il faut, ma chère Émilie, eſpérer qu’il ne tardera pas à revenir en Angleterre : fiez-vous à mes ſoins pour en être inſtruite.

La ſaiſon s’avance, & l’on ne ſonge pas à me faire quitter Londres, je crois même que mon Grand-papa eſt dans le deſſein de vendre Break-of-Day. C’en eſt fait, je ne le reverrai jamais, jamais ! Ô mon Émilie ! ce terme eſt bien long : je ne l’enviſage qu’en frémiſſant. J’écris ſouvent à Jenny Stanhope, ſes réponſes ſont toujours imbibées de ſes larmes. C’eſt avec moi ſeule qu’elle oſe ſe livrer au juſte ſujet de douleur qui la maîtriſe. Infortunée Jenny ! je partage bien ſincérement vos peines, que ne puis-je les alléger ! à ſon âge être ſi malheureuſe ! que je la plains ! je n’ai que trois Amies : le bonheur ne luit pour aucune ; car il vous reſte encore, ma chère, des déſirs à former : & quels tourmens n’avez-vous pas éprouvés juſqu’ici ? Jenny eſt au comble du malheur, & la charmante Lady Wambrance eſt auſſi victime de ſa ſenſibilité. Elle m’a raconté ſes peines, & m’a permit de vous en faire part. Son hiſtoire fera partie de ma première Lettre.

Mylady Green eſt fort enrhumée, il faut que je veille avec ſoin à la conſervation d’une vie qui m’eſt ſi précieuſe. Adieu, ma belle Émilie, ſongez que je ne paſſe pas un jour ſans m’occuper de vous, & de ce qui Peut vous intéreſſer.

Anna Rose-Tree.

De Londres, ce … 17




LIme LETTRE.

Sir Augustin Buckingham,
à Sir Edward Stanhope ;
à Pretty-Lilly.

Eh bien ! puiſque tu le veux, je ne contrarierai plus ton projet : mais j’exige à mon tour, qu’en échange de ma condeſcendance, tu m’accordes une confiance ſans réſerve, que tu me faſſes exactement part des progrès de ton amour, & généralement de toutes tes actions. Mon amitié t’en fait la loi. Je vais m’abſenter, peut-être, pour long-temps. Une de mes Parentes à qui il a pris fantaiſie de s’aller établir en Irlande, eſt, à ce que l’on me mande, fort malade. C’eſt une Femme riche, & dont je dois hériter ; tu conçois que mon voyage eſt néceſſaire. Adreſſe tes Lettres à Dublin, c’eſt où réſide ma vieille Couſine. Je vais ſûrement beaucoup m’ennuyer ; mais il faut ſavoir faire des ſacrifices à l’intérêt, quitte à prendre enſuite ma revanche au centuple. Me voilà, comme tu vois, devenu un être de raiſon. Mon départ afflige mes Amis : je crois au chagrin qu’ils m’en témoignent ; mais je doute un peu de la ſincérité des regrets des Femmes qui me veulent du bien ; il leur ſera ſi facile de trouver des conſolateurs empreſſés à me faire oublier : car, c’eſt ſurtout, avec le beau ſexe que les abſens ont tort. Penſe quelquefois à ton Ami

Augustin Buckingham.

De Londres, ce … 17


LIIme LETTRE.

Peter Anger,
à Miſtreſs Anger, ſa Femme ;
à Raimbow.

Je ſuis charmé, ma chère Femme, que tu ſois heureuſe ; je n’approuve guère que tu entres pour quelque choſe dans les mauvaiſes actions de Mylady. Les Grands reçoivent avec peine les avis des Petits : cependant il n’eſt pas ſans exemple qu’un Maître ſe ſoit rendu aux conſeils de ſon Domeſtique, & peut-être que, ſi tu avois tenté ce moyen avec Mylady, tu n’aurois pas été dans la dure néceſſité d’agir contre le devoir d’une honnête Femme.

Je ne me rappelle que confuſément ta groſſeſſe : mais puiſque tu aſſures que cela eſt, je te crois, & ſuis très-aiſe que notre Fille ſoit bien élevée. Je ne devine pas quel peut être le ſecret que tu as à me communiquer. Si tu juges à propos de me l’apprendre, tu peux compter ſur ma diſcrétion. Je ſuis naturellement peu cauſeur, &, ſurtout, lorſqu’il s’agit d’une affaire importante. Les détails que tu me demandes, relativement à mes voyages, ſont au deſſus de ma portée. Je n’ai point aſſez d’eſprit pour te donner des idées ſur les uſages des différens Pays que j’ai vus. Quant aux vêtemens ils varient avec le langage ; mais c’eſt en France que le goût des modes ſemble s’être fixé : c’eſt auſſi le lieu que je préfère. Les Hommes y ſont polis, & les Femmes prévenantes. La vie retirée que nous menons ne me laiſſe guère la liberté d’approfondir aucun objet. Nous habitons une maiſon ſimple & petite : mon Maître ne quitte ſon appartement que pour aller ſe promener dans la forêt ſolitaire qui tient à la petite ville où nous ſommes fixés. Je me ſuis chargé de faire moi ſeul tout l’ouvrage ; ma propoſition lui a plu. Je ſuis bien payé de mes peines, puiſque je réuſſis à lui faire plaiſir. C’eſt un ſi bon Maître, qu’il ſeroit affreux à moi de ne pas mettre tous mes ſoins à prévenir ſes déſirs ! Nous avons des voiſins qui ſont curieux de nous connoître (la curioſité eſt de tout pays) ; je les évite, & notre ſecret reſte entre nous.

Tu dis que ta Fille me reſſemble, & que c’eſt par cette raiſon qu’elle eſt charmante. Prends garde, ma chère Staal, de trop me flatter. Je n’ai pas d’amour propre, vois-tu, & je croirois que tu as envie de me tromper. Adieu, ma chère Femme, donne-moi ſouvent de tes nouvelles : c’eſt le plus grand plaiſir que tu puiſſes faire à ton fidelle

Peter Anger.

De Saint-Germain-en-Laye, ce … 17




LIIIme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Londres.


Nous voilà encore dans la douleur, ma chère Anna, Mylord Clemency eſt retombé malade : ſa reſpectable Mère s’en déſeſpère, & je m’en afflige bien ſincérement. Ce Jeune-homme eſt d’un tempérament bien extraordinaire. Son mal a commencé par une triſteſſe incroyable. Ne cherchant aucun moyen de diſſipation, il ne quittoit pas la maiſon, & paſſoit les journées à ſoupirer. Le Médecin qu’on a appelé aſſure qu’il eſt attaqué de la conſomption, & que ſûrement il eſt dévoré par un violent chagrin. Mylady a fait ſon poſſible pour apprendre ce qui le cauſoit ; mais il n’en veut pas convenir, & l’on ne ſait quel remède lui donner. On a conſeillé à Mylady de le conduire à la campagne. Un air vif pourra, peut-être, rendre du reſſort à ſes ſens engourdis. Ma Maîtreſſe fait préparer une maiſon à Saint Germain-en-Laye, petite ville à quatre lieues de Paris. La poſition, à ce qu’on dit, eſt très-agréable. Une forêt bien percée forme une promenade délicieuſe. Le moribond y recouvrera ſûrement une ſanté qui fait l’objet de tous nos vœux. Notre abſence prochaine ſemble cauſer beaucoup de chagrin à nos aimables Voiſines, principalement à Alexandrine, l’aînée des Filles de Madame Dubois. Joſephine la cadette eſt d’un caractère plus léger, par conſéquent moins ſuſceptible d’attachement d’un certain genre. Le Procès de Madame Dubois eſt ſur le point d’être jugé. Plaiſe à Dieu qu’elle le gagne ! Elle ne mérite pas d’être malheureuſe ; c’eſt une Femme dont le cœur peut être comparé à celui de Lady Clemency : c’eſt le plus grand éloge que j’en puiſſe faire.

On n’a donc aucunes nouvelles de Mylord Clarck ? Je crains qu’il ne lui ſoit arrivé quelque choſe de fâcheux : je ne m’en conſolerois pas.

J’apprendrai avec bien du plaiſir l’hiſtoire de Lady Wambrance. Elle a de l’amitié pour ma chère Anna : c’eſt le vrai moyen de m’intéreſſer ſenſiblement.

Ma Mère eſt donc à demeure à Rainbow ; il ſeroit fort à ſouhaiter qu’elle ne l’eut jamais quitté… Il ne m’appartient pas de cenſurer une conduite que je dois reſpecter, mais vous concevez, ma chère, que ce n’eſt pas par médiſance que je me permets cette réflexion.

Je devrois vous féliciter ſur les intentions de Mylord Green ; s’il vend Break-of-Day, vous pouvez eſpérer de recouvrer votre tranquillité. L’abſence eſt un grand remède pour un cœur bleſſé par les traits de l’amour. Adieu, ma tendre Amie. Adreſſez votre réponſe à Saint-Germain-en-Laye, & ſoyez convaincue de l’attachement

d’Émilie Ridge.

De Paris, ce … 17


Fin de la première Partie.



ANNA ROSE-TREE,


Histoire Angloise.


Par Madame de Malarme.




SECONDE PARTIE.




À BRUXELLES.

Et ſe trouve

À PARIS,

Chez la Veuve Duchesne, Libraire,

rue Saint-Jacques.



M. DCC. LXXXV.




LIVme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Dublin.

La foudre gronde ſur ma tête, mon cher Auguſtin, elle eſt prête à m’écraſer. Je ſuis menacé d’un grand malheur.

Selon ma coutume, j’ai été hier chez le Bon-homme Slope, & comme je me diſpoſois à entrer, il m’a barré le paſſage, en me diſant triſtement : — Mylord, il faut renoncer à voir Peggi. — Juſte Ciel ! me ſuis-je écrié ! Qu’ai-je fait pour être auſſi cruellement puni ? — Hélas ! Mylord, ne nous accuſez pas d’une rigueur que nous ſommes forcés d’exercer ; mais des ordres Supérieurs nous font la loi. — Quel eſt l’être qui peut avoir des droits ſur Peggi, ſur vous, ſur moi ? — Mylord Stanhope. — Mon Père ! C’eſt lui ; voilà ſa Lettre, liſez.

Ce fatal écrit ordonnoit à Slope de ne plus me recevoir dans ſa maiſon, & d’y garder ſoigneuſement Peggi, afin que je ne puſſe plus la voir. Mon Père finiſſoit par menacer le Fermier de ſon indignation s’il contrevenoit à ſes ordres. — Et par qui mon Père a-t-il ſu que je venois ici ? — Voilà, Mylord, ce que j’ignore abſolument ; mais j’oſe croire que vous ne me mettrez pas dans le cas de déſobéir à Mylord votre Père. — Ne plus voir Peggi ! cela eſt impoſſible. — Il le faut. — Il faut donc mourir… Un mot encore, Monſieur Slope. Sait-elle… — Oui, Mylord. — Et elle approuve un ordre auſſi barbare ! — Sans doute. — L’ingrate, la perfide ! — Arrêtez, Mylord, vous devenez injuſte. Remplir ſon devoir eſt donc un crime à vos yeux. Peggi a reçu vos viſites tant qu’elles étoient ſans conſéquences : votre amour n’eſt plus un myſtère, l’honneur lui feroit la loi d’éviter votre vue, quand bien même votre Père n’auroit pas parlé. — Quoi, ſans cette Lettre, la privation eut été la même ? — Oui, Mylord. Un moment de réflexion va vous convaincre de ſa néceſſité. Peggi a trop de ſentimens pour vouloir être votre Maîtreſſe, & ſon état lui ôte l’eſpoir de vous appartenir ſous un autre titre. — Monſieur Slope, vous me déſeſpérez ! — Je vous parle, Mylord, le langage de la raiſon ; il doit être intelligible pour vous. — Mais qui vous dit que je ne puis lui offrir ma main ? — Vous n’y penſez pas, Mylord. Quoi ! vous chercheriez à m’induire en erreur ! Le Fils de Mylord Stanhope, ſon unique héritier, épouſer une Payſanne ! Vous m’affligez ; non, vous n’avez pas cette idée… Je vous quitte, Mylord, mes occupations ne me permettent pas de perdre un temps ſi conſidérable, recevez mes excuſes, & permettez que je me retire.

Je m’en revins penſif : cet Homme, me diſois-je, n’a pas tort. Mais Peggi qui m’a juré de m’aimer toujours… Mais mon Père, comment eſt-il ſi bien inſtruit de mes démarches ? Je ſuis arrivé au Château en faiſant ce monologue. À peine rendu chez moi, on vint me dire que mon Père vouloit me parler. Je deſcends, & pour la première fois je tremble à ſon approche. — Je vous défends de ſortir juſqu’à nouvel ordre, me dit-il, d’un air fâché. — Mais, Mylord, je ne crois pas mériter qu’on me traite comme un Enfant : ceci reſſemble à une pénitence. — Vous êtes un ſot, & un raiſonneur ; obéiſſez, & retirez-vous.

En ſortant de l’appartement de mon Père, j’ai demandé mon Valet Liquorice, chaque Domeſtique m’a dit ignorer ce qu’il étoit devenu ; j’ai paſſé, comme tu dois le penſer, la nuit la plus fâcheuſe ; mon déjeuner m’a été apporté par un des Gens de Mylord ; & de Liquorice, pas un mot. Le miſérable ! s’il m’avoit trahi… il ne mourroit que de ma main ; je ſuis d’une fureur… À mon âge, enfermé ſous la clef ! ne pouvoir ſortir ! ne pouvoir voir Peggi ! il me prend des rages ! Je t’écris ſans ſavoir ſi je pourrai t’envoyer ma Lettre ; combien fera-t-on durer ma priſon ?… Ces Parens qu’oſent-ils ſe permettre ? ils ont des droits, je le ſais, mais s’ils les outrent, nous pouvons, nous devons même les rectifier… On m’apporte mon dîner… Comme ce Valet a l’air inſolent ! Il me prend des démangeaiſons de le battre. S’il n’étoit pas à mon Père ! mais il crieroit… & j’en ſerois plus maltraité… Le voilà ſorti… Il faut bien manger quelque choſe, je vais me mettre à table, je reprendrai la plume après avoir dîné.

À ſept heures du ſoir.

Je ſais tout, Liquorice n’eſt point coupable, c’eſt un Payſan amoureux de Peggi. Le miſérable, ah ! comme je me vengerai quand je ſerai libre. Ma Sœur a obtenu de venir me faire compagnie une partie de la journée ; elle eſt ſenſible & elle m’aime beaucoup ; c’eſt d’elle que j’ai appris les particularités que je vais te raconter. Salomon, Fils d’un Fermier voiſin de Slope, eſt fort épris de la belle Peggi ; mais il n’en a obtenu que des rigueurs. Ce Manant s’eſt aviſé d’être jaloux de moi ; il a épié mes démarches, & il ne lui a pas été difficile de découvrir que je voyois ſouvent Peggi, & que J’en étois mieux accueilli que lui. Il a vu que Liquorice chaſſoit, & qu’enſuite il m’attendoit à une portée de fuſil de la Ferme ; il a été témoin qu’en rejoignant mon Valet, je chiffonnois mes cheveux & mes habits, & que je ſaliſſois mon linge pour avoir l’air d’avoir couru & chaſſé ; il a auſſi ſurpris quelques mots qui l’ont mis au fait de mes petites tromperies ; enfin il s’eſt décidé à ſe rendre avant-hier au Château. Du moment qu’il m’a vu arriver à ***, il a demandé à parler à mon Père, qui étoit dans l’appartement de Mylady, ainſi que ma Sœur. On l’a fait entrer, & il a fait part de toutes ſes découvertes, en ajoutant, pour achever d’irriter Mylord, que je voulois épouſer Peggi. Je ſuis ſorti hier le premier, croyant que Liquorice ne tarderoit pas à me ſuivre ; mais à peine a-t-il voulu mettre le pied dans la cour, qu’on l’a ſuivi, & il eſt enfermé, ainſi que moi, ſous la clef. Ma Sœur ne ſavoit pas que Mylord avoit écrit à Slope ; mais voilà l’énigme expliquée. Il ne s’agit plus que de trouver des moyens pour en changer le mot ; tu l’apprendras par ma première Lettre.

Je vais donner celle-ci à ma Sœur, qui ſe charge de la faire partir. Adieu, mon Ami ; ma confiance, comme tu vois, ainſi que mon amitié, eſt ſans réſerve.

Edward Stanhope.

De Pretty-Lilly, ce … 17


LVme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Cruel Ami, tu obſerves trop ſcrupuleuſement la prière que je t’ai faite de ne plus me parler d’Émilie ; pas un ſeul mot dans ta Lettre qui ait rapport à elle ; tu la crois donc bien coupable ? Mon cœur a beau plaider ſa cauſe, la raiſon eſt ſon ennemie ; il faut abſolument renoncer à toute idée de bonheur ; cette affreuſe certitude abrégera les jours de ton pauvre Ami.

Pour me guérir, ou au moins me diſtraire, j’ai abandonné ma retraite ; j’ai cherché le monde, j’y trouve de l’ennui, de la fatigue & pas un ſoupçon de plaiſir. Une ſeule maiſon où je vais plus aſſidûment, me préſente quelque ſujet de diſſipation ; je ſuis fort lié avec le plus jeune des Fils du Seigneur Barrito, homme riche & puiſſant de ce pays. Sa famille eſt compoſée de deux Filles & de deux Garçons ; il eſt veuf depuis pluſieurs années ; il a veillé en perſonne à l’éducation de ſes enfans, qui ſont parfaitement bien élevés. Une de ſes Filles eſt mariée, & loge avec lui. Son Fils aîné eſt auſſi marié, & habite le même Hôtel, ce qui forme une ſociété charmante ſans être obligé d’aller chercher ailleurs. Le Chevalier Barrito eſt un Cavalier à qui il ne manque aucune qualité ; aux agrémens naturels il réunit tous les talens poſſibles, &c… & ſa Sœur Suzanna (celle qui n’eſt pas mariée) eſt l’exact modèle de ce charmant Garçon. Tu vois que je fais mon poſſible pour chaſſer de mon eſprit celle qui régnera éternellement ſur mon cœur. On ne guérit jamais d’un amour tel que le mien. Souffrir toute ma vie, voilà le ſort de ton ſincère Ami

Charles Clarck.

De Naples, ce … 17


LVIme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Dublin.

J’ai déjà ſurmonté de grandes difficultés, mon Ami, mais il me reſte encore un projet à effectuer, alors je deviens le plus heureux des hommes. Tu veux des détails, en voici. Le lendemain du jour où je t’écrivis ma dernière Lettre, ma Sœur vint me voir dès le matin, j’appris par elle que Peggi étoit la Fille de la première Femme-de-Chambre de Mylady Ridge ; qu’elle ne pouvoit la ſouffrir, & qu’elle ſe plaiſoit à la placer dans l’état le plus vil ; c’eſt Slope qui avoit inſtruit mon Père de ces circonſtances. Mylord Stanhope avoit écrit ſur le champ à Lady Ridge, pour la prier d’engager ſa Femme-de-Chambre à retirer ſa Fille de chez Slope ; il lui expliquoit les raiſons de cette demande. Ma Sœur avoit entendu faire lecture de la Lettre dont on attendoit la réponſe. Je vis bien qu’il ne me reſtoit pas de temps à perdre. Dès la même nuit je ſautai par ma fenêtre, aſſez heureuſement pour ne pas me bleſſer. Une croiſée ouverte au rez-de-chauſſée, me procura l’entrée de la maiſon. Je volai à la chambre de Liquorice ; aidé de ſon couteau & du mien, nous parvînmes à lever la ſerrure de ſa porte qui ne valoit pas grand’choſe. Je le conduiſis par le même chemin que j’avois pris. Nous traversâmes le jardin & eſcaladâmes facilement un mur qui étoit le ſeul obſtacle à notre évaſion. Je donnai à Liquorice quelques guinées, & lui recommandai de ne pas perdre de vue la maiſon de Slope. — Achète un cheval, lui dis-je, déguiſe-toi ; ſi l’on vient chercher Peggi, ſuis-la exactement, & viens enſuite à Londres me rendre compte du lieu où on l’aura dépoſée ; tu me trouveras at the Half-Moon[13], d’où je ne bougerai pas juſqu’à ton retour. Je connois l’intelligence de mon Valet, je le quittai certain qu’il rempliroit bien ſa commiſſion. Je me rendis enſuite à la Poſte, en ſix minutes une chaiſe ſe trouva prête à rouler ; je montai dedans, dix heures me ſuffirent pour me rendre à Londres. Le quatrième jour, je vis arriver Liquorice. Voici ce qu’il m’apprit de l’enlèvement de Peggi. — Je me rendis ſelon les ordres de Mylord, à Grove ; après avoir acheté un cheval que j’avois attaché à un arbre peu éloigné, je me plaçai à quinze ou vingt pas de la maiſon de Slope ; un buiſſon me cachoit ; je voyois parfaitement, & ne craignois pas d’être vu. Une partie de la journée ſe paſſa ſans que la porte s’ouvrit ; je commençois à craindre que je ne fuſſe arrivé trop tard, & j’étois fort incertain du parti que je devois prendre. Le bruit d’un carroſſe qui ſe fit entendre, redoubla mon attention. Il s’arrêta à la maiſon de Slope. On frappa long-temps inutilement ; à la fin on ouvrit, c’étoit Miſs Peggi elle-même ; c’eſt elle, s’écria l’homme qui étoit deſcendu de carroſſe, il parloit à une Femme avec laquelle il étoit venu. Eh bien ! répondit celle-ci, faites-la monter dans le carroſſe. La jeune perſonne voulut rentrer dans la maiſon ; mais on la retint : ſes cris attirèrent Miſtreſs Slope. — Arrêtez, miſérable ; la Femme qui étoit dans le carroſſe, s’avança. Ne puis-je donc reprendre ma Fille — Excuſez, Miſtreſs, reprit la Fermière, j’ignorois que ce fut vous. — Quoi ! dit alors Miſs Peggi, cette Dame eſt ma Mère, & elle en uſe ainſi ; & s’adreſſant à Miſtreſs Slope ; on nous trompe, ma chère Maîtreſſe, je ne ſuis point ſa Fille, & puis vous m’avez promis de me garder toujours avec vous, je ne puis conſentir à vous quitter. — C’eſt avec bien du regret que je vous laiſſe aller, ma chère Peggi ; mais il faut bien céder à la néceſſité. — Ce colloque finira-t-il bientôt ? dit alors la Mère de Miſs Peggi. — Miſtreſs Slope, voilà pour vous dédommager des ſoins que vous avez pris de ma Fille. — Gardez votre argent ; je ſerois amplement payée, ſi vous ne me raviſſiez pas ma récompenſe ; mais un peu d’or ne me conſoleroit pas de la perte que je fais. Elle embraſſa en pleurant Miſs Peggi, qui s’attacha à elle de toutes ſes forces ; on fut obligé d’uſer de violence pour les ſéparer. La jeune perſonne fut jetée dans le carroſſe, qui partit auſſitôt. Je joignis promptement mon cheval, & je rattrapai ſans peine la voiture que je ſuivois à une certaine diſtance. Elle ne s’arrêta que le lendemain au jour. Nous pouvions avoir fait cinquante milles : on fit entrer Miſs Peggi dans une maiſon de Payſan ; elle y paſſa la journée. Je fus me loger dans une mauvaiſe Auberge preſque vis à vis. Sur les quatre heures de l’après-dîner, la Mère de Miſs Peggi remonta en carroſſe avec l’homme qui l’avoit accompagnée ; comme la jeune perſonne n’étoit point avec eux, je ne m’inquiétois guère de ce qu’ils devenoient : Deux heures après, une Payſanne fit monter un cheval à Peggi ; elle en monta un autre, & elles partirent toutes deux ; un Valet de charrue les accompagnoit à pied. Je ne voulus pas les ſuivre à cheval ; je m’acheminai donc en me promenant. Elles arrêtèrent à the Little-Hill, Ferme de belle apparence, à deux milles du lieu où j’avois laiſſé mon cheval ; les Femmes entrèrent, & le Valet après avoir mis les chevaux à l’écurie, vint s’aſſeoir ſur la porte ; je m’en approchai, nous liâmes converſation ; je lui propoſai de venir boire un coup ou deux de bière, il accepta : en cauſant, je le mis ſur la voie de ſes Maîtres, il me répondit qu’il n’avoit point de Maître, qu’il étoit Fils d’un nommé Witton, Payſan aiſé des environs ; que ſa Tante étoit une groſſe Dame qui étoit venue le matin amener ſa Couſine à ſa Mère, pour la placer chez quelque Fermier ; que préciſément Salked, le Fermier à la porte duquel je l’avois trouvé, venoit de marier ſa Servante avec un de ſes Valets, & que ſa Couſine la remplaceroit ; que Salked voudroit bien l’avoir, lui, pour occuper la place du Valet, mais qu’il ne vouloit pas ſervir des étrangers. Si vous êtes ſans condition, ajouta-t-il, je me charge de vous faire entrer chez lui, il lui manque deux domeſtiques ; je le remerciai de ſes offres, en l’aſſurant que je n’en pouvois profiter. Nous nous quittâmes enſuite. J’attendis pour m’en retourner, le départ de Miſtreſs Witton ; elle ne quitta the Litthe-Hill qu’à la nuit ; Miſs Peggi vint l’éclairer pour monter à cheval, elle avoit l’air bien triſte. Enfin, je repris le chemin de Londres, où je me ſuis rendu ſans perdre de temps. J’ai fait en moins de quinze heures les ſoixante-dix milles qu’il y a d’ici à the Litthe-Hill. Mon cheval eſt mort de fatigue ; à huit heures du matin, j’ai pris la Poſte, & me voilà. Après avoir témoigné à Liquorice en paroles & en actions, combien j’étois content de lui, je me ſuis enfermé dans ma chambre pour réfléchir à ce que j’avois à faire. J’ai eu bientôt pris mon parti ; il eſt bien dirigé dans ma tête, & demain j’exécuterai mon grand projet ; tu ne le ſauras qu’après le ſuccès. Adieu, mon cher Auguſtin, porte-toi bien, & crois à l’amitié

d’Edward Stanhope.

De Londres, ce … 17




LVIIme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Londres.

Je ſuis inquiète de votre ſilence, ma chère Anna : par votre dernière Lettre vous ſembliez m’en annoncer une autre très-prochaine, & plus d’un mois s’eſt écoulé depuis ; ſerois-je donc encore menacée de perdre votre amitié ? Voilà de ces coups que mon pauvre cœur ne pourroit ſupporter ; ma deſtinée eſt, ſans doute, d’être éternellement malheureuſe.

Nous habitons Saint-Germain depuis quinze jours ; notre malade paroît s’y plaire beaucoup, quoique nous n’y voyons exactement perſonne. Mylady aſſure qu’elle n’a jamais été ſi contente ; les promenades fréquentes que nous faiſons dans la forêt, nous donnent beaucoup d’appétit ; promener, lire, travailler, voilà nos ſeules occupations ; & je vous jure, ma chère, que les journées ſe paſſent ſans ennui d’aucun côté. Nous avons déjà été viſités par Madame & Mademoiſelle Dubois ; leur procès eſt gagné au Parlement ; mais la Partie adverſe a rappelé au conſeil, ce qui les force à reſter à Paris juſqu’au nouveau Jugement ; elles ſont reſtées deux jours avec nous. Pendant ce court intervalle, j’ai remarqué que Mylord avoit repris ſon air ſombre & rêveur ; on diroit que la compagnie lui eſt à charge, celle de ſa Mère eſt la ſeule qu’il déſire ; heureuſement que je ſuis pour lui un objet ſans conſéquence, car je ſerois bien punie de ne pouvoir contribuer à le diſſiper. Alexandrine eſt d’un naturel extrêmement tendre ; en nous quittant elle verſoit des larmes, j’ai été très-ſenſible à cette preuve touchante de ſon attachement ; il eſt ſi doux d’être payé de retour ; & en vérité, j’aime cette jeune perſonne de tout mon cœur.

Malgré la proximité de la Capitale, cette Ville eſt fort peuplée, & très-marchande ; mais les habitans n’ont pas un goût décidé pour la promenade, car je n’en ai jamais vu d’auſſi belle, & d’auſſi peu fréquentée : un ſeul homme s’y rencontre d’habitude, mais il nous fuit toujours avec un ſoin extrême ; ſon air eſt noble & ſa figure agréable ; il eſt vêtu à l’Angloiſe, rien de plus ſimple que ſes habits ; il doit être tourmenté par des idées bien triſtes, car ſon maintien eſt penſif & ſombre : ſes regards ſans ceſſe fixés ſur la terre, ne s’en détournent un inſtant que pour reprendre au plutôt leur première occupation. Cet Homme excite notre curioſité, & j’avoue que dans mon particulier, j’aurois grande envie de le connoître ; mais en voilà aſſez ſur le chapitre d’un inconnu. Au reſte, ma belle Anna, ne vous attendez pas à apprendre de moi des nouvelles intéreſſantes ; mon amitié pour vous, & les déſirs que je forme pour votre bonheur, voilà ſur quoi rouleront mes Lettres ; la vie monotone que nous menons ici ne me fournit pas d’autre ſujet d’entretien. J’attends de vos nouvelles avec bien de l’impatience ; malgré votre négligence, je n’en ſuis pas moins la plus tendre de vos Amies.

Émilie Ridge.

De Saint-Germain-en-Laye, ce … 17


LVIIIme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Émilie eſt donc décidément perdue, mon Ami ! je ne la reverrai jamais, & je ne puis l’éloigner de mon ſouvenir ! Je ſuis le plus malheureux de tous les Hommes ! Les conſeils que tu me donnes ſont très-bons, mais mon cœur eſt trop griévement bleſſé pour pouvoir les ſuivre. Tu es charmé, dis-tu, que j’aye trouvé des ſujets de diſſipation ; je conviens que la maiſon du Seigneur Barrito eſt faite pour qu’on s’occupe abſolument des objets qui s’y trouvent ; mais, William, il n’eſt dans le monde qu’une Émilie ! Si j’avois été capable de l’oublier, Suzanna ſeule eut pu opérer ce miracle ; car quoi qu’on en ait, il faut la trouver charmante : ſon cœur, ah ! mon Ami, quel cœur ! chacune de ſes actions tend toujours à la bienfaiſance ; elle rend ſervice avec tant de grâce & de bonté, qu’on ſeroit tenté de croire qu’elle eſt l’obligée : elle a deviné une partie de mes chagrins, ne crois pas qu’elle m’en ait fait des plaiſanteries, elle eſt d’un naturel trop compatiſſant pour rire des peines d’autrui ; mais elle eſt aſſez bonne pour chercher tous les moyens poſſibles de me diſtraire. Son aimable Frère la ſeconde parfaitement, je n’ai qu’à me féliciter d’avoir fait leur connoiſſance ; cependant il y a loin de mon état au bonheur, j’ai perdu l’eſpérance de le voir renaître. Cruel amour, c’eſt toi qui me rends miſérable ! Évite, mon cher William, de faire connoiſſance avec lui, s’il nous flatte d’abord, c’eſt pour mieux nous tromper ; enſuite je te félicite de ton indifférence, heureux celui qui n’a jamais aimé.

Adieu, mon Ami, écris-moi ſouvent, c’eſt l’unique moyen de calmer les maux de celui qui te chérira toute ſa vie.

Charles Clarck.

De Naples, ce … 17


LIXme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Dublin.

Tout a réuſſi au gré de mes déſirs, mon cher Auguſtin, mon projet eſt conſommé ; mais chut ſur tout ce que tu vas apprendre, ſonge que tu m’as promis une diſcrétion à l’épreuve de tout. Le ſecret que je te confie eſt de la plus grande importance ; ne pas obſerver un ſilence ſcrupuleux, ce ſeroit ſe déclarer mon ennemi à la mort & à la vie : d’après cette eſpèce d’exorde, j’entre en matière.

Après avoir laiſſé à Liquorice le temps de ſe remettre de ſes fatigues, je lui ai donné les ordres qui ſuivent. — Achète-moi quatre habits de Payſan, complets, deux à ma taille, deux à la tienne, tu y joindras l’attirail néceſſaire à de pareils vêtemens, & tu feras un paquet du tout, que tu apporteras ici. La commiſſion fut faite dès le même ſoir. — Te ſens-tu, dis-je alors à mon Valet, la force de ſuivre en tout l’exemple de ton Maître ? Sa réponſe fut conforme à mes déſirs, je l’avois jugé de même. — Eh bien ! va chercher des chevaux de poſte que tu feras mettre à ma chaiſe, dans deux heures je ſerai de retour, & nous partirons tout de ſuite. Je me rends chez le Banquier de mon Père ; après quelques difficultés, il m’avance deux cents Guinées. Je rentre ; mes ordres étoient remplis, je fais mettre ce précieux paquet dans le carroſſe, je monte avec Liquorice, & nous partons pour Wells, petite Ville à ſix milles de the Litthe-Hill. Dès le même ſoir je quitte l’Auberge, en recommandant à l’Hôte d’avoir ſoin de ma chaiſe. Suivi de mon Valet & du paquet, nous cheminons vers the Litthe-Hill ; à moitié chemin nous changeons nos habits pour en prendre d’analogues au perſonnage que nous allions jouer, nous faiſons un paquet des nôtres que nous cachons ſous les feuillages épais d’un buiſſon, & nous nous rendons à ***, village à deux milles de the Litthe-Hill. Liquorice, toujours mon conducteur, me mène à une Auberge qui étoit en face de la maiſon de Monſieur Wilton, on nous y loge comme deux pauvres Payſans ; ce commencement étoit rude, mais l’amour ſoutenoit mon courage. Dès le matin nous nous rendons chez Monſieur Wilton ; le Fils nous ouvre la porte. — Ah ! vous voilà, dit-il à mon camarade (c’eſt l’expreſſion convenable du moment préſent) ; qui vous amène ſi matin ? — Ma foi, répondit celui-ci, je viens profiter des offres que vous avez eu la bonté de me faire ; j’y ai réfléchi, & tout conſidéré, j’aime encore mieux ſervir à la campagne qu’à la ville ; & ſi Monſieur Salked a encore beſoin de deux Valets, voilà mon Couſin qui eſt fort honnête Garçon, qui pourra remplir la deuxième place, & j’occuperai celle du Garçon qui s’eſt marié. — Vous arrivez à propos, reprit le jeune Wilton, car après-demain, il doit lui arriver deux bons ſujets ; mais ne vous inquiétez pas, vous aurez la préférence : entrez, nous déjeûnerons, & puis nous nous rendrons à the Litthe-Hill. Je vois d’ici, mon cher Auguſtin, ton étonnement : tu n’y es pas, écoute toujours avec attention. Monſieur Salked nous agréa ſans difficulté : cependant ſelon mes intentions, Liquorice (qui avoit pris le nom de Barthelomew, & qui m’avoit donné celui d’Henry) demanda qu’il lui fut permis de s’abſenter pour huit ou dix jours ; il prétexta le mariage d’une de ſes Sœurs ; cela lui fut accordé, & ſon départ fixé à la huitaine. La matinée ſe paſſa à nous montrer ce que nous avions à faire ; mon emploi conſiſtoit à battre le grain, à mener boire les chevaux, à les étriller, & à conduire de temps en temps les charrues, les herſes, &c… Et comment ! vas-tu t’écrier, feras-tu pour te faire à un pareil travail ? M’y voilà accoutumé, & puis Peggi n’eſt-elle pas plus délicate que moi, cependant ſes occupations ſont tout auſſi pénibles. À l’heure du dîner nous nous ſommes tous raſſemblés dans une ſalle baſſe : Peggi Mettoit la table lorſque je ſuis entré, je craignois ſon étonnement au premier coup d’œil, & je fuyois ſa vue ; enfin elle m’apperçut, ma reſſemblance avec moi-même la frappa d’abord, & elle rougit prodigieuſement. Ah ! que cette rougeur la rendit belle, & me fit de plaiſir ; mes yeux qu’elle avoit rencontrés, l’engagèrent à baiſſer les ſiens ; mais bientôt la curioſité les reporta autour d’elle. Liquorice, qu’elle apperçut, augmenta ſon étonnement & ſon embarras ; ſon Maître, qui la vit gênée, lui dit : — Quoi ! Peggi, vous avez peur de nos nouveaux Valets. — Comment, ce ſont eux… Moi, Monſieur, non, en vérité, je n’ai pas peur… mais je ſuis étonnée… Notre Maîtreſſe m’appelle, je penſe. — Et laiſſez-la appeler, reprit Monſieur Salked, vous ne pouvez faire deux ouvrages à la fois ; au ſurplus, Bartholomew & Henry me ſont recommandés par votre Couſin, & je les crois deux bons Garçons. — Par mon Couſin !… Je n’imaginois pas… Enfin cela m’étonne. — Je n’y vois rien cependant de bien ſurprenant ; le jeune Wilton a été dans les Villes des environs, il a fait connoiſſance avec ces Garçons ; voilà comme les choſes arrivent. — Oui, Miſs, dis-je alors avec timidité, c’eſt ainſi que les évènemens les plus ſinguliers ne proviennent ſouvent que d’une cauſe bien naturelle. Miſtreſs Salked entra en ce moment. — Allons donc, Peggi, venez m’aider à apporter le dîner ; vous êtes une muſarde, je vous attends depuis une demi-heure. Excuſez-moi, Miſtreſs, répondit-elle avec douceur, j’écoutois notre Maître. — J’écoutois notre Maître, belle raiſon ! il vaut mieux agir que d’écouter. — Ma Femme eſt un peu criarde, nous dit Monſieur Salked ; mais il ne faut pas y prendre garde, quand elle a bien grondé, elle ſe tait ; au reſte elle a bon cœur & ſe plait à rendre ſervice. — Cette qualité, dis-je, efface tous ſes défauts. — Vous raiſonnez bien, me dit Monſieur Salked, en me frappant ſur l’épaule ; je vous crois de l’eſprit, les Dimanches nous cauſerons : vous ſerez bien aiſe d’apprendre de moi bien de petites choſes, les vieux en ſavent plus que les jeunes, &… Mais voici le dîner, allons, mes enfans, de l’appétit. Je pris place entre Liquorice & Monſieur Salked ; Peggi étoit vis à vis, entre la Maîtreſſe & une petite Vachère. À un des bouts de la table étoit le Garçon chargé de mener les chevaux à l’herbe : le plaiſir de voir Peggi, d’être à table avec elle, m’avoit ôté l’envie de manger ; j’étois ivre d’amour & de joie. De toute la journée je ne pus me trouver ſeul avec ma Maîtreſſe, le haſard me procura ce bonheur. Le lendemain matin, mon Maître m’ordonna, par extraordinaire, de labourer un carré de jardin, pendant que mon Couſin (c’eſt Liquorice) feroit l’ouvrage de la maiſon. À peine avois-je commencé, que je vis venir la charmante Peggi ; elle gagna un carré plein de légumes ; je fus à ſa rencontre. — Quoi ! c’eſt vous, me dit-elle ? — Oui, c’eſt moi, c’eſt votre Amant qui eſt devenu votre égal. — Et c’eſt pour moi que vous avez fait cette métamorphoſe ? — En pouvez-vous douter ? En êtes-vous fâchée. — Si je ne conſidérois que moi, j’en ſerois ravie ; mais… — Arrêtez, ah ! n’en dites pas davantage, vous venez de me rendre le plus heureux des Hommes. — Quitter tout pour moi, je ſerois bien ingrate ſi je n’étois reconnoiſſante ; mais votre Famille ? — Je n’en ai plus, Peggi me ſuffit : elle me tiendra lieu de Père, de Mère, de fortune, de tout : ma divine Maîtreſſe ! Il eſt donc vrai que je ne vous ſuis pas indifférent. — Ai-je attendu juſqu’à préſent pour vous le dire ? Si vous ſaviez ce que j’ai ſouffert depuis que je ne vous ai vu ! eh bien ! vous étiez le principal objet de mes regrets. — Chère Peggi, je ſuis au comble du bonheur, laiſſez-moi tomber à vos pieds. — Gardez-vous-en bien, on pourroit nous voir ; notre converſation eſt déjà trop longue, nous nous reverrons ; retournez à votre ouvrage, je vais au mien, notre Maîtreſſe eſt un peu rude, elle ne veut pas qu’on s’amuſe. Si je pouvois alléger votre travail, je le joindrois avec joie au mien ; mais on s’en appercevroit, & cela feroit naître des ſoupçons. Elle étoit déjà loin en finiſſant, je recommençai à labourer ; mais je me plaçai de façon que je la voyois à mon aiſe ; enfin elle rentra. La veille du départ de Liquorice, je lui fis ſa leçon avec un ſoin extrême ; il ne fut abſent que neuf jours, & voici comme il les avoit employés ; c’eſt lui qui va parler. — Arrivé à Londres, je m’informe d’une de mes Tantes, qui eſt Sellière, s’il y a quelqu’un de malade dans le quartier ; elle m’apprend que la Femme de ſon Apothicaire eſt à l’extrêmité : une Femme, dis-je, en moi-même, cela n’eſt pas notre affaire ; n’importe, je me rends chez l’Apothicaire de Poland Street[14] nommé Dawn, ſa Femme ſe portoit mieux ; mais ſon Garçon, qu’il avoit pris aux Enfans-Trouvés, ſe mouroit d’une fièvre maligne. — Êtes-vous ſûr, dis-je à Monſieur Dawn, qu’il n’en reviendra pas. — Sans doute, j’en ſuis ſûr ; mais que vous importe ? — Ne puis-je vous entretenir quelques inſtans ſeul ? — Très-volontiers, mon Enfant ; paſſons dans cette chambre. — Pouvez-vous me rendre un grand ſervice, j’ai cinquante guinées dans ma poche pour vous en récompenſer ; mais il faut me jurer un ſecret inviolable. — S’il s’agiſſoit d’une mauvaiſe action, vous pouvez garder votre argent & vous en aller ; dans le cas contraire, comptez ſur ma diſcrétion. — Je vais m’expliquer : mon Maître voudroit faire croire à ſa Famille qu’il eſt mort, & ſi vous voulez faire enterrer votre Garçon ſous le nom de mon Maître, les cinquante guinées ſont à vous. — Comment ſe nomme-t-il, votre Maître. — Conſentez-vous à ma propoſition. — Qui me dit que vous ſoyez effectivement envoyé par votre Maître ? — Voilà qui vous en aſſurera. Je lui montrai alors l’écrit que Mylord m’avoit donné avant de partir. — Je ne vois pas de mal à cela, j’y conſens ſi la choſe eſt poſſible ; mais comment en impoſer aux Voiſins, à ma Femme ? Ceci me parut effectivement embarraſſant. — Ne pouvez-vous envoyer votre Femme à la campagne pour quelques jours ? Quant aux Voiſins, ils ne ſauront pas ſi vous avez fait enterrer votre Garçon ſous le nom d’un autre. — Vous avez raiſon, revenez demain matin ; je n’eus garde d’y manquer. — Ma Femme eſt à Greenwich, me dit-il, en entrant, & je doute que le malade paſſe la journée. Il avoit deviné juſte, car il expira à quatre heures du ſoir. Le lendemain nous conſommâmes notre arrangement. Dès que je fus muni des papiers qui atteſtoient la mort de Sir Edward Stanhope, je donnai les cinquante guinées à l’Apothicaire, & je partis pour Pretty-Lilly. Je ne vous peindrai pas le déſeſpoir de Mylord votre Père, ce tableau eſt au-deſſus de mes forces. Mylady, Miſs Jenny & tous les Domeſtiques pleuroient. — Finis donc, tu vas me faire pleurer auſſi. — Ma foi, Mylord, ſi j’étois à votre place, je ferois ceſſer cette tragédie. — Si j’étois à la vôtre, Monſieur Liquorice, je me ſerois épargné ce conſeil déplacé. — Excuſez-moi, Mylord. — En voilà aſſez là deſſus, continuez votre récit. — Il eſt à ſa fin, Mylord, votre Père vouloit me garder à ſon ſervice ; mais j’ai témoigné avoir envie de retourner dans ma Famille ; on m’a pardonné mes torts paſſés, & je ſuis parti avec vingt-cinq guinées que l’on m’a fait donner. Tu vois, mon cher Auguſtin, que me voilà abſolument maître de mon ſort ; je vois Peggi, je lui parle, j’habite le même toit, je ſuis heureux. Adieu, mon Ami, ma Lettre eſt un volume, je crains de t’ennuyer & je ſuis las d’écrire. Adreſſe ta réponſe à the Sun-Riſing[15]. Liquorice ira tous les Dimanches pour y chercher tes Lettres. Si l’amitié d’un Payſan ne te fait pas peur, tu peux toujours compter ſur celle

d’Edward Stanhope.

De Tur. ce … 17




LXme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
Émilie Ridge,
à Saint-Germain-en-Laye.

Vous ſeriez bien injuſte, ma chère, ſi vous me croyiez capable de vous oublier. Mon ſilence vous a fait du chagrin. Ô mon Amie ! combien je ſuis ſenſible à cette preuve d’attachement ; il a été cauſé par une maladie longue & dangereuſe qu’a fait ma Grand-maman. Je n’ai pas voulu qu’elle ait d’autre garde que moi ; qui mieux qu’une Fille peut remplir des devoirs auſſi ſacrés ? Enfin elle eſt abſolument rétablie ; je vous donne les prémices de ma liberté. Le caractère de Mylord Clemency me ſemble fort étrange, & ſi j’oſois, mon Amie, je vous dirois que vous prenez à ce Jeune-homme un intérêt bien tendre : mes obſervations ne ſe bornent pas là ; je crois que l’on ne voit pas Émilie impunément, & que le Fils de votre Amie ſeroit forcé de convenir que j’ai raiſon. Ne vous fâchez pas de ce que je dis ; au reſte, ce ſont de ſimples conjectures, je puis me tromper ; mais… la ſuite découvrira ſi j’ai deviné juſte. Je vous ai promis l’hiſtoire de Lady Wambrance, vous allez l’apprendre.


HISTOIRE

De Sophie Sidney,

Épouſe de Mylord Wambrance.

„ Ma Mère étoit reſtée veuve deux ans après m’avoir donné le jour. La mort de mon Père l’avoit réduite à une fortune très-médiocre, & elle n’en reſſentoit du chagrin que par rapport à moi, qu’elle aimoit infiniment. Pour me dédommager des biens que j’avois perdus, elle voulut me donner une bonne éducation ; & pour la rendre meilleure, elle y veilla elle-même avec ſoin. Je fis mon poſſible pour répondre à ſes bonnes intentions, le plaiſir de la ſatisfaire me payoit aſſez des efforts que je faiſois, pour que ſes peines ne fuſſent pas inutiles. Je devins grande, & mon attachement pour cette tendre Mère augmentoit avec ma raiſon. Notre fortune, quoique très-bornée, nous ſuffiſoit, parce que nos déſirs l’étoient encore plus ; enfin nous étions heureux. Le haſard me fit rencontrer un Jeune-homme d’une figure charmante, & d’un eſprit ſupérieur ; un ſeul moment ſuffit pour faire diſparoître mon indifférence, une même ſympathie agit ſur lui ; il ne lui fut pas difficile d’avoir accès dans notre maiſon. Ma Mère l’avoit trouvé extrêmement aimable, & lui accorda ſans peine la permiſſion de nous voir. Murwell (c’eſt le nom du Jeune-homme) devint très-aſſidu ; il avoit, ainſi que nous, de la naiſſance ; ainſi que nous, il avoit peu de fortune ; il n’oſoit me propoſer ſa main. Cependant notre mutuelle tendreſſe ceſſa d’être un myſtère, chacune de nos actions mettoit à découvert le ſecret de nos cœurs. Ma Mère s’en apperçut ; à ſa première queſtion, j’avouai ma défaite ; ſa réponſe ne me fit pas craindre d’obſtacle de ſon côté ; cependant je vis ſa gaieté naturelle diſparoître, & faire place à un air ſombre & affligé ; j’en reſſentis une peine incroyable. Ce qui redoubloit mon chagrin, c’eſt que je ne pouvois deviner le ſujet du ſien. Murwell fit un petit héritage, ſon premier ſoin fut de me demander en mariage ; ma Mère lui demanda ſix mois avant de rien conclure. Sa propoſition nous étonna ; mais nous n’héſitâmes pas à nous conformer à ſa volonté ; ce temps me parut auſſi long qu’à Murwell. Le caractère de ma Mère étoit totalement changé, elle ne ſortoit plus, toute eſpèce de ſociété lui étoit devenue à charge, même juſqu’à la nôtre. Je craignis que ſa ſanté ne ſouffrit de cette étonnante triſteſſe ; j’eſſayois toute ſorte de moyens pour la diſtraire, je ne réuſſis qu’à l’impatienter. Malgré ſa douceur, elle me témoigna de l’humeur de ce que je m’oppoſois aux déſirs qu’elle avoit d’être ſeule. Son état, que je ne pouvois concevoir, me mettoit au déſeſpoir. Murwell partageoit les maux que j’en reſſentois. Le terme que ma Mère avoit fixé, approchoit ; je le voyois arriver avec un plaiſir imparfait, puiſqu’elle n’y étoit pas ſenſible. Huit jours avant l’expiration des ſix mois, Murwell, qui avoit dîné à la maiſon, ſe trouva ſi mal ſur les ſept heures du ſoir, que nous fûmes obligés de le coucher ſur mon lit. Un Médecin que nous envoyâmes chercher, nous dit que le Jeune-homme ne paſſeroit pas la nuit, qu’il avoit un coup de ſang. Effectivement il le rendoit par le nez, par la bouche & par les oreilles ; il avoit perdu toute connoiſſance. Vous imaginez bien, Anna, quelle dut être ma douleur, celle de ma Mère l’égaloit, nous jetions toutes deux des cris terribles. Quelques remèdes rendirent à Murwell un peu de connoiſſance ; il l’employa à nous ſerrer les mains ; ſes yeux fixés ſur les nôtres, nous apprenoient le regret qu’il avoit de nous quitter. Le ſang continuoit à couler ; en moins de deux heures il en fut étouffé. Nos gémiſſemens firent monter tous les voiſins. Le ſpectacle que nous leur offrîmes fit couler leurs larmes. Quel affreux moment ! Non, je ne l’oublierai jamais. Une Amie de ma Mère, avertie par notre ſervante, vint nous enlever de ce fatal appartement. Dès que Miſtreſs Sidney vit ſon intention, elle ſe jeta ſur le corps de l’infortuné Murwell, où elle reſta ſans ſentiment. On l’en arracha, & l’on nous conduiſit chez l’Amie dont je viens de vous parler. Quand ma Mère revint à elle, on lui trouva une groſſe fièvre, & tous les ſymptômes de la folie ; elle rioit & pleuroit dans le même quart-d’heure, puis elle redemandoit Murwell ; ce délire dura ſix ſemaines. Enfin la raiſon lui revint ; mais elle étoit très-mal, elle voulut qu’on la laiſſat ſeule. — Il faut, ma chère Fille, nous dire un éternel adieu, cette ſéparation eſt bien pénible. Écoutez-moi, Sophie, il me reſte une cruelle confidence à vous faire ; mais je vous dois l’explication de ma conduite depuis un an, c’eſt à dire, depuis l’inſtant où nous avons connu Murwell : voilà l’époque de nos malheurs. Ainſi que vous, je l’aimois ; votre amour mutuel me rendit la plus malheureuſe des Femmes ; de là le changement de mon caractère ; votre union, que je ne pouvois & ne voulois pas empêcher, augmenta l’ulcère de mon cœur ; la mort de ce charmant Jeune-homme combla mon infortune ; je ne fus pas Maîtreſſe de mon déſeſpoir, il parut aux yeux de tout le monde. À préſent que vous connoiſſez ma foibleſſe, plaignez-moi ; votre rivale étoit votre Mère, elle ne vous a jamais haïe : Le ciel comble mes vœux en me réuniſſant à Murwell : Je vous quitte à regret ; mais je le rejoins avec bien de la joie. Adieu, ma Fille, ne vous écartez jamais des ſentimens de vertu que je vous ai inſpirés dans un temps plus heureux. J’étois tombée à genoux, elle exigea que je paſſaſſe dans une chambre voiſine ; peu d’inſtans après elle expira. Cette mort renouvela toutes mes douleurs, mon affliction fut longue ; Miſtreſs Hope (c’étoit l’Amie de ma Mère) fit d’inutiles efforts pour me conſoler. Neuf mois s’étoient écoulés depuis ces cruels évènemens, & je pleurois encore. Miſtreſs Hope m’engagea à reſter avec elle ; j’y conſentis ſans peine. Tous mes Parens, Gens de qualité fort riches, ne s’inquiétèrent en aucune façon de leur pauvre Parente ; mon petit revenu me ſuffit pour vivre avec économie. J’étois orpheline depuis cinq ans, lorſque Mylord Wambrance me propoſa ſa main ; il m’avoit vue chez une Couſine de Miſtreſs Hope, & avoit pris du goût pour moi ; ſon âge, ſa figure, rien ne me parloit pour lui ; je le refuſai poliment, il perſiſta. Miſtreſs Hope me répéta ſi ſouvent que je faiſois une folie de rejeter ainſi un ſort digne d’envie, que je finis par épouſer Mylord Wambrance. J’avois deviné ſes défauts lorſqu’il n’étoit qu’Amant ; dès qu’il fut mon Époux, j’en eus la triſte conviction ; mon Mari eſt jaloux à l’excès, heureuſement que mon caractère me porte vers la gaieté, & que je prends ſur moi pour cacher que j’ai à me plaindre de mon ſort.

J’ai félicité l’aimable Lady d’être aſſez maîtreſſe de ſes ſenſations, pour diſſimuler au Public les peines qu’elle doit éprouver. Cette charmante Femme méritoit, en effet, un autre ſort ; mais quel eſt l’Être parfaitement heureux, j’oſerois preſque dire qu’il n’en exiſte pas. Adieu, ma chère Émilie, ne doutez pas une autre fois de la tendre amitié

d’Anna Rose-Tree.

De Londres, ce … 17..


LXIme LETTRE.

SIR Charles Clarck,
à SIR William Fisher ;
à Londres.


EH bien ! tu as raiſon, mon Ami, la belle Suzanna a ſu réveiller dans mon cœur des ſentimens que je ne croyois reſſentir que pour Émilie. Oui, j’aime la Fille du Seigneur Barrito. Qui n’excuſeroit un amour qui a pris naiſſance à l’aſpect de tant de vertu ? Le Chevalier Barrito eſt enchanté de l’attachement que j’ai pour ſa Sœur ; il en a parlé à ſon Père, qui veut bien me l’accorder pour Femme ; je n’attends pour conclure mon mariage, que la réponſe de Lady Harris.

Voilà, diras-tu, bien de la précipitation. Peut-on, mon cher William, trop ſe preſſer, quand il s’agit de ſon bonheur ? Si je te laiſſois lire dans mon cœur, tu y diſtinguerois encore le nom d’Émilie, je n’ai pu parvenir à l’effacer entièrement ; le temps me rendra peut-être ce ſervice.

Je compte paſſer une année avec les Parens de Suzanna. J’irai enſuite en France pour lui faire voir ce beau Pays. Nous reſterons quelques mois à Paris, & puis je retourne en Angleterre, & tous les deux ans nous irons paſſer ſix mois à Naples. Je me flatte que tu voudras bien être de nos voyages ; je t’y promets preſqu’autant de plaiſir que tu en procureras à ton Serviteur & Ami

Charles Clarck.

De Naples, ce … 17




LXIIme LETTRE.

Miſtreſs Anger,
à Peter Anger, ſon Époux ;
à Saint-Germain-en-Laye.


D’après ta Lettre, mon cher Peter, je t’ai cru peu diſpoſé à recevoir ma confidence, & j’ai tardé à te répondre contre mon ordinaire : j’ai fait des réflexions ; elles ont abouti à me perſuader que tu ne ſerois pas aſſez mauvais Père pour déſapprouver les moyens dont je me ſuis ſervie pour rendre notre Fille auſſi heureuſe, qu’elle le mérite, par tous les agrémens de ſa perſonne & de ſon eſprit… Je n’oſe continuer : ſi tu allois me déſapprouver, ſi tu m’obligeois à abandonner mon projet ! Tu me parois trop ſévère, ma conduite eſt pourtant bien excuſable. Mon parti eſt pris, tu ne ſauras rien avant la concluſion d’un événement heureux, bien heureux pour nous, pour toi, pour moi, pour elle. Juſques là, je garde le ſilence ; ne t’impatiente pas, tu ſeras inſtruit.

Je ne te conçois pas de reſter au ſervice de ton Maître. Seul pour faire tout l’ouvrage, il y a de l’inhumanité à l’exiger. Quelle récompenſe pour avoir paſſé un tiers de ta vie avec lui ! Ces Maîtres croyent qu’on eſt de fer : reviens dans ta Patrie. Mon pauvre Peter, j’ai ſu me faire un ſort ; tu ne mourras pas de faim avec moi. Si tu te décides à laiſſer là ton Maître, il faut me prévenir d’avance, afin que je le diſe à Mylady ; je ferai en ſorte de te placer dans ſa maiſon. Adieu, mon cher Mari ; je t’embraſſe de tout mon cœur, & ſuis ton affectionnée

Staal Anger.

De Raimbow ce … 17


LXIIIme LETTRE.

Miſtreſs Goodness,
à Mylady Ridge ;
à Raimbow.


Mylady,

Je me flatte que vous n’aurez plus à vous plaindre de moi ; j’ai enfin trouvé les moyens d’acquitter la parole que je vous ai donnée. Dans mes recherches j’ai découvert un Seigneur Irlandois, d’une figure agréable, & jouiſſant d’une immenſe fortune, dont il eſt abſolument maître ; car il a perdu ſon Père & ſa Mère. Je lui ai fait pluſieurs queſtions, nommément, s’il n’avoit aucun deſſein d’établiſſement. — Juſqu’ici, m’a-t-il répondu, je n’ai rencontré perſonne qui m’ait inſpiré le déſir de l’épouſer. Cependant, ajouta-t-il, je ne ſerois point éloigné du mariage, ſi je trouvois une Fille jeune & jolie ; mais je voudrois qu’elle eut de la naiſſance & un peu de fortune. — Si vous voulez vous en rapporter à moi, je pourrai peut-être vous trouver ce qu’il vous faut. Attendez… Mais… Oui… Juſtement, j’ai votre affaire de point en point. Une Fille de qualité, n’eſt-ce pas ? — Oui. — Jolie, grande, bien faite, de l’eſprit, des talens ? — Juſtement. — Une fortune honnête. — À merveille. — Eh bien, Mylord, je connois une Demoiſelle qui eſt préciſément telle que je viens de vous la peindre. Chargez-moi de cette négociation, & je crois pouvoir vous répondre du ſuccès. Sa réponſe me laiſſe un champ libre, il ſait que vous êtes à la Campagne. Pour éviter les informations (qui entre nous ne ſeroient point à l’avantage de Fanny), je lui laiſſe ignorer votre nom ; mais l’arrangement eſt fait, & l’engagement pris pour aller vous trouver dans la ſemaine prochaine. Afin de vous élever davantage, & pour épargner des ſoupçons, j’ai dit que j’étois l’Amie de votre première Femme-de-Chambre. Vous voilà, je penſe, parfaitement inſtruite ; ainſi vous pouvez nous attendre dans huit jours. J’arriverai ſeule & la première ; Mylord Barwill me ſuivra de près. Il ſuppoſera que ſa voiture s’eſt caſſée à vingt pas de chez vous ; qu’il alloit dans une terre d’un de ſes Amis, & il vous fera demander la permiſſion de vous faire ſa cour pendant qu’on raccommodera ſa voiture. Vous l’engagerez à reſter quelques jours. Le reſte eſt l’affaire de Fanny. Le Cavalier lui plaira ſûrement, car il eſt très-aimable. Vous voyez, Mylady, que la douceur eſt, dans certaines circonſtances, le parti le plus prudent à prendre : ſi vous en aviez choiſi un autre, cette bonne fortune n’auroit pas été pour vous. Je ſuis avec les ſentimens qui vous ſont dus, votre affectionnée

Sophie Goodness.

De Londres, ce … 17




LXIVme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Londres.

L’histoire de Mylady Wambrance m’a fait le plus grand plaiſir. Je la plains bien ſincérement d’avoir ſi mal rencontré ; eſpérons pourtant que ſa douceur & ſa patience rendront ſon Époux tel qu’elle le déſire. Je crois, ma chère, qu’il eſt peu d’hommes dont le cœur ſoit aſſez mauvais pour ne pas céder tôt ou tard à ces deux vertus.

J’ai relu pluſieurs fois, Anna, le commencement de votre Lettre ; j’ai d’abord eu peine à concevoir ce que vous vouliez me dire ; une plus grande attention m’a enfin miſe au fait. Vos conjectures ſont ſans fondement. La ſanté de Lord Clemency m’intéreſſe, parce que j’aime beaucoup Mylady, & qu’elle a pour ſon Fils une tendreſſe extrême : vos idées ſur Mylord ne ſont pas plus juſtes. Il me voit avec la plus grande indifférence ; toutes ſes actions me le prouvent, & en vérité, je m’en réjouis, car ſon attachement eut été pour moi un nouveau ſujet de chagrin : rétractez-vous donc, mon Amie, votre pénétration eſt cette fois en défaut. Je vis dans la maiſon comme ſi j’en étois l’Enfant chéri ; Mylord me traite avec bonté, amitié même, mais voilà tout ; & je ne conçois pas où vous avez pu prendre que… En voilà aſſez ſur ce chapitre, je voulois vous déſabuſer.

Je vous ai marqué dans ma dernière Lettre, que nous étions tous curieux de connoître un homme qui, ainſi que nous, ſe promenoit ſouvent dans la forêt. Il eſt à préſent de nos Amis ; c’eſt un Anglois ; notre connoiſſance s’eſt faite aſſez ſinguliérement pour que je vous la raconte.

Notre intention, plutôt que le haſard, nous conduiſoit toujours à ſa rencontre ; un ſoir que nous ne l’avions pas vu, & que nous en étions comme inquiets, nous l’apperçûmes enfin aſſis au pied d’un arbre. En nous approchant, il nous ſembla qu’il n’avoit pas une poſition naturelle. Effectivement, un livre qu’il tenoit étoit prêt à lui échapper des mains, & ſa tête poſoit ſur ſa poitrine. — Bon Dieu, m’écriai-je, cet homme ſe trouve mal ! Nous courons à lui, l’infortuné étoit pâle & reſpiroit à peine ; Mylady lui fit avaler de l’eau de Cologne qu’elle avoit ſur elle. Il revint à lui, nous fit des excuſes, & nous remercia dans les meilleurs termes. Quand il fut tout à fait remis, il nous aſſura que cet accident étoit le premier de ce genre qui lui étoit arrivé. C’eſt peut-être la lecture de ce livre, dis-je, en ramaſſant celui qu’il liſoit, qui vous aura trop attendri. Je fus ſurpriſe de voir qu’il étoit écrit dans notre langue (car il parle ſupérieurement François). — Vous êtes donc Anglois, lui dis-je auſſi-tôt ? Il me répondit que oui, mais qu’il avoit quitté ſon pays depuis long-temps ; & comme il continuoit à remercier Mylady, elle lui dit : — Vous ne nous devez, Monſieur, aucune reconnoiſſance, tout autre que vous eut reçu notre ſecours. Je ne vous cacherai cependant pas que ſi l’accident n’a pas de ſuite (comme je l’eſpère), je le bénirai, puiſqu’il m’aura procuré la connoiſſance d’un compatriote & d’un homme qui me paroît infiniment aimable. Faites-moi le plaiſir de venir chez moi ; ſi ma ſociété vous convient, nous nous verrons ; de mon côté, ce ſera toujours avec joie. Il accepta la propoſition de mon aimable Maîtreſſe, mais il eut l’air un peu embarraſſé ; le reſte de la ſoirée ſe paſſa fort agréablement. Monſieur Wiſdom (c’eſt le nom de notre Anglois) a beaucoup d’eſprit & de connoiſſances ; il paroît d’une ſociété douce. Depuis ce jour, il nous viſite ſouvent, & malgré les efforts qu’il fait pour paroître gai, il eſt aiſé de voir que la mélancolie fait le fonds de ſon caractère, à moins que le ſouvenir de quelque chagrin (ce que je croirois plus volontiers) n’ait imprimé de fortes traces ſur ſon ame. Il occupe une petite maiſon qui eſt auſſi ſimple que lui ; un ſeul homme compoſe ſon domeſtique. S’il nous accorde aſſez de confiance pour nous faire part des raiſons de ſon ſéjour en France, je vous en inſtruirai, perſuadée que je ne commettrai pas d’indiſcrétion. N’êtes-vous pas un autre moi-même ? Je ſuppoſe, mon Amie, que, comme moi, vous prenez à cet Anglois un vif intérêt, & c’eſt, ſans doute, une folie à moi de l’imaginer. Ne connoiſſant pas le perſonnage, vous pouvez m’accuſer de prévention. Je conçois que je puiſſe en avoir l’air, mais dans l’effet, je me ſens portée d’inclination vers cet homme, & je ne me verrois pas ſans peine, privée de ſa compagnie. Toute la maiſon penſe comme moi ; Mylord même, cherche ſes entretiens, & ſemble y prendre quelques plaiſirs.

Madame Dubois eſt dans un chagrin affreux ; Alexandrine, ſa Fille aînée, eſt à l’extrémité ; ſa maladie eſt impénétrable pour la Faculté. Quelques Médecins ont dit qu’elle provenoit d’une peine cachée : cette jeune perſonne n’en convient pas ; elle ſouffre avec un courage ſurprenant ; pas une plainte ne lui échappe, c’eſt elle qui conſole ſa Mère & ſa Sœur ; ſon état eſt très-dangereux, & tous les remèdes ſont inutiles. Pauvre Alexandrine, ſi belle, ſi aimable, ſi jeune, quel ſort ! on déſeſpère de la ſauver. J’irai demain à Paris pour la voir, je donnerois un quart de ma vie pour ajouter à la ſienne. Adieu, ma chère Anna, je vous ai juré un attachement éternel,

Émilie Ridge.

De Saint-Germain-en-Laye, ce … 17




LXVme LETTRE.

Peter Anger,
à Staal Anger ſon Épouſe ;
à Raimbow.

Il étoit inutile, ma chère Femme, de m’écrire pour ne me dire que des demi-mots. Tu m’annonces un ſecret, & tu le gardes. Ta confiance m’auroit flatté, mais ta réſerve me mortifie ; & puis tant de myſtère ne me fait rien préſager de bon. Une conduite ſans reproche ne doit pas être myſtérieuſe. Je ſuis ſévère, dis-tu ; non, Staal, je ne ſuis qu’honnête-homme, & je n’approuverois pas que notre Fille dut ſa fortune, ſon bonheur même à des moyens ſuſpects. Achève donc tes confidences, ou ne me parle plus de cela. Je vis tranquille, je voudrois te ſavoir heureuſe, & voilà tout. Je ſuis, comme tu vois, fort loin d’accepter tes propoſitions. Quitter mon Maître, le Ciel me garde d’une pareille idée ! Calme-toi, je n’ai pas plus d’ouvrage que je n’en puis faire. Mon ſort eſt de ne jamais quitter ma condition actuelle. Abandonner un auſſi bon Maître, parce qu’il n’eſt pas heureux, cette action eſt loin de ma penſée. Connois mieux celui qui t’aime malgré tes défauts.

Peter Anger.

De Saint-Germain-en-Laye, ce … 17




LXVIme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Lady Harris a approuvé mon choix, mon cher William, & m’a donné dans ſa réponſe des preuves de ſa tendreſſe & de ſa généroſité. Elle a auſſi écrit au Seigneur Barrito, qui eſt très-content de ma reſpectable Parente. Mon mariage avec l’aimable Suzanna, eſt fixé au 10 du mois ; encore ſix jours, & je ſuis le plus heureux des hommes. Félicite-moi bien, mon Ami, je vais, enfin jouir du bonheur ſuprême. Poſſéder une Femme aimable & vertueuſe, quels déſirs pourrois-je encore former ? Juſqu’ici j’ai éprouvé bien des viciſſitudes, voilà ma récompenſe. Divine Providence, ce ſont de tes bienfaits ordinaires ! Quelle reconnoiſſance ne te dois-je pas ? Ma chère Suzanna ſera mon Épouſe : ah ! William, quelle faveur ? Non, tu ne peux concevoir qu’il puiſſe exiſter un Être auſſi parfait ? Elle m’aime, j’en ſuis aimé ; cet aveu charmant s’eſt fait avec tant de grâce… Mon ivreſſe t’ennuie peut-être ; pardonne, c’eſt un Amant qui te confie ſes plaiſirs. Excepté toi & Lady Harris, j’ai oublié l’Univers. Mon cœur n’eſt plus occupé que par Suzanna ; tu m’entends. Adieu, mon Ami, il n’eſt plus de peine pour

Charles Clarck.

De Naples, ce … 17


LXVIIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge, ſon Amie ;
à Saint-Germain-en-Laye.

Ô ! Mon Amie, quel affreux événement ? Infortuné Mylord Stanhope, il a perdu ſon Fils, Edward eſt mort. Dès que mon Grand-papa en a eu la nouvelle, nous ſommes partis pour Break-of-Day. Il a volé pour conſoler ſon Ami ; rien n’égale le déſeſpoir de ce tendre Père ; il s’accuſe de la perte qu’il a faite, il croit que ſes rigueurs ont trop affecté ſon Fils ; & Mylady ? Ses gémiſſemens me fendent le cœur. Nous ne quittons pas Pretty-Lilly ; notre préſence ſemble un peu calmer leur juſte chagrin. Ce Jeune-homme a ceſſé de vivre à Londres, où il s’étoit rendu à l’inſu de ſes Parens. C’eſt ſon Valet qui a rapporté les titres qui conſtatent cette cruelle mort. Jenny eſt dans la dernière déſolation ; elle adoroit ſon Frère ; elle en a donné des

preuves. Il étoit amoureux à[16]

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Cette maiſon eſt l’aſyle de la douleur. Quel ſujet de réflexions, mon Amie ? Une naiſſance diſtinguée, une immenſe fortune, la mort n’a rien reſpecté. Mourir à la fleur de ſon âge ! combien il a dû regretter la vie !

Andrew a perdu ſon Père & ſa Mère il y a pluſieurs mois. Je l’ignorois abſolument. Il eſt depuis ce temps chez Mylord Stanhope à titre de Secrétaire. On le traite avec toutes ſortes de bontés ; tout le monde le chérit ; il partage les peines de Mylord, ſouvent même il le conſole. Je ne vous cacherai pas que j’ai vu ſon changement d’état avec beaucoup de joie : ſa conduite avec moi eſt bien faite pour augmenter ma tendreſſe (car elle exiſte toujours, mon Amie) ; il s’eſt interdit toute eſpèce de langage juſqu’à celui des yeux. Mylady Green en eſt fort ſatisfaite. Peut-être qu’il ne ſe ſouvient plus du paſſé ? Peut-être auſſi une nouvelle inclination ?… Si je le croyois, j’en mourrois de douleur. Quel eſt donc mon caractère ? je voudrois ne pas l’aimer, & j’aurois du chagrin s’il en aimoit une autre. Je ne puis m’accorder avec moi-même ; étrange combat de l’amour & de la raiſon.

Ne vous fâchez pas, Émilie, je ſuis, puiſque vous le voulez abſolument, perſuadée que mes idées ſur Mylord Clemency & ſur vous, n’avoient pas le ſens commun. J’ai mal vu, j’en conviens, vous êtes l’un pour l’autre un objet indifférent. J’ai eu tort de penſer autrement. Je vois effectivement que le Fils de votre Amie ne vous aime pas. Cependant, la choſe étoit ſi naturelle, ma chère, que vous pouvez me pardonner de l’avoir cru quelques inſtans.

Le ſecret de Monſieur Wiſdom, s’il en a effectivement un à confier, ſera, comme vous le jugez, bien enterré dans mon ſein. Je prends, ainſi que vous, bien de l’intérêt à ce qui le regards, & je vous ſaurai gré de m’en parler ſouvent. Votre connoiſſance eſt fort ſingulière, & les éloges que vous faites de cet aimable Homme m’ont vivement émue. Tant il eſt vrai que tout ce que vous aimez a des droits ſur mon cœur.

Je ſerois bien trompée ſi l’amour n’avoit quelque part à la maladie d’Alexandrine. D’après cette idée, tâchez de ſurprendre ſon aveu ; vous parviendrez plus aiſément à guérir le mal, quand vous en connoitrez la cauſe. Cette jeune Perſonne me paroît mériter l’attachement que vous avez pris pour elle. Adieu, mon Amie. Jenny vient m’interrompre, je ne vous quitterai cependant qu’après vous avoir répété que je vous aime pour la vie.

Anna Rose-Tree.

De Pretty-Lilly, ce … 17




LXVIIIme LETTRE.

Miſtreſs Goodness,
à Betsy Goodness, ſa Fille ;
à Londres.

L’oiseau eſt pris dans nos filets, ma chère Belle. Tout a réuſſi au gré de nos déſirs. Ravelin a plu à la Fille, & ſa fortune & ſon rang prétendu, conviennent parfaitement à la Mère. Mylord vouloit qu’on fit des informations, le conſeil étoit aſſez bon, mais il ne ſera pas ſuivi, & l’épithète de ſot a été prodiguée au donneur d’avis. Le mariage ſe fera dans peu de jours : les bijoux que nous a prêtés notre Parent, ont ébloui toutes les Femmes ; ſon effronterie a fait le reſte. La dot de la Demoiſelle eſt fixée à douze mille livres,[17] qui ſeront exactement remiſes à ſon Époux après la célébration du mariage. Mylord Barwill (Je ris de ce titre pompeux) lui aſſure un douaire de huit mille livres, hypothéqué ſur la Terre dont il porte le nom, ſituée en Irlande, à ſeize milles de Dublin. Le couple heureux doit partir dans quinze jours pour aller paſſer quelques mois en Irlande : tel eſt l’arrangement pris avec la Famille Ridge. Voici préſentement le nôtre. Ravelin conduira ſa Femme à Londres, il la dépoſera dans notre maiſon, dont elle ne ſortira qu’à bonnes enſeignes. Des douze mille livres de dot, il en prendra trois mille, le reſte ſera pour nous. On verra enſuite ce qu’il faudra faire de Miſtreſs Ravelin. Par ce coup hardi nous nous trouverons, ma chère Belle, en état de voyager en France ; car nous ſommes à préſent trop connues en Angleterre pour y rien eſpérer de notre induſtrie. Adieu, ma Belle, je ſuis ta Mère & ton Amie,

Sophie Goodness.

De Raimbow, ce … 17


LXIXme LETTRE.

La même, à la même ;
à Londres.

Tout eſt perdu, ma Belle, nous avons été jouées par le miſérable Ravelin : j’ai été chaſſée honteuſement de la maiſon de Ridge. Je me ſuis vu forcée de gagner à pied une mauvaiſe Auberge à quelques milles de Raimbow, où je me trouve ſans un ſou. Nos bijoux ſont volés ainſi que tout l’argent que j’avois prêté au traître : la cérémonie du mariage s’eſt faite avant-hier ; les Époux ont paſſé la nuit enſemble, & la journée d’hier s’étoit écoulée agréablement. Les douze mille livres étoient dans l’appartement de Ravelin. Sur les cinq heures du ſoir, il s’eſt abſenté du ſalon où nous étions tous. Je travaillois dans un coin avec Miſtreſs Staal ; ſix heures arrivent, ſept, huit ; on demande où eſt allé Mylord Barwill ; un des Gens dit qu’il eſt dans les jardins avec ſon Valet-de-Chambre. Nous allons à ſa rencontre, vainement nous le cherchons par-tout ; nous revenons à la maiſon, lorſque Miſtreſs Staal accourt vers nous : Mylady, Mylady, s’écrie-t-elle, on nous a trompées, nous ſommes volées, déshonorées, que fais-je ? Mylord Barwill s’eſt enfui avec la dot de votre Fille. Nous courons à l’appartement de Ravelin, la caiſſe y étoit, mais vide ; on la briſe, il s’y trouve une Lettre pour Mylady : Voici le contenu de l’abominable écrit.


Lettre de Ravelin,
à Mylady Ridge.
Mylady,

Votre Fille eſt ma Femme dans toutes les règles, notre bien eſt commun ; j’uſe donc de mes droits en diſpoſant de ſa fortune. Je vais la placer avantageuſement pour moi ; en m’épouſant, Miſs Fanny n’a pas fait une trop bonne affaire, mais ce n’eſt pas ma faute. Si vous aviez ſuivi les conſeils de Mylord Ridge, vous n’auriez pas un ſujet éternel de repentir. Quoique vous me paroiſſiez peu diſpoſée à écouter des avis, je vais prendre la liberté de vous en donner un. Défaites-vous au plutôt de ma Parente Miſtreſs Goodneſs : c’eſt elle qui vouloit vous tromper. Douze mille livres lui ont paru valoir la peine de tenter tous les moyens poſſibles pour les poſſéder. Votre Fille étoit deſtinée à une priſon perpétuelle : je lui rends donc ſervice en découvrant les manœuvres de ma Parente, à qui il ne reſtera de ſon affreux projet que la honte & votre indignation. Je ſuis avec reſpect, Mylady, votre ſerviteur & gendre,

Ravelin.

La lecture faite de cette fatale Lettre, Staal ſe jette ſur moi & me frappe de toutes ſes forces ; les miennes ne lui cédèrent pas, & nous commençâmes un vigoureux combat, qui finit par la chute de Staal, qui ſe trouve avoir le bras caſſé. Je me ſauvai alors de la plus grande vîteſſe. J’ignore ce qu’eſt devenu le reſte des Acteurs. Ils m’ont paru pétrifiés ; pour moi je ſuis harraſſée & très-malade. Envoye-moi tout de ſuite quelqu’argent, que je quitte au plutôt cet affreux canton. Adieu, ma Belle, je ſuis accablée de ce coup imprévu, & je maudis à jamais tous les Ravelins poſſibles.

Sophie Goodness.

De … ce … 17


LXXme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Pretty-Lilly.


Vous avez deviné, ma chère, la cauſe de la maladie d’Alexandrine. Je me ſuis rendue à Paris, comme je vous l’avois mandé ; loin de me ſavoir bon gré de ma viſite, la jeune Dubois m’a reçu avec froideur & indifférence, & il me fut aiſé de voir que ma préſence l’importunoit. Je reſtai peu de temps avec elle, & je m’en revins à Saint-Germain aſſez affligée de ſon étrange réception. Mylady, à qui je ne cachai pas cette circonſtance, en parut auſſi ſurpriſe que moi : nous en parlions encore deux jours après, lorſqu’on vint nous annoncer Madame Dubois. Je viens, dit-elle, à Mylady, vous prier de me rendre ma Fille. La pauvre Enfant ſe meurt, ſi vous n’avez pitié d’elle. — Hélas ! Madame, je voudrois avoir le pouvoir que vous me ſuppoſez, mais je ne devine pas comment…… Un moment, mylady, daignez m’écouter juſqu’au bout. Alexandrine aime votre Fils ; voilà le ſecret de ſon cœur que j’ai ſurpris hier dans un inſtant de délire. Je me rends juſtice, elle n’eſt point aſſez fortunée pour eſpérer vous appartenir ; mais il faut m’aider à la tromper. Si Mylord venoit la voir, s’il lui marquoit de l’amitié, je ne perdrois pas mon Enfant : elle s’apperçut que Mylord Clemency, qui étoit témoin, ne ſembloit pas diſpoſé à lui donner la ſatisfaction qu’elle déſiroit. — Par grâce, Mylord, acquieſcez à ma prière ; voyez à vos genoux une Mère éplorée (en effet elle s’y mit) ; ſi vous me refuſez, je n’ai plus d’eſpoir. Monſieur Wiſdom ſe joignit à elle, je priai auſſi avec inſtance. — Eh bien ! dit enfin le Fils de ma bienfaitrice, je conſens à ce que vous exigez de moi, mais à condition que vous m’accompagnerez tous. Monſieur Wiſdom vouloit s’en diſpenſer, mais il céda à nos prières. Dans l’inſtant les voitures furent prêtes. En moins de deux heures nous arrivâmes à Paris. Madame Dubois entra d’abord ſeule dans la chambre de ſa Fille ; quand elle lui eut annoncé notre viſite avec précaution, elle nous fit prier d’entrer. — Que vous êtes bonne, Mylady, de venir me voir ! Je n’attendois pas cette attention. — Croyez, ma chère Alexandrine, que nous avons pris la plus grande part à votre état : mon Fils en eſt vivement affecté. — Mylord, dit la malade d’une voix foible, je ne croyois pas qu’il daignoit s’occuper de moi. Comme Mylord ne répondoit pas, je m’approchai de lui. — Dites-lui donc quelques mots de conſolation. Il me fixe une minute. — Vous me conſeillez donc de lui faire croire que je l’ai diſtinguée. — Aſſurément, puiſqu’il s’agit de la ſauver. Il ſe rend auprès du lit. — Je vous jure, Mademoiſelle, que je fais des vœux bien ſincères pour votre rétabliſſement. — Mylord, ma reconnoiſſance…… Ce jour eſt le plus beau de ma vie. Quoi ! vous avez ſongé à l’infortunée Alexandrine ? Cette aſſurance me comble de joie…… mais… je meurs. Effectivement, elle perdit tout ſentiment, nous la crûmes morte. Madame Dubois gémiſſoit ; Joſephine s’apperçut que ce n’étoit qu’une foibleſſe : peu d’inſtans après la malade ouvrit les yeux. Ils cherchèrent d’abord Mylord Clemency. Une rougeur ſubite couvrit tout ſon viſage en le fixant. Le Médecin, qui entra en ce moment, trouva du mieux, le poulx n’annonçoit que de l’agitation. Il l’engagea à prendre un léger potage qui produiſit un grand bien. Depuis huit jours elle n’avoit avalé que du bouillon, parce qu’elle diſoit que toute autre nourriture lui faiſoit mal à l’eſtomac. Cette diète l’avoit réduite à un état de foibleſſe qui hâtoit ſa fin. — Me refuſez-vous, lui dit Mylord, de recevoir ce ſoulagement de ma main. — Vos déſirs, répondit-elle, ſont des lois pour moi ; elle mangea le potage. Ce reſtaurant lui rendit ſes forces ; nous la quittâmes au bout de trois heures, avec promeſſe de la voir une fois la ſemaine, mais à condition qu’elle feroit ce qu’on exigeroit d’elle pour ſa prompte guériſon. Nous lui avons tenu parole. Hier, nous la trouvâmes levée. À une petite foibleſſe près, elle eſt totalement hors d’affaire. Mylord aſſure qu’il n’y retournera plus. — Elle eſt guérie, que me veut-on encore, dit-il, avec chagrin ? Je ne puis ſoutenir le perſonnage forcé qu’on me fait faire. Monſieur Wiſdom a beau lui dire qu’il eſt bien heureux d’être aimé d’une auſſi jolie Perſonne, il aſſure que c’eſt un malheur de plus attaché à ſon exiſtence. — Si mon Fils avoit de l’inclination pour Alexandrine, me diſoit il y a quelques jours Mylady, je ne m’oppoſerois pas à cette union. La jeune Perſonne eſt bien née, & je la trouve parfaitement bien élevée. Une pareille façon de penſer eſt digne de ma reſpectable Maîtreſſe ; mais je ne crois pas que Mylord ſoit diſpoſé à profiter en cette occaſion de la condeſcendance de ſa Mère. Monſieur Wiſdom n’a pas vu la Fille aînée de Madame Dubois avec la même indifférence que ſon Ami (c’eſt le titre que lui donne Mylord), car il en parle ſouvent, & lui rend la juſtice qu’elle mérite à tous égards. On m’a remis votre Lettre ce matin, ma chère Anna : la mort inattendue d’Edward eſt bien faite pour cauſer une violente peine à ſes Parens ; il eſt, en effet, cruel de perdre un Fils unique tendrement chéri, & de pouvoir s’accuſer d’avoir cauſé ſa mort par trop de rigueur. Il eſt tant d’autres moyens pour ramener un cœur égaré : Il étoit amoureux, eſt-ce donc un crime d’être ſenſible ? Pauvre Edward ! je plains bien ſincérement l’infortunée à qui il faiſoit la cour. Sûrement elle l’aimoit, elle perd ſon Amant, &, ſans doute, ſa réputation ; car il paroît que cette intrigue eſt ſue de tous les environs.

Voilà donc Andrew métamorphoſé en Secrétaire ; ce commencement de bonheur lui en promet bien d’autres. Votre perſévérance à l’aimer m’effraye pour l’avenir ; ſi vous étiez aſſez imprudente pour concevoir de l’eſpérance, je vous plaindrois, mon Amie. Le nouvel état de ce Jeune-homme, quoique fort au deſſus de ce qu’il devoit prétendre, ne le rapproche pas de vous. L’intervalle eſt toujours le même ; peſez tout ce que je viens de dire, & ſoyez ſans ceſſe ſur vos gardes. Si d’autre que l’indulgente Mylady Green formoit quelques ſoupçons, combien vous ſeriez malheureuſe ! Pardonnez à mon amitié des conſeils que la raiſon lui dicte. Adieu, ma chère Anna. Mon attachement pour vous eſt invariable.

Émilie Ridge.

De Saint-Germain-en-Laye, ce … 17


LXXIme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.


Combien ma Lettre va te ſurprendre, mon cher William, tu me crois heureux, hélas ! Je ſuis le plus infortuné des Hommes. Le précipice affreux dans lequel je ſuis tombé étoit couvert de fleurs. Suzanna, qui me paroiſſoit charmante, eſt d’un caractère odieux ; l’illuſion eſt diſſipée. Comment eſt-il poſſible de cacher ſous des dehors auſſi ſéduiſans un cœur déteſtable ? Elle ne diſſimule plus ſes défauts, & tous les jours je lui en découvre de nouveaux. Rien n’eſt comparable à ſes humeurs continuelles. Elle me traite avec une dureté affreuſe, depuis, ſurtout, qu’elle a ſurpris quelques Lettres d’Émilie que j’ai reçues anciennement, & que je conſervois avec ſoin. Elle oſe m’accuſer de l’avoir trompée, puiſque j’en aime une autre. Elle eſt jalouſe à l’excès, même de ſes Femmes. Sommes-nous devant quelqu’un, elle eſt d’une honnêteté attentive. Rentrée dans la maiſon, c’eſt un vrai démon. Ses Gens la maudiſſent tout haut, & moi je gémis tout bas. Le Chevalier Barrito eſt au déſeſpoir d’avoir contribué à mon malheur éternel, c’eſt le ſeul à qui je confie mes peines : s’il lui arrive de blâmer ſa Sœur en ſa préſence, elle lui ordonne de ſortir. Pour comble de malheur, nous habitons un autre Hôtel que celui du Seigneur Barrito. Je maudis de toute mon ame l’inſtant où j’ai connu cette Femme diſſimulée ; je ſuis incertain ſur le parti que je dois prendre : elle inſiſte pour que nous commencions les voyages que j’avois projettés avant notre mariage ; comme le Chevalier dit qu’il en ſera, je m’y décide plus volontiers. Tu me verras donc ſous peu de mois, non pas tel que je te l’avois annoncé, mais tel que mon ſort te fera frémir. Ma chère Émilie ! c’eſt bien aujourd’hui que je vous regrette ſincérement ! Que deviendra Lady Harris quand elle ſaura que j’ai épouſé la plus méchante de toutes les Femmes ? Qui ne s’y ſeroit pas laiſſé tromper ? Toutes ſes actions, du moins celles que j’étois à portée de connoître, me ſembloient marquées par des actes de bienfaiſance. Les épithètes les moins ménagées me ſont prodiguées quand il m’arrive de dire à ma Femme que je la croyois plus douce ; mon Ami, je ſuis bien à plaindre, ma trop grande précipitation m’a perdu. Dans une affaire de cette importance, il faut, avant de rien conclure, réfléchir plus d’un jour. Ne parle à perſonne de mon malheur ; ſi elle venoit à changer (ce que je n’oſe eſpérer), je me reprocherois mon indiſcrétion, qui n’en peut être une vis à vis de toi. Adieu, William, rends juſtice à l’amitié de

Charles Clarck.

De Naples, ce … 17



LXXIIme LETTRE.

Staal Anger,
à Mylady Ridge ;
à Londres.


Mylady,

La folie de Miſs Fanny, votre Fille, devient tous les jours plus forte, & je crains avec raiſon qu’elle ne m’échappe, malgré les ſoins & l’exactitude que je mets à la garder. Sa nouvelle groſſeſſe n’eſt plus un doute ; que de malheurs ont fondu ſur l’infortunée ! Dans ſes tranſports elle parle de Mylord Clarck, ſon premier Amant, avec une vénération qui m’étonne. C’eſt ſon changement qui cauſe tous ſes maux. Déteſtable Émilie ! Mylady a bien raiſon de la haïr, ſans elle nous ſerions tous heureux. Mais je m’écarte des ordres que Mylady m’a donnés. Il faut lui rendre un compte exact. Le voici : Miſs Fanny ne s’eſt point apperçue du départ de ſon Père & de ſa Mère, elle mange avec une voracité incroyable, de moment en moment ; elle me maltraite de paroles & d’effets. Souvent elle me rappelle les mauvais procédés de Mylord Buckingham, & puis elle demande ſon Fils dont elle ne peut croire la mort. Son Mari lui revient alors à l’idée, c’eſt celui qu’elle regrette le plus, elle l’aimoit de bonne-foi : Quand je lui repréſente que c’eſt un miſérable, elle entre dans des fureurs que je ne puis calmer ; elle ne peut me pardonner d’avoir battu la Goodneſs, & j’ai beau lui dire que j’en ai été cruellement punie, ce que je prouve en lui montrant mon bras qui eſt toujours dans un très-mauvais état, elle en rit à perdre haleine. Mylady doit voir combien j’ai à ſouffrir, & je ne doute pas qu’elle ne me récompenſe de tant de peine. Mylady voudra bien permettre que je la faſſe reſſouvenir que depuis plus de deux ans, elle me promet une penſion de cent livres. Je crois qu’elle n’a point à ſe plaindre de mon ſervice ; tout ce qui lui a plu de m’ordonner, a été exécuté avec empreſſement & célérité. J’oſe compter ſur les bontés de Mylady, comme elle peut compter ſur le profond reſpect de ſa très-humble & très-obéiſſante Servante

Staal Anger.

De Raimbow, ce … 17




LXXIIIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Saint-Germain-en-Laye.

Jenny, la charmante Jenny, eſt au comble de ſes vœux. Vous vous rappelez, ſans doute, ma chère, de l’hiſtoire de cette jeune perſonne. Depuis trois jours elle eſt mariée à Monſieur Browne. En un an de temps, il a perdu ſa Femme & ſa Parente. La mort de cette dernière l’a mis en poſſeſſion d’une fortune conſidérable. À peine ſon deuil a-t-il été fini, qu’il eſt venu la mettre aux pieds de la Fille de Mylord Stanhope. Sa grâce lui a été accordée ſans peine, & les deux Époux jouiſſent du ſort le plus heureux. Mylord à qui le ſouvenir de ſon Fils ne permet aucune diverſion, paroît peu ſenſible au bonheur de Jenny ; il ne ſe plait qu’avec Andrew, c’eſt le ſeul dont la compagnie lui ſoit agréable ; auſſi le traite-t-il avec une bonté qui me comble de joie. Je ne ſaurois me rendre compte de mes idées ſur ce Jeune-homme ; mais je ne puis me défendre de le voir avec un plaiſir que mes réflexions même ne peuvent détruire. Je vous ouvre mon ame, ma chère Émilie, je me reprocherois de vous cacher quelque choſe.

L’indifférence de Mylord Clemency pour Alexandrine, me ſemble bien peu naturelle. J’imagine qu’elle eſt cauſée par une grande préoccupation. Il eſt probable qu’il eſt vivement épris de quelqu’objet qu’il n’oſe avouer. S’il eſt ainſi, je le trouve bien à plaindre. Vous devriez, mon Amie, tâcher de découvrir ſi j’ai deviné juſte. Je crois que vous ne ſeriez pas fâchée d’avoir la confiance du Fils de votre Amie : peut-être auſſi pourriez-vous lui rendre quelque ſervice auprès de ſa Mère, qui vous aime autant que vous le méritez. Si Monſieur Wiſdom parvenoit à ſe faire écouter de Mademoiſelle Dubois, j’eſpère que vous me le manderiez. Je le ſouhaite pour tous les deux, car je ſais qu’il eſt bien cruel d’aimer ſans eſpoir : je vois déjà avec plaiſir que cet aimable ſolitaire a fait une petite diverſion avec la triſteſſe. Chacune de vos Lettres augmente mon admiration pour Mylady Clemency ; quelle Femme ! Ne vous plaignez pas du ſort, mon Amie, puiſqu’il vous accorde une auſſi charmante Compagne.

Nous retournerons à Break-of-Day la ſemaine prochaine. Mon Grand-papa m’a demandé ſi je n’aimerois pas mieux aller à Londres ; vous devinez ma réponſe, ainſi que la raiſon qui me l’a fait faire. Mylady Green n’a pas déſapprouvé mon choix, elle me croit totalement guérie. Vous penſez bien que je n’ai garde de la déſabuſer. Adieu, ma chère, vous connoiſſez, mon amitié pour vous.

Anna Rose-Tree.

De Pretty-Lilly, ce … 17


LXXIVme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.

Vous le voulez ; eh bien ! mon Amie, il faut vous avouer toute ma foibleſſe. Mylord Clemency ne m’eſt point indifférent : je l’aime, il ne m’eſt plus permis d’en douter, c’eſt votre Lettre qui m’a ouvert les yeux ; elle m’a fait naître des ſoupçons qui me déſeſpèrent. Je crois, comme vous, qu’il a dans le cœur une forte inclination. Ah ! comme je voudrois ſurprendre ſon ſecret ! mais il fuit toutes les occaſions de m’entretenir ſeule. Hier encore, Mylady nous avoit laiſſés dans le ſalon ; Clemency ſe lève auſſi-tôt ; il avoit l’air embarraſſé. Il s’approche de moi, s’aſſied à mes côtés, ouvre pluſieurs fois la bouche ſans proférer un mot. Je le crois indiſpoſé, & je m’informe avec ſoin de l’état de ſa ſanté. Sans me répondre, il ſaiſit ma main, la baiſe, & ſort avec précipitation. Quelle étrange conduite ! Que lui ai-je fait pour me traiter auſſi cruellement ? Ne me rien dire quand je lui témoigne le plus tendre intérêt ; ſûrement il eſt amoureux. Mais de qui ? Voilà ce que je ne puis deviner. Peut-être de Joſephine, la Fille cadette de Madame Dubois : ſi cela étoit, il ne refuſeroit pas d’aller à Paris, car il a réſiſté à toutes nos inſtances pour revoir Alexandrine. M. Wiſdom s’eſt chargé avec empreſſement de chercher à diſtraire l’intéreſſante malade. Il la viſite tous les deux jours. La proximité des lieux eſt d’une grande commodité : malgré ſa diſcrétion, on remarque aiſément qu’il eſt vivement épris. Il paroît très-content, ce qui nous fait augurer qu’il n’eſt pas ſans eſpoir. Madame Dubois a écrit à Mylady pour la remercier ; elle aſſure qu’elle doit la vie de ſa Fille aux viſites que lui a rendu ſon Fils. Elle ajoute qu’Alexandrine a recouvré la raiſon avec la ſanté : ce dernier article a cauſé beaucoup de plaiſir à Clemency ; mais il a fait une réflexion qui m’a étonnée. — On peut donc guérir d’un amour qui n’eſt pas payé de retour ? — Je crois, a répondu M. Wiſdom, que ce ſentiment a beſoin d’être partagé pour qu’il dure. — Quel eſt l’avis de Miſs, a repris Mylord ? — Mon avis, ai-je dit, aſſez étourdie de la queſtion, mais je penſe que lorſqu’on aime bien, on eſpère toujours. — Sans doute, a interrompu Mylady, ſouvent en reconnoiſſance d’un amour conſtant, on finit par le payer du plus tendre retour. — Votre opinion eſt auſſi la mienne, a repris Clemency, & ſi jamais je ſuis dans le cas, je me promets bien de la ſuivre. La converſation a été interrompue par l’arrivée du Chevalier de L…, un Ami de Mylord. Ce jeune François qu’on dit être un élégant de ce pays, eſt d’une légéreté dans ſes manières qui ne le cède qu’à ſes paroles. Trois ou quatre complimens faits à lui-même, autant de révérences, conſulter ſa montre, ſe plaindre du nombre des plaiſirs qui l’accablent, & partir, voilà dans l’exacte vérité où s’eſt bornée ſa viſite, qui a été pour nous, après ſon départ, un ſujet de raiſonnement.

Je félicite de bon cœur Miſs Jenny ſur ſon bonheur inattendu. Elle méritoit d’être heureuſe, le ſort lui a rendu juſtice ; j’eſpère qu’il traitera auſſi favorablement ma chère Anna, c’eſt le vœu continuel de ſon Amie

Émilie Ridge.

De Saint-Germain-en-Laye, ce … 17


LXXVme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Dublin.

Le ſilence que tu obſerves, mon cher Auguſtin, m’eſt un préſage que tu n’approuves pas ma conduite ; je n’en ſuſpecte pas davantage ta diſcrétion, & je continue mes confidences. Mon bonheur eſt trop grand pour que je ne l’exalte à perſonne. L’heureux Époux de la charmante Peggi ſe compare aux Rois mêmes ! Mon ſort eſt digne d’envie, ô mon Ami ! partage ma félicité, & je ne forme plus aucun vœu. Notre union n’a rencontré nul obſtacle ; la Mère de Peggi a ſaiſi avec empreſſement l’occaſion de ſe défaire de ſa Fille. Elle a cru ſervir la haine qu’elle a conçue pour cette jeune perſonne en l’uniſſant à un Payſan, & elle aſſure ſon bonheur ; car elle ſera heureuſe, je te jure qu’elle le ſera. Si j’ai fait une action que le préjugé réprouve, en liant mon ſort à la vertu, à la beauté, mes Parens n’en partageront pas la honte ; quant à moi, je m’en glorifierois aux yeux de l’Univers. Les occupations de Peggi ſont devenues les miennes ; tout eſt commun entre nous. Les ouvrages pénibles que je ſuis obligé de faire, s’allègent par la préſence de ma bien-aimée. Dans peu de mois elle me rendra père. Combien cet Enfant me ſera cher ! ce charmant eſpoir augmenteroit encore ma tendreſſe pour Peggi, s’il étoit poſſible qu’elle augmentat. L’heureux Henry n’enviſage dans l’avenir qu’un enchaînement de délices. Le ſouvenir de mon Père, de ma Mère, de ma Sœur, ſe place quelquefois dans ma penſée, je regrette qu’ils ne puiſſent pas être les témoins de ma félicité ; mais, la crainte de leur avoir déplu, fait la loi à ma tendreſſe, & je ſuis décidé à leur cacher à jamais mon exiſtence : ils m’ont peut-être regretté ; mais leur douleur a eu un terme, & leur inimitié n’en auroit pas. Mon état n’a rien de dur ; d’ailleurs, je ſuis déjà accoutumé au travail ; la terre que je cultive eſt docile à mes efforts, je jouis du fruit de mes travaux à la vue d’une récolte abondante. M. Salked ſe repoſe entièrement ſur moi : il a perdu ſa Femme, & comme il eſt reſté ſans enfans, il a doté Peggi, qu’il aime comme ſi elle étoit ſa Fille. Le profit de ſa Ferme eſt autant pour nous que pour lui. Bartholomew a épouſé une jolie Fille des environs ; tous deux ſont attachés à la maiſon : Quelquefois nous danſons, nos plaiſirs ſont innocens & n’en ſont pas moins piquans. Tu ris, tu te moques de ma plate façon de penſer, mon Ami ; je ne ſuis plus Edward Stanhope, cet héritier d’un grand nom & d’une immenſe fortune : Je ne ſuis plus cet Être frivole qui ne connoiſſoit de plaiſirs, que ceux que le bon ſens déſapprouve ; je ſuis un bon, un honnête Payſan, qui jouit avec raviſſement des divertiſſemens ſimples que peut offrir le Village. L’amour, a fait en moi une métamorphoſe générale ; blâme-moi ſi tu veux, mais garde-toi de me plaindre ; je ſuis content, parfaitement content, ſans ambition, ſans déſirs, que peut-il manquer à

Edward Stanhope.

De the Little-Hill, ce … 17


LXXVIme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.

Vous ne m’avez point écrit depuis long-temps, ma chère Anna, je crains que vous ne ſoyez malade ou que Mylady Green n’ait eu une ſeconde attaque ; ſi rien de tout cela n’a lieu, je vous ſais bien mauvais gré de me laiſſer dans l’inquiétude, mon amitié en ſouffre horriblement.

Vous ne me parlez pas de mylady Ridge (que je n’oſe plus nommer ma Mère) ; malgré ſon indifférence, je ne ceſſe de m’en occuper. Ma Sœur eſt ſûrement mariée ; ſa fortune, ſa figure, & ſa naiſſance, ont dû lui attirer un grand nombre d’adorateurs. Je crois, ma chère, que le public l’avoit calomniée lorſqu’il frondoit ſa conduite, ſa haine ne me rend point injuſte, je ſuis ſûre qu’elle eſt ſage ; des imprudences, voilà, ſans doute, ce qui a donné lieu à la médiſance, &… Madame Dubois vient d’arriver, Mylady me fait dire de deſcendre ; je vous quitte, Anna, je continuerai ma Lettre ce ſoir, car j’ai bien des choſes à vous dire.

Continuée à dix heures du ſoir.

Madame Dubois & ſes Filles ne font que de partir, Alexandrine eſt parfaitement rétablie : je la trouve même embellie. Son entrevue avec Mylord s’eſt faite ſans embarras ; je la crois entiérement guérie de ſon amour, & j’ai cru remarquer que les ſoins de M. Wiſdom ne lui ſont point à charge. Clemency continue à fuir le monde, car il s’eſt abſenté peu d’inſtans après l’arrivée de Madame Dubois, & n’a reparu qu’à huit heures du ſoir. Il avoit en rentrant un air gai que je ne lui ai encore jamais vu. J’ai été reconduire Madame Dubois, qu’il a lui-même accompagnée juſqu’à ſon carroſſe qui étoit dans la rue. En traverſant la cour pour regagner la maiſon, il m’a offert ſa main. — Vous allez trop vîte, m’a-t-il dit, vous pourriez vous bleſſer. Souffrez, belle Maria, que je veille avec ſoin à la conſervation d’une auſſi précieuſe vie. Ce compliment fait avec grâce, m’avoit cauſé un plaiſir que je ne puis vous rendre. En entrant dans le ſalon, il me baiſa la main & me la preſſa doucement. Comme Mylady ne s’y trouva pas, je me diſpoſois à l’aller rejoindre dans ſa chambre à coucher ; Clemency me retint. — Quoi, Miſs, vous voulez me ravir le plaiſir d’être un moment ſeul avec vous ; j’ai pourtant bien des choſes à vous dire. — Mylord, je ne devine pas ce que vous pouvez avoir à me dire. — Oh, je le ſais, vous ne devinez pas… Répondez à cette queſtion, Miſs : Me haïſſez-vous ? — Non, ſûrement, je ne vous hais pas ! mais, en vérité, Mylord, vous êtes fou. — Vous avez raiſon, Miſs, j’ai en effet perdu la tête : Dites, oh ! dites encore que vous ne me haïſſez pas. — Je le répéterai tant que vous voudrez ; mais je ne conçois pas… Mylord, vous me rendez toute honteuſe, en vérité, vous ne me ménagez guère. — Belle Maria, votre petite humeur me comble de joie ; cet embarras charmant augmente encore vos grâces. Mylady qui rentra, fit ceſſer une converſation qui me faiſoit peine & plaiſir. Concevez-vous rien à ces étonnantes queſtions ! &i c’étoit moi qu’il préférat… Je n’oſe me livrer à cette douce idée ; ſûrement il a trouvé plaiſant de m’embarraſſer. Mylady a voulu ſe coucher de bonne heure ; en me quittant, Mylord m’a regardé avec des yeux qui rayonnoient de plaiſir. Je fus remontée chez moi dans une agitation qui dure encore en quittant ma Lettre ; cette après-dînée, j’avois mille choſes à vous mander, je les ai toutes oubliées. Je n’ai de faculté que pour me rappeler la conduite de Clemency ; je l’interprète de cent manières différentes, & c’eſt toujours à mon avantage, tant il eſt vrai, mon Amie, qu’on croit facilement ce qu’on déſire. En deſcendant tantôt, j’avois fait une belle étourderie ; ma Lettre commencée étoit reſtée ſur ma table, & ma précipitation à me rendre aux ordres de ma bienfaictrice, m’avoit fait négliger de fermer ma porte ; heureuſement que perſonne ne s’en eſt apperçu, j’ai retrouvé mes papiers dans l’ordre où je les avois laiſſés. Adieu, ma chère Anna ; plaignez-moi ſi j’ai mal interprété les paroles de Clemency ; mais félicitez-moi ſi mes idées ſont juſtes. Quel que ſoit mon ſort, je n’en ſerai pas moins la plus tendre de vos Amies,

Émilie Ridge.

De Saint-Germain-en-Laye, ce … 17


LXXVIIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Saint-Germain-en-Laye.

Je dois vous gronder, ma chère, de l’injuſtice de vos ſoupçons. Hélas ! vous m’accuſez de négligence, quand je ſuis dans la douleur. Mon Grand-papa eſt mort, c’eſt vous dire aſſez combien mon cœur eſt affecté. Joignez à ma douleur celle de Mylady Green qui eſt ſans bornes, & vous verrez ſi je ſuis coupable de ne vous avoir pas écrit plutôt. La perte que nous avons faite eſt d’autant plus cruelle, que nous ne pouvions la prévoir. Mylord ſe portoit à merveille le matin du jour où il a quitté la vie : vers les cinq heures du ſoir il étoit monté dans ſon cabinet pour écrire à Mylord Stanhope, & à ſix heures on l’a trouvé mort dans ſon fauteuil ; une de ſes mains étoit reſté poſée ſur la cheminée du côté de la ſonnette, qu’il avoit fait, ſans doute, de vains efforts pour atteindre ; c’eſt ſa première attaque d’apoplexie. Il m’eſt impoſſible de vous décrire le déſeſpoir de toute la maiſon ; les cours furent pleines en un inſtant par tous les Vaſſaux de mon Grand-papa, qui vinrent joindre leurs larmes aux nôtres : de long-temps ce ſouvenir funeſte n’abandonnera le canton ; il étoit tant aimé & ſi digne de l’être ! Malgré les inſtantes prières de la famille Stanhope, Mylady Green n’a pas voulu quitter Break-of-Day, en conſéquence tous les habitans du Château de Pretty-Lilly ſont venus s’établir ici pour diſtraire ma Grand-maman ; je doute qu’ils y réuſſiſſent, la bleſſure eſt trop profonde pour la guérir ſi vîte. Andrew eſt auſſi du voyage. Mylord Stanhope ne peut abſolument s’en ſéparer ; il a prié ma Grand-maman de regarder ce Jeune-homme comme s’il étoit le frère de Jenny. Le bonheur de cette dernière ne diminue pas, M. Browne eſt le modèle des bons maris, vous le croiriez toujours l’Amant de ſa Femme ; pourquoi tous les ménages ne reſſemblent-ils pas à celui-là ? J’ai reçu une Lettre de Mylady Wambrance, elle a obtenu d’être ſéparée d’avec ſon mari, qui la maltraitoit horriblement : elle compte venir inceſſamment partager notre ſolitude, ce ſera une compagnie charmante pour ma Grand-maman.

Comment pouvez-vous conſerver le moindre doute, ma chère, ſur l’objet des préférences de Mylord Clemency ? il a vu Émilie, pourroit-il en aimer une autre ? Rendez-vous donc plus de juſtice ; oui, c’eſt vous qu’il chérit, depuis long-temps, je l’avois deviné ; mes découvertes à ce ſujet n’avoient pas l’air de vous plaire, voilà pourquoi j’ai ceſſé de vous en faire part. Les abſens ont rarement raiſon, ſurtout quand un être charmant ſe préſente continuellement à nos yeux. Je ne déſapprouve pas votre nouvelle inclination ; l’amitié de Mylady Clemency vous met dans le cas de tout eſpérer. Comme Maria Dregs, vous ſeriez déſirée ; Miſs Émilie Ridge ne pourra donc rencontrer aucun obſtacle. Je vous conſeille, mon Amie, de ne pas cacher plus long-temps à Mylady le ſecret de votre naiſſance : votre Mère ne pourra vous déſapprouver quand elle ſaura les raiſons de votre indiſcrétion, qui par la circonſtance, n’en eſt point une. Au comble de vos vœux, votre ſort deviendra digne, d’envie, il ne ſera qu’un ſujet de félicitation pour votre Amie

Anna Rose-Tree.

De Break-of-Day, ce … 17


LXXVIIIme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.

Ma naiſſance eſt connue, ma belle Anna, c’eſt le haſard…… car jamais je n’aurois oſé… ma Mère me l’avoit fait jurer… coûte qu’il coûte, je lui aurois tenu parole. Vous vous rappelez que la précipitation avec laquelle j’étois deſcendue à l’arrivée de Madame Dubois, m’avoit fait négliger de ſerrer mes papiers, & oublier de fermer la porte. Mylord, dont l’habitude eſt de fuir le monde, s’étoit abſenté du ſalon pour aller dans ſon appartement ; il faut qu’il paſſe devant la porte de ma chambre, la clef qu’il a apperçue lui a fait naître le déſir d’entrer. Des papiers éparpillés ſur ma table ont excité ſa curioſité ; il a lu le commencement de la Lettre que je vous écrivois : le nom de Mylady Ridge ma Mère, l’a frappé, cette découverte a mis ſon amour à l’aiſe (car il m’aime, mon Amie) ; de là ſa gaieté en rentrant ; de là ſes queſtions qui m’ont tant embarraſſée. Le lendemain de ce jour, Mylady m’a fait prier de deſcendre ſur les dix heures du matin. — Il faut, me dit-elle, dès qu’elle me vit entrer, que je vous conſulte, ma chère Maria, ſur un mariage que mon Fils projette. Il me ſeroit impoſſible de vous peindre l’effet qu’a produit ſur moi ce peu de mots. — Me conſulter, Mylady… que ſeroient mes avis dans une affaire de cette conſéquence ; mais je ne croyois pas… que… Mylord… Il eſt donc amoureux ?… je m’en étois doutée. — Amoureux ! ce mot n’exprime pas aſſez, il idolâtre celle qu’il veut épouſer. — C’eſt donc une bien aimable Perſonne ? Ô ! elle eſt charmante. — Mylady la connoît ? — Parfaitement, je la vois ſouvent. — Cependant… jamais… c’eſt un myſtère, ſans doute ?… Excuſez-moi, Mylady… Une indiſpoſition ſubite… je ne me ſens pas bien. — Dieu ! s’écrie cette Femme adorable, elle ſe trouve mal ! Clemency, venez m’aider à la ſecourir (effectivement je ſentois mon cœur qui m’abandonnoit) ; Mylord paroît à l’inſtant, il étoit dans la pièce voiſine, dont la porte n’étoit pas entiérement fermée ; il ſe met à mes genoux, Mylady me prend dans ſes bras. — Ma Fille, ma chère Fille, pardonne l’épreuve où j’ai mis ta ſenſibilité ; je voulois ſavoir ſi tu l’aimois ; c’eſt toi qu’il adore : quelle autre que toi eut pu le captiver ? Mes Enfans, vous ſerez unis. Mon ame ne me ſuffiroit pas pour exprimer mon bonheur ! Quel moment ! Ô ma chère Anna, il ne s’échappera jamais de ma mémoire. — Méchante, me dit enſuite Mylady, tu nous cachois ta naiſſance. — Je l’avois promis. — Cruelle, reprit Mylord, vous n’aviez donc pas pitié des maux que je ſouffrois pour vous ? — J’étois moi-même dans un état affreux. — Et qui pouvoit le cauſer ? — L’incertitude de vos ſentimens. — Fille céleſte ! vous me voyez donc avec plaiſir ? Je regardai Mylady. — Réponds, ma chère Fille, ne crains pas de le rendre heureux. L’aimes-tu ?… Je ne ſuis pas de trop, mon Enfant, cet aveu me comblera de joie. — Il m’eſt bien doux de la cauſer. — C’en eſt aſſez, ma Mère, ménageons ſa délicateſſe. Il n’avoit pas quitté mes genoux, je le contemplois avec raviſſement. Enfin revenue de ce premier délire, on m’a demandé des détails. Je n’ai pas héſité à ſatisfaire Mylady ; dans le même inſtant elle a écrit à ma Mère pour lui demander ſon conſentement pour mon mariage avec ſon Fils ; la Lettre eſt partie depuis huit jours, nous attendons ſa réponſe avec une impatience, j’oſe dire, générale. Mylord eſt exactement un autre lui-même ; ſon humeur ſombre a totalement diſparu, il eſt d’une gaieté que je nommerois folie, ſi mon cœur ne la partageoit pas ; toutes idées de peines ſont loin de nous ; je vais être bienheureuſe, je le ſens déjà, il ne manque à mon bonheur que votre préſence, j’eſpère que le Ciel exaucera les vœux que je lui adreſſe ſans ceſſe pour une réunion, ſans laquelle je formerai toujours des déſirs. Adieu, mon Amie, pour vous écrire j’ai quitté Mylady & ſon aimable Fils, n’eſt-ce pas vous prouver que je vous aime par-deſſus tout ?

Émilie Ridge.

De Saint-Germain-en Laye, ce … 17


LXXIXme LETTRE.

Staal Anger,
à Mylady Ridge ;
à Londres.

Mylady,

Miss Fanny eſt décidément inſenſée, & je crains bien que ſa maladie ne ſoit incurable. J’attends les ordres de Mylady pour ſavoir quel parti il faut prendre. Si malheureuſement Miſs Fanny étoit vue par quelqu’un, le ſecret qu’il eſt important de garder ſeroit bientôt divulgué, car elle n’a oublié aucune circonſtance de tout ce qui lui eſt arrivé de fâcheux ; elle ne ſe laſſe pas de regretter ſon Époux, trente fois par jour elle prononce le nom de Ravelin. Exécrable union ! déteſtable Goodneſs ! combien ta connoiſſance maudite nous cauſe de repentir ! Je crains fort que la groſſeſſe de Miſs Fanny ne ſe tourne à mal ; dans les fureurs qui lui prennent ſouvent, elle n’a nuls égards pour elle-même, je la vois quelquefois prête à ſe percer d’un couteau, qu’elle a eu, malgré mes ſoins, l’adreſſe de ſe procurer ; il m’eſt impoſſible de le lui ôter, même dans ſon ſommeil, tant elle le tient fortement. Le Concierge du Château, ſeul confident de ce malheur cruel, m’eſt d’un très-grand ſecours, car mes forces ne ſuffiſoient pas pour arrêter ſes emportemens. Je ſens à quel point ces détails doivent affecter Mylady, mais je remplis mon devoir en l’inſtruiſant. Nous n’avons plus que deux mois pour atteindre à l’époque fatale : Mylady a-t-elle décidé le lieu où elle déſire que ſe paſſe cet événement ? Je crois qu’il ſeroit à propos de laiſſer les choſes dans l’état où elles ſont, Mylady peut encore ſuppoſer des affaires pour prolonger ſon ſéjour à Londres. La mort de Mylord arrivée à propos, détruit mes plus grandes inquiétudes, car malgré les ſages précautions de Mylady & l’empire abſolu qu’elle avoit ſur l’eſprit de ſon Époux, ſa curioſité ſur le compte de ſes Enfans ne laiſſoit pas de nous embarraſſer ; mais, Dieu merci, nous voilà tranquilles de ce côté. Dans un inſtant de calme, j’ai dit à Miſs Fanny qu’elle n’avoit plus de Père ; cette nouvelle l’a étonnée ſans l’affliger ; après pluſieurs minutes de ſilence, elle s’eſt comme écriée : — Mylady ſe porte-t-elle bien ? — Parfaitement, Miſs. — En ce cas, je ſuis conſolée. Depuis elle n’a plus parlé de Mylord.

J’ai déjà touché la première année de la penſion que Mylady a bien voulu me faire, & je la prie d’agréer mes très-humbles remercîmens. Je tâcherai de mériter de plus en plus la continuation de ſes bontés par mon zèle à la ſervir, ainſi que Miſs Fanny. Je ſuis avec un profond reſpect,

de Mylady,
La très-humble & très-
obéiſſante Servante,
Staal Anger.

De Raimbow, ce … 17




LXXXme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Enfin, me voilà à Paris, mon cher William, & mon malheur me ſuit par-tout. Le changement de climat n’en a cauſé aucun ſur Mylady Clarck. La ſociété de ſon aimable Frère adoucit un peu la rigueur de mon ſort ; mais ma Femme, quelle étrange créature ! ne ſe laſſe pas de me tourmenter. Elle ſe tourne le ſang par les inquiétudes où elle eſt toujours ſur ma fidélité. Elle me croit amoureux exactement de toutes les Femmes ; il faut pour lui plaire que je ne m’abſente pas d’avec elle, & lorſque nous ſommes enſemble, elle m’accable de reproches ſans rime ni raiſon. Conçois-tu, mon Ami, un ſupplice comparable au mien. Depuis huit jours que nous ſommes arrivés, elle n’a pas voulu que je ſorte parce qu’elle étoit fatiguée de la route, & qu’il lui falloit du repos. Lorſque le Chevalier Barrito m’a ſollicité de l’accompagner au Spectacle, elle lui a répondu que ſous peu de jours nous irions enſemble, qu’il n’étoit pas décent que nous paroiſſions l’un ſans l’autre ; je ſuis comme un enfant qui ne peut avoir d’autres volontés que celle de ſon Mentor. S’il m’arrive de contrarier celui que le ſort m’a donné, toute la maiſon en eſt la victime. Mylady devient un diable ; j’aime encore mieux ſouffrir tout ſeul que de faire connoître ſon odieux caractère à une troupe de nouveaux Valets que nous avons pris ici. Tu ne m’as point écrit à ***, comme je t’en avois prié, & tu ne m’as pas marqué, dans ta dernière Lettre à Naples, ſi le mariage que tu avois projetté, étoit enfin conclu ; les objections que je t’avois faites au ſeul mot d’Hymen, ont ceſſé au nom de Miſs Simple, c’eſt une jeune perſonne charmante ; ſa liaiſon avec Lady Harris m’a mis à portée de la voir ſouvent, ſes qualités m’auroient ſéduit ſi, dans ce temps, je n’avois pas eu le cœur préoccupé par mon amour pour Fanny Ridge. Je te félicite ſur le bonheur dont tu jouiras avec cette Fille eſtimable ; te ſavoir heureux, c’eſt au moins une diminution à mes peines perſonnelles. Je me flatte que tu n’es pas aſſez injuſte pour douter de l’attachement de

Charles Clarck.

De Paris, … ce … 17


LXXXIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Saint-Germain-en-Laye.

Je vous fais mon compliment de bien bon cœur, ma chère, ſur l’heureux mariage que vous allez contracter ; puiſſiez-vous jouir éternellement d’une félicité que vous méritez à plus d’un titre. Votre dernière Lettre m’a fait éprouver une joie que je ne connoiſſois plus depuis long-temps ; vous voilà au comble de vos vœux, les plaiſirs vous ſuivront ſans ceſſe. Adorée de votre Époux, chérie de vos Amies, aimée de vos connoiſſances, eſtimée de tout le monde, il ne vous reſte pas un déſir à former : le ſort vous a ſervie ſelon les miens, il a rempli mes intentions ; je ne puis trop le remercier pour un pareil bienfait.

Ma poſition, Émilie, eſt abſolument contraire à la vôtre ; je n’enviſage dans l’avenir qu’une continuité de peines ; toujours en guerre avec moi-même, toujours dévorée des feux que mon devoir & la raiſon réprouvent, tel eſt & tel ſera ſans ceſſe l’état de votre Amie.

Ma Grand-maman eſt d’une triſteſſe que le temps ne diminue pas ; le ſouvenir de ſon Époux lui fait journellement verſer des larmes. La Famille Stanhope eſt retournée à Pretty-Lilly. Andrew a ſuivi ſon Maître, ſon Protecteur, je pourrois même dire ſon Ami, car il le traite comme s’il l’étoit en effet. Mylady Wambrance eſt ici ; cette aimable Femme a deviné mon ſecret, je n’ai point eu la force de nier ce que je ſens ſi bien : cette confidence preſque forcée par la pénétration de Sophie (vous ſavez que c’eſt ainſi que ſe nomme Lady Wambrance), allège en quelque façon mes peines ; nous parlons ſouvent de celui qui les cauſe, & qui, ſans doute n’y ſonge plus ; ſon indifférence me déſeſpère, & pourtant il eſt comme je déſirois qu’il fut : je ſuis effrayée de la biſarrerie de mon caractère. En vérité, ma chère Émilie, je me trouve bien malheureuſe. Blâmez-moi, plaignez-moi ; mais ſurtout aimez-moi. Je ſuis pour la vie la plus affectionnée de vos Amies,

Anna Rose-Tree.

De Break-of-Day, ce … 17


LXXXIIme LETTRE.

Mylady Clemency,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.

Tout eſt terminé, ma chère, je ſuis la plus heureuſe des Femmes. Mylady Clemency a déſiré que mon mariage ſe fit à Paris. Occupés de notre amour mutuel, ſon Fils & moi ne ſongions guère à la contrarier : rien n’eſt comparable à la magnificence de tout ce qui m’entoure. Un Hôtel ſuperbe, ſitué dans le plus beau quartier ; des gens en grand nombre, une livrée magnifique, la garderobe la plus chère & la plus recherchée, des diamans en profuſion, c’eſt mon adorable Mère qui les a choiſis ; rien n’a été oublié. Les plus grands Seigneurs de ce pays ont aſſiſté à ma noce, c’eſt ce que l’on m’a dit enſuite, car je ne voyois que Mylord Clemency. Mylady Ridge a envoyé ſon pouvoir ; une Lettre froide & courte l’accompagnoit, c’eſt ma ſeule dot ; mais je ne rougis pas de mon dénuement total. Il m’eſt doux de tout devoir à mon Époux ; mon attachement pour lui n’en eſt point augmenté, il étoit à ſon comble, mais ma reconnoiſſance en doublera tous les jours. On me fait voler à de nouveaux plaiſirs ; il en eſt un que je priſe infiniment, c’eſt celui d’être ſans ceſſe avec mon Époux ; il ſe trouve, dit-il, bienheureux de me poſſéder, avec quel plaiſir je répète avec lui.

Madame Dubois a gagné ſon Procès au Conſeil. Elle ſe fixe à Paris : ma Mère lui a donné un appartement pour elle & pour ſes Filles, dans notre Hôtel immenſe : M. Wiſdom y loge auſſi. J’ai vu avec joie que la gaieté d’Alexandrine n’a point été altérée par mon Hymen ; & je crois que, malgré l’âge de notre Anglois, elle n’a pour lui aucune répugnance ; c’eſt ce que je remarquerai mieux encore. Ce mariage me ſembleroit favorable à tous deux ; M. Wiſdom a de la fortune, Alexandrine a des charmes ; par ce moyen chacun apportera du ſien, l’utile & l’agréable ; ils ſeront donc heureux ! La Lettre précédente n’était point encore parvenue à Mylady Clemency. J’attends une Lettre[18] de vous avec bien de l’impatience. Lady Wambrance eſt-elle avec vous ? J’eſpère que la ſociété de cette charmante perſonne charmera vos ennuis & vos peines. Adieu, ma belle Amie, croyez que mon bonheur ne m’empêche pas de ſonger continuellement au vôtre.

Émilie Clemency.

De Paris, ce … 17




LXXXIIIme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augstin Buckingham ;
à Dublin.

Tu déſapprouves donc ma conduite dans tous ſes points, mon cher Auguſtin. Le commencement de ta Lettre[19] eſt d’un rigoriſme effrayant, & je crois que ſans les termes d’amitié qui la terminent, j’aurois regretté, non ce que j’ai fait, j’ai trop de raiſons de m’en féliciter, mais de t’en avoir inſtruit. Permets que je te faſſe une queſtion : En quittant une Ville agréable & où tu te plaiſois infiniment, pour aller dans un pays ſauvage, y ſervir de garde-malade à une vieille Parente, quel étoit ton but ? D’hériter d’une immenſe fortune ! Et quel eſt l’uſage que tu prétends en faire ? Ton bonheur, ſans doute, conſidéré en général & en particulier, les actions de tous les Êtres penſans ; elles ne tendent qu’à ce même bonheur, tous font leur poſſible pour y atteindre : j’ai fait comme les autres, & j’ai, par deſſus le plus grand nombre, la gloire d’avoir réuſſi dans mon entrepriſe ; après ce raiſonnement, oſe encore me blâmer. Je me repentirai dans la ſuite, dis-tu, de mon imprudence. Me repentir ! hé ! de quoi ? d’être parfaitement content ? Heureux Époux, heureux Père, heureux Ami de tout ce qui m’entoure ; quel motif pourroit exciter mon repentir ? Tu prétends que j’ai déshonoré ma Famille ; une choſe qu’on ignore peut-elle cauſer le plus petit mal ? Mon juge, Auguſtin, eſt au fond de mon cœur, & il ne me fait pas des reproches auſſi graves que les tiens. Lorſque j’étois lié à Londres avec une douzaine de roués (pardonne ſi je te mets du nombre, & ſur mon ame ce n’eſt pas par récrimination), que je paſſois mon temps à jouer, à boire & à ſéduire toutes les Jeunes-filles qui me plaiſoient, faiſois-je plus d’honneur au nom reſpectable que je portois alors. Je fais le plus grand cas de ton amitié ; mais, je t’en conjure, ne cherche pas à troubler ma félicité. Tous mes jours ſe paſſent ſans aucune inquiétude ſur l’avenir, le préſent me charme, & j’ai preſque oublié le paſſé ; voilà mon ſort, crois-tu que je voudrois le changer ? Non, certes, mon Ami, ma place eſt pour toujours marquée dans les bras de ma chère Peggi ; convaincu qu’il n’en eſt pas de plus agréable, je m’applaudis ſans ceſſe d’y avoir été admis. Sois donc abſolument certain que tes ſermons ne changeroient rien à l’ordre des choſes, tu affligerois ton Ami ſans le convertir. Adieu, Auguſtin, mets la ſévérité de côté, & mon attachement pour toi ſera toujours le même.

Edward Stanhope.

De the Litthe-Hill, ce … 17


LXXXIVme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Je l’ai vue, mon cher William, elle eſt mariée ! la cruelle a pu oublier mon amour, ſes ſermens… Inſenſé que je ſuis, & n’ai-je pas oublié l’un & l’autre. Que Mylord Clemency eſt heureux ! C’eſt lui qui poſſède tant de charmes : ils ſont également épris l’un de l’autre, & moi j’ai pu voir le ſpectacle de leur félicité ſans en mourir de déſeſpoir. Ses yeux ſe ſont fixés ſur moi, ſans qu’elle en reſſentit la plus petite émotion. Je n’ai point oſé me préſenter à ſa loge (j’ai oublié de te dire que c’étoit à l’Opéra où je l’ai rencontrée). Clemency, que je connois beaucoup, eſt venu dans la mienne, où j’étois avec ma Femme & la Marquiſe de P…, une Italienne avec qui elle étoit fort liée à Naples : il m’a ſait ſon compliment ſur la beauté de Lady Clarck. Je n’ai pas eu la force, avec bien plus beau jeu, de lui rendre la pareille ; ſa Mère qui accompagnoit Émilie, m’a ſalué ; ſa Belle-fille a fait auſſi une révérence à Mylady Clarck, qui s’eſt empreſſée de me demander le nom de ces Dames qui venoient de la ſaluer. — C’eſt, répondit Clemency, ma Mère & ma Femme. — Elles me paroiſſent toutes deux bien jolies, & s’adreſſant à moi : Vous les connoiſſez, Mylord. — Il doit la connoître, Mylady ma Mère étoit l’Amie de la ſienne, & la beauté d’Émilie Ridge a fait aſſez de bruit pour… Ah ! c’eſt Miſs Ridge, dit ma Femme en l’interrompant, oui, j’en ai beaucoup entendu parler. Elle me fixa alors avec un air de colère incroyable. — Je n’ai point encore vu Alceſte, voulez-vous permettre, Mylord, que j’y prête quelqu’attention ? Clemency ſe retira & fut reprendre ſa place derrière ſa divine Épouſe. La mienne m’obſerva tout le temps du Spectacle, & de moment en moment elle répétoit ! ah, c’eſt Miſs Ridge, je ne la ſavois pas ſi près de moi. En rentrant elle me fit une ſcène affreuſe. — Homme faux, voilà donc la raiſon de ce voyage de France ; perfide, ne crois pas que je ſouffrirai tes tromperies atroces. J’ai eu beau lui repréſenter que c’étoit elle qui avoit voulu venir à Paris, il ne m’a pas été poſſible de lui faire entendre raiſon ; ſes reproches ont duré juſqu’à trois heures du matin. Mon Beau-frère en verſoit des larmes de rage ; prières, inſtances, menaces même, rien n’a pu la calmer, & nous nous ſommes quittés en nous maudiſſant tous deux. Dès huit heures du matin elle étoit chez moi ; elle a culbuté tous mes papiers pour découvrir des Lettres d’Émilie qu’elle croyoit y trouver. La conviction du contraire a redoublé ſes fureurs : elle m’a juré que ſi je ſortois de la maiſon, je ne la retrouverois que morte, qu’elle s’arracherait une vie que je lui rendois odieuſe ; que ne m’a-t-elle pas dit ! J’ai promis de garder mon appartement ; mais je l’ai priée inſtamment de m’y laiſſer ſeul ; elle m’a enfin quitté. Je me ſuis enfermé pour te raconter mes nouvelles peines : ô mon Ami, mon Ami, que reſte-t-il à faire au pauvre Clarck ? La vue d’Émilie mariée a comblé tous mes maux : Heureux ! mille fois heureux Clemency ! Quand ils ont paru, tout le monde s’eſt écrié : le charmant couple ! Rien en effet de mieux aſſorti. Clemency a toujours paſſé pour un Garçon extrêmement aimable ; ſa Mère l’avoit amené chez la mienne à Rocheſter ; toutes les jeunes Demoiſelles briguèrent ſes préférences ; on le diſoit indifférent, il a ceſſé de l’être pour l’objet le plus digne de le captiver. Vois comme le Public eſt méchant ! J’étois bien ſûr qu’Émilie étoit innocente ; elle, fuir avec un malheureux ! tout devoit ſervir à me déſabuſer ; elle ſuivoit ſon Époux, & une Femme généralement eſtimée. Mon ſort t’a bien peu intéreſſé ; ſi tu t’étois mieux informé, je ne me ſerois pas lié avec une Femme qui fait mon tourment. Le dépit, plus que mon inclination, a formé ce lien infernal, j’ai pris pour de l’amour ce qui n’étoit que le déſir de me venger ; incertain ſur le parti que je dois prendre, je me livre à l’excès de mon déſeſpoir ; mille projets affreux ſe forment dans ma tête, la réflexion les détruit, & je ſuis toujours aux abois… Émilie, cher & cruel objet, il eſt pourtant vrai que tu es infidelle ; c’eſt pour toi que j’ai bravé la mort, c’étoit pour te venger que j’ai compromis ma liberté, c’eſt par tes ordres que je me ſuis décidé à fuir ; tu dois t’en ſouvenir. Je voulois courir tous les dangers pour ne pas te quitter, pouvois-tu douter de ma vive tendreſſe ! Quelle preuve plus forte pouvois-je t’en donner ? Pour me récompenſer, tu accordes ta main & ton cœur à un rival préféré. Tu ne crains pas de déſeſpérer celui qui t’adorera juſqu’au tombeau. Eſt-il un ſort ſemblable au mien ? Plus je m’appeſantis ſur ſa rigueur, & moins je me ſens la force de le ſupporter. Adieu, mon Ami ; ſi tu ne reçois pas bientôt ma ſeconde Lettre, dis-toi que Charles a ſuccombé à ſa douleur ; mais crois que juſqu’au dernier ſoupir, il te chérira & fera des vœux pour ton bonheur.

Charles Clarck.

De Paris, ce … 17




LXXXVme LETTRE.

Mylady Clemency,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.

Votre Lettre m’eſt parvenue, ma chère Anna, le lendemain du jour où j’ai fait partir la mienne : je vous remercie de tout ce qu’elle renferme d’agréable ſur mon compte, croyez que ſi je rends foiblement l’excès de ma reconnoiſſance, mon cœur la ſent vivement & en conſerve un précieux ſouvenir ; quand pourrai-je, mon Amie, vous féliciter à mon tour ſur un bonheur que vous méritez mieux que perſonne au monde ; mais je vois avec une vraie peine que vous vous éloignez tous les jours de la route qui pourroit vous y conduire ; vous ne croyez donc pas que les déſirs de vos Amies ne peuvent être ſatisfaits, tant que vous ſerez dans le cas d’en former ; rendez-vous donc heureuſe, je vous en conjure au nom de tous ceux qui vous connoiſſent, je vous en conjure pour mon intérêt perſonnel ; puiſſe cette raiſon avoir un peu d’empire ſur vous ! je ne m’explique pas davantage ; Anna doit m’entendre, ma délicateſſe doit épargner la ſienne.

Il eſt d’uſage ici de conſacrer pluſieurs jours après ſon mariage à ſe montrer à tous les différens Spectacles, il a bien fallu ſuivre une étiquette que les plus grands Seigneurs n’ont point enfreinte ; j’ai donc été à la Comédie Françoiſe, à la Comédie Italienne & à l’Opéra : j’ai rencontré à ce dernier Mylord Clarck, il eſt auſſi marié ; ſa Femme m’a paru d’une très-jolie figure. Mon Époux, qui a beaucoup connu Mylord Clarck, a été dans ſa Loge, il prétend en avoir été reçu froidement ; il ajoute que Mylady lui a fait une eſpèce de malhonnêteté en le priant de la laiſſer écouter Alceſte qu’on donnoit ce jour-là ; il a aſſurément mal entendu, car je crois que le plaiſir de voir & de cauſer avec Clemency vaut mieux que tous les Opéra poſſibles. Je ne puis pourtant m’empêcher de rendre juſtice à la Muſique[20] d’Alceſte, elle eſt abſolument au deſſus des éloges que j’en pourrois faire. Ma Belle-mère, de qui la tendreſſe pour moi ſemble augmenter tous les jours, a fixé notre retour en Angleterre à un an, ſes volontés ſont des ordres pour nous. La ſanté de mon cher Clemency eſt totalement aſſurée, il eſt d’une gaieté qu’on ne peut comparer qu’à la mienne : un Époux tel que lui eſt un préſent du Ciel, je ne puis aſſez le remercier de ce ſignalé bienfait.

Je ne ſais ſi Mylord Clarck compte faire un long ſéjour ici ; mais je voudrois le ſavoir parti, ſa préſence a fait naître dans mon ame des preſſentimens dont je ne diſtingue pas trop la cauſe. Adieu, ma tendre Amie, mon attachement pour vous eſt immuable.

Émilie Clemency.

De Paris, ce … 17




LXXXVIme LETTRE.

Sir Charles Clark,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Ton mariage eſt conclu, te voilà le plus heureux de tous les hommes, & l’exiſtence de ton ami eſt toujours auſſi douloureuſe. Pour tranquilliſer l’eſprit inquiet & jaloux de mon tyran, je m’étois condamné depuis huit jours à la retraite ; Mylady s’eſt enfin laſſée de ma captivité, elle-même m’a engagé à prendre quelques diſtractions, en m’aſſurant qu’une ſeule choſe ſuffiroit à ſon repos ; c’étoit de lui donner ma parole d’honneur de ne jamais parler à Lady Clemency : je n’ai point eu de peine à promettre ; mais mon cœur étoit ſi peu d’accord avec ma bouche, que le même ſoir j’ai volé à l’Opéra avec le Chevalier Barrito, pour m’enivrer du plaiſir de voir la charmante Émilie ; elle n’y étoit pas, & c’eſt en vain que je l’ai cherchée dans tous les Spectacles. En ſortant des Italiens, un jeune Anglois d’une figure agréable, qui attendoit ainſi que moi, ſon carroſſe, eſt venu me joindre ; tu ſais que l’on ſaiſit toujours avec avidité l’occaſion de parler ſa langue : il m’a paru faufilé dans la meilleure compagnie, à en juger par le nombre & la qualité des Perſonnes qui l’accoſtoient ; je l’ai engagé à venir chez moi, & dès le lendemain il nous a rendu viſite : ma Femme a été enchantée de ſon eſprit & de ſa gaieté, & l’a invité à dîner avec nous ; à l’heure du Spectacle, je l’ai laiſſé avec Mylady ; à mon retour je l’ai trouvé ſeule, mais rêveuſe & penſive. Ce Jeune-homme eſt aimable & d’une tournure agréable ; s’il avoit fait quelqu’impreſſion ſur elle ? en vérité, mon Ami, j’en ſuis réduit à le déſirer, peut-être alors ſeroit-elle plus indulgente pour moi. Malgré mes ſoins, il m’eſt impoſſible de rencontrer Lady Clemency ; ſeroit-elle déjà partie ? Si j’en avois la certitude, je me croirois dix fois plus malheureux ; je borne tous mes vœux à jouir du plaiſir de la contempler.

Le Chevalier Barrito s’eſt trouvé, il y a quinze jours, à un bal que donnoit M. ***, la ſociété étoit choiſie & compoſée de Femmes charmantes ; une Demoiſelle, ſurtout, lui parut mériter toute ſon attention ; il ne danſa qu’avec elle, & il prétend que Therpſicore ne danſoit pas mieux. Dans une contredanſe dont le mouvement étoit un peu vif, la jeune Perſonne fit un faux pas & ſe donna une entorſe, il la reçut dans ſes bras & la porta ſur un fauteuil. La Mère & la Sœur de la belle Danſeuſe témoignèrent une vive inquiétude de cet accident ; le Chevalier leur aſſura qu’il connoiſſoit un remède excellent, & qui hâteroit la guériſon de la malade, en ôtant les douleurs à la Demoiſelle. On fit uſage du remède ; on lui permit d’en aller ſavoir le ſuccès ; il y fut le lendemain, on l’introduiſit dans un ſuperbe appartement : Madame Dubois (c’eſt le nom de la Mère de la jeune Perſonne dont Barrito paroît fort épris) le reçut à merveille ; depuis ce jour il n’en paſſe pas un ſeul ſans y aller, & je ne ſais trop qu’augurer de ſon aſſiduité ; au reſte, je ſuis certain qu’il rendra heureuſe la Femme qui pourra le captiver, car il poſſède toutes les qualités qui rendent un Homme aimable, & je ne lui connois pas un défaut. Adieu.

Charles Clarck.

De Paris, ce … 17




LXXXVIIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Mylady Clemency ;
à Paris.

Que de choſes à vous apprendre, ô ma chère Émilie ! Par où commencer ? Et comment vous convaincre de la vérité de tant d’évènemens extraordinaires ? Andrew !…… ſera mon Époux ; je conçois à peine mon bonheur… Il m’aimoit toujours, c’étoit par reſpect… Mais apprenez comment tout eſt arrivé.

Peu de jours après le retour de Mylord Stanhope à Pretty-Lilly, Andrew eſt tombé dangereuſement malade. Mylord en a reſſenti une peine incroyable, & il a voulu qu’on l’apportat dans une chambre voiſine de la ſienne. Il ne le quittoit preſque pas. Un jour qu’Andrew étoit plus bas, & que les Médecins aſſuroient qu’aucuns remèdes ne pourroient ſauver le Jeune-homme, attendu que ſon mal principal & peut-être le ſeul, étoit une triſteſſe profonde, cauſée ſûrement par des peines qu’il cachoit avec ſoin ; Mylord s’approcha de ſon lit, & par toutes ſortes de moyens il l’engagea à lui ouvrir ſon cœur. Andrew, qui croyoit n’avoir plus que quelques heures à vivre, lui fit l’aveu de ſon amour pour moi, & des efforts douloureux qu’il faiſoit pour le cacher. — Voilà donc, dit alors Mylord, la cauſe de ton dépériſſement : Et pourquoi l’avoir diſſimulé à mon amitié ? depuis long-temps tu ſerois heureux. Guéris-toi, mon Enfant, tu ſeras au comble de tes vœux. Je n’ai jamais donné de parole en vain, & je te jure que tu épouſeras Anna ; laiſſe-moi faire, & ſurtout, hâte-toi de recouvrer la ſanté. — Après lui avoir donné cette douce eſpérance, Mylord le quitta. Il ordonna qu’on mit les chevaux, & ſe fit conduire ici. Peu d’inſtans après ſon arrivée, il pria Mylady Green de lui accorder un entretien particulier. Lady Wambrance me prend le bras, & nous ſortons. Le bruit du carroſſe de Mylord nous avertit qu’il venoit de partir ; nous rejoignons ma Grand-maman, elle avoit l’air extrêmement gaie, choſe qui ne lui étoit pas arrivée depuis huit mois. J’étois curieuſe d’apprendre le ſujet de la viſite de Mylord, & cependant je n’oſois faire aucune queſtion à Mylady Green. Deux jours après on lui apporta une Lettre de Pretty-Lilly. En la liſant, elle s’écria ! — Ce pauvre Andrew ! — Que lui eſt-il donc arrivé ? dis-je, avec précipitation. — Il a été à la mort… mais il va beaucoup mieux. — Sans ce mais, je crois, ma chère, que je me ſerois trouvée mal ; Mylady continua de lire. — Mylord Stanhope nous prie à dîner pour jeudi. Et s’adreſſant à ma Compagne : — J’eſpère, Mylady, que vous voudrez bien lui faire l’honneur d’y venir. — S’il n’avoit pas parlé de moi, dit la Dame charmante, je me ſerois priée ; je ne quitte point comme cela mes Amies. Ma Grand-maman l’a embraſſée, & a été faire réponſe à la Lettre. Que le temps juſqu’au jeudi me parut long ! il s’eſt enfin écoulé. Nous arrivons à Pretty-Lilly ; Miſtreſs Browne vient à moi, & me dit tout bas : — Vous ſerez heureuſe. Je ne compris rien à ce peu de mots. À l’heure du dîner, Andrew parut. Il étoit bien pâle, mais il avoit l’air content. On ſe met à table. Je me trouvai placée à côté d’Andrew ; ſans en concevoir la raiſon, j’en étois bien aiſe. Après le dîner, on me fit paſſer dans le cabinet de Mylord avec lui & Mylady Green. — Voici, me dit-elle, ma chère Fille, le moment de me prouver votre obéiſſance : Mylord a trouvé un Mari qui vous convient ; j’eſpère que vous voudrez bien agréer ſon choix, qui eſt devenu le mien. Je tombai aux genoux de ma Grand-maman. — Mylady avoit eu la bonté de me promettre… — Je n’ai rien promis. Mylord, faites, je vous prie, entrer le prétendu d’Anna. Mylord paſſa dans la pièce d’à côté. Ne me ſentant pas la force de regarder l’Homme qu’il alloit amener, je cachai ma tête dans les mains de Mylady. Quelqu’un ſe mit à genoux à côté de moi : on ſaiſit une de mes mains. Le mouvement que je fis pour la retirer me découvrit les yeux : j’apperçus Andrew ! Je ne me rappelle pas ce que j’ai dit : j’étois dans une eſpèce de délire. Je n’oſois me livrer à l’eſpoir ſéduiſant qui s’offroit à moi. — Il eſt donc vrai, dit alors Andrew, qu’elle ſera à moi ! Ah ! n’eſt-ce point une illuſion ! Mylady, ne me trompez pas ! puis-je me livrer à l’excès de mon bonheur ? — Moi, te tromper, dit avec bonté ma Grand-maman ; ne ſais-tu pas combien elle t’aime ? Mes Enfans, vous ſerez unis, & c’eſt à Mylord que vous devez tous vos remerciemens ; il adopte Andrew pour ſon Fils, à condition qu’il prendra le nom d’une Terre conſidérable qu’il lui donne.[21] — Oui, ma chère Anna, dit alors Mylord, il étoit décidé que je vous nommerois ma Fille. Venez, mes Enfans ; tous nos Amis ſont inſtruits, & brûlent de vous féliciter. Andrew, point d’impatience ! dans huit jours le mariage.

Nous n’avons quitté Pretty-Lilly que ce matin, & c’eſt après-demain que j’épouſe celui que mon cœur a choiſi depuis ſi longtemps. Concevez-vous mon bonheur ? Je m’en croyois ſi loin, & j’y touchois ! Vous avez partagé les peines, partagez auſſi la félicité

d’Anna Rose-Tree.

De Break-of-Day, ce … 17


LXXXVIIIme LETTRE.

Mylady Clarck,
à Monſieur Nivelar ;
à l’Hôtel de Berlin.

Vous m’avez juré un entier dévouement, je compte abſolument ſur votre parole. Servez-moi ſelon mes déſirs, & ma fortune eſt à vous. Je me flatte que vous n’avez point à vous plaindre de la manière avec laquelle j’ai débuté avec vous ; quelque beau que vous ait paru le ſolitaire, croyez que ce n’eſt qu’un prélude de mes bienfaits. La Perſonne dont je vous ai parlé eſt grande, blonde, tout le monde dit qu’elle eſt jolie ; & quoique ce ne ſoit pas mon avis, il faut toujours la chercher parmi les Femmes de ce nombre. Son Époux eſt d’une taille au deſſus de la médiocre ; il eſt auſſi blond ; il a beaucoup de couleurs, & ſes traits ſont parfaitement réguliers. Il exiſte encore une Belle-mère, grande, belle, de trente-ſix à quarante ans, les cheveux comme ſon Fils, Clemency eſt leur nom. Je les crois riches ; il ne doit pas vous être difficile de les découvrir. Je vous ai conté l’hiſtoire de la jeune Lady ; c’eſt une miſérable qu’il faut punir, elle a ma haine. Je la perdrai ; ſi je me perds avec elle, que vous importe, puiſque vous aurez mon argent ? & il paroît que vous l’aimez beaucoup. Venez lundi me rendre compte de vos démarches. Je ſuis votre ſervante

Suzanna Clarck.

De l’Hôtel d’Angleterre.




LXXXIXme LETTRE.

Mylady Clemency,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.

Vous êtes heureuſe, ma chère Anna, puiſſe votre bonheur ne pas paſſer comme le mien ! J’ai des ennemis cachés qui machinent pour troubler mon repos. Depuis quelques jours mon Époux a repris ſon ancienne triſteſſe, ſa Mère a fait de vains efforts pour en ſavoir la cauſe, & mes tentatives n’ont pas eu plus de ſuccès ; je ne ſaurois vous dire à quel point ce changement de caractère m’a affligée. Hier matin il ne faiſoit que de ſortir, lorſque ſon Valet-de-Chambre qui le croyoit avec nous, vint apporter une Lettre. — De la part de qui ? lui demande Mylady. — Le porteur, répond le domeſtique, eſt un Homme que Mylord connoît, & qui eſt déjà venu. — Attend-il la réponſe ? — Non, Mylady, il a dit qu’il n’y en avoit point ; ma Mère prend la Lettre, & ſitôt que le Valet fut ſorti : — Ceci, me dit-elle, renferme un myſtère que je veux éclaircir, & ſur le champ elle décacheta la Lettre : elle étoit d’un inconnu qui prioit Mylord pour la ſeconde fois de faire attention à ma conduite. On l’inſtruiſoit que Mylord Clarck avoit été mon Amant, que mon amour s’étoit ranimé à ſa vue, que Mylord Clarck, avec qui j’entretenois une correſpondance ſecrette, étoit décidé à m’enlever ; on finiſſoit par lui promettre inceſſamment une conviction de tout ce qu’on avançoit. — Voilà, s’écria Mylady après la lecture de ce déteſtable écrit, une fourberie bien atroce ! & voyant que je pleurois ; conſole-toi, ma chère Fille, ſois ſûre que les calomniateurs ſeront découverts & punis. Je n’ignore aucun des évènemens de ta vie ; tu ne dois rougir de rien, ta conduite eſt innocente ; nul ſoupçon contraire à ton honnêteté ne trouve place dans mon cœur : mais il faut déſabuſer mon Fils, lui rendre la tranquillité que les miſérables lui ont fait perdre : c’eſt mon affaire, repoſe-toi ſur ma prudence, & ſois ſans inquiétude. Malgré la bonté touchante de Mylady, je me livrois à la plus violente douleur : elle me fit promettre de cacher mon chagrin à mon Époux, en m’aſſurant que c’étoit le moyen de diſſiper l’orage. Je fis mon poſſible pour lui obéir. Mylord revint à l’heure du dîner, & ſortit tout de ſuite après ; il n’eſt rentré qu’à dix heures du ſoir, & à neuf heures du matin il n’étoit plus à la maiſon ; depuis vingt-quatre heures, il ne m’a pas adreſſé deux fois la parole. Dès qu’il ſera de retour, ma Mère lui parlera ; je voudrois être à demain. Je tremble comme ſi j’avois commis un crime. Eſt-ce donc encore le preſſentiment d’un grand malheur ? Dieu, prends pitié de moi !… J’entends du bruit, ſi c’eſt lui Mylady ſort de ma chambre, elle eſt auſſi inquiète que moi. Il eſt tard… Je ne puis plus écrire, je ſuis trop tourmentée. Adieu, mon Amie, faites des vœux pour mon Époux & pour moi.

Émilie Clemency.

De Paris, ce … 17




XCme LETTRE.

Miſtreſs Mountain,
à Mylady Clemency ;
à Paris.

J’étois heureuſe, ma chère Émilie, mais vos peines troublent abſolument ma félicité, Intéreſſante Amie, il eſt donc certain que vous n’êtes née que pour ſouffrir ? Quels monſtres abominables que ceux qui veulent vous brouiller avec votre Époux ! je les maudis de toute mon ame ; mais je crois, comme Mylady Clemency, que l’innocence triomphera, & que les calomniateurs ſeront punis ; peut-être en ce moment tout eſt-il éclairci. Hâtez-vous de m’en inſtruire ; tout ce qui vous concerne eſt ſi important pour moi.

Le ſéjour de mylord Clarck à Paris m’a fait frémir, ſans pourtant le croire capable d’aucun mauvais procédé ; car vous ſeriez injuſte, Émilie, de le ſoupçonner de tremper dans de pareilles horreurs. Toutes ces aſſertions n’auront qu’un temps, mais quels ſeront vos dédommagemens ? votre tendreſſe vous en procurera dans les regrets de votre Époux. J’attends votre première Lettre avec une impatience proportionnée à mon amitié.

Mon mariage s’eſt célébré le ſurlendemain du jour où je vous ai écrit : tous mes Amis en ont témoigné la plus grande joie ; mais la mienne ſeule peut être comparée à celle d’Andrew, notre ivreſſe étoit à ſon comble. Comme ma Grand-maman n’a pas voulu ſe ſéparer de moi (ce qui étoit conforme à mes déſirs), & que Mylord a exigé qu’Andrew ne le quitteroit pas, il a été décidé que toute la maiſon Stanhope viendroit paſſer un mois à Break-of-Day, & qu’enſuite Mylady Green, Lady Wambrance, &c. demeureroient à Pretty-Lilly ; par ce moyen nous ſerons toujours enſemble. Cet arrangement s’eſt trouvé être du goût de tout le monde.

L’élévation d’Andrew n’a cauſé nulle jalouſie ; depuis long-temps il étoit autant révéré des Domeſtiques qu’aimé des Maîtres. Les fêtes ſont continuelles ; mais votre Lettre que je n’ai communiquée qu’à mon Époux, jette une teinture de triſteſſe ſur nous qui cauſe de l’inquiétude à nos Amies ; votre première les diſſipera ſans doute, je le déſire trop pour ne pas l’eſpérer. Adieu, ma chère Émilie, croyez à mon amitié comme je crois à la vôtre.

Anna Mountain.

De Break-of-Day, ce … 17




LCIme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Je m’échappe un moment pour te raconter l’évènement le plus funeſte. Ce pauvre Chevalier a été cette nuit percé de pluſieurs coups d’épée, ſans que l’on puiſſe ſavoir l’auteur de cette ſcène ſanglante. J’avois ſoupé chez la Marquiſe de P***. Je rentrois entre minuit & une heure, lorſque j’ai rencontré, à vingt pas de chez moi, la garde qui ſoutenoit un homme qui marchoit avec peine, je ne le reconnus pour Barrito, que lorſque je l’ai entendu dire d’une voix mourante : — Mes Amis, voilà la maiſon ; aidé de mes gens, nous l’avons porté dans ſa chambre. Sa Sœur eſt arrivée lorſque l’on venoit de le mettre au lit, elle a jeté un cri & s’eſt trouvée mal : pendant qu’on s’occupoit de la faire revenir, je me ſuis approché du Chevalier, qui m’a dit, en me ſerrant la main : quand Mylady ſera ſortie, je vous raconterai ce qui m’eſt arrivé. Le Chirurgien a viſité les bleſſures, il n’en a pas trouvé de mortelle ; mais elles lui ont paru toutes trois dangereuſes. Après avoir mis le premier appareil, il a défendu au Chevalier de parler & s’eſt retiré en promettant de revenir dès le matin. Malgré mes inſtances à Barrito pour remettre au lendemain les éclairciſſemens de cette aventure, il a voulu me les donner. — J’avois été chez Madame Dubois, m’a-t-il dit, en ſortant du Spectacle ; elle m’a engagé à reſter à ſouper, je n’ai pu réſiſter aux ſollicitations de la belle Joſephine. Je ſuis ſorti vers onze heures & demie ; à quelques pas de la porte, un homme enveloppé d’un manteau, s’eſt préſenté à moi l’épée à la main, en criant : défends ta vie, miſérable ; l’épithète m’a mis en fureur ; j’ai tiré mon épée & nous avons commencé un terrible combat ; mon Adverſaire a d’abord été bleſſé. — Cela eſt égal, m’a-t-il dit, allez toujours votre train, ce n’eſt qu’une égratignure, je veux vous en faire bien d’autres ; tout en parlant, il me perce d’outre en outre, je tombe du coup : après avoir retiré ſon épée, il s’éloigne avec précipitation. À peine l’avois-je perdu de vue, qu’un autre homme accourt vers moi, je le prie de me procurer du ſecours ; pour toute réponſe il me plonge deux fois dans le corps une épée qu’il avoit à la main, & ſe ſauve de toute la vîteſſe de ſes jambes. Mes plaintes ont attiré la garde : je me ſuis ſenti la force de gagner la maiſon avec l’aide de quelques bras ; vous ſavez le reſte. Il m’eſt impoſſible de deviner quels peuvent être mes ennemis ; & ce qui me paroît le plus inconcevable, c’eſt d’avoir trouvé dans mes deux Adverſaires un brave homme & un lâche aſſaſſin ; car je n’ai point à me plaindre de la manière dont s’eſt comporté le premier qui s’eſt préſenté. Le Chirurgien a trouvé ce matin les bleſſures en bon état ; ſur les dix heures, le Chevalier s’eſt aſſoupi & je ſuis venu t’écrire. Conçois-tu rien à cette aventure ? Il faut, ſans doute, que ce ſoit un Amant de Joſephine, qui, fâché de voir ſon rival préféré, a voulu ſe venger ſur lui ; cependant je ne puis me perſuader qu’un François ait pu ſe porter à une pareille atrocité. Mylady eſt au déſeſpoir, je la croyois moins attachée à ſon Frère ; ſa Femme-de-Chambre dit qu’elle s’arrache les cheveux en maudiſſant l’auteur de cette horrible action. Sa ſenſibilité me donne bonne opinion de ſon cœur ; je voudrois lui découvrir des vertus, je la verrois avec moins d’antipathie. Il eſt bien cruel, mon cher William, de vivre avec les gens que l’on déteſte : je te quitte pour aller au lit de mon malheureux Ami. Si je fais quelques découvertes, je t’en ferai part ; je déſire que ton bonheur dure autant que ta vie. Je ſuis ton ſincère Ami

Charles Clarck.

De Paris, ce … 17


XCIIme LETTRE.

Mylady Clarck,
à Monſieur Nilevar ;
à l’Hôtel de Berlin.

Qu’avez-vous fait, malheureux ! vous avez aſſaſſiné mon Frère[22]. Voilà donc la ſatisfaction que vous m’avez promiſe ? Malédiction à jamais ſur vous, monſtre abominable ! il falloit m’apporter la tête de ma rivale, & vous auriez pu tout attendre de moi. Mais, miſérable, que vous avoit fait mon Frère, pour oſer attenter à ſa vie ? La rage eſt dans mon cœur, & je ne ſais pourquoi je ne vole pas pour t’exterminer. Infâme aſſaſſin ! fuis loin de moi : ſi tu avois l’audace de te préſenter à mes yeux, j’irois te dénoncer à la Juſtice. Oublie juſqu’à mon nom ; pour mon malheur, je me ſouviendrai éternellement de ton infernale exiſtence…


XCIIIme LETTRE.

Mylady Clemency,
à Miſtreſs Mountain ;
à Break-of-Day.

Le voilà, donc expliqué ce cruel preſſentiment, qui ne me quitte pas depuis trois jours. Ô ! ma chère Anna, je ſuis au déſeſpoir, mon Époux s’eſt battu, il eſt bleſſé, & il m’a fait défendre d’approcher de ſon appartement. Qu’ai-je fait pour mériter un ordre auſſi rigoureux ? Il eſt affreux pour moi de ne pouvoir veiller moi-même à la conſervation de ſes jours. Sa Mère m’aſſure que ſa bleſſure eſt légère ; je ne le croirai pas tant que je ne m’en convaincrai pas par mes yeux.

Mylord étoit ſorti hier dès le matin, il n’eſt rentré qu’à ſix heures du ſoir, il a monté tout de ſuite dans ſa chambre & n’a pas paru de tout le jour dans l’appartement de ma Belle-mère. Sur les huit heures, un homme lui apporta une Lettre ; il a ſuivi cet inconnu. Mylady étoit allé ſouper chez Madame Dubois (qui, comme je vous l’ai déjà marqué, loge dans notre hôtel) ; à onze heures elle vint me retrouver, elle étoit occupée à me conſoler du chagrin que me cauſoit l’indifférence de mon Époux, lorſque nous entendîmes du bruit dans la cour ; je me précipite ſur l’eſcalier, j’apperçois Mylord pâle, couvert de ſang, qui montoit en ſe ſoutenant ſur ſon Valet-de-Chambre ; Mylady, qui m’avoit ſuivie, jeta un cri que le mien avoit devancé. — Ma Mère, dit mon Époux, faites éloigner cette Femme. Je me jette à ſes genoux. — Rentrez, ma chère Fille, me dit Mylady, je vais revenir vous joindre. Il me fut impoſſible de quitter la poſition où j’étois, Mylord paſſa à côté de moi ſans me regarder & gagna ſa chambre. Ma tête étoit tombée ſur les marches, & je gémiſſois ſans ſonger à me relever ; une des Femmes de Mylady me força à abandonner la place où j’étois, je me laiſſai conduire dans le ſalon. Je ne puis vous peindre mon état, ma chère Anna, jamais je n’en éprouverai un auſſi terrible.

Mylady fut deux heures abſente, ou pour mieux dire deux ans ; enfin, elle reparut. — Mon Fils eſt furieux, ma chère Émilie, il n’a voulu entrer dans aucun détail, ma vue même ſembloit l’offuſquer. Il a exigé que je lui promette que tu n’entrerois pas chez lui ; il faut laiſſer paſſer ce premier moment ; avec de la douceur, nous réuſſirons ſûrement à le ramener. Au reſte, ſa bleſſure eſt légère, & le Chirurgien aſſure qu’il n’y a aucun danger ; cette nouvelle, ma Fille, doit calmer tes inquiétudes. Mylady m’a conduite dans ma chambre, & elle a voulu abſolument que je me couchaſſe ; il ne m’a pas été poſſible de fermer les yeux. Dès ſept heures du matin j’étois à la porte de mon Époux ; j’y ſuis reſtée juſqu’à neuf heures ſans entendre le moindre bruit : le Valet-de-Chambre qui m’a apperçue, m’a priée les larmes aux yeux, de ne pas entrer. — Il m’en coûte horriblement, Mylady, pour remplir en ce moment les ordres de mon Maître. — Mylord eſt donc décidé à ne pas me voir ? — Hélas ! Mylady, c’eſt ſa volonté du moment, ſûrement il en changera avant peu. — Vous lui direz que je ſuis venue & que je me retire pour ne pas lui déplaire. Ma Belle-mère l’a vu ce matin, il paroît toujours outré contre moi, contre moi qui donnerois ma vie pour ſauver la ſienne. Mylady lui a aſſuré que je n’étois point coupable, qu’il ſe laiſſoit ſéduire par les apparences, qu’on lui en impoſoit. — Je ne m’en rapporte qu’à moi, a-t-il répondu, j’ai vu, je ſuis convaincu de mon malheur ; plus je l’ai aimée, plus je dois la haïr. Mon parti eſt pris, rien ne me feroit changer. — Mais, a repris Mylady, on ne condamne pas les gens ſans les entendre, je vous répète qu’on vous trompe. — Ne vous ai-je pas dit, ma Mère, que j’ai vu : Pardonnez, mais j’ai beſoin de repos. — Je vous laiſſe, mon Fils, cependant je vous préviens que je veux avoir avec vous une longue converſation. — Vous ſerez toujours la Maîtreſſe.

Ma Belle-mère eſt venue me rendre ce cruel entretien, & je me hâte de vous faire part de tous mes chagrins. Il me hait ! Ah ! mon Amie, je ne puis ſupporter cette terrible idée ; il me hait, & je l’aime malgré ſes injuſtices. Le Ciel ne m’enverra-t-il pas les moyens de me juſtifier. D’heure en heure je vais dans ſon antichambre pour ſavoir des nouvelles de ſa ſanté ; il n’a point encore levé l’ordre barbare qui m’éloigne de ſa préſence. Mon ſort eſt bien digne de pitié ; quand changera-t-il ? Je ſuis d’un chagrin qui en cauſeroit un véritable à votre ſenſibilité. Adieu, ma chère Anna ; je ne me laſſe pas de faire des vœux pour la continuité de votre bonheur.

Émilie Clemency.

De Paris, ce … 17




XCIVme LETTRE.

Staal Anger,
à Mylady Ridge ;
à Londres.

Mylady,

Ce que j’avois prévu eſt arrivé, Miſs Fanny s’eſt tant tourmentée lorſqu’elle a ſenti des douleurs, qu’elle eſt accouchée d’un enfant mort. La pauvre infortunée ſouffre des maux inouis ! il ſeroit à propos que Mylady envoyat un Médecin de Londres ; car je ne ſais quel remède donner à la malade ; ſon état empire tous les jours, & ſans un prompt ſoulagement, il eſt preſqu’impoſſible que nous la ſauvions. Je me hâte d’envoyer un exprès à Mylady, afin qu’elle me donne les ordres néceſſaires pour un cas auſſi urgent, je n’en écrirai pas davantage pour ne pas retarder le départ de l’exprès. Mylady connoît le zèle & le reſpectueux attachement de ſa très-humble & très-obéiſſante Servante

Staal Anger.

De Raimbow, ce … 17




XCVme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Le Chevalier Barrito eſt abſolument hors de danger ; mais ma Femme eſt devenue folle, ou pour mieux dire, furieuſe : elle ne parle que de piſtolet, que de poiſon. C’eſt à elle, à ce qu’elle prétend, à punir l’aſſaſſin de ſon Frère. On ſeroit quelquefois tenté de croire qu’elle le connoît ; dans d’autres inſtans elle s’accuſe de ce malheur : c’eſt ce fatal voyage, dit-elle, qui eſt cauſe de tout ; enſuite elle blâme ſa jalouſie, & puis je ſuis accablé de reproches ; c’eſt ma conduite qui la réduit au déſeſpoir. Eh ! qu’ai-je fait ? que me veut-elle ? Mon regret le plus amer eſt de m’être lié à cette forcenée ; toute ma vie je maudirai l’inſtant où je l’ai connue. Je la croyois épriſe de Nilevar ; mais il n’a pas paru depuis quinze jours, apparemment que le caractère altier de Mylady lui aura paru peu propre à une agréable ſociété : En effet, qui ne pourroit pas la déteſter ? Comment a-t-elle pu ſe contrefaire ſi long-temps ? Je la croyois douce, compatiſſante. J’ai écrit au Seigneur Barrito pour lui conter mes chagrins ; il me plaint, mais il ne peut rien de plus. Mon ſort eſt d’être miſérable toute ma vie ; ſubiſſons-le, s’il ſe peut, ſans murmure, excepté avec toi. Mon cher William doit toujours lire dans le fond de mon cœur. Adieu, mon Ami ; à toi pour jamais.

Charles Clarck.

De Paris, ce … 17


XCVIme LETTRE.

Mylady Clemency,
à Miſtreſs Mountain ;
à Pretty-Lilly.

Quoi que faſſe ma Belle-mère, il eſt impoſſible, ma chère Anna, de faire revenir mon Époux ſur mon compte. Il eſt entiérement guéri ; mais il ne quitte pas ſa chambre, & l’entrée m’en eſt toujours défendue. Mylady le voit tous les jours : quand elle parle de la malheureuſe Émilie, il ne répond rien & fait changer la converſation : Elle a voulu ſavoir avec qui il s’étoit battu ; mais il s’obſtine à dire qu’il ne le fait pas lui-même. Si cette cruelle manière de vivre dure encore huit jours, j’en perdrai la raiſon ; je ne dors pas, je ne mange rien, enfin mon dépériſſement eſt total. Qui m’eut dit, hélas ! que cet Hymen qui s’eſt fait ſous d’auſſi heureux auſpices, ſeroit la ſource des peines les plus cuiſantes ? Ma Belle-mère s’afflige de mon ſort, & gémit ſur l’entêtement de ſon Fils. Une ſeule ſois elle a prononcé le nom de Mylord Clarck ; Clemency a frémi de rage, & il eſt rentré dans ſon cabinet. M. Wiſdom n’a pas même la liberté de le voir, il ſe cache à tout le monde ; c’eſt qu’il a ſûrement honte de l’injuſtice de ſa conduite avec moi. On parle ſourdement dans la maiſon du mariage d’Alexandrine Dubois avec M. Wiſdom ; s’il a lieu, je déſire qu’il n’ait pas les mêmes ſuites que le mien ; ils méritent tous deux un bonheur durable. Le vôtre eſt aſſuré, ma chère Anna, je vous en félicite de bon cœur, vous l’avez acheté bien cher, mais au moins vous voilà dédommagée de toutes vos ſouffrances : il eſt doux pour moi de voir mes vœux exaucés pour ce qui vous concerne. Adieu, ma belle Amie.

Émilie Clemency.

De Paris, ce … 17




XCVIIme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Il faut bien peu s’en rapporter aux figures : qui eut dit, mon cher William, que ce Nilevar étoit un fripon ? Je viens d’apprendre qu’il a été arrêté cette nuit chez un grand Seigneur. On y jouoit le trente-un, & Nilevar tailloit avec un jeu de cartes préparé qu’il a voulu ſubſtituer à celui qu’il avoit en main, & dont pluſieurs pontes ſe ſont apperçus, ce qui a cauſé une rumeur étonnante dans toute la ſalle : on l’a livré ſur le champ aux Valets, qui l’ont mis entre les mains d’un Commiſſaire. Ce Magiſtrat ſubalterne l’a fait conduire au Châtelet (c’eſt le nom d’une Priſon de cette Ville), où il reſtera probablement juſqu’à ce qu’on ait inſtruit ſon procès ; car j’imagine qu’on ne traite pas un homme qui vole au jeu, avec plus de douceur qu’un voleur de grand chemin, ce dont je t’inſtruirai.

Lorſqu’on nous a annoncé cette étonnante nouvelle, Mylady s’eſt trouvée mal, il faut qu’elle prenne un intérêt bien vif à ce miſérable. On entre chez moi, je te quitte un inſtant… C’étoit une des Femmes de Mylady. Depuis près vie trois mois (époque des premières viſites de Nivelar), le ſolitaire de ſa Maîtreſſe ſe trouve perdu, elle n’a point oſé en parler dans la crainte d’être ſoupçonnée ; mais comme elle eſt ſûre que c’eſt Nilevar qui l’a pris, elle a été ce matin faire une dépoſition chez un Commiſſaire : je l’ai blâmée ; car ma maxime eſt de ne contribuer au déshonneur de perſonne ; mais le mal eſt fait, & je ne puis plus l’empêcher. Je ſuis, en vérité, très-fâché d’avoir donné l’entrée de ma maiſon à cet homme : cependant comme il a été ici chez des gens de la première qualité, je dois me conſoler de ma bévue.

Le Chevalier Barrito ſe porte à merveille, & il continue d’aller chez Madame Dubois, ſon amour pour Joſephine prend tous les jours de nouvelles forces ; il me paroît abſolument décidé à l’épouſer ſous peu de jours ; il compte en faire la demande à Madame Dubois, & s’il en eſt agréé, il écrira à ſon Père ; il ne doute pas, dit-il, d’obtenir ſon conſentement pour une choſe qui aſſure ſon éternelle félicité. Il m’a propoſé de me préſenter chez Madame Dubois, j’ai accepté avec joie ; il me ſera doux d’être témoin du bonheur de mon Ami, l’aſſurance du tien a calmé ma peine : c’eſt te dire aſſez combien mon attachement eſt ſincère.

Charles Clarck.

De Paris, ce … 17


XCVIIIme LETTRE.

Du même, au même ;
à Londres.

Comme les évènemens ſe ſuccèdent, mon cher William ! & toujours pour me cauſer de l’étonnement & du chagrin. Ce Nilevar m’a fait prier de l’aller voir pour m’entretenir ſur des choſes de la plus grande conſéquence, & qui me regardoient. Je n’ai pas héſité, & je me ſuis tranſporté à ſa priſon, dont l’horrible accès me fait encore treſſaillir. À peine le malheureux Nilevar m’a-t-il vu entrer, qu’il s’eſt jeté à mes pieds (je n’ai point voulu le ſouffrir dans cette poſture qui me paroît dégradante pour les deux êtres) ; quand il a eu repris ſa première place, il a joint les mains, en me priant de lui pardonner tous les maux qu’il m’a faits ; les ignorant abſolument, je lui ai dit de s’expliquer. — Sollicité, m’a-t-il dit, par un Démon infernal, j’ai tenté tous les moyens poſſibles pour vous perdre, ainſi que Mylady Clemency : À ce nom, mon attention redoubla. — C’eſt moi, a-t-il ajouté, qui ai inſinué à Mylord Clemency par des écrits anonymes, que ſa Femme lui étoit infidelle, & que c’étoit en votre faveur ; c’eſt moi qui lui avois aſſuré que vous aviez avec elle des entretiens ſecrets ; j’étois trompé moi-même ſur cet objet. Les viſites que Monſieur votre Beau-frère rendoit à Madame Dubois, qui loge dans la même maiſon que Mylady Clemency, ne m’étoient pas connues, je l’avois pris pour vous. À l’affût de ce qui ſe paſſoit dans cette maiſon, je vis entrer le Chevalier Barrito, je crus que c’étoit vous, & ſur le champ j’en inſtruiſis Mylord Clemency, qui ſe battit avec ce dernier, imaginant que c’étoit ſon rival ; ce ſut moi qui vins pour achever de vous ôter la vie (j’avois pour cette dernière action mes vues particulières, qu’il n’eſt point encore temps de découvrir) ; ma mépriſe m’a entiérement brouillé avec le moteur de cette trame odieuſe. — Mais, dis-je auſſi-tôt, quel eſt ce moteur ? — C’eſt encore ce que je ne puis vous apprendre, à moins qu’on ne m’y force par un ordre ſupérieur, & qu’il ne me ſera pas poſſible d’enfreindre. — Eſt-ce vous qui avez écrit ces Lettres anonymes à Mylord Clemency ? — Oui, Mylord. — En ce cas j’exige que vous détruiſiez par un écrit toutes ces calomnies. — Je n’héſite pas, Mylord, à vous donner cette ſatisfaction. J’ai fait apporter une plume, de l’encre & du papier, & je lui ai fait avouer toutes ſes menées. Muni de cette importante pièce, après m’être parfaitement inſtruit de la demeure de Mylady Clemency, j’y vole, je demande Mylord. — Il eſt impoſſible de lui parler, me répond le Suiſſe, Mylord n’eſt viſible pour perſonne. Je ſuis rentré chez moi, & lui ai écrit un billet, par lequel, ſans me nommer, j’annonçois avoir à lui parler pour affaires preſſées, qui, ſûrement l’intéreſſeroient beaucoup. En attendant ſa réponſe, je me ſuis hâté de t’apprendre ces nouvelles ; j’ai beau chercher dans mon eſprit, je ne puis deviner quelle peut être la Perſonne qui en vouloit à ma vie & à mon honneur : je ne me croyois pas d’ennemis ; mais ce qui m’afflige le plus, c’eſt l’idée qu’Émilie a pu être la victime de la calomnie ; ſon Mari l’a cru, puiſqu’il en vouloit tirer vengeance. Ô comme il me tarde de le détromper ! De rendre à ſa divine Épouſe tout l’éclat de ſa vertu… Mon Laquais tarde bien à revenir ; s’il alloit refuſer de me voir, le moindre éloignement à ma juſtification me déſeſpéreroit… J’entends du bruit, c’eſt lui… Mylord Clemency attend la Perſonne qui lui a écrit ; voilà ſa réponſe : j’y vole, je ne fermerai ma Lettre qu’à mon retour …

Continuée deux heures après.

L’explication a été vive, mais je me flatte d’avoir abſolument détruit les ſoupçons jaloux de Clemency ; il m’a écouté d’abord avec aſſez d’impatience, ma préſence avoit répandu un ſombre farouche ſur toute ſa perſonne ; mais à meſure que l’éclairciſſement ceſſoit d’être douteux, ſon front reprenoit de la ſérénité ; lorſqu’il a eu fait la lecture de l’écrit de Nilevar, il lui eſt échappé un ſoupir, & il s’eſt écrié : Les apparences ſont bien trompeuſes : Quoi ! ce n’eſt pas avec vous que je me ſuis battu ? Ô mon cher Clarck, je ſuis bien coupable, ma vie ne ſera pas aſſez longue pour réparer l’énormité de mes fautes. J’ai parfaitement bien compris qu’il vouloir parler de ſa vertueuſe Épouſe ; mais pour le tranquilliſer, j’ai eu l’air de prendre le change & de croire que ſes regrets ne concernoient que moi, je me ſuis hâté de le raſſurer. — Croyez, lui ai-je dit, que votre amitié, que je mérite, me dédommagera de la haine que vous aviez conçue pour moi injuſtement. Comme notre converſation avoit été longue, & que je voulois le mettre à portée de rendre promptement le calme à la divine Émilie, je me ſuis retiré. En me reconduiſant, il m’a juré un véritable attachement pour toute ſa vie. En rentrant chez moi, j’ai voulu voir ma Femme, elle avoit défendu qu’on entrat chez elle de la journée ; comme elle ne m’a point excepté, je n’ai pas inſiſté. Si ma démarche contribue à rendre Mylady Clemency heureuſe, je n’aurai qu’à m’applaudir de l’avoir faite. Adieu, mon cher William ; je ſuis un peu fatigué, peut-être que le repos reſtaurera mon pauvre cœur qui eſt déchiré. Je n’en ſuis pas moins ton ſerviteur & Ami,

Charles Clarck.

De Paris, ce … 17


XCIXme LETTRE.

Mylady Clemency,
à Miſtreſs Mountain ;
à Pretty-Lilly.


Mon bonheur eſt rétabli, ma chère Anna, mon Époux m’a rendu ſa tendreſſe ; je ne ſais à quoi je dois ce changement heureux, mais il me remplit de joie ; ma Belle-mère en témoigne le plus grand contentement. Hier au ſoir, j’étois plus affectée que jamais de l’injuſtice de Clemency ; vainement Mylady cherchoit à me conſoler, ma douleur étoit à ſon comble, les larmes les plus amères inondoient mes joues ; la porte s’ouvre, c’étoit mon Époux ; il accourt vers moi, & ſe jette à mes pieds dans l’inſtant où je lui tendois les bras. — Pardonnez, Émilie, s’écrie-t-il, en ſanglotant ; je ſuis un monſtre, mais croyez que mon repentir eſt ſincère ; j’ai oſé ſoupçonner votre vertu, dites, ô dites que vous me pardonnez ! — Je te pardonne tout, excepté de douter de ma tendreſſe : tu m’as rejetée, j’ai gémi de ton injuſtice ; tu reviens à moi, je ſuis la plus heureuſe des Femmes ; Puis-je me ſouvenir du paſſé ? le préſent a pour moi tant de charmes ! — Femme adorable, avec quelle douceur vous me faites ſentir mes torts ! mais je n’en aurai plus, je le jure par… mon amour, c’eſt lui qui m’a rendu criminel, c’eſt à lui à mériter ma grâce. Ma Mère daigne-t-elle excuſer celui qui promet de n’être plus coupable ? — Rends-la heureuſe, a répondu Mylady, & je n’aurai pas un reproche à te faire. Nous nous ſommes tous embraſſés avec des démonſtrations de tendreſſe bien ſincères. Depuis ce moment le calme & le bonheur ont pris la place de l’agitation & du chagrin, tous les viſages ſont rians, la joie eſt générale, je n’ai de ſenſations que celles que cauſe le plaiſir. Je vous ai confié le ſujet de mes peines, vous pouvez concevoir l’excès de mon raviſſement. Clemency eſt ſorti pour un inſtant, j’ai profité de ſon abſence pour vous faire partager la joie que me cauſe le retour de la tendreſſe de celui que j’aime plus que ma vie. Adieu, mon Amie, dans quelque poſition que je me trouve, vous êtes toujours préſente au ſouvenir

d’Émilie Clemency.

De Paris, ce … 17



Cme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Que viens-je d’apprendre, mon Ami ! exécrable créature ! en me liſant, tu vas frémir ! mon indignation eſt à ſon comble. Sais-tu quel eſt l’auteur de toutes ces calomnies faites contre Lady Clemency & moi ?… Ma Femme ; tout eſt découvert, ſon affreux complice vient d’expirer dans des tourmens terribles.

Nilevar m’a fait demander un ſecond entretien ; un preſſentiment que je n’ai jamais éprouvé, ſembloit me retenir, lorſque je me diſpoſois à l’aller trouver ; je n’y ai point cédé, & me ſuis rendu à ſa priſon. Avant d’entrer, j’apperçois une Femme qui eut l’air de ſe cacher de moi ; occupé de ma démarche, je n’y fis pas grande attention. Nilevar étoit dans un lit, & paroiſſoit fort mal. — Pardon, Mylord, me dit-il, de la peine que je vous donne ; mais c’eſt vraiſemblablement la dernière que vous prendrez pour moi ; il étoit important que je vous faſſe ma confeſſion entière, afin que vous ſoyez déſormais ſur vos gardes, ce que je n’ai pu faire pourroit réuſſir à un autre. Je n’ai agi que par les ordres de Mylady Clarck. — Ma Femme, me ſuis-je écrié ! — Elle-même, Mylord, & voilà ſes Lettres que je me ſuis fait apporter ce matin avec d’autres effets ; je vous les remets pour en faire l’uſage qu’il vous plaira ; c’eſt la jalouſie qui a porté Mylady Clarck à de pareilles extrêmités, & c’eſt l’amour que j’avois pris pour elle, qui m’avoit engagé à chercher à me défaire de vous, dans l’eſpoir qu’elle conſentiroit peut-être un jour à m’épouſer ; j’étois d’autant plus coupable de concevoir une pareille idée, que je ſuis déjà marié : Voici, Mylord, l’abrégé de ma vie ; je me nomme Ravelin, je ſuis né à Londres, où j’ai vécu pendant long-temps d’intrigues. Le haſard m’a fait rencontrer une de mes Parentes du côté de ma Mère ; elle avoit une Fille très-jolie, l’une & l’autre jouiſſoient d’une mauvaiſe réputation ; je devins amoureux de Betſy, elle ne fut point cruelle, & nous vécûmes une année enſemble ; notre mutuel attachement s’uſa, nous reprîmes notre ancienne manière de vivre ; elle continua avec ſa Mère à tromper & à dépouiller ſes Amans, & moi à duper les Étrangers. La Mère de Betſy me propoſa un jour de faire un bon coup, c’étoit ainſi qu’elle nommoit ſes eſpiégleries friponnes ; il ne s’agiſſoit de rien moins que d’épouſer une riche héritière, de m’emparer de la dot, & de conduire cette dernière chez ma Parente, pour en faire ce qu’elle jugeroit à propos, & de partager l’argent, c’eſt à dire, un quart pour moi, & trois quarts pour elle ; ſon calcul ne fut pas le mien. En conſéquence, après avoir épouſé Miſs Fanny Ridge, je me chargeai des douze mille livres de ſa dot ; & je partis ſans avertir ma Couſine, en ayant ſoin de laiſſer un écrit qui prévenoit Mylady des menées de Miſtreſs Goodneſs. Je m’en vins à Paris, où depuis près de deux ans je vis avec tout l’agrément poſſible : Mon argent touchoit à ſa fin, & je crus trouver dans le jeu que j’avois abandonné, une reſſource aſſurée pour ſubvenir au ton de dépenſe ſur lequel je m’étois monté ; des liaiſons particulières que j’avois eues à Londres avec un François (le Marquis de V***), me décidèrent à prendre ce parti : Comme je lui avois été utile pour l’introduire dans différens… où il avoit très-bien fait ſes affaires, il crut devoir me marquer ſa reconnoiſſance, en me mettant au fait des manœuvres qu’il employoit pour ſe rendre la fortune favorable ; mais moins heureux, ou peut-être moins adroit que lui, j’ai été pris ſur le fait chez le Duc de***, dans le moment où je ſubſtituois des cartes préparées à celles qui étoient ſur la table du jeu.

L’effet que produiſit ſur moi l’hiſtoire de ce miſérable, me rendit immobile d’étonnement & de fureur ; des douleurs vives qu’il reſſentit, me tirèrent de l’anéantiſſement où j’étois tombé. — Malheureuſe, dit Nilevar, tu me donnes la mort ; mais dans ma poſition, je t’en rends grâce. Mylord, votre Femme ſort d’ici ; elle venoit pour me prier de ne point la compromettre. La fièvre qui me mine me cauſe une ſoif fréquente, elle étoit ſeule avec moi, & s’eſt offerte de me donner un verre de ſirop, que mon Domeſtique m’avoit préparé avant de ſortir ; ſans doute, elle y aura gliſſé du poiſon ; car je me ſens brûler. Sortez, Mylord, de ce déteſtable lieu ; laiſſez-moi expirer dans les tourmens qui ſont dus à tous les crimes dont je me ſuis rendu coupable : dites à Mylady que je lui pardonne, & que ſon ſecret n’eſt révélé qu’à vous. Je ne me le ſuis pas ſait répéter. La vue de ce Miſérable m’étoit trop à charge pour ne pas me ſauver au plus vîte. Je ſuis rentré la rage dans le cœur. J’ai volé à l’appartement de Barrito ; je n’ai pas cru devoir lui cacher ce que je venois d’apprendre. Ce Jeune-homme m’aime, il eſt plein d’honneur : tu peux concevoir quel a dû être ſon déſeſpoir ; il vouloit aller trouver ſa Sœur & la poignarder, ma préſence a arrêté ſa vivacité. Je lui ai fait ſentir combien il étoit néceſſaire d’éviter l’éclat, & d’attendre avant d’agir, le moment de la réflexion. Il m’a promis de ſuivre mes avis. Nous avons envoyé au Châtelet : on eſt venu nous rapporter que Nilevar venoit de rendre l’ame, & que ſeſ dernières paroles avoient été : je me ſuis empoiſonné. Cette mort nous a ôté bien des inquiétudes, car nous redoutions avec raiſon l’indiſcrétion de ce Malheureux.

Continuée à minuit.

Quelles nouvelles horreurs ! ma Femme n’eſt plus. Elle s’eſt empoiſonnée, & me marque par une Lettre qu’on a trouvée ſur ſa chiffonnière, qu’ayant partagé les crimes de Nilevar, elle a voulu partager ſa punition. „ Mon Frère m’a dit que vous ſaviez tout ; il ne m’auroit pas été poſſible de vivre avec votre haine & votre indignation, je meurs en vous adorant ; l’Amour a cauſé ma jalouſie, & c’eſt la jalouſie qui m’a rendu coupable ; ſoyez heureux, c’eſt le dernier de mes vœux „. Elle n’avoit point paru à dîner. À cinq heures, Clemency eſt venu me faire une viſite ; il en étoit neuf que nous ne ſongions pas à nous ſéparer, cet aimable Garçon ne ſe laſſoit pas de me faire des excuſes, de me jurer qu’il auroit toujours pour moi la tendreſſe d’un Frère ; notre entretien fut interrompu par une Femme de Mylady. — Je ne ſais que penſer, Mylord, de la retraite de ma Maîtreſſe, depuis que Monſieur le Chevalier l’a quittée ; il étoit midi, elle s’eſt renfermée dans ſa chambre, en défendant qu’on y entre avant qu’elle ne ſonne, elle n’a rien pris de la journée, & voilà trois fois que je frappe à la porte, ſans qu’elle réponde ; j’ai prêté l’oreille à la ſerrure, ſans entendre le moindre bruit. — Courons, dis-je auſſi-tôt ; Clemency me ſuit ; je fais appeler Barrito, nous frappons à pluſieurs repriſes, à la fin je fais enfoncer la porte. Nous trouvons Mylady étendue dans un fauteuil ; un verre reſté à côté d’elle, ne laiſſoit aucun doute ſur les moyens qu’elle avoit employés pour ſe donner la mort. Malgré ſes torts envers moi, je ne pus me défendre d’être très-vivement affligé, la lecture de l’écrit qui m’étoit adreſſé, redoubla mon chagrin. Eſt-il, en effet, un ſpectacle plus touchant, que celui d’une jeune & jolie Femme qui a eu le courage de s’arracher la vie ? Le Chevalier en fut moins affecté que moi. Clemency m’enleva de ce lieu funeſte ; ſon carroſſe étoit dans ma cour, nous y montâmes, & il me conduiſit chez lui, où il exigea que je priſſe un appartement. Le Frère de ma Femme s’étoit chargé de lui faire rendre les derniers devoirs : voilà, mon cher William, le ſort qu’a eu l’hymen de ton malheureux Ami. Lié entièrement avec l’Époux d’Émilie, je dois renoncer à mon amour ; quelque violence qu’il faille faire à mon cœur, j’obtiendrai au moins qu’il renferme en lui-même le ſentiment dont il eſt pénétré. Je n’ai pas voulu me coucher ſans finir ma Lettre, j’ai pourtant grand beſoin de repos. Je ſuis troublé de tant d’évènemens extraordinaires, le temps peut-être en effacera le ſouvenir ; mais il ne pourra rien ſur mon amitié pour toi.

Charles Clarck.

De Paris, ce … 17




CIme LETTRE.

Miſtreſs Mountain,
à Mylady Clemency ;
à Paris.

J’attendois votre Lettre avec bien de l’impatience, ma chère Émilie ; ſa lecture m’a rendu la joie que l’incertitude de votre ſort m’avoit fait perdre. Je n’ai jamais douté que votre Époux ne vous rendît toute la juſtice qui vous eſt due, mais je redoutois la ſenſibilité de votre ame ; jouiſſez, mon Amie, du bonheur que le Ciel vous accorde, ſans vous embarraſſer d’où eſt parti le trait empoiſonné, ni des moyens dont le ſort s’eſt ſervi pour en émouſſer la pointe. Mylord Clemency vous aime, ſa Mère vous eſtime ; le reſte doit vous être égal.

Je n’ai qu’à me féliciter d’avoir lié mon ſort à celui de l’aimable Andrew (ma tendreſſe ne peut lui donner un nom qui lui ſoit plus agréable) : je ſuis heureuſe, Émilie, & mon bonheur eſt aſſuré ; mon Époux a peu de défauts, & je lui découvre tous les jours de nouvelles qualités ; il eſt chéri de tous ceux qui le connoiſſent, ſes actions ont toujours un bienfait pour objet : comment n’adorerois-je pas un mortel auſſi parfait ?

Je ſuis un peu incommodée par les commencemens d’une groſſeſſe qui a répandu l’alégreſſe dans nos deux maiſons ; je dis dans nos deux maiſons, parce que Mylord Stanhope nous regarde comme ſes Enfans, & que nous l’aimons comme un Père. Il a éprouvé un chagrin que nous avons tous partagé. Mylady Stanhope eſt morte, c’eſt une bien bonne Amie de moins pour moi. Mylady Wambrance a perdu ſon Époux ; la bonté de ſon cœur lui a fait donner des larmes à ſa mort, qui briſe une chaîne dont le poids l’accabloit. La voilà libre ; mais elle ne veut pas nous quitter ; c’eſt une augmentation de bonheur pour moi, car ſa ſociété eſt pleine de charmes. J’eſpère, ma chère Amie, que vous reviendrez bientôt en Angleterre ; il me tarde de vous embraſſer, & de vous aſſurer de vive voix de tout mon attachement.

Anna Mountain.

De Break-of-Day, ce … 17




CIIme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Londres.

J’ai appris par haſard ton retour à Londres, & ne ſuis pas étonné que tu ne m’en ayes pas inſtruit toi-même. Ta dernière Lettre m’annonçoit une eſpèce de rupture ; tu as craint de compromettre ta dignité, en entretenant un commerce de Lettres avec un Payſan ! Quelle eſt ton erreur, mon pauvre Auguſtin ! Mon état eſt le premier de tous : nos Pères l’ont exercé, & s’en ſont fait gloire. Je n’ai pas, comme toi, un habit doré, mais crois qu’un ſarrau de groſſe toile ne dégrade point celui qui ne ſe laiſſe guider que par l’honneur. Nos mœurs diffèrent autant que nos façons de penſer ; je vois ton aveuglement, & j’en gémis : l’âge mûrira ton cœur, ſans doute, & alors tu ceſſeras de me blâmer. Tu m’annonçois des regrets pour l’avenir ; ils n’habiteront jamais avec moi. L’Époux de la vertueuſe Peggi ne doit connoître que bonheur & plaiſir. Occupé par mon travail, diſtrait par le ſoin d’élever mes enfans, il ne me reſte que le temps que le repos exige. Le ſouvenir du paſſé ne trouble pas ma tranquillité ; je ſuis heureux, ce mot renferme mon exiſtence. Je n’ai jamais penſé que tu voudrois t’abaiſſer au point de me viſiter ; mais j’eſpérois que tu me donnerois quelques lignes de vie. Ton indifférence eſt la ſeule peine que j’aye éprouvée depuis mon mariage. Si ton oubli continue, il faudra bien que je ſuive ton exemple ; mais ce ſera un véritable chagrin pour

Edward Stanhope.
De the Litthe-Hill, ce … 17

P. S. Ta Parente eſt ſûrement morte : Te voilà bien riche ! ce n’eſt point aſſez, Ami ; tâche d’être heureux.


CIIIme LETTRE.

Mylady Clemency,
à Miſtreſs Mountain ;
à Break-of-Day.

Mylord Clark habite un appartement dans l’Hôtel, ma chère Anna, & c’eſt mon Époux qui l’a exigé. Il m’a paru étonnant qu’il ait quitté ſa Femme, & à toutes mes queſtions à cet égard, on ne m’a fait aucune réponſe. J’avois vu quelquefois un jeune Italien chez Madame Dubois : je m’appercevois bien qu’il faiſoit la cour à Joſephine, ſa Fille cadette ; mais mes propres affaires m’empêchoient de ſonger à celles des autres : aujourd’hui que toutes mes peines ſont évanouies, je m’occupe de ce qui m’entoure, & n’ai pas appris ſans ſurpriſe que cet Italien, qu’on nomme le Chevalier Barrito, eſt le Beau-frère de Mylord Clarck. Il n’attend que la réponſe de ſon Père, à qui il a écrit, pour épouſer Mademoiſelle Dubois. Mylord Clemency eſt extrêmement lié avec les deux Beaux-Frères, il les a préſentés à ſa Mère & à moi, en nous priant de les regarder comme ſes véritables Amis. Mylady Clemency ne comprend pas mieux que moi ce que tout cela ſignifie : mais la ſatisfaction de mon Époux nous en cauſe infiniment à toutes deux, &, ſans rien conſidérer, nous rempliſſons de notre mieux ſes intentions. Alexandrine, de qui j’ai l’entière confiance, m’a fait part de ſes peines, la douceur, l’eſprit, & les ſoins de M. Wiſdom ont fait impreſſion ſur ſon cœur. Il paroît lui-même fort épris ; mais il ne s’explique pas : le bruit de mariage dont je vous avois parlé dans mes précédentes Lettres, ne venoit que des domeſtiques, qui veulent toujours deviner la penſée de leurs Maîtres. La continuation de votre bonheur me cauſe un plaiſir ſenſible : je partage bien ſincérement le déſir que vous témoignez pour notre réunion, elle ſeule peut combler les vœux

d’Émilie Clemency.
De Paris, ce … 17


CIVme LETTRE.

Miſtreſs Goodness,
à Betsy Goodness, ſa Fille ;
à Clermont-en-Auvergne.

Graces à mes ſoins, ma chère petite, te voilà dans le chemin de la fortune ! Ton Amant eſt riche, il t’aime ; c’eſt à toi à faire le reſte. Je me flatte que tu ne m’oublieras pas, & que tu ne négligeras aucunes occaſions de m’être utile. Mon ſort n’eſt point encore aſſuré ; les douze mille livres que le Marquis de F*** m’a remis, ne peuvent pas me ſuffire pour le commerce que j’entreprends : mon Aſſociée en a mis deux fois autant ; mais tu connois aſſez la valeur des bijoux pour ſavoir qu’on ne peut en avoir beaucoup pour trente-ſix mille livres. Notre boutique eſt très-achalandée ; cependant je ne me trouve pas ſouvent les choſes qu’on demande : tâche donc, ma chère petite, de m’envoyer quelques centaines de louis. Ne perds pas de vue que plus le Marquis… aura fait pour toi, & moins il aura envie de te quitter ; tu l’as éprouvé plus d’une fois. On s’attache par ſes dons : Suppoſe des fantaiſies, au premier refus prends de l’humeur, & tu n’en éprouveras pas un ſecond. Tu peux, ſans crainte, profiter de mes avis, mon expérience t’en garantit la ſolidité. Si tu continues à aimer de F***, tu reſteras toujours avec lui : ſi, au contraire, tu t’en laſſes, fais-toi faire des rentes ; cet objet, tes bijoux, & de l’argent que tu auras mis de côté, te fourniront une fortune aſſez conſidérable pour te paſſer des autres, ou pour faire un établiſſement avantageux & agréable. Avec de l’or, ici, on peut prétendre à tout. J’attends ta réponſe, ma petite, & j’eſpère qu’elle ſera conforme à mes déſirs. Adieu, Betſy, ma tendreſſe eſt toujours la même.

Sophie Goodness.
De Paris, ce … 17


CVme LETTRE.

Staal Anger,
à Mylady Ridge ;
à Londres.

L’état affreux dans lequel je ſuis, me force à me ſervir d’une main étrangère pour révéler des ſecrets de la plus grande importance. Le Miniſtre de Raimbow veut bien écrire ſous ma dictée.

Permettez, Mylady, avant que je vous confeſſe mes crimes, que j’implore votre clémence ; je ſuis bien coupable ; mais mon repentir eſt ſincère : l’heure de ma mort, qui approche, vous en eſt un ſûr garant. Je prends à témoin le Ciel que j’ai offenſé, de la vérité de tout ce que je vais dire. Mon début ſera pour vous rendre compte des choſes les plus récentes ; j’en viendrai enſuite aux éclairciſſemens eſſentiels.

La jeune perſonne que vous aviez confiée à mes ſoins, n’eſt plus : ſa couche avoit été très-pénible ; les ſuites en ont été cruelles.

Mardi paſſé, elle s’eſt trouvée mal ſur les cinq heures du ſoir ; je la veillois avec attention, & je m’étois aſſiſe à côté de ſon lit. Le ſommeil me ſurprit, je me ſuis réveillée par des douleurs très-aiguës au ſein ; en ouvrant les yeux, je vois la malheureuſe Fanny qui m’enfonçoit, de toutes ſes forces, des ciſeaux dans la poitrine : je recueillis mon courage pour m’éloigner de cette Furie ; elle me pourſuivit juſqu’à la porte, que je fermai ſur moi, & je tombai de douleur & d’épuiſement dans la pièce voiſine. Mes plaintes attirèrent le Concierge : il fut très-effrayé de me trouver couverte de ſang. Après m’avoir aidé à gagner un fauteuil, il courut chercher le Chirurgien & le Miniſtre du lieu. Le premier ſe hâta de panſer mes bleſſures ; il m’en trouva deux au ſein & une au milieu de la joue : cette dernière étoit légère ; mais il trouva les deux autres très-dangereuſes. Le Miniſtre & le Concierge entrèrent dans la chambre de Fanny : elle étoit ſur ſon lit, & expiroit lorſqu’ils furent à elle.

Deux jours ſe ſont écoulés depuis cette cataſtrophe. On m’aſſure que je n’en reviendrai pas. Il faut, avant ma mort, que vous ſoyez inſtruite des particularités de ma vie, qui a beaucoup de rapport à la vôtre. J’entre en matière.


HISTOIRE


De Staal Anger.

„ Je ſuis née à ***, ville d’Irlande. Mon Père étoit Juge de paix : j’avois dix ans quand il mourut, & ma Mère le ſuivit au tombeau au bout de ſix mois. Me voilà donc orpheline & ſans fortune. Une Voiſine & Amie de ma Mère me recueillit chez elle. Cette Femme étoit encore jeune, & comme elle aimoit infiniment les plaiſirs, je fus à même de connoître le monde de bonne heure. Miſtreſs Triſſell (c’eſt le nom de la perſonne qui avoit pris ſoin de moi) m’aimoit beaucoup & me mettoit de toutes les fêtes & parties de plaiſirs où elle alloit. Comme j’étois aſſez jolie, on me faiſoit une cour aſſidue. Miſtreſs Triſſell jouiſſoit d’une bonne réputation, qu’elle méritoit à tous égards : ma coquetterie ne lui plut pas ; elle m’en fit des reproches. J’y fis peu d’attention, elle récidiva ſéchement. Pour me ſouſtraire à ſon autorité, j’abandonnai ſa maiſon (belle récompenſe pour ſes bienfaits). J’avois pris une forte inclination pour le Fils d’un Tapiſſier de *** ; j’allai le trouver, il me reçut fort bien. Après avoir volé mille livres à ſon Père, il partit avec moi pour l’Angleterre. Il mourut en chemin d’une fluxion de poitrine ; & comme il paſſoit ſur la route pour mon Époux, je devins ſon héritière.

La joie de poſſéder une ſomme auſſi forte, étouffa les regrets qui dévoient ſuivre la perte que je venois de faire. Cet accident ne changea rien à ma marche. J’arrivai à Londres, où j’eus bientôt fait des connoiſſances. Mon âge (je n’avois que dix-ſept ans) ma figure, & mon argent, me firent bien venir partout ; mais j’eus ſoin de compoſer une ſociété de gens, dont les mœurs & le caractère pouvoient avoir quelque rapport à ma façon de penſer. Les premiers mois je me trouvois fort heureuſe ; la fin de mon bonheur ſe trouva au fond de ma bourſe. Dès que je ne fus plus en état de payer les plaiſirs des perſonnes avec qui je vivois, on ceſſa de me rechercher ; enfin, je fus abandonnée de mes meilleures Amies : & réduite à l’état le plus miſérable, forcée d’uſer de moyens affreux (dont j’épargnerai les détails à Mylady) pour ſubvenir à mon exiſtence, je devins l’objet du mépris général. Je n’avois pas mangé depuis deux jours, & me mourois de faim, lorſque je pris le parti de m’adreſſer à une Fille avec qui j’avois été très-liée. Je me rendis chez elle ; dès l’antichambre, je jugeai de la réception qu’on me feroit dans l’appartement : Après deux heures d’attente, on me dit d’entrer. Miſs William (c’étoit le nom de la Fille dont je venois implorer l’aſſiſtance) me reçut avec un balancement de tête. — Que voulez-vous ? qui êtes-vous ? — Je viens vous faire part de mes beſoins preſſans. Je me nomme Staal, vous ne me connoiſſez donc pas ? — Non, aſſurément : Patty, donne un ſcheling à cette pauvre Femme. Allez, ma Bonne, je ſuis fâchée de ne pouvoir faire mieux. J’étois ſur le point de lui jeter ſa pièce au viſage ; mais la faim qui me dévoroit, arrêta mon premier mouvement. Je me retirai la mort dans le cœur. En traverſant l’appartement, je vis trois hommes inſiſter pour qu’on les conduiſit à Miſs William : je jugeois mal de leur figure, & je m’arrêtai ſur l’eſcalier pour contenter ma curioſité. J’entendis beaucoup de bruit ; & peu de temps après les trois hommes ouvrirent la porte en entraînant la malheureuſe William, qui ne les ſuivoit qu’avec peine ; ma préſence l’affligea. — Encore vous, me dit-elle ! que faites-vous chez moi ? ne vous a-t-on pas donné l’aumône ? — Tu fais bien la fière, dit un de ces hommes ; pourquoi traiter cette Femme avec tant de dureté ? Tu ſeras peut-être un jour plus à plaindre qu’elle. Ils montèrent tous les quatre dans une voiture qui les attendoit ; c’eſt à dire, les trois hommes & Miſs William, j’ignore où on la conduiſit, car je n’en ai point entendu parler depuis.

Avec mon ſchélling j’entrai dans une taverne pour y prendre quelque nourriture. Comme j’en ſortois, je fus remarquée par un Homme d’aſſez bonne mine ; il m’aborda ſans beaucoup de façon, je lui fis accueil. Après pluſieurs queſtions auxquelles j’avois répondu à mon avantage, il me pria de lui donner mon adreſſe. — Hélas ! Monſieur, je n’ai point encore de demeure, je ne ſuis arrivée que de ce matin ; je ſuis, comme je viens de vous le dire, une pauvre orpheline ; l’Irlande eſt ma Patrie, & je ſuis venue ici pour entrer en maiſon. L’air de vérité que je contrefaiſois à merveille, lui plut, ſans doute, car il m’offrit de me louer une chambre ; je fis quelques difficultés pour accepter ſa propoſition, en me rejetant ſur la décence. Il me jura le plus grand reſpect, & je le ſuivis. Il me conduiſit chez un Marchand de ſa connoiſſance, qui avoit deux chambres garnies de vides ; j’y fus bientôt inſtallée. Anger (c’eſt ainſi que ſe nommoit mon bienfaiteur ) me laiſſa deux guinées pour me procurer les choſes les plus néceſſaires, & fut, dit-il, où ſon devoir l’appeloit. Je ne vous peindrai pas, Mylady, l’excès de mon raviſſement de me trouver dans un inſtant métamorphoſée en perſonne honnête. Anger ne reparut que le lendemain matin, & avoit l’air ſoucieux ; je me hâtai de m’informer de ce qui pouvoit occaſionner ce changement d’humeur. — J’en ai de grandes raiſons, mais il n’eſt pas encore temps, Miſs, de vous en inſtruire ; en attendant que je vous accorde ma confiance, il faut me promettre le plus grand ſecret ſur mes démarches. Dans une heure il viendra ici un Monſieur qui occupera une de vos chambres ; mais le ſéjour qu’il y fera doit être parfaitement ignoré, même du Maître de la maiſon. Je lui promis tout ce qu’il voulut, & je lui tins parole. Avant midi il amena la Perſonne donc il m’avoit parlé. Je vis un Jeune-homme d’une figure extrêmement agréable ; il prit poſſeſſion de la chambre la plus propre, en me faiſant des excuſes de me déranger. Je propoſai à Anger de faire la cuiſine, afin d’éviter qu’aucun étranger eut accès chez nous ; on fut enchanté de mon offre, & on l’accepta.

Anger ſortit à l’iſſue du dîner ; mon nouveau Compagnon, qui étoit fort triſte, ſe dérida en l’abſence d’Anger, il me fit des déclarations ; je n’étois accoutumée à rebuter perſonne, à plus forte raiſon, un Cavalier auſſi aimable ; la fin du Roman fut remiſe au lendemain, & nous nous promîmes réciproquement de cacher notre intelligence à Anger, qu’il me dit être ſon Valet-de-Chambre. Au retour de ce dernier, nous jouâmes parfaitement bien notre rôle ; il n’eut aucuns ſoupçons. Le lendemain arriva ; Anger fut encore en ville par les ordres de ſon Maître. Dans la journée je dégageai ma parole, & pendant ſix ſemaines nous vécûmes de la même manière : ma conquête n’eut point à ſe plaindre de mes rigueurs. Dans cet intervalle, Anger m’avoit paru très-épris de mes charmes ; mais j’étois avec lui de la plus grande réſerve, & le conduiſis au point de me propoſer de m’épouſer ; c’étoit où je l’attendois. Ma conduite avec le Maître avoit eu des ſuites qui ne devoient pas tarder à ſe manifeſter aux yeux du Valet : ce n’étoit pas le cas de faire des difficultés : en huit jours le mariage ſe fit. Il eſt rare qu’un Homme ait rien de caché pour une Femme qu’il aime. Bientôt Anger m’inſtruiſit des affaires de ſon Maître, je ſus qu’il ſe nommoit le Chevalier Roſe-Tree ; que conſeillé par une malheureuſe Fille de joie, nommée Miſs Aſtrea, il avoit fait éprouver à Lady Roſe-Tree, Femme charmante, les traitemens les plus affreux ; que les Parens de cette dernière avoient obtenu un ordre pour faire enfermer Miſs Aſtrea ; que le Chevalier en avoit été inſtruit trop tard pour l’empêcher, & qu’imaginant que ſon Épouſe avoit trempé dans cette affaire, il étoit rentré chez lui, & l’avoit criblée de coups ; qu’effrayé lui-même de ſon action, il étoit ſorti de chez lui au déſeſpoir ; que le haſard l’avoit conduit, lui, Anger, dans un Café voiſin de leur demeure, où il avoit trouvé ſon Maître abſorbé dans ſes réflexions, qui l’avoit chargé de lui chercher un logement inconnu ; qu’il étoit venu ſur le champ me trouver ; le reſte, ajouta-t-il, vous eſt connu ; il exiſte pourtant encore un événement terrible, que je n’ai point oſé annoncer à mon Maître ; Lady Roſe-Tree eſt morte des ſuites des mauvais traitemens du Chevalier, je ne ſais comment lui apprendre cette nouvelle accablante. Je me chargeai de la commiſſion, & dès le même ſoir je m’en acquittai. Rien n’eſt comparable au chagrin qu’en reſſentit le Chevalier ; l’impreſſion fut ſi vive, qu’il en prit une fièvre violente, & un tranſport au cerveau qui lui dura huit jours. Dans ſon délire il ne parloit que de ſa chère Éliſabeth, de ſa digne, de ſa vertueuſe Épouſe. Lorſqu’il fut rétabli, il voulut abſolument quitter Londres ; mon amour (car je l’aimois) ne put l’arrêter ; je voulois ſuivre Anger, mais il ne me le permit pas. Avant de partir il me plaça chez vous, Mylady ; cela ne lui fut pas difficile, il connoiſſoit votre Valet-de-Chambre.

Mon caractère ſouple & adroit me fit bientôt gagner votre confiance : vous étiez groſſe lorſque j’entrai à votre ſervice, & deviez accoucher preſqu’en même temps que moi ; le terme arrivé, je mis au monde une Fille qui fut nommée Peggi. Comme j’avois mes vues, je la gardai dans ma chambre avec ſa nourrice, Payſanne d’un village à quinze milles de Raimbow. Enfin vous accouchâtes ; ce fut à moi que l’Enfant fut remis : s’il eut été un Garçon, j’aurois caché ſon ſexe ; je n’en eus pas la peine, c’étoit une Fille : en la careſſant vous lui découvrîtes un ſigne ſur l’épaule droite. Dès la même nuit je fis l’échange des deux Enfans, ſans que la nourrice de ma Fille s’en apperçut, & je la renvoyai le lendemain matin. Ce fut donc ma Fille, & non pas la vôtre, Mylady, à qui vous avez donné le ſein, & prodigué vos ſoins.

Votre ſeconde groſſeſſe me cauſa beaucoup de peine dans la crainte que la nature ne vous indiquât qu’il falloit plus aimer ce dernier Enfant que le premier. Je parvins à vous perſuader de ne pas nourrir la Fille dont vous accouchâtes ; elle fut confiée aux ſoins d’une Étrangère. À peine eut-elle atteint l’âge de trois ans, que je vous décidai à la mettre dans une Penſion. C’étoit toujours moi qui allois voir Miſs Émilie, & je vous diſois tant de mal de ſon caractère, que vous prîtes pour cette pauvre innocente, une haine que le temps & mes conſeils n’ont fait qu’augmenter. Je la conduiſis par vos ordres à Rocheſter, chez Miſtreſs Hemlock, & lui recommandai de la traiter durement ; l’aimable Enfant étoit ſi douce, qu’elle ſe fit adorer de ſa Maîtreſſe & de ſes Compagnes. Je n’eus garde de vous parler de ſes qualités ; mais je triplois ſes défauts pour vous la rendre odieuſe. N’ayant rien à déſirer de ce côté, je tournai toute votre tendreſſe ſur ma Fille, qui, en prenant la place de la vôtre, avoit auſſi ſon nom. Fanny étoit l’exact contraire de Miſs Émilie : ſon affreux caractère s’étoit développé dès l’âge le plus tendre ; il falloit être ſa Mère & l’idolâtrer, pour ne pas voir combien elle étoit haïſſable. C’étoit peu de ſes défauts, elle avoit auſſi des vices incroyables ; mais notre aveugle tendreſſe nous fermoit les yeux ſur ce qui ne lui étoit pas favorable ; ſes méchancetés étoient par nous qualifiées d’eſpiégleries. Mylord, plus clairvoyant, ou pour mieux dire, plus ſage, diſoit bien qu’elle ſeroit un monſtre.

L’âge de plaire étant arrivé, elle devint d’un libertinage inoui ; la vue de Mylord Clarck alluma dans ſon cœur une flamme que j’eus bien de la peine à modérer ; comme il en étoit auſſi fort amoureux, il vous demanda ſa main ; la belle & modeſte Émilie changea l’amour de ce Jeune-homme. Vous ſavez tout ce que nous avons fait pour le ramener, & enfin les conſeils empoiſonnés que je vous ai donnés pour rendre Miſs Émilie malheureuſe. Vous vous ſouvenez ſûrement de Monſieur Spittle : ce miſérable m’avoit paru propre à venger ma Fille ; la mort qui lui fut donnée par Charles, étoit bien juſte, mais elle dérangea tous nos projets ; vingt fois je fus ſur le point de me défaire de Miſs Émilie ; enfin je vous inſinuai de la placer comme Femme-de-Chambre chez Lady Clemency, qui étoit ſur le point de voyager. Je ne vous parlerai pas de ma fureur lorſqu’on vous demanda votre aveu pour ſon mariage avec Mylord Clemency, tout le bien qui arrivoit à cette charmante Fille, me paroiſſoit un vol fait à la mienne. Fanny étoit reſtée à Londres, pendant notre ſéjour chez Spittle, vous ſavez combien elle y fit de ſottiſes, ſon déshonneur devint public, il fallut la ramener à Raimbow. Je ne me rappelle pas ſans frémir la connoiſſance de Miſtreſs Goodneſs, les ſuites en ont été funeſtes ; le mariage de Fanny avec le malheureux Ravelin, a comblé mon déſeſpoir ; mais il falloit, pour compléter la vie abominable de ma Fille, qu’elle finit par aſſaſſiner ſa Mère.

Il eſt temps de revenir au ſort de Peggi, ou, pour mieux dire, de votre véritable Fille ; je la laiſſai ſept ans chez la Femme qui l’avoit nourrie, & comme je payois exactement une petite penſion, on la gardoit avec plaiſir. Cette Femme mourut, & ſon Mari m’écrivit qu’il ne pouvoit ſe charger de Peggi. Je me rendis chez lui, il me conduiſit lui-même à ***, village aſſez éloigné du ſien, où il connoiſſoit un riche Fermier qui n’avoit point d’Enfans, & qui déſiroit élever une Fille pour être compagne de Miſtreſs Slope, ſa Femme ; elle fut enchantée de la figure & du maintien de Peggi : Effectivement je n’ai de ma vie vu un plus joli Enfant ; Je la recommandai au Mari & à la Femme, plus pour m’en défaire que par amitié, & je revins à Raimbow ; Peggi avoit dix-huit ans, je l’avois totalement oubliée, lorſque vous reçûtes une Lettre de Mylord Stanhope, qui vous prioit de faire en ſorte que votre Femme-de-Chambre ôtat ſa Fille de ***, attendu que ſon Fils en étoit très-amoureux, & vouloit l’épouſer ; je n’héſitai pas à voler chez Monſieur Slope, & malgré les cris de ſa Femme & les pleurs de Peggi, j’emmenai cette dernière. Ce fut un Garçon des environs qui m’aida à la conduire chez une de ſes Parentes ; ils promirent de la placer chez un Fermier des environs, & pour lever toute difficulté, ils projettèrent de l’annoncer comme leur Nièce, & je fis croire à Peggi que Miſtreſs Wilton étoit ma Sœur ; je repartis avec le Jeune-homme qui m’avoit amenée. J’étois très-contente de mon expédition ; vous m’en fûtes gré, & me comblâtes de bienfaits. Il y a quelques années que Monſieur Salked, c’eſt le nom du Fermier chez qui eſt Peggi, m’écrivit pour obtenir mon conſentement pour le mariage de ma Fille avec ſon premier Garçon de charrue, nommé Henry ; je l’envoyai ſur le champ, & je préſume qu’ils ſont mariés. Voilà, Mylady, tout ce que j’avois à vous apprendre. Envoyez à the Litthe-Hill, chez Monſieur Salked, vous y trouverez votre Fille ; le ſigne qu’elle a ſur l’épaule droite, confirmera ce que je viens d’annoncer. ”

Il ne me reſte, Mylady, qu’à vous prier de ne pas maudire la malheureuſe

Staal Anger.
De Raimbow, ce … 17




CVIme LETTRE.

Mylady Clemency,
à Miſtreſs Mountain ;
à Break-of-Day.

Le mariage du Chevalier Barrito avec Joſephine Dubois, eſt fixé au 10 du mois prochain ; ils paroiſſent s’aimer beaucoup : Tous les deux jeunes, tous les deux aimables, il eſt à préſumer que leur bonheur ſera durable. Le mien, ma chère Anna, eſt parfait ; mon Époux eſt tendre, attentif & plein de ſoins pour moi, il ſemble vouloir me dédommager des peines que j’ai éprouvées ; je n’en ai pas conſervé le plus léger ſouvenir. Il faut, mon Amie, que je vous faſſe part d’une découverte que je crois avoir faite. Mylord Clarck a perdu ſa Femme ; voilà la réponſe que l’on refuſoit de faire à mes queſtions ſur ſa demeure avec nous depuis un mois : il me ſemble fort occupé de ma Belle-mère, qui de ſon côté le reçoit aſſez bien : je déſire ne m’étre pas trompée. Quelle félicité pour moi, ſi je voyois Lady Clemency heureuſe ! & je ne doute pas qu’elle ne le ſeroit par ſon union avec Mylord Clarck. Vous ſavez, mon Amie, que je l’ai beaucoup aimé autrefois, l’amitié & l’eſtime ont pris la place d’un ſentiment plus tendre ; je vois, j’admire ſes qualités ; mais comme elles ne ſont pas au deſſus de celles de mon Époux, la comparaiſon que je fais de l’un & de l’autre, eſt également avantageuſe à tous les deux. Monſieur Wiſdom garde toujours le ſilence ſur ſes intentions ; Alexandrine s’en afflige, & comme elle eſt très-ſenſible, elle s’affecte vivement de tout ce qui contrarie ſes déſirs ; avec une pareille façon de penſer, elle ſe prépare bien des peines. Aimable Fille ! pour t’avoir trop bien ſervie, le Ciel a détruit ton bonheur.

Je ſuis charmée que Lady Wambrance ſe ſoit fixée parmi vous, & je me meurs d’envie de faire connoiſſance avec elle ; je me flatte, Anna, que lorſque j’ai oublié d’aſſurer votre Époux de mon amitié, vous aurez aidé à la lettre : dites-lui bien qu’en faiſant votre bonheur, il s’aſſure des droits éternels ſur ma reconnoiſſance. Adieu, mon Amie, toute à vous,

Émilie Clemency.

De Paris, ce … 17




CVIIme LETTRE.

Miſtreſs Goodness,
à Betsy Goodness ſa Fille ;
à Clermont-en-Auvergne.

Rage, déſeſpoir ! ô ma Fille ! me voilà perdue, ruinée. Le Chevalier Roſe-Tree, tu te rappelles tout ce que je t’en ai dit, & combien il a à ſe plaindre de moi ; je l’ai trouvé ici dans une maiſon où j’allois avec Monſieur Gérard, mon Aſſocié, porter des bijoux pour un mariage. Quand il ne m’auroit pas reconnue, je me ſerois décélée moi-même ; car en l’appercevant il m’a échappé un cri : tous les yeux ſe ſont fixés ſur moi. — Que viens-tu faire ici, malheureuſe, dit alors Roſe-Tree ? eſt-ce pour renouveler mes tourmens ? Voilà, ajouta-t-il en s’adreſſant à tout le monde, la cauſe de toutes mes peines. Monſtre abominable !… Non, tu ne t’échapperas pas. Je cherchois en effet à ſortir. Je veux, en préſence de tous mes Amis, confeſſer mes fautes & révéler tous les crimes dont tu t’es rendu coupable. M. Gérard demanda la permiſſion de ſe retirer. — Non, non, s’écria le Chevalier, ſi vous êtes ſon mari, il eſt néceſſaire que, pour vous garantir de ſes fourberies, vous connoiſſiez ſon caractère atroce. Pour me rendre plus intelligible, il faut que je prenne mon hiſtoire de bien haut. Je m’étois tapie dans un coin ; ma poſition étoit terrible. Quand il vit que l’on étoit diſpoſé à l’écouter, il commença ainſi :

HISTOIRE


Du Chevalier Rose-Tree.

„ Je ſuis né à Londres, de Parens très-riches & d’un rang diſtingué. Je fus le ſeul fruit d’une union que l’Amour & la convenance s’étoient plu à former. Je n’avois que ſept ans lorſque ma Mère mourut : mon père en conçut un véritable chagrin ; mais comme il aimoit beaucoup les plaiſirs & que les plaiſirs étoient faits pour lui (car j’ai peu connu d’homme auſſi aimable), il ſe remit bientôt dans le tourbillon. Il confia mon éducation aux ſoins d’un ancien Valet-de-Chambre qu’il croyoit honnête & vertueux. Hélas ! c’eſt à ſa mépriſe que je dois tout ce que j’ai ſouffert dans le courant de ma vie. Harlett poſſédoit tous les vices. Je ne tardai pas à profiter de ſes leçons, l’exemple qu’il me donnoit s’inſinuoit dans mon cœur ; à quinze ans je ſurpaſſois mon Maître. Harlett, dès l’âge le plus tendre, m’avoit conduit dans des maiſons de jeu & chez des Filles de joie. Je pris goût pour ce genre de vie qui devoit aboutir à ma ruine & à mon déshonneur. Une ſcène affreuſe, dont je fus le témoin, & où Harlett perdit la vie, ne me corrigea pas. Nous étions dans un tripot : depuis quelques minutes, j’avois quitté le jeu, & j’attendois pour me retirer que Harlett eut fini un coup important ; il le gagna. Son adverſaire prétendit qu’il avoit friponné ; la galerie, qui avoit parié pour lui, ſoutint l’accuſation. Harlett ſe fâcha ; on le menaça : malgré mes avis, comme il s’agiſſoit d’une ſomme conſidérable, il continua à diſputer ; la querelle ſut vive : Harlett oſa donner un ſoufflet à celui qui le premier avoit ſuſpecté ſon honnêteté ; dans l’inſtant il fut ſaiſi & jeté par la fenêtre ; il tomba ſi malheureuſement que ſa tête fut fracaſſée, & qu’il expira avant qu’on ait pu le ſecourir. Je m’en revins chez mon Père très-affecté de cette aventure dont il fallut inſtruire le Chevalier Roſe-Tree, toutefois en palliant les torts de Harlett & les miens. Mon Père me fit promettre plus de circonſpection, & je continuai à n’être gêné en rien.

Pluſieurs années ſe paſſèrent de cette ſorte ; je hantois toujours la mauvaiſe compagnie, mais je cachois ſoigneuſement à mon Père mes inclinations vicieuſes. J’avois vingt-ſix ans lorſqu’il mourut, je le regrettai ſincérement. Cependant je ne fus ni plus ſage ni plus rangé ; & quelque conſidérable que fut ma fortune, je ne tardai pas à la diſſiper. Je fis alors connoiſſance avec une jeune perſonne de qualité charmante ; j’en devins amoureux, & ne vis pas ſans plaiſir que mon hommage ne lui déplaiſoit pas. Ma mauvaiſe réputation fut un obſtacle à mon mariage avec Miſs Green. Ses parens me refuſèrent : Cependant comme je voyois ſouvent la belle Éliſabeth chez une Dame de notre connoiſſance, je ne m’apperçus d’aucun changement en elle. Un jour elle m’écrivit qu’on vouloit la forcer d’épouſer Mylord Croſs-Baw, & qu’elle étoit au déſeſpoir. Je lui répondis que ſi elle avoit un peu d’amitié pour moi, elle ne devoit pas éviter à venir ſe jeter dans mes bras ; que notre union une fois contractée, elle ne devoit pas douter d’obtenir ſon pardon de ſes Parens, dont elle étoit adorée. Elle ſuivit mes conſeils, tout réuſſit comme je l’avois prévu. Lady Roſe-Tree rentra en grâce, & je fus reçu comme le Mari d’une Fille adorée. Je m’étois fait une loi en donnant ma main à Miſs Green, d’abandonner mes mauvaiſes habitudes.

Pendant trois mois, je me tins parole & j’étois parfaitement heureux. Le haſard ou plutôt mon malheur, me fit rencontrer cette Furie. Elle étoit alors jeune & jolie ; mais ſon ame, qui ſans doute n’a pas changé, étoit l’aſſemblage des vices les plus abominables. Elle me fit des agaceries ; mon ancien goût pour les plaiſirs faciles, me la fit accueillir : bientôt elle réveilla en moi des paſſions qui n’étoient qu’endormies, elle uſa de tous les moyens que la nature lui avoit donnés pour me captiver entièrement, & ne négligea rien pour m’inſpirer de la haine pour ma vertueuſe Épouſe. Par combien de calomnies elle me conduiſit au plus énorme des crimes ? Ses conſeils ne tendoient qu’à me défaire de ma Femme, de mon Beau-père, & de ma Belle-mère, afin d’envahir leur fortune & de la lui ſacrifier. La ſoif de l’or étoit chez cette malheureuſe le premier des beſoins à ſatisfaire. Je l’aimois ; l’Amour avoit couvert mes yeux de ſon bandeau, & ne me laiſſoit appercevoir que ſes charmes. Je ne puis me rappeler, ſans horreur pour moi-même, les traitemens affreux que j’ai fait éprouver à mon adorable Épouſe. Je trouvai un jour Aſtrea (c’étoit le nom de la miſérable que vous avez ſous les yeux) toute en larmes ; ma tendreſſe ne négligea aucun moyen pour ſavoir la cauſe de ſon chagrin. — Hélas ! me dit-elle, on vend demain à Chelſea, une maiſon que je voudrois avoir ; ſi je la manque, j’en mourrai de chagrin. Je fis mon poſſible pour lui faire voir l’impoſſibilité de ſatisfaire un déſir auſſi déplacé. Je m’étois déjà engagé pour huit mille livres, & ne pouvois plus trouver d’argent à emprunter.

Elle refuſa d’écouter la raiſon, & finit par me défendre de remettre les pieds chez elle, ſi la maiſon de Chelſea ne lui étoit pas adjugée le lendemain. Prières, inſtances, ſupplications, rien ne put la calmer ni la faire changer d’avis. Je ſortis au déſeſpoir, ne ſachant quel parti prendre, & amoureux comme un fou. Je rentrai chez moi, mon Valet-de-Chambre me dit que ma femme ne ſe portoit pas bien : je montai dans ſon appartement, elle étoit ſeule ; je la forçai à me remettre tous ſes bijoux ; je ſuppoſai une dette d’honneur à ſatisfaire. Hélas ! je n’eus que la demande à lui en faire, elle n’héſita pas un inſtant, & me promit de n’en parler à perſonne.

Je courus vendre ſes diamans ; j’en fis une ſomme aſſez forte. Je volai à Chelſea ; en moins d’une heure tout ſe trouva arrangé : muni du contrat paſſé au nom d’Aſtrea, je me rendis chez elle. Je vous peindrai difficilement ſon contentement à la vue de ce nouveau bienfait. Pendant huit jours elle ne ceſſa de m’en témoigner ſa vive reconnoiſſance ; jamais elle ne m’avoit ſemblé ſi ſéduiſante ; ma paſſion en augmenta de moitié. Dans cet intervalle, Lady Roſe-Tree accoucha d’une Fille ; mon cœur étoit trop rempli d’un autre objet pour s’occuper de ce qui n’y avoit pas rapport. Je négligeai totalement ma Femme ; elle ne s’en plaignit pas (ſa douceur étouffoit tout ce qui avoit l’air d’un reproche) ; mais il étoit aiſé de voir que ma froideur la chagrinoit beaucoup. Aſtrea, comme toutes les Filles de ſon état, n’en vouloit qu’à ma bourſe. Son libertinage effréné étoit ſi public, que tous les jours on offroit de me donner la preuve qu’elle me trompoit, mais il falloit pour me deſſiller les yeux, que je fuſſe moi-même témoin de ſon infidélité ; c’eſt ce qui m’arriva. Je voulus lui reprocher ſa perfidie : ſon effronterie me confondit. — Quel droit, me dit-elle, avez-vous ſur ma conduite ? je ne connois point de Maître chez moi ; ſortez dans l’inſtant & ne paroiſſez jamais devant mes yeux. Foible à l’excès, ou pour mieux dire, abruti par ma paſſion, je tombai aux pieds d’Aſtrea ; je lui demandai pardon de mon emportement, je convins que j’avois tort de blâmer ſes actions ; ma grâce me fut enfin accordée, mais à condition que je n’oſerois de la vie lui faire des leçons : je m’en retournai content. Combien j’étois mépriſable ! ma mauvaiſe conduite devoit avoir une fin. C’eſt ici, mes Amis, dit en ſanglotant le Chevalier, c’eſt ici où j’ai beſoin de toute votre indulgence, vous allez frémir. Hélas ! vingt ans paſſés dans le repentir & la douleur, n’ont pu effacer le ſouvenir de cette affreuſe cataſtrophe. Prié d’une partie de campagne avec pluſieurs de mes Amis, nous nous livrâmes à la débauche ; je ne rentrai dans la Ville qu’à ſix heures du matin ; je vole chez Aſtrea, ſa Femme-de-Chambre me dit qu’elle avoit été enlevée la veille par un ordre ſupérieur, & me remit enſuite une Lettre à mon adreſſe qu’elle venoit de lui faire paſſer. Voici le contenu de ce déteſtable écrit.

Lettre de Miſs Astrea,
au Chevalier Rose-Tree.

„ Vengeance ! mon cher, vengeance ! ou ma haine éternelle. Je ſuis privée de la liberté peut-être pour toute ma vie : Ce complot (j’en ai la certitude) a été machiné par tous les Green poſſibles ; votre Femme eſt à la tête ; j’ai vu, j’ai reconnu ſon écriture. Vengeance encore une fois, ou vous êtes chaſſé à jamais du cœur de

Sophie Astrea.

Voilà l’aiguillon & l’excuſe de ma brutalité. Je cours chez moi ; j’entre chez ma Femme, elle m’attendoit tenant ma Fille dans ſes bras,[23]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En quittant Londres, je me ſuis rendu en Eſpagne ; bientôt mes remords me conduiſirent ailleurs. J’ai parcouru pendant ſeize ans l’Italie, la Ruſſie, la Pologne, la Suède, le Danemarck, la Hollande, & vins enſuite en France. La vie retirée que je voulois mener ne me permit pas de reſter à Paris, la joie des autres étoit un tourment pour moi ; je préférois Saint-Germain à cauſe de l’air & de la poſſibilité d’être ignoré. Le haſard ou plutôt le bonheur qui ſembloit m’avoir abandonné, me procura la connoiſſance de Mylady Clemency ; je vis la charmante Alexandrine & l’aimai ; ma paſſion fut ſi vive, que j’oubliai preſque les chagrins qui me dévoroient depuis un temps conſidérable. Le délire de l’amour m’auroit fait parler, un retour de raiſon m’impoſa ſilence. Ma première Femme a été ſi malheureuſe, me ſuis-je dit ! Je ſuis changé ſans doute, & je ſuis ſûr de faire le bonheur de Mademoiſelle Dubois ; mais ſi par une ſuite de ma mauvaiſe fortune, elle alloit ſavoir combien j’ai été coupable, que penſeroit-elle de mon affreux caractère ? Sans pitié pour mon changement, elle me haïroit : que deviendrois-je alors ? Je pris donc le parti de cacher mes ſentimens ; mon cœur en fut navré, mais il ſe réſigna. La vue de cette miſérable a rouvert toutes mes bleſſures légérement cicatriſées, & je n’ai pu me refuſer au déſir de me faire connoître : je ſerai blâmé ; mais à coup ſûr, je ſerai plaint. ”

Lorſque le Chevalier eut ceſſé de parler, tout le monde me fixa avec indignation : je ſortis pour mettre fin à cette ſcène humiliante, M. Gérard me ſuivit. En rentrant à la maiſon, il me ſignifia que j’euſſe à lui rendre mes comptes. Après les avoir vérifiés, il trouva, que non ſeulement ce que j’avois mis dans notre aſſociation étoit diſparu, mais encore qu’il manquoit un tiers dans ſes avances. Sans pitié, il me fit arrêter & conduire au Fort-l’Évêque, priſon, où je ſuis depuis vingt-quatre heures. J’eſpère, ma chère petite, que tu n’héſiteras pas à me rendre ma liberté : il ne s’agit que de payer à M. Gérard douze mille livres. Tu me demanderas ſans doute, comment j’ai pu me déranger juſqu’à ce point : je ſuis ta Mère, ce titre me diſpenſe d’entrer dans aucun détail ; d’ailleurs, tu connois mes goûts, il te ſera facile de deviner l’emploi que j’ai fait de tant d’argent ; je puis pourtant t’aſſurer que l’événement qui m’arrive, ſera une leçon pour l’avenir ; déſormais je ſerai moins libérale. Adieu, ma Betſy ; il eſt, je penſe, inutile de te répéter que ce ſéjour n’eſt pas fait pour

Sophie Goodness.

Du Fort-l’Évêque, ce … 17




CVIIIme LETTRE.

Miſtreſs Mountain,
à Mylady Clemency ;
à Paris.

Que de choſes à vous apprendre ! En vérité, ma chère Émilie, je ne ſais par où commencer & comment vous peindre les différentes ſcènes d’attendriſſement dont j’ai été témoin depuis quelques jours.

Jeudi dernier on vint nous annoncer, à l’iſſue du dîner, une viſite que nous ne devions ni prévoir ni attendre ; c’étoit Mylady Ridge, accompagnée d’une jeune perſonne charmante, tenant deux enfans jolis comme l’Amour. — Ma préſence vous cauſe de l’étonnement, dit Mylady en s’aſſeyant ; mais vous aurez de plus grandes raiſons de ſurpriſe, lorſque vous apprendrez, Mylord, que je ne viens ici que pour confeſſer mes fautes. À ce début on ne répondit rien ; mais on redoubla d’attention pour l’écouter. Elle tira un papier de ſa poche qu’elle nous lut ; en voici le contenu. Malgré ſa longueur je n’en ai pas perdu un mot[24]… Au nom du Chevalier Roſe-Tree, mon cœur a treſſailli, & je me ſuis écriée : — Mon Père vit donc encore ! en finiſſant la lecture, elle nous préſenta la jeune perſonne. Voilà, dit-elle, l’infortunée victime de ma ridicule confiance dans la malheureuſe Staal. Vous voyez, Mylord, cette Peggi, dont votre Fils étoit amoureux, quand vous m’écrivîtes pour la faire changer de lieu ; ſi j’avois ſu qu’elle étoit ma Fille, j’aurois peut-être obtenu que vous ne la rejetiez pas. Aujourd’hui les temps ſont bien changés. — Hélas ! oui, dit alors Mylord, mon Fils n’eſt plus ; il eſt vrai que j’ai ſu en quelque ſorte le remplacer ; ce Jeune-homme, en montrant mon Époux, a bien voulu m’accepter pour ſon Père. — Je ſais, reprit Mylady, que vous avez fait ſon bonheur & celui de Miſs Roſe-Tree : cette action peut être miſe dans le nombre des plus belles de votre vie.

Permettez, Mylord, que je vous faſſe une queſtion ; le ſort de ce couple aimable eſt-il aſſuré ? Ne regardez pas ma demande comme une curioſité déplacée, vous en ſaurez bientôt la raiſon. — J’ai fait beaucoup moins que je n’aurois voulu, ils ont borné mes libéralités ; mais puiſque je n’ai plus de Fils, je puis… — Vous m’excuſerez, Mylord, vous en avez encore un ; Edward n’eſt pas mort. — Mon Fils n’eſt pas mort ! En prononçant ce peu de mots, ce bon Père penſa perdre connoiſſance ; on s’empreſſe autour de lui, ſa parole lui revint. Où eſt Edward, Mylady ? conduiſez-moi à mon Fils. — Il brûle d’embraſſer vos genoux, mais il ne veut pas que ſon retour faſſe le moindre tort à vos Enfans adoptifs ; donnez-m’en votre parole, & je vais vous l’amener. — Ils trouveront tous place dans mon cœur. Mylady ſort, une minute après elle reparoît avec Edward. — Mon Fils, mon cher Fils, viens dans mes bras, ces yeux ont bien pleuré ta perte… Ces larmes, c’eſt la joie qui les fait couler. Edward étoit aux pieds de ſon Père, les tendres ſenſations qu’il éprouvoit, ſe manifeſtoient par des expreſſions ſans ſuite ; tous les Spectateurs pleuroient. Quelle touchante reconnoiſſance ! votre Sœur preſſoit ſes deux Enfans, & ne levoit pas les yeux. — Ce n’eſt point aſſez, Mylord, dit en ce moment Mylady Ridge, de pardonner à Edward, il faut encore regarder avec indulgence ces trois infortunés. — Mon Père, voilà ma Femme, voilà mes Enfans ; tous trois ſe mettent à genoux. — Voulez-vous donc, dit Mylord en courant les embraſſer, me faire mourir de plaiſir ? Venez, mes Enfans, aimez-moi & nous ſerons tous heureux. Un peu revenu de ce premier moment d’ivreſſe, on ſe fit de mutuelles queſtions ; Edward nous raconta de la manière ſuivante pourquoi il s’étoit décidé à faire croire qu’il étoit mort[25]… En finiſſant il vint embraſſer mon Époux, en le nommant ſon Frère ; la jeune Lady Stanhope me pria de permettre qu’elle devint auſſi ma Sœur ; notre bonheur eſt donc augmenté. Mylady Ridge nous a dit qu’elle vous avoit écrit pour vous avouer ſes torts, & les réparer ; elle paroît bien repentante, je ſuis ſûre qu’elle n’a péché que par les conſeils empoiſonnés de ſon indigne Femme de confiance, ce qui prouve qu’il eſt de la plus grande importance de ne pas l’accorder légérement.

Au reçu de la Lettre de Staal, Mylady Ridge avoit volé à the Litthe-Hill, chez Monſieur Salked ; il n’a pu refuſer de rendre Peggi, mais il s’en ſépare avec la plus grande douleur. — Hélas ! diſoit ce Bonhomme en pleurant, elle m’avoit promis de ne jamais me quitter, je l’aimois comme ſi elle eut été ma Fille ; ſon Époux, ſes Enfans m’étoient chers, en un moment on me ravit tout mon bonheur. Sans doute, vous avez raiſon de vous réjouir de retrouver un bien auſſi précieux, mais ai-je tort, moi, de m’affliger d’une perte auſſi ſenſible : La tendre Peggi lui a juré une reconnoiſſance & une amitié éternelles. — De la reconnoiſſance, a repris le Payſan, & pourquoi ? j’ai fait mon bonheur en vous rendant juſtice, vous ne me devez rien : Quant à votre amitié, elle me ſeroit infiniment précieuſe, mais quelle preuve m’en donnerez-vous ? — Toutes celles que vous exigerez. — Je n’ai pas le droit d’exiger, cependant j’oſe demander une grâce ; permettez que je vous appartienne à titre de Domeſtique, je vendrai mon bien, je céderai ma Ferme à Bartolomew, & j’irai vous ſervir, car je ne puis vivre ſans avoir mes petits Enfans, je ſerai chargé de les élever, je leur apprendrai à vous chérir. — Une grâce, dites-vous, reprit alors Edward ! ô mon Père, c’eſt nous que vous obligez ; venez avec nous, mais oubliez votre propoſition, le titre d’Ami vous convient mieux ; l’éducation de mes Enfans ſera votre ouvrage, je vous promets d’avance que mon Père ratifiera l’engagement que je prends aujourd’hui avec vous. — Mon cher Henry, ſouffrez que je vous donne encore ce nom, vous comblez mes vœux, oui, j’irai vous retrouver, mourir avec vous, depuis que je vous connois, c’eſt là toute mon ambition. Les adieux ont été moins triſtes par la certitude de ſe rejoindre avant peu. Voilà, ma chère Émilie, ce que j’avois à vous apprendre. Quel heureux évènement ! que de félicité ! Mylord Stanhope eſt dans un enchantement ! Rien, en effet, de plus aimable que notre Sœur, car elle eſt auſſi la mienne ; elle vous reſſemble, mon Amie, même douceur, même beauté, c’eſt une ſeconde Émilie.

Votre Mère eſpère que ſa Lettre vous décidera à revenir en Angleterre, elle a auſſi écrit à Mylady Clemency, à votre Époux ; hâtez votre retour, votre préſence ſeule peut compléter la joie des habitans de Pretty-Lilly. Mariez vos Demoiſelles Dubois ; amenez-les, ſi vous voulez, les Gens aimables & vertueux ne ſont jamais de trop, & venez vous jeter dans les bras de votre Amie

Anna Mountain.

De Pretty-Lilly, ce … 17


CIXme LETTRE.

Monſieur le Marquis de F***,
à Miſtreſs Goodness ;
à Fort-l’Évêque.

Je vous écris, Madame, au nom de Betſy, aujourd’hui Madame la Marquiſe de F***, elle me charge de vous faire des propoſitions que je me flatte devoir vous convenir. Tous les ans vous toucherez ſix cents livres pour vos menus plaiſirs ; mais vous vous fixerez aux Dames de Saint-El… à Ver… Les arrangemens ſont déjà pris ; vous y ſerez logée, nourrie, habillée ſelon leurs uniformes, & tant que vous y reſterez, vous ne manquerez exactement de rien. D’après votre réponſe, on vous enverra un carroſſe qui vous conduira à Ver… La dette qui vous retient au Fort-l’Évêque, ſera payée avant votre ſortie. Dans le cas où vous n’acquieſcerez pas à la demande de ma Femme, elle renonce à vous être du plus petit ſecours. Il ſeroit, en effet, bien humiliant pour Madame la Marquiſe de F***, d’avoir une Mère qui ſe permit des actions mal-honnêtes. Nous attendons votre réponſe pour agir. Je ſuis très-parfaitement,

Madame
Votre très-humble &
très-obéiſſant Serviteur,
Le Marquis de F***.

De Clermont-en-Auvergne, ce … 17




CXme LETTRE.

Mylady Clemency,
à Miſtreſs Mountain ;
à Break-of-Day.

Vous vous ſouvenez bien, ma chère Anna, de Monſieur Wiſdom, dont je vous ai ſi ſouvent parlé ; eh bien ! c’eſt l’infortuné Chevalier Roſe-Tree ; oui, mon Amie, il eſt votre Père, il a été bien coupable, mais ſon repentir le met au deſſus de ſes fautes ; il a tant ſouffert depuis ſon départ de Londres, il a tant expié ſon inconduite paſſée, en vérité, il mérite ſon pardon. Je connois votre cœur, Anna, il brûle de voir, d’embraſſer ce Père malheureux ; mais ce n’eſt point aſſez que vous ayez pour lui la tendreſſe d’une Fille bien née, il faut encore obtenir ſa grâce de Mylady Green ; c’eſt elle qu’il a le plus grièvement offenſée ; c’eſt d’elle dont il redoute la préfence. J’ai écrit ſon hiſtoire, je vous l’envoye ; faites-la lire à votre Grand-maman, elle y verra ſes combats, les ſollicitations de la miſérable, ſeule auteur de tout le mal qui s’eſt commis ; elle y verra la dure punition qu’il s’eſt impoſée ; elle y verra enfin, ſes regrets & ſon changement ; il n’attend que votre réponſe pour voler en Angleterre, il ſe meurt d’envie de connoître ſon aimable Fille. Il adore Alexandrine, il en eſt aimé ; mais l’amour cède à la nature, il ne penſe plus qu’à ſa chère Anna. Joſephine eſt depuis huit jours la Femme du Chevalier Barrito : ces jeunes Époux jouiſſent d’une félicité parfaite. Mes idées ſur Mylord Clarck n’étoient point fauſſes ; il a fait part à mon Époux de ſes vues ſur ma Belle-mère, c’eſt moi qu’on a chargé d’en parler à Lady Clemency ; elle a d’abord traité la choſe en plaiſantant, mais mon ſérieux a excité le ſien. — Y penſes-tu, ma chère Fille ! à mon âge me remarier ? — Vous n’avez que trente-huit ans, c’eſt l’âge de la raiſon. — Oui, & tu veux que je ſaſſe une folie. — Je veux que vous faſſiez votre bonheur, & celui d’un Homme aimable. — Il ſeroit mon Fils. — Il a vingt-ſix ans. — Que diroit-on de moi ? — Que vous avez parfaitement bien fait. — Laiſſe-moi, tu es folle. — Vous le haïſſez donc ? — Je ne dis pas cela : mais ne puis-je pas lui rendre juſtice, & ne pas vouloir être ſa Femme ? — Vous allez le mettre au déſeſpoir, car il vous aime, & il eſpéroit vous fléchir. — Il m’aime !… je ne le crois pas. — Et pourquoi ? — Il ne me l’a jamais dit. — C’eſt qu’il n’a pas oſé ; ſi vous le lui permettiez, avec quel empreſſement il voleroit à vos pieds ! — Tu mets à cette affaire tant d’intérêt, que… Eh bien ! qu’il parle. À peine ce mot étoit-il prononcé, que mon Époux paroît avec ſon Ami ; ce dernier s’approche avec timidité, Mylady s’écrie : — Méchante ! vous m’avez trahie. — Je vous ſuis donc bien odieux, dit Charles, en tombant ſur ſes genoux. — Puiſque vous m’écoutiez, reprit Mylady, vous ne pouvez avoir cette idée. — Allons, ma Mère, il faut céder à l’amour ; voudriez-vous le rendre malheureux ? — Mais puis-je faire ſon bonheur ? — Oui, vous le pouvez, dit alors l’amoureux Clarck, accordez-moi votre main, & laiſſez-moi eſpérer que votre cœur ne tardera pas à la ſuivre. — J’aurois mauvaiſe grâce à inſiſter, voilà ma main, ſoyez content. L’inclination ratifie tout : Mylord Clarck fut enchanté : mon Époux fit à ſa Mère des remercîmens comme ſi la choſe l’eut regardé perſonnellement ; pour moi j’étois du plus grand contentement. Le mariage eſt fixé à un mois, je n’ai pu me refuſer à vous faire part de cette heureuſe nouvelle ; mais je n’oublie pas que nous attendons avec impatience la réponſe au premier article de ma Lettre : je la termine donc bien vîte, afin de la faire partir plutôt. Adieu, ma chère Anna, vous connoiſſez toute mon amitié.

Émilie Clemency.

De Paris, ce … 17




CXIme LETTRE.

Miſtreſs Mountain,
à Mylady Wambrance ;
à Pretty-Lilly.

Enfin je l’ai vu, ma chère Sophie, ce Père ſi malheureux & ſi aimable ! je me ſuis ſenti preſſer ſur ſon cœur ! Avec quelle joie il m’a reçue ! Ô nature ! ta voix eſt bien douce & bien touchante ! Il n’eſt point d’expreſſion pour rendre les ſenſations qu’on éprouve en ſerrant pour la première fois les mains de l’auteur de ſes jours. Pardonne, mon Époux, tu connois ma tendreſſe, la tienne ne doit pas s’en offenſer : L’inſtant où j’ai embraſſé mon Père, m’a paru le plus beau de ma vie. Je ne perds pas de vue, mon Amie, la parole que je vous ai donnée de vous rendre un compte exact. Notre voyage a été très-heureux, à l’exception de petites incommodités qu’a éprouvées Mylady Ridge au paſſage de Douvres à Calais ; mon Époux craignoit que, vu ma groſſeſſe avancée, les fatigues de la route ne me fuſſent nuiſibles ; mais grâce à ſes ſoins & à la bonté de mon tempérament, je m’en ſuis tirée à merveille ; mon impatience, qui ne le cédoit pas à celle de Mylady Ridge, ne nous a pas permis de prendre beaucoup de repos ; enfin nous voilà à Paris. Arrivés à l’Hôtel de Lady Clemency, nous demandons à la voir d’abord en particulier ; on nous fait paſſer dans un ſalon, une Femme charmante vient à nous. — Je ſuis la Mère d’Émilie. — Je ſuis la Fille du Chevalier Roſe-Tree, diſons-nous enſemble. Lady Clemency nous couvre de baiſers. — Il ne manquoit que vous pour compléter le bonheur de notre maiſon, mes Amis, votre préſence va y répandre la joie ; venez, je me reprocherois de retarder d’une minute le plaiſir que vous allez cauſer. Elle dit, & nous invite à la ſuivre dans une pièce voiſine ; il ne me fut pas difficile de démêler mon Père ; je cours à lui. Mylady Ridge prend ſa Fille dans ſes bras, & pendant un intervalle aſſez long, on ne pouvoit diſtinguer que ces mots mal articulés : Ô mon Père !…… Ma Fille, je te revois donc encore…… Quoi ! c’eſt ma chère Anna…… Ma Mère m’aime, que je ſuis heureuſe !… & puis des baiſers, des careſſes, des félicitations ; les Spectateurs de cette ſcène touchante partageoient notre ivreſſe. Quel moment ! je ne puis mieux le comparer qu’au retour d’Edward chez notre reſpectable Père. Le Chevalier Roſe-Tree a parfaitement bien accueilli mon Époux, lorſqu’il lui a parlé de ſa naiſſance. — Qu’eſt-ce que la naiſſance, lui a répliqué mon Père ? un haſard heureux ; mais les ſentimens, mon cher Gendre, mais la vertu, voilà les bienfaits dont on doit remercier la nature ; & qui mieux que vous lui doit de la reconnoiſſance ? Pendant huit jours on n’a pu nous décider à nous ſéparer d’un inſtant ; contens de nous voir, nous ne penſions pas qu’il exiſtat d’autre plaiſir ; il a pourtant fallu ſe rendre à la ſociété. Le terme que Mylady Clemency avoit fixé pour ſon mariage avec Mylord Clarck, approchoit. Je me ſuis ſouvenue de l’inclination de mon Père pour Alexandrine Dubois, dont vous ſavez qu’Émilie me parloit ſouvent dans ſes Lettres. Un matin je me rends dans la chambre de Mademoiſelle Dubois. — Je viens, ma chère, vous faire des propoſitions de mariage. L’aimable Fille change de couleur. — À moi, Madame !… vous êtes trop bonne de vous occuper d’une choſe qui ne m’eſt point encore entrée dans l’eſprit. — Le cœur en peut-il dire autant ?… Vous ne me répondez pas… ma belle Amie ſeroit-elle fâchée contre moi ? — Non, aſſurément, Madame, mais vous m’avez étonnée. — Auriez-vous de l’antipathie pour l’état du mariage, en ce cas il n’y faut plus ſonger ; cependant j’eſpérois, je croyois même, que ma viſite ne vous déplairoit pas : mon Père… elle rougit encore, s’étoit flatté, je vois qu’il a eu tort… Pardon, Alexandrine ; mais il eſt permis de croire ce que l’on déſire… Vous pleurez !… je ſuis au déſeſpoir de vous avoir affligée, excuſez. — Ceſſez, Madame, ceſſez ; ma confuſion eſt à ſon comble vous ne me ménagez pas… vous ſavez ſûrement combien je ſuis foible. Eh bien ! oui, je l’aime ; cet aveu que vous m’arrachez, me fera, ſans doute, perdre votre eſtime. — Aimable Enfant, il me remplit de joie ; je voulois ſavoir de vous-même ſi mon Père vous eſt cher, repoſez-vous ſur moi, votre bonheur ſera mon ouvrage. — Arrêtez, Madame, gardez mon ſecret, je vous le demande en grâce ; je fais plus, je l’exige. Sans l’écouter, je ſors & l’enferme dans ſa chambre, & je vole à celle de mon Père, il étoit ſeul. — Bon jour, Anna, viens-tu paſſer quelques inſtans avec moi. — Oui, mon Père, je déſire que vous m’accordiez une converſation. Émilie eſt mon Amie depuis l’enfance, jamais nous n’avons rien eu de caché l’une pour l’autre ; elle a ſu votre amour pour Mademoiſelle Dubois, & m’en a fait part ; j’ai voulu ſavoir s’il étoit payé de retour. Je ſors d’avec Alexandrine, j’ai ſondé ſes ſentimens, ils ſont conformes aux vôtres ; elle vous aime, mon Père, il faut par votre main aſſurer ſon bonheur & le vôtre. — Ta propoſition, ma chère Fille, augmente mon eſtime pour toi, & combleroit mes vœux ſi ma poſition me permettoit de l’accepter, mais je ne puis. — Eh pourquoi ? — Ma Fille, la nature eſt au deſſus de l’amour, j’ai déſormais des devoirs plus ſacrés à remplir. — Les uns ſont compatibles avec les autres, mon Père, ne vous refuſez pas à ce qui eſt l’objet de mes déſirs, allons trouver Mademoiſelle Dubois. Je l’entraîne, nous entrons chez elle, perſonne n’ouvre la bouche. — Mon Amie, voilà mon Père, il n’oſe croire ce que je lui ai dit, daignez le lui confirmer. — Elle ſe cache le viſage de ſes mains : le Chevalier s’approche. — Belle Alexandrine, craindriez-vous de me rendre trop heureux, ou ma conduite paſſée vous feroit-elle frémir pour l’avenir ? — Non, Monſieur, je n’ai de doute que ſur vos ſentimens. — Oh ! n’en ayez pas, mon cœur eſt plein de vous, il vous adore depuis le premier inſtant où je vous ai connue ; mais à mon âge pouvois-je eſpérer d’être payée de retour ? Anna vient de me dire… ne lui en ſachez pas mauvais gré, ſa belle ame lui fait déſirer la félicité de tout ce qui lui eſt cher ; elle connoît l’objet de la mienne… Mais j’y renoncerois, dut-il m’en coûter la vie, ſi la vôtre n’en devoit être la ſuite. — Eh bien ! tous nos vœux ſont remplis ; ce que j’ai dit à votre aimable Fille, je le penſe, & depuis long-temps ; mais ce n’eſt point aſſez de mon approbation. Ma Mère… Allons la trouver, mon Père, c’eſt d’elle que vous devez obtenir la belle Alexandrine. La demande fut parfaitement bien accueillie, nulle objection, encore moins de difficultés. Ce mariage doit ſe conclure avec celui de Mylady Clemency. Vous voyez, ma chère Sophie, que notre arrivée ici n’a point diminué le bonheur. Les Hymens une fois terminés, je parlerai du départ ; car je brûle de me retrouver à Pretty-Lilly. Adieu, mon Amie, mille tendres complimens à Monſieur & Miſtreſs Brown. J’écris par le même Courier à Mylady Stanhope, & à notre reſpectable Père. Penſez ſouvent à moi, & croyez que vous ne ferez que me rendre la pareille.

Anna Mountain.

De Paris, ce … 17




CXIIme LETTRE.

Mylady Buckingham,
à Miſtreſs Mountain ;
à Paris.

Vous croyiez peut-être, ma belle Anna, que je ne ripoſterois pas à vos charmans détails par des détails moins touchans, à la vérité, moins intéreſſans, mais qui vous plairont ſûrement, puiſque Sophie, cette Amie que vous avez juré d’aimer toujours, y joue un principal rôle. Quelques jours après votre départ, Edward a préſenté à ſon Père un jeune Lord arrivant de Londres. — C’eſt, a-t-il dit, le ſeul avec qui j’avois conſervé une correſpondance pendant ma retraite, qu’il n’a point approuvée : je vous prie, Mylord, de le recevoir avec bonté & indulgence, car il a tous les défauts comme toutes les qualités de nos petits Maîtres. — Oui, Mylord, dit alors l’Ami d’Edward, j’ai grand beſoin d’indulgence. — Vous allez vous trouver ici dans un autre monde, lui répondit Mylord Stanhope, nous ne ſommes que de bonnes Gens ; le ſang & l’amitié nous uniſſent : cette vie, Mylord, ne ſera pas, ſans doute, de votre goût ; au reſte, tant que vous ne vous ennuyerez pas à Pretty-Lilly, vous ſerez le maître d’y reſter, & l’on vous y verra avec plaiſir. Voilà donc ce beau Lord inſtallé parmi nous ; ſon début fut aſſez plaiſant, ſes manières étoient apprêtées, ſa parure recherchée, ſa converſation tenoit du merveilleux, nous le regardions avec étonnement. Ce ſpectacle que nous avons perdu de vue depuis long-temps, nous paroiſſoit outré, & quelquefois ridicule ; cependant chacun ſe diſoit, en vérité, c’eſt bien dommage qu’un auſſi beau naturel ſoit gâté par des fatuités ſi miſérables ; en effet, on diſtinguoit à travers cet amas de verbiages & de ſottiſes, de l’eſprit, un bon cœur & des principes d’honnêteté ; d’ailleurs une tournure agréable & une figure charmante. La force de l’exemple manque rarement ſon coup. Mylord Buckingham (eſt-ce la première fois que je le nomme ?) s’apperçut enfin que nos manières n’avoient nul rapport avec les ſiennes ; de là il jugea que celles-ci ne devoient pas nous paroître aimables. Cette découverte lui fit faire des efforts pour ſe rapprocher de nous ; tous les jours nous le vîmes perdre de ſes défauts, & gagner du côté des qualités ; en huit jours il devint ſupportable ; en quinze nous lui conſeillâmes de ne plus changer. Pendant cet intervalle, la pauvre Sophie s’étoit beaucoup trop occupée du nouveau venu ; adieu le ſommeil & même l’appétit : ce n’étoit pas là ſon affaire, par bonheur l’amour avoir auſſi fait des ſiennes ſur le cœur du petit Maître corrigé. Ce fut un matin où la déclaration eut lieu ; votre folle ne pouvant dormir, fut promener ſes rêveries dans le grand boſquet de droite ; le haſard avoit conduit dans le même lieu Buckingham ; la rencontre étoit infaillible, la ſurpriſe fut égale. — Par quel bonheur ?… — Par quel haſard ?… chacun expliqua ſes raiſons ; la vérité ne dicta pas les miennes. Enfin… enfin, ma chère Anna, je ſus qu’il m’aimoit, & il ſe douta que je ne le haïſſois pas. Ce premier aveu en entraîna d’autres : l’intérêt augmente avec la confiance, & le mariage pour concluſion. Voilà mon hiſtoire ; tout le monde ſe porte bien, tout le monde vous déſire, contentez-nous & croyez-moi pour la vie votre Amie,

Sophie Buckingham.

De Pretty-Lilly, ce … 17




CIIme LETTRE.

La Mère Saint-Julien,
Supérieure du Couvent des Dames de Sainte
L… de Ver…,
à Madame la Marquiſe de F*** ; à Clermont-en-Auvergne.


Madame,

Je remplis un devoir bien triſte en vous inſtruiſant de la mort de Madame votre Mère ; après avoir ſouffert les plus grands maux, elle a ceſſé de vivre ; mais ſi quelque choſe peut ſervir de conſolation ſur une perte toujours douloureuſe pour une ame ſenſible, ce ſont les ſentimens pieux qu’elle a fait voir dans les derniers momens de ſon exiſtence. Toutes nos Dames ont été vivement attendries de ſon repentir, & des ferventes prières qu’elle a adreſſées au Ciel, pour obtenir le pardon de ſes fautes. L’aveu qu’elle a fait n’a point coûté à ſon amour propre, & lui donne des droits à l’indulgence. Son regret le plus vif étoit de ne pouvoir, Madame, vous rendre témoin de ſes nouvelles diſpoſitions. Elle m’a chargée de vous en rendre un compte exact ; je remplis ma miſſion, & vous ſupplie d’agréer les aſſurances de la parfaite eſtime avec laquelle j’ai l’honneur d’être, Madame,

Votre très-humble &
très-obéiſſante Servante,
Mère Saint-Julien.
Supérieure des Dames
de Sainte Le…
de Ver…
De Ver… ce … 17


CXIVme & dernière LETTRE.

Miſtreſs MOUNTAIN, à Mylady BUCKINGHAM ; à Pretty-Lilly.


Votre Lettre & la nouvelle qu’elle contient, m’ont fait, ma chère Sophie, le plus grand plaiſir ; vous ne demandez plus que notre retour pour être complettement heureuſe ! Eh bien ! ma belle Amie, ne formez plus de déſirs, car nous partons jeudi. Les deux mariages que je vous ai annoncés ſont conclus : nous avons décidé Madame Dubois & ſes aimables Filles à venir paſſer un an à Pretty-Lilly, attendez-vous donc à voir arriver une colonie. Voici l’ordre de la marche. Lady Clarck, ſon Époux, le Chevalier Roſe-Tree & ſa chère Alexandrine, occuperont un carroſſe ; celui qui ſuivra ſera rempli par mon Émilie, Mylord Clemency, Joſephine, & le Chevalier Barrito ; Madame Dubois fermera la marche avec Mylady Ridge, mon Époux & moi. Cette Lettre eſt la dernière que vous recevrez avant notre arrivée : je me réſerve de vous répéter que mon amitié durera autant que l’exiſtence

d’Anna Mountain.

De Paris, ce … 17


FIN.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Première Partie
 3
Lettre I — D’Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree, ſon Amie ; à Break-of-Day. 
 7
Lettre II — Réponſe d’Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à Rocheſter. 
 10
Lettre III — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day. 
 15
Lettre IV — D’Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à Break-of-Day. 
 20
Lettre V — D’Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day. 
 26
Lettre VI — De la même à la même ; à Break-of-Day. 
 30
Lettre VII — D’Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à Rocheſter. 
 34
Lettre VIII — De la même, à la même ; à Rocheſter. 
 37
Lettre IX — Charles Clarck, à William Fisher, son Ami, à Londres 
 40
Lettre X — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day 
 47
Lettre XI — D’Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à Rochester. 
 51
Lettre XII — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day. 
 56
Lettre XIII — D’Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à Rochester 
 57
Lettre XIV — D’Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Rocheſter. 
 62
Lettre XV — Charles Clarck, à William Fisher ; à Londres. 
 70
Lettre XVI — Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à Rocheſter. 
 76
Lettre XVII — De la même, à la même ; à Rocheſter. 
 90
Billet — d’Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree. 
 92
Lettre XVIII — Charles Clarck, à William Fisher. 
 92
Lettre XIX — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day. 
 98
Lettre XX — Charles Clarck, à William Fisher. 
 109
Lettre XXI — Charles Clarck, à Miſs Émilie Ridge. 
 116
Lettre XXII — Émilie Ridge, à Mylord Clark ; à ***. 
 117
Lettre XXIII — Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à ***. 
 119
Lettre XXIV — Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge, ſon Amie ; à ***. 
 143
Lettre XXV — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Londres. 
 148
Lettre XXVI — Betsy Goodness, à Sir Edward Stanhope. 
 153
Lettre XXVII — Sir Edward Stanhope, à Betsy Goodness ; à ***. 
 155
Lettre XXVIII — Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à Break-of-Day. 
 157
Lettre XXIX — Andrew, à Miss Anna Rose-Tree ; à Londres 
 161
Lettre XXX — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Londres 
 163
Lettre XXXI — Sir Edward Stanhope, à Sir Augustin Buckingham ; à Londres. 
 167
Lettre XXXII — Betsy Goodness, à ſa Mère. 
 175
Lettre XXXIII — À Mylady Ridge ; à Londres 
 181
Lettre XXXIV — À Mylord Stanhope ; à Pretty-Lilly. 
 182
Lettre XXXV — Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à *** 
 184
Lettre XXXVI — Sir Edward Stanhope, à Sir Augustin Buckingham ; à Londres 
 188
Lettre XXXVII — Sir Augustin Buckingham, à Sir Edward Stanhope ; à Pretty-Lilly 
 190
Lettre XXXVIII — Émilie, à Anna Rose-Tree ; à Londres. 
 193
Lettre XXXIX — Miſtreſs Goodness, à Betsy Goodness ſa Fille ; à *** 
 206
Lettre XL — Betsy Goodness, à Miſtreſs Goodness ſa Mère ; à Londres. 
 209
Lettre XLI — Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à Paris 
 211
Lettre XLII — Mylady Ridge, à Miſtreſs Goodness ; à Londres 
 213
Lettre XLIII — Réponse 
 215
Lettre XLIV — Sir Edward Stanhope, à Sir Augustin Buckingham ; à Londres. 
 217
Lettre XLV — réponse de Sir Augustin Buckingham, à Sir Edward Stanhope ; à Pretty-Lilly. 
 220
Lettre XLVI — Sir Charles Clarck, à Sir William Fisher ; à Londres. 
 223
Lettre XLVII — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Londres. 
 225
Lettre XLVIII — Sir Edward Stanhope, à Sir Augustin Buckingham ; à Londres. 
 231
Lettre XLIX — Miſtreſs Anger, à Peter Anger, ſon Époux ; à Saint-Germain-en-Laye. 
 233
Lettre L — Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à Paris. 
 235
Lettre LI — Sir Augustin Buckingham, à Sir Edward Stanhope ; à Pretty-Lilly. 
 237
Lettre LII — Peter Anger, à Miſtreſs Anger, ſa Femme ; à Raimbow. 
 239
Lettre LIII — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Londres. 
 241


Seconde Partie
Lettre LIV — Sir Edward Stanhope, à Sir Augustin Buckingham ; à Dublin 
 3
Lettre LV — Sir Charles Clarck, à Sir William Fisher ; à Londres. 
 9
Lettre LVI — Sir Edward Stanhope, à Sir Augustin Buckingham ; à Dublin. 
 11
Lettre LVII — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Londres. 
 17
Lettre LVIII — Sir Charles Clarck, à Sir William Fisher ; à Londres. 
 20
Lettre LIX — Sir Edward Stanhope, à Sir Augustin Buckingham ; à Dublin 
 22
Lettre LX — Anna Rose-Tree, Émilie Ridge, à Saint-Germain-en-Laye 
 32
Lettre LXI — Sir Charles Clarck, à Sir William Fisher 
 40
Lettre LXII — Miſtreſs Anger, à Peter Anger, ſon Époux ; à Saint-Germain-en-Laye. 
 41
Lettre LXIII — Miſtreſs Goodness, à Mylady Ridge ; à Raimbow. 
 43
Lettre LXIV — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Londres. 
 45
Lettre LXV — Peter Anger, à Staal Anger ſon Épouſe ; à Raimbow 
 50
Lettre LXVI — Sir Charles Clarck, à Sir William Fisher ; à Londres 
 51
Lettre LXVII — Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge, ſon Amie ; à Saint-Germain-en-Laye. 
 53
Lettre LXVIII — Miſtreſs Goodness, à Betsy Goodness, ſa Fille ; à Londres. 
 56
Lettre LXIX — La même, à la même ; à Londres. 
 58
Lettre LXX — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Pretty-Lilly. 
 61
Lettre LXXI — Sir Charles Clarck, à Sir William Fisher ; à Londres. 
 67
Lettre LXXII — Staal Anger, à Mylady Ridge ; à Londres. 
 69
Lettre LXXIII — Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à Saint-Germain-en-Laye. 
 71
Lettre LXXIV — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day. 
 74
Lettre LXXV — Sir Edward Stanhope, à Sir Augustin Buckingham ; à Dublin. 
 77
Lettre LXXVI — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day. 
 80
Lettre LXXVII — Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à Saint-Germain-en-Laye. 
 84
Lettre LXXVIII — Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day. 
 87
Lettre LXXIX — Staal Anger, à Mylady Ridge ; à Londres. 
 91
Lettre LXXX — Sir Charles Clarck, à Sir William Fisher ; à Londres. 
 93
Lettre LXXXI — Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à Saint-Germain-en-Laye. 
 96
Lettre LXXXII — Mylady Clemency, à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day. 
 98
Lettre LXXXIII — Sir Edward Stanhope, à Sir Augstin Buckingham ; à Dublin. 
 100
Lettre LXXXIV — Sir Charles Clarck, à Sir William Fisher ; à Londres. 
 103
Lettre LXXXV — Mylady Clemency, à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day. 
 107
Lettre LXXXVI — Sir Charles Clark, à Sir William Fisher ; à Londres. 
 110
Lettre LXXXVII — Anna Rose-Tree, à Mylady Clemency ; à Paris. 
 113
Lettre LXXXVIII — Mylady Clarck, à Monſieur Nivelar ; à l’Hôtel de Berlin. 
 118
Lettre LXXXIX — Mylady Clemency, à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day. 
 119
Lettre XC — Miſtreſs Mountain, à Mylady Clemency ; à Paris. 
 122
Lettre XCI — Sir Charles Clarck, à Sir William Fisher ; à Londres. 
 124
Lettre XCII — Mylady Clarck, à Monſieur Nilevar ; à l’Hôtel de Berlin. 
 128
Lettre XCIII — Mylady Clemency, à Miſtreſs Mountain ; à Break-of-Day. 
 129
Lettre XCIV — Staal Anger, à Mylady Ridge ; à Londres. 
 133
Lettre XCV — Sir Charles Clarck, à Sir William Fisher ; à Londres. 
 134
Lettre XCVI — Mylady Clemency, à Miſtreſs Mountain ; à Pretty-Lilly. 
 136
Lettre XCVII — Sir Charles Clarck, à Sir William Fisher ; à Londres. 
 137
Lettre XCVIII — Du même, au même ; à Londres. 
 140
Lettre XCIX — Mylady Clemency, à Miſtreſs Mountain ; à Pretty-Lilly. 
 145
Lettre C — Sir Charles Clarck, à Sir William Fisher ; à Londres. 
 147
Lettre CI — Miſtreſs Mountain, à Mylady Clemency ; à Paris. 
 154
Lettre CII — Sir Edward Stanhope, à Sir Augustin Buckingham ; à Londres. 
 156
Lettre CIII — Mylady Clemency, à Miſtreſs Mountain ; à Break-of-Day. 
 158
Lettre CIV — Miſtreſs Goodness, à Betsy Goodness, ſa Fille ; à Clermont-en-Auvergne. 
 160
Lettre CV — Staal Anger, à Mylady Ridge ; à Londres. 
 162
Lettre CVI — Mylady Clemency, à Miſtreſs Mountain ; à Break-of-Day. 
 177
Lettre CVII — Miſtreſs Goodness, à Betsy Goodness ſa Fille ; à Clermont-en-Auvergne. 
 179
Lettre CVIII — Miſtreſs Mountain, à Mylady Clemency ; à Paris. 
 190
Lettre CIX — Monſieur le Marquis de F***, à Miſtreſs Goodness ; à Fort-l’Évêque. 
 197
Lettre CX — Mylady Clemency, à Miſtreſs Mountain ; à Break-of-Day. 
 198
Lettre CXI — Miſtreſs Mountain, à Mylady Wambrance ; à Pretty-Lilly. 
 201
Lettre CXII — Mylady Buckingham, à Miſtreſs Mountain ; à Paris. 
 207
Lettre CXIII — La Mère Saint-Julien, Supérieure du Couvent des Dames de Sainte L… de Ver…, à Madame la Marquiſe de F*** ; à Clermont-en-Auvergne. 
 210
Lettre CXIV — Miſtreſs MOUNTAIN, à Mylady BUCKINGHAM ; à Pretty-Lilly. 
 212
  1. Chambre-baſſe où l’on reçoit les viſites.
  2. La livre ſterling vaut environ vingt-deux livres argent de France.
  3. Au Saint-Eſprit.
  4. Une jeune Fille de quelqu’âge & de quelque condition qu’elle ſoit, peut ſe ſauver de chez ſes Parens pour épouſer ſon Amant, le mariage eſt bon.
  5. Il n’eſt queſtion ici que des Modes.
  6. Pour éviter les répétitions, on n’a pas jugé à propos de joindre cette Lettre aux autres ; les mêmes détails ſont faits dans la XXe Lettre, écrite par Clarck, à ſon Ami.
  7. Un Exempt.
  8. Cette Lettre n’avoit rien d’intéreſſant pour le Lecteur.
  9. Rue de Londres.
  10. Cette Lettre a été perdue, mais on peut imaginer aiſément ce qu’elle doit contenir.
  11. Il eſt queſtion des Lettres que Miſs Goodneſs a écrites à Mylord Clarck ; on n’a pas cru néceſſaire de les ajouter.
  12. M. Dorat, qu’une mort prématurée vient d’enlever à la Littérature.
  13. À la demi-Lune, Auberge de Londres.
  14. Rue de Pologne, à Londres.
  15. Le lever du Soleil, cabaret à …
  16. Anna raconte ici les mêmes détails contenus dans les Lettres LIV & LVIe de Mylord Stanhope à Buckingham.
  17. Ce ſont toujours des livres ſterlings.
  18. La Lettre précédente n’étoit point encore parvenue à Mylady Clemency.
  19. Cette Lettre a été retranchée du recueil, comme inutile & peu intéreſſante.
  20. Elle eſt de M. le Chevalier Gluck, compoſiteur de Muſique dans le genre Italien ; il a eu l’art de faire oublier Rameau, Lully, &c.
  21. Cette Terre ſe nomme Mountain.
  22. Nilevar avoit marqué à Mylady qu’il avoit rempli ſes déſirs.
  23. Le Chevalier Roſe-Tree fait ici les détails rapportés dans la Lettre XXIIIme d’Anna Roſe-Tree à Émilie Ridge, & dans la Lettre CVme de Staal Anger à Mylady Ridge.
  24. Détails faits dans la Lettre CVe de Staal Anger à Mylady Ridge.
  25. On a lu dans différentes Lettres de Sir Edward Stanhope à Auguſtin Buckingham, les détails de cette mort ſimulée.