Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne/Texte entier

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LÉGENDES CHRÉTIENNES


DE LA


BASSE-BRETAGNE


PAR
F. M. LUZEL




PARIS
MAISONNEUVE ET Cie, ÉDITEURS
25, quai voltaire, 25


1881




Tous droits réservés





AVANT-PROPOS
________



J’avais d’abord songé à intituler ces deux volumes : Jésus-Christ en Basse-Bretagne ; mais, à la réflexion, le nombre des épisodes où Jésus-Christ intervient directement ne m’a pas paru assez considérable pour justifier entièrement un pareil titre, et je me suis arrêté à celui de : Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, qui m’a paru plus vrai. En effet, dans tous les morceaux dont se compose mon recueil, on voit intervenir des agents chrétiens, et le plus souvent catholiques, comme : le Père Éternel, Jésus-Christ, la sainte Vierge, les anges, les apôtres, les saints, les ermites, le diable, l’enfer, le purgatoire, le paradis, et autres ressorts du même ordre. Souvent, je le reconnais, ils sont purement artificiels et dus à la fantaisie des conteurs ; mais il est toujours intéressant de le constater et de noter les modifications et les déviations que le peuple fait constamment subir aux mythes primitifs et aux traditions orales, même les moins anciennes. Dans les nombreux récits de tout genre, mythologiques, légendaires ou autres, que j’ai recueillis dans nos chaumières et nos manoirs bretons, deux courants opposés, mais qui se croisent et se confondent souvent, sont faciles à constater : l’un chrétien, bien que, ordinairement, à l’origine, il découle d’une source païenne, altérée et obscurcie, dans ses voyages à travers les nations et les âges ; — l’autre, païen, mythologique d’ordinaire, et encore mélangé d’éléments étrangers, mais quelquefois aussi d’une pureté et d’une précision inattendues. La première catégorie a fourni la matière de ces deux volumes ; l’autre, plus riche et plus importante, je crois, du moins au point de vue scientifique, exigera plusieurs volumes, quatre ou cinq. On y trouvera des versions parfois assez bien conservées et fort intéressantes, des fables ou des mythes les plus répandus chez les différents peuples de l’Europe et de l’Asie, et qui, suivant un système d’interprétation fort en vogue il y a quelques années, mais aujourd’hui moins accrédité, s’expliqueraient facilement — trop facilement — par des phénomènes météorologiques et astronomiques, comme la lutte du soleil contre les nuages orageux, du jour contre la nuit, de l’été contre l’hiver, en un mot de la lumière contre les ténèbres, ou du mauvais principe contre le bon. Pour certains mythographes, tout conte merveilleux, vraiment populaire et ancien, recèle un mythe solaire, ou au moins météorologique.

Il doit y avoir une part de vérité dans ce système ; mais aussi, n’est-il pas poussé jusqu’à l’exagération, par M. de Gubernatis par exemple, et son école ?

Je ne veux pas insister sur ce point; mais je crois que le moment est venu pour les mythographes les plus justement renommés de la France et de l’étranger, les G. Paris, Michel Bréal, Frédéric Baudry, Ernest Renan, E. Cosquin, E, Rolland, Henri Gaidoz, Loys Brueyre, Reinhold Kœhler, Félix Liebrecht, Max Müller, Ralston, Comparetti, Stanislas Prato, etc., de résumer la question d’une manière synthétique, et de se mettre d’accord, après une enquête si longue et qui a produit tant de documents, venus de tous les points de la terre, — sur l’origine, la diffusion et l’interprétation scientifique de nos vieux contes populaires.

Notre mission, à nous autres collecteurs, doit se borner à fournir à la critique savante des matériaux d’une authenticité non douteuse et scrupuleusement réunis suivant la méthode qu’elle nous a recommandée : à elle de les étudier, de les comparer ensuite et de conclure. Les collecteurs, un peu déroutés et découragés par ces incertitudes et ces différences si radicales d’interprétation, doivent-ils s’arrêter ou continuer leurs recherches ?

Tous les récits contenus dans ces deux volumes, ou dans ceux qui les suivront, je les ai recueillis de la bouche des conteurs et conteuses de Basse-Bretagne et, le plus souvent, dans le pays de Lannion et de Tréguier, où les vieilles traditions se sont mieux conservées que dans aucune autre partie de la Bretagne, j’allais de commune en commune, cherchant et m’informant partout, séjournant souvent (car j’ai des parents, des amis ou des connaissances dans tout le pays), et chaque jour ma collection s’augmentait ainsi d’un vieux gwerz, d’un sône, d’une légende pieuse, d’un conte merveilleux, d’un récit facétieux, d’un proverbe, d’un dicton populaire, d’une devinaille ou d’une superstition curieuse, — car rien de tout cela ne me parait indifférent pour la science[1]. Souvent aussi je faisais venir à Plouaret, où j’avais établi mon quartier général, les conteurs et chanteurs entérites qui m’étaient signalés, à plusieurs lieues à la ronde. Je leur demandais de me débiter leurs contes ou de chanter leurs chansons, en breton, et comme ils en avaient l’habitude, au foyer des veillées d’hiver. Quelquefois encore, c’étaient de véritables veillées, avec un nombreux auditoire, aux manoirs de Keranborn ou du Melchonnec. Un crayon à la main, je reproduisais les chants et les récits, séance tenante, littéralement pour les chants, aussi exactement qu’il m’était possible pour les contes, et toujours en breton. J’ai de nombreux cahiers de ces textes primitifs, au crayon, et repassés ensuite à l’encre, pour les rendre plus durables, de sorte qu’il y a ainsi deux textes identiques superposés l’un à l’autre. Plus tard, je faisais une troisième transcription bretonne, en complétant et rectifiant ce que les premières avaient d’inachevé et de défectueux sur certains points. Enfin, venait la traduction.

J’aurais voulu pouvoir donner mes textes bretons avec la traduction en regard, pour des raisons que l’on comprendra facilement, sans qu’il soit nécessaire de les exposer ici ; mais c’eût été doubler l’économie matérielle de la publication, et je n’ai pu trouver un éditeur pour accepter ces conditions.

Quant à la fidélité dans la reproduction des récits, bien que je n’aie jamais ajouté ni retranché (sauf peut-être quelques répétitions tout à fait inutiles et insignifiantes), et que j’aie partout scrupuleusement respecté la fabulation et la marche de la narration, j’ai senti parfois la nécessité de modifier légèrement la forme et de remettre, comme on dit, sur leurs pieds quelques phrases et quelques raisonnements boiteux et visiblement altérés par les conteurs. Les frères Grimm eux-mêmes, qu’on donne comme des modèles à suivre, en agissaient ainsi, et souvent avec moins de discrétion, à l’égard des contes allemands. Et puis, il est des choses qui se disent bien en breton, et qu’on ne peut reproduire exactement en français.

J’ai aussi préféré la reproduction des variantes qui m’ont paru curieuses à la fusion de plusieurs versions en une seule, plus complète et plus harmonieuse, au point de vue littéraire.

Pour ce qui est des commentaires et des rapprochements, j’ai pensé qu’il convenait de ne pas leur donner trop d’extension et de s’en tenir d’ordinaire aux publications françaises, et plus spécialement à celles qui concernent la Bretagne, Si j’avais essayé de relever toutes les ressemblances avec les traditions analogues des autres nations, ou du moins celles qui me sont connues, comme M. Emmanuel Cosquin, par exemple, l’a fait avec tant de science, pour ses contes lorrains, je risquais, tout en restant incomplet, de dépasser de beaucoup les limites où je voulais me renfermer, et de voir l’accessoire empiéter sur le principal et le reléguer au second plan. C’est là, du reste, le rôle de la critique savante, et non le nôtre.

On remarquera peut-être que le nom de Marguerite Philippe, de Pluzunet (Côtes-du-Nord), revient souvent au bas des morceaux qui composent ces deux volumes, comme on le reverra fréquemment encore dans ceux qui les suivront. C’était, en effet, ma conteuse ordinaire, et je lui ai de grandes obligations, que je me plais à reconnaître ici. Cette pauvre fille est parfaitement illettrée. Elle ne sait ni lire ni écrire et ne connaît pas un mot de français. Et, à ce propos, je ferai cette remarque, que c’est toujours dans les classes pauvres et ignorantes que se sont conservées les traditions de notre passé le plus reculé, et qu’elles perdent tous les jours du terrain, en raison directe des progrès de l’instruction dans le peuple. Il faut donc se hâter de les recueillir, car, dans quelques années seulement, il serait déjà trop tard.

Avec une intelligence très-ordinaire, Marguerite Philippe est douée d'une mémoire excellente. Elle vous chante ou récite avec une assurance parfaite gwerziou, ou soniou, ou contes merveilleux, à discrétion, et sans jamais faire de confusion ou se trouver en défaut, soit pour les paroles, soit pour l’air. A elle seule, elle possède la somme presque complète des anciennes traditions orales du pays de Lannion et de Tréguier ; aussi, est-elle recherchée, dans les fermes et les manoirs de la contrée, pour charmer par ses chansons et ses récits merveilleux les longues heures des veillées d’hiver. Elle aime passionnément les vieux chants et les contes de fées (grac’hed koz), y croit assez volontiers et regrette l’heureux temps où les rois épousaient des bergères, où les animaux parlaient, étaient secourables à l’homme ; où les bonnes fées enfin aimaient et favorisaient de préférence les pauvres d’esprit et les disgraciés de la nature, comme elle. Elle est, en effet, infirme de ses deux mains, dont les doigts sont incomplets et repliés en dedans. Sa profession ordinaire est celle de pèlerine par procuration, (c’est-à-dire que, pour une très-modique rétribution, elle va en pèlerinage à toutes les fontaines de Basse-Bretagne dont l’eau est réputée pour quelque vertu salutaire, — car toute chapelle, chez nous, a son saint, saint national le plus souvent, venu d’Hibernie, au VIe ou VIIe siècle, et chaque saint a sa fontaine et sa spécialité pour la cure de quelque affliction physique ou morale. Ainsi, Marguerite est presque constamment sur les routes de Basse-Bretagne, dans toutes les directions, et partout où elle passe, elle écoute, elle interroge, s’enquiert des légendes, des chansons, des contes et autres traditions de chaque localité, et ne manque jamais une occasion d’augmenter son trésor poétique et merveilleux. Sa vie est des plus dures et des plus pénibles ; elle avait encore à sa charge, jusqu’à ces dernières années, un père octogénaire et infirme, et pourtant elle ne se plaint pas de son sort. Elle trouve sans doute de grandes consolations en chantant ses gwerziou tragiques, ses soniou amoureux, et en songeant aux merveilles et aux enchantements de ses contes de fées, dont elle ne désespère d’ailleurs pas de voir se réaliser un jour, en sa faveur, les merveilleuses promesses.

Aurons-nous un jour le recueil complet des contes merveilleux, des légendes et des récits de différente nature de notre Bretagne ? Je ne sais ; mais si trois ou quatre chercheurs résolus, comme M. Paul Sébillot[2], s’entendaient pour explorer chacun une région, avec le même dévoûment et la même méthode critique, je crois que, dans quelques années, notre pays, si riche en traditions du passé, n’aurait rien à envier à l’Allemagne et à l’Angleterre, où la moisson nous semble avoir été recueillie à temps et dans les meilleures conditions scientifiques.

Pour ma part, j’ai essayé de faire pour la Basse-Bretagne, et plus particulièrement pour le pays de Lannion et de Tréguier, ce que M. Sébillot fait avec tant de succès pour la Haute-Bretagne ou pays gallot. Mais, quelque nombreux et intéressants que soient les morceaux qui composent ma collection, je suis loin d’avoir épuisé la mine ; je n’ai même guère fait autre chose jusqu’aujourd’hui qu’en signaler l’importance et la richesse : que d’autres n’hésitent pas à y descendre à leur tour et à pénétrer plus avant, et je leur réponds que leur peine ne sera pas perdue, et qu’ils y trouveront encore des trésors enfouis.

Sur d’autres points de la France, l’enquête est poursuivie , avec le même zèle et la même méthode, par MM. Emmanuel Cosquin et le comte de Puymaigre, pour la Lorraine ; Jean Bladé,pour l’Agenais et l’Armagnac ; Achille Millien, pour la Nièvre ; Henri Carnoy, pour la Picardie, et d’autres encore dont les recueils ne tarderont pas à paraître.

Comme on le voit, le goût des récits merveilleux et des contes de fées, qui, de tout temps, ont été la littérature ordinaire et l’unique poésie de nos foyers rustiques, se réveille chez nous, après un assez long sommeil. Aux XVIe et XVIIe siècles déjà, ces fables gracieuses ou bizarres, aussi anciennes que l’humanité peut-être, avaient été fort en vogue, grâce à Charles Perrault, à Mme d’Aulnoy, Mr Leprince de Beaumont et quelques autres aimables écrivains du célèbre recueil : Le cabinet des Fées ; puis une indifférence complète et regrettable avait suivi. Nos pères ne cherchaient dans ces contes qu’un amusement et une distraction de l’esprit : ils y ajoutaient ordinairement, à l’adresse des enfants, des moralités, qu’on ne rencontre que très-rarement dans la bouche des conteurs populaires, lesquels ont reçu et transmis assez fidèlement la tradition, de génération en génération, Aujourd’hui, un élément scientifique s’y est mêlé, ou du moins y a été découvert, et en a considérablement augmenté l’importance, sinon l’attrait et la poésie. Lorsque le travail entrepris par la critique savante sur le sujet sera terminé, on sera étonné de voir quel rôle les contes ont joué dans le développement de la civilisation.

Voltaire lui-même, qui a consacré tant de volumes à combattre les superstitions universelles, n’était pas insensible aux charmes de nos vieux contes de fées, qui ont diverti et consolé tant de générations successives, depuis le berceau de l’humanité, et toute son ironie tombait et se fondait en sensibilité poétique, au récit des aventures de Cendrillon, du Petit-Poucet et du Petit-Chaperon-Rouge, comme le prouvent les charmants vers que voici, et que nous regardons comme une de ses plus gracieuses inspirations :


Ah ! l’heureux temps que celui de ces fables,
Des bons démons, des esprits familiers,
Des farfadets aux mortels secourables !
On écoutait tous ces faits admirables,
Dans son manoir, près d’un large foyer :
Le père et l’oncle, et la mère, et la fille.
Et les voisins, et toute la famille.
Ouvraient l’oreille à Monsieur l’aumônier,
Qui leur faisait des contes de sorcier.
On a banni les démons et les fées ;
Sous la raison, les grâces étouffées
Livrent nos cœurs à l’insipidité.
Le raisonner tristement s’accrédite :
On court, hélas ! après la vérité :
Ah ! croyez-moi, l’erreur a son mérite !


Quimper, le 20 juin 1881.



Tome 1[modifier]


PREMIÈRE PARTIE


LE BON DIEU, JÉSUS-CHRIST ET LES APÔTRES
VOYAGEANT EN BASSE-BRETAGNE
[3].




I


la vache et la vieille femme.



Du temps que Notre-Seigneur Jésus-Christ faisait son tour du monde accompagné de saint Pierre et de saint Jean, ils finirent par arriver aussi en Basse-Bretagne. Ils allaient partout, chez le pauvre comme chez le riche, en faisant le bien sur leur passage. Tous les jours ils prêchaient dans les églises, dans les chapelles, et souvent sur les places publiques, devant le peuple assemblé, et ils donnaient maint bon conseil et recommandaient par dessus tout la charité et la tolérance.

Un jour, au fort de l’été, ils montaient une côte roide et longue. Le soleil était chaud ; ils avaient soif, et ils ne trouvaient pas d’eau. Arrivés au haut de la côte, ils aperçurent au bord de la route une petite maison couverte de chaume.

— Entrons dans cette chaumière pour demander de l’eau, dit saint Pierre.

Et ils entrèrent. Quand ils furent dans la maison, ils virent une petite vieille femme assise sur la pierre du foyer ; et sur le banc à dossier, près du lit, un petit enfant tétait une chèvre.

— Un peu d’eau, s’il vous plaît, grand-mère ? demanda saint Pierre.

— Oui, sûrement, mes braves gens ; j’ai de l’eau, de bonne eau ; mais je n’ai guère autre chose aussi.

Elle prit une écuelle de bois, alla à son pichet, et présenta de l’eau fraîche et claire aux trois voyageurs. Ceux-ci, après avoir bu, s’approchèrent pour regarder le petit enfant qui tétait la chèvre sur le banc.

— Cet enfant n’est pas à vous, grand’mère ? demanda notre Sauveur.

— Non, sûrement, mes braves gens ; et pourtant, c’est tout comme s’il était à moi. Le cher petit ange est à ma fille ; mais, hélas ! sa pauvre mère est morte en le mettant au monde, et il m’est resté sur les bras.

— Et son père ? demanda saint Pierre.

— Son père vit, et tous les jours, de bon matin, il part pour aller travailler à la journée dans un manoir riche du voisinage. Il gagne huit sous par jour et sa nourriture, et c’est tout ce que nous avons pour vivre tous les trois.

— Et si vous aviez une vache ? dit notre Sauveur.

— Oh ! si nous avions une vache, alors, nous serions heureux. J’irais la faire paître par les chemins, et nous aurions du lait et du beurre à vendre, au marché. Mais je n’aurai jamais une vache.

— Peut-être bien, grand’mère, si Dieu le veut. Donnez-moi un peu votre bâton.

Notre Sauveur prit le bâton de la vieille et en frappa un coup sur la pierre du foyer en prononçant je ne sais quels mots latins ; et aussitôt il en sortit une vache mouchetée, fort belle, et dont les mamelles étaient toutes gonflées de lait.

— Jésus Maria ! s’écria la vieille en la voyant ; comment cette vache est-elle venue ici ?

— Par la grâce de Dieu, grand’mère, qui vous la donne.

— Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, mes bons seigneurs ! Je prierai Dieu pour vous, matin et soir.

Et les trois voyageurs se remirent en route.


La vieille, restée seule, ne se lassait pas de contempler sa vache : — La belle vache, disait-elle, et comme elle a du lait ! Mais comment est-elle venue ici et d’où ? Si je ne me trompe, un de ces trois étrangers l’a fait sortir de la pierre du foyer, en y frappant un coup avec mon bâton... Le bâton m’est resté ; la pierre du foyer aussi est toujours là. Si j’avais une autre vache comme celle-ci !... Peut-être, pour cela, me suffira-t-il de frapper de mon bâton sur la pierre du foyer, comme l’autre… Je veux essayer...

Et elle frappa un grand coup de son bâton sur la pierre du foyer en prononçant quelques mots qu’elle croyait peut-être latins, mais qui n’étaient d’aucune langue. Et aussitôt apparut un énorme loup qui étrangla la vache sur la place.

Et la vieille, tout effrayée, de courir après les trois voyageurs, en criant : — Seigneurs ! seigneurs !... — Comme ils n’étaient pas encore loin, ils l’entendirent et s’arrêtèrent pour l’attendre.

— Que vous est-il donc arrivé, grand’mère ? lui demanda notre Sauveur.

— Hélas ! mes bons seigneurs, à peine étiez-vous sortis qu’un grand loup est arrivé dans ma maison, et il a étranglé ma belle vache mouchetée !

— C’est que vous avez appelé vous-même le loup, grand’mère. Retournez à la maison, et vous y retrouverez votre vache en vie et bien portante. Mais soyez plus sage, à l’avenir : contentez-vous de ce que Dieu vous envoie, et n’essayez pas, une autre fois, de faire ce que Dieu seul peut faire.

La vieille retourna chez elle et retrouva sa belle vache mouchetée en vie et bien portante ; et alors seulement, elle reconnut que c’était le bon Dieu lui-même qui avait été dans sa maison[4].


II


le bon dieu, saint pierre
et saint jean.


Un autre jour, ils voyageaient encore tous les trois ensemble. Il était environ deux heures de l’après-midi, et, comme ils n’avaient rien mangé depuis le matin, ils commençaient à avoir faim. Comme ils passaient devant une maison, au bord de la route, ils virent, près de la porte, une servante qui préparait de la pâte pour faire des crêpes.

— Entrons dans cette maison, et nous aurons des crêpes chaudes, dit saint Pierre.

Ils entrent dans la maison.

— Bonjour à vous tous, dans cette maison, bonnes gens, disent-ils.

— Et à vous pareillement, seigneurs.

— Nous sommes trois voyageurs qui marchons depuis le matin de bonne heure, et nous sommes fatigués, et nous avons faim ; seriez-vous assez bons pour nous donner quelque chose à mettre sous la dent ?

— Oui, de bon cœur, répondit la maîtresse de la maison ; asseyez-vous un instant ; la servante est à préparer la pâte pour faire des crêpes, et tout à l’heure, vous aurez de bonnes crêpes chaudes.

Si c’est la volonté de Dieu, serait bon à ajouter, je pense, dit notre Sauveur.

— Oh ! la pâte est prête, et il y aura bien certainement des crêpes, tout à l’heure, dit la servante.

— C’est bien, répondit notre Sauveur.

Et ils s’assirent tous les trois.

La servante mit alors deux trépieds sur la pierre du foyer, posa dessus deux poêles à crêpes et fit du feu dessous. Puis, elle prit le baquet qui contenait la pâte, pour l’approcher du foyer. Mais voilà que le baquet se défonce, et tout le contenu se répand par terre. Et la servante de s’exclamer, et la maîtresse de gronder !

— À présent, mes braves gens, dit celle-ci aux trois voyageurs, vous pouvez aller ailleurs chercher des crêpes, car pour ici, il n’y en aura pas, aujourd’hui.

— Si ! si ! il y en aura, grâce à Dieu, répondit notre Sauveur.

Et, du bout de son bâton, il toucha les morceaux du baquet épars sur l’aire de la maison, et aussitôt ils se rejoignirent, et le baquet se réconstitua comme devant, avec la pâte dedans, et cela au grand étonnement des assistants.

La servante put alors faire ses crêpes, et nos trois voyageurs en mangèrent de bon appétit, puis ils se remirent en route. Mais, avant de partir, notre Sauveur dit à la servante : — Et rappelez-vous, ma fille, qu’il est toujours bon de dire : S’il plaît à Dieu[5].




III


le bon dieu, le sabotier
et la femme avare.


Le soir venu, comme ils ne trouvaient aucune bonne maison où ils pourraient loger, il leur fallut demander l’hospitalité pour la nuit dans la hutte d’un sabotier. Ils étaient bien pauvres là-dedans. Il n’y avait que deux lits, un pour le sabotier et sa femme, et l’autre pour les enfants, qui couchaient trois ensemble. On reçut pourtant les trois voyageurs le mieux qu’on put. Le repas fut on ne peut plus frugal ; mais ces braves gens partageaient de bon cœur le peu qu’ils avaient et regrettaient de ne pouvoir faire mieux. Des pommes de terre cuites à l’eau, puis du pain d’orge et des crêpes de sarrasin, ce fut tout le festin. Le sabotier et sa femme restèrent sur pied, et travaillèrent toute la nuit, afin de pouvoir céder leur lit à leurs hôtes. Ceux-ci étaient fatigués de la longue route qu’ils avaient faite, et ils se couchèrent tous les trois ensemble et dormirent bien.

Le lendemain matin, avant de se remettre en route, notre Sauveur dit à la femme du sabotier :

— Je veux vous donner quelque chose, ma brave femme, pour vous remercier de votre hospitalité.

— Nous ne nous attendons à rien, mes bons seigneurs, répondit la femme, et ce que nous avons fait, nous l’avons fait de bon cœur, au nom de Dieu et en regrettant de ne pouvoir faire davantage.

— Je n’ai pas d’argent à vous donner, reprit notre Sauveur ; mais je prierai Dieu pour vous, et j’espère qu’il exaucera ma prière. Je lui demande donc de m’accorder que vous puissiez continuer de faire, durant toute la journée, jusqu’au coucher du soleil, la première chose que vous ferez après notre départ.

— J’ai là un peu de toile, répondit la femme, pour faire des chemises à mes enfants, mais trop peu, hélas ! et comme le tailleur doit venir demain, je veux la passer à l’eau ce matin, puis la faire sécher, puisque le temps est beau.

Les trois voyageurs partirent là-dessus, et la femme du sabotier prit sa toile et se dirigea vers un ruisseau qui coulait dans le voisinage. Elle mit la toile dans l’eau, la trempa bien, la secoua dans tous les sens, puis elle la tira à soi. Mais, ô miracle ! elle avait beau tirer de la toile de l’eau, cela n’en finissait pas ; il y en avait toujours, et encore… encore !… Et elle continua ainsi jusqu’au coucher du soleil. Il fallait voir les tas de belle toile qu’elle fit sur le gazon, au bord du ruisseau ! Il fallut une charrette, qu’on alla quérir au manoir voisin, pour la transporter à la maison, et il y en eut plusieurs charretées.

Le sabotier et sa femme se firent alors marchands de toile, et ils gagnèrent beaucoup d’argent et devinrent riches.


Non loin de la hutte du sabotier habitait une veuve riche, mais avare et dure envers le pauvre. Elle venait souvent à la hutte pour causer et passer le temps. Quand elle y arriva, le lendemain, selon son habitude, et qu’elle vit les tas de toile qui s’élevaient jusqu’au toit :

— Jésus mon Dieu ! s’écria-t-elle, d’où vient toute cette toile?

— Voici ce qui est arrivé, répondit la sabotière : nous avons logé dans notre hutte, la nuit dernière, trois seigneurs étrangers, et, quoi qu’ils aient fait mauvaise chère chez nous, comme bien vous pensez, avant de partir, un d’eux me parla ainsi : — « Pour vous remercier de votre hospitalité, ma brave femme, nous voulons faire quelque chose pour vous. Ainsi, la première chose que vous ferez, après notre départ, quoi que ce puisse être, vous resterez à la faire toute la journée jusqu’au coucher du soleil. » — Ils partirent là-dessus. et moi j’allai à la rivière pour y passer à l’eau un peu de toile destinée à faire des chemises à mes enfants. Mais lorsque je voulus retirer ma toile de l’eau, jugez de mon étonnement en voyant que cela n’en finissait pas. J’avais beau tirer, tirer, il y en avait toujours, et je continuai de tirer de la toile de l’eau jusqu’au coucher du soleil.

La veuve écoutait, émerveillée et la bouche ouverte.

— Où sont ces gens-là, demanda-t-elle, que je coure après eux ?

— Ils sont partis, et ils doivent être loin, à présent. Mais ils ont dit qu’ils retourneraient par ici, samedi soir.

— C’est bien, répondit la veuve. Et elle s’en alla sans rien dire de plus.

Le samedi suivant, elle passa toute la journée sur la route à attendre les trois voyageurs. Vers le soir, elle les vit venir, et elle alla au-devant d’eux et leur dit :

— Jésus, mes pauvres seigneurs, vous paraissez bien fatigués ! Venez avec moi à ma maison ; je demeure tout près d’ici, et je vous recevrai de mon mieux ; vous ne serez nulle part dans le pays mieux que chez moi.

Les trois voyageurs acceptèrent l’hospitalité de la veuve, et ils soupèrent bien et dormirent ensuite chacun dans un bon lit de plume. Le lendemain, au moment de partir, Notre-Seigneur parla ainsi à la veuve :

— Nous voulons vous donner quelque chose, pour reconnaître la bonne réception que vous nous avez faite ; dites-nous ce que vous désirez.

— Rien, mon Dieu, mes gracieux seigneurs ; je regrette bien de n’avoir pu vous recevoir comme vous le méritez, car vous avez fait triste chère, chez moi.

— Nous sommes très-contents de votre réception, et voici notre cadeau : nous demanderons à Dieu que la première chose que vous ferez, après notre départ, vous la fassiez toute la journée, jusqu’au coucher du soleil.

— Je vais donc me mettre à prier Dieu, mes gracieux seigneurs, car je ne saurais mieux commencer la journée.

Et la veuve se mit aussitôt à genoux pour prier ; mais elle se disait en elle-même : — Dès qu’ils seront sortis de la maison, je me mettrai à compter de l’argent.

À peine les voyageurs eurent-ils tourné les talons, qu’elle voulut se relever pour courir à son armoire, où était son argent. Mais elle ne le put pas ; tous ses efforts furent vains, et il lui fallut rester à genoux et prier toute la journée jusqu’au coucher du soleil ; mais, comme ce n’était pas de bon cœur, sa prière était pour le diable.


IV


la vache de saint pierre.


Quand ils arrivèrent dans le pays des payens[6], il leur fallut y séjourner plus longtemps qu’ailleurs, parce qu’il y avait là des hommes aux cœurs endurcis et qui adoraient encore des idoles, des pierres, des fontaines, des arbres. Ils eurent bien de la peine à venir à bout d’eux. Ils achetèrent une petite maison, avec le courtil y attenant et une vache pour leur fournir du lait et du beurre, pendant qu’ils seraient dans le pays. Tous les jours, ils allaient prêcher l’évangile et la loi du vrai Dieu, dans les environs, et, pendant ce temps, ils mettaient leur vache à paître dans le courtil. Mais la vache était voleuse, et elle allait marauder dans les champs des voisins, si bien qu’on leur dit de la vendre, ou il lui arriverait du mal. Alors, notre Sauveur dit un jour à saint Pierre :

— Demain, il y a une foire à la Roche, et tu iras avec la vache pour la vendre et en acheter une autre qui ne soit pas voleuse.

— C’est bien, maître, répondit saint Pierre.

Le lendemain matin donc, saint Pierre passa un licol au cou de la vache et alla avec elle à la foire. La vache était une belle bête, et ses mamelles étaient gonflées de lait. À peine fut-elle arrivée en champ de foire, qu’il vint un marchand qui la tâta de toutes parts, regarda dans sa bouche et demanda ensuite :

— Combien la vache, parrain ?

— Vingt écus, répondit saint Pierre.

— Bah ! vous demandez beaucoup trop ; vous n’avez été à aucune foire depuis longtemps, à ce qu’il paraît : dites quinze écus, et nous pourrons peut-être nous entendre.

— Non, il m’en faut vingt.

— Dix-sept écus, et tendez votre main[7].

— Non, non, la vache n’ira pas pour un liard moins de vingt écus, vous dis-je.

— C’est cher ; mais la vache me plaît, et si elle n’a aucun défaut...

— Aucun, si ce n’est qu’elle est un peu voleuse.

— Ah ! si elle est voleuse, je n’en veux pas.

Et le marchand s’éloigna.

Un autre vint aussitôt et, après avoir chipoté quelque temps, il dit qu’il prendrait la vache pour vingt écus, si elle n’avait aucun défaut. Mais quand il apprit qu’elle était voleuse, il s’en alla comme l’autre.

Il en vint un troisième, un quatrième, plusieurs, et tous s’en allaient, quand ils apprenaient que la vache était voleuse.

Quand le soleil fut près de se coucher, saint Pierre s’en retourna à la maison avec sa vache.

Notre Sauveur, en le voyant revenir, lui demanda :

— Comment ! tu n’as donc pas vendu la vache ?

— Comme vous le voyez, maître.

— La foire était donc bien mauvaise ? car cette vache est à bon marché pour vingt écus.

— La foire était assez bonne, et beaucoup de marchands ont voulu m’acheter la vache.

— Pourquoi donc n’a-t-elle pas été vendue ?

— Quand je leur disais qu’elle est voleuse, ils s’en allaient tous aussitôt.

— Vieux sot ! dans ce pays, on ne déclare jamais les défauts d’une bête en foire, avant qu’elle soit vendue et que l’on tienne son argent.

— Je ne savais pas cela, répondit saint Pierre, car si je l’avais su, j’aurais bientôt vendu ma vache[8].

(Conté par M. Flagelle, de Landerneau.)


V


le pain de saint pierre.


Le temps était beau, le soleil brillant et le ciel clair. Nos voyageurs étaient encore en Paganie, dans le bas Léon. Il était environ deux heures de l’après-midi, et, comme ils n’avaient rien mangé depuis le lever du soleil, ils avaient faim. Ils étaient déjà entrés dans deux ou trois maisons, sur le bord de la route, pour demander quelque chose à manger, un morceau de pain ou une galette de sarrasin ; mais, comme ils n’avaient point d’argent, ils n’obtenaient rien. Dans ce pays-là, les hommes ont le cœur dur. En passant par un bourg, ils entrèrent encore chez un boulanger. Mais, là aussi, ils furent mal reçus, et on les pria de déguerpir. Saint Pierre, avant de sortir de la maison, déroba un petit pain de deux sous et le cacha sous sa robe. Notre Sauveur avait tout vu ; mais il n’en dit rien. Ils se remirent en route. Quand ils furent à quelque distance du bourg, Pierre resta un peu en arrière de ses deux compagnons, afin de pouvoir manger son pain tout à son aise et sans être vu. Mais notre Sauveur, qui connaissait son intention, ne cessait pas de lui parler, de sorte qu’à tout moment il était obligé de retirer le pain qu’il avait dans la bouche, afin de pouvoir répondre. Et il était contrarié, et il grognait dans sa barbe. Alors notre Sauveur lui dit :

— Crois-moi, Pierre, le pain volé est difficile à manger et n’apaise pas la faim.

Pierre ne répondit rien et fut un peu confus de se voir découvert.





VI


la vieille qui voulait faire comme
le bon dieu.


Plus loin, ils logèrent chez une veuve riche, mais avare. Elle les fit coucher tous les trois dans le même lit, après un souper bien maigre.

Le lendemain matin, de bonne heure, la veuve vint réveiller ses trois hôtes en disant :

— Allons, debout, fainéants !

Et comme ils ne se levaient pas assez vite, à son gré, elle prit un bâton et se mit à frapper sur le lit, au hasard. Après le déjeûner, qui consista seulement en une soupe de pain d’orge, la vieille leur dit :

— À présent que je vous ai hébergés, j’aime à croire que vous ferez quelque chose pour moi aussi.

— C’est de toute justice, répondit notre Sauveur.

— Le temps est beau, et j’ai là un peu de blé à battre ; venez, et je vais vous conduire sur l’aire.

Et ils la suivirent. Il y avait sur l’aire de l’avoine déjà étalée et toute disposée pour être battue. Elle leur présenta des fléaux en leur disant :

— Prenez, et frappez fort.

Pierre n’était guère content, et il murmurait :

— Battre du blé sur l’aire, à mon âge !

— Bah ! dit saint Jean, allons-y de bon courage, et ce sera bientôt fait ; puis, nous nous remettrons en route.

Alors, notre Sauveur prit une poignée de paille, y mit le feu et la jeta sur l’aire. Et voilà aussitôt toute l’aire en feu, et la vieille de pousser des cris d’alarme. Mais elle fut tout étonnée de voir la paille se ranger d’un côté de l’aire et le grain du côté opposé, sans que rien fût endommagé.

— À présent que le travail est fait, grand’mère, nous allons nous remettre en route, dit Notre-Seigneur à la vieille.

— Je vous suis bien obligée, mes braves gens, et puisse le bon Dieu vous protéger.

Et ils partirent. Mais la vieille se dit aussitôt :

— Hola ! c’est à merveille ! Je ne serai pas longtemps à présent à battre tout mon blé, et il ne faudra pas, pour cela, dépenser beaucoup d’argent.

Et sa servante et son domestique et elle étalèrent de nouveau de l’avoine sur l’aire, puis elle y mit le feu, comme elle l’avait vu faire à Notre-Seigneur. Mais, hélas ! tout fut consumé, et la paille et le grain, et la voilà de se lamenter et de crier qu’elle était ruinée !

Rien de bon ne se fait dans ce monde sans travail et sans peine.[9]


VII


la fiancée de saint pierre.


Une autre fois, ils étaient encore tous les trois en route, et ils parlaient de choses et d’autres, tout en marchant.

— Il faut que tu te maries, Pierre, dit tout à coup notre Sauveur.

— Me marier, à mon âge, maître ?

— Oui, oui, il faut que tu te maries.

— Mais qui donc voulez-vous que j’épouse, maître ?

— La première fille que nous rencontrerons sur notre chemin.

— Soit, puisque vous le voulez ainsi.

Peu après, ils rencontrèrent une fille laide et sale, une servante de ferme, en sabots et les jambes toutes couvertes de bouse de vache.

— Eh bien ! Pierre, dit notre Sauveur en la voyant, voici celle qui sera ta femme.

— Non, certainement, ce ne sera pas là ma femme ! répondit Pierre en faisant une grimace.

— Pourquoi donc ne veux-tu pas d’elle ?

— Pourquoi ? Voyez comme elle est laide et sale, et pas jeune même !

— Toi aussi tu n’es pas jeune, ni aussi beau garçon que tu le crois, peut-être. Eh bien, puisque tu ne veux pas de celle-là, ce sera la première que nous rencontrerons à présent.

— J’aime mieux cela, car je pense qu’il nous sera difficile de rencontrer plus mal.

Et ils continuèrent leur route et ne tardèrent pas à rencontrer une vieille fille, appuyée sur un bâton, le chef branlant, les yeux chassieux, et plus sale encore que la première. Notre Sauveur, en la voyant, sourit, et se tournant vers Pierre il lui dit :

— Eh bien ! voici alors ta femme !

— Jamais, répondit Pierre, en détournant la tête et en faisant une horrible grimace. Mieux valait encore la première ; mais je ne veux ni de l’une ni de l’autre.

— Je te trouve bien difficile, mon ami ; mais, n’importe. La première que nous rencontrerons, à présent, il faudra que tu la prennes, quelle qu’elle soit.

— Je le veux bien, et, quoi qu’il arrive, ce ne sera toujours rien de pis.

Et ils continuèrent leur route et rencontrèrent bientôt une autre vieille, courbée sur un bâton noueux et ayant bien de la peine à traîner un pied devant l’autre ; elle était, de plus, bossue, borgne, n’avait dans la bouche que deux dents longues et noires et qui tremblaient à chaque pas qu’elle faisait. On eût dit une véritable sorcière. Et avec cela elle était couverte de haillons si sales, si puants, que rien que de la voir donnait la nausée.

— Pour le coup, Pierre, voici ta femme, dit notre Sauveur.

Le pauvre Pierre poussa un grand soupir, détourna la tête de dégoût et ne dit pas un seul mot.

— Il n’y a pas à dire, reprit notre Sauveur, il faut que tu l’épouses, puisque tu as dédaigné les deux autres, qui valaient peut-être mieux. Vous serez mariés dans le prochain bourg que nous rencontrerons.

Ils continuèrent leur route, accompagnés de la vieille qui, malgré son âge et son état misérable, était tout heureuse de trouver à se marier enfin. Mais Pierre ne voulait pas marcher à côté d’elle, ni même la regarder ; et notre Sauveur le plaisantait et le priait d’être plus galant avec sa fiancée, et de lui donner le bras. Il marchait à quelques pas derrière, la tête basse et tout triste.

Ils arrivèrent ainsi à une forge. Il y avait là un forgeron très-renommé dans le pays, et à qui l’on ne parlait qu’avec respect et en l’appelant toujours : grand forgeron, le premier de tous les forgerons.

— Entrons un peu dans cette forge, dit notre Sauveur à ses compagnons de route.

Ils entrèrent tous les quatre, et Jésus-Christ dit au maître forgeron :

— Me permettrez-vous, forgeron, de faire une trempe saine[10] sur votre enclume, car moi aussi je suis forgeron.

Le forgeron regarda d’un air dédaigneux celui qui lui parlait de la sorte, haussa les épaules et ne répondit point. Mais son aide dit :

— Ce n’est pas de la sorte, mon brave homme, que l’on parle à mon maître, car sachez bien que c’est le premier forgeron qui soit au monde, et qu’il n’y en a pas un autre qui l’égale, ni même qui en approche.

— Comment donc faut-il parler à votre maître ?

— De cette façon, le chapeau à la main : « Salut à vous, grand forgeron, maître forgeron, le premier des forgerons ; auriez-vous la bonté de me permettre de faire une trempe saine sur votre enclume ? »

— C’est bien, répondit notre Sauveur ; je vais alors lui parler comme vous dites.

Et, son chapeau à la main, il dit :

— Salut à vous, forgeron, maître forgeron, le premier des forgerons ; auriez-vous la bonté de me permettre de faire une trempe saine sur votre enclume ?

— Avec plaisir, à présent que vous me parlez comme il convient, répondit le forgeron.

La mère du forgeron, vieille et caduque, se chauffait auprès du feu. Jésus-Christ la pria de s’éloigner un peu, et, prenant alors la fiancée de saint Pierre, il la jeta dans la fournaise.

— Jésus, que fais-tu là, méchant ? s’écria la mère du forgeron en voyant cela.

— Laissez-moi faire, grand’mère, et ne vous inquiétez de rien ; c’est pour son bien, comme vous le verrez bientôt.

— À la bonne heure ! pensait saint Pierre ; me voilà délivré de la vieille sorcière.

Peu après, notre Sauveur retira la vieille du feu avec des tenailles, et, la mettant sur l’enclume, comme une masse de fer rouge que l’on retire de la fournaise, il dit :

— Allons, prenez-moi chacun un marteau, et frappez ferme !

Et ils prirent tous des marteaux et battirent la vieille sur l’enclume, tout comme si c’eût été du fer ; saint Pierre surtout frappait de bon cœur.

Puis, notre Sauveur la remit au feu, puis l’en retira, et on la battit de nouveau sur l’enclume. Et ainsi par trois fois. La fiancée de Pierre, à force de passer au feu et d’être battue sur l’enclume, perdit sa bosse et ses autres difformités, et devint une femme jeune, belle et gracieuse, si bien que voilà tous les assistants émerveillés.

— Eh bien ! forgeron, maître forgeron, le premier des forgerons, êtes-vous capable d’en faire autant ? demanda notre Sauveur au maître de la forge.

Il ne répondit rien et ne revenait pas de son étonnement.

— Alors, bien que vous vous fassiez appeler maître forgeron, le premier des forgerons, vous avez trouvé votre maître, il me semble ?

— C’est possible ; mais j’essaierai quand même, car j’ai de la peine à croire qu’il existe un forgeron au monde capable de faire quelque travail du métier que je ne puisse faire moi-même.

Les trois voyageurs partirent alors, et la jolie femme les suivit.

Saint Pierre était tout heureux, à présent, de se voir une fiancée si jeune et si belle, et il ne se faisait plus prier pour approcher d’elle. À peine eurent-ils quitté la forge, que le maître forgeron dit :

— Je ferai aussi ce qu’a fait cet homme-là, et il ne sera pas dit que j’ai trouvé encore mon maître.

Et, prenant sa vieille mère, il la jeta au feu. Mais, hélas ! quand il la retira de la fournaise pour la battre sur l’enclume, à chaque coup qu’ils frappaient, lui et son compagnon, le sang jaillissait de tous côtés avec des morceaux de chair rôtie et d’os broyés. Et ils frappaient de plus belle ; mais ils avaient beau faire, ils ne voyaient pas arriver la femme jeune et belle qu’ils attendaient. Voilà le forgeron désolé d’avoir tué sa mère, et inquiet des suites qui pouvaient en résulter pour lui. Il courut après les trois étrangers. Il les vit de loin qui gravissaient une côte et leur cria :

— Hé ! hé ! ne m’entendez-vous pas, seigneurs étrangers ?...

Ils entendaient bien, mais ils faisaient exprès la sourde oreille et continuaient de marcher. Alors le forgeron changea de langage, et il criait :

— Maître, cher maître, au nom de Dieu !...

— Qu’y a-t-il, mon brave homme ? demanda enfin Notre-Seigneur. Et il s’arrêta.

— Hélas ! il m’est arrivé un grand malheur !

— Que vous est-il donc arrivé, maître forgeron, le premier des forgerons ?

— Ma mère, ma pauvre mère est morte !

— Comment cela ?

— Hélas ! j’ai voulu faire comme vous pour la rajeunir, et je l’ai tuée !

— Comment ! ne m’aviez-vous pas dit que vous étiez maître forgeron et que vous n’aviez pas votre pareil au monde ?

— Hélas ! oui ; mais, d’après ce que je vois, je ne sais rien au prix de vous ; je vous demande pardon.

— Aimiez-vous bien votre mère ?

— Oh ! oui, je l’aimais bien, sûrement.

— Et vous la regrettez ?

— Oui, je la regrette du fond du cœur ; rendez-moi ma pauvre mère !

— Eh bien, retournez à la maison, et vous y retrouverez votre mère en vie et bien portante. Mais, une autre fois, soyez plus modeste, et ne dites pas que vous n’avez pas de maître sur la terre.

Le forgeron revint à sa forge et y trouva sa mère qui se chauffait, assise sur son escabeau de bois, au coin du feu, selon son habitude ; et ce fut une bonne leçon pour lui d’être moins orgueilleux, à l’avenir.

— Et saint Pierre fut-il marié ? demanda un des auditeurs.

— L’histoire ne le dit pas, répondit la conteuse ; mais je crois pourtant qu’il fut marié, car j’ai entendu parler du fils de saint Pierre, et il existe même un joli conte qui porte ce titre[11].





VIII


porpant.


Il y avait une fois (c’était du temps que notre Sauveur Jésus-Christ voyageait en Basse-Bretagne, accompagné de saint Pierre et de saint Jean) un homme riche qui n’aimait que l’argent, et cette passion avait endurci son cœur et en avait fait une pierre, pour ainsi dire. Son nom était Porpant.

Notre Sauveur allait par le pays, prêchant partout la charité. Or, Porpant l’ayant entendu dire, dans un de ses sermons, que celui qui donnerait au pauvre en serait un jour récompensé et recevrait trois fois ce qu’il aurait donné, il prêta l’oreille et se dit en lui-même :

— Voilà mon affaire ! J’ai à la maison, dans un coin de mon armoire, soixante écus dont je ne fais rien, et j’aimerais bien à en avoir trois fois autant : cent quatre-vingts écus, c’est une jolie somme cela ! Je vais donc distribuer mes soixante écus aux pauvres, puisque ce prophète, de l’avis de tout le monde, ne dit jamais que la vérité et fait tous les jours des miracles.

Et il fit publier par le pays que tous les pauvres étaient invités à se rendre chez lui, le lendemain, pour qu’il leur distribuât une somme de soixante écus. Tout le monde fut bien étonné.

Comme bien vous pensez, les pauvres ne manquèrent pas de venir. Il en vint de tous les côtés, de tout âge et de toute misère. Et Porpant leur distribua ses soixante écus, jusqu’au dernier liard. Puis il attendit, plein de confiance.

Le lendemain matin, en se levant, il courut à son armoire, pour voir si l’argent promis était arrivé.

Mais rien n’était encore venu.

— Ce sera sans doute pour demain, se dit-il.

Mais le lendemain, rien encore, et le troisième jour pas davantage. Si bien que Porpant était déjà fort inquiet, et il se demandait :

— Est-ce que cet homme m’aurait trompé ? Oui, sans doute. Ah ! je suis ruiné, alors ; je suis le plus malheureux des hommes ! Mais il faut que je le retrouve, ce faux prophète !

Et il se mit à la recherche du prédicateur étranger. Il le rencontra qui se rendait à un bourg, dans les montagnes, avec ses deux compagnons. Un agneau dont on leur avait fait cadeau, dans un village voisin, les suivait.

Porpant alla droit à notre Sauveur, et, l’apostrophant d’un ton brusque :

— Vous avez dit, dans votre sermon de dimanche dernier, que celui qui donnerait aux pauvres recevrait trois fois ce qu’il aurait donné. J’avais à la maison soixante écus, dans le coin de mon armoire ; je les ai distribués aux pauvres, et je n’ai encore rien reçu. Et pourtant, voici le quatrième jour que j’ai donné mon argent. Est-ce que vous vous seriez moqué du monde ?

— Non, Porpant, lui répondit Jésus avec douceur ; mais, patientez un peu, et vous verrez qu’il en arrivera comme j’ai dit. N’ayez donc pas d’inquiétude à ce sujet ; votre argent se retrouvera. Emmenez, en attendant, cet agneau ; faites-le cuire, et nous irons le manger, ce soir, dans votre maison.

— À la bonne heure ! répondit Porpant.

Et il retourna chez lui, rassuré et emmenant l’agneau, pendant que les trois autres allaient prêcher la parole de Dieu, dans un bourg voisin.

Porpant, de retour à la maison, tua l’agneau, l’écorcha, puis il le mit à la broche devant un bon feu. Il était tendre et appétissant.

— Cet agneau doit être bien bon ! se disait-il, en le regardant cuire ; j’en aurai aussi ma part, sans doute.

Quand il le crut cuit à point, il le retira du feu, le débrocha et le déposa sur un plat. Et il se léchait les doigts, et l’eau lui en venait à la bouche en le regardant.

— Et quand j’en mangerais un morceau, pour voir s’il est cuit à point ? se disait-il. Je m’y prendrai, du reste, de telle façon qu’ils n’en sauront rien. Tiens ! voici précisément un morceau qu’on peut détacher sans qu’il y paraisse et qui doit être excellent.

Et il le détacha et le mangea. C’était le cœur.

Peu de temps après, les trois étrangers arrivèrent. L’appétit était bon, car ils avaient marché beaucoup. Aussi, se mit-on tout de suite à table. Porpant fut aussi invité à partager leur repas. Chacun taillait et découpait où il lui plaisait, et l’on faisait honneur à la cuisine de Porpant. Notre Sauveur, seul, paraissait triste et ne mangeait pas.

— Eh bien ! vous ne mangez donc pas, vous ? lui dit Porpant brusquement.

— Si... si, je vais manger aussi.

Et il cherchait quelque chose dans le plat et semblait contrarié de ne pas trouver ce qu’il cherchait.

— Que cherchez-vous donc ? lui demanda Porpant.

— Le cœur ; j’aime beaucoup le cœur, moi.

— Le cœur ? Je n’ai pas vu de cœur. Il n’avait pas de cœur, cet agneau-là !

— Excusez-moi, Porpant ; il devait avoir un cœur, comme tous les autres agneaux, car Dieu n’a créé ni homme ni animal sans un cœur.

— Je vous assure, moi, qu’il n’avait pas de cœur ! reprit Porpant avec vivacité.


Pendant qu’ils étaient encore à table, arriva la dame d’un château voisin, qui était riche, mais qui avait perdu la vue. Elle avait consulté des médecins et des savants renommés, et nul ne pouvait la guérir. Elle se jeta, en pleurant, aux pieds de notre Sauveur et lui promit une somme d’argent considérable, s’il lui rendait la vue. Sa douleur était grande et sa foi aussi. Notre Sauveur en fut touché. Il la prit par la main et la releva. Puis, mettant sa main droite sous la semelle de sa chaussure, il la retira aussitôt, la passa ensuite légèrement sur les yeux de la dame, et la vue lui fut rendue.

Dans sa joie et son bonheur de revoir la lumière du soleil béni, elle voulait donner toute sa fortune à celui qui l’avait guérie. Notre Sauveur lui prit cent écus seulement. Porpant, en voyant cela, ne put s’empêcher de dire :

— Cette dame est très-riche. Que ne lui demandez-vous cinq ou six mille écus ! Elle vous les donnerait aussi bien.

— Bah ! Porpant, c’est assez pour la peine que j’ai eue ; vous avez vu comme cela m’a été facile.

Quand la dame fut partie, notre Sauveur dit :

— Je vais, à présent, partager cet argent entre nous quatre.

Il en fit cinq parts et mit vingt écus dans chacune. Porpant, voyant cela, dit :

— Ce n’est pas bien partagé ainsi. Nous ne sommes que quatre ; pourquoi faire cinq parts alors ?

— Celui qui a mangé le cœur de l’agneau aura deux parts, répondit notre Sauveur.

— C’est moi ! c’est moi ! s’écria aussitôt Porpant.

— Comment, Porpant, vous m’aviez assuré que vous ne l’aviez pas mangé et que l’agneau n’avait pas de cœur !

— Si ! si ! je l’ai mangé ; c’est bien moi.

— Alors, prenez deux parts.

Et Porpant prit deux parts et les mit dans sa poche. Puis les trois étrangers se remirent en route.

Porpant avait observé, avec beaucoup d’attention, comment notre Sauveur s’y était pris pour rendre la vue à la dame aveugle, et il se disait :

— N’est-ce que cela ? ce n’est pas difficile. Je suis sûr, à présent, de gagner beaucoup d’argent, et cela sans mal. Je vais me mettre à voyager pour rendre la vue aux riches marchands, aux nobles, aux princes et aux rois qui en sont privés, et en peu de temps je deviendrai très-riche.

Et il se rendit tout droit à Paris. Dès le lendemain de son arrivée, il fit publier par toute la ville qu’un médecin étranger venait d’arriver qui rendait la vue à tous ceux qui en étaient privés, que ce fût de naissance ou par accident, et cela sans leur causer la moindre douleur.

Il se trouvait que la fille unique du roi avait les yeux malades depuis quelque temps, et elle était menacée de perdre la vue complètement. Tous les médecins et les chirurgiens du royaume l’avaient visitée, sans pouvoir lui apporter aucun soulagement. On fit venir aussi Porpant, et on lui promit de l’or et de l’argent autant qu’il en pourrait porter, s’il guérissait la princesse.

— Cela commence bien ! se disait Porpant en lui-même, tant il se croyait sûr du succès.

Il examina les yeux de la princesse, comme s’il s’y connaissait, et dit ensuite avec une grande assurance :

— Ce n’est que cela ? et vos médecins et vos chirurgiens ne peuvent pas guérir un mal si léger ? Ah ! vraiment, ce sont des ânes ! Vous allez voir comme c’est facile.

Et il passa sa main droite sous sa chaussure, comme il l’avait vu faire à notre Sauveur, puis il en frotta les yeux de la princesse.

— Vous devez voir à présent ? lui dit-il alors.

— Non, je ne vois pas mieux, répondit-elle.

Et il passa de nouveau la main sous sa chaussure et frotta plus fortement les yeux de la princesse.

— Et à présent ? lui demanda-t-il encore.

— Hélas ! je ne vois pas mieux.

Et le voilà de repasser la main sous sa chaussure et de frotter encore les yeux de la princesse, et si rudement que, n’y pouvant tenir, elle criait :

— Assez ! cessez, je vous en prie ! vous me rendrez tout à fait aveugle !

C’est ce qu’il fit, en effet, et si la princesse voyait peu auparavant, à présent elle ne voyait plus du tout. Jugez de la colère du roi ! Porpant fut jeté dans une basse-fosse, en attendant qu’on le fît mourir, le lendemain.

Un peu avant l’heure fixée pour son supplice, le prédicateur étranger (notre Sauveur) arriva au palais avec ses deux compagnons, et il parla ainsi au roi :

— Mettez en liberté l’homme que vous avez fait jeter en prison hier, et je rendrai la vue à la princesse.

Le roi répondit :

— Commencez par rendre la vue à ma fille, car je n’ai plus aucune confiance en la science des médecins.

Notre Sauveur se contenta de toucher du bout des doigts les yeux de la princesse et de lui dire :

— Regardez ; ne voyez-vous pas ?

— Oui, je vois ! je vois !.... s’écria-t-elle en levant ses mains et ses yeux vers le ciel.

Et aussitôt la joie succéda à la tristesse dans tout le palais.

Porpant fut alors remis en liberté, et notre Sauveur lui dit :

— Retournez chez vous, Porpant ; soyez charitable envers les pauvres, et n’essayez plus jamais de faire ce que nul autre que Dieu ne peut faire.

— Et mes soixante écus triplés ? demanda-t-il encore.

— Contentez-vous, quant à présent, de les avoir doublés, puisque vous avez eu deux parts dans le partage des trois cents écus de la dame aveugle à qui j’ai rendu la vue ; plus tard, ils pourront être triplés dans le ciel.

Porpant retourna à la maison, un peu confus, et il reconnut alors seulement que le prédicateur étranger n’était autre que le bon Dieu lui-même[12].

(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet, Côtes-du-Nord.)


L’épisode du cœur mangé se retrouve aussi presque mot pour mot dans le Sac de la Ramée conte de Deulin. C’est le cœur d’un lièvre, au lieu de celui d’un agneau.

Il en est de même de l’épisode final ; seulement, au lieu de la guérison d’une fille malade de la vue, c’est un mort que saint Pierre ressuscite. La Ramée veut ressusciter le fils du duc de Brabant, qui est mort ; mais il oublie les paroles sacramentelles, et il va être pendu, quand saint Pierre arrive aussi à son secours.


IX


saint philippe.


Notre Sauveur Jésus-Christ voyageait en Basse-Bretagne, accompagné de quelques-uns de ses apôtres, entre autres saint Pierre, saint Jean et saint Philippe.

Un jour, ils se trouvèrent dans une belle vallée où il y avait une fontaine à l’eau fraîche et limpide, et ils s’assirent sur le gazon, à l’ombre d’un chêne, pour se reposer un peu. Le soleil était brûlant, et les oiseaux chantaient sur les branches, au-dessus de leurs têtes. Saint Philippe dit :

— Quel bel endroit pour y bâtir une chapelle !

— C’est vrai, répondirent saint Pierre et saint Jean.

— Seriez-vous content, maître, de nous voir bâtir une petite chapelle ici ? demandèrent-ils à notre Sauveur.

— Oui, répondit-il, mais à la condition que vous n’y travaillerez pas le dimanche.

— C’est entendu, nous n’y travaillerons pas le dimanche.

— Alors, vous pouvez vous y mettre ; pendant ce temps-là, moi, j’irai faire un tour dans les montagnes de la Cornouaille, et, quand je reviendrai, je verrai ce que vous aurez fait.

Notre Sauveur se dirigea donc vers les montagnes de la Cornouaille, et saint Pierre, son grand ami, l’accompagna. Philippe et Jean restèrent pour bâtir la chapelle. Ils allèrent de tous côtés chez les habitants du pays, pour les prier de leur venir en aide, et tous leur donnèrent quelque chose, selon leurs moyens : les uns des chevaux et des charrettes pour charroyer des pierres ; d’autres donnèrent du bois et d’autres de l’argent ; d’autres, comme les maçons, les charpentiers, les couvreurs, vinrent travailler eux-mêmes, et de cette façon fut construite une belle chapelle, en peu de temps.

Quand notre Sauveur revint, un samedi soir, tout était terminé ; il ne manquait plus qu’une croix sur le sommet du clocher. Le dimanche matin, saint Philippe dit à saint Jean et à saint Pierre :

— Nous avons oublié une chose : il manque encore une croix sur le haut du clocher ; il faudra en mettre une, avant de prier notre maître de bénir la chapelle.

— C’est vrai, répondirent les deux autres ; mais c’est aujourd’hui le dimanche, et le maître, vous le savez bien, nous a bien recommandé de ne pas travailler ce jour-là.

— Je le sais bien ; mais, poser une croix sur le sommet du clocher d’une chapelle, ce n’est pas travailler ; cela peut très-bien se faire un dimanche.

— Je pense comme vous, dit saint Jean ; et vous, Pierre ?

— Moi, je ne dis rien, répondit saint Pierre.

Saint Philippe se hâta de faire une croix de bois, puis, montant sur le clocher, il la fixa au sommet.

Alors ils prièrent notre Sauveur de visiter la nouvelle chapelle et de vouloir bien la bénir. Jésus-Christ trouva tout très-bien, et leur témoigna son étonnement de voir ce qu’ils avaient fait en si peu de temps.

— Vous n’avez pas travaillé le dimanche ? leur demanda-t-il.

— Non, maître, nous n’avons pas travaillé le dimanche.

— Du tout, du tout ?

— Non, vraiment... si ce n’est pourtant la croix qui a été montée, ce matin, sur le sommet du clocher.

— Ah ! c’est assez ; je vous avais bien recommandé de ne faire aucun travail le dimanche ; à présent, il faudra mettre le feu à la chapelle.

— Comment ? maître, incendier notre chapelle, qui est si jolie, et qui nous a coûté tant de peine !…

— Oui, il faudra la brûler. Qui a fait la croix ?

— C’est moi, maître, répondit saint Philippe.

— Eh bien ! Philippe, alors, c’est aussi vous qui y mettrez le feu.

Et il fallut que Philippe, à son grand regret, mît le feu à la chapelle. Mais l’incendie se propagea avec tant de rapidité qu’il ne put sortir, et il y périt. Tout fut réduit en cendres, en un clin-d’œil.

— Le pauvre Philippe ! dit alors notre Sauveur. Mais voyons si nous ne trouverons aucun débris de lui, quelque ossement calciné.

Et ils se mirent à chercher tous les trois parmi les cendres. Notre Sauveur trouva un os calciné, qui avait la forme d’une cuiller à manger de la soupe, et il le mit dans sa poche. Puis ils se remirent en route. Ils n’étaient plus que trois. Quand la nuit vint, ils demandèrent à loger chez un riche fermier. Ils y furent bien accueillis, et on leur prépara à chacun une écuellée de soupe pour leur souper. Comme la servante leur présentait leurs écuelles :

— Tiens ! dit-elle, vous êtes trois, et je n’ai pris que deux cuillers ; je vais en chercher une troisième.

— Ce n’est pas la peine, dit notre Sauveur ; moi, j’ai ma cuiller avec moi, dans ma poche.

Et il tira de sa poche l’os qu’il avait recueilli parmi les cendres de la chapelle incendiée et qui avait pris la forme d’une cuiller. Puis il demanda à la servante :

— La soupe est-elle bonne ?

— Je pense que oui, répondit-elle.

— L’avez-vous goûtée ?

— Non.

— Eh bien ! mangez-en une cuillerée pour voir.

Et il présenta une cuillerée de soupe à la servante, qui avala la cuiller avec la soupe.

— Jésus, mon Dieu ! s’écria-t-elle, j’ai avalé la cuiller ! je ne sais comment cela est arrivé.

Et elle était toute honteuse.

— Bah ! peu importe ; donnez-moi une autre cuiller, dit notre Sauveur.

Le lendemain, de bonne heure, les trois voyageurs se remirent en route.

Quelque temps après que ceci s’était passé, la servante se trouva enceinte, et elle fut renvoyée de la ferme, comme une fille de mauvaise vie. Elle ne put trouver à se placer nulle part, vu l’état où elle était, et elle fut réduite à mendier de porte en porte. Quand on lui demandait qui était le père de son enfant, elle répondait toujours :

— Je ne sais pas ; c’est arrivé par la volonté de Dieu.

Quand son temps fut venu, elle accoucha, dans une étable, sur la paille. Elle donna le jour à un fils, un enfant superbe. Il fut baptisé, et on lui donna le nom de Philippe, parce qu’il naquit le jour de la fête de saint Philippe.

Un an ou deux plus tard, notre Sauveur repassa par ce pays avec saint Pierre et saint Jean, et ils logèrent encore dans la même maison que la première fois. Notre Sauveur demanda à la maîtresse de la maison :

— Où est la servante qui était ici, quand nous passâmes, l’autre fois ?

— Je l’ai renvoyée, répondit la maîtresse ; ce n’était pas une honnête fille : elle a eu un enfant.

— Savez-vous où elle est, à présent ?

— Sa situation est bien triste ; elle n’a pas trouvé à se replacer en quittant notre maison, et elle habite avec son enfant dans une petite hutte d’argile, au bord de la route, où elle vit misérablement des aumônes des gens charitables.

— Sait-on qui est le père de son enfant ?

— Non ; quand on l’interroge à ce sujet, elle répond toujours que Dieu seul est cause de tout, et elle ne se plaint jamais de son sort.

Le lendemain matin, les trois voyageurs se rendirent à la hutte de la servante. Quand ils y arrivèrent, elle était à filer sur son rouet, tout en chantant. L’enfant jouait au seuil de la porte, et aussitôt qu’il aperçut notre Sauveur, il courut à lui et le prit par sa robe en disant :

— Mon père !

— Qui est le père de l’enfant ? demanda Jésus-Christ à la mère.

— Je ne sais pas, répondit-elle ; Dieu me l’a envoyé, et je ne lui connais pas d’autre père.

— Voudriez-vous le donner à Dieu, dès à présent ?

— Je suis bien pauvre, et j’ai bien de la peine à vivre, et pourtant je ne voudrais pas voir mon enfant mourir.

— Eh bien ! c’est moi qui suis son père ; donnez-le-moi, et retournez à la maison où vous serviez, et vous y serez bien reçue. Vous êtes en ce moment aussi pure et aussi vierge que vous le fûtes jamais.

La fille retourna à la maison où elle servait auparavant, et elle y fut bien reçue. Quant à son enfant, il suivit notre Sauveur. Mais il crût soudainement et parut avoir une trentaine d’années, et saint Pierre et saint Jean reconnurent que c’était saint Philippe lui-même, et ils éprouvèrent une grande joie de le retrouver, et ils continuèrent leur route tous les quatre, comme devant.

(Conté par Marguerite Philippe.)


Dans le conte égyptien des Deux frères, recueilli sur un papyrus et traduit par M. Maspero (il se trouve dans son volume de : Contes égyptiens, de la collection Maisonneuve), une princesse devient enceinte parce qu’un copeau lui a volé dans la bouche. Ce copeau était venu d’un arbre qui était une des transformations de Batou (un des frères), lequel revint au monde sous la forme de son propre fils et monta sur le trône.

Cf. aussi plusieurs similaires cités par M. Husson, Chaîne traditionnelle, p. 94-95, entre autres une légende galloise du Mabinogion où Ceridven poursuit Gwion ; l’un et l’autre ont recours à des transformations successives ; finalement, Gwion se change en grain de blé ; Ceridven se change aussitôt en poule et avale le grain de blé : elle est aussitôt fécondée.

Cf. encore la cervelle de poisson qui, mangée par une femme, donna naissance à trois jumeaux (Sébillot, le Roi des Poissons, n° 18 ; Webster, Le Pêcheur et ses fils) ; le ventre mangé par une femme, la tête par une chienne, la queue par une jument, qui les rend fécondes toutes les trois (Bladé, les deux Jumeaux), et les notes de M. Kœhler, dans Orient und Occident, t. VI, p. 118 sqq.).





X


jannig ou les trois souhaits.



_____Il n’y a pas de doute qu’autrefois
Celui qui avait deux bons yeux n’était pas aveugle ;
_____Celui qui n’a qu’un bon œil
_____Est borgne, je le présume,
Et il lui faut faire deux fois la même route
_____Pour voir les deux côtés du chemin[13].



Il y avait une fois un homme nommé François Le Falc’her, parce qu’il était faucheur de son état, qui habitait une pauvre chaumière, non loin de l’ancienne abbaye de Bégar. Il se faisait vieux, et comme sa femme, Marguerite Kerlogod, était morte depuis quelques années déjà, il était resté seul avec un fils, un beau gars courant sur ses dix ans, intelligent et éveillé. Ennuyé de vivre si seul, Le Falc’her voulut se remarier, et il prit la fille d’un aubergiste du bourg de Gjat-Askorn, qui n’avait pas encore vingt ans. Il s’en repentit bientôt. Cette fille était une tête éventée, et elle n’aimait que le plaisir, les pardons, les danses et les parures. De plus, elle était paresseuse, comme si elle avait eu mille écus de rente, et — ce qui n’arrive que trop souvent — elle était dure et mauvaise envers le fils de son mari, qui s’appelait Jannig. Le père de Jannig partait tous les jours, de bon matin, pour aller travailler à la journée dans les fermes et les manoirs du pays, et quelquefois aussi à l’abbaye de Bégar, — car les moines possédaient une vaste étendue de terrain sous bois et pâturages, avec une haute muraille autour. Dès qu’il était sorti de la maison, la marâtre au cœur dur forçait Jannig de quitter son lit, et elle l’envoyait garder quelques maigres moutons, sur une lande, à quelque distance de là. Elle lui donnait, pour toute pitance, un morceau de pain d’orge, moisi et sans sel, et, quelque temps qu’il fît, il ne devait jamais rentrer avant le coucher du soleil. Il fallait passer une petite rivière pour aller à la lande, et, comme il n’y avait pas de pont dessus, Jannig était obligé de charger ses moutons sur ses épaules et de leur faire ainsi passer la rivière, l’un après l’autre, car les moutons sont comme les chats, ils n’aiment pas l’eau.

Quand vint le printemps, Jannig, qui n’était ni un sot ni un paresseux, songea à construire lui-même un pont sur la rivière, pour faire passer ses moutons et n’être plus obligé d’entrer dans l’eau glacée, pendant l’hiver. Il se mit donc au travail avec courage, avançant un peu chaque jour, si bien que, pour la fête de la sainte Vierge, à la mi-août, le pont était entièrement terminé.

En ce temps-là, Notre Sauveur Jésus-Christ voyageait en Basse-Bretagne, avec une partie de ses apôtres. Un jour qu’il était seul avec saint Pierre, son grand ami, ils arrivèrent au pont de Jannig, vers midi.

— Tiens ! s’écria saint Pierre, on a construit un pont sur la rivière, depuis la dernière fois que nous avons passé par ici. Qui donc a fait cela ? N’importe, nous en profiterons pour passer l’eau, à pied sec, plus heureux que l’autre fois.

Et ils passèrent sur le pont. Quand ils furent de l’autre côté de l’eau, ils aperçurent Jannig assis au bord de la rivière, laissant pendre ses pieds au fil de l’eau claire et écorchant une baguette de coudrier, tout en sifflant et chantant tour à tour.

— Bonjour, mon enfant, lui dit notre Sauveur ; ton petit cœur est bien gai.

— Bonjour à vous, mes gentilshommes (il les prenait pour des gentilshommes), répondit l’enfant ; il fait si beau vivre, aujourd’hui que le bon Dieu daigne nous envoyer son soleil béni !

— Dis-moi, mon enfant, reprit notre Sauveur, sais-tu qui a fait ce pont neuf ?

— C’est moi, messeigneurs, répondit Jannig, pour faire passer mes moutons, et aussi pour la commodité des honnêtes gens comme vous, qui ne seront plus obligés de se mouiller les pieds.

— Ton langage me plaît, mon enfant, et je voudrais faire quelque chose pour toi ; fais-moi trois demandes, celles que tu voudras, et je te les accorderai.

— N’importe ce que je demanderai ?

— N’importe ce que tu demanderas, pourvu cependant que ce ne soit rien de mal.

— Vous voulez vous moquer de moi, je pense ; il n’y a que le bon Dieu qui puisse faire cela.

— Demande toujours, dit saint Pierre ; tu ne sais pas à qui tu parles.

— Eh bien, reprit Jannig, je demande premièrement que tout ce que je souhaiterai s’accomplisse aussitôt.

— Accordé, reprit le bon Dieu.

— En second lieu, je demande…

— Demande le paradis, dit saint Pierre en l’interrompant.

— Ah ! oui, du pain doux[14] ; il me semble que j’en ai assez de pain doux comme cela ! Ma marâtre ne met jamais un grain de sel ni dans mon pain ni dans ma soupe… Je demande donc, en second lieu, un arc avec lequel j’atteindrai tout ce que je viserai.

— Accordé, répondit encore le bon Dieu ; mais, au moins garde-toi de te servir de ton arc pour faire le mal.

— Et enfin, en troisième lieu, je demande…

— Le paradis ! dit encore saint Pierre.

— Laissez-moi donc tranquille, vous, avec votre pain doux... Je demande, en troisième lieu, une flûte qui fera danser, malgré eux, tous ceux qui l’entendront, quand j’en jouerai.

— Accordé ! dit encore le bon Dieu ; je t’accorde tes trois souhaits ; mais n’en abuse pas pour faire du mal à personne, et nous nous reverrons encore un jour. Au revoir donc, mon enfant.

Et les deux voyageurs continuèrent leur route, tout en causant.

Jannig, resté seul, se demandait qui pouvaient être ces deux étrangers, qui avaient fort bonne mine, et qui lui avaient cependant dit des choses si étranges.

— Sans doute qu’ils ont voulu se moquer de moi, pensait-il ; n’importe, voyons un peu. J’ai faim, et je n’ai là qu’une croûte de pain d’orge tout moisi… Si pourtant ce qu’ils m’ont dit pouvait être vrai !… Ils avaient l’air d’honnêtes gens… Il y a bien longtemps que je n’ai pas fait de bon repas ! Avant que mon père se fût remarié, j’avais quelquefois du pain blanc, des crêpes et un morceau de lard, et même des saucisses et des boudins ! Ah ! si je pouvais voir toutes ces bonnes choses, à l’ombre de ce hêtre !...

Et, aussitôt le souhait formé, il vit toutes ces choses, sur une nappe blanche étendue sur le gazon, à l’ombre du hêtre. Il en fut si étonné, qu’il resta à les contempler, immobile, et la bouche et les yeux grands ouverts. Il croyait rêver. Il s’approcha doucement, et comme s’il craignait que tout s’envolât et disparût au moindre bruit. Quand il fut près de ces mets délicieux, dont la vue et l’odeur lui faisaient venir l’eau à la bouche, il regarda de tous côtés, et, ne voyant personne, il prit une saucisse et y mordit à belles dents. C’était bien une vraie saucisse ; elle était délicieuse. Puis il en prit une autre, et du lard, et des boudins !… Il y avait aussi du cidre !... Quand il fut rassasié, à ne plus pouvoir rien manger ni boire, la nappe disparut avec tout ce qu’il y avait dessus, sans qu’il sût comment.

— À la bonne heure ! se dit-il ; me voici un gaillard, à présent ! Plus de pain moisi, ni de soupe sans sel, ma marâtre ! Pourvu que cela puisse durer !…

Quand le soleil se coucha, Jannig rassembla ses moutons, et revint à la maison en chantant et en sifflant. Il alla tout de suite se coucher, sans attendre son souper. Sa marâtre ne lui demanda seulement pas s’il était malade, en le voyant se mettre au lit sans souper. Le lendemain matin, il se rendit à la lande avec ses moutons, comme tous les jours, mais plus joyeux que d’ordinaire. Quand l’heure du dîner fut venue, il fit le même régal que la veille. Il demanda même du rôti et du vin en plus. Puis il s’amusa, le reste du jour, à tirer des hirondelles et d’autres oiseaux avec son arc. Il n’en manquait pas un seul, et il était lui-même émerveillé de son adresse. Avant de ramener ses moutons à la maison, il fit encore un autre repas. Au bout de quelques jours de ce régime, la marâtre de Jannig remarqua que le gars engraissait et avait bonne mine ; de plus, il était joyeux et content, et sifflait et chantait continuellement, lui si chétif et si triste naguère. Cela lui paraissait étrange et lui déplaisait même. Un moine de l’abbaye venait souvent la voir, en l’absence de son mari, et elle lui demanda ce qu’il pensait d’un changement si subit et si complet.

— Ce garçon-là, répondit le moine, doit voler de l’argent quelque part, ou peut-être bien a-t-il trouvé moyen de pénétrer dans la cuisine de l’abbaye, où il prend de la viande, du vin et autre chose, et voilà pourquoi il se porte si bien et a de si belles couleurs. Mais laissez-moi faire ; je surveillerai le gars, et je saurai bientôt à quoi m’en tenir à ce sujet.

Le lendemain donc, le moine alla se cacher dans un buisson, sur la lande, afin de pouvoir surveiller de là le petit pâtre. Quand l’heure du dîner arriva, vers midi, Jannig fut servi comme à l’ordinaire, et il se mit à manger, sans se soucier de rien. Le moine s’élança alors de sa cachette, en criant :

— Je le savais bien ! Je t’y prends, mon drôle ! Mais, sois tranquille, dans trois jours, tu seras pendu devant la porte de l’abbaye !

— Que me veut ce démon ? dit Jannig, sans s’émouvoir. Il voudrait sans doute manger mon lard et mon rôt, et boire mon vin ; il n’y a rien pour vous, mon brave homme ; continuez votre route.

— Je te ferai pendre, petit voleur ! reprit le moine.

— Voleur !... dit Jannig, sentant le sang lui monter à la tête.

— Oui, voleur, et tu seras pendu ; tu as volé tout cela à la cuisine de l’abbaye.

— En êtes-vous bien sûr ?

Et Jannig prit sa flèche.

— Oui, j’en suis sûr.

— Aussi sûr qu’il y a une pie là-bas sur ce buisson d’épine ?

Et il montrait au moine une pie perchée sur un buisson d’épine.

— Oui, aussi sûr qu’il y a une pie sur ce buisson d’épine.

— Et que je vais la tuer, d’un coup de flèche ?

— Tu es trop maladroit pour cela.

— L’irez-vous chercher, dans le buisson, si je la tue ?

— Oui, si tu la tues ; mais il n’y a pas de risque.

Jannig lança sa flèche et abattit la pie au milieu des ronces et des épines, puis il dit :

— Allons, moine, mon gros moine, allez me chercher la pie ; elle est tombée.

Et le moine entra dans le buisson d’épines et de ronces en grognant et en jurant. Jannig prit alors sa flûte et se mit à en jouer. Et voilà aussitôt le moine de sauter et de se trémousser parmi les ronces et les épines, en pestant et en poussant des cris arrachés par la douleur. Ses yeux brillaient, dans leurs orbites, comme deux charbons ardents. Au bout d’une demi-heure de ce manège, tout son froc s’en était allé en lambeaux, et sa chemise aussi, et il était nu. Tout son corps était lacéré et couvert de sang. Il criait : Grâce ! grâce ! d’une voix lamentable. Enfin, Jannig eut pitié de lui, et il cessa de souffler dans sa flûte. Alors le pauvre moine put sortir du buisson, et il partit, honteux et confus comme un chat fouetté. Je ne sais comment il fut reçu à l’abbaye, quand il y arriva, dans cet état pitoyable. Il fut encore heureux de ne pas rencontrer de chiens dans son chemin, car ils l’auraient dévoré. L’abbé le fit venir en sa présence, pour lui rendre compte de sa situation. Il dit qu’il avait été mis dans cet état par un jeune pâtre nommé Jannig, lequel était sans doute sorcier, et qui, de plus, volait les provisions de bouche et le vin de l’abbaye.

— Voler le vin de l’abbaye ! s’écria l’abbé.

Et il alla aussitôt trouver le juge, pour lui demander justice. Jannig fut appelé devant le juge et condamné à être pendu.

Le jour où devait être exécutée la sentence, devant l’abbaye de Bégar, une grande affluence de peuple était accourue de toutes les communes voisines. Le moine était là aussi, auprès de son amie, la marâtre de Jannig, et ils riaient et plaisantaient tous les deux. Jannig était au pied de la potence, et on apprêtait la corde. Pourtant, il ne paraissait ni inquiet ni triste, ce qui étonnait tout le monde. Il demanda, pour dernière grâce, qu’avant de lui passer la corde au cou, on le laissât jouer encore un air sur sa flûte. Le juge et l’abbé n’y virent aucun inconvénient, et ils lui dirent qu’il pouvait jouer un air. Cependant, le moine, à la vue de sa flûte, cria qu’il fallait l’empêcher de souffler dans cet instrument, parce qu’il était enchanté. Mais Jannig s’empressa de souffler dans sa flûte, et voilà aussitôt tous les assistants de se mettre en branle. Le juge, le bourreau, l’abbé, les moines, les spectateurs, tout le monde, hommes et femmes, jeunes et vieux, sautaient et gambadaient, à qui mieux mieux. Ils chantaient et riaient, et levaient leurs robes, et tournaient dans une ronde folle et irrésistible : c’était comme un véritable sabbat. En ce moment, vint à passer par la place, allant à Lannion, un marchand de bœufs de la Cornouaille, avec plusieurs paires de bœufs couplés sous le joug. En voyant cela, Jannig eut une drôle d’idée. Il souhaita que sa marâtre et son moine fussent couplés, comme les bœufs, et attachés sous le même joug ; ce qui fut fût aussitôt. La danse tourbillonnait toujours de plus belle, et le moine et la marâtre, avec leur joug, lancés à travers la foule, renversaient et blessaient beaucoup de monde, et l’on criait sur de tous côtés : — À mort ! à la potence ces méchants ! ces deux animaux sauvages !...

— Assez ! grâce ! grâce ! criaient le juge et l’abbé.

Enfin, après une heure de cette danse diabolique, Jannig cessa de souffler dans sa flûte, et tout s’arrêta, à l’instant. Les danseurs étaient en nage, et la sueur coulait le long de leurs membres, comme s’ils sortaient d’un étang. Jannig put se retirer tranquillement, sans que personne s’y opposât, et la marâtre et son ami le moine furent pendus, séance tenante.

Jannig resta à la maison avec son père, qui commençait à se faire vieux, et ils vécurent ensemble, heureux et estimés d’un chacun, dans le pays, car ils faisaient du bien à tout le monde, et bientôt il n’y eut plus de pauvres, à plusieurs lieues à la ronde.


Quelques-uns font finir le conte ici ; mais d’autres vont plus loin et racontent comment le vieux Falc’her, ayant acheté du bois et fait des fagots, Jannig, qui aimait à aller toujours garder ses moutons sur la lande, chargea un fagot sur le dos de chacun de ses moutons, pour venir à la maison. La fille du roi, qui se promenait dans le pays, rencontra sur sa route les moutons chaînés de cette façon, et elle se mit à injurier Jannig, qui les suivait, l’appelant méchant, imbécile, idiot !

— Je désire être le père de l’enfant que tu mettras au monde, pensa Jannig, en entendant cela.

Et voilà que la princesse devint enceinte, quelque temps après. Elle était désolée et ne pouvait s’expliquer comment cela était arrivé. Elle mit au monde un fils, un enfant magnifique. Le vieux roi était furieux.

— Qui est le père de l’enfant ? demanda-t-il à sa fille.

— Je ne sais pas, répondit-elle en pleurant.

Le roi fit venir son devin, pour le consulter. Le devin réfléchit, consulta ses livres, puis il parla de la sorte :

— Sire, voici ce qu’il faudra faire : la princesse devra se mettre sur le balcon du palais, tenant dans ses bras son enfant nouveau-né, lequel aura une orange dans la main droite. Alors vous ferez passer sous le balcon les courtisans et les officiers de votre cour, puis tous les nobles et les seigneurs du royaume, enfin tous vos sujets mâles, s’il le faut, jusqu’à ce que l’enfant, reconnaissant son père, lui présente l’orange.

Le roi donna des ordres pour mettre à exécution le conseil de son devin. Au jour fixé, la princesse, magnifiquement parée, se plaça sur le balcon du palais, ayant entre ses bras son enfant, qui tenait une orange dans la main droite. Le défilé commença alors. Les courtisans, les pages et les gens de la cour passèrent d’abord ; puis vinrent les généraux, les officiers et toute l’armée ; ensuite passèrent tous les nobles et autres seigneurs du royaume... L’enfant avait toujours son orange dans la main. Le vieux roi n’avait pas l’air content. Il se tourna vers son devin et lui dit :

— Il me semble qu’il est inutile de continuer, car le père de l’enfant de ma fille ne peut pas être un homme du peuple !

— Pardonnez-moi, sire ; faites continuer le défilé, et soyez certain que l’enfant ne manquera pas de reconnaître son père, quand il viendra à passer.

Le défilé continua donc, pendant plusieurs jours. Les marchands, les artisans, les ouvriers, les paysans, les gens de toutes les conditions enfin, avaient passé sous le balcon, et l’enfant n’avait encore présenté son orange à personne. On désespérait de découvrir le père par ce moyen. On vit alors accourir, enfourchant un bâton, comme les enfants qui jouent au cheval, un homme fort mal habillé et qui paraissait être un idiot.

— Place ! criait-il, place à l’époux de la princesse !

C’était Jannig. Tout le monde partit d’un grand éclat de rire. Il passa sous le balcon. L’enfant lui sourit et lui présenta son orange. On ne riait plus ; mais grand était l’étonnement de chacun. Le roi ne se possédait pas de colère.

— Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.

— Jannig Le Falc’her, répondit-il ; Jannig le pâtre, votre gendre, sire.

— Mon gendre ! cria le roi, en écumant de rage, un pâtre ! un idiot !... jamais ; j’aimerais mieux mourir !

— En attendant, j’emmène votre fille et son enfant, sire ; peut-être un jour vous trouverai-je dans de meilleures dispositions à mon égard, répondit tranquillement Jannig.

Et il lui suffit de souhaiter que la princesse et son enfant le suivissent, pour que cela se fît, sans que personne songeât seulement à s’y opposer. Il les conduisit dans une île, au milieu de la mer. Il souhaita avoir dans cette île un palais beaucoup plus beau que celui de son beau-père ; et le souhait fut encore accompli, aussitôt que formé. Enfin, il souhaita encore que son île fût reliée à la terre ferme par un magnifique pont, avec trois hôtelleries, dont une à chaque extrémité et une autre au milieu ; ce qui fut encore exécuté, à l’instant même. Il mit alors de ses gens dans ces hôtelleries, avec ordre d’y bien recevoir tous les voyageurs, et les pèlerins, et les mendiants qui se présenteraient, et de leur servir à manger et à boire à discrétion de tout ce qu’ils demanderaient, et cela gratuitement ; il se chargeait, du reste, de fournir les provisions. Cela lui coûtait si peu !

Cependant, le roi, indigné de la manière dont sa fille lui avait été enlevée, s’occupa de la retrouver. Il envoya des ambassadeurs à sa recherche. Ceux-ci, après avoir parcouru tout le royaume, arrivèrent au pont qui réunissait l’île de Jannig au continent. Ils furent bien étonnés de voir un si merveilleux travail, dont ils n’avaient jamais entendu parler. Ils entrèrent dans la première hôtellerie et y demandèrent à loger. Ils furent si bien reçus et si bien traités, qu’ils ne songèrent à continuer leur route qu’au bout de huit jours. Mais ils n’allèrent pas loin. Ils entrèrent, en passant, dans l’hôtellerie du milieu du pont, sous prétexte de boire un verre de vin seulement, et y restèrent encore quinze jours. Puis il poussèrent jusqu’à la troisième hôtellerie, et y restèrent si longtemps, que le roi, voyant qu’ils ne revenaient pas, envoya une troupe de soldats à leur recherche, avec plusieurs officiers. Les soldats, après beaucoup de courses inutiles, dans différentes directions, finirent par arriver aussi au pont, et y rencontrant les ambassadeurs qui banquetaient et riaient, et chantaient, et ne songeaient pas au retour, ils se mirent à faire comme eux. Il fallait voir quels festins et quels ébats c’était alors ! Il y avait, à toute heure du jour comme de la nuit, des tables servies et couvertes des meilleurs mets, et des tonneaux de vin et de cidre défoncés, où chacun puisait à satiété. Puis des chants et des danses, car Jannig venait les voir souvent et les faisait danser, aux sons de sa flûte. Personne ne parlait de retourner sur ses pas ni de pousser plus loin. On se trouvait si bien là !

Il y avait longtemps que cela durait, lorsque le vieux roi, ne voyant revenir ni ses ambassadeurs ni ses officiers, et ne recevant aucune nouvelle d’eux, se décida à se mettre lui-même à leur recherche. Il partit donc seul avec son vieil archevêque. Ils arrivèrent aussi au pont, et, y trouvant leurs gens dans l’état que vous savez, tout leur fut alors expliqué, si ce n’est pourtant l’existence du pont lui-même. Jannig se trouvait là aussi, avec sa femme, quand les deux vieillards arrivèrent. Ils vinrent tous les deux au devant du roi, le saluèrent respectueusement, et Jannig lui dit :

— Eh bien ! mon beau-père, vous venez sans doute pour assister à notre noce ? Nous vous attendions.

— Insolent ! répondit le roi, furieux, je te ferai pendre, comme un manant que tu es !

— Sire, dit alors l’archevêque, qui voyait qu’il y avait de la magie dans l’affaire, et qu’ils n’étaient pas de force à lutter, — sire, je vous conseille de donner votre consentement à leur mariage.

— Jamais ! J’aimerais mieux mourir ! répondit le vieux roi.

Et il tourna le dos à Jannig et à sa fille.

— Eh bien ! dit tranquillement Jannig, en tirant sa flûte de sa poche, vous danserez, alors, beau-père.

Et il commença de souffler dans sa flûte. Et aussitôt, voilà tout le monde d’entrer en danse, les ambassadeurs, les officiers, les soldats, et le vieil archevêque, et le roi lui-même. Tous tournaient, sautaient et gambadaient, pêle-mêle, se heurtant, se bousculant, sans pouvoir s’arrêter. L’archevêque et le roi n’aimaient guère ce jeu, contraire à leur âge et à leur dignité ; mais il fallut danser quand même. « Assez ! assez ! grâce ! grâce ! » criaient-ils. Enfin, Jannig eut pitié d’eux ; il cessa de souffler dans sa flûte, et la danse s’arrêta.

— Allons-nous-en ! dit à l’archevêque le vieux roi, furieux et honteux à la fois.

Et ils partirent. Mais une partie du pont s’écroula soudain sous leurs yeux, et ils ne purent aller plus loin. L’archevêque dit au roi :

— C’est en vain, sire, que vous essayez de lutter contre cet homme, qui doit être un habile magicien, et je pense que ce que vous avez de mieux à faire, c’est de lui donner votre consentement pour qu’il épouse votre fille, d’autant plus qu’il peut très-bien s’en passer.

Le roi reconnut enfin la sagesse de ce conseil, et ils retournèrent tous les deux sur leurs pas, et firent leur paix avec Jannig. Le mariage de celui-ci avec la princesse fut alors célébré par l’archevêque, et il y eut, à cette occasion, des festins magnifiques, et des jeux et des réjouissances publiques, pendant un mois entier.

Le vieux roi mourut peu de temps après (les uns disent qu’il s’était trop amusé pendant les noces), et Jannig lui succéda sur le trône. On dit qu’il vécut heureux avec sa femme, qu’il eut plusieurs enfants, qui régnèrent après lui, et qu’il administra très-sagement le royaume.

Quand il mourut, comme il avait toujours vécu en honnête homme et qu’il n’avait jamais abusé ni du pouvoir ni des dons extraordinaires que Dieu lui avait accordés, pour faire du mal à personne, il alla tout droit au paradis.

Quand il arriva à la porte, il s’écria, en voyant saint Pierre, qui vint lui ouvrir :

— Tiens ! le bonhomme au pain doux !

— Le paradis, et non le pain doux ; comprends-tu, à présent ? lui répondit le vieux portier.

Puis le bon Dieu lui-même vint le recevoir et lui dit :

— Te voilà, Jannig ? Viens avec moi, que je te fasse les honneurs de ma maison.

Et le bon Dieu l’introduisit dans son paradis, et ce fut alors seulement qu’il reconnut que les deux voyageurs qu’il avait rencontrés sur la lande, pendant qu’il y gardait ses moutons, étaient saint Pierre et le bon Dieu [15]


XI


le fils de saint pierre.


Ll y avait une fois un seigneur et une dame fort riches et gens de noblesse. Ils n’avaient pas d’enfants, quoiqu’ils fussent mariés depuis longtemps, et cela les chagrinait beaucoup et les rendait malheureux.

Dans le bois qui entourait leur château, il y avait une vieille chapelle dédiée à saint Pierre, et la dame y allait tous les jours faire sa prière, devant l’image du saint, lui demandant de vouloir bien intercéder pour elle auprès de son ami le bon Dieu, pour qu’il daignât lui accorder un enfant.

La chapelle était si vieille, qu’elle menaçait ruine, et tous les hiboux des environs y avaient établi leur demeure. Voyant cela, le seigneur et la dame résolurent de la faire réparer, et ils appelèrent des ouvriers pour en renouveler la toiture, consolider les murailles, qui étaient toutes lézardées, et peindre à neuf les saints. Tout le temps que durèrent ces travaux de restauration, la dame ne cessa d’aller chaque jour s’agenouiller devant l’image du saint patron et de lui adresser sa prière, comme devant. Un des peintres dit un jour à ses camarades, assez haut pour être entendu de la dame :

— Elle aura beau prier ce vieux saint vermoulu ; celui-là ne lui fera pas avoir d’enfant. Que ne s’adresse-t-elle plutôt à un de nous ? Alors, elle pourrait bien avoir garçon ou fille.

La dame avait bien entendu ces paroles, et elle sortit et ne dit rien. Mais, pendant le reste du jour et toute la nuit qui suivit, elle ne fit qu’y songer, et, quelques jours après, ce ne fut plus au saint qu’elle s’adressa, mais bien au peintre lui-même, qui était jeune et assez joli garçon.

Environ neuf mois après, elle donna le jour à un fils. Son mari, qui ne se doutait de rien de ce qui s’était passé, en était heureux et fier, et il voulut que l’enfant fût appelé le fils de saint Pierre, parce qu’il était convaincu qu’il l’avait obtenu par l’intercession du saint.

On baptisa le nouveau-né ; il fut appelé Pierre, et il y eut au château un grand festin, auquel furent invités tous les nobles et les riches du pays ; mais les pauvres n’y eurent aucune part, car la dame était peu charitable.

L’enfant fut confié à une nourrice, et il venait à merveille. Quand il fut parvenu à l’âge de douze ans, on l’envoya à l’école, dans la ville la plus voisine. Les écoliers lui demandèrent qui était son père, et il leur répondit :

— Saint Pierre.

— Saint Pierre, le portier du paradis ?

— Oui, saint Pierre, le portier du paradis.

Et les voilà de crier tous ensemble :

— Ho ! ho ! ho !… le fils de saint Pierre ! le fils de saint Pierre !…

Et tous les jours, ils le poursuivaient et l’abasourdissaient ainsi de leurs cris, de sorte qu’il n’avait aucun plaisir parmi eux. Voyant cela, il s’échappa par dessus un mur, retourna chez ses parents, et leur conta pourquoi il était revenu. Alors, il ne faisait que jouer et se promener tous les jours. Cependant, comme sa mère était peu tendre pour lui, souvent il accompagnait le petit pâtre du château, qui avait à peu près son âge, sur une grande lande où il faisait paître les moutons, et ils y passaient le temps à courir, à chanter et à jouer à différents jeux. Un jour qu’ils étaient assis au bord d’une petite rivière, qui passait au bas de la lande, laissant pendre leurs pieds nus au fil de l’eau, et se tressant des mitres d’évêques avec des joncs des marais, tout en chantant, ils virent venir à eux deux hommes qu’ils ne connaissaient pas et qui leur parurent être des étrangers. L’un d’eux était grand, âgé, et sa barbe était longue et blanche ; l’autre était plus jeune, et pourtant le premier était plein de déférence pour lui. C’étaient saint Pierre et notre Sauveur Jésus-Christ, voyageant en Basse-Bretagne. Quand ils furent près des deux jeunes garçons, notre Sauveur leur dit :

— Auriez-vous la bonté, jeunes pâtres, de nous faire passer l’eau ?

— Vous êtes un peu grands pour nous, répondit le petit pâtre.

— Peu importe ; prenons-les sur notre dos, et faisons-leur passer l’eau, à cause du vieux, répondit Pierre, le fils de la dame.

Et ils prirent chacun un des deux voyageurs sur leur dos et entrèrent avec eux dans l’eau. Le fils de saint Pierre (nous l’appellerons ainsi), qui portait le vieillard, c’est-à-dire saint Pierre, fut étonné de trouver sa charge beaucoup plus légère qu’il ne l’avait supposé, et il fut vite rendu de l’autre côté. Mais son compagnon, quoique plus grand et plus fort que lui, était écrasé sous son fardeau, et, au bout de quelques pas, n’en pouvant plus, il dit à celui qu’il portait :

— Comme vous êtes lourd ! Je ne puis vous porter plus loin ; descendez, je vous prie, ou je tomberai avec vous dans l’eau.

— Du courage, mon garçon ; encore quelques pas, et tu n’auras pas lieu de regretter ce que tu auras fait pour moi, lui dit notre Sauveur.

Et, avec beaucoup de peine, il atteignit aussi l’autre bord ; mais il était tout brisé, et il se jeta, à terre en disant :

— Jamais je n’ai vu d’homme aussi lourd que vous ! Qui donc êtes-vous ?

— Ne sois pas étonné, mon enfant, de m’avoir trouvé si lourd, lui dit notre Sauveur, car avec moi tu portais le monde entier sur tes épaules ; je suis le bon Dieu lui-même, et, sans tarder, tu viendras me voir au paradis !

— Et vous, vieux père, demanda Pierre au vieillard, qui êtes-vous aussi ?

— Je suis saint Pierre, mon enfant, le portier du paradis.

— Saint Pierre ! Mais, alors, vous êtes donc mon père ?

— Ton parrain, peut-être, si tu te nommes Pierre, mais non ton père, car je n’ai jamais eu d’enfant. Quoi qu’il en soit, viens me voir au paradis, et, quand tu arriveras, je te recevrai bien.


Et les deux voyageurs poursuivirent leur route, laissant les deux enfants bien étonnés de leur aventure. Au coucher du soleil, ceux-ci revinrent au château, comme d’habitude ; mais le jeune pâtre était si fatigué, si rompu, que son compagnon fut obligé de le porter sur son dos, et, en arrivant, il se mit au lit et ne s’en releva plus. En effet, il mourut quelques jours après, et alla tout droit an paradis, où le bon Dieu lui fit bon accueil.


À partir de cette rencontre, le fils de saint Pierre ne faisait qu’y songer, nuit et jour, si bien que l’envie lui prit d’aller voir son père, saint Pierre, au paradis, et un jour, il fit part de ce désir à son père et à sa mère. Ceux-ci, le père surtout, lui dirent que c’était folie, et le dissuadèrent d’entreprendre un voyage qui ne pouvait le mener à rien. Mais tous leurs conseils et leurs prières furent en pure perte. Le voyant inébranlable dans une résolution qui leur paraissait si insensée, ils lui donnèrent de l’argent à discrétion, et il partit. Il ne savait quel chemin prendre ni quelle direction suivre, et il allait au hasard, à la grâce de Dieu.

Après avoir marché ainsi pendant environ un mois, un jour, la nuit le surprit dans une grande forêt. Il monta sur un arbre, pour voir s’il n’apercevrait pas de la lumière quelque part. Il aperçut une faible lueur, au loin, et aussitôt il descendit et marcha dans la direction de la lumière. Il finit par se trouver auprès d’une hutte faite de branchages d’arbres, de genêts et de fougères. Il en poussa la porte, qui céda facilement, vit une petite vieille femme qui était seule dans cette misérable habitation et lui dit :

— Auriez-vous la bonté de me donner l’hospitalité pour la nuit, grand’mère ? Je me suis égaré dans le bois, et je ne connais pas le pays.

— Hélas ! mon enfant, je suis si pauvre, que je n’ai qu’un lit et rien à vous donner à manger...

— Au nom de Dieu, laissez-moi passer la nuit dans votre hutte, grand’mère, car la forêt est pleine de bêtes fauves, et je les entends hurler et rugir de tous les côtés ; je ne suis pas difficile, et je coucherai sur la pierre du foyer.

— Entrez, alors, mon fils ; je partagerai avec vous, de bon cœur, le peu que j’ai.

Pierre entra. Il avait dans sa poche un peu de pain, et il le partagea avec la pauvre vieille qui, depuis longtemps, n’avait pas mangé de pain. Mais il sentait si mauvais dans l’habitation, qu’il était obligé de se boucher le nez, et il finit par dire :

— Dieu, comme ça sent mauvais ici !

— Ce n’est pas étonnant, mon fils, répondit la vieille. Le corps de mon pauvre homme est là, dans son cercueil, depuis trois semaines, et c’est lui qui pue de la sorte !

— Comment ! vous conservez un corps mort dans votre maison, pendant trois semaines ! Pourquoi donc ne le faites-vous pas enterrer ?

— Hélas ! mon fils, vous en parlez bien à votre aise : je n’ai pas d’argent, et les prêtres, ici, ne font rien que pour de l’argent.

— Moi, j’ai encore un peu d’argent, et demain matin, j’irai trouver le curé, et votre homme sera enterré.

— Que Dieu répande sur vous ses bénédictions, mon fils ! répondit la vieille, en pleurant de joie.

Pierre pria pour le mort, puis il s’étendit sur la pierre du foyer et dormit aussi bien que s’il eût été dans un lit de plume.

Le lendemain matin, de bonne heure, il se rendit chez le curé du bourg le plus voisin, et lui donna tout l’argent qui lui restait, pour enterrer le mari de son hôtesse et dire une messe pour le repos de son âme. La pauvre veuve l’embrassa comme son fils, lui souhaita bonne chance, et il se remit en route, après avoir assisté à la messe et à l’enterrement.

Il arriva sans tarder à un bras de mer, et le voilà embarrassé, car comment aller plus loin, puisqu’il n’y avait là ni passeur ni bateau ? Mais, comme il regardait tristement la mer, un homme tout nu sortit tout à coup de l’eau, s’avança vers lui et parla de la sorte :

— Où voulez-vous aller, jeune homme ?

— Voir mon père, saint Pierre, le portier du paradis.

— Eh bien ! montez sur mon dos, et je vous ferai passer l’eau.

Pierre ne voulait d’abord pas écouter le conseil et accepter le service d’un être si étrange.

— Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.

— Je suis, lui répondit l’homme nu, celui que vous avez fait enterrer, ce matin, et, pour reconnaître le service que vous m’avez rendu, je veux aussi faire quelque chose pour vous. Montez sur mon dos, et ne craignez rien.

Pierre, un peu rassuré, bien que cela lui parût fort singulier, monta alors sur le dos de l’homme nu, et celui-ci le transporta, sans mal, de l’autre côté de l’eau.

— Ai-je encore loin à aller ? lui demanda-t-il.

— Non : sans tarder, vous apercevrez un château magnifique ; c’est là le paradis. Frappez à la porte, et saint Pierre lui-même vous ouvrira. Au retour, vous me trouverez encore ici, pour vous faire repasser l’eau.

— Merci ! répondit Pierre.

Et il continua sa route. Il traversa alors une prairie émaillée de belles fleurs parfumées, et le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les papillons voltigeaient de fleur en fleur, et ses membres, tout à l’heure fatigués et lourds, se trouvèrent soudain légers et dispos, et une grande joie remplit son cœur. Au milieu de la prairie, était un château magnifique, entouré de hautes murailles. Il alla droit au château et frappa à la porte.

— Qui est là ? demanda une voix de l’intérieur.

— Moi. Ouvrez-moi la porte, mon père saint Pierre !

Le bon Dieu était là, qui était venu faire visite à son vieil ami saint Pierre, et, en entendant ces paroles, il dit :

— Écoute ! écoute, Pierre. Comment ! tu as donc un fils ? Tu ne m’avais pas dit cela...

— Moi, un fils ?... Je n’ai jamais été marié, répondit saint Pierre.

Mais l’autre frappait toujours sur la porte, à tour de bras : dao ! dao ! dao !... et le portier du paradis, impatienté, lui cria :

— Allez-vous-en, mon ami ; celui que vous cherchez n’est pas ici.

Le bon Dieu, qui savait tout, dit alors au portier du paradis :

— Il faut ouvrir à ton fils, Pierre ; je veux le voir.

Saint Pierre entrouvrit un peu sa porte. Le jeune homme la poussa violemment et, entrant précipitamment, il s’élança au cou du vieux portier et l’embrassa avec transport, en disant :

— Quelle joie, quel bonheur de trouver enfin mon père ! Il y assez longtemps que je suis en route, et ce n’est pas sans beaucoup de mal et de peine que j’ai pu arriver jusqu’à vous, mon père chéri.

— Pourquoi m’appelles-tu ton père ? dit le saint, d’assez mauvaise humeur.

— Pourquoi je vous appelle mon père ?... Mais tout le monde m’appelle le fils de saint Pierre, et c’est bien vous qui êtes saint Pierre, je pense ?... Vous êtes donc mon père, puisque tout le monde le dit... Et puis, ne vous rappelez-vous pas aussi que je vous fis passer une rivière, en vous portant sur mon dos, et que vous me dîtes alors que vous me recevriez bien, quand je viendrais vous voir chez vous ?

— Ah ! c’est toi, mon garçon ? Je ne te reconnaissais pas ; j’ai du plaisir à te voir, certainement ; mais ne m’appelle pas ton père, car je ne suis que ton parrain.

Le bon Dieu riait de bon cœur, et comme il voyait que saint Pierre n’était pas content d’entendre le jeune homme l’appeler son père, il dit à celui-ci :

— Viens avec moi, mon garçon ; je veux te faire visiter ma maison et te montrer ton ami le jeune pâtre, qui me fit passer l’eau, car il est ici aussi.

Et il le conduisit au haut du château, et ouvrant une porte, il lui dit :

— Regarde !...

D’abord, il fut presque aveuglé par l’éclat de la lumière, puis il vit une grande salle ou plutôt un jardin rempli d’anges blancs et de gens de tout âge et de toute condition, et ils étaient tous joyeux et heureux. Les uns chantaient les louanges de Dieu et formaient des chœurs mélo- adieux ; d’autres se promenaient parmi les belles fleurs parfumées, et d’autres devisaient entre eux, sous de beaux arbres chargés de pommes d’or et d’autres fruits de toute sorte. Les prophètes et les apôtres étaient là aussi, assis en cercle sur de beaux sièges dorés, et au-dessus d’eux, sur un siège plus élevé et plus brillant, était le Père Éternel. Au-dessous de son siège, il en vit un autre, qui était aussi bien beau et bien brillant ; mais il était vide.

— À qui est donc ce beau siège ? demanda-t-il au bon Dieu.

— À ton père, mon enfant, parce que c’est un homme craignant Dieu et charitable envers les pauvres.

Parmi les anges, il reconnut aussi son ami le jeune pâtre, et il voulut aller l’embrasser.

— Pas encore, lui dit le bon Dieu, en le retenant ; plus tard, tu viendras aussi habiter ma maison, et alors tu ne seras plus séparé de lui ; allons ailleurs, à présent.

Mais le jeune homme ne pouvait assez contempler et admirer toutes les belles choses qu’il voyait, et notre Sauveur fut obligé de le prendre par la main et de l’entraîner. Ils descendirent d’un étage, et le bon Dieu ayant ouvert une autre porte, il vit une autre salle ou jardin, qui n’était pas aussi beau que le premier, et pourtant il était bien plus beau qu’aucun autre qu’il eût jamais vu sur la terre. Là, il y avait aussi des gens de tout âge et de toute condition, se promenant et devisant, ou chantant les louanges de Dieu. Mais tous ils paraissaient un peu tristes et inquiets, et semblaient désirer quelque chose. Hélas ! c’était là le purgatoire, et ce qu’ils désiraient, c’était la vue de Dieu ! Il lui sembla y reconnaître plusieurs personnes, et entre autres le curé qui avait refusé d’enterrer le mari de la vieille qui lui avait donné l’hospitalité dans la forêt, parce que la pauvre femme n’avait pas d’argent. Il était mort depuis, car il y avait déjà longtemps que Pierre était dans le château : il était demeuré plus d’un an en extase à contempler le paradis, bien qu’il lui semblât n’être pas resté plus d’une demi-heure.

Ils descendirent encore un étage plus bas, et le bon Dieu ouvrit une troisième porte. Aussitôt Pierre recula, en poussant un cri d’effroi. Il vit une fournaise remplie de feu, et des diables hideux ravivaient les flammes et y retenaient, avec des crocs et des fourches d’acier, les malheureux qui essayaient d’en sortir. Et c’était des cris affreux, des hurlements, des grincements de dents, des malédictions et des blasphèmes épouvantables ! Au milieu du feu, à l’endroit le plus terrible, Pierre aperçut un siège d’acier, avec des flammes tout autour, et dessous et dessus.

— À qui est réservé ce siège ? demanda-t-il avec effroi à son conducteur.

— À ta mère ! lui dit le bon Dieu, parce qu’elle a mené mauvaise vie, et qu’elle a été toujours dure et sans cœur pour le pauvre.

— Mon Dieu, que dites-vous là ? Et ne m’est-il pas possible de sauver ma mère, à quelque prix que ce soit ?

— Hélas ! non, mon enfant ; on ne sort pas de l’enfer !

— Ah ! puisque vous êtes le bon Dieu et que rien ne vous est impossible, faites que ma mère ne soit pas damnée à jamais ! J’aimerais mieux prendre sa place sur le siège maudit...

Le Seigneur fut touché, tant sa douleur était sincère, et il lui dit :

— À cause de ton amour pour ta mère, qui est grand et sincère, je ferai en ta faveur ce que je n’ai jamais fait pour nul autre, et si tu accomplis exactement la pénitence que je te donnerai, je t’accorderai sa grâce[16].

— Ah ! parlez, Seigneur ; il n’y a pas de pénitence si dure au monde que je ne sois disposé à accepter, pour sauver ma mère !

— Écoute donc bien, car voici à quelle condition je consens à t’accorder ce que tu demandes : on te mettra autour des reins une ceinture de fer, garnie de pointes aiguës en dedans, pour te déchirer la chair ; cette ceinture sera fermée par une petite clé que l’on jettera au fond de la mer, et tu la garderas sur ton corps, jusqu’à ce que cette clé soit retrouvée pour l’ouvrir. De plus, il te faudra vivre d’aumônes seulement, et tu ne parleras jamais à personne du supplice qui te tourmentera et te fera maigrir jusqu’à n’avoir plus que la peau et les os. Dis, es-tu homme à faire tout cela ?

— Oui, et pis encore, s’il le faut, pour sauver ma mère !

On lui mit autour des reins la ceinture de fer garnie de pointes aiguës ; on la ferma, puis on lui en remit la clé, afin qu’il la jetât lui-même dans la mer, lorsqu’il la traverserait, en retournant dans son pays. Alors il partit. Quand il fut arrivé au bord de la mer, il y retrouva l’homme qu’il avait fait enterrer ; il monta encore sur son dos, pour passer l’eau, et, quand il fut au milieu du bras de mer, il y jeta la clé de sa ceinture. L’homme nu l’ayant déposé sur le rivage opposé, lui fit ses adieux et lui exprima l’espoir de le revoir dans les joies éternelles, c’est-à-dire dans le paradis, où il allait à présent être admis lui-même.

Pierre se dirigea alors vers son pays. Sa ceinture lui faisait souffrir un supplice continuel, surtout quand il marchait ; pourtant, il ne s’en plaignait jamais. Souvent, il n’avait pour toute nourriture que quelques racines d’herbes et les fruits sauvages qu’il pouvait trouver le long de la route ; et, toutes les nuits, il couchait à la belle étoile, avec une pierre sous sa tête, en guise d’oreiller. Il était devenu si maigre, qu’il ressemblait à un squelette ambulant, et ceux qui le voyaient passer sur les chemins le prenaient pour l’Ankou[17] et fuyaient, saisis de frayeur. À force de marcher et de souffrir, il finit par arriver dans son pays. Quand il fut près de chez lui, il rencontra sur le grand chemin son père, qui attendait les pauvres et les pèlerins qui viendraient à passer, afin de les emmener dans son château. Il ne reconnut pas son fils ; mais il le prit néanmoins par la main et le conduisit au château. Il lui fit faire un bon feu pour se chauffer (car le temps était froid), et resta dans sa société, le soignant et causant avec lui comme avec un vieil ami. Il voulut même le faire asseoir à sa table, quand fut venue l’heure du repas. Mais la dame dit, d’un ton de mépris :

— Ça ne mangera pas à ma table, j’espère bien ; il pue comme une charogne ; je pense qu’il sera à sa place dans la cuisine, si les domestiques veulent le souffrir.

Le vieux seigneur n’osa pas résister, et il sortit lui-même avec son pauvre, et mangea avec lui à la cuisine. Après souper, il voulut le faire coucher dans une chambre près de la sienne, car il se sentait attiré vers ce pauvre, sans savoir pourquoi, et son cœur battait avec force. Mais la dame dit encore, d’un ton courroucé :

— Cet animal-là ne couchera pas dans le château ! Conduisez-le à l’étable aux vaches !

Le seigneur n’osa encore répliquer, et il fallut obéir. Le pauvre resta au château, car il était si faible qu’il ne pouvait se tenir sur ses jambes, et tous les jours le seigneur allait le visiter, et il lui portait en cachette du pain blanc, de la viande et du vin ; il restait longtemps près de lui, et lui prodiguait les soins les plus empressés et les plus affectueux.

Un jour, il lui fallut s’absenter pour quelque temps, et, avant de partir, il recommanda à ses valets de bien traiter son cher pauvre et de ne le laisser manquer de rien. Mais, à peine fut-il parti, que sa femme fit appeler un garçon d’écurie et lui donna un peu d’argent pour tuer le pauvre et mettre son corps en terre, dans le bois qui touchait au château ; ce qui fut fait.

Quand le seigneur revint de voyage, son premier soin fut de demander des nouvelles de son pauvre. On lui répondit qu’il était parti, de sa propre volonté, et qu’on ne l’avait pas revu depuis. Cette réponse l’étonna et ne le rassura pas. Un jour qu’il se promenait dans le bois, avec son chien, celui-ci se mit à gratter la terre, au pied d’un vieux chêne ; il le siffla et l’appela ; mais le chien n’obéissait pas, contrairement à son habitude, et il continuait de fouir la terre. Le seigneur alla jusqu’à lui et vit, avec étonnement, qu’il avait mis à découvert un bras d’homme. Il courut au château prendre une pelle et une pioche, et déterra un homme tout entier, qu’il reconnut facilement pour être son pauvre. Par un miracle de Dieu, il n’était pas encore mort ! Il le chargea sur ses épaules et le transporta au château. Il le coucha dans un bon lit, dans la chambre d’un pavillon isolé, et n’en dit rien à personne. Tous les jours, il lui préparait lui-même à manger et passait presque tout son temps près de lui.

Un jour, le seigneur voulut donner un grand dîner dans son château, et il y invita toute la noblesse du pays. Quand tous les convives furent placés à table, il sortit et revint, un instant après, tenant son pauvre par la main, et il le fit asseoir à côté de lui. Quand la dame vit cela, elle devint tout d’un coup aussi blanche que la nappe qui était devant elle, puis elle se leva de table et sortit de la salle, toute troublée. D’autres dames, la croyant indisposée, la suivirent. Mais son mari ne s’en émut pas : il était tout occupé à servir son pauvre.

— Que désirez-vous manger ? lui demanda-t-il ; je veux vous servir moi-même.

Un grand poisson était là, sur un plat d’argent, et le pauvre dit, en le montrant du doigt :

— Je mangerais volontiers de ce poisson.

— Quel est le morceau que vous préférez ? lui demanda encore le seigneur.

— La tête, s’il vous plaît.

Le seigneur lui servit la tête, et il y trouva une petite clé, qu’il reconnut aussitôt pour être celle de la ceinture de fer qu’il portait toujours autour des reins. Il prit la clé avec empressement, puis il se leva et parla de la sorte, en s’adressant à son hôte :

— Dites-moi, seigneur charitable et compatissant, n’aviez-vous pas un fils qu’on avait surnommé le fils de saint Pierre, et qui partit un jour pour aller voir son prétendu père au paradis ?

— Oui, vraiment, répondit le vieux seigneur, étonné.

— Et vous ne l’avez pas revu depuis ?

— Hélas ! non.

— Eh bien ! c’est moi qui suis votre fils, et j’ai été en effet au paradis, voir saint Pierre, mon autre père ; j’y ai aussi vu le bon Dieu, et je vous apporte de bonnes nouvelles, et à ma mère aussi, quelque dure qu’elle ait été pour moi.

Le père se jeta dans les bras de son fils et le serra fortement sur son cœur, et ils pleuraient de joie tous les deux. Puis, s’adressant à un serviteur :

— Dites à votre maîtresse d’accourir, pour embrasser son fils, qui est revenu !

La dame revint, peu rassurée, et son fils lui parla de la sorte :

— N’aviez-vous pas un fils, qu’on avait surnommé le fils de saint Pierre, et qui partit pour aller voir son prétendu père au paradis ?

— Oui, répondit-elle, en baissant la tête.

— C’est moi qui suis ce fils, et j’ai été au paradis ; j’ai visité aussi le purgatoire et l’enfer, et dans l’enfer, ma pauvre mère, j’ai vu votre siège, au milieu d’un feu horrible ! Mais, rassurez-vous pourtant, car, grâce à mon amour pour vous, Dieu m’a accordé de pouvoir vous sauver du feu éternel, au prix d’une pénitence bien dure et de douleurs inouïes.

Et lui présentant la petite clé trouvée dans le poisson :

— Prenez cette clé, ma mère ; ouvrez avec elle ma ceinture, et vous verrez alors ce que j’ai souffert pour vous !

Elle prit la clé et ouvrit la ceinture. Alors on vit un spectacle horrible et digne de pitié. Le corps du pauvre pénitent était tout lacéré et dépecé par les pointes aiguës, à un tel point qu’on voyait ses entrailles à nu ! Il n’en restait plus, pour ainsi dire, que le squelette ! Aussi, s’affaissa-t-il à terre et mourut sur le champ. Deux anges blancs arrivèrent aussitôt dans la salle, qui emportèrent l’âme bienheureuse au ciel.

Quant à la mère, elle pleura amèrement et changea de caractère et de vie. À partir de ce moment, le château fut changé en un hôpital, où l’on recevait indistinctement tous les malades, les pauvres et les pèlerins, et le châtelain et la châtelaine les soignaient eux-mêmes et les pansaient, comme de véritables infirmiers.

Peu après, ils moururent aussi, et ils allèrent au paradis rejoindre leur fils.

Puissions-nous tous y aller aussi un jour ! Amen ! répondit l’auditoire[18].

(Conté par Marguerite Philippe, 1870.)


DEUXIÈME PARTIE


le bon dieu, la sainte vierge, les saints
et le diable
voyageant en basse-bretagne.




I


saint éloi et jésus-christ.



Saint Éloi était forgeron et maréchal-ferrant de son état, comme tout le monde le sait[19]. On dit qu’il avait, sa forge au bord d’une grande route et qu’il ferrait, outre les chevaux des fermiers et des seigneurs du pays, ceux des voyageurs qui passaient. Comme il était un excellent ouvrier, sa maison ne désemplissait pas de pratiques, qui venaient le trouver de tous les côtés, et de fort loin quelquefois. Aussi, s’était-il fait représenter sur son enseigne en train de ferrer un cheval, et avec cette inscription peu modeste au bas : Éloi, forgeron et maréchal-ferrant, maître des maîtres, maître sur tous.

Un jour, un voyageur passant devant sa forge s’arrêta pour lire l’enseigne, et, après l’avoir bien considérée, il sourit, puis entra et se présenta au maître comme un compagnon forgeron cherchant de l’ouvrage. Éloi avait besoin précisément d’un ouvrier forgeron, pour le moment. Il interrogea un peu l’inconnu sur ce qu’il savait faire.

— Je sais faire tout ce qui concerne l’état, lui répondit celui-ci, la serrurerie, des socs de charrues, ferrer les chevaux, panser le bétail, et le reste.

— Combien de fois mettez-vous le fer au feu pour faire un bon fer à cheval ?

— Je ne l’y mets jamais plus d’une fois.

— Une seule fois?

— Oui, une seule fois.

— Moi aussi, je peux le faire en une fois ; mais je préfère l’y mettre deux fois ; c’est plus sûr. Mais, tenez, donnez-nous tout de suite une preuve de votre savoir-faire ; voilà un cheval dont il faut renouveler les quatre fers, et son maître l’attend impatiemment.

Le compagnon forgeron jeta sa veste à bas et retroussa ses manches de chemise. Puis, prenant du fer, il le mit dans le feu, souffla, l’en retira quand il fut rouge, et le battit sur l’enclume.

En un clin d’œil, il eut forgé ses quatre fers. Éloi le regardait faire et se disait à part soi :

— Voici un bon ouvrier !

L’inconnu alla ensuite au cheval, qui était attaché à un anneau fiché dans le mur, à la porte de la forge, et il lui coupa et détacha net un pied.

— Que faites-vous là, malheureux ? lui demanda vivement Éloi.

— Comment, maître, vous ne travaillez donc pas de cette façon ? C’est pourtant bien plus commode et plus vite fait. Voyez, cela va être terminé en un instant.

Et il serra le pied du cheval dans un étau, cloua, lima, fit la toilette du sabot, puis il le remit à l’animal, comme devant, et lui en coupa un second, qu’il travailla de la même manière, puis un troisième, puis le quatrième. Eloi regardait en silence et n’en revenait pas de son étonnement.

— Qu’est-ce donc que cet homme ? pensait-il.

— Eh bien ! maître, lui dit le compagnon, quand il eut fini, que pensez-vous de mon travail ? Examinez-le, je vous prie.

Éloi leva, l’un après l’autre, les quatre pieds du cheval, examina bien les fers et la manière dont ils étaient cloués, et trouva que tout était parfait.

— C’est bien, dit-il ; tu es un bon ouvrier, et je te prends à mon service. J’emploie aussi cette méthode, quelquefois ; je préfère pourtant l’autre, celle de tout le monde ; je la crois plus sûre.

En ce moment, un homme entra tout essoufflé dans la forge et dit :

— Venez vite, vite, maître ! Mon cheval est malade à mourir ; je ne sais ce qu’il a ; il se jette violemment à terre, se roule sur le dos les quatre fers en l’air, puis il se relève et se jette encore à terre... C’est pitié de voir comme il souffre, le pauvre animal ! Venez vite, vous dis-je.

— Tu sais aussi soigner les animaux malades ? demanda Éloi au compagnon.

— Oui, maître, je sais aussi soigner les animaux malades, les chevaux surtout.

— Eh bien ! vas avec cet homme, et guéris-lui son cheval.

— Je le ferai, maître, avec le secours de Dieu.

Et le compagnon forgeron sortit avec le paysan.

Presque aussitôt, arriva à la forge un seigneur dont le cheval venait de perdre un fer en route, et il demandait qu’on lui en mît un autre bien vite, car il était pressé.

Éloi se dit :

— Il faut que j’expérimente, sans plus tarder, la méthode de mon nouveau compagnon ; c’est plus commode et plus expéditif, et cela ne me paraît pas difficile. J’ai fait attention à la manière dont il s’y est pris, et je ferai comme lui de point en point.

Et, ayant préparé un fer, il coupa le pied du cheval auquel il manquait un fer, le serra dans l’étau, y appliqua un fer neuf, puis il se mit en devoir de le remettre en place à l’animal. Mais, hélas ! il avait beau faire, le pied n’adhérait pas à la jambe, et le pauvre cheval perdait tant de sang qu’il s’affaiblissait à vue d’œil et que, ne pouvant plus se soutenir sur les trois pieds qui lui restaient, il finit par fléchir et tomber à terre, épuisé et râlant. Le seigneur, son maître, était furieux, et criait et menaçait de passer son épée au travers du corps du maréchal. Celui-ci ne savait où se fourrer pour échapper à cette colère bruyante.

Heureusement pour lui que son nouveau compagnon arriva à point pour le tirer d’embarras.

— Hâte-toi de me venir en aide ! arrive vite ! vite ! lui cria-t-il, du plus loin qu’il l’aperçut.

Le compagnon, arrivé sur les lieux, vit tout de suite ce dont il s’agissait.

— Quoi, maître, dit-il à Éloi, vous m’aviez dit que vous connaissiez parfaitement ma méthode ; et c’est ainsi que vous l’appliquez !

— J’aurai, sans doute, négligé quelque petite chose, balbutia Éloi, tout honteux ; mais hâte-toi de terminer l’ouvrage et d’arranger tout.

— Oui, car il est grand temps, à ce que je vois.

Et le compagnon prit le pied du cheval, l’appliqua à sa place, où il se ressouda facilement, et l’animal se releva alors aussi bien portant et aussi dispos que s’il ne lui était rien arrivé.

Éloi, tout ébahi et ne comprenant rien à ce qu’il voyait, regardait son compagnon, qui lui parla alors de la sorte :

— Vous avez mis sur votre enseigne : Maître sur les autres maîtres, ce qui peut être, car vous êtes un habile ouvrier, et capable ; mais maître sur tous est de trop, car vous voyez bien qu’il s’en peut trouver qui en savent encore plus long que vous. Adieu, et que cette leçon vous profite.

Et l’inconnu s’en alla, et Éloi, resté immobile et la bouche béante à le regarder, aperçut une auréole lumineuse autour de sa tête, et comprit, alors seulement, que ce compagnon inconnu qui faisait des choses si merveilleuses n’était autre que Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. Il brisa son enseigne et en mit une autre à sa place, plus modeste, et où l’on lisait seulement ces deux mots : Éloi, maréchal-ferrant. Il se convertit aussi au christianisme, car il était païen, et devint un grand saint, fort honoré en Bretagne, et ailleurs aussi (i).


____________(Conté en 1874 par M. Flagelle, de Landerneau.)



(i) Saint Éloi est l’objet d’un culte particulier et très-répandu en Basse-Bretagne. On l’invoque surtout comme protecteur des chevaux, et, le jour de sa fête, et la nuit qui précède surtout, on voit sur les routes de longues files de chevaux se dirigeant vers les nombreuses chapelles qui lui sont consacrées, dans le pays. On les asperge et lave avec de l’eau de la fontaine du saint ; on leur en fait boire aussi, et on suspend aux murs de la chapelle, à l’intérieur, des crins arrachés à leurs queues, et souvent même des queues entières. Les mêmes pratiques superstitieuses ont lieu pour les bœufs et les vaches, dans les chapelles dédiées à saint Cornéli, ou Corneille, à Carnac, par exemple, et à saint Herbot, près de Huëlgoat.

J’ai vu, il y a une dizaine d’années, dans l’église du Ploëgat-Moysan, près du Ponthou (Finistère), une statue de saint Éloi qui traduisait, aux yeux la légende que l’on vient de lire. Il y était figuré, en effet, en maréchal-ferrant, les manches retroussées, les bras nus, portant un tablier de cuir et tenant sur l’enclume un pied de cheval détaché de l’animal et auquel il adapte un fer. Le cheval lui-même était à côté, s’appuyant sur trois pieds seulement.

Dans nombre d’églises ou de chapelles de Basse-Bretagne se voit encore la représentation de cette scène, entre autres dans la jolie chapelle dédiée à saint Éloi, dans la commune de Louargat, au pied de la montagne de Bré.

Cf. la légende irlandaise recueillie par M. Kennedy, dans son recueil : Fire-side stories of Ireland, sous le titre de : Comment saint Éloi fut puni du péché d’orgueil. M. Loys Brueyre, qui l’a traduite et insérée dans son très-intéressant livre : Contes populaires de la Grande-Bretagne, l’accompagne de commentaires savants dont voici une partie :

« Une vieille poésie anglaise, réimprimée par Carrew Hazlitt (Carrew Hazlitt, Early popular poetry, vol. III), nous donne une des formes de la légende précédente sous le titre : Le Forgeron et sa dame. « Cy commence un traité du forgeron qui se forgea une dame neuve. »

« Cette légende est la reproduction, sous une forme chrétienne, d’une ancienne tradition Scandinave. L’ange gardien qui, sous les traits d’un forgeron, vient rabattre l’orgueil de saint Éloi, n’est autre que le fameux forgeron Vœlundr de l’Edda, dont tous les poèmes Scandinaves, allemands et anglo-saxons nous ont transmis les hauts faits, et qui a laissé son nom à une grotte du comté de Warwick. L’épisode de la jambe du cheval cassée, puis ressoudée, ne se retrouve pas dans les fragments de poèmes sur Wœlundr ; mais, dans un grand nombre d’histoires apparentées à cette légende, nous rencontrons des épisodes analogues à celui-ci. Un conte d’Asbjœrnsen (traduction Dasent) fait accomplir par un maître forgeron le même exploit que par l’ange gardien (dans la version bretonne, c’est Jésus-Christ lui-même) de saint Éloi. Il est même plus habile encore, car d’une vieille femme il peut faire une jeune fille, en la jetant dans sa fournaise. (Voir, pour cet épisode de la vieille femme changée en jeune fille, en la jetant dans une fournaise, la légende de La Fiancée de saint Piern, page 26 du présent volume.)

« La mythologie grecque reproduit le même mythe, sous différentes formes. Ainsi, Cérès, voulant rendre immortel son fils Triptolème, le couchait, chaque nuit, au milieu d’un foyer ardent. Suivant Pindare, Thétis en faisait autant à Achille ; Médée, digne sœur de Circé, rendit la jeunesse au vieil Eson, mais elle persuada aux filles de Pélias de couper le corps de leur père et de le faire bouillir dans un chaudron, afin de le rajeunir, ce qui ne leur réussit pas aussi bien. »

M. Jean Bladé, dans son intéressant recueil : Contes populaires recueillis en Agenais, donne également une légende où Jésus-Christ, voyageant avec saint Pierre et saint Jean, arrive chez un forgeron (on ne dit pas que ce soit saint Éloi) et lui donne aussi une leçon de savoir-faire et d’humilité, en détachant le pied d’un cheval pour le ferrer plus commodément ; puis viennent d’autres épisodes qui manquent à la version bretonne. Comparez encore les deux contes russes : Le Forgeron et le démon ; Le Pope aux yeux avides, du recueil de Ralston.

M. J. Quicherat croit entrevoir, dans le culte dont saint Éloi est généralement l’objet de la part des forgerons et des maréchaux-ferrants, un indice et comme un écho lointain d’un culte qui s’attachait, à l’origine, à quelque divinité gallo-romaine ou celtique, et dont le sens a été détourné au profit du christianisme, comme cela se voit très-fréquemment, tant pour les anciennes légendes et traditions populaires que pour les monuments de l’antiquité gauloise ou romaine restés l’objet d’un culte païen, dont on ne pouvait détacher les populations, comme la croix entée sur le menhir, la chapelle chrétienne bâtie sur un dolmen, les anciennes fontaines sacrées mises sous le patronage de la sainte Vierge ou des saints. Voici les paroles mêmes de M. Quicherat sur ce sujet, dans la Revue des Sociétés savantes :

« Pour moi, je ne serais pas éloigné de croire qu’il y eut dans l’Olympe gallo-romain un dieu ou un génie forgeron du fer de cheval. Les singuliers attributs de saint Éloi, dans l’imagerie du moyen âge, m’ont suggéré cette opinion. Vainement la vie du célèbre évêque de Noyon a été écrite par un autre évêque, son contemporain, avec la plus rare exactitude ; vainement cette biographie présente, sans interruption ni lacunes, l’enchaînement des travaux du saint, d’abord comme orfèvre attaché à l’administration des finances de Dagobert, et ensuite comme apôtre de la Belgique ; le peuple, transportant sur sa personne des réminiscences d’un autre temps, a fait de lui un maréchal-ferrant. Les peintres et les sculpteurs ont ajouté à son costume d’évêque le tablier de cuir ; au lieu de crosse, ils lui ont mis dans la main droite un marteau, tandis que de l’autre main il lui ont fait tenir un pied de cheval. Pour comble de bizarrerie, ce pied est détaché de l’animal, qui figure presque toujours, à quelque distance, ayant l’une de ses jambes de derrière coupée au jarret. Cette scène ne se rapporte à aucun texte, et les traditions débitées à son sujet ne sont que des légendes forgées à posteriori pour expliquer l’image. Il n’y a rien à dire, sinon qu’on voit là un de ces mythes païens qui, malgré les efforts de l’Église, ont pris place dans le christianisme. Trouvera-t-on que c’est abuser de la permission des rapprochements que d’établir un lien de parenté entre les fers votifs des sépultures antiques et les croyances perdues dont notre art religieux a conservé la dernière expression ? »




II


pour avoir travaillé le jour de noël.



Il y avait une fois un pauvre homme, un laboureur, nommé Jean L’Andouar, qui était resté veuf avec plusieurs enfants, trop jeunes encore pour pouvoir gagner le pain qu’ils mangeaient. Il était on ne peut plus pauvre et ne savait comment faire pour élever sa famille honnêtement. Un soir, il était sur le seuil de sa porte, rêveur, triste et inquiet, car il n’y avait plus de pain à la maison, et ses enfants avaient faim et pleuraient ; c’était pitié de les entendre. En ce moment vint à passer un seigneur étranger qui lui demanda :

— Pourquoi donc êtes-vous triste et inquiet de la sorte, mon brave homme ?

— Hélas ! Monseigneur, ce n’est pas sans raison ; mes enfants et moi nous sommes près de mourir de faim, et il n’y a pas le moindre morceau de pain à la maison ; et avec cela je n’ai pas de travail. Je ne sais que faire ; il nous faudra mourir, pour sûr, si Dieu ne nous vient en aide.

— Si vous voulez travailler pour moi, je vous paierai bien, reprit l’étranger.

— Je ne demande qu’à travailler, mon Dieu.

— Eh bien ! allez, demain matin, couper de l’ajonc sur la grand’lande, et, au coucher du soleil, je viendrai vous payer.

— Demain, c’est la fête de Noël, un des plus saints jours de l’année, et je ne veux pas travailler, un pareil jour ; mais, le lendemain et tous les jours suivants, si vous voulez, excepté les dimanches et fêtes observées...

— Adieu, s’il en est ainsi ; d’après ce que je vois, vous n’avez pas aussi grand besoin que vous le dites.

— Si, mon Dieu, j’ai aussi grand besoin que possible !

— Faites alors ce que je vous dis, ou crevez de faim, vous et vos enfants.

En ce moment, le malheureux père entendit les pleurs et les cris de ses enfants :

— Père, du pain ! du pain !!…

Et, le cœur brisé et perdant la tête, il dit :

— Eh bien ! je ferai ce que vous me dites, à cause de mes pauvres enfants ! Dieu aura pitié de moi, et il me pardonnera.

— C’est bien ; travaillez demain, et, au coucher du soleil, je viendrai vous payer.

Et le seigneur inconnu partit.

Le lendemain, le pauvre homme se leva de bon matin et fit ses prières, comme de coutume ; puis il trempa son doigt dans l’eau bénite, fit le signe de la croix, prit sa faucille et se rendit à la grand’lande ; et le voilà à couper de l’ajonc. Il travailla consciencieusement, toute la journée, et coupa beaucoup d’ajonc. Quand le soleil se coucha, il était bien fatigué. Il s’assit alors sur une pierre, pour fumer une pipe et attendre qu’on vînt le payer. Mais il eut beau attendre, celui qu’il attendait ne vint pas.

— Je suis vraiment bien malheureux ! se dit-il ; j’ai passé toute la journée à travailler, sans manger, et à présent, je ne serai sans doute pas payé ! Et le pire de l’affaire, c’est que j’ai travaillé le jour de Noël, le saint jour où est né notre Sauveur Jésus-Christ ! Et mes pauvres enfants qui n’auront encore rien à manger ce soir !

Son cœur était rempli de douleur et de désolation, et il se mit à pleurer à chaudes larmes.

En ce moment, il vit venir vers lui un autre inconnu, qu’il ne connaissait pas plus que le premier ; mais, autant le premier avait l’air dur et méchant, autant celui-ci paraissait doux et compatissant. Il s’approcha de Jean L’Andouar et lui demanda :

— Qu’avez-vous, mon brave homme, pour vous désoler de la sorte ?

— Hélas ! monseigneur, je suis bien malheureux ! Un seigneur que je ne connais pas vint me trouver, hier, à ma chaumière, et me dit que, si je voulais passer la journée d’aujourd’hui à couper de l’ajonc sur cette lande, il me paierait bien. Comme je n’ai plus de pain à la maison, et que mes pauvres enfants y meurent de faim, j’ai accepté, quoiqu’à regret, considérant combien ce jour est saint. J’ai bien travaillé, comme vous le voyez, et l’étranger qui avait promis de me venir payer ici, au coucher du soleil, ne vient pas !

— Il ne viendra pas, mon pauvre homme ; mais aussi, pourquoi travailler le saint jour de Noël ?

— Hélas ! j’ai eu tort, je le reconnais ; mais mes pauvres enfants sont à la maison, près de mourir de faim, et je voulais leur gagner un peu de pain !

— Regrettez-vous bien sincèrement d’avoir travaillé le jour de Noël ?

— Oui, mon Dieu, je le regrette bien sincèrement !

— Eh bien ! je vous paierai votre journée, moi. Retournez à la maison, et, en arrivant, demandez ce que vous voudrez : à manger, à boire, des vêtements, de l’argent, en un mot tout ce dont vous aurez besoin, et vous recevrez aussitôt ce que vous demanderez. Mais donnez l’aumône aux pauvres, et n’en refusez jamais aucun.

— Merci bien, mon bon seigneur, et que Dieu vous bénisse !

Et Jean L’Andouar retourna à la maison, un peu consolé. Ses enfants étaient sur le seuil de la porte, l’attendant, et sitôt qu’ils aperçurent leur père, ils coururent à lui en criant :

— Du pain, père ! du pain !

— Oui, mes pauvres enfants, leur dit Jean, vous en aurez tout à l’heure.

Et il entra dans la chaumière et, se découvrant et faisant le signe de la croix, il dit :

— Avec la permission de Dieu, je demande du pain et un peu de lard pour mes pauvres enfants et moi, qui mourons de faim.

Et aussitôt il se trouva, il ne sut comment, du pain, du pain blanc et du lard sur la table. Et les voilà de manger à discrétion, car pain blanc et lard fumant, il y en avait abondamment.

À partir de ce jour, la vie et le train de maison de Jean L’Andouar devinrent tout autres. Il acheta des habits neufs pour lui et pour ses enfants ; il fit bâtir une maison neuve, acquit quelques champs dans le voisinage, et devint un des plus riches du pays, puisqu’il lui suffisait de souhaiter quelque chose pour l’avoir aussitôt. Tout le monde était étonné d’un changement si subit, et l’on croyait généralement qu’il avait trouvé un trésor ; quelques-uns l’accusaient même d’avoir vendu son âme au diable, pour avoir de l’argent. Tous les pauvres étaient bien accueillis par Jean L’Andouar et trouvaient chez lui nourriture et vêtements. Et pourtant, comme il arrive souvent avec le temps, la prospérité endurcit son cœur, et il en vint peu à peu à oublier sa première condition.

Un jour, il donnait un grand repas dans sa maison, et il y avait invité tous les riches des environs et les gros bonnets de sa commune. Le matin, il recommanda à ses valets de ne laisser entrer aucun mendiant, même dans la cour du château (il avait à présent un château), car on ne donnerait pas l’aumône ce jour-là. Deux domestiques, armés de bâtons, furent placés à la porte de la cour, pour en défendre l’entrée à toute personne qui n’avait pas été invitée. Pourtant, à l’heure où l’on se mettait à table, il arriva dans la cour, on ne sait d’où ni comment, un vieux mendiant couvert de haillons et de plaies hideuses. Dès que les deux valets qui gardaient la porte l’aperçurent, ils coururent à lui, en le menaçant de leurs bâtons.

— Par où êtes-vous entré ici ? lui demandèrent-ils ; sortez vite !

Et en même temps ils levaient sur lui leurs bâtons pour le frapper.

— Faites l’aumône au pauvre, au nom de Dieu ! criait le mendiant, d’une voix lamentable.

— Aujourd’hui, on ne donnera pas, lui répondit-on ; venez demain, et vous aurez. Allons ! sortez vite !…

Mais le mendiant résistait ; il ne voulait pas sortir, et, élevant davantage la voix, pour être entendu dans la salle du festin :

— Au nom de Dieu, notre Sauveur, mort pour nous sur la croix, généreux seigneurs et charitables dames, jetez un morceau de pain à un pauvre malheureux près de mourir de faim !...

Le seigneur, c’est-à-dire Jean L’Andouar, l’entendit, et, quittant la salle, il vint, outré de colère, et cria aux valets :

— Ne vous avais-je pas bien recommandé de ne laisser entrer aucun mendiant ? Chassez-moi vite ce porte-haillons ! Détachez les chiens sur lui !

On détacha les chiens ; mais ils ne firent aucun mal au vieux mendiant qui, du reste, se retira lentement. Jean L’Andouar retourna à la salle du festin.

Peu après, comme on causait et riait gaîment, un beau carrosse tout doré et attelé de quatre chevaux superbes entra dans la cour, avec grand fracas, et dans le carrosse il y avait un roi ou tout au moins un prince tout brillant d’or et de pierreries. Un domestique se rendit en toute hâte auprès du maître et lui dit :

— Seigneur, venez vite recevoir un roi ou un prince qui vient d’entrer dans la cour, en grand équipage !

Tout le monde se leva de table, en entendant cela, car le valet, tout troublé, avait parlé à haute voix, et on courut aux fenêtres.

— Qui donc peut être ce beau prince ? se demandait-on les uns aux autres.

Personne ne le connaissait.

Jean L’Andouar s’avança vers le carrosse, le chapeau à la main, et, saluant le prince jusqu’à terre, il le pria de vouloir bien descendre et de lui faire l’honneur d’entrer dans sa maison.

— Merci ! répondit sèchement le prince supposé ; je ne descendrai ni entrerai dans votre maison. Je suis déjà venu ici, il n’y a qu’un instant, en mendiant, et vous m’avez mal reçu ; vous avez même fait détacher vos chiens sur moi. À présent, que je viens dans le costume et avec l’attirail d’un prince, vous venez me recevoir, le chapeau à la main, et me prier de vous faire l’honneur d’entrer dans votre maison. Mais accompagnez-moi d’abord à un endroit non loin d’ici, car j’ai quelque chose à vous dire.

Et le prince, ou du moins celui que l’on prenait pour un prince, conduisit Jean L’Andouar sur la grand’lande où il coupait de l’ajonc, le jour de Noël, et, arrivé là, il lui dit :

— Avez-vous donc oublié, Jean L’Andouar, en quel état je vous ai rencontré ici ?

Jean se jeta à genoux et demanda pardon, d’un air suppliant et les mains jointes.

— Vous m’aviez promis d’accueillir bien tous les malheureux qui se présenteraient à la porte de votre maison, et vous avez été dur et sans pitié pour le pauvre, jusqu’à détacher vos chiens sur lui ! Hélas ! la prospérité vous a bien vite fait oublier votre première condition ! À présent, vous redeviendrez comme, je vous trouvai ici, le jour que vous savez. Pourtant, avec un sincère repentir et en faisant dure pénitence, vous pourrez encore obtenir votre pardon !

L’inconnu disparut alors, et Jean L’Andouar se retrouva sur la grand’lande, pauvre comme devant, et sa belle maison et tous ses biens disparurent, et à leur place se trouva une misérable chaumière, aux murs d’argile et ouverte à tous les vents.

Le mendiant couvert de haillons et le beau prince, c’était tout un, le bon Dieu lui-même.

L’autre seigneur, celui qui fit travailler Jean L’Andouar le jour de Noël, c’était le diable !

(Conté par Marguerite Philippe.)




III


les trois fils, ou la fête de saint joseph.



Un bon fermier, nommé Joseph Nédélec, observait tous les ans la fête de saint Joseph, son parrain. Ce jour-là, on ne travaillait pas chez lui, et il assistait, avec tous les gens de sa maison, à une grand’messe qu’il faisait célébrer. Il avait trois fils. Une année, son fils aîné tomba malade le jour de la fête de saint Joseph, et il mourut le lendemain. Il le regretta beaucoup et fit dire un grand nombre de messes à son intention.

L’année suivante, son second fils tomba aussi malade le jour de la fête de saint Joseph, et mourut également le lendemain. Il en fut si affecté, qu’il faillit en perdre la raison. On disait dans le pays :

— Voyez donc ce qui est arrivé à Joseph Nédélec ! À quoi lui sert de célébrer la fête de saint Joseph, son patron, puisque ses enfants tombent malades ce jour-là même, et meurent le lendemain ?

Si bien que Joseph Nédélec lui-même dit :

— Eh bien ! je ne célébrerai plus la fête de saint Joseph, puisqu’il me prend mes enfants.

L’année qui suivit, quand vint le jour de la fête de son patron, Joseph Nédélec fit atteler les bœufs à la charrue dès le matin, et tous ses domestiques vaquèrent à leurs travaux, comme un jour ordinaire. Quant à lui, il monta sur sa haquenée blanche et se rendit à la ville voisine pour s’y divertir toute la journée.

Il avait un bois à traverser. À peine eut-il fait quelques pas dans ce bois, qu’il aperçut un homme pendu à la branche d’un chêne, au bord de la route.

— Quelque voleur, sans doute, à qui l’on a rendu la justice qu’il méritait, se dit-il.

Mais, à mesure qu’il approchait du pendu, il trouvait qu’il ressemblait beaucoup à son fils aîné. Cela l’impressionna un peu ; il passa outre cependant. Un peu plus loin, il trouva un second pendu, au bord de la route, et celui-ci ressemblait à son second fils.

— Que signifie ceci ? se dit-il.

Il en fut très-ému, et il eut peur. Il tourna la bride à son cheval et revint sur ses pas.

À peine fut-il sorti du bois, qu’il rencontra un vieillard à la barbe longue et blanche, et qui lui parla de la sorte :

— Bonjour à vous, Joseph Nédélec.

— À vous pareillement, grand-père, répondit-il.

— Attendez un peu ; n’allez pas si vite, je vous prie. N’avez-vous vu rien d’extraordinaire dans le bois ?

— Non sûrement, si ce n’est pourtant deux pendus ; des voleurs, sans doute.

— Ne les avez-vous donc pas reconnus ? Les avez-vous bien regardés ?

— Oui, il m’a semblé qu’ils ressemblaient un peu aux deux fils que j’ai perdus. Mais mes pauvres enfants sont morts, l’un depuis deux ans, et l’autre il y a juste un an aujourd’hui.

— Oui, et le troisième est en ce moment malade sur son lit et près de mourir aussi.

— Ma malédiction alors sur saint Joseph, qui m’enlève tous mes enfants !

— Ne parlez pas de la sorte, Nédélec, car si saint Joseph vous a enlevé vos enfants, c’est pour leur bien et le vôtre, parce que vous observiez, religieusement sa fête tous les ans. Vos enfants auraient mené une vie coupable et criminelle, s’il les eût laissés vivre ; ils auraient commis de grands crimes et auraient été pendus avant d’avoir atteint l’âge de vingt ans. Au lieu que, à présent, ils sont dans le ciel, ils sont sauvés ! Continuez d’observer religieusement la fête de votre patron saint Joseph, et vous vous en trouverez bien, un jour viendra.

Le vieillard disparut alors dans le bois, et Joseph Nédélec retourna promptement à la maison. En y arrivant, il fit dételer les chevaux et les bœufs, et cesser tous les travaux. Puis il passa le reste de la journée à prier saint Joseph, son patron.

Son troisième fils, qui était près de mourir quand il arriva à la maison, était complètement guéri pour le lendemain matin.

Joseph Nédélec continua, jusqu’à sa mort, d’observer religieusement la fête de saint Joseph.

Le vieillard qu’il avait rencontré, au sortir du bois, était le bon Dieu lui-même[20]

(Conté par Marguerite Philippe.)


IV


le bon dieu et la sainte vierge parrain et marraine.


(PREMIÈRE VERSION)


Il y avait une fois un pauvre homme et une pauvre femme, gens craignant Dieu et qui avaient beaucoup d’enfants. Il leur en vint cependant un de surcroît, et les voilà bien embarrassés de lui trouver un parrain et une marraine. L’homme passa sa veste des dimanches, prit son penn-baz, se signa avec de l’eau bénite, et il se mit ensuite en route, à la recherche de deux personnes charitables qui voulussent bien tenir son nouveau-né sur les fonts baptismaux pour recevoir l’eau du baptême. Il n’alla pas loin qu’il rencontra un vieillard vénérable, à la barbe longue et blanche.

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ? lui demanda le vieillard.

— Ma femme vient de me donner encore un enfant, et je vais chercher un parrain et une marraine pour le faire baptiser. Mais, hélas ! j’ai eu tant d’enfants, que presque tous mes voisins m’ont déjà assisté, en pareille occasion, et je ne sais plus à qui m’adresser.

— Eh bien ! retournez à la maison, car je serai le parrain de votre enfant nouveau-né, et je me charge de lui procurer aussi une marraine. Trouvez-vous demain dans l’église de votre paroisse, à l’heure de midi, et amenez l’enfant ; son parrain et sa marraine y seront à l’attendre.

L’homme revint chez lui, tout joyeux de sa rencontre.

— As-tu donc trouvé si vite un parrain et une marraine ? lui demanda sa femme, en le voyant rentrer.

— Oui, femme, j’ai trouvé parrain et marraine, répondit-il.

— Qui sont-ils donc ?

— J’ai rencontré en mon chemin un vieillard à la barbe longue et blanche qui avait bien bonne mine, et il s’est offert pour être le parrain de notre enfant, et il a promis de nous procurer aussi une marraine.

— Comment ! Jean, un homme que tu ne connais pas ! Encore, s’il a bonne mine, comme tu le dis, et si c’est un honnête homme !

— Pour cela, oui, il a bonne mine, et ce doit être un honnête homme, ou je me trompe bien.

Le lendemain, vers onze heures, le père se rendit au bourg avec son enfant et une femme qui le portait. C’était tout le cortège. À midi sonnant, ils entraient dans l’église. Le vieillard à la barbe blanche les y attendait avec une belle dame. L’enfant fut baptisé et nommé Emmanuël.

En sortant de l’église, le parrain donna plusieurs pièces d’or au père et lui dit :

— Retournez tout droit à la maison, sans entrer dans aucune auberge. Vous achèterez du pain blanc, de la viande et du vin, et ne laisserez manquer de rien ni la mère ni l’enfant ; voici de l’argent ; nous irons vous voir sans tarder.

Le parrain et la marraine s’en allèrent ensemble, et Jean s’en retourna à la maison avec son enfant et la femme qui le portait, et chargé de provisions. Ce soir-là, l’on soupa bien dans sa pauvre chaumière, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps, et l’on fut joyeux.

Au bout de quelque temps, le vieillard à barbe blanche vint voir son filleul.

— Comment va mon filleul Emmanuel ? demanda-t-il.

— Il vient très-bien, répondit le père.

— Jésus, monseigneur, dit la mère, c’est donc vous qui êtes le parrain d’Emmanuël ? Que j’ai de joie de vous voir, et que nous vous sommes reconnaissants !

Le vieillard embrassa tous les enfants et leur donna à chacun une pièce d’or, et, comme il se disposait à partir, la mère lui dit :

— Nous serions heureux de voir aussi la marraine.

— Eh bien ! elle viendra dans quelques jours, répondit-il.

Puis il s’en alla.

La marraine vint, en effet, trois jours après. Elle avait aussi bien bonne mine. Elle caressa et embrassa tous les enfants, et donna de l’argent à leur mère pour leur acheter à chacun un habit neuf. Elle en donna encore pour envoyer Emmanuël à l’école.

L’enfant fut envoyé à l’école, chez des moines qui étaient dans le voisinage, et il apprenait tout ce qu’il voulait ; de plus, il était d’un caractère doux, aimant et docile, et ses maîtres étaient très- contents de lui.

Quand il fut arrivé en âge de faire ses premières pâques, comme il s’en revenait seul à la maison, la veille de ce beau jour, il rencontra sa marraine sur sa route, et elle lui parla de la sorte :

— Demain, mon enfant, sera un bien beau jour pour vous et pour moi aussi. Je serai dans l’église pour assister à votre première communion. Vous me verrez, mais nul autre que vous ne me verra. Ne vous étonnez pas de cela ; plus tard, vous en saurez la raison.

Et elle embrassa l’enfant et disparut.

Le lendemain, Emmanuël, proprement vêtu et tenant à la main un beau cierge, était dans l’église de sa paroisse, assistant à la grand’messe, parmi les autres enfants de son âge. Tout à coup, au moment de communier, sa marraine apparut devant lui, le regardant et lui souriant. Elle était si belle, si éclatante, que toute l’église en était illuminée.

Quand la messe fut terminée, le recteur invita Emmanuël à dîner au presbytère, avec quelques-uns de ses camarades parmi les plus sages.

Avant la fin du repas, une dame parut dans la salle, venue on ne sait comment, et visible à tous, cette fois. Elle était si belle, qu’elle éclairait tout autour d’elle, comme le soleil béni du bon Dieu.

Le recteur, troublé par cette apparition, resta muet d’étonnement quelque temps, puis il invita la dame à s’asseoir :

— Merci ! répondit-elle ; je viens chercher mon filleul Emmanuël.

— C’est donc vous, madame, qui êtes la marraine d’Emmanuël ?

— Oui, je suis sa marraine, et je viens le chercher pour venir avec moi au paradis, où il trouvera aussi son parrain.

Et elle prit Emmanuël par la main, et ils disparurent sans qu’on pût savoir comment.

Cette belle dame était la sainte Vierge Marie, qui était venue prendre son filleul pour l’emmener avec elle au ciel.

(Conté par Catherine Le Bêr, mendiante,
de Louargat, Côtes-du-Nord.)




V


le diable et la sainte vierge parrain et marraine.


(seconde version)



Un jour, un pauvre homme, un sabotier, dit-on, se mit en route de bon matin pour chercher parrain et marraine pour un fils qui lui venait de naître. C’était son neuvième enfant, et déjà, en pareil cas, il avait eu recours à presque tous ses voisins. Et puis, tout le monde ne se soucie pas de nommer les enfants des pauvres ; ceux des riches, c’est différent.

Il était triste et soucieux, et craignait d’essuyer un refus, là où il allait s’adresser. Chemin faisant, il rencontra un seigneur inconnu, bien mis, paraissant riche, mais qu’il n’avait jamais vu dans le pays.

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme, lui demanda l’étranger, et pourquoi êtes-vous si triste ?

— Si je suis triste, monseigneur, répondit le pauvre homme, c’est que j’ai bien raison de l’être.

— Voyons, dites-moi ce que c’est, et peut-être pourrai-je vous être utile.

— Ma femme vient encore d’accoucher, et je vais chercher parrain et marraine pour le nouvel enfant que Dieu nous envoie ; mais, comme c’est le neuvième, je ne sais plus à quelle porte aller frapper.

— Eh bien ! si ce n’est que cela, tranquillisez-vous ; je serai le parrain de votre enfant. Assurez-vous d’une marraine, puis trouvez-vous demain matin, à dix heures, avec la marraine et l’enfant, dans le porche de l’église de la commune, et je vous y rejoindrai. À demain donc, et compter sur moi.

Et l’inconnu s’en alla.

Le sabotier continua sa route, un peu moins triste, et se félicitant de sa rencontre.

— Cet étranger doit être riche, se disait-il en lui-même, et ce sera, sans doute, un bon parrain pour mon enfant.

Comme il marchait, rêvant ainsi, il se trouva tout d’un coup en présence d’une belle dame qu’il n’avait jamais vue non plus, mais, qui lui parut aussi douce et bonne qu’elle était belle.

— Bonjour, mon ami, lui dit l’inconnue.

— Bonjour, madame, répondit l’homme, un peu troublé.

— Je sais que votre femme vient de vous donner un neuvième enfant, et que vous lui cherchez une marraine ; je sais aussi que vous avez déjà trouvé un parrain. N’allez pas plus loin, je servirai de marraine à votre enfant, et demain matin, à dix heures, je me trouverai dans le porche de l’église, où le parrain vous a donné rendez-vous. Soyez-y donc avec le nouveau-né et retournez à présent à la maison, auprès de votre femme.

La belle dame disparut alors dans un bois, au bord de la route, et le sabotier, content et joyeux s’en retourna à sa hutte et raconta à sa femme ses deux rencontres. Ils se réjouirent tous le deux de l’aventure et attendirent avec impatience.

À dix heures, le lendemain matin, chacun fut exact au rendez-vous, et l’enfant fut baptisé par le vieux recteur de la paroisse et reçut le nom de Robert. Le parrain donna au père plein son chapeau de pièces d’or toutes neuves et luisantes, et lui recommanda d’avoir soin de son filleul et de l’envoyer à l’école. Quand il aurait douze ans, il viendrait le prendre, pour l’emmener avec lui à son château, afin d’y achever son éducation.

La marraine insista pour qu’on lui apprît de bonne heure à prier, à être dévot à la sainte Vierge surtout, à respecter ses parents et à vivre dans la crainte de Dieu. Elle donna aussi au sabotier une nappe nourricière, qui lui procurerait à souhait la nourriture du corps et ne le laisserait manquer de rien, lui et sa famille.

Puis le parrain et la marraine s’en allèrent, mais non ensemble, suivant chacun une direction opposée.

Dès ce moment, l’aisance et le bonheur entrèrent dans la hutte du sabotier, et un changement si subit et si complet intrigua les habitants de la commune et leur fit même des jaloux.

L’enfant venait bien. Il était bien constitué et intelligent. Quand il eut six ans, le recteur de la paroisse commença de lui faire l’école, et il faisait des progrès rapides et apprenait tout ce qu’on lui montrait. Ses parents l’avaient voué à la sainte Vierge, et il allait tous les jours prier avec eux ou seul, dans une vieille chapelle qui se trouvait dans leur voisinage. Sa marraine lui apparaissait souvent dans cette chapelle, et elle lui donnait de bons conseils et l’exhortait à être dévot à la sainte Vierge, qui ne l’abandonnerait pas, dans le danger... Et elle le regardait d’un air triste et doux, et peu s’en fallait qu’elle ne pleurât. Ces entretiens avec sa marraine étaient remplis de charme pour Robert, et dès qu’il avait un moment à lui, il courait à la chapelle.

Quant à son parrain, depuis le jour du baptême, on ne l’avait pas revu, et il paraissait se soucier assez peu de son filleul.

Cependant, l’enfant courait vers ses douze ans. Un soir qu’il était seul dans la chapelle, priant devant l’image de la sainte Vierge, selon son habitude, sa marraine lui apparut, plus triste que d’ordinaire, et lui parla de la sorte :

— Courage, mon enfant ; n’oubliez pas la mère de Dieu, et elle, à son tour, ne vous oubliera pas, dans le danger. Car il est temps de vous l’apprendre, vous êtes menacé d’un grand danger, et cela de la part de votre parrain. Votre parrain, mon pauvre enfant, n’est pas un honnête homme, et il faut vous en méfier et ne lui obéir qu’après m’avoir demandé conseil. Vous le verrez sans doute aujourd’hui, et il vous dira de ne pas m’obéir et de ne prendre conseil que de lui ; mais, ne l’écoutez pas, et restez-moi toujours fidèle.

Et ayant ainsi parlé, elle disparut, et des larmes paraissaient briller dans ses yeux.

Robert fut troublé de ce qu’il venait d’entendre, et il pria, ce jour-là, plus tard que d’ordinaire. Comme il s’en retournait à la maison, rêveur et pensif, il rencontra un seigneur inconnu et qui lui fit peur, à première vue. C’était son parrain.

— Bonsoir, mon filleul, lui dit l’étranger ; comme te voilà déjà un grand et beau garçon!... Il est vrai que tu vas avoir douze ans, et tu sais sans doute (car ton père a dû te le dire) qu’il est convenu entre nous, ton père et moi, que le jour où s’achèvera ta douzième année, tu viendras avec moi, pour que je termine ton éducation.

Et comme l’enfant le regardait d’un air effaré et paraissait avoir peur :

— Ne crains rien, mon enfant, ajouta-t-il, car je t’aime bien, et dans mon château, tu seras beaucoup mieux que chez ton père, et tu y trouveras à souhait tout ce que tu pourras désirer : bonbons, jouets... enfin, rien ne t’y manquera. Ne veux-tu pas venir chez ton parrain, dis ?

Et il voulut l’embrasser. Mais l’enfant fit la moue, détourna la tête et dit :

— Ma marraine m’a dit de ne pas vous écouter.

— Ta marraine ? Mais tu la connais donc, ta marraine ?

— Oui, et je la vois souvent, quand je vais faire ma prière devant l’image de la sainte Vierge, dans la chapelle, et elle me dit d’être sage, d’aimer le bon Dieu et la sainte Vierge, et elle nous vient en aide, car elle nous a donné une nappe nourricière qui nous fournit tout ce que nous désirons à manger et à boire, au lieu que vous, si vous êtes bien mon parrain, comme vous le dites, vous ne vous souciez guère ni de votre filleul, ni de son père et sa mère, car vous ne venez jamais nous voir.

— Eh bien ! je te défends d’aller désormais à la chapelle où tu vois ta marraine, et prends garde de me désobéir... Du reste, bientôt tu viendras avec moi à mon château ; ton père le sait bien, et ta marraine aussi, et elle n’y peut rien.

Et il s’en alla, l’air fort mécontent.

Robert ne répondit rien à cette menace ; mais il était bien résolu à continuer d’aller à la chapelle, comme devant.

Et en effet, comme il s’y rendait, le lendemain, selon son ordinaire, il rencontra sur sa route son parrain, qui lui dit avec colère :

— Je t’ai défendu de retourner à cette chapelle !

L’enfant se mit à courir, et, comme il n’avait plus que quelques pas à faire pour atteindre la chapelle, il parvint à y entrer, tandis que son parrain, n’osant le poursuivre jusque-là, restait dehors à maugréer et à tempêter. La marraine l’y attendait, et il lui raconta tout.

— Courage ! lui dit-elle, et nous finirons par triompher de l’ennemi. Continuez de venir me voir tous les jours, malgré ce que pourra vous dire votre parrain. Votre père, hélas ! a promis de vous livrer à lui, quand vous aurez atteint l’âge de douze ans, et il faut que la promesse s’accomplisse. Dans quelques jours, le terme sera échu, et il viendra vous réclamer. Mais venez ici, de bon matin, avant le lever du soleil, et je ferai ce qu’il faudra pour vous arracher à l’ennemi.

— Mais qu’est-ce donc que mon parrain, marraine, pour être si méchant ?

— Vous le saurez plus tard, mon enfant. En attendant, restez-moi toujours fidèle, et faites tout de point en point comme je vous le dirai.

— Je le ferai, ma bonne marraine, soyez-en bien sûre.

Et la marraine et le filleul se séparèrent là-dessus.

La veille du jour fatal, la mère dit à son fils avec tristesse :

— Demain, mon fils, ton parrain doit venir te chercher, pour t’emmener avec lui à son château, et peut-être serons-nous longtemps sans nous revoir.

— Je le sais, ma mère, répondit Robert ; mais ne vous en inquiétez pas trop, et ayez, comme moi, confiance dans ma marraine, qui veille toujours sur nous et ne m’abandonnera pas, à l’heure du danger. Demain matin, de bonne heure, avant le lever du soleil, nous irons ensemble à la chapelle, pour nous mettre sous sa protection, et aussi sous celle de la mère de Dieu.

La mère approuva fort l’idée de son fils, et le lendemain, ils étaient tous les deux dans la chapelle, bien avant le lever du soleil, agenouillés devant l’image de la sainte Vierge, et l’implorant avec ferveur. Cependant, Robert ne voyait pas venir sa marraine, comme à l’ordinaire, et cela l’inquiétait. Ils redoublèrent de prières, à genoux, sur les dalles froides et nues, et la marraine ne venait toujours pas, et Robert commençait à avoir peur. Soudain, ils entendirent au dehors une voix qui leur glaçait le sang et qui criait :

— Robert ! Robert !... c’est ton parrain qui vient te chercher, car le moment est venu... Sors vite de là, et viens avec moi !...

Mais Robert ne répondait pas. Sa mère et lui, dans les bras l’un de l’autre et confondant leurs larmes, invoquaient la mère de Dieu, mettant en elle tout leur espoir. Cependant ils entendaient un grand bruit au dehors, avec des menaces, des blasphèmes, des malédictions. Puis la même voix criait encore, effrayante et plus pressante :

— Robert !... sors vite, ou j’emporte ton père à ta place !...

Robert jeta un dernier regard autour de lui, cherchant toujours sa marraine, et ne l’apercevant pas, éperdu de douleur, il s’écria :

— Adieu ! ma mère !

Et il se dirigea vers la porte. Mais sa mère se traînait à ses pieds et s’attachait à ses habits en criant :

— Ne sors pas, mon fils ; reste, reste ici, sous la protection de la mère de Dieu !

— Robert ! Robert !... J’emporte ton père, si tu ne viens pas à l’instant ! . . . cria encore son parrain, dehors.

Robert fit un nouvel effort pour sortir ; mais sa mère se précipita devant lui, sortit elle-même et referma la porte sur son fils.

— Où est mon filleul ? Il me le faut ! lui cria l’étranger, furieux et effrayant à voir.

— Il est là-dedans, dit-elle, en montrant la chapelle.

— Dis-lui de sortir vite, pour que je l’emporte, car il m’appartient.

— Non, je ne lui dirai pas de sortir ; allez le chercher là-dedans, si vous l’osez.

Et le diable (car c’était le diable), furieux et rugissant, tournait autour de la chapelle, en poussant des cris épouvantables ; mais il n’osait pas y entrer.

— Eh bien ! hurla-t-il enfin, puisqu’il en est ainsi, j’emporte le père et la mère, et ils seront damnés pour l’éternité !…

En entendant ces derniers mots, Robert sortit et dit :

— Me voici !

— Il était temps ! cria l’autre ; viens vite en croupe sur mon cheval, et partons !…

Et le diable s’avança pour mettre la main sur lui, mais, en ce moment, la marraine se dressa soudain entre le filleul et le parrain, et elle dit à ce dernier, d’un air d’autorité irrésistible :

— Ne touchez pas à cet enfant !…

Le démon poussa un cri épouvantable, remonta à cheval et disparut, au milieu du tonnerre et des éclairs.

Alors la marraine dit à son filleul :

— Retournez à la maison, à présent, avec votre père et votre mère, et ne craignez plus rien.

— Venez aussi avec nous, marraine, dit Robert.

— Je n’irai pas avec vous, mon enfant ; mais, quand vous serez encore en danger, j’arriverai pour vous protéger. Allez donc, et ayez confiance en moi.

Et ils se dirigèrent tous les trois vers leur habitation. Mais leur ennemi les guettait, caché au bord de la route. Il se précipita sur Robert et voulut le mettre sur son cheval, pour l’emporter. L’enfant résista, cria et appela sa marraine :

— Je ne veux pas aller avec vous. Ma marraine ! ma marraine ! venez vite à mon secours !...

La marraine arriva à l’instant et arracha l’enfant au ravisseur.

— Cet enfant est à moi, et je le veux ! cria le parrain, furieux.

— Venez donc le prendre, répondit la marraine avec calme.

Et il hurlait et écumait de rage ; mais il n’osait toucher ni à l’enfant, ni à sa protectrice. Il lui fallut encore céder, et il s’enfuit, en faisant un vacarme épouvantable.

— À présent, mon enfant, vous viendrez avec moi, dit alors la marraine à Robert.

Puis, s’adressant à son père et à sa mère :

— Et vous, retournez à la maison, bonnes gens, et soyez sans crainte au sujet de votre fils, car je ne l’abandonnerai pas.

Le père et la mère rentrèrent chez eux, et Robert suivit sa marraine, qui le conduisit à la chapelle. Là, elle lui parla de cette façon :

— Tout n’est pas fini, mon enfant, et il vous reste encore une épreuve difficile à subir. Il vous faudra, à présent, aller jusqu’au château de votre parrain, puisque votre père a eu l’imprudence de lui promettre que vous y iriez, quand vous auriez atteint l’âge de douze ans, et le moment est venu. Votre parrain, mon pauvre enfant, est le diable, et si vous manquiez à la parole donnée, ce serait votre père lui-même qui serait obligé d’aller en enfer à votre place.

L’enfant frémit en entendant ces paroles.

— Pourtant, ne craignez rien, continua sa marraine ; faites tout comme je vous dirai ; ayez confiance en moi, qui ne vous abandonnerai pas dans le danger, et vous sauverez votre père et vous-même, et d’autres personnes encore.

Puis elle le conduisit derrière l’autel, lui fit voir l’entrée d’un souterrain qui pénétrait dessous et lui dit :

— Entrez là, dans ce souterrain ; suivez-le jusqu’au bout, et quoi que vous puissiez voir et entendre, ne perdez pas courage ; je serai toujours à vos côtés, pour empêcher qu’il vous arrive du mal, bien que vous ne me voyiez pas.

Robert entra en tremblant dans le souterrain. Mais à peine y eut-il fait quelques pas qu’il cria :

— J’ai peur, marraine !... Il fait trop noir ici ; je n’y vois goutte.

— Allez toujours, mon enfant ; invoquez la sainte Vierge, et elle vous donnera le courage nécessaire.

Et il récita un Ave Maria et n’eut plus peur, et marcha alors résolument. Il arriva à l’extrémité du souterrain et y vit un château rempli de feu et de flammes, et d’où sortaient des cris, des imprécations, des blasphèmes, un vacarme épouvantable ! Son parrain l’aperçut qui n’osait plus avancer, et il courut au devant de lui.

— Ah ! te voilà donc enfin, mon filleul. Tu as bien fait de venir ; entre, et sois le bienvenu.

— Il faut tenir la parole donnée, répondit Robert, et je suis venu, pour dégager celle de mon père.

— Fort bien ! Viens donc que je te fasse visiter mon royaume.

Et son parrain, qui était le maître de ces lieux, le promena dans cet immense château aux nombreux compartiments, tous remplis de feu et de flammes, et où des diables hideux tourmentaient les pauvres âmes des réprouvés. Il vit des supplices et des tortures de toute sorte ; il vit des damnés qui se tordaient, et qui hurlaient dans des étangs de poix bouillante et des rivières de plomb fondu. Et ils maudissaient les plaisirs, les passions et les vanités du monde, cause de leur damnation, et blasphémaient Dieu, et l’appelaient tyran et bourreau. Robert frémissait d’horreur et détournait la tête, et bientôt il cria :

— Assez ! assez ! Je veux m’en aller d’ici !...

Et il essaya de s’enfuir et de retourner sur la terre. Mais son parrain s’y opposa, et il se mit alors à crier :

— Ma marraine ! ma bonne marraine, venez vite à mon secours !

Aussitôt sa marraine se trouva à côté de lui, blanche et radieuse, et calme, dans ces lieux remplis de ténèbres, de supplices et de douleurs. Et soudain, les damnés cessèrent de souffrir, et aux cris, aux imprécations, aux hurlements affreux succédèrent un grand calme et un grand silence, et le diable alla se cacher au fond de la plus profonde de ses fournaises ardentes.

— Prenez le pan de ma robe, mon enfant, dit alors la marraine à Robert, et allons-nous-en, car la promesse de votre père est maintenant accomplie, puisque vous êtes venu trouver votre parrain dans son château, où il n’a pas pu vous garder.

Robert prit le pan de la robe de sa marraine, et celle-ci, l’entraînant à sa suite, s’envola à travers les ténèbres, comme un ange blanc, laissant après elle une longue traînée de lumière. Dès qu’ils furent partis, les supplices, les tortures, les cris, les imprécations et les blasphèmes recommencèrent de plus belle.

Robert se retrouva bientôt dans la chapelle, avec sa marraine, et celle-ci lui parla alors de cette façon :

— Te voilà heureusement revenu de ton voyage dans l’enfer, mon enfant, et ton parrain n’a plus aucun pouvoir ni sur toi ni sur ton père. Mais il te faut encore aller en purgatoire. Ne crains rien ; ce second voyage ne sera pas aussi pénible que le premier, et aie toujours confiance en moi, et je ne t’abandonnerai pas, au moment du danger.

Et elle le fit descendre dans le même souterrain, sous l’autel, et il arriva sans encombre au purgatoire. Là, il vit encore des malheureux suppliciés et torturés de toutes les façons, et en grand nombre, de tous les âges et de toutes les conditions, même des papes, des évêques et des prêtres. Pourtant, ils paraissaient souffrir moins que ceux qui étaient dans l’enfer, et ils étaient moins horribles à voir. Il reconnut parmi eux son grand-père et sa grand’mère, décédés depuis quelque temps. Et ils tendaient leurs mains suppliantes vers lui et lui criaient :

— Délivrez-nous ! délivrez-nous d’ici !

À cette vue, il fut sur le point de défaillir.

— Hélas ! leur dit-il, je ne puis vous délivrer moi-même, mais je prierai ma marraine de le faire.

— Qui est donc ta marraine ?

— Je ne le sais pas bien ; mais elle est très-puissante, elle fait tout ce qu’elle veut.

Il revint alors sur ses pas, triste et pensif, mais sans éprouver d’obstacle, cette fois, et il se retrouva dans la chapelle. Sa marraine l’y attendait. Il lui raconta tout ce qu’il avait vu et entendu, et lui demanda si elle ne pouvait pas délivrer son grand-père et sa grand’mère.

— Avant cela, lui répondit-elle, tu dois faire un troisième voyage, mais dans lequel je t’accompagnerai, cette fois, et qui sera beaucoup moins pénible et moins désagréable que les deux autres. Je veux, à présent, te faire visiter aussi ma demeure.

Et elle le conduisit dans le paradis. Comme c’était différent des lieux ténébreux et maudits qu’il avait visités précédemment ! Ici, tout était lumière, chants, mélodies, parfums délicieux, joie et bonheur !...

Sa marraine le présenta au bon Dieu, qui le reçut en souriant et lui dit :

— Soyez le bienvenu, heureux protégé de ma mère !

Et ce fut alors seulement qu’il reconnut que sa marraine était la sainte Vierge.

Celle-ci l’envoya bientôt après au purgatoire pour y chercher son grand-père et sa grand’mère, qu’il y avait vus, lors de son premier voyage. Il y alla tout joyeux et les ramena, heureux et chantant les louanges du Seigneur.

Son père et sa mère vinrent aussi les rejoindre bientôt après, et ils se trouvèrent ainsi réunis dans le royaume de Dieu.

Ceci montre, bonnes gens, combien il est dangereux de prendre pour parrain le premier venu.

(Conté par Rose Kerambrun, Prat (Côtes-du-Nord), août 1873.)




VI


jésus-christ et le bon larron.



Joseph et Marie fuyaient vers l’Égypte avec leur enfant, l’enfant Jésus, pour le soustraire à l’édit du cruel Hérode, qui ordonnait le massacre de tous les nouveau-nés, dans la Judée. La mère et l’enfant étaient montés sur un âne ; le père les précédait de quelques pas, et ils allaient ainsi, comme de pauvres gens qu’ils étaient, mettant toute leur confiance dans la protection de Dieu.

Une nuit, ils furent surpris par un violent orage : éclairs, tonnerre et pluie torrentielle. Ils frappèrent à la porte de la première habitation qu’ils rencontrèrent et demandèrent l’hospitalité pour la nuit. La maison avait bonne apparence et paraissait habitée par des gens à l’aise, sinon riches.

Une femme vint ouvrir et répondit à leur demande :

— Je ne puis vous loger, mes pauvres gens, car mon mari est un brigand inhumain et cruel, bien connu dans le pays, et si je vous reçois, quand il rentrera, il vous jettera à la porte et vous maltraitera peut-être.

— Ayez pitié de notre situation, dit alors Marie, et surtout de ce pauvre petit enfant qui périra, sans doute, s’il nous faut passer la nuit dehors. Voyez le temps affreux qu’il fait !

— Je vous plains de tout mon cœur, et je voudrais pouvoir vous venir en aide ; mais, je vous le répète, je crains l’accueil que vous ferait mon mari.

— Nous aimons mieux courir la chance d’être mal accueillis par votre mari que rester dehors par un pareil temps ; notre pauvre innocent en mourrait sûrement.

Et la mère pressait son enfant contre son cœur.

— Entrez alors, dit la femme du brigand, et Dieu vous protège !

Et ils entrèrent.

Le brigand arriva presque aussitôt, et, en voyant les hôtes de sa femme, il lui demanda :

— Qui sont ces gens, femme ?

— Ce sont des pauvres gens surpris par l’orage et qui m’ont demandé l’hospitalité, pour une nuit seulement. J’ai eu pitié d’eux, surtout de leur petit enfant, qui serait mort de froid, s’il leur avait fallu passer la nuit dehors.

— Ah ! il y a aussi un petit enfant ? Voyons-le.

Et ayant examiné l’enfant, que la mère cachait ms son sein, il dit :

— Un fort bel enfant, en vérité ! Mais comme il est mouillé et tremble de froid, le pauvre petit ! Que l’on fasse du feu, vite, pour le chauffer ! Il faut le laver avec de l’eau chaude et lui donner des langes frais.

Et la femme du brigand, tout étonnée de voir son mari devenu subitement si humain et si compatissant, fit faire du feu par une esclave et chauffer de l’eau. Puis elle donna du linge fin et frais à la mère pour envelopper son enfant.

Marie s’approcha du feu, lava son fils dans un bassin rempli d’eau tiède et l’emmaillotta ensuite bien chaudement. Le brigand la regardait faire en souriant, et tout étonné de sentir son cœur amollir et de ne pouvoir lever les yeux de dessus cet enfant.

Le brigand avait un fils de cinq à six ans, mais il était rongé par la lèpre. Il s’était aussi approché des étrangers, et, comme son père, il contemplait en silence l’enfant Jésus assoupi. Marie le remarqua et dit :

— Votre fils paraît bien malade.

— Hélas ! répondit le père, le pauvre enfant est lépreux, et voilà ce qui fait mon désespoir. J’ai consulté tous les savants du pays, médecins et magiciens, et je les ai comblés d’or, car ce n’est pas là ce qui me manque ; mais ils ont eu beau frictionner l’enfant avec toutes sortes d’onguents et d’herbes, et réciter maintes formules secrètes, son état n’a fait qu’empirer tous les jours, et tout son corps ne sera bientôt qu’une mer de lèpre[21].

— Le pauvre enfant ! dit Marie, en le regardant avec compassion ; eh bien, lavez-le dans l’eau où j’ai lavé mon fils, et peut-être cela lui fera-t-il du bien.

— C’est inutile, répondit le père, après tout ce que nous avons déjà fait.

— Faites ce que je vous dis, je vous en prie, insista de nouveau Marie, et ayez confiance : Dieu est grand.

La femme du brigand lava son enfant dans l’eau qui avait servi à laver l’enfant de Marie, puis elle l’enveloppa dans du linge frais et le coucha chaudement dans son lit.

Le lendemain matin, Joseph et Marie s’apprêtaient à partir avec leur enfant.

— Comment est votre fils ce matin ? demanda Marie à la femme du brigand.

— Je suis guéri ! je suis guéri ! cria l’enfant, en entendant ces paroles.

Et, en effet, il sauta hors de son lit, dispos et bien portant, et n’ayant plus la moindre marque de lèpre sur le corps.

Le père et la mère restèrent quelque temps immobiles et muets d’étonnement et de bonheur ; puis ils prièrent leurs hôtes d’accepter une cassette pleine d’or et de pierres précieuses qu’ils leur présentèrent. Mais Marie refusa en disant :

— Nous sommes encore vos obligés et vos débiteurs ; mais un jour viendra où mon fils saura reconnaître le service que vous nous avez rendu.

Et ils partirent et continuèrent leur route vers l’Égypte.

— Ces pauvres gens ! dit alors le brigand ; ils ont bon cœur ; mais comment se fait-il qu’ils n’ont voulu rien accepter pour le service qu’ils nous ont rendu, et qu’ils parlent encore de nous récompenser un jour, pauvres comme ils le sont ?

— Dieu est grand ! dit la femme, pour toute réponse.

Environ trente-deux ans plus tard, Notre-Seigneur Jésus-Christ fut condamné à mourir sur une croix, entre deux larrons. Le brigand ou larron de qui nous venons de parler avait continué son métier, comme devant, détroussant les voyageurs et les assassinant même à l’occasion. Il avait été pris et jugé. La sentence des juges le condamnait à être crucifié, et il était en prison, en attendant le jour de l’exécution. Il était un des deux larrons qui devaient être crucifiés avec Jésus de Nazareth.

Quand les trois condamnés étaient en croix, subissant leur supplice, Jésus au milieu, un des larrons, celui de droite, était silencieux, calme et résigné ; celui de gauche, au contraire, criait et blasphémait, et se tordait comme un possédé du démon. Alors, Jésus, s’adressant au larron de droite, lui dit :

— Ne vous rappelez-vous pas m’avoir déjà vu quelque part, avant aujourd’hui ?

— Je ne me le rappelle pas, répondit le larron.

— N’avez-vous pas reçu dans votre maison, il y a environ trente-deux ans, deux pauvres gens et leur enfant nouveau-né, surpris par un orage, au moment où ils fuyaient en Égypte, pour se mettre à l’abri de l’arrêt d’Hérode contre les nouveau-nés de la Judée ; et votre fils, rongé de la lèpre, n’a-t-il pas été guéri instantanément pour avoir été lavé dans l’eau où l’enfant de ces pauvres gens venait d’être lavé lui-même ?

— C’est vrai, je me le rappelle, répondit le larron.

— Je suis cet enfant. Ma mère vous a promis que son fils vous paierait un jour la dette de reconnaissance qu’elle avait contractée envers vous, et je vous annonce que vous serez avec moi, ce soir, dans le royaume de mon père...

Ils moururent, et leurs âmes montèrent ensemble au ciel, et l’on dit même que c’est le seul larron qui alla jamais au paradis, car l’autre n’y alla pas.

(Conté par Marie Tual, dans l’île d’Ouessant, mars 1873.)


Une autre version dit que ce fut le fils du brigand qui avait donné l’hospitalité à Joseph et à Marie avec leur enfant qui, ayant suivi le métier de son père, fut crucifié avec Jésus.

Cette légende se retrouve, à peu près telle qu’ici, dans les Méditations ou plutôt les visions de la sœur Emmerich, religieuse du couvent d’Agnetenberg, à Dulmen. Cette visionnaire célèbre était née dans un pays slave, et j’ai eu souvent occasion de constater de nombreuses ressemblances entre les contes populaires des Slaves et ceux des Bretons armoricains. Ma conteuse, Marie Tual, avait plus de soixante ans, quand elle me conta cette légende, qu’elle tenait de sa mère, laquelle l’avait apprise, dans son enfance, d’une autre personne de l’île. Ce n’est donc pas par le livre de la sœur Emmerich, qui sans doute n’est jamais venu à Ouessant, que ce récit aura été connu dans l’île. La sœur Emmerich est morte en 1824. La vie de la sainte Vierge, d’après les méditations d’Anne-Catherine Emmerich, religieuse augustine du couvent d’Agnetenberg, à Dulmen. morte en 1824, a été rédigée par Clément Brentano. L’édition la plus récente, je crois, en a été

publiée en 1864, chez Ambroise Bray, à Paris.
VII


une courte prière.



Il y avait une fois une jeune fille de Basse-Bretagne qui avait perdu son père et sa mère. Son nom était Franceza Ar Bail. Il ne lui était resté, pour tout bien, qu’une petite maison couverte de chaume, au bord de la route, un chat, une poulette blanche et un rouet à filer. Quoique pauvre, Franceza était toujours gaie et contente de son sort. Elle chantait continuellement, sur le seuil de sa porte, tout en tournant son rouet, et les passants s’arrêtaient pour l’écouter et causer avec elle.

— Bonjour, Franceza ! Votre cœur est bien gai ! Vous chantez comme un rossignol ! lui disait-on, et autres choses semblables.

Le dimanche, elle s’habillait proprement, coiffe blanche, frais tablier de berlinge, et elle allait à la grand’messe, au bourg, comme tout le monde. Les beaux jours venus, il n’y avait pas de danseuse plus légère et plus infatigable qu’elle, aux pardons et aux aires neuves. Son père, du temps qu’il vivait, était un ivrogne, un homme de désordre ; sa mère ne valait guère mieux, si bien que la pauvre enfant avait été assez mal élevée, et n’avait appris ni Pater ni Noster, comme on dit. Et pourtant, tous les matins, en se levant, et tous les soirs, avant de se mettre au lit, elle récitait une toute petite prière qu’elle avait composée elle-même. Voici cette prière :


 
Que Dieu bénisse ma maison et mon foyer !
Je mets mon lit sous la protection des vierges.
Le seuil de ma porte sous celle des apôtres[22] !


Et la nuit, les passants qui étaient un peu attardés voyaient douze hommes, qu’ils ne connaissaient point, debout au seuil de sa porte et comme en faction. Si bien que les mauvaises langues disaient que Franceza menait mauvaise vie et que c’étaient ses amoureux que l’on voyait ainsi autour de sa maison. De vilains bruits coururent sur elle dans le pays, et le recteur de la paroisse la fit appeler à son presbytère et lui parla ainsi :

— Comment, ma pauvre enfant, il court de bien vilains bruits sur vous, dans la paroisse !

— À quel propos donc, monsieur le recteur ? demanda Franceza, étonnée.

— On dit que, toutes les nuits, vous avez des amoureux plein votre maison.

— Qui donc, mon Dieu, peut parler de la sorte ? Tous les soirs, je ferme ma porte de bonne heure, et soyez certain, monsieur le recteur, que ce qu’on vous a dit n’est nullement vrai.

— Dites-vous vos prières matin et soir ?

— Mes parents, malheureusement, monsieur le recteur, ne m’ont pas appris mes prières ; et pourtant, chaque matin et chaque soir, je récite une petite prière que j’ai composée moi-même.

— Et quelle est cette prière, mon enfant ?

— La voici, monsieur le recteur :


Que Dieu bénisse ma maison et mon foyer !
Je mets mon lit sous la protection des vierges,
Le seuil de ma porte sous celle des apôtres !


— Cela suffit, mon enfant. Retournez à la maison ; continuez de réciter votre prière matin et soir, et ne faites pas grand cas de ce que dira le monde.

Quand la nuit fut venue, à l’heure où chacun doit être couché, le recteur se rendit lui-même et seul à la maison de Franceza. Arrivé auprès, il vit douze hommes debout au seuil de la porte. Il s’approcha néanmoins, et, à la clarté de la lune, il reconnut que c’étaient les douze apôtres. Toutes les nuits, ils venaient garder la maison de la jeune fille.

Ceci montre qu’une prière courte, mais dite de bon cœur, est plus agréable à Dieu que bien de longues prières, qui ne sont faites que du bout des lèvres seulement.




VIII


le garçon sans souci, ou la vertu
d’une courte prière dite de bon cœur.



Il y avait une fois un jeune homme paresseux et un peu mauvais sujet, qui n’aimait qu’à courir les pardons et les foires, et à danser et à chanter. Son nom était Alain Kerloho. Il avait un ami, nommé François Kerlann, qui paraissait être un homme sage et rangé, et qu’on ne voyait pas souvent autour des danses, ni dans les auberges. Tous les dimanches et jours de fêtes, il assistait à la grand’messe, dans l’église de sa paroisse.

Ils faisaient tous les deux la cour à la même jeune fille, Françoise Kerborio, jolie et d’humeur gaie, et qui, de plus, avait un peu de bien. Alain Kerloho était toujours bien reçu et le bienvenu auprès de la jeune fille, qui aimait à l’entendre chanter les jolis soniou qu’il savait en grand nombre, et à danser avec lui, aux pardons et aux aires neuves. François Kerlann, au contraire, était assez mal vu de la belle Françoise, et tous ses efforts pour lui plaire étaient peine perdue. Il en était très-affecté, et il médita de se venger sur son camarade.

Un jour, feignant de plaisanter, il dit à Alain Kerloho :

— Il faut que tu aies charmé le cœur de Françoise ; nuit et jour, elle a l’esprit occupé de toi, et elle ne fait que chanter tes chansons. Méfie-toi, je me vengerai un jour.

— Ma foi, mon cher ami, répondit Alain, je ne saurais te dire ce qui est cause de cela, car tu es plus joli garçon que moi, et tu as aussi meilleure réputation.

— Quand iras-tu la voir ?

— Je compte y aller samedi soir.

— Eh bien ! bonne chance alors.

Et Kerlann conçut le projet d’aller attendre Kerloho sur la route et de le tuer.

Le samedi soir, après son souper, Alain, ne songeant pas à mal, prit la route de la maison de sa douce Françoise, en sifflant et en chantant gaîment. François était à l’afFût, derrière le tronc d’un vieux chêne. Mais il crut entendre plusieurs voix, comme si Alain était accompagné de deux ou de trois camarades, de sorte qu’il eut peur, et il s’en retourna à la maison en se disant :

— Ce sera pour une autre fois.

Le lendemain, il vit Alain, après la grand’messe, et il lui dit :

— Eh bien ! as-tu été, hier soir, voir Françoise ?

— Oui, vraiment, comme je te l’avais dit.

— Et elle t’a bien reçu ?

— Oui, comme à l’ordinaire.

— Qui est-ce qui était donc avec toi ?

— Personne... J’étais seul. Pourquoi me demandes-tu cela ?

— C’est que Philippe Le Floch, qui t’a vu, m’a dit qu’il y avait deux ou trois autres avec toi.

— Non, j’étais bien seul ; et puis, je n’ai pas vu Philippe Le Floch.

— Quand comptes-tu y retourner ?

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Afin que nous ne nous y trouvions pas ensemble.

— Eh bien ! j’y retournerai mercredi soir.

— C’est bien ; alors, je n’irai pas ce jour-là.

Le mercredi soir, François Kerlann était encore à l’affût, sur la route, avec une cognée, pour tuer Alain Kerloho. Mais il crut entendre encore un grand nombre de voix, parmi lesquelles il reconnaissait celle d’Alain, et il eut peur et s’en alla encore, fort mécontent.

Le lendemain, il dit à Alain :

— Comme tu étais bien accompagné, hier, en allant voir ta maîtresse ! Tu avais donc peur d’être volé, ou tué peut-être ?

— Qu’est-ce que tu dis donc là ? J’étais tout seul.

— Tu ne dis pas la vérité, car, hier soir, je passai non loin de la maison de Françoise, et je te vis venir par la route, accompagné de cinq ou six autres ; je t’ai bien reconnu.

— Je t’assure qu’il n’y avait que moi.

— Eh bien ! c’est drôle, mais, j’aurais juré que vous étiez cinq ou six. Quand y retourneras-tu ?

— Samedi soir ; tu pourras m’accompagner jusqu’au seuil de la porte.

— À quoi bon, puisqu’elle ne m’aime pas et que vous vous marierez bientôt, je pense ?

Le samedi soir, Kerlann était encore caché sur le bord de la route, avec une cognée, et bien décidé, cette fois, à tuer Alain, avant de rentrer à la maison. Il entendit sa voix au loin qui chantait le dernier sone qu’il avait composé pour sa douce jolie. Mais, à mesure qu’il approchait, il lui semblait entendre encore plusieurs voix.

— Mille malédictions ! s’écria-t-il ; il sait sans doute que je suis à l’attendre sur la route, et il vient toujours bien accompagné.

Et il s’en retourna encore chez lui, furieux. Il allait souvent à confesse, et il avoua tout à son confesseur.

— Dites à votre camarade de venir me trouver, lui dit le prêtre.

Et, le lendemain, il dit à Alain que son confesseur désirait lui parler.

— Que me veut-il donc ? demanda Alain. Je n’ai rien à démêler avec les prêtres, pour encore. Il veut sans doute me confesser ?

— Va toujours, répondit François ; ce n’est pas pour te confesser malgré toi, sois-en certain.

Alain alla trouver le prêtre.

— Dites-moi, mon ami, lui demanda celui-ci, faites-vous vos prières ?

— Oui, sûrement ; j’en dis une, chaque matin et chaque soir, mais très-courte.

— Allez-vous aussi à la messe ?

— Oui, je vais à la messe tous les dimanches.

— Et vous priez durant toute la messe ?

— Je prie quelque peu aussi ; mais, pour dire vrai, c’est de ma douce jolie que je suis le plus occupé.

— Quelle est la prière que vous faites, matin et soir ?

— Ma foi, je dis un Pater et un Ave pour les pauvres âmes délaissées, qui n’ont personne pour prier pour elles ; puis j’en dis autant pour obtenir une bonne mort.

— Et vous faites cela deux fois par jour ?

— Oui, le matin et le soir. Elle n’est pas longue, ma prière, mais je la fais de bon cœur.

— Cela suffit, mon ami, et continuez de faire de même, car ce ne sont pas toujours les plus longues prières qui sont les meilleures.

C’est son bon ange qui avait empêché qu’il fût tué, en faisant croire à l’autre qu’il était toujours bien accompagné, quand il allait voir sa maîtresse, bien qu’il fût seul.


(Conté par Barba Tassel, de Plouaret.)



IX


les trois frères qui ne pouvaient pas s’entendre au sujet de la succession de leur père.



Un cultivateur mourut, en laissant trois fils. Il n’était pas riche, mais il avait pourtant un peu de bien. De ses trois fils, l’aîné était prêtre, le second, notaire, et le plus jeune était resté à la maison avec son père, et il travaillait la terre, comme lui. Comme ils ne pouvaient pas s’entendre pour partager entre eux le peu que leur avait laissé le vieillard en mourant, le plus jeune, le laboureur, dit aux deux autres :

— Allons trouver un homme de loi à la ville.

Et ils se rendirent à la ville la plus voisine. Comme ils étaient en route tous les trois, se chicanant, ils rencontrèrent dans un carrefour un vieillard à barbe longue et blanche, qui leur dit :

— Où allez-vous ainsi, les gars ?

— Nous allons à la ville, grand père, trouver un homme de loi, pour nous faire le partage des biens que nous a laissés notre père en mourant, puisque nous ne pouvons pas nous entendre.

— Cela vous coûtera de l’argent bel et bien, et si vous le vouliez, je vous mettrais peut-être d’accord, et cela ne vous coûterait rien.

— Nous ne demandons pas mieux, grand père, répondirent-ils.

— Eh bien ! écoutez-moi alors, et faites comme je vous dirai. Nous sommes ici dans un carrefour ; prenez chacun un chemin différent, et continuez d’y marcher, jusqu’au coucher du soleil. Quand le soleil se couchera, quel que soit le lieu où vous vous trouverez, vous y resterez passer la nuit. Puis, demain, vous reviendrez me trouver ici, et vous me conterez ce que vous aurez vu et entendu pendant la nuit, et, quand je vous aurai entendus, je partagerai entre vous les biens de votre père.

— C’est très-bien ! répondirent les trois frères.

Et ils prirent chacun un chemin, et continuèrent d’y marcher jusqu’au coucher du soleil.

Quand le soleil se coucha, le prêtre se trouvait dans un verger où il y avait beaucoup de pommiers couverts de fleurs. Le temps était beau, l’air tiède, et il se dit en lui-même :

— Le vieillard à barbe blanche nous a recommandé de cesser de marcher et de passer la nuit à l’endroit où chacun de nous se trouverait, au moment du coucher du soleil ; je vais donc me coucher sous un de ces arbres, pour y passer la nuit.

Et il s’étendit sous un pommier, et s’endormit tôt après. Mais il fut éveillé par un bruit épouvantable. Le tonnerre tomba sur l’arbre sous lequel il était couché et en abattit toutes les branches, à l’exception de celle qui était au-dessus de sa tête, qui resta intacte et conserva toutes ses fleurs.

— J’ai eu bien de la chance, se dit-il, de pouvoir m’en tirer sans mal ; Dieu m’a protégé.

Quand parut le jour, il se remit en route pour rejoindre le vieillard.

Le notaire, au moment où le soleil se coucha, se trouvait dans un grand bois. Il se coucha sous un arbre, pour attendre le jour, et s’endormit. Il fut aussi éveillé par un grand bruit, et, en ouvrant les yeux, il vit un homme très-grand, un géant, qui, avec ses deux mains, arrachait les grands arbres un à un et les mettait en un tas. Il fut bien étonné de cela.

— Mon Dieu, se dit-il, il approche de moi ! S’il m’aperçoit, c’en est fait de moi.

Quand le géant jugea que son tas d’arbres était assez grand, il en arracha encore un, le plus élevé qu’il put trouver, puis il le tordit pour en faire un lien pour lier les autres. Il essaya ensuite de charger son fardeau sur ses épaules. Mais il ne le put pas : il était trop lourd. Voyant cela, il s’en alla, laissant tout là.

Quand parut le jour, le notaire se remit aussi en route pour revenir vers le vieillard.

Le laboureur se trouvait auprès d’un château, quand le soleil se coucha. Il y entra, demanda l’hospitalité pour la nuit et fut bien accueilli. Après souper, on le conduisit coucher dans une belle chambre, où il y avait un bon lit de plume avec plusieurs couvertures et tapis de laine. Cependant, il ne dormit pas, car il ne put, pendant toute la nuit, réchauffer un de ses pieds, qui était glacé. Et il se demandait ce qui pouvait être la cause de cela. Au matin, il se leva avec le soleil, et il retourna aussi vers le vieillard.

Quand les trois frères furent de retour, le vieillard, qui les attendait, leur dit :

— Racontez-moi, à présent, où et comment chacun de vous a passé la nuit, et ce qui lui est arrivé, et, après vous avoir entendus, je partagerai entre vous les biens de votre père. Que l’aîné parle le premier.

Et le prêtre parla de la sorte :

— Après avoir marché toute la journée, quand le soleil se coucha, je me trouvais dans un verger rempli de pommiers couverts de fleurs, et je me couchai sous un de ces pommiers, pour y passer la nuit. Mais je fus éveillé par un bruit épouvantable. Le tonnerre tomba sur l’arbre sous lequel j’étais couché, et en abattit et brisa toutes les branches, à l’exception d’une seule, celle qui était au-dessus de ma tête, laquelle resta intacte et conserva toutes ses fleurs. Pour moi, je n’eus aucun mal, grâce à un miracle que Dieu fit en ma faveur.

— Je vais vous expliquer ce que cela signifie, mon fils, dit le vieillard ; depuis que vous avez été sacré prêtre, vous n’avez dit qu’une bonne messe, une seule, et cette messe-là est représentée par la branche fleurie qui vous a sauvé la vie.

Puis, se tournant vers le second fils, le notaire, il lui dit :

— Et vous, mon fils, dites-moi également ce qui vous est arrivé.

— Quand le soleil se coucha, dit le notaire, je me trouvais au milieu d’un grand bois, et je me couchai aussi sous un arbre, pour y passer la nuit. Mais je fus bientôt éveillé par un grand bruit, et quand j’ouvris les yeux, je vis un homme très-grand, un géant, je pense, qui, avec ses deux mains, arrachait les arbres un à un et les mettait en tas. Quand il jugea que le tas était assez grand, il arracha encore un autre arbre et le tordit, pour en faire un lien pour lier le tout. Puis il voulut charger le fardeau sur ses épaules ; mais il était trop lourd, et, après avoir fait de vains efforts, il s’en alla, d’un air mécontent, en le laissant là.

— Voici ce que cela signifie, reprit le vieillard. Vous avez agi comme cet homme-là : le fardeau de vos péchés est trop grand et trop lourd pour que vous puissiez le porter jusqu'au paradis, et il vous faudra vous convertir et l'abandonner. Dans les premiers temps que vous êtes devenu notaire, vous preniez beaucoup plus d'honoraires qu'il ne vous en était dû ; et maintenant même, quoique vous en preniez moins, vous en prenez encore trop. Prenez garde, car un de vos pieds est déjà sur le bord de l'abîme ! — Et vous, laboureur, que vous est-il arrivé ? demanda-t-il alors au plus jeune des trois frères.

— Quand le soleil se coucha, dit celui-ci, je me trouvais auprès d'un château. J'y entrai, et je demandai l'hospitalité pour la nuit. On me fit bon accueil et, après souper, on me conduisit coucher dans une belle chambre où il y avait un bon lit de plume avec plusieurs tapis et couvertures de laine. Quoi qu'il en soit, je ne dormis point, car je ne pus jamais venir à bout de réchauffer un de mes pieds, qui resta glacé toute la nuit.

— Voici pourquoi, mon fils. Vous êtes un homme compatissant et charitable envers les pauvres, qui trouvent toujours bon accueil dans votre maison. Mais il y a dans votre cour une mare, et quand les pauvres que vous logez se rendent, dans l'obscurité, à l'étable où ils doivent passer la nuit, ils entrent dans cette mare ; leurs sabots se chargent d’eau, et, toute la nuit, ils ont les pieds froids et ne peuvent dormir.

— C’est vrai, répondit le laboureur ; mais mon premier soin, en arrivant à la maison, sera de combler la mare.

Le vieillard reprit :

— Voici maintenant comment il faudra partager l’héritage : le laboureur, qui est resté à travailler à la maison avec son père, et qui est charitable envers les pauvres, aura ce qui est dehors et ce qui est dedans, ce qui est vert et ce qui est sec. Quant à vous deux, amendez-vous, faites pénitence, et, un jour, vous viendrez avec moi dans mon royaume, au ciel.

Le vieillard disparut alors, ils ne surent comment, et ils comprirent que cet inconnu était le bon Dieu lui-même !

(Plouaret, 1871.)


TROISIÈME PARTIE


le paradis et l’enfer.




I


le fils du diable.



Il y avait une fois une couturière nommée Fantic, jeune, jolie, élégante, et qui n’aimait rien comme la danse. Aux pardons, aux aires neuves, aux noces, nulle part on ne voyait une danseuse aussi légère et aussi infatigable que Fantic. Un jour, au pardon de Lanvellec, elle dansa tout une après-midi avec un seigneur que personne ne connaissait dans le pays, mais qui paraissait être très-riche, car il était bien mis, portait aux doigts des bagues d’or, et les pièces de six livres résonnaient dans ses poches. Après le coucher du soleil, son danseur, galant et bien élevé, la reconduisit sur le chemin de sa maison et lui parla de mariage.

— Venez trouver mon père et ma mère, lui répondit Fantic, en baissant les yeux, et adressez-leur votre demande.

Le seigneur inconnu l’accompagna jusqu’à la maison de son père et de sa mère, les salua poliment et leur demanda la main de leur fille.

Ils habitaient une chaumière d’apparence assez pauvre et vivaient péniblement en faisant valoir une petite ferme de quatre ou cinq journaux de terre. Ils furent bien étonnés de voir un seigneur si bien mis, et qui paraissait si riche, reconduire leur fille et la leur demander en mariage. Aussi, s’empressèrent-ils de donner leur consentement, se regardant comme très-honorés. Les fiançailles eurent lieu dès le lendemain, les noces dans la huitaine, et il y eut un grand festin.

Le lendemain, le nouveau marié parla de la sorte à sa femme :

— Je vais partir, à présent, pour un long voyage, et je ne reviendrai vous voir que lorsque vous aurez mis au monde votre premier enfant, c’est-à-dire dans neuf mois.

— Pourquoi me délaisser si tôt ? demanda Fantic, d’un ton suppliant.

— Il le faut. Mais j’ai encore une recommandation à vous faire auparavant : vous aurez un fils dans neuf mois d’ici ; mais gardez-vous bien de le faire baptiser, ou malheur à vous !

— Comment ! mon fils ne sera pas baptisé, comme les enfants des autres chrétiens ?

— Vous ne savez pas qui est votre mari ? Je suis le diable Beelzébud !

La jeune femme, en entendant cela, poussa un cri d’effroi et s’évanouit. L’autre partit.

Neuf mois après, pour abréger, Fantic accoucha d’un fils, comme le lui avait prédit son mari, qu’elle n’avait pas revu depuis.

— Il faut faire baptiser l’enfant, tout de suite, car il est bien faible, dirent le grand-père et la grand’mère.

— Attendez que le père soit arrivé, répondit la mère ; il m’a promis de revenir le jour où naîtrait son fils.

— Mais, ma pauvre fille, quel malheur, s’il venait à mourir avant d’avoir été fait chrétien ! Il est si faible ! Il n’y a pas un moment à perdre ; il faut le porter tout de suite à l’église.

Fantic n’osa pas insister davantage pour qu’on attendît. On chercha promptement un parrain et une marraine, et l’on prit la route de l’église avec l’enfant. Chemin faisant, on rencontra trois cavaliers, qui venaient au grand galop. Un d’eux descendit de cheval, enleva l’enfant des bras de sa nourrice, puis les trois inconnus continuèrent leur route et se rendirent auprès de la mère, qui gardait le lit. Quand celle-ci vit son mari en colère et les yeux semblables à deux charbons ardents, au fond de leurs orbites, de frayeur, elle cacha sa tête sous les draps.

— Je t’avais bien recommandé, malheureuse femme, lui dit-il, de ne pas faire baptiser mon fils, et tu as voulu me désobéir. Mais, heureusement, je suis arrivé à temps, et le mal n’est pas encore fait. Écoute-moi bien, et prends garde d’agir contrairement à ce que je vais le dire, ou tu t’en repentiras : tu garderas notre fils près de toi, sans le baptiser, jusqu’à l’âge de dix ans. Quand il entrera dans sa sixième année, tu l’enverras à l’école, chez les moines de l’abbaye voisine, et le jour où s’accomplira sa dixième année, je viendrai moi-même le chercher pour l’emmener avec moi, ou j’enverrai quelqu’un des miens. M’obéiras-tu, cette fois ?

— Oui, répondit la pauvre femme, saisie de frayeur.

Et les trois cavaliers, qui étaient trois diables, partirent.

L’enfant venait bien et avait bonne mine. Le jour où il entra dans sa sixième année, sa mère l’envoya à l’école à l’abbaye, comme le lui avait recommandé le père. Il apprenait tout ce qu’il voulait, et les moines étaient étonnés de son intelligence. Mais, à partir de ce moment, il maigrissait tous les jours, à vue d’œil, et il devint si triste, que c’était pitié de le voir. Les moines et ses parents aussi attribuèrent ce changement à une application trop soutenue ; mais la cause véritable était tout autre. Tous les matins, quand il se rendait à l’école, il rencontrait sur son chemin un barbet noir, qui lui prenait le petit doigt de la main gauche dans sa bouche et ne cessait de le sucer, jusqu’à la porte de l’abbaye. L’enfant en avait bien parlé à sa mère ; mais la pauvre femme ne faisait que pleurer, se doutant bien que ce barbet noir n’était autre chose que le père même de son fils. À mesure que l’enfant approchait de sa dixième année, sa tristesse augmentait tous les jours, et elle ne pouvait le regarder sans que les larmes lui vinssent aux yeux. Mais elle ne lui faisait pas connaître la cause de son chagrin et de sa douleur, malgré toutes ses instances et ses prières. Un jour pourtant, quand le terme fatal fut proche, elle lui déclara tout. L’enfant, à son tour, révéla le mystère à un vieux moine très-savant et qui l’avait pris en grande affection. Le vieillard consulta ses livres, puis il alla voir la mère de son élève et lui parla de la sorte :

— Votre fils a une bien triste destinée, et vous aussi, ma pauvre femme ! Mais laissez-moi faire ; ayez confiance en moi, et, avec l’aide de Dieu et d’un vieil ami ermite que j’ai, j’espère réussir à vous sauver tous les deux. Comme le terme fatal approche, demain, j’irai avec votre fils voir mon ami l’ermite.

La femme remercia le vieux moine et lui dit de faire tout comme il le jugerait à propos.


Le lendemain matin donc, le vieillard et l’enfant se mirent en route pour aller à la recherche du solitaire. Après avoir marché pendant plusieurs jours, ils arrivèrent enfin dans une grande plaine stérile et toute brûlée par le soleil. Ils y remarquèrent une pauvre hutte, construite avec des branchages d’arbres entremêlés de mottes de terre et recouverte de glaïeuls et de joncs des marais. C’était la demeure de l’ermite.

Le moine poussa la porte de l’habitation, et ils aperçurent au fond le vieillard, assis sur un galet chauffé au feu. La fumée sortait de dessous lui et sentait fortement la chair rôtie. Et pourtant il priait à haute voix, comme s’il ne souffrait point[23]

— Jésus ! mon père ermite, vous brûlez ! s’écria l’enfant, en voyant la fumée et en sentant l’odeur de rôti.

— Ce n’est rien, mon enfant ; n’y fais pas attention ; j’essaie de m’habituer ainsi au feu de l’enfer, où j’irai sûrement, sans tarder, à cause de mes crimes nombreux et épouvantables, car j’ai été un brigand redouté et sans cœur, dans ma jeunesse.

— Vous, mon père, aller en enfer, après une pénitence si terrible ? reprit l’enfant. Oh non ! cela n’est pas possible, car Dieu est bon et miséricordieux, et il vous pardonnera certainement, à cause de votre repentir et de votre pénitence ; mais moi, hélas ! je suis, dès ma naissance, destiné aux feux de l’enfer, et je m’y rends présentement.

— Que me parles-tu de l’enfer, mon enfant ? jeune comme tu l’es, tu ne peux avoir encore mérité d’y aller.

Alors le moine expliqua tout à l’ermite.

— Hélas ! s’écria le solitaire, votre sort est effrayant, mon fils, et celui de votre mère ne l’est pas moins. Mais ne vous laissez pourtant pas aller au désespoir, car la bonté et la miséricorde de Dieu sont infinies, comme vous le disiez vous-même, il n’y a qu’un instant. Voici ce qu’il vous faudra faire : c’est demain le jour fatal, dites-vous ? Vous passerez la nuit avec moi dans mon ermitage à prier et à écouter mes instructions, et, demain matin, vous vous rendrez à l’extrémité de la lande, ayant dans vos poches plusieurs burettes remplies d’eau bénite que je vous donnerai. Vous verrez bientôt arriver le diable Beelzébud, votre père, ou quelqu’un des siens, qu’il enverra pour vous chercher. Il vous invitera à monter sur son dos, afin d’aller plus vite. Vous obéirez ; mais, dès que vous serez sur son dos, il s’enfoncera en terre jusqu’à mi-corps, et vous jettera à bas en vous disant : « Que vous êtes donc lourd ! Est-ce que vous auriez sur vous des reliques saintes ou un morceau de la sainte croix ? » Vous assurerez que vous n’avez sur vous rien de semblable. Il se retirera avec peine de la terre et vous dira de monter encore sur son dos. Vous le ferez, et il s’enfoncera encore en terre jusqu’aux aisselles. Enfin, à un troisième essai, il disparaîtra jusqu’aux yeux. Alors, il poussera des cris effrayants, pour appeler du secours. Aussitôt, vous verrez accourir tout un troupeau de diables hideux, et, en vous poussant et en vous lançant de main en main les uns aux autres, ils viendront à bout de vous faire arriver dans l’enfer. Votre père, le grand diable Beelzébud, viendra pour vous recevoir. Lancez-lui à la figure une de vos burettes d’eau bénite, et il reculera aussitôt, en poussant des cris effrayants. Lancez alors de l’eau bénite tout autour de vous, à droite, à gauche, devant, derrière, et aucun diable n’osera approcher de vous. Jetez-en aussi dans des chaudières pleines, les unes d’huile bouillante, et les autres de plomb fondu, que vous verrez par là, et d’où sortiront des plaintes et des cris lamentables, car dans ces chaudières sont de pauvres âmes en peine, et, de la sorte, vous calmerez un moment leurs supplices, et elles vous en remercieront. On vous criera alors de tous côtés de vous en aller au plus vite, et on vous promettra de ne vous faire aucun mal, si vous y consentez. Mais n’écoutez rien, et continuez de lancer de l’eau bénite autour de vous, et dites que vous ne cesserez de le faire et ne vous en irez point avant que le grand diable Beelzébud, votre père, vous ait remis le contrat de mariage de votre mère, qu’il a emporté. Il vous le remettra, en vous ordonnant de partir sur le champ. Mais vous exigerez encore qu’il renonce à tout droit sur vous, sur votre famille et sur vos descendants, jusqu’à la neuvième génération, et qu’il le signe de son sang. Il vous accordera cela aussi, tant il aura hâte de vous voir partir. Lorsque vous tiendrez les papiers, vous vous en reviendrez ; mais, avant, videz toutes vos burettes dans les chaudières où les pauvres âmes en peine souffrent des maux inouïs. Si vous réussissez dans votre périlleuse entreprise, comme je le souhaite, du fond de mon cœur, ne manquez pas de venir me voir, au retour.

Le lendemain matin, les, deux voyageurs firent leurs adieux à l’ermite, et, pendant que le vieux moine retournait à son couvent, son jeune compagnon se dirigea seul vers l’extrémité de la grand’lande. Bientôt un diable vint à sa rencontre et lui dit en l’abordant :

— Tu as bien fait de venir de toi-même, car je t’aurais bien trouvé, en quelque lieu que tu te fusses caché. Monte sur mon dos, afin que nous allions plus vite, car ton père est impatient de te revoir.

Et l’enfant, sans hésiter, sauta sur le dos du diable. Mais celui-ci s’enfonça aussitôt en terre, jusqu’à la ceinture, et il rejeta à bas son fardeau en disant :

— Qu’as-tu donc sur toi ? Quelque relique de saint ou un morceau de la sainte croix, sans doute ?

— Je n’ai sur moi ni relique de saint ni morceau de la sainte croix.

— Eh bien ! monte encore, pour voir.

Il sauta une seconde fois sur le dos du diable, et celui-ci s’enfonça encore en terre, jusqu’aux aisselles, cette fois. À un troisième essai, il disparut jusqu’aux yeux. Voyant l’inutilité de ses efforts, il se mit à pousser des cris affreux pour appeler des camarades à son secours. Toute une armée de diables hideux accourut aussitôt. Bref, il finit par se trouver en plein enfer, et là, il ne manqua pas de se conduire exactement comme lui avait recommandé le vieil ermite, sans perdre courage ni faillir un seul instant, et il s’en retourna emportant le contrat de mariage de sa mère et l’autre écrit dont j’ai parlé plus haut.


Quand il arriva à la hutte du vieil ermite, celui-ci était toujours assis sur son galet brûlant, priant à haute voix et invoquant la clémence divine. Mais il était à présent si maigre, si décharné, qu’il ressemblait à un squelette ou à l’Ankou[24] en personne. Quand le vieillard aperçut l’enfant, il en éprouva une grande joie et lui parla de la sorte :

— Eh bien ! mon enfant, as-tu réussi dans ton voyage ?

— Oui, mon père ermite, grâce à vous.

— Non, mon enfant, ne dis pas grâce à moi, mais grâce à Dieu. À présent, tu es donc sauvé, et ta mère l’est aussi, comme toi ; mais, moi, malheureusement, je ne sais encore ce qu’il adviendra de moi.

— Votre repentir, mon père, est si sincère et votre pénitence si dure, que Dieu ne peut manquer de vous pardonner.

— Je sens que l’heure est venue pour moi, mon enfant, de paraître devant mon juge suprême ; je n’ai plus qu’un souffle de vie ; ma chair et mes os eux-mêmes sont calcinés, et je ne verrai pas le soleil de demain. Reste passer la nuit auprès de moi, et prie pour mon âme, qui a grand besoin de prières. Lorsque j’aurai rendu le dernier soupir, tu mettras le feu à la hutte de branchages et de feuilles sèches, et tu y laisseras ce qui reste encore de mon pauvre corps. Lorsque tout sera consumé, tu trouveras parmi les cendres un fragment d’os calciné. Ramasse ce fragment d’os ; mets-le dans un linge blanc, et va le déposer sur le mur du cimetière le plus voisin, puis cache-toi derrière la croix, pour voir ce qui se passera là.


L’ermite mourut dans la nuit, comme il l’avait prédit, et l’enfant brûla son corps, en mettant le feu à sa hutte ; puis il trouva parmi les cendres un fragment d’os calciné, le mit dans un linge blanc, alla le déposer sur le mur du cimetière le plus voisin, se cacha ensuite derrière la croix de pierre et attendit.

Un moment après, il vit venir, de deux points opposés de l’horizon, un corbeau noir et une colombe blanche. Le corbeau, le premier, passant au ras du mur, donna un coup d’aile au linge qui contenait l’os, et faillit le faire tomber dans le chemin qui longeait le cimetière. La colombe blanche vint à son tour, et, d’un vigoureux coup d’aile, elle rétablit le linge et l’os dans leur position première. Le corbeau et la colombe luttèrent ainsi pendant une demi-heure environ, avec des chances diverses, le premier voulant faire tomber l’os hors du cimetière, et la seconde s’efforçant de le rejeter dans le cimetière. Enfin, la colombe l’emporta : elle fit tomber l’os dans le cimetière. Le bon l’emportait sur le mauvais, et l’âme du vieil ermite, l’ancien brigand, était sauvée[25].

L’enfant, qui était à présent un jeune homme, car son voyage avait duré plusieurs années, sentit son cœur soulagé, et il revint alors à la maison et remit à sa mère son contrat de mariage, qu’il avait été lui chercher dans l’enfer[26]. Puis, il se fit moine, dans le couvent où il avait été à l’école. Sa mère aussi se fit religieuse, dans un couvent voisin. Ils vécurent tous les deux, le reste de leurs jours, comme vivent les saints, et quand la mort vint les chercher, elle ne leur fit pas peur, et ils allèrent, non pas en enfer, mais tout droit au paradis.

Puissions-nous tous les y aller voir, un jour !

Amen ![27]


___(Conté par Pierre Le Roux, fournier, au bourg de Plouaret.)



II


l’enfant voué au diable et le brigand qui se fait ermite.


Écoutez tous, et vous entendrez
Un conte qui est fort beau,
Et dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est un mot ou deux, peut-être[28].


Il y avait une fois deux pauvres gens, mari et femme, mariés depuis longtemps. Mais ils n’avaient pas d’enfants, ce qui les chagrinait beaucoup. Cela faisait aussi que la plus grande union ne régnait pas toujours entre eux, et ils se querellaient assez souvent. Si bien que la femme s’écria, un jour, à la suite d’une de ces scènes de ménage :

— Je voudrais avoir un enfant, dût le diable l’emporter plus tard !

Quelques jours après avoir prononcé ces paroles coupables, elle se trouva enceinte, et, au bout de neuf mois juste, elle donna le jour à un fils, un enfant de fort bonne mine.

Elle avait un frère prêtre, qui fut le parrain de l’enfant et lui donna le nom de Maudès, comme lui-même.

Maudès venait à merveille et poussait comme la fougère, au printemps. Son parrain lui fit l’école de bonne heure, et il apprenait tout ce qu’on lui montrait. À l’âge de huit ans, on l’envoya à l’école, chez les moines d’une abbaye voisine. Il y allait seul tous les matins, portant dans un panier ses livres et son dîner, — du pain et du beurre, une crêpe, et quelquefois un peu de lard. Puis il s’en revenait, le soir, l’école finie. Un matin qu’il allait à son ordinaire à l’abbaye, en repassant sa leçon, le long de la route, et son panier à son bras, dès qu’il eut dépassé une croix de pierre qui se trouvait dans un carrefour, et devant laquelle il se découvrait toujours, un barbet noir sortit de derrière un buisson, vint droit à lui et, prenant le petit doigt de sa main gauche dans sa bouche, il se mit à le sucer et ne l’abandonna qu’à la porte de l’abbaye. Et tous les jours, désormais, quand il passait dans cet endroit, le barbet noir l’y attendait et lui suçait le petit doigt de la main gauche, jusqu’à la porte de l’école. L’enfant n’osait en rien dire, ni à ses parents, ni aux moines, parce que le chien noir l’avait menacé de le dévorer, s’il parlait. Mais, gai et joyeux jusqu’alors, il était devenu triste, silencieux, et maigrissait de jour en jour, d’une façon inquiétante. On avait beau l’interroger à ce sujet, il gardait le silence et se contentait de pleurer à chaudes larmes. Il en vint à un tel point qu’il faisait pitié à voir. Son parrain, à force d’insistances et de prières, réussit enfin à le faire parler, et il avoua tout. Le lendemain matin, comme Maudès se rendait à l’école, à son heure habituelle, le prêtre était caché derrière un buisson, au bord de la route, et quand il vit le barbet noir prendre dans sa bouche le petit doigt de l’enfant, il s’élança de sa cachette, et, s’avançant vers lui :

— Retire-toi, vilaine bête, et laisse en paix cet enfant, qui est mon filleul.

Le chien grogna, montra les dents, et, prenant la parole comme un homme, il dit :

— Cet enfant m’appartient ; quand il aura douze ans, je l’emmènerai chez moi, et en attendant, je viens tous les jours sucer son sang et la moelle de ses os, et cela me fait grand bien. Le prêtre fit sur lui le signe de la croix, et il se retira, en montrant les dents. Maudès revint alors à la maison, accompagné de son parrain, qui dit à sa sœur de préparer un grand repas pour le lendemain et d’y inviter tous leurs parents, des deux côtés. Ce qui fut fait.

Quand on fut à table, vers le milieu du repas, le prêtre, s’adressant à sa sœur, devant tous les convives, lui demanda si, un jour ou l’autre, elle n’avait pas formé quelque demande ou quelque vœu coupable.

— Je ne m’en souviens pas, dit-elle, mon frère, si ce n’est pourtant qu’avant de devenir enceinte, je dis un jour, dans un moment d’impatience et d’humeur, que si j’avais un enfant, peu m’importerait que le diable l’emportât plus tard.

— Hélas ! ma pauvre sœur, vous en aviez trop dit, et voilà d’où vient tout le mal. Vous avez voué votre fils au démon, et le triste état où vous le voyez aujourd’hui vient de ce que tous les matins, quand il se rend à l’école, le diable, sous la forme d’un barbet noir, lui prend dans sa bouche le petit doigt de la main gauche et suce son sang et la moelle de ses os.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria la mère, n’y a-t-il donc plus moyen d’empêcher mon pauvre enfant d’être damné dans l’enfer ?

— Hélas ! c’est bien difficile. Je ferai pourtant mon possible. Je donnerai à mon filleul une lettre pour un saint prêtre de mes amis, qui est plus savant que moi et qui peut-être pourra encore l’arracher aux griffes de Satan.

Maudès partit, muni de la lettre de son parrain, pour se rendre auprès de ce saint personnage. Celui-ci, après avoir lu la lettre, poussa un soupir et dit au jeune homme que sa science n’allait pas si loin, et qu’il lui faudrait s’adresser à notre Saint- Père le Pape lui-même.

Et Maudès, sans perdre courage, se remit en route vers Rome. Après beaucoup de mal et de peine, il arriva au terme de son voyage et alla aussitôt se prosterner aux pieds du Saint-Père et lui conta tout. Le Pape lui dit qu’il lui faudrait aller plus loin encore, jusqu’à un frère ermite qu’il avait et qui faisait pénitence, au milieu d’un bois. Et il ajouta, en lui donnant une boule d’or :

— Voici une boule d’or que je vous donne et que vous n’aurez qu’à suivre, car elle roulera d’elle-même devant vous et vous conduira jusqu’au seuil de mon frère l’ermite, qui est le plus saint homme et le plus savant qui soit au monde, et si celui-là ne peut pas vous sauver, vous n’avez pas besoin de vous adresser ailleurs, car vous êtes irrémédiablement perdu. Tous les jours son bon ange vient le visiter, converser avec lui, et lui donner des conseils et des leçons sur toutes les choses humaines et divines. Voici une lettre que vous lui remettrez et qui lui expliquera le but de votre visite. Allez, mon fils, et que Dieu soit avec vous.

Maudès se remit en route, marchant sur les traces de sa boule, qui le conduisit jusqu’au seuil de l’ermite.

— Salut, boule d’or de mon frère, dit le vieillard, en la voyant. Qu’y a-t-il de nouveau pour qu’il t’envoie vers moi ?

Maudès lui présenta la lettre du Saint-Père. Le vieillard la lut, réfléchit un peu, puis il dit :

— Restez passer la nuit dans mon ermitage, mon fils, et demain, quand mon bon ange viendra me rendre visite, selon son habitude, je le consulterai sur votre cas et lui demanderai si votre nom est inscrit sur le livre de vie.

Le lendemain, quand l’ange vint, l’ermite l’interrogea sur le cas du jeune homme, et l’ange lui répondit :

— J’examinerai le livre de vie, et je vous dirai demain si son nom y est ou s’il n’y est pas.

Et quand l’ange revint, le lendemain, il dit à l’ermite :

— J’ai examiné le livre de vie, comme je vous l’avais promis ; hélas ! le nom de votre jeune protégé ne s’y trouve pas ; il doit être sur l’autre livre, celui de mort ou de perdition !

Et l’ange s’en alla là-dessus, tout triste.

L’ermite dit à Maudès, en lui présentant une lettre et une autre boule semblable à celle du Pape :

— Il faut vous remettre en route et aller plus loin, mon fils ; voici une boule qui marchera devant vous ; vous n’aurez qu’à la suivre, et elle vous conduira jusqu’à mon frère le brigand, qui habite avec sa bande dans une forêt, offensant continuellement Dieu et faisant tout le mal possible ; celui-là connaît bien et vous montrera la route de l’enfer, où vous devez aller à présent. Prenez encore cette lettre, que vous lui remettrez, et qui lui expliquera votre cas.

Maudès ne désespéra point pour entendre ces paroles ; mais, s’armant de courage, il se remit en route, à la suite de sa boule, qui marchait devant lui, et arriva à l’habitation du brigand. Celui-ci s’était converti ; il avait congédié sa bande et vivait à présent seul, sous un rocher, au milieu du bois, priant constamment et faisant rude pénitence. Pour s’habituer au feu de l’enfer, où il se croyait sûr d’aller, ou pour le moins au purgatoire, il avait construit un four dans lequel il pasait tous les jours quelques moments, le chauffant un peu plus, à chaque fois. Il reconnut la boule de on frère l’ermite et dit, en la voyant arriver :

— Salut, boule de mon frère l’ermite. Il y a longtemps que je ne t’avais vue ; qu’y a-t-il donc de nouveau, pour qu’il t’envoie jusqu’à moi ?

Maudès lui remit alors la lettre de l’ermite. Il la lut et s’écria :

— Hélas ! mon pauvre enfant, comment, toi aussi, et si jeune ?... Toi qui n’as encore fait de mal à personne, condamné au même sort que moi, qui suis chargé de crimes et d’iniquités de toute sorte !… Mais, écoute-moi bien ; suis de point en point mes conseils, et je t’arracherai encore aux griffes du diable, qui croit pourtant bien te tenir. Retourne chez ton parrain, et dis-lui de te faire faire une paire de sabots ; mais il faudra qu’aucune main n’y entre avant tes pieds. Tu te muniras d’une fiole d’eau bénite et te rendras ensuite avec tes sabots et ta fiole à l’endroit où tu rencontrais tous les jours le barbet noir, quand tu allais à l’école, et tu l’appelleras. Tu verras alors venir à toi un homme qui te sera inconnu. Il te dira de monter sur son dos, pour te porter chez son maître. Mais comme il te trouvera trop lourd, il te priera de descendre et appellera un autre plus fort que lui. Un autre individu arrivera aussitôt et te priera aussi de lui monter sur le dos ; mais il te trouvera également trop lourd et appellera un troisième. Ce troisième aussi ne pourra te porter, et ils conviendront alors entre eux de faire de toi trois morceaux, afin de pouvoir te porter ainsi plus facilement chez leur maître. Tu leur diras : — « Je vous appartiens, je le reconnais ; mais il faut que vous m’emportiez tout d’une pièce, tel que je suis, ou vous perdrez tout droit sur moi. » Enfin, à eux trois, ils viendront à bout de te porter jusqu’à la maison de leur maître. Quand tu arriveras dans l’enfer (car c’est bien là qu’il te faut aller), tu y verras, entre autres choses, mon siège, dans une fournaise ardente. Puis le maître de ces lieux te donnera une coquille de patelle (brinik) et te dira qu’il te faudra remplir d’eau avec elle un grand bassin dont le fond est percé, et que tu seras libre de t’en aller quand tu l’auras rempli, mais pas avant. Tu feras semblant de te résigner et te mettras résolument à l’ouvrage ; mais quand tu auras vidé trois ou quatre fois ta coquille dans le bassin, tu y verseras trois gouttes d’eau bénite de ta fiole, et le bassin se trouvera rempli instantanément. Alors tu iras dire au grand diable que ta tâche est accomplie et qu’il n’a qu’à venir voir, s’il ne croit pas. Le grand diable, émerveillé et n’y comprenant rien, te dira que tu es libre de partir. Mais tu lui répondras que tu ne t’en iras pas avant qu’il ne t’ait signé de son sang qu’il renonce à tout pouvoir et sur toi et sur celui à qui est destiné le siège qui m’est réservé, dans la fournaise où le feu est le plus vif. Il le dira : « Jamais ! jamais ! car pour celui-là il m’appartient bien, et il ne m’échappera pas. » Tu lanceras alors de l’eau bénite autour de toi, de tous côtés, jusqu’à ce qu’on te somme de t’en aller. Tu répondras que tu ne t’en iras qu’avec une promesse du grand maître de l’enfer, signée de son sang et par laquelle il renoncera à jamais à tout pouvoir sur toi et sur moi. Vas, à présent, mon enfant, et que Dieu t’assiste.

Maudès promit de se conformer de point en point à ces instructions, et, s’armant de courage, il se mit en route, en priant Dieu de l’assister. Il accomplit heureusement son redoutable voyage, visita l’enfer, se tira à son honneur de l’épreuve du bassin percé, résista sans faiblir aux menaces de Satan et des siens, et rapporta un contrat bien en règle, et par lequel le roi des enfers renonçait à tout droit sur le brigand repenti et sur lui-même. Au retour, il visita d’abord le brigand. Celui-ci, à la vue du contrat, se jeta à terre, les bras en croix, et adora et remercia Dieu ; puis, embrassant le jeune homme, il lui dit :

— Tu as souffert bien du mal, mon fils, à mener à bonne fin cette terrible épreuve ; il me reste à te demander encore un autre service, dont je ne te serai pas moins reconnaissant que du premier.

— Parlez, mon père, répondit Maudès.

— Je vais maintenant confectionner une croix de bois sur laquelle tu m’attacheras, en me clouant les mains et les pieds, comme notre divin Sauveur. Puis, tu dresseras la croix debout, et arroseras et enduiras mon corps avec de la poix et de la résine bouillante, jusqu’à ce que ma chair se détache par lambeaux. Tu lèveras alors les yeux au ciel, pour voir quel temps il fera.

Maudès, effrayé, répondit :

— Je ne pourrai jamais faire ce que vous me dites là, mon père !

— Hélas ! mon enfant, je ne puis pourtant être sauvé sans cette dernière épreuve.

— Alors, j’essaierai, mon père.

Et ils confectionnèrent ensemble la croix. Puis le vieillard s’étendit dessus, et Maudès l’y fixa en lui enfonçant des clous dans les mains et les pieds. Ensuite, il fit bouillir de la poix et de la résine dans une chaudière, et en enduisit le corps du crucifié, dont des lambeaux de chair se détachaient et tombaient à terre. Plus d’une fois, il fut sur le point de défaillir dans cette horrible besogne, et de s’enfuir ; mais, songeant que le salut du vieux brigand était à ce prix, il eut le courage d’aller jusqu’au bout. Il leva les yeux au ciel, pour voir le temps qu’il faisait, selon la recommandation du vieillard, et vit venir à tire d’aile, du côté du nord, un corbeau noir, qui s’abattit en croassant sur une des branches de la croix ; puis aussitôt une colombe blanche, venue du côté du levant, vint se poser sur l’autre branche de la croix, et un combat acharné s’engagea entre les deux oiseaux. Au fort du combat, la croix tomba sur Maudès, attentif aux péripéties de cette lutte du mauvais génie contre le bon génie, et dont le résultat, il le savait bien, devait décider du sort du crucifié. Il fut tué du coup.

Le lendemain, dans la visite qu’il fit à l’ermite, selon son habitude, son bon ange lui dit :

— Hier, il y avait grande fête, au paradis.

— Pourquoi donc ? demanda l’ermite.

— Vous vous souvenez du jeune homme qui était allé trouver votre frère l’ermite ?

— Oui. Eh bien ?...

— Eh bien ! hier, ils sont entrés ensemble au paradis.

Et là-dessus, l’ange s’éleva vers le ciel.

Quand il fut parti, l’ermite s’écria, outré de colère et de jalousie :

— Eh bien ! Dieu n’est pas juste, puisqu’il reçoit dans son paradis un méchant comme mon frère, un brigand chargé de crimes et d’iniquités de toute sorte, et m’oublie et semble me repousser, moi qui ai passé toute ma vie à le servir, à l’adorer et à faire dure pénitence !...

À peine eut-il prononcé ces paroles, qu’un grand coup de tonnerre se fit entendre, et il fut précipité au fond de l’enfer, sur le siège qui y était destiné à son frère le brigand.

(Conté par Vincent Coat, ouvrier à la manufacture des
tabacs de Morlaix, le 16 mai 1876.)
III


le brigand et son frère l’ermite.



Il y avait une fois un fermier nommé Fanch Kerloho, qui avait été payer son terme à son seigneur. Celui-ci était gravement malade dans son lit et ne put lui donner quittance ; mais il lui dit :

— Je vous donnerai quittance, quand je serai guéri ; allez à la cuisine, faites-vous servir à dîner, et soyez sans inquiétude.

Le fermier dîna bien à la cuisine du château, puis il s’en retourna chez lui. Sa femme lui demanda, quand il rentra, s’il rapportait une quittance en échange de son argent.

— Je ne rapporte pas de quittance, lui répondit-il, car le seigneur est bien malade sur son lit, et il n’a pas pu m’en faire une ; mais il m’a bien promis de l’écrire et de me l’apporter lui-même, dès qu’il sera guéri.

— Vous avez eu tort de livrer votre argent sans quittance, répondit la femme, car on ne sait pas ce qui peut arriver.

Et elle parut mécontente et bougonna un peu.

Quelques jours après, le seigneur mourut. Le fermier et sa femme assistèrent à son enterrement et prièrent Dieu pour son âme, bien qu’il eût été toujours très-dur pour eux. Son fils aimait le jeu et le plaisir, et dépensait beaucoup. Comme il avait besoin d’argent, il fit dire à tous ses fermiers de venir lui en apporter, promettant de faire une remise à ceux qui le paieraient d’avance. Fanch Kcrloho fut invité à se présenter comme les autres. Il se rendit au château et se présenta devant son jeune maître, quand son tour fut venu.

— Vous n’avez pas payé votre terme, lui dit le nouveau seigneur.

— Faites excuse, monseigneur ; j’ai payé à votre père, selon mon habitude, le jour même de la Saint-Michel.

— Vous n’êtes pourtant pas porté sur son cahier comme ayant payé. Avez-vous une quittance ?

— Non, je n’ai pas de quittance, car votre père était bien malade sur son lit, quand je vins le payer, et il ne pouvait pas écrire ; mais je vous assure et je jurerai même au besoin que j’ai payé mon terme, deux cents écus, en belles pièces de six livres.

— Tout cela est bel et bien ; mais, si vous n’avez pas de quittance, c’est que vous n’avez pas payé, et il me faut de l’argent.

— Je jure, devant mon Dieu mort pour nous sur la croix, que j’ai payé et que je ne dois rien.

— Vous n’êtes pas homme à livrer votre argent sans quittance, et si vous l’avez fait, tant pis pour vous, car il faut que vous m’apportiez deux cents écus avant huit jours ; sinon, je ferai vendre tout chez vous. Allez, et apportez-moi la quittance ou l’argent.

Le pauvre fermier s’en retourna chez lui, tout triste, et raconta la chose à sa femme.

— Je te l’avais bien dit, lui cria-t-elle ; nous voilà ruinés !

Et elle cria, pleura et fit une scène terrible. Le pauvre homme la laissait faire et dire, et ne soufflait mot, si bien qu’elle finit par s’apaiser.

Le lendemain matin, après avoir bien réfléchi à son cas, il alla trouver son confesseur et lui conta tout. Le prêtre l’écouta attentivement et lui dit ensuite :

— Je ne sais quel conseil vous donner ; mais j’ai un frère ermite qui vit depuis longtemps dans une forêt, où il fait pénitence de ses péchés de jeunesse, et qui reçoit tous les jours la visite de son bon ange. Allez le trouver de ma part, et je suis persuadé qu’il trouvera le moyen de vous tirer d’embarras.

Fanch Kerloho se rend auprès du saint homme et lui conte son cas.

— Je demanderai à mon bon ange, dit l’ermite, ce que vous devez faire. Si votre ancien seigneur est dans le paradis ou même dans le purgatoire, tout peut s’arranger, et il vous sera possible d’obtenir encore votre quittance ; mais, s’il est dans l’enfer, hélas ! il n’y a plus d’espoir, et tout est perdu. Passez la nuit avec moi, dans mon ermitage ; je partagerai avec vous de bon cœur le peu que j’ai, et demain matin, au lever du soleil, je recevrai comme d’habitude la visite de mon bon ange, et je l’interrogerai sur votre affaire.

Le fermier passa la nuit avec l’ermite, partagea son frugal repas, qui se composait de légumes et de quelques fruits sauvages, avec de l’eau, puis il se coucha sur un lit de mousse et d’herbes sèches. Le vieillard, lui, se coucha sur la terre nue, avec une pierre sous la tête, et murmura des prières durant toute la nuit. Le lendemain matin, au point du jour, Fanch le vit encore agenouillé au seuil de son ermitage, tourné vers le levant, et les yeux et les mains levés vers le soleil. Puis il vit encore un bel ange radieux qui descendit auprès du vieillard, s’entretint avec lui quelque temps à voix basse et reprit ensuite son vol vers le ciel. L’ermite resta encore quelque temps en prière, les yeux et les mains levés vers le ciel, immobile comme une statue de pierre, puis il vint vers son hôte.

— Eh bien, mon père ermite ? lui demanda celui-ci.

— Hélas ! mon fils, votre ancien maître est dans l’enfer, et mon bon ange ne peut y aller chercher votre quittance.

— Je suis perdu, alors ! s’écria Kerloho.

— Écoutez ; ne vous désolez pas ainsi, car il n’est peut-être pas impossible de vous faire avoir encore votre quittance. J’ai un frère brigand qui a fait tout le mal qu’il est possible de faire dans ce monde, et qui ira certainement en enfer, et sans tarder, car il est déjà vieux. Allez le trouver dans la forêt qu’il habite avec sa bande de scélérats, ou plutôt de diables. Contez-lui votre cas, et il vous enseignera le chemin de l’enfer (car il le connaît bien), pour aller réclamer votre quittance ; peut-être même ira-t-il vous la chercher lui-même. Quel que soit le résultat de votre voyage, venez m’en rendre compte, au retour.

Fanch Kerloho remercia l’ermite de son hospitalité et de ses conseils, puis il se remit en route à la recherche du brigand. Il parvient à le trouver, avec beaucoup de mal, lui expose le motif de sa visite et lui parle de son frère l’ermite, qu’il vient de quitter.

— Ah ! mon frère l’ermite, le vieil imbécile ! s’écrie le brigand. N’a-t-il pas de honte, un saint homme comme il l’est, qui se dit l’ami de Dieu et reçoit tous les jours la visite de son bon ange, d’avoir à demander un service à un brigand comme moi, couvert de tous les crimes possibles, et qui est sur la route de l’enfer, comme il le dit fort bien ? Mais rassurez-vous, mon brave homme, car je ferai pour vous ce qu’il ne peut faire, lui. Écoutez-moi bien, et faites exactement comme je vous dirai, et vous pourrez réussir encore à avoir votre quittance de votre seigneur, qui ne valait guère mieux que moi, de son vivant. Retournez à la maison ; prenez une bouteille d’eau bénite au bénitier de l’église de votre village. Cherchez alors une jeune femme allaitant son premier enfant ; priez-la de vous remplir une burette du lait de ses seins. Faites-vous faire ensuite par un sellier un fouet de cuir, avec de nombreux nœuds et pesant dix-huit livres ; vous le ferez bénir par votre curé, puis vous reviendrez me trouver avec tout cela, et je vous dirai ce qu’il vous faudra faire ensuite.

Le fermier retourne chez lui ; il se procure facilement la bouteille d’eau bénite, le lait de jeune femme allaitant son premier enfant et le fouet de cuir pesant dix-huit livres, et il retourne avec tout cela chez le brigand. Celui-ci appelle alors un de ses serviteurs, qui était laid et noir comme un démon, et lui dit, en lui montrant Fanch Kerloho :

— Portez-moi cet homme en enfer.

— C’est bien, maître ! répondit le serviteur.

— Écoutez encore, avant de partir, dit le brigand au fermier, et faites exactement et de point en point comme je vais vous dire : ce serviteur que voilà vous portera jusque dans l’enfer, et n’ayez pas peur de lui, car quelque laid et noir qu’il soit, il ne vous fera pas de mal. Là vous verrez votre ancien seigneur assis sur un siège d’or entouré de feu et de flammes de tous côtés. Demandez-lui quittance du dernier terme que vous lui avez payé, et que son fils vous réclame de nouveau. Il vous en donnera d’abord une qui ne sera pas bonne. Refusez-la, et exigez-en une autre. Il vous en donnera une autre, qui sera encore fausse. Vous entendrez partout autour de vous des cris affreux, des gémissements et des grincements de dents, qui sortiront de bassins remplis d’huile bouillante et de plomb fondu, et où sont retenues les âmes des réprouvés. Des diables hideux entretiennent le feu dessous. Ne vous laissez pas trop émouvoir ni effrayer, et aspergez ces bassins avec le lait de femme que vous avez dans cette burette, et quand les diables essaieront de s’y opposer, jetez-leur à la figure de l’eau bénite que vous avez dans votre bouteille, et cinglez-les à tour de bras avec le fouet béni par votre recteur. Ils pousseront alors des cris affreux et vous crieront de vous en aller. Mais continuez de les asperger d’eau bénite et de les cingler avec votre fouet, jusqu’à ce que vous ayez une quittance bien en règle. Quand vous la tiendrez, vous pourrez vous en revenir, et nul ne s’y opposera. Cependant, avant de partir, vous ferez attention à un siège vide que vous verrez à la droite de votre ancien seigneur, et vous pourrez lui demander à qui il est destiné. Faites bien exactement comme je viens de vous dire, et vous pourrez réussir ; mais malheur à vous aussi si vous vous écartez sur quelque point de mes recommandations ! Vous pouvez partir à présent.

Alors, le noir et hideux serviteur du brigand conduisit Fanch Kerloho jusqu’à l’entrée d’une caverne qui se trouvait dans le bois. Là, il fit entendre un sifflement, et aussitôt deux diables hideux arrivèrent et demandèrent :

— Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Mon maître vous adresse cet homme, pour que vous le conduisiez chez vous, où il a affaire.

Un des diables prit le fermier sur son dos et s’enfonça avec lui en courant dans la caverne sombre. Quand il se sentit fatigué, il remit son fardeau à son camarade, qui le suivait, et ils alternaient ainsi, de temps en temps, et ils allaient toujours s’enfonçant sous la terre, dans les plus profondes ténèbres. Au bout de plusieurs heures de ce voyage souterrain, Kerloho aperçut enfin une petite lumière devant lui, et à mesure qu’il avançait, la lumière allait grandissant. Il finit par arriver à une immense salle remplie de feux et de flammes, et de diables hideux, qui entretenaient le feu sous une infinité de chaudières et de sièges d’or et d’argent, sur lesquels étaient assis des rois, des princes et des seigneurs de toute sorte et de tous les pays. Sur un de ces sièges, il reconnut son ancien seigneur. Des flammes s’échappaient de sa bouche, de ses yeux, de ses oreilles, de partout, et il ne put s’empêcher de frémir d’horreur et d’épouvante à cette vue. Partout autour de lui c’était des gémissements et des cris affreux arrachés par la douleur. Il vit aussi les chaudières dont lui avait parlé le brigand, et il lui sembla que des milliers de grenouilles y chantaient. Il jeta dessus quelques gouttes du lait de femme qu’il avait dans une burette, et les chants devinrent joyeux, de plaintifs qu’ils étaient. Il crut comprendre que les pauvres âmes qui y étaient enfermées se trouvaient soulagées, et il continua ses aspersions. Mais une troupe de diables courut sur lui, menaçants et portant à la main des fourches de fer rougies au feu. Il ne perdit pas la tête, et, prenant sa bouteille d’eau bénite, il se mit à les en asperger, puis à les cingler avec son grand fouet béni par son recteur. Les diables hurlaient et se tordaient sous son fouet et l’eau bénite, et lui criaient :

— Va-t’en vite ! va-t’en loin d’ici !...

— Je ne m’en irai pas avant d’avoir obtenu ma quittance.

— Demande-la à ton ancien seigneur que voilà, et va-t’en !

Et son ancien seigneur lui tendit un papier en lui disant :

— Voici ta quittance, et retourne chez toi, vite.

Il prit le papier, l’examina et dit :

— Elle n’est pas bonne ; il m’en faut une autre.

Et le voilà encore de jeter du lait de femme sur les chaudières et de l’eau bénite sur les diables, et de les cingler de plus belle avec son grand fouet, et ils sautaient et hurlaient en criant :

— Grâce ! grâce ! On va te donner une bonne quittance, et va-t’en, vite.

Son ancien seigneur lui tendit en effet un second papier. Mais, après l’avoir examiné, il dit encore :

— Elle ne vaut pas mieux que l’autre !

Et le voilà de nouveau de lancer de l’eau bénite autour de lui et de manier son grand fouet.

— Donnez-lui une bonne quittance, et qu’il s’en aille ! criaient les diables, qui n’en pouvaient plus.

Son ancien seigneur lui présenta un troisième papier, et, l’ayant examiné, il dit :

— À la bonne heure, celle-ci est bonne.

Et il la mit dans sa poche. Puis il demanda à son ancien seigneur :

— Dites-moi encore, avant que je m’en aille, à qui est destiné le fauteuil vide que je vois là, à votre droite, et où l’on ne doit pas avoir froid, il me semble ?

— Ce siège est destiné au brigand qui vous a envoyé ici, et il doit venir l’occuper, sans tarder.

Son ancien seigneur lui dit encore :

— Vous allez retourner sur la terre et voir mon fils. Racontez-lui tout ce que vous avez vu ici, et dites-lui qu’il est grand temps qu’il change de vie ; autrement, il viendra augmenter le nombre des malheureux qui habitent dans ces tristes lieux. Mais, comme il ne vous croirait sans doute pas, voici une lettre que vous lui donnerez et qui contient mes recommandations. Vous pouvez vous en aller, à présent ; vous serez reconduit sain et sauf jusqu’à l’entrée de la caverne.

Les deux mêmes diables qui l’avaient amené le reconduisirent à l’endroit où ils l’avaient pris, et il se hâta de se rendre auprès du brigand, ayant sur lui sa quittance bien en règle, et de plus la lettre de son ancien seigneur à son fils.

Quand le brigand le vit revenir, il s’empressa de lui demander :

— Eh bien ! as-tu ta quittance ?

— Oui, je l’ai obtenue avec beaucoup de mal ; mais enfin la voici.

Et il la présenta au brigand. Celui-ci l’examina de près, puis il la rendit à Kerloho en lui disant :

— C’est bien ; elle est en règle. Mais, dis-moi encore, as-tu bien remarqué le siège vide qui est à la droite de ton ancien maître, et as-tu demandé à qui il est destiné ?

— Oui, je l’ai bien remarqué, et l’on m’a dit qu’on vous attend pour l’occuper.

— Je le savais, — et il poussa un soupir ; — mais va, à présent, porter au fils de ton ancien seigneur la quittance et la lettre que tu as reçues de son père, puis reviens me trouver ici.

Et Fanch Kerloho se rendit au château de son jeune seigneur et lui présenta d’abord la quittance en disant :

— Voici, monseigneur, la quittance de votre père, que j’ai été lui demander dans l’enfer, où il se trouve.

— Tu mens impudemment, et je te ferai pendre ! dit le seigneur, furieux.

— Si vous ne me croyez pas, monseigneur, prenez encore connaissance de cette lettre, que votre malheureux père m’a donnée pour vous, et vous verrez que je ne mens pas.

Et il lui présenta la lettre de son père. Il la prit, l’ouvrit et reconnut avec étonnement que c’était bien l’écriture de son père. Mais, quand il la lut, son étonnement redoubla encore, et il n’était plus aussi insolent. Dans cette lettre, son père lui disait, en effet, que son fermier, Fanch Kerloha, lui avait payé son terme, mais qu’il n’avait pu lui en donner quittance, pour cause de maladie. Puis il lui recommandait de changer de vie, d’être charitable, doux et humain envers les pauvres gens, et de prier et de faire pénitence, sous peine d’aller le rejoindre dans l’enfer, d’où il lui écrivait.

Cette lettre l’effraya beaucoup ; il distribua tout son bien aux pauvres, et s’adonna à la prière et à la pénitence, pour racheter l’inhumanité et les désordres de ses jours passés.

Quant à Fanch Kerloho, après avoir rassuré sa femme, en lui faisant part de la bonne nouvelle, il retourna voir le brigand dans la forêt, comme il le lui avait promis. Le brigand lui dit :

— J’ai congédié mes camarades, car l’heure de la pénitence et de l’expiation est venue. Puisque vous avez pu aller en enfer et en revenir, peut-être ne m’est-il pas impossible aussi d’être sauvé. Aidez-moi, dans cette terrible épreuve, et que le cœur ne vous manque point. Écoutez-moi, et faites de point en point ce que je vais vous dire. Vous me briserez d’abord tous les membres, à coups de bâton, puis vous m’arracherez avec une tenaille de maréchal-ferrant les ongles des mains et des pieds, un à un, puis vous m’arracherez encore les yeux...

— Dieu ! que me dites-vous là ? s’écria Kerloho,. saisi de frayeur.

— Je vous en prie, faites ce que je vous demande, et gardez-vous d’y faillir... Avez-vous donc oublié le siège vide que vous avez vu dans l’enfer, à la droite de votre ancien seigneur ?... Après m’avoir brisé les membres et arraché les yeux, ainsi que les ongles des mains et des pieds, vous me brûlerez sur ce bûcher, que j’ai construit moi-même à cet effet. Quand tout sera consumé, vous trouverez parmi les cendres un os calciné. Prenez cet os ; mettez-le dans le petit cercueil que voilà et que j’ai préparé également, puis déposez ce cercueil sur le mur du cimetière de l’église la plus voisine, et laissez-le là, pendant que vous assisterez à une messe que vous ferez dire à mon intention. Pendant cette messe, un combat se livrera autour du petit cercueil renfermant l’os, entre une colombe blanche et un corbeau noir. La colombe blanche fera tous ses efforts pour faire tomber le cercueil dans le cimetière en le battant à coups d’aile, et le corbeau travaillera à le rejeter du côté opposé, en dehors du cimetière. Si la colombe l’emporte, je serai sauvé ; mais si elle est vaincue, hélas ! j’irai en enfer occuper le siège que vous savez, et il sera inutile de prier pour moi. Vous sentez-vous le courage de faire ce que je vous demande ?

— Je ferai mon possible, répondit Kerloho, effrayé.

— C’est bien ; laissez-moi faire une dernière prière, puis mettez-vous à la besogne, sans autre retard.

Le brigand s’étendit, la face contre terre, les bras en croix, pria quelque temps, puis il se releva et dit :

— Et maintenant, mon frère, mettez-vous à l’œuvre avec courage.

Alors Fanch Kerloho prit un grand bâton préparé à cet effet et commença par lui briser tous les membres ; puis il lui arracha les yeux et les ongles... Plus d’une fois, il sentit son cœur faiblir ; mais le martyr, qui supportait tout avec un courage inouï, lui disait alors :

— Courage, mon frère, et rappelez-vous le siège que vous avez vu dans l’enfer !

Et il se remettait à l’œuvre. Bref, quand le bûcher où il jeta le corps mutilé et tout sanglant fut entièrement consumé, il en remua les cendres, y trouva un os, comme on le lui avait dit, l’enferma dans un petit cercueil et le déposa sur le mur du cimetière ; puis il entra dans l’église pour assister à la messe qu’il y fit célébrer par le recteur de la paroisse. Quand la messe fut achevée, il sortit de l’église, tout inquiet et pressé de voir si c’était la colombe blanche ou le corbeau noir qui était resté vainqueur. Ô joie ! c’était la colombe blanche, car le petit cercueil se trouvait à présent dans le cimetière. Il en rendit grâces à Dieu et se rendit aussitôt auprès du frère du brigand, l’ermite de la forêt, pour lui annoncer la bonne nouvelle. Contrairement à son attente, le vieillard en témoigna plus d’étonnement que de joie, et il dit même :

— Comment ! mon frère le brigand est sauvé ? lui qui a commis tous les crimes possibles !... Oh ! pour lors, je suis bien sûr d’être sauvé aussi, moi ; je regrette même de m’être donné tant de mal inutilement, puisqu’on peut être sauvé si facilement, et je ne serai pas si sot que de rester une heure de plus dans ce bois !

Il n’avait pas fini de parler, qu’un énorme fracas se fit entendre au ciel, et le tonnerre tomba sur lui et le tua raide !

Hélas ! son âme n’alla pas au paradis, avec celle de son frère le brigand, car pendant que celui-ci était mort dans la pénitence, l’humilité et la contrition, lui se glorifiait et allait jusqu’à douter de la justice de Dieu.

Quant au fils du seigneur, quand il connut le sort des deux frères, le brigand et l’ermite, il se retira dans la solitude, pour prier et faire pénitence, et il mourut comme meurent les saints.

{{droite|(Conté par Barbe Tassel, de Plouaret, novembre 1873.)


Le dernier épisode de cette légende rappelle le fabliau : L’Hermite qui s’accompaigna d’un ange, dont on trouvera une version plus loin.

M. Sébillot m’écrit au sujet de ce conte :

« J’ai deux versions d’une partie de ce conte. Dans la première, intitulée : Bénédicité, que je publierai dans ma deuxième série de Contes populaires, un fermier va en enfer, porté par le diable, chercher le reçu de son maître, et il doit n’accepter aussi que le troisième ; mais le diable avait mis pour condition qu’il aurait pour lui « ce que le fermier ne savait pas qui était dans sa maison. » C’était un fils qui, après diverses aventures, va chercher jusqu’en enfer quittance du pacte imprudent de son père. Dans le second récit, le fermier va en enfer, sans condition, en mettant le pied sur celui d’une personne qu’il rencontre le soir ; il ne doit aussi accepter que le troisième papier. Le conte finit quand il est rentré en possession de son reçu. »

Dans Redgauntlet, roman de W. Scott, Willie le voyageur raconte une légende écossaise d’un fermier qui n’a pas eu quittance et qui va la chercher, non en enfer, mais dans une maison où le conduit un inconnu et où il voit son ancien maître, qui lui donne un reçu.

Le frère brigand a son similaire dans le Brigand Madey, conte slave traduit par Chodzko.



IV


le brigand sauvé avant l’ermite.



Il y avait une fois un ermite qui vivait dans un bois et qui y faisait rude pénitence. Son habitation était sous un grand rocher, et il passait presque tout son temps en prière. Il n’avait pour toute nourriture que des racines d’herbes et quelques fruits sauvages. De temps en temps, un chasseur qui passait lui donnait quelque morceau de pain ; mais cela n’arrivait pas souvent. Il vivait ainsi séparé complètement du monde. Son bon ange venait tous les jours le visiter dans sa solitude.

Un jour qu’il n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures et qu’il n’avait pas de provisions, il voulut sortir pour aller chercher quelque chose dans le bois. Mais il pleuvait à torrent, de sorte que, ne pouvant sortir de dessous son rocher, il dit avec un peu d’humeur :

— Quel mauvais temps !

Et il lui fallut passer encore la journée sans manger. Mais, ce jour-là, son bon ange ne vint pas lui faire sa visite ordinaire, ni le lendemain non plus, de sorte qu’il en était très-inquiet, et il se disait en lui-même :

— Que signifie donc ceci ? Pourquoi mon bon ange ne vient-il plus me visiter ? Pourtant je ne crois pas avoir rien fait de mal, ni lui avoir donné lieu d’être mécontent de moi.

Huit jours se passèrent, et le bon ange n’était pas revenu. Le pauvre ermite en était inconsolable. Le neuvième jour, le bon ange vint enfin, et le solitaire lui dit :

— Mon Dieu, mon bon ange, voici le neuvième jour que vous n’êtes pas venu me voir ! Comme j’ai trouvé le temps long ! Qu’est-ce qui est donc cause que vous ne veniez plus ?

— Hélas ! je ne dois plus revenir ! répondit l’ange avec tristesse.

— Pourquoi donc, mon Dieu ?

— Parce que vous avez dit, un jour, que le temps était mauvais. Dieu fait le temps comme il lui plaît, et tout ce qu’il fait est bien fait ; il ne faut donc jamais trouver à redire à ce qu’il fait. Votre pénitence et votre peine en ce monde étaient sur le point de finir ; mais, à présent, le terme est reculé, et il vous faudra encore prier et souffrir. Donnez-moi votre bâton.

L’ermite donna son bâton à l’ange, et celui-ci le planta en terre et dit ensuite :

— Trois fois par jour, au lever du soleil, à midi et au coucher du soleil, il vous faudra arroser ce bâton, sec depuis bien longtemps, avec de l’eau que vous apporterez dans votre bouche, de la rivière qui coule au bas du bois, à une lieue d’ici, et vous ne cesserez de l’arroser de la sorte que lorsque vous le verrez fleurir. Alors je reviendrai vous voir, et vous viendrez avec moi au ciel !

L’ange s’envola aussitôt, et le pauvre vieillard se mit à pleurer et à prier Dieu.

Il y avait déjà longtemps qu’il arrosait son bâton, comme le lui avait recommandé l’ange, et tous les jours il s’attendait à le voir fleurir, et il avait constamment les yeux sur lui. Un jour qu’il allait, selon son habitude, puiser de l’eau à la rivière, il rencontra un brigand fameux dans le pays et qui avait assassiné, violé, incendié, et fait tout le mal possible.

— Où allez-vous de la sorte, mon père l’ermite ? lui demanda le brigand.

— Je vais chercher de l’eau à la rivière.

— Mais je ne vous vois point de vase ; comment comptez-vous donc la rapporter ?

— Dans ma bouche, pour arroser mon bâton de houx, coupé dans ce bois depuis plus de dix ans, et que je ne dois cesser d’arroser de cette façon que lorsqu’il viendra à fleurir.

— Vous plaisantez sans doute, mon bonhomme, ou vous avez perdu la tête.

— Hélas ! je ne plaisante point ; mon bon ange m’a annoncé que ma pénitence et mes peines sur la terre ne finiront que lorsque je verrai fleurir mon bâton.

— Quels crimes si grands avez-vous donc commis pour être condamné à une pénitence si dure ?

— Hélas ! un jour que je n’avais pas mangé depuis vingt-quatre heures, et que je voulais sortir de dessous mon rocher pour chercher quelque chose dans le bois, comme il pleuvait à torrent, je dis avec un peu d’humeur ces mots seulement : « Quel mauvais temps ! » Et en parlant ainsi, j’offensai Dieu, parce que tout ce que Dieu fait est bien fait.

— Une pénitence si dure pour si peu de chose ! s’écria le brigand ; et moi donc, qui ai fait tout le mal et tous les crimes possibles, je ne pourrai jamais être sauvé, à ce compte-là !

— La bonté de Dieu est infinie, répondit l’ermite.

— Vous pensez, mon père, qu’elle est assez grande pour me pardonner encore ?

— Elle est grande par dessus tout.

— Alors je veux faire aussi pénitence comme vous.

Et le brigand planta aussi son bâton en terre et commença de l’arroser, trois fois par jour, comme le vieil ermite, avec de l’eau qu’il rapportait dans sa bouche de la rivière qui coulait à une lieue de là. Et il priait et jeûnait, et se macérait le corps, sans pitié.

Il y avait déjà longtemps qu’ils vivaient tous les deux de cette façon. Le vieil ermite s’attendait à voir fleurir son bâton bien avant celui du brigand, et comme il ne fleurissait pas assez vite, à son gré, il s’impatientait et murmurait parfois. Le brigand, au contraire, ne regardait pas son bâton, ne s’attendant pas à le voir fleurir de si tôt, et il priait constamment, les yeux et les mains levés vers le ciel.

Mais voilà que son bâton vint à fleurir, un jour, sans qu’il s’en aperçût, et il continuait toujours de l’arroser. Si bien que l’ermite lui dit :

— Regardez votre bâton : il a fleuri !

Mais il ne croyait pas, et il priait toujours, les yeux levés vers le ciel. Son bon ange descendit alors auprès de lui et lui dit :

— Venez, homme de foi, venez avec moi recevoir votre récompense dans le ciel !

Et ils montèrent tous les deux au ciel.

Le bâton du vieil ermite finit aussi par fleurir, mais plus tard, parce que son repentir et sa douleur n’étaient pas aussi sincères et aussi vifs que ceux du brigand.

C’est ainsi que l’on ne doit jamais désespérer de la clémence de Dieu, quelque grands et nombreux que soient les péchés et les crimes que l’on a commis.

Cf. le Brigand Madey, dans : Contes des paysans et des pâtres slaves, de M. Alexandre Chodzko, et la Sainte orpheline, conte basque de Webster.




V


l’ermite et le vieux brigand.



Il y avait une fois un vieil ermite, qui avait son ermitage dans une forêt. Il y avait bien longtemps qu’il était là, n’ayant d’autre société que celle des animaux du bois, qui étaient devenus ses amis et ses serviteurs, et qu’il dirigeait et gouvernait à sa volonté. Il avait la réputation d’être très-savant, et de connaître les vertus de toutes les plantes et de toutes les herbes. On disait même qu’il comprenait le langage des oiseaux.

Mais, s’il était savant, il était aussi très-orgueilleux. Il promettait à tous ceux qui assisteraient à sa mort qu’ils seraient sauvés et qu’ils iraient tout droit au paradis, comme lui. Il était très-vieux. Il tomba malade, et aussitôt la nouvelle s’en répandit dans le pays, et l’on accourait de tous les côtés à son ermitage pour le voir mourir.

Un vieux brigand, qui avait commis tous les crimes possibles, fit comme tout le monde, tant il avait foi dans la parole du vieil ermite. Il avait si grand-peur d’arriver trop tard, et il se pressait tant, qu’il se cassa le cou en passant une barrière.

— C’est bien fait ! Que son âme s’en aille au diable ! disaient ceux qui passaient par là, en se rendant à l’ermitage. Et personne n’avait pitié de lui, ni ne songeait à dire une prière pour son âme.

L’ermite mourut, et tout le monde crut qu’il était devenu saint, dans le paradis. Mais voilà que, quelques jours après, il revint et demanda que l’on priât pour lui, car son âme était retenue dans les feux du purgatoire.

L’âme du brigand, au contraire, était allée tout droit au paradis, parce que sa foi était vive et son repentir sincère.

Ceci prouve, chrétiens, que l’orgueil est un vilain péché, très-désagréable à Dieu, et que la foi et le repentir obtiennent toujours grâce auprès de lui.

Cf. une légende basque de Webster, la Sainte orpheline.



VI


le brigand et son filleul.



Il y avait une fois un sabotier qui demeurait sur la lisière d’un grand bois, et dont le travail suffisait à peine à le faire vivre, lui, sa femme et ses enfants. Il avait onze enfants, et tous en bas âge, le pauvre homme, et il lui en naquit encore un douzième. Presque tous ses voisins lui avaient nommé un enfant, et il ne savait où s’adresser, cette fois, pour trouver un parrain et une marraine pour son dernier né. Un matin, il mit sa veste des dimanches, prit son penn-baz de chêne, et, après avoir fait le signe de la croix, il se mit en route pour aller prier le seigneur du château voisin de vouloir bien nommer son dernier enfant. Il n’allait guère vite, car il craignait d’être mal reçu. Comme il cheminait ainsi, il rencontra un homme assez âgé, qu’il ne connaissait point, et qui lui demanda :

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ?

— Je vais chercher un parrain à mon dernier né, monseigneur.

— Avez-vous une marraine ?

— Oui, j’ai une marraine.

— Eh bien ! si vous le voulez bien, je serai le parrain de votre enfant.

— Je ne demande pas mieux, mon bon seigneur.

— Retournez à la maison, alors, et trouvez-vous demain avec l’enfant et la marraine dans l’église de votre paroisse ; je serai là à vous attendre.

— Merci, et la bénédiction de Dieu soit sur vous, mon bon seigneur.

Et le sabotier retourna à sa hutte, satisfait de sa rencontre.

Cet homme-là était le chef d’une bande de brigands, qui habitaient le bois et qui faisaient beaucoup de mal dans tout le pays ; mais il ne le connaissait pas.

Quand le sabotier rentra chez lui, sa femme lui demanda :

— Eh bien ! mon homme, avez-vous trouvé un parrain ?

— Oui, femme, j’en ai trouvé un.

— Comment, le seigneur daigne donc nous nommer aussi un enfant ?

— Je ne suis pas allé jusqu’au château, femme ; j’ai rencontré en mon chemin un homme bien mis, qui s’est offert de lui-même pour être le parrain de notre enfant.

— Et vous ne connaissez pas cet homme-là ?

— Non sûrement, je ne le connais pas.

— Et vous l’avez accepté pour aider à faire un chrétien de notre enfant ? Et si c’est un méchant, mon pauvre homme, un brigand peut-être ?

— Je ne le crois pas, femme ; je croirais plutôt qu’il nous a été envoyé par Dieu.

— Je désire que ce soit vrai, mon Dieu !

Le lendemain, le père se rendit à l’église avec l’enfant et la marraine. Le parrain les attendait dans le cimetière. L’enfant fut baptisé et nommé François, et tout se passa pour le mieux. Au sortir de l’église, le parrain donna une poignée de pièces d’or au sabotier et lui dit qu’il irait voir son filleul dans un mois. Puis il s’en alla seul de son côté.

Le sabotier acheta au bourg du pain blanc, de la viande et du vin, et l’on fit, ce jour-là, dans sa hutte un dîner comme il n’y en avait eu depuis longtemps.

L’enfant mourut huit jours après, et il alla tout droit au paradis. Arrivé près de la porte, il s’y assit. Saint Pierre le vit et lui dit :

— Entrez, mon joli petit ange.

— Je n’entrerai pas, répondit l’enfant, si mon parrain ne vient pas avec moi.

— Qui est ton parrain, mon petit ami ?

Et l’enfant dit qui était son parrain.

— Hélas, mon petit ange, reprit saint Pierre, ton parrain est un méchant homme, un chef de brigands, et il ne viendra pas au paradis ; mais viens, toi ; entre vite.

— Je n’entrerai pas sans mon parrain, dit encore l’enfant.

Saint Pierre appela alors le bon Dieu, pour venir voir ce qui se passait. Le bon Dieu vint et dit à l’enfant :

— Viens, mon enfant, mon petit ange blanc ; viens avec moi dans ma maison, le paradis.

— Je n’irai pas, répondit l’enfant, si mon parrain ne vient pas avec moi.

— Hélas ! mon pauvre enfant, reprit le bon Dieu, tu ne sais pas ce que c’est que ton parrain. D’après ce que je vois, ton parrain est un méchant, un chef de brigands, et il a fait tout le mal et commis tous les crimes possibles : le paradis n’est pas fait pour de pareilles gens.

— Peu m’importe ce qu’est mon parrain et ce qu’il a fait ; c’est lui qui m’a assisté pour être fait chrétien, et je ne veux pas entrer au paradis sans lui.

— Tu es un bon petit enfant, lui dit le bon Dieu, et je ferai pour toi ce que je ne fais pas pour tout le monde. Prends cette burette ; porte-la à ton parrain, et dis-lui qu’il pourra entrer avec toi au paradis quand il l’aura remplie des larmes de ses yeux, des larmes de repentir et de douleur. Tu le trouveras couché et dormant sur un rocher, dans le bois.

L’enfant prit la burette et se rendit auprès de son parrain. Il le trouva, comme le lui avait dit le bon Dieu, qui dormait sur un rocher, dans le bois. Il réveilla, lui présenta la burette, et lui rapporta les paroles de Dieu.

Quand le brigand apprit que le Dieu tout-puissant et miséricordieux daignait avoir pitié de lui, à la prière d’un enfant, il se mit à pleurer si abondamment qu’il remplit la burette de ses larmes en un instant, et son cœur se brisa de douleur, et il mourut sur la place.

Son âme monta alors au ciel avec celle de son filleul, et Dieu les reçut tous les deux dans son paradis.

Ceci montre clairement, chrétiens, qu’il est bon de tenir des enfants sur les fonts du baptême, car ils peuvent nous aider à aller au ciel.

(Conté par Katoïc ar Bêr, mendiante.)



VII


le petit pâtre qui alla porter une lettre au paradis.

(PREMIÈRE VERSION).



Il y avait une fois un petit pâtre (les petits pâtres sont tous de petits saints, dit-on) qui allait tous les jours garder ses moutons sur une grande lande. Pour se distraire et trouver le temps moins long, il chantait tout le long du jour des soniou et des cantiques, et les prières qu’il entendait chanter chaque dimanche, à la grand’messe, dans la vieille église de sa paroisse.

Un jour, comme il était à jouer et à chanter, selon son habitude, il vit venir à lui un vieil homme à la barbe longue et blanche, et qui avait fort bonne mine.

— Ton petit cœur est bien joyeux, mon enfant, lui dit le vieillard ; que chantes-tu de la sorte ?

— Ma prière, répondit l’enfant.

— Cela est très-bien, mon enfant ; mais voudrais-tu faire une commission pour moi ?

— Je ne puis pas délaisser mes moutons, car, s’il en disparaissait quelqu’un, je serais bien grondé, ce soir, en rentrant à la maison.

— Tu peux être sans crainte à cet égard, mon enfant ; je resterai à garder ton troupeau pendant ton absence.

— Alors, je veux bien faire votre commission, si je le puis, reprit l’enfant ; qu’est-ce que c’est ?

— Aller porter cette lettre au bon Dieu.

Et en même temps le vieillard lui montrait une lettre.

— Oui, mais je ne sais pas où je trouverai le bon Dieu.

— Dans le paradis, mon enfant.

— Dans le paradis !... Mais j’ai entendu dire que nul ne peut aller au paradis avant d’être mort.

— Toi, tu pourras y aller avant de mourir, si tu veux.

— Alors, je ne demande pas mieux que d’y aller ; mais par où est la route ?

— Tiens, prends d’abord le chemin étroit et montant que tu vois là-bas ; — et il lui montrait le chemin du doigt. — La route est difficile, inégale, pierreuse et remplie d’orties, de ronces et d’épines ; il y a aussi des vipères, des crapauds, des sourds, et toutes sortes de reptiles venimeux et hideux. Mais ne t’effraie pas pour les voir baver et les entendre siffler autour de toi ; marche toujours avec courage, et tu arriveras bientôt à une clôture de pierre, qui barre la route ; tu franchiras cette clôture. Mais ne regarde pas derrière toi avant de l’avoir franchie, quoi que tu puisses entendre, ou tu es perdu. Quand tu auras passé cette barrière, tu te trouveras au pied d’une haute montagne, et il te faudra gravir jusqu’au sommet de cette montagne, à travers les orties, les ronces et les épines, qui sont si fournies et si pressées, à sa base, qu’à peine si un lièvre pourrait y passer. Si tu peux arriver jusqu’au sommet de la montagne, tu verras là un beau château dont les murailles, toutes d’or et de pierres précieuses, t’éblouiront. Mais tu n’auras qu’à frapper à la porte de ce beau château, et aussitôt saint Pierre t’ouvrira, car c’est là le paradis. Tu présenteras ta lettre à un vieillard à barbe blanche et qui me ressemble, que tu verras là aussi, et il te dira ce qu’il te faudra faire ensuite. Dis-moi encore, es-tu bien décidé à entreprendre le voyage, à présent que tu sais que le chemin est difficile ?

— Oui, j’y suis bien décidé, et il n’est pas de travail ni de mal si durs que je ne sois prêt à les affronter, pour voir le paradis et le bon Dieu. Donnez-moi votre lettre.

Le jeune pâtre partit avec la lettre, après avoir fait le signe de la croix et en disant : À la grâce de Dieu ! et le vieillard resta auprès de son troupeau. L’enfant était plein de courage. Il entra sans hésiter dans le chemin étroit et montant, plein de ronces, d’épines et de reptiles hideux et venimeux. Ses pieds et ses jambes furent bientôt tout en sang. Les reptiles sifflaient, menaçants, et sautillaient des deux côtés du chemin ; et derrière lui il entendait un bruit épouvantable, comme si la mer en fureur était sur ses talons, près de l’engloutir. Malgré tout cela, il avançait toujours, sans détourner la tête. Mais, hélas! les forces commençaient à lui manquer, et il allait tomber à terre, quand, heureusement, il posa la main sur la clôture de pierre et la franchit avec beaucoup de peine. Quand il fut de l’autre côté, il jeta un regard derrière lui et vit le chemin rempli de feu et de démons, et de toutes sortes de monstres horribles, menaçants et grinçant des dents.

Il poursuivit sa route et, un moment après, il se trouva au pied de la montagne dont lui avait parlé le vieillard. Mais, hélas! les ronces et les épines étaient si nombreuses et si pressées en cet endroit qu’il se dit avec désespoir :

— Jamais je ne pourrai passer par là ! J’essaierai pourtant, dussé-je y mourir !

Il réussit à passer, malgré tout. Mais il n’avait plus que quelques lambeaux de vêtements sur le corps ; il était presque nu. Il commença néanmoins de gravir la montagne. Des petits enfants, aussi nombreux et aussi serrés qu’une fourmilière, montaient aussi, et au moment d’atteindre le sommet, ils roulaient jusqu’au bas, ayant chacun à la main une poignée d’herbe arrachée. Puis aussitôt ils se remettaient à monter, et roulaient encore de nouveau, et aucun d’eux ne pouvait mettre le pied sur le sommet de la montagne. Cela étonnait fort le jeune pâtre, et il se disait :

— Que signifie donc ceci ? Est-ce que je vais rouler aussi jusqu’en bas, comme ces pauvres enfants, au moment d’atteindre le but ?

Avec beaucoup de peine, il parvint jusqu’au sommet de la montagne, et, comme il était fatigué et qu’il n’en pouvait plus, il s’assit, pour se reposer un peu, sur le gazon fleuri. Il sentit aussitôt ses forces renaître, comme par enchantement, et il se remit à marcher. Il vit bientôt un beau château tout resplendissant de lumière, au milieu d’une grande prairie pleine de belles fleurs parfumées et de jolis oiseaux, qui chantaient gaîment. Une haute muraille d’argent l’entourait. Dans cette muraille, il y avait une porte avec un marteau. Il frappa sur la porte avec le marteau, et elle s’ouvrit, et un grand vieillard à barbe longue et blanche lui demanda :

— Que demandez-vous, mon enfant ?

— Le bon Dieu, s’il vous plaît.

— Que lui voulez-vous, mon enfant ?

— On m’a chargé de lui apporter une lettre au paradis.

— Donnez-moi votre lettre, et je la lui remettrai.

— Excusez-moi, mais je voudrais la lui remettre moi-même.

— Ici, mon enfant, il n’entre pas de personnes en vie.

Et le portier du paradis se disposait à lui fermer sa porte au nez, quand le bon Dieu, qui était venu rendre visite à son vieil ami saint Pierre et causer avec lui dans sa loge, dit :

— Laisse entrer cet enfant, Pierre ; je sais qui me l’envoie.

Et le jeune pâtre entra, et il remit la lettre au bon Dieu, en propres mains.

Celui-ci l’ouvrit, fit semblant de la lire, quoiqu’il sût bien ce qu’elle contenait, puis il dit :

— C’est bien, mon enfant ; vous avez eu beaucoup de mal à venir jusqu’ici, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, j’ai eu du mal !

— Venez, que je vous fasse voir ma maison.

Et le bon Dieu lui fit voir de belles salles et de beaux jardins remplis de belles fleurs parfumées et d’oiseaux aux chants harmonieux, et d’anges blancs qui chantaient aussi en s’accompagnant sur des harpes d’or ; il lui fit voir encore les vieux saints et les saintes de son pays de Basse-Bretagne, couronnés de gloire ; et les apôtres et les prophètes, qui se promenaient, en devisant entre eux, au milieu de beaux parterres de fleurs, et sous les arbres chargés de fruits d’or et d’oiseaux chantants. Tous ils étaient joyeux et radieux de lumière, et l’enfant ne pouvait se rassasier de les contempler, si bien que le bon Dieu lui dit :

— Allons ! mon enfant, retournez, à présent, vers celui qui vous a envoyé ici avec une lettre pour moi ; je crains qu’il ne s’impatiente de vous attendre, car il y a cent ans que vous êtes parti de là-bas.

— Jésus, est-ce possible ? Cent ans ! Il me semble qu’il n’y a pas seulement une heure !

— Il y a cent ans, mon enfant.

Et lui présentant une lettre :

— Voici une lettre que vous remettrez au vieillard qui vous a envoyé vers moi, et, sans tarder, vous reviendrez me voir, et alors ce sera pour rester avec moi, à tout jamais.

L’enfant prit la lettre et partit à regret. Comme il descendait la montagne, il vit une multitude de gens de toute condition qui montaient, et tous paraissaient contents et heureux, et le remerciaient en passant. Il ne savait pas ce que cela signifiait, et il en était très-étonné. Il parvint, sans aucune peine, cette fois, auprès du vieillard, qui surveillait toujours son troupeau, et il lui remit la lettre.

— Te voilà donc de retour, mon enfant ? lui dit le vieillard.

— Oui, grâce à Dieu, répondit l’enfant.

— Tu as été bien longtemps.

— Vous trouvez, mon père ? Moi, je ne le trouve pas.

— Si, mon enfant, tu as été plus de cent ans. Mais, peu importe. As-tu vu le bon Dieu ?

— Oui, vraiment, mon père, je l’ai vu, et il m’a même fait visiter son paradis, où j’ai vu de bien belles choses !

Et il essaya de raconter et de décrire une partie de ce qu’il avait vu. Puis il demanda au vieillard :

— Mais, dites-moi aussi, grand père, ce que signifient le feu que j’ai vu et le bruit épouvantable que j’ai entendu, derrière moi, en allant, dans le chemin étroit et difficile.

— C’est là, mon enfant, le purgatoire, et le feu, le bruit, les reptiles hideux et venimeux, c’étaient des artifices de l’esprit du mal cherchant à te faire revenir sur tes pas. Mais, grâce à Dieu, tu as triomphé de ses pièges.

— Et les pauvres petits enfants qui grimpaient avec moi sur la montagne et qui roulaient jusqu’au bas, au moment d’atteindre le sommet ?

— Ce sont des enfants morts sans avoir été baptisés. Ils entendent les chants des anges, et ils voudraient aller aussi au paradis avec eux ; mais, hélas ! ils ne peuvent pas jouir de la vue de Dieu, parce qu’ils n’ont pas reçu l’eau du baptême. Ils ne souffrent pas pourtant.

— Et les gens de toute condition qui gravissaient la montagne quand j’en descendais, et qui me saluaient et me remerciaient en passant ?

— Ce sont de pauvres âmes que tu as délivrées du purgatoire, quand tu y as passé, pour les avoir seulement touchées, sous la forme des ronces et des épines qui te déchiraient le corps, et qui allaient au paradis.

— Oh ! oui, j’ai beaucoup souffert dans mon voyage ; voyez, mon père, comme mes pieds, mes mains et tout mon corps sont couverts de sang et de plaies ; mais rien que la vue du paradis m’a vite fait oublier tout cela.

— Hélas ! mon pauvre enfant, le chemin du paradis est étroit et difficile ; mais puisque tu l’as déjà fait une fois, tu y repasseras, à présent, sans mal. Que ferais-tu, désormais, dans ce monde ? Tous tes parents sont morts depuis longtemps. Viens donc avec moi, car je suis ton père qui est au ciel !

Et le vieillard l’emmena avec lui au paradis, car ce vieillard-là était le bon Dieu lui-même !

Conté par Catherine Le Bêr, de Pluzunet, Côtes-du-Nord.)



VIII


celui qui alla porter une lettre au paradis.

(DEUXIÈME VERSION).



Il y avait une fois un vieux seigneur riche et qui avait perdu sa femme, ses enfants et tous ses parents. Comme il était resté seul, il voulut voyager, pour essayer de se distraire de sa douleur. — J’emmènerai avec moi, se dit-il, un domestique, pour me tenir société, et je prendrai un enfant de douze à quinze ans, pauvre et sans parents, comme moi-même.

Il alla se promener sur une grande route et ne tarda pas à rencontrer un garçon d’une quinzaine d’années, tout déguenillé et à l’air misérable.

— Où vas-tu comme cela, mon garçon ? lui demanda-t-il.

— Chercher mon dîner, répondit l’enfant.

— Sais-tu lire ?

— Non.

— Et soutenir un mensonge ?

— Oh ! oui, cela tant que vous voudrez.

— C’est bien ; veux-tu me suivre, comme domestique ?

— Je ne demande pas mieux.

— Comment t’appelles-tu ?

— Joll Kerdluz.

— Eh bien ! mon garçon, viens avec moi dîner au château, et puis nous verrons après.

Quelque temps après, le seigneur voulut aller à Paris, et il dit à Joll :

— Nous allons aller tous les deux à Paris, Joll. Moi, j’irai devant, et toi tu partiras un peu après et passeras par les mêmes endroits que moi. Je te donnerai de l’argent, et tu descendras partout dans les meilleurs hôtels, et mangeras à la même table que les voyageurs et les pensionnaires. Tu y entendras toutes sortes de conversations et de bons tours ; mais, quoi que tu entendes, dis toujours que tu auras vu plus fort que cela. Ce soir, je souperai et coucherai à l’hôtel du Cheval-Blanc, à Guingamp, et tu y souperas et coucheras toi-même, demain soir.

— C’est bien, maître, répondit Joll ; je ferai comme vous venez de me dire.

Là-dessus, le seigneur part à cheval, arrive à Guingamp vers le soir, et descend à l’hôtel du Cheval-Blanc. Il y avait foire, ce jour-là, à Guingamp, et la table était bien garnie, à souper. Les conversations allaient leur train, et l’on contait mainte merveille et maint bon tour.

— Bah ! dit le seigneur, tout cela n’est rien à côté de ce que j’ai vu, moi.

— Qu’avez-vous donc vu ? lui demanda quelqu’un.

— Ce matin, comme je venais à Guingamp, le soleil brillait, et le temps était superbe. Soudain, au moment où je passais au pied de la montagne de Bré, survint une obscurité telle que je ne voyais plus mon chemin. Je crus que c’était la fin du monde qui arrivait.

Tout le monde fut étonné, personne n’ayant rien remarqué de semblable à Guingamp ou aux environs, et on pensa que le seigneur plaisantait ou mentait.

Le lendemain matin, il partit pour Saint-Brieuc.

Le même jour, son domestique Joll se mettait aussi en route, sur un bon cheval, et le soir, il arrivait à l’hôtel du Cheval-Blanc, à Guingamp. À souper, comme la veille, on conta maint bon tour. Son maître lui avait fait la leçon, et ayant tout écouté en silence, il dit tout à coup :

— Bah ! tout cela n’est rien auprès de ce que j’ai vu, moi.

— Qu’avez-vous donc vu ? lui demanda-t-on.

— Ce matin, comme je venais à Guingamp, arrivé près de la montagne de Bré, j’ai vu trois hommes munis de barres qui travaillaient à rouler un œuf énorme ; et ils étaient en bras de chemises, tout essoufflés et ruisselants de sueur.

— Quel mensonge ! dit quelqu’un.

— Ouvrez la porte toute grande ! dit un autre[29].

— Pour moi, dit l’hôtelier, je suis tout disposé à croire que ce que dit cet homme est vrai. Hier, nous avions à souper un voyageur qui nous dit qu’au moment où il passait au pied de la montagne de Bré, il survint tout d’un coup, en plein jour et par un beau soleil, une obscurité telle qu’il ne voyait pas son chemin. Cette obscurité devait être produite par l’oiseau qui a pondu cet œuf et dont les grandes ailes interceptaient les rayons du soleil.

Quand le seigneur arriva le soir à Saint-Brieuc, il descendit à l’hôtel des Quatre-Fils-Aymon.

Vers la fin du repas, revinrent les gais propos et les merveilles, les conteurs renchérissant les uns sur les autres.

— Bah ! dit alors le vieux seigneur, j’ai vu, moi, bien plus fort que tout cela.

— Qu’avez-vous donc vu ? lui demanda-t-on.

— Ce matin, comme je passais au bord de l’étang de Chatelaudren, en venant ici, l’eau y bouillait comme dans une chaudière sur le feu.

— Il faut, alors, que cet étang soit au-dessus de l’enfer, dit quelqu’un.

Le lendemain matin, le seigneur alla plus loin, et son domestique arriva, vers le soir, à l’hôtel des Quatre-Fils-Aymon, et comme on causait encore à table de bons tours et de choses merveilleuses :

— Bah ! dit tout à coup Joll, j’ai vu, moi, bien plus fort que tout cela.

— Quoi donc ? lui demanda-t-on.

— Ce matin, comme je passais au bord de l’étang de Chatelaudren, en venant ici, j’ai vu quatre charrettes attelées chacune de quatre forts chevaux et qui charroyaient du poisson cuit de l’étang.

Et comme tout le monde se récriait :

— Cela doit être vrai, dit l’hôtelier, car, hier soir, nous avions ici un voyageur qui nous a assuré que, quand il passait au bord de l’étang de Chatelaudren, l’eau y bouillait comme dans une chaudière sur le feu.

Quand le vieux seigneur arriva à Paris, il alla tout droit au palais du roi. Le roi avait connu son père, et il lui fit bon accueil et l’invita à loger dans son palais, et le reçut à sa table. Vers la fin du repas, ayant bu une goutte de vin de trop, peut-être, il dit au roi :

— Vous avez, certes, un beau palais, sire, et pourtant, le mien est encore plus beau. Les portes et les fenêtres en sont d’ivoire avec des plaques d’or jaune ; la toiture est en argent blanc, et, au sommet de la plus haute tourelle, il y a un coq en cuivre doré qui bat des ailes et chante douze fois, pendant que midi sonne.

— Comment, insolent, lui dit le roi en colère, osez-vous vous moquer de moi de la sorte, dans mon palais et même à ma table ? Jetez-moi cet homme en prison.

Et aussitôt, des valets se saisirent de lui et le conduisirent en prison.

Le lendemain, Joll Kerdluz arriva aussi à Paris et alla tout droit au palais du roi. Quand il eut dit qui il était, le roi donna l’ordre de le bien accueillir et de lui donner à manger. Puis il le fit venir dans son cabinet et lui demanda :

— Est-ce que votre maître possède un beau château ?

— Oui, certainement, sire, mon maître possède un beau château, et je n’en ai jamais vu d’aussi beau nulle part.

— Vraiment ? Eh bien ! faites-m’en un peu la description.

Et Joll, à qui l’on avait fait la leçon, répéta la description de son maître, et y ajouta d’autres merveilles.

— Il faut que ce château soit en effet bien beau, — se dit le roi en lui-même, — d’après ce que m’en dit cet homme, et j’ai eu tort d’en faire mettre le maître en prison.

Et il donna l’ordre de le faire sortir et de l’amener en sa présence.

— Vous avez, lui dit-il, un domestique qui n’est pas un sot.

— Vous avez raison, sire, car mon domestique n’a pas son pareil au monde. Demandez-lui de faire tout ce qu’il vous plaira, fût-ce de porter une lettre au paradis, et il le fera.

— Vous moquez-vous de moi ? dit le roi.

— Non, sire, je ne dis que la vérité, et vous pouvez l’éprouver.

— Eh bien ! c’est ce que je veux faire. Je vais écrire une lettre, qu’il devra porter au paradis, au bon Dieu lui-même, et s’il ne m’en rapporte pas la réponse, au bout d’un an et un jour, il n’y a que la mort pour lui et pour vous pareillement.

Et le roi écrivit une lettre, mit dessus l’adresse suivante : À Monsieur le bon Dieu, dans son paradis, et, la remettant à Joll, en la présence de son maître, il lui dit :

— Vous allez me porter cette lettre à son adresse, et si vous ne me rapportez pas une réponse, dans un an et un jour, vous serez pendus tous les deux, votre maître et vous.

Voilà nos deux hommes bien embarrassés.

Aller en paradis, vivant, et en revenir de même, quand il est si difficile, dit-on, d’y aller après sa mort !... Et puis, quel chemin prendre ?...

Après avoir longtemps délibéré entre eux, sans rien trouver. Joll, prenant enfin une décision, dit : À la grâce de Dieu ! et partit.

Nous laisserons maintenant son maître et le roi, pour le suivre dans son voyage.

Il va, il va, toujours devant lui. Quand il demande le chemin du paradis, on le prend pour un pauvre innocent ; d’autres le prennent pour un plaisant et l’injurient ou lui jettent des pierres. Déjà ses habits sont en lambeaux, et il n’a plus de chaussures, ni d’argent pour en acheter. Que faire ?

— Ma foi ! dit-il, je vais me bander les yeux ; peut-être arriverai-je plus facilement ainsi.

Et il se banda les yeux et se remit à marcher. Ceux qui le rencontraient s’étonnaient de le voir dans cet état par les chemins ; les enfants le suivaient en criant et en lui jetant des pierres. Il n’y faisait pas attention et allait toujours, sans se plaindre ni parler à personne.

Il y avait six mois qu’il marchait ainsi, nuit et jour, sans éprouver ni faim, ni soif, ni aucun autre besoin, lorsqu’un jour, une voix douce et compatissante lui parla de cette façon :

— Où allez-vous ainsi, mon pauvre garçon ?

— Il est inutile que je vous le dise, répondit Joll ; vous ne pouvez rien pour moi.

— Peut-être ; dites-moi toujours.

— Eh bien ! — car je devine à votre voix que vous êtes bon et compatissant, — je vais vous dire ce que je n’ai encore dit à personne : le roi m’a donné l’ordre de porter une lettre de lui au bon Dieu, dans son paradis, et si, au bout d’un an et un jour, je n’ai accompli mon voyage et rapporté une réponse, je dois être pendu, et mon maître pareillement.

— Eh bien ! mon garçon, ôtez à présent le bandeau qui couvre vos yeux, et je vous conseillerai et vous mettrai sur le bon chemin. Vous approchez du terme de votre voyage ; vous êtes ici au pied du mont Calvaire.

Joll ôta son bandeau et vit un vieillard à barbe blanche et d’une mine très-avenante qui se promenait dans un jardin rempli de belles fleurs. Et ce vieillard lui parla de la sorte, en lui présentant une boule :

— Voici, mon enfant, une boule ; prenez-la, mettez-la par terre, et elle roulera d’elle-même ; suivez-la, et elle vous conduira jusqu’à mon frère, qui vous dira ce que vous devrez faire.

— Merci, grand père, dit Joll, en prenant la boule ; mais, dites-moi, je vous prie, avant de me remettre en route, que signifie ce que je vois ici autour de moi ? Je vois, en effet, trois pommiers, dont l’un porte de belles pommes mûres, un autre, des pommes à peine formées, et enfin un troisième, qui est tout couvert de fleurs.

— Quand vous repasserez par ici, mon enfant, en revenant du paradis, je vous expliquerai tout cela. Ma boule, comme je vous l’ai déjà dit, vous conduira ; vous n’aurez qu’à la suivre. Vous arriverez bientôt près d’une croix où vous verrez un vieillard agenouillé et priant. C’est mon fils, qui, depuis cinq cents ans, est dans cette posture. Il reconnaîtra ma boule et vous recevra bien, et vous donnera des conseils que vous suivrez exactement.

— Merci, grand père, et que Dieu vous bénisse, dit Joll.

Et il posa sa boule à terre. Aussitôt elle commença à rouler, et lui de la suivre. Au bout de quelque temps, elle alla heurter contre les marches d’une croix de pierre.

— Salut à toi, boule de mon frère, — lui dit un vieil ermite qui y priait à genoux ; — voici cent ans que je ne t’avais vue ; qu’y a-t-il de nouveau ?

Et apercevant alors Joll, il lui demanda :

— Où allez-vous, et en quoi puis-je vous être utile, mon enfant? Parlez avec confiance, et soyez le bienvenu, puisque vous venez de la part de mon frère.

— J’ai une lettre à porter au paradis, mon père.

— C’est bien, mon fils ; vous n’en êtes plus bien loin ; mais, écoutez attentivement ce que je vais vous dire, et suivez mes conseils de point en point. Observez bien tout ce que vous verrez sur votre passage; ne vous effrayez de rien, quoi que vous puissiez voir ou entendre, et surtout ne regardez jamais derrière vous, ou vous tomberez au fond du puits de l’enfer. Vous verrez des choses étranges et auxquelles vous ne comprendrez rien ; mais, quand je vous reverrai, au retour, je vous expliquerai tout. Il vous faudra gravir cette montagne escarpée que voilà devant vous. Avant d’arriver à la montagne, vous passerez par une prairie aride, brûlée par le soleil et où pas une herbe ne pousse, et pourtant, vous y verrez des vaches bien portantes et luisantes de graisse. Couchées sur le sable brûlant, elles vous regarderont passer, sans se déranger, et vous paraîtront contentes et heureuses.

Plus loin, vous passerez par une autre prairie à l’herbe grasse et haute et abondante, et pourtant, vous y verrez des vaches maigres, décharnées, maladives et tristes, et quand une d’elles veut paître, toutes les autres se jettent dessus pour l’en empêcher.

Au sortir de cette prairie, vous vous trouverez dans une belle avenue de grands arbres, avec de belles fleurs parfumées, de beaux oiseaux chantants, et où des jeunes gens et des jeunes filles richement parés mangent et boivent, et dansent, et rient, et chantent gaîment. On vous priera de prendre part à leurs festins et à leurs ébats ; de belles filles vous feront toutes sortes d’agaceries et d’avances ; mais, ne les écoutez pas, et poursuivez votre route, sans vous arrêter, ou vous êtes perdu à tout jamais.

À l’autre extrémité de cette belle avenue, vous verrez un sentier étroit et montant, encombré de ronces et d’épines, et il vous faudra passer par là. Dans ce sentier pénible, mon fils, vous serez rudement éprouvé ; je ne vous dirai pas toutes les choses effrayantes que vous y verrez ou entendrez ; mais, quoi que vous voyiez ou entendiez, n’ayez pas peur, ne regardez pas derrière vous, et continuez d’avancer avec courage et résolution. Si vous parvenez à franchir heureusement ce terrible passage avec la haie de ronces et d’épines qui le termine, tout ira bien, et vous pourrez être sans inquiétude pour le reste du voyage. Au retour, quand vous repasserez par ici, je vous donnerai l’explication de tout ce que vous aurez vu et entendu, sans y rien comprendre. Allez, à présent, à la grâce de Dieu, mon fils, et moi je resterai ici à prier pour que vous puissiez mener à bonne fin votre entreprise.

Joll remercie le vieillard et se remet en route. Il passe heureusement la prairie aux vaches grasses, puis celle aux vaches maigres, puis la belle avenue où l’on festoie et danse, et rit, et chante. Voici le sentier étroit, ardu, caillouteux. Il y entre avec résolution. Mais avec quel mal il avance ! Bientôt il voit venir sur lui quelque chose comme une barrique de feu. C’est épouvantable !

— Hélas ! se dit-il, pour le coup, c’en est fait le moi !

Cependant, il ne recule pas ; il se tient ferme au milieu du sentier, et, au moment où il croyait qu’il allait être réduit en cendres, le feu passa par dessus sa tête, sans lui faire de mal.

Presque aussitôt, il entendit derrière lui un bruit épouvantable, comme si la mer en fureur était sur ses talons et allait l’engloutir. Ses cheveux se dressent d’effroi sur sa tête ; pourtant, il se tient ferme au milieu du sentier, sans regarder derrière lui, et il en est encore quitte pour la peur. Il arrive à l’extrémité du sentier et se trouve arrêté court par une haie d’épines et de ronces haute et très-serrée.

— Mon Dieu, dit-il, comment pourrai-je jamais franchir cette haie, fatigué et faible comme je le suis ? Il n’y a pas à dire, pourtant, il faut essayer, arrive que pourra.

Il franchit la haie avec beaucoup de mal et tombe de l’autre côté, dans une douve remplie de ronces et d’orties, où il s’évanouit, épuisé par le sang qu’il perdait. Au bout de quelque temps, il recouvre ses esprits, et son premier soin est de s’assurer s’il n’a pas perdu sa lettre. Il l’a encore ; il reprend courage et parvient à sortir de la douve, tout sanglant, nu ou peu s’en faut, et le corps tout déchiré. Il faisait pitié à voir.

Il arrive alors dans un lieu rempli de belles fleurs parfumées, de papillons et de petits oiseaux aux chants mélodieux. Une rivière claire et limpide le traverse. Il s’approche de la rivière, s’assoit sur une pierre et trempe ses pieds dans l’eau. Il se sent aussitôt soulagé et s’endort, et rêve qu’il est dans le paradis.

En s’éveillant, il fut étonné de sentir ses forces revenues et de voir ses blessures cicatrisées.

Devant lui était le mont Calvaire, et il y voyait notre Sauveur attaché à la croix, et le sang coulait encore de ses blessures. Il se lève pour poursuivre sa route. Arrivé au pied de la montagne, il voit une foule de petits enfants occupés à la gravir. Ils étaient charmants, avec leurs robes blanches, et leurs cheveux blonds et bouclés. Ils montaient presque jusqu’au sommet ; mais au moment d’y mettre le pied, ils roulaient jusqu’au bas, tenant à la main des poignées d’herbes arrachées, dans leur chute. Et ils recommençaient de monter, pour dégringoler encore.

Voyant venir un homme, ils coururent à lui, comme un essaim d’abeilles, en disant :

— Emmenez-moi avec vous ! emmenez-moi avec vous !

Il en prend trois, un sur chaque épaule et un autre qu’il tient par la main, et monte avec eux. Il n’avait plus qu’un pas ou deux à faire pour arriver au sommet, lorsqu’il dégringole aussi avec les enfants, jusqu’au pied de la montagne. Il recommence une seconde, puis une troisième fois, avec trois autres enfants, et n’est pas plus heureux. Voyant alors qu’il ne peut atteindre le sommet de la montagne avec des enfants, il essaie d’y arriver seul et y réussit facilement.

Il vit là un beau calvaire et s’agenouilla sur les marches de pierre pour prier. Notre Sauveur était toujours sur la croix ; il n’était pas encore mort, et le sang coulait de ses blessures et tombait sur la terre.

Après avoir prié et versé des larmes abondantes, Joll se leva pour aller plus loin. Il remarqua non loin de là une belle habitation, comme un palais.

— C’est là sans doute le paradis, se dit-il.

Il s’avance et frappe à la porte. Un vieillard à longue barbe blanche, et portant suspendu à la ceinture un trousseau de clés, vient ouvrir et lui demande :

— Que demandez-vous, mon garçon ?

— Le paradis, et il me semble que j’y suis arrivé enfin, après tant de mal.

— C’est bien ici le paradis, en effet ; mais tout le monde n’y entre pas.

— Voici une lettre qu’on m’a donnée à porter au bon Dieu, dans son paradis.

— C’est bien ; donnez-la-moi, et asseyez-vous là sur un fauteuil, et je vais la remettre au bon Dieu et vous apporter la réponse, s’il y a lieu.

Et saint Pierre prit la lettre, pour la porter à son adresse. Joll s’assit dans un beau fauteuil et, apercevant des lunettes sur une petite table auprès, il les mit sur son nez, et vit alors des choses si belles, si belles, qu’il en fut tout émerveillé.

En voyant le vieux portier revenir, il ôta vite les lunettes, craignant d’être grondé.

— Ne craignez rien, mon enfant, lui dit saint Pierre ; voici déjà cinq cents ans que vous regardez avec mes lunettes.

— Jésus ! que dites-vous ? Je viens de les mettre sur mon nez.

— Oui, mon enfant, il y a cinq cents ans, et vous trouvez le temps court, à ce que je vois.

— Grand Dieu ! et moi qui devais être de retour de mon voyage, dans un an et un jour, sous peine de mort.

— N’ayez pas d’inquiétude à ce sujet ; venez, et je vais vous faire voir votre roi et votre maître aussi, qui sont ici depuis longtemps.

Et il le conduisit à la porte du paradis, qui était entrebâillée, et lui montra son roi et son maître, sur des sièges en or, couronnés de gloire et environnés d’une lumière éclatante. Au-dessus d’eux, Joll remarqua un autre siège plus beau, mais qui était vide.

— Pour qui est cet autre siège au-dessus d’eux, et qui brille comme le soleil ? demanda-t-il.

— Pour vous-même, mon fils, lui dit saint Pierre, et avant un an d’ici, vous viendrez vous y asseoir.

— Serait-ce vrai, mon Dieu ?

— Comme je vous le dis ; mais allons-nous-en, à présent.

— Oh ! laissez-moi encore contempler mon siège.

— Voici cent ans que vous êtes à le regarder, et il me semble que c’est assez ; allons-nous-en. Voici la réponse du Père éternel à votre lettre. En arrivant dans votre pays, vous remettrez cette lettre au recteur de votre paroisse, qui vous donnera cent écus. Vous distribuerez tout cet argent aux pauvres, et quand vous aurez tout donné, jusqu’au dernier denier, vous mourrez sur la place et reviendrez ici occuper le beau si que je vous ai fait voir, et vous resterez avec nous à tout jamais. Retournez donc dans votre pays : vous n’éprouverez plus aucune difficulté et ne rencontrerez sur votre passage que les deux vieillards qui vous ont aidé de leurs conseils, et qui vous donneront l’explication des choses extraordinaires que vous avez vues pendant votre voyage.

Joll prit alors congé de saint Pierre et se remit en route, pour retourner dans son pays. En passant par le mont Calvaire, il s’agenouilla encore devant la croix de notre Sauveur, pour l’adorer et le remercier. Au pied de la montagne, il retrouva le même vieillard en prière, et immobile comme une statue de pierre.

— Salut, mon père, lui dit-il.

— Te voilà donc de retour, mon enfant ; as-tu réussi dans ton entreprise ?

— Oui, grâce à Dieu et à vous-même, mon père.

— Tant mieux, mon enfant ; voici ma boule, qui te conduira jusqu’à mon frère, lequel te donnera l’explication de toutes les choses extraordinaires que tu as vues dans ton voyage.

Joll fit ses adieux au vieil ermite et se remit en route, suivant la boule, qui roulait devant lui.

Il arrive à l’autre vieillard, qui était dans son jardin, parmi ses fleurs, et assis sous un pommier.

— Salut, mon père, lui dit-il.

— C’est donc toi, mon fils ? As-tu réussi dans ton voyage ?

— J’ai réussi, mon père, grâce à Dieu et à vos bons conseils. Mais donnez-moi, à présent, je vous prie, l’explication des choses extraordinaires que j’ai vues.

— Oui, mon fils, je vais t’expliquer tout ce qui t’a étonné, comme je te l’ai promis. Qu’as-tu vu d’abord, en allant, après avoir quitté mon frère ?

— J’ai d’abord vu des vaches et des bœufs gras et luisants, dans un lieu où il n’y avait que du sable aride et brûlant, et pas un brin d’herbe.

— Eh bien ! mon fils, ces vaches et ces bœufs gras, dans un lieu si désolé, représentent les pauvres, qui sont contents de leur sort sur la terre.

— Et les vaches et les bœufs maigres que j’ai vus, plus loin, dans un lieu où l’herbe était grasse et abondante, et qui se battaient constamment ?

— Ce sont là les riches, mon fils, que rien ne peut contenter et qui se font toujours la guerre pour posséder davantage.

— Et ceux que j’ai vus ensuite, dans une belle avenue, festoyant et dansant, et chantant gaiment ?

— Ce sont des démons, mon fils, qui voulaient, par l’attrait des plaisirs, te détourner de la bonne voie et te perdre comme eux.

— Et le sentier étroit, pierreux, ardu, rempli de ronces et d’épines, et où j’ai eu tant de mal ?

— C’est là le chemin du paradis.

— Et la barrique de feu qui m’a fait si grande peur ?

— C’étaient encore des démons essayant de te faire revenir sur tes pas.

— Et la haie d’épines, si fournie, où j’ai laissé mes vêtements et déchiré tout mon corps, et la douve remplie de ronces et d’orties, où je me suis évanoui ?

— Le purgatoire, mon fils. Les ronces, les épines et les orties qui t’ont piqué et brûlé, et que tu as arrosées de ton sang, sont autant d’âmes en peine que tu as délivrées et qui, en ce moment, prient pour toi dans le paradis, où tu iras bientôt les rejoindre, car tu as fait ton purgatoire.

— Et le beau jardin rempli de belles fleurs parfumées et de beaux oiseaux chantants, avec la rivière où j’ai lavé mes blessures et trouvé tant de soulagement ?

— Là, mon fils, tu étais déjà dans le vestibule du paradis. Cette belle rivière était le Jourdain, dans lequel notre Sauveur se baigna souvent, quand il était sur la terre.

— Et les gentils petits enfants qui gravissaient la montagne et roulaient jusqu’à la plaine, au moment où ils allaient atteindre le sommet ?

— Ce sont les enfants morts sans baptême et qui ne peuvent jouir de la vue de Dieu. Ces pauvres enfants n’éprouvent aucune douleur, et leur seule punition est d’être privés de la vue de Dieu.

— Dites-moi, à présent, mon père, ce que signifient aussi les trois pommiers de votre jardin.

— Celui qui porte de belles pommes rouges représente l’homme dans la force de l’âge et de la santé ; celui qui porte des fruits à peine formés représente l’enfant qui vient de naître ; et celui qui est en fleurs représente le germe, dans le sein de la mère. À présent, mon fils, je te fais mes adieux ; nous nous reverrons dans le royaume de Dieu. Tu mourras avant un mois d’ici, et moi, au bout de sept mois, quand j’aurai achevé ma pénitence. Je sais tout cela. J’ai encore quelque chose à te dire : tu n’éprouveras ni peine ni souffrance d’aucun genre, jusqu’à ce que tu mettes le pied sur le sol de ta paroisse ; alors, tu sentiras le feu dans ta chair ; mais souffre encore un peu avec résignation et courage. Garde-toi aussi de rougir de tes vêtements ou de ton corps, en quelque état que tu te trouves, à ton arrivée dans ton pays. Et maintenant, au revoir, dans le paradis de Dieu.

Joll se remit en route pour son pays. En mettant le pied sur le sol de sa paroisse, comme le lui avait prédit l’ermite, il souffrit dans tout son corps, comme si le feu consumait sa chair. Quand il arriva au bourg, c’était un dimanche, et la procession faisait le tour du cimetière. Il y prend place et ne reconnaît personne. Mais les fidèles s’effraient à son aspect et s’éloignent de lui. Il s’étonne et se regarde. Il aperçoit alors qu’il est tout nu, couvert de sang et de blessures, et réduit presque à l’état de squelette. Il entre dans l’église. Le recteur l’y suit. Joll lui donne la lettre qu’il apporte du paradis. Il la lit, puis s’écrie :

— Oh ! que vous êtes heureux, et que je voudrais être à votre place !

Il lui donne cent écus. Joll fait avertir tous les pauvres de la paroisse qu’il veut leur distribuer des aumônes. Ils s’assemblent autour de lui, dans le cimetière, et il leur distribue tout son argent. Au moment de donner la dernière pièce, il la montre au peuple et dit :

— Voici ma dernière pièce, et celui qui la recevra pourra dire qu’il aura ma vie entre ses mains, car aussitôt que je l’aurai donnée, je mourrai.

Il donna la pièce à une pauvre femme et expira à l’instant même.

Et l’on vit alors descendre du ciel quatre colombes blanches et quatre anges blancs, qui emportèrent son corps au paradis (i).


(Conté par Jean-Marie Guézennec, scieur de long,
à Plouaret, janvier 1869.)
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(i) M. le colonel Troude a publié dans son dictionnaire breton-français, au mot Marvaill, de la page 431 à la page 441, un conte breton recueilli par M. Milin, sous le titre de : Le gars Laouik et le bon Dieu, récit fort prolixe et qui a beaucoup de rapport avec le nôtre. En voici le résumé :

Une pauvre femme est restée veuve avec trois fils. Parvenu à l’âge de seize ans, l’aîné, nommé Paul, veut voyager. Il est pris dans un château, pour soigner un âne et le promener. Un jour, il entreprend une promenade plus longue que d’habitude, et son maître lui recommande de laisser aller l’âne à sa volonté et de ne jamais tirer sur sa bride, pour lui faire changer de direction ou revenir sur ses pas. Le voilà donc parti, monté sur sa bête. Il rencontre bientôt un vieux mendiant, qui lui demande un morceau de pain. Paul lui répond qu’il n’en a pas trop, et poursuit sa route. Il arrive à un bras de mer. L’âne entre résolument dans l’eau ; mais Paul a peur de se noyer, et il tire sur la bride et revient au château. Le maître le renvoie aussitôt, parce qu’il a désobéi. Il revient chez sa mère et conte son aventure. Le second fils de la veuve, nommé Bastien, part à son tour, arrive dans le même château, y est aussi pris pour soigner l’âne, refuse un peu de pain au même vieillard et est bientôt congédié, comme son aîné, et pour le même motif. Le dernier, nommé Laouik, veut aussi tenter l’aventure. Il partage son pain avec le vieux mendiant, laisse aller l’âne à l’eau, aussi loin qu’il veut et aborde une terre où il voit des choses étranges : un homme qui avait un doigt dans le feu et ne pouvait l’en retirer, et poussait des cris épouvantables ; plus loin, un autre homme couché sur un lit de braise ardente, et souriant en regardant le ciel ; plus loin encore, dans une grande lande aride, il voit des vaches grasses et luisantes, et qui paraissaient heureuses ; puis, dans une prairie pleine d’herbe haute et grasse, d’autres vaches, maigres, décharnées et qui paraissent bien malheureuses ; plus loin, deux rochers placés des deux côtés de la route s’entrechoquent et se battent avec un tel acharnement, qu’il en jaillit des étincelles et des fragments de pierre qui s’en détachent. Il passe sans mal, mais non sans crainte, entre les deux rochers, et arrive à un pont étroit et glissant et sans parapets. Il franchit encore heureusement le pont et se trouve alors dans un bois ou un jardin délicieux, où les arbres étaient chargés de beaux fruits, et les oiseaux chantaient mélodieusement. Cependant, l’âne ne s’arrête pas et continue de marcher droit devant lui, et il se trouve devant une haie d’épines et de ronces, si fournie, qu’un roitelet n’aurait pu passer à travers. Heureusement que la haie s’entr’ouvre devant eux, et ils passent encore, sans mal. Alors, Laouik se trouve dans une belle prairie, devant une nappe blanche étendue sur l’herbe, et sur laquelle il voit toutes sortes de mets appétissants et de flacons de vins délicieux. L’âne s’arrête et se met à paître, ce que voyant Laouik descend et mange et boit à discrétion. Puis il remonte sur sa bête, et celle-ci revient tranquillement à la maison, en repassant par le même chemin. Laouik arrive au château et va saluer son maître.

— C’est fort bien, lui dit celui-ci, mais où as-tu été ?

— Ma foi ! maître, je n’en sais rien ; mais j’ai vu des choses bien étranges.

— Dis-moi ce que tu as vu, et je t’en donnerai l’explication.

Et Laouik raconta tout ce qu’il avait vu, et son maître lui dit :

— La mer que tu as traversée représente le monde, où chacun doit faire son chemin, à ses risques et périls ; l’homme qui n’avait qu’un doigt dans le feu et qui criait si fort, ne pouvant l’en retirer, allait en enfer ; il était condamné, et rien ne pouvait le sauver du feu éternel ; son bras, puis tout son corps, devaient passer à la suite de son doigt ; l’homme qui, couché sur un lit de braise ardente, souriait, les yeux fixés au ciel, était dans le purgatoire, d’où il voyait Dieu, et cette vue seule suffisait pour l’empêcher de souffrir. Les vaches grasses, dans le pré aride, et les vaches maigres, dans le pré rempli d’herbe grasse et haute, représentent les pauvres contents de leur sort, et les riches avides et insatiables. Les deux rochers qui s’entrechoquaient si violemment, des deux côtés de la route, sont deux frères qui se détestaient et se battaient constamment sur la terre. Le chemin étroit et difficile et le pont élevé et glissant représentent le chemin du paradis. La belle promenade que tu vis ensuite et la belle vallée où tu t’arrêtas pour manger et boire sont le vestibule du paradis, et la nourriture et le breuvage que tu y as trouvés sont la nourriture et le breuvage de vie, qui t’empêcheront de mourir, c’est-à-dire d’aller en enfer. Il y a aujourd’hui cent deux ans que tu es parti d’ici pour entreprendre ton voyage, bien qu’il te semble qu’il n’a pas duré plus de huit jours. Ta mère est, depuis longtemps déjà, dans le paradis, et, dans quelques jours, tu iras l’y rejoindre. Et le vieux mendiant que tu as trouvé sur ton chemin, et avec qui tu as partagé ton pain, tu ne m’en as rien dit. Eh bien ! ce vieillard, c’était moi-même.

Laouik reconnut alors que son maître n’était autre que le bon Dieu lui-même. Il mourut aussitôt, et deux anges blancs descendirent du ciel, où ils emportèrent son corps.

Dans un autre conte breton de ma collection (Trégout-a-Baris), Jésus-Christ, voyageant en Basse-Bretagne avec saint Pierre, recueillit un jour un enfant nouveau-né, qui avait été abandonné au bord d’un chemin. Il le fit baptiser, lui servit de parrain et le plaça en nourrice, dans une bonne ferme. Quand l’enfant eut dix-huit ans, il voulut voyager. Il se rend à Paris et est pris comme valet d’écurie, à la cour du roi. Il soigne si bien les chevaux qui lui sont confiés, qu’ils deviennent les plus beaux des écuries royales, ce qui lui vaut les bonnes grâces du monarque, mais aussi la jalousie des autres valets. Ceux-ci, pour se débarrasser de lui, imaginent de le faire envoyer par le roi vers le soleil, pour lui demander pourquoi il est rouge, le matin, quand il se lève. Il se met en route et rencontre bientôt une belle cavale blanche qui l’invite à monter sur son dos. Cette cavale fait mille lieues par jour. Il passe la nuit dans un premier château dont le seigneur, malade depuis longtemps, le prie de demander au soleil ce qu’il doit faire pour recouvrer la santé. Dans un second château, où il passe la seconde nuit, le seigneur le charge de demander au soleil pourquoi un poirier qu’il a dans son jardin porte des fleurs et des fruits tous les ans, mais d’un côté seulement, tandis que l’autre côté ne porte ni fleurs ni fruits.

Notre héros arrive alors à un bras de mer, et se sépare de sa cavale, qui l’attendra là jusqu’au retour. Un passeur le prend sur son bateau et le dépose sur la rive opposée, sans le charger d’adresser aucune question de sa part au soleil, ce qui doit être une lacune ou un oubli du conteur, car, dans une autre version bretonne, le batelier le prie de demander au soleil pourquoi on le retient depuis cinq cents ans sur son bateau, et ce qu’il doit faire pour être délivré.

— L’imbécile ! répond le soleil, il n’a qu’à donner la mèche pour allumer sa pipe au premier homme à qui il fera passer l’eau, et ne pas la lui reprendre de la main, et il sera délivré, et l’autre restera à sa place.

Trégout-a-Baris arrive enfin au palais du soleil, et lui adresse ses questions. Le soleil lui répond : 1° que s’il est rouge, le matin, quand il se lève, c’est parce que la princesse au château d’or a son château près de son palais, et que la réflexion de la lumière sur son dôme et ses murailles d’or massif produit cet effet[30] ; 2° le seigneur malade du premier château recouvrera la santé, dés qu’il aura fait tuer un crapaud qui est caché sous son lit. Dans une autre version, au lieu du seigneur malade, c’est la fille du roi qui, le jour de sa première communion, s’est trouvée indisposée et a vomi la sainte hostie, en arrivant dans sa chambre. Un crapaud l’a aussitôt avalée, puis il s’est retiré sous le lit de la princesse, où il se tient caché dans un trou. Il faut, pour que la princesse guérisse, qu’elle fasse extraire la sainte hostie du corps du crapaud et la mange de nouveau ; 3° le poirier du second château ne porte de fleurs et de fruits que d’un seul côté, parce qu’il y a un serpent aux racines de l’arbre, du côté stérile, et une barrique d’argent de l’autre côté. Que l’on enlève le serpent et qu’on le tue, et le poirier portera des fleurs et des fruits des deux côtés.

Le héros s’en retourne et fait connaître les réponses qu’il rapporte. Mais il n’est pas au bout de ses épreuves, et il lui faut encore amener au roi la princesse au château d’or, puis le château lui-même, avec la clé, que la princesse a laissée tomber au fond de la mer, et enfin de l’eau de la vie, pour rajeunir le vieux monarque. Il réussit dans toutes ces épreuves, grâce à sa cavale blanche et à différents autres animaux. Au dénoûment, il épouse la princesse du château d’or, et sa cavale blanche devient une belle dame, qui n’est autre que la sainte Vierge elle-même envoyée par Jésus-Christ pour tirer son filleul d’embarras.

On voit que l’élément chrétien a été introduit après coup dans ce conte, et assez maladroitement, du reste. Dans un quatrième conte bas-breton intitulé : Le Prince blanc et où l’élément païen et l’élément chrétien sont aussi confondus, le héros va, non plus vers le soleil, mais vers le Père Éternel, pour lui adresser plusieurs questions du même genre que celles du conte précédent. Il arrive au pied du mont Sinaï, qu’il gravit péniblement. Plus loin, il rencontre, dans un chemin creux, deux arbres qui s’entrechoquent si violemment, que leur écorce vole en éclats, avec des fragments de bois. Les deux arbres s’arrêtent un moment, pour le laisser passer, mais à la condition qu’il demandera au Père Éternel et leur dira, au retour, pourquoi on les force ainsi à se battre continuellement, depuis six cents ans. Plus loin, c’est une vieille femme qui file, assise sur son rouet, barrant le passage, et elle refuse aussi de le laisser passer, s’il ne lui promet de savoir du Père Éternel pourquoi on la retient ainsi à filer, dans ce chemin, depuis huit cents ans. Plus loin encore, il arrive à un bras de mer, où 11 trouve un passeur qui refuse de le conduire sur la rive opposée, à moins qu’il ne veuille demander au Père Éternel pourquoi on le retient ainsi sur son bateau de passeur depuis neuf cents ans, et s’il a encore longtemps à y rester. Il promet, et le passeur lui fait alors passer la Mer Rouge.

Il gravit ensuite, péniblement, une haute montagne, au sommet de laquelle est une grande et belle plaine, où il voit un troupeau de petits agneaux bondissants et bêlants. Mais leurs bêlements ont quelque chose de triste. Il passe et rencontre, un peu plus loin, une chapelle dont la porte est fermée. Il frappe à la porte, et un vieillard vient lui ouvrir. C’est saint Pierre. Enfin, il arrive jusqu’au Père Éternel, lui adresse ses questions et en reçoit les réponses suivantes :

— Les petits agneaux aux bêlements tristes sont des enfants morts sans baptême. Le vieux passeur sur son bateau sera délivré quand il aura trouvé quelqu’un pour y prendre sa place ; mais il ne faut le lui dire qu’après avoir passé le bras de mer. La vieille fileuse sur son rouet a profané le repos du dimanche, et doit filer éternellement, jusqu’à ce qu’elle ait tué quelqu’un d’un coup de sa quenouille ou de son fuseau. Il ne faut le lui dire aussi qu’après avoir passé. Les deux arbres qui se battent si cruellement sont deux frères ou deux époux qui se disputaient et se battaient constamment, quand ils vivaient sur la terre, et leur supplice ne doit finir que quand ils auront tué un homme en l’écrasant entre eux. Il ne faut le leur dire aussi qu’après avoir passé.

Le héros, en récompense des fatigues de son voyage, doit épouser une des trois filles du roi. Il demande l’aînée, qui lui est venue en aide et l’a mis à même de mener son entreprise à bonne fin. Mais le roi dit que les trois princesses seront mises dans une chambre obscure et que le héros devra y faire son choix. La princesse aînée mange du miel avant l’épreuve, et dit à son protégé qu’il la reconnaîtra facilement au bourdonnement d’une abeille qui voltigera autour de sa tête.

Dans la Revue celtique, vol. II, pages 289 et suivantes, j’ai publié, sous le titre général de : La femme du Soleil, quatre contes bretons où il est également question d’un voyage jusqu’au soleil. Le héros, pendant ce voyage, voit aussi plusieurs choses qui excitent son étonnement et dont il demande l’explication. Il semble ressortir de la comparaison de toutes ces versions que c’est bien au soleil que doivent être adressées les questions, et que le Père Éternel est une substitution arbitraire et relativement moderne.

L’épisode des vaches maigres, dans la prairie au pâturage abondant, et des vaches grasses, dans la plaine de sable aride, se retrouve dans : L’homme aux dents rouges, du recueil de M. Jean Bladé, Contes populaires recueillis en Agenais, page 52, 1874.

Le mythe des heures oubliées se retrouve aussi dans plusieurs contes bretons de ma collection.

Cf. aussi : Musique du ciel, conte irlandais, de Kennedy, traduit par M. Loys Brueyre, dans son important recueil : Contes populaires de la Grande-Bretagne ; la Vieillesse d’Oisin, conte du même recueil qui, tous deux, sont accompagnés de commentaires très-curieux.


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IX
celui qui racheta son père et sa mère de l’enfer.



Au temps jadis, il y avait au château de Kerjean, en Braspartz, un riche et puissant seigneur qui avait trois fils.

Quand moururent leur père et leur mère, les trois jeunes seigneurs menèrent joyeuse vie, et bientôt ils eurent mangé tout ce que leur avaient laissé leurs parents. L’aîné, qui s’appelait François, voulut alors quitter le pays et voyager, pour chercher fortune. Il fit donc ses adieux à ses deux frères et partit.

Il rencontra bientôt sur sa route un vieillard à mine vénérable qui lui demanda :

— Que cherchez-vous, jeune homme ?

— Je cherche du travail, pour gagner ma vie, répondit-il.

— Vous ne me paraissez guère avoir l’habitude du travail, pourtant.

— J’ai été riche ; mais j’ai follement dépensé ce que m’avaient laissé mes parents, et, à présent, il me faut travailler pour vivre.

— Eh bien ! venez avec moi, et je verrai ce que je pourrai faire pour vous.

Et le jeune homme suivit le vieillard. Celui-ci remmena avec lui dans un beau château, le fit manger et le conduisit ensuite à son lit, et lui dit qu’il n’aurait pas besoin de se lever, le lendemain matin, jusqu’à ce qu’il entendît sonner la cloche. Il ajouta qu’il lui ferait connaître, le lendemain, les conditions de son engagement. Puis il s’en alla.

François dormit on ne peut mieux, satisfait d’avoir affaire à un maître qui paraissait si bon, et il s’éveilla vers six heures, le lendemain matin. Comme il n’entendait sonner aucune cloche, il s’ennuya dans son lit, se leva à sept heures et descendit. Le vieillard lui dit :

— Je vous avais recommandé de ne descendre que lorsque vous entendriez sonner la cloche ; est-ce que votre lit n’était pas bon ?

— Si, sûrement, maître ; mais, une fois éveillé, le matin, je n’aime pas à rester au lit, et je n’ai pas cru mal faire en me levant à sept heures.

— C’est bien ; déjeûnez toujours, puis je vous indiquerai votre travail de la journée.

François déjeûna, et, quand il eut fini, le vieillard lui fit signe de le suivre. Il le conduisit dans une vaste cour, où il y avait un grand troupeau de moutons, et lui dit :

— Voilà un troupeau de moutons que vous aurez à garder, tous les jours, jusqu’au coucher du soleil, et, au bout de l’année, si je suis content de vous, vous recevrez cent écus.

— Cela me convient, répondit François ; ce n’est pas là une besogne bien difficile.

— Je dois vous dire encore, reprit le vieillard, que vous ne devez jamais mentir, car, au premier mensonge, je vous renverrais, sans le sou.

— C’est entendu, maître ; mais où faut-il conduire les moutons ?

— Vous n’avez qu’à les laisser marcher devant vous et à les suivre ; ils savent bien où ils doivent aller. Quand ils s’arrêteront, vous vous arrêterez aussi, et, au coucher du soleil, vous les ramènerez.

— C’est bien, maître, je ferai exactement comme vous dites, car je désire vous contenter.

Et les moutons sortirent alors de la cour, un grand bélier à la tête du troupeau, et François les suivant. Ils passèrent, tôt après, auprès d’une fontaine. Les moutons continuèrent de marcher, sans y faire attention. François, en voyant l’eau limpide et claire, se dit :

— Voilà de l’eau qui doit être bien bonne ! Il faut que j’en boive, pour voir.

Et il en but, dans le creux de sa main, et la trouva, en effet, délicieuse. Puis il se remit à suivre ses moutons, qui allaient toujours. Peu après, ils passèrent auprès d’une autre fontaine remplie de lait. Les moutons continuèrent de marcher, sans s’arrêter. Mais François s’arrêta, tout étonné, et s’écria :

— Tiens, une fontaine de lait ! Jamais je n’avais vu pareille chose ; il faut que j’en boive.

Et il en but, et puis il suivit encore son troupeau. Ils arrivèrent alors à une troisième fontaine, qui était de vin rouge. Les moutons continuèrent leur marche. Mais François s’arrêta encore et but à la fontaine de vin rouge, comme aux deux autres, et il en but tant même, qu’il se trouva ivre et s’endormit sur le gazon, auprès. Quand il se réveilla, le soleil se couchait, et il vit les moutons qui rentraient. Il ne savait où ils avaient été, et il les suivit encore. Quand il arriva dans la cour du château, le vieillard, qui l’attendait, lui dit :

— Vous voilà de retour ?

— Oui, maître, comme vous me l’aviez recommandé, au coucher du soleil.

— C’est bien ! et qu’avez-vous vu d’extraordinaire ?

— Ma foi, j’ai vu d’abord une fontaine dont l’eau était bien limpide et bien claire.

— Et vous en avez bu ?

— Oui, j’en ai bu ; j’avais soif.

— Qu’avez-vous vu ensuite ?

— Ensuite j’ai vu une autre fontaine, une fontaine de lait, ce que je n’avais jamais vu encore.

— Et vous en avez encore bu ?

— Oui, j’ai bu à celle-là aussi.

— Et après ?

— Après, j’ai vu une troisième fontaine, une fontaine de vin rouge, cette fois.

— Et vous en avez bu, comme des autres ?

— Non, je n’ai pas bu à celle-là.

— Vous y avez bu, et vous vous êtes enivré, et vous n’avez pas suivi plus loin votre troupeau. Vous êtes un mauvais berger, et vous avez menti. Vous vous rappelez nos conditions ? Vous pouvez donc vous en aller ; je n’ai pas besoin de vous, et je ne vous dois rien.

Et il lui fallut partir, sans le sou. Il revint vers ses frères, dans un état fort piteux, et leur raconta ce qui lui était arrivé.

— Eh bien ! moi, je veux voyager aussi, — dit alors le second frère, qui s’appelait Yves, — et j’espère ne pas m’en retourner dans un aussi piteux état.

Et il partit, et ne fut pas plus heureux que son aîné. Il lui arriva absolument comme à celui-ci. Il rencontra le même vieillard, alla avec lui à son château, but aux trois fontaines, s’enivra à la fontaine de vin rouge, mentit et fut aussi renvoyé, sans le sou.

En le voyant revenir dans un aussi triste état que François, le cadet, qui avait nom Jean, voulut partir à son tour.

Il rencontra aussi le même vieillard que les deux autres et alla aussi avec lui à son château. Mais, le lendemain matin, il ne se leva pas avant que la cloche n’eût sonné, et, au moment de partir avec les moutons, le vieillard lui fit les mêmes recommandations qu’à ses deux frères. Il sortit alors du château et suivit le troupeau. Il arriva bientôt à la fontaine d’eau limpide et claire, et, en la voyant, il s’agenouilla et dit :

— Si cette fontaine était faite des larmes que répandit la sainte Vierge, quand son divin Fils mourut pour nous, sur la croix !...

Et il récita cinq Pater et cinq Ave, puis il se releva, et ses moutons, qui l’avaient attendu pendant qu’il priait, continuèrent de marcher.

Arrivé à la fontaine de lait, il dit :

— Si cette fontaine était faite du lait que fournit la mère de notre Sauveur pour nourrir son divin Fils !…

Et il s’agenouilla encore, et récita cinq Pater et cinq Ave, et les moutons s’arrêtèrent pendant qu’il priait, puis ils continuèrent leur route et arrivèrent à la fontaine de vin rouge. Jean s’agenouilla pour la troisième fois, en disant :

— Si cette fontaine était faite du sang que répandit notre divin Sauveur sur la croix !…

Et il récita encore cinq Pater et cinq Ave, puis les moutons, qui semblaient prier aussi, se remirent en marche, et il les suivit.

Ils arrivèrent alors à un grand château d’une forme étrange. La porte de la cour en était grande ouverte, et les moutons y entrèrent et se couchèrent sur le pavé. Jean entra aussi, à leur suite. Il fut étonné de ne voir aucune porte pour entrer dans le château, ni personne à qui parler.

Une échelle était appuyée contre la muraille d’une grosse tour. Il monta à cette échelle et regarda dans l’intérieur de la tour par la fenêtre du premier étage. Il vit une vaste salle remplie de feu et de flamme, et, au milieu du feu, une infinité d’hommes et de femmes de tout âge et de toute condition, torturés par des diables et des monstres affreux. Et c’était partout des cris et des imprécations épouvantables. Il recula d’effroi et d’horreur. Mais, comme il lui avait semblé reconnaître dans la fournaise ardente son père, sa mère et sa tante, il regarda de nouveau, et, s’étant assuré que c’était bien eux, il leur cria :

— N’est-il pas possible, mes pauvres parents, de vous retirer de là, à quelque prix que ce soit ?

— Hélas ! non, répondirent-ils, car nous sommes ici dans l’enfer !

Il monta alors plus haut, l’âme navrée de douleur, et regarda par une autre fenêtre placée au-dessus de la première. Et il vit une autre fournaise ardente, immense, et pleine aussi d’hommes et de femmes de tout âge et de toute condition ; et là encore, il reconnut plusieurs personnes. Et tous ces malheureux tendaient vers lui des mains suppliantes et lui criaient :

— Ayez pitié de nous ! tirez-nous d’ici !…

— Et comment pourrais-je le faire, pauvres malheureux ?

— En priant Dieu et en faisant dure pénitence.

— Je prierai Dieu pour vous, et je ferai dure pénitence.

Et il monta plus haut encore, et, par une troisième fenêtre, il vit un jardin délicieux, rempli de belles fleurs aux suaves parfums, de chants, de musique et d’anges radieux. Il y vit aussi grand nombre de gens de tout âge et de toute condition, des évêques, des prêtres, des moines, des religieuses, des vieux solitaires, et beaucoup de gens du peuple, des paysans et des paysannes, des artisans, des mendiants, et tous étaient rayonnants de bonheur et chantaient les louanges de Dieu. Et au milieu de cette foule de bienheureux, il reconnut son maître, le vieillard à qui appartenaient les moutons. Il était là comme un roi au milieu de son peuple, et tous l’aimaient et chantaient ses louanges. Et le vieillard, l’ayant aperçu, le salua avec un sourire et lui dit de faire une demande, et qu’il la lui accorderait, quelle qu’elle pût être, parce qu’il était content de lui.

— Eh bien ! maître, dit alors Jean, puisque vous avez cette bonté, je vous demande de vouloir bien mettre un terme aux souffrances de mon père, de ma mère et de ma tante, que j’ai vus, plus bas, dans un lieu dont la pensée seule fait frémir d’effroi et d’horreur !

— Hélas ! mon pauvre enfant, cela ne se peut pas, car ils sont dans l’enfer, d’où l’on ne sort plus, une fois qu’on y est.

— Oh ! mon bon maître, ne repoussez pas ma prière ; exigez de moi, en échange, telle pénitence qu’il vous plaira, et, quelque dure qu’elle puisse être, j’aurai le courage de tout soufffrir, pour délivrer mes pauvres parents, qui sont si malheureux !

— Eh bien ! mon enfant, j’y consens, tant ta charité et ta foi sont grandes. Écoute donc à quel prix tu peux les délivrer : tu ceindras autour de ton corps nu une ceinture de fer garnie de clous dont les pointes aiguës, tournées en dedans, te déchireront la chair ; je fermerai cette ceinture avec une petite clé d’or, que je jetterai ensuite au fond de la mer, et ta pénitence ne finira que lorsque tu retrouveras cette clé, pour ouvrir la ceinture. Tu te retireras dans quelque bois, où tu vivras, comme tu pourras, de racines, d’herbes et de fruits sauvages. Vois si tu te sens le courage d’accomplir jusqu’au bout une telle épreuve.

— Oui, maître, je l’accomplirai, avec l’aide de Dieu !

Alors fut apportée une ceinture de fer garnie de clous aux pointes aiguës et tournées en dedans ; on la lui mit sur son corps nu, et on la ferma avec une petite clé d’or, qui fut ensuite jetée dans la mer. Puis, on lui dit de retourner dans son pays et de se retirer au fond d’un bois, pour accomplir sa pénitence.


Jean, après une marche longue et pénible, arriva auprès de ses frères, qui ne le reconnurent pas d’abord, tant il était maigre et décharné ! Deux ans s’étaient écoulés depuis le jour de son départ. Il leur raconta tout ce qui lui était arrivé et ce qu’il avait vu. François et Yves, en apprenant que leur père, leur mère et leur tante étaient damnés, dans l’enfer, mais que néanmoins le Seigneur voulait bien rendre leur délivrance possible, se vouèrent aussi à la pénitence, pour aider leur jeune frère dans la terrible épreuve qu’il avait acceptée. Leur vie n’avait pas été exemplaire jusque-là, et le récit de leur cadet les avait effrayés pour eux-mêmes. L’un d’eux se retira donc dans le bois du Crannou, l’autre dans le bois du Fréau, et Jean établit son ermitage dans le bois de Huëlgoat.

Après plusieurs années de cette vie que pratiquaient seuls les saints des anciens temps, un jour que Jean était en prière, selon son ordinaire, il entendit une voix du ciel qui lui disait d’aller rejoindre ses deux frères, afin de se rendre avec eux dans la ville de Morlaix. Dieu le voulait ainsi. Les trois frères ermites prirent ensemble la route de Morlaix, et, en les voyant passer sur les chemins, les habitants du pays s’effrayaient et se demandaient si ce n’étaient pas trois morts sortis de quelque cimetière. En arrivant dans la ville de Morlaix, comme ils passaient par le marché aux poissons, deux femmes s’y querellaient au sujet d’une petite clé d’or qui venait d’être trouvée dans le ventre d’un poisson, et à la possession de laquelle elles prétendaient toutes les deux. Il y avait un grand rassemblement autour d’elles.

— Rapportez-vous-en, dit quelqu’un, au jugement de ces trois saints hommes qui passent.

Les deux femmes y consentirent, et on pria les trois ermites de s’approcher. On leur expliqua le sujet de la querelle, et on leur présenta la clé d’or. Jean reconnut sur le champ la clé de sa ceinture. Il la prit, la mit dans la serrure, et l’ouvrit facilement.

Aussitôt il s’affaissa sur lui-même, et mourut sur la place. Et l’on vit alors deux anges blancs qui descendirent du ciel et l’emportèrent au paradis !

Quant aux deux autres, ils ne tardèrent pas à mourir aussi dans le couvent des capucins de Morlaix, et ils allèrent rejoindre leur frère, leur père, leur mère et leur tante, qui les attendaient dans le paradis de Dieu !

(Conté par Guillaume Le Goff, laboureur, au bourg de Braspartz (Finistère).


Les fontaines où il ne faut pas boire et dont l’eau fait dormir ont quelque analogie avec celles de l’Homme aux dents rouges, du recueil de M. Bladé : Contes populaires recueillis en Agenais.

La leçon morale qui ressort de ce conte, c’est la toute-puissance de la foi et de la pénitence. Cette morale était chère aux écrivains du moyen âge. C’est aussi celle de la légende de saint Grégoire le Grand, dont la fin ressemble à notre conte. En voici une analyse très-sommaire :

Grégoire, d’après cette légende, est le fruit de l’union incestueuse d’un frère et d’une sœur. La fatalité, qui le poursuit comme Œdipe, lui fait plus tard épouser sa propre mère, sans le savoir. Lorsqu’il découvre l’horrible vérité, il s’enfuit secrètement, vêtu de haillons. Il erre au hasard et arrive sur le bord de la mer. Il demande l’hospitalité à un pécheur. Celui-ci le repousse grossièrement et plaisante sur son embonpoint, qu’il trouve étrange chez un mendiant. La femme du pécheur intercède pour l’étranger, et on lui permet de passer la nuit dans la cabane, sur la paille. Pendant le repas, Grégoire ne veut accepter qu’un morceau de pain d’orge. Le pêcheur continue de railler son hôte. Il lui conseille de se faire ermite. Grégoire répond qu’il cherche précisément un lieu qui lui convienne. Le pêcheur lui propose une roche abrupte et aride, qu’il connaît sur la côte. « J’ai même là, ajoute-t-il, de bons fers que je vous mettrai aux pieds, si vous voulez ». Grégoire accepte. Le pêcheur le conduit alors à la roche, l’y enchaîne solidement, puis il jette la clé à la mer, en disant : « Quand cette clé se retrouvera, vous sortirez d’ici. » Grégoire demeure sur la roche dix-sept ans, n’ayant pour toute nourriture que les coquillages que le flot y apporte parfois à ses pieds. Il est nu, exposé au soleil, au froid, à la tempête, à toutes les intempéries des saisons.

Les dix-sept ans écoulés, des ambassadeurs romains arrivent à la cabane du pêcheur. Ils sont à la recherche d’un pénitent nommé Grégoire, qui vit sur une roche solitaire, au bord de l’Océan. Un ange les a avertis de donner ce pénitent pour successeur au souverain pontife qui vient de mourir. Le pêcheur leur dit qu’il connaît la retraite de celui qu’ils cherchent. On trouve dans le ventre du poisson qui est servi au repas la clé qui a été jetée à la mer, il y a dix-sept ans. Au matin, les ambassadeurs se font conduire au rocher. Ils aperçoivent Grégoire, décharné, « velu et chenu ». Ils lui annoncent qu’ils viennent le chercher pour l’élever au Saint-Siège de Rome. Grégoire repousse leurs instances ; il finit par s’écrier : « Je ne quitterai ce lieu que lorsqu’on me rapportera la clé des fers que j’ai aux pieds. »

Les ambassadeurs lui présentent alors la clé, et Grégoire cesse de se défendre. C’est ainsi que ce « fort pécheur » devint le chef de l’Église et le vicaire du Christ.

Cependant sa mère, avancée en âge, vient à Rome, demander l’absolution de ses péchés. La mère et le fils se reconnaissent. La mère entre dans un couvent, où le Saint-Père vient souvent la visiter. Tous deux meurent saintement.



X


LE MARQUIS DE TROMELIN[31]


qui vendit son fils au diable et alla dans l’enfer retirer le titre de vente.



Il y avait une fois un marquis, qui avait été très-riche. Mais il avait dépensé tout son bien, et il était pauvre à présent, et si pauvre même qu’il s’en fallait de peu qu’il ne fût réduit à chercher son pain. Sa femme lui dit un jour :

— Allez au bois, pour chercher un peu de bois mort ; pendant ce temps-là, moi j’irai chercher de la farine au moulin, et nous aurons de la bouillie d’avoine à notre souper.

Le marquis se rendit au bois, et comme il était occupé à ramasser les menues branches mortes que le vent avait fait tomber des arbres, il vit tout à coup devant lui un beau seigneur inconnu qui lui parla de la sorte :

— Te voilà bien pauvre aujourd’hui, marquis de Tromelin, après avoir été un riche seigneur ! Eh bien ! si tu veux me promettre de me livrer, dans quinze ans d’ici, ce que ta femme porte en ce moment, tu n’auras plus besoin d’aller glaner du bois mort pour faire cuire ta bouillie d’avoine, car je te rendrai aussi riche que tu le fus jamais.

Le marquis, étonné, réfléchit quelque temps :

— Qu’est-ce donc que ma femme peut porter en ce moment ? se dit-il ; un peu de farine d’avoine, qu’elle est allée chercher au moulin ; je ne risque donc pas grande chose à dire oui.

Et il répondit au seigneur inconnu :

— Je le veux bien ; j’accepte le marché.

— Alors, signe ce papier avec ton sang.

Et il signa, et aussitôt l’inconnu partit en emportant le papier.

— Et l’argent que vous m’avez promis ? lui cria le marquis.

— Tu le trouveras en arrivant chez toi. Le vieux marquis retourna à la maison, impatient de voir si la promesse de l’inconnu s’accomplirait. Hélas ! il ne se doutait pas du malheur qui venait de lui arriver : sa femme était enceinte, et il avait vendu son enfant au diable, car cet inconnu était le diable lui-même !

Quand le marquis arriva chez lui, il trouva sa femme tout occupée à ramasser des pièces d’or qui, par la cheminée, tombaient, comme la grêle, sur la pierre du foyer. Il en tomba tant et tant, qu’ils devinrent en un moment riches comme auparavant, et ils rachetèrent leur vieux château et quittèrent leur pauvre chaumière pour aller l’habiter.

La marquise accoucha quelque temps après, et donna le jour à un fils, un enfant superbe. On le baptisa, en grande cérémonie.

L’enfant fut mis en nourrice, et il venait à ravir.

À l’âge de sept à huit ans, on l’envoya à l’école, et il apprenait tout ce qu’il voulait. Mais, à mesure qu’il avançait en âge, son père devenait plus triste tous les jours, et souvent il pleurait en regardant son fils. Quand l’enfant fut entré dans sa quinzième année, le marquis dit qu’il voulait l’embarquer sur un navire marchand, pour aller visiter des pays lointains. Mais sa mère dit que, n’ayant qu’un enfant, elle ne le laisserait pas s’aventurer sur la mer, de peur de le perdre. Et il fallut lui obéir.

Cependant le temps avançait ; les quinze ans étaient sur le point d’être révolus, et la tristesse et l’inquiétude du marquis ne faisaient qu’augmenter. Un jour, qu’il se promenait sur la grande route avec son fils, ils rencontrèrent un marchand de pourceaux, qui allait à la foire.

— Voulez-vous prendre ce jeune garçon, pour lui apprendre votre métier ? lui demanda le marquis.

— Je ne demande pas mieux ; il a, ma foi, bonne mine.

— Eh bien ! emmenez-le.

Et il livra son fils au marchand de pourceaux ; mais, en lui faisant ses adieux, il lui glissa dans sa poche une bouteille remplie d’eau bénite.

Le vieux marquis alla ensuite se confesser au recteur de sa paroisse. Le recteur, en apprenant qu’il avait vendu son fils au diable pour de l’argent, ne voulut pas lui donner l’absolution. Il s’adressa successivement à tous les prêtres du pays ; personne ne voulait l’absoudre, et il en était très-malheureux. Enfin, il se résolut à aller jusqu’au Pape, à Rome. Il y alla à pied, avec beaucoup de mal, se prosterna aux pieds du Saint-Père, et se confessa à lui. Mais le Pape aussi ne voulut pas l’absoudre et lui dit :

— J’ai un frère ermite qui habite une petite cabane, au milieu d’un bois, à cent lieues d’ici ; allez le trouver, car il a plus de pouvoir que moi, et peut-être vous donnera-t-il l’absolution. Voici une lettre pour lui.

Le marquis prit la lettre et se mit en route vers l’habitation du saint ermite.

— Bonjour, mon père ermite, lui dit-il en arrivant à l’ermitage.

— Bonjour, mon fils ; que puis-je faire pour vous ?

— Voici une lettre de la main de votre frère, notre Saint-Père le Pape, de Rome, qui m’envoie vers vous.

L’ermite prit la lettre, et après l’avoir lue :

— Vous avez commis un grand crime, mon pauvre homme, un crime effroyable !

— Hélas ! oui, mon père.

— N’importe, il ne faut jamais désespérer. Allez trouver le recteur du bourg le plus voisin ; confessez-vous à lui, et avouez tout, excepté votre plus grand péché, et il vous donnera l’absolution. Quand vous irez communier, n’avalez pas la sainte hostie, mais retirez-la de votre bouche, quand personne ne vous observera, et apportez-moi-la vite, dans votre mouchoir.

Il alla donc se confesser au recteur du bourg le plus voisin ; il reçut l’absolution, s’agenouilla à la table sainte et apporta l’hostie à l’ermite. Celui-ci la reçut avec respect et vénération, et dit au marquis :

— Je vais, à présent, vous faire une incision à la poitrine, y introduire la sainte hostie, entre chair et peau, puis je recoudrai la peau dessus.

Et il fit comme il l’avait dit, puis il ajouta :

— Voici, à présent, une lettre que vous porterez à un frère brigand que j’ai, et qui habite dans une forêt, à quatre-vingts lieues d’ici. Quand vous entrerez dans le bois, vous le verrez assis à une table, occupé à partager de l’or et de l’argent à ses camarades, qui seront debout autour de lui. Approchez-vous tout doucement par derrière, et faites en sorte de jeter la lettre sur la table avant qu’il vous ait aperçu. Si vous pouvez faire cela, tout ira bien ; si, au contraire, vous ne le pouvez pas, malheur à vous ! Mais, malgré tout, le diable viendra encore à bout de vous trouver, et il vous faudra aller dans l’enfer avec lui !

Le marquis prit la lettre des mains de l’ermite, puis il lui fit ses adieux et partit à la recherche du brigand. Après bien des fatigues, il arriva enfin à la forêt où il faisait son séjour. Parvenu dans la profondeur du bois, il vit une bande de voleurs debout autour d’une table, sous un vieux chêne ; leur chef était au milieu d’eux, et leur partageait de l’or et de l’argent. Il s’approcha doucement, sur la pointe du pied, et parvint à jeter sa lettre sur la table, avant d’avoir été aperçu.

— Tiens ! dit le chef, en apercevant la lettre, que signifie cette lettre ?

Et il la prit, et l’ayant examinée :

— Une lettre de mon frère l’ermite ! s’écria-t-il ; voyons ce que dit mon frère l’ermite ; il y a bien longtemps que je n’ai eu de ses nouvelles !

Après avoir lu la lettre, il retourna la tête et vit le marquis.

— C’est vous, lui dit-il, qui m’avez apporté cette lettre ?

— Oui, monseigneur, c’est moi.

— C’est bien ; mais vous avez eu de la chance de n’avoir pas été aperçu avant d’avoir jeté la lettre sur la table ! Vous devez, d’après ce que je vois, vous rendre dans l’enfer, et mon frère l’ermite vous a envoyé vers moi, pour que je vous en montre la route, car nous sommes, ici, sur la route de l’enfer, nous autres, et nous n’en sommes même pas loin. Tenez ! vous n’avez qu’à suivre ce chemin que vous voyez là, et vous rencontrerez, sans tarder, quelqu’un qui vous conduira. Mais, puisque vous êtes si pressé d’y aller, regardez donc si vous n’y verrez pas aussi mon siège, car je dois avoir par là, quelque part, un beau siège !

Le marquis s’engagea dans le chemin que lui avait montré le brigand, et bientôt il rencontra un beau seigneur, celui-là même qu’il avait vu, il y avait juste quinze ans, pendant qu’il ramassait du bois sec, dans les bois de Tromelin. Le seigneur lui dit :

— Comment, c’est donc toi, marquis de Tromelin ?

— Oui, sûrement, monseigneur, c’est moi.

— Et ton fils, où est-il ?

— Mon fils n’est pas venu.

— Alors, tu viendras avec moi à sa place ; le père ou le fils, peu m’importe, après tout.

— Soit ; j’irai avec vous.

— Allons ! marche devant alors, et plus vite que cela !

— Je suis fatigué de la route, et je ne puis aller plus vite.

— Voyons, pas tant de façons ; marche plus vite, te dis-je.

— J’ai les pieds écorchés, et je ne puis aller plus vite.

— Monte sur mon dos, alors.

— Je le veux bien.

Et il monta sur le dos du diable ; mais celui-ci le rejeta aussitôt à terre en disant :

— Qu’a-t-il donc sur lui ? Il me brûle plus que le feu de l’enfer ! Voyons, il faut que tu marches, il n’y a pas à dire !

— Je vous l’ai déjà dit, mes pieds sont tout écorchés, et il m’est impossible de marcher ; il faut me porter, ou me laisser ici.

Alors le diable alla chercher d’autres diables pour l’aider. Il revint avec une troupe de démons. Un d’eux prit le marquis sur son dos en disant :

— N’est-ce que cela ?

Mais il le rejeta aussitôt en criant :

— Aïe ! aïe !

Il en fut de même d’un troisième, puis d’un quatrième. Aucun ne pouvait le supporter sur son dos. C’était la sainte hostie, cousue sous la peau de la poitrine du marquis, qui les brûlait, bien plus que le feu de l’enfer[32]. Alors ils le roulèrent, à coups de pieds, jusqu’à la porte de l’enfer, et l’y précipitèrent, la tête la première. On entendit aussitôt dans tout l’enfer des cris épouvantables ; tous les diables s’éloignaient du marquis, en criant :

— Faites sortir cette peste ! relancez-le sur la terre ! qu’il ne reste pas ici un instant de plus !

Mais nul ne s’approchait de lui ni n’osait le toucher pour le faire sortir. Et lui ne semblait souffrir en aucune façon, pour être au milieu des flammes.

— Rendez-moi, dit-il alors, le papier que j’ai signé avec mon sang, et je m’en irai aussitôt.

— Rendez-lui son papier, vite, vite, et qu’il s’en aille ! cria le chef des diables.

Et on lui rendit le papier qu’il avait signé avec son sang, et par lequel il vendait l’âme de son fils.

— Va-t-en, à présent, va-t-en, vite, vite, et ne retourne pas ! lui criait-on de tous côtés.

Mais comme il ne se pressait pas de partir, et qu’il promenait ses regards autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose :

— Que te faut-il encore ? lui demanda-t-on.

— Je veux voir le siège préparé au frère du Pape, au grand brigand ; car il m’a dit qu’il en doit avoir un beau par ici, quelque part.

— Le voilà ! lui cria-t-on.

Et il vit un beau siège d’or, au milieu d’un feu si furieux, qu’il en détourna ses yeux d’horreur.

Alors le marquis s’en alla, emportant le contrat de la vente de son fils, et il revint vers le chef de brigands.

— Eh bien ! lui demanda celui-ci, as-tu vu mon siège là-bas ?

— Oui, je l’ai vu.

— Et comment est-il ?

— C’est un beau siège doré, placé au-dessus des autres, au milieu d’un feu furieux, et dont la vue seule remplit d’horreur !

— Vraiment ! Et penses-tu que je serai bien là ?

— Oh ! je vous en prie, renoncez à la vie que vous menez ; détournez-vous vers Dieu, et faites pénitence !

— Oui, il en serait grand temps, n’est-ce pas ?

Et le grand brigand devint triste et soucieux. Il retint le marquis à souper, passa la nuit à s’entretenir avec lui, et, le lendemain matin, il rassembla tous ses gens et leur parla ainsi :

— Camarades, voici assez longtemps, je pense, que nous menons une vie détestable et qui doit nous conduire tout droit en enfer ; pour moi, je veux en finir avec cette vie et faire pénitence, avant de mourir. Ceux d’entre vous qui voudraient m’imiter peuvent rester avec moi ; quant aux autres, je les invite à s’éloigner sur le champ, car je ne les reconnais plus.

Les brigands, étonnés d’une conversion si subite, s’éloignèrent tous en plaisantant et en maudissant leur chef ; le marquis de Tromelin, seul, resta auprès de lui. Le brigand lui dit alors :

— Allez chercher du gros sable pierreux, dans le ruisseau voisin, et répandez-le autour de cette grande table.

Le marquis apporta du gros sable et le répandit autour de la table. Alors le brigand fit cent fois, sans s’arrêter, le tour de cette table, sur ses genoux nus. Le sang ruisselait autour de la table, et les os de ses genoux étaient à nu !

Alors il dit encore au marquis :

— À présent, prenez des tenailles, et arrachez-moi un ongle de pied et un ongle de main, à chaque demi-heure ; si je viens à m’évanouir, présentez-moi un verre de vin, pour me donner des forces.

Le marquis obéit. Quand il eut arraché tous les ongles, l’un après l’autre, le brigand lui dit encore :

— À présent, vous m’arracherez un membre par heure !

Et quand tous ses membres eurent été arrachés, l’un après l’autre :

— C’en est fait de moi, à présent, dit-il ; achevez-moi, puis construisez un bûcher, et brûlez-y mon corps et mes membres. Vous recueillerez les cendres, et vous les mettrez dans un cercueil que vous irez placer sur le mur du cimetière du bourg le plus voisin. Vous verrez alors arriver un corbeau noir et une colombe blanche, des deux points opposés de l’horizon. La colombe blanche essaiera, à coups d’ailes, de faire tomber le cercueil dans le cimetière, et le corbeau noir travaillera à le faire tomber du côté opposé. Si le corbeau noir l’emporte, ma pauvre âme, hélas ! ira dans l’enfer ; mais si la victoire reste à la colombe blanche, alors mon âme sauvée s’envolera au paradis de Dieu !

Le combat dura longtemps, sur le mur du cimetière, entre le corbeau noir et la colombe blanche ; plus d’une fois le cercueil menaça de tomber du mauvais côté ; mais la colombe blanche était pleine de courage, et elle finit par l’emporter sur l’ennemi. L’âme du brigand était sauvée !

Le marquis de Tromelin, le cœur plein de joie, revint alors vers le vieil ermite.

— Eh bien ! mon fils, avez-vous réussi ? lui demanda celui-ci, dès qu’il l’aperçut.

— Oui, mon père, grâce à Dieu !

Et il lui raconta comment tout s’était passé.

— Que ma bénédiction et celle du Seigneur soient avec toi, puisque tu as sauvé l’âme de mon frère le brigand ! Va maintenant annoncer la bonne nouvelle à mon frère le Pape !

Et il fit ses adieux au saint ermite, et reprit la route de Rome.

Grande fut la joie du Saint-Père, en apprenant que le marquis avait réussi dans son redoutable voyage, et qu’il avait même sauvé l’âme de son frère le brigand. Il ouvrit alors la poitrine du marquis, en retira la sainte hostie et la lui donna ensuite à manger, et le bénit.

Le marquis reprit alors la route de son pays. Il y avait dix ans qu’il en était parti, et personne s’y attendait plus à le revoir. Pendant son absence, son fils, qui n’était pas resté longtemps avec le marchand de pourceaux, était retourné à l’école, et avait étudié pour être prêtre. Le jour même où son père arrivait dans le pays, il devait dire sa première messe, et, à cette occasion, il y avait un grand repas au manoir de Tromelin. Le vieux marquis, instruit de tout cela, se déguisa en mendiant et alla à la cuisine demander l’aumône. Personne ne le reconnaissait. Sa femme, qui trouvait là, lui dit :

— Oui, mon ami, pauvre de Dieu, vous aurez à manger votre content ; depuis que j’ai perdu mon mari, je n’ai jamais refusé un pauvre.

— Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, ma bonne dame ! Vous célébrez aujourd’hui une grande fête, il me semble ?

— Oui ! mon fils doit dire sa première messe aujourd’hui même, et nous en sommes tous heureux. Ah ! plût à Dieu que son père vécût encore, pour avoir sa part de notre joie et notre bonheur !

— Ayez confiance en la bonté de Dieu, ma bonne dame ; peut-être vit-il encore.

— Ah ! si cela pouvait être ! mais, hélas !...

La dame lui fit donner des vêtements, pour s’habiller proprement (c’étaient ses propres habits) et le fit aussi asseoir à la table du festin, avec les parents et les amis.

Le jeune prêtre regardait le mendiant, et il ne savait pourquoi son sang se réchauffait, et il se sentait attiré vers lui.

Le repas fini, le mendiant pria le jeune prêtre de le confesser sur le champ. Ils se rendirent à l’église, qui était tout auprès. Le père se donna alors à connaître à son fils. Celui-ci courut aussitôt porter la bonne nouvelle à sa mère :

— Mon père ! mon père ! Le mendiant est mon père ! lui cria-t-il.

— Serait-il possible, mon Dieu !

Et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et leur joie et leur bonheur furent si grands de se retrouver réunis, qu’ils en moururent tous les trois sur la place.

— La bénédiction de Dieu soit sur leurs âmes ! dirent les assistants[33].

(Conté par Barba Tassel, Plouaret, janvier 1869.)



XI


le pape innocent[34].



Il faut que vous sachiez comment une fois il y avait un roi et une reine de France qui n’avaient jamais eu d’enfant, ce dont ils étaient très-affligés. Enfin, à force de prier Dieu et ses saints, la reine se trouva enceinte. Elle donna le jour à un fils, un enfant magnifique, et les voilà, à présent, aussi heureux qu’ils étaient malheureux auparavant. On baptisa le jeune prince avec solennité, et on lui chercha une nourrice, qui vint habiter le palais.

Beaucoup de nourrices ont la mauvaise habitude de ne pas faire le signe de la croix sur leurs nourrissons, quand elles les couchent dans leurs berceaux, et rien n’est plus mauvais. Ainsi fit un jour la nourrice du jeune prince, et le démon, qui veille et guette toujours les occasions, profita de cet oubli pour enlever l’enfant, le transporter en Allemagne et le déposer dans un nid de pie, au sommet d’un orme, dans le jardin d’un archevêque. Puis il mit à sa place, dans le berceau, un des siens, noir, sale, horrible à voir, un véritable monstre !

Tout ceci s’était fait sans bruit, et le lendemain matin, la nourrice, en trouvant dans le berceau royal cet être si laid, si criard et noir comme Lucifer, poussa un cri d’horreur et s’évanouit. On accourut au bruit. Hélas ! le mal était fait, et c’était trop tard ! Et voilà le roi et la reine désolés et plus malheureux encore que devant. Ils se résignèrent pourtant, puisque c’était la volonté de Dieu, et donnèrent des ordres pour que le petit monstre fût traité comme leur enfant. Mais celui-ci maltraitait ses nourrices, les épuisait, puis les tuait, en suçant leur sang. Chaque semaine, il fallait lui en fournir une nouvelle, et il ne voulait pas entendre parler de le sevrer. À l’âge de dix ans, il tétait encore. Cependant le peuple se plaignit, et le roi donna l’ordre de ne plus lui fournir de nourrices. Il poussa alors des cris affreux et se démena comme un véritable démon qu’il était. Il demanda qu’on lui fournît une nourrice par mois, puis une tous les deux mois, puis tous les six mois ; mais ce fut en vain.

— Qu’on m’en donne au moins une par an, s’écria-t-il alors, où je mettrai toute la ville à feu et à sang !

Le roi, effrayé, promit de lui en donner une par an, et il le relégua dans une petite maison qu’il lui fit bâtir exprès, au milieu d’une grande lande, à quelque distance de la ville.

Mais laissons ce démon incarné dans sa petite maison, au milieu de la grande lande, et occupons-nous, à présent, du véritable fils du roi qui, comme nous l’avons déjà dit, avait été transporté dans un nid de pie, dans le jardin d’un archevêque d’Allemagne.

Un matin, le jardinier de l’archevêque, en travaillant dans le jardin, fut bien étonné d’entendre des cris, comme des vagissements d’un enfant nouveau-né. Il chercha autour de soi, parmi les arbrisseaux et les fleurs, et ne trouva rien. Il prêta une oreille plus attentive, et il lui sembla que les cris provenaient d’un nid de pie qui était au sommet d’un orme, dans un coin du jardin.

— C’est bien étrange ! se dit-il ; quelque chatte qui aura, sans doute, déposé sa couvée dans ce nid de pie. Il faut que je m’en assure.

Et il grimpa sur l’arbre, monta jusqu’au nid, et son étonnement fut grand, vous pouvez m’en croire, d’y trouver un petit enfant nouvellement né et beau comme le jour. Il le descendit avec toutes les précautions possibles, et s’empressa de l’aller montrer à l’archevêque son maître, qui ne fut pas moins étonné.

— C’est Dieu, dit-il, qui me l’envoie. Je veux l’élever et l’instruire, comme s’il était mon propre fils.

Et on chercha dans les environs une bonne nourrice pour l’enfant, et on lui recommanda d’en avoir tous les soins possibles. Il venait à merveille, et le vieil archevêque en était tout heureux. Il allait le voir tous les jours chez la nourrice. Quand il eut cinq ans, il dit :

— À présent, l’enfant viendra demeurer avec moi, dans ma maison, pour que je m’occupe de son éducation et de son instruction.

La nourrice ne voulait pas s’en séparer, car elle l’aimait beaucoup ; mais force lui fut d’obéir.

L’enfant s’appelait Innocent. On l’avait nommé ainsi parce que le jardinier, en le présentant à l’archevêque, avait dit :

— Voici le pauvre innocent que j’ai trouvé dans un nid de pie, au sommet d’un des ormes du jardin.

— Innocent, en effet, répondit le prélat, et je veux que tel soit son nom.

— Il faut, à présent, mon enfant, dit un jour l’archevêque, que vous commenciez d’apprendre vos prières.

— Il y a longtemps déjà que je sais mes prières, aussi bien que vous, et je les dis chaque matin et chaque soir.

— Ce n’est pas possible, à votre âge ! Et qui donc vous les aurait apprises ? votre nourrice ?

— Non, ce n’est pas ma nourrice ; je les ai apprises de moi-même.

— Cela ne peut pas être, mon enfant.

— C’est pourtant la vérité ; c’est aussi vrai que, depuis que vous êtes archevêque, vous n’avez pas dit une seule bonne messe.

— Dieu ! que dites-vous là ?

— Je dis encore la vérité, car, depuis que vous êtes devenu archevêque, vous en avez conçu tant d’orgueil et de vanité, que c’est à peine si vous regardez la terre comme digne de vous porter.

— Ce que vous dites là, mon enfant, n’est pas loin de la vérité, malheureusement. Mais quel enfant extraordinaire êtes-vous donc ? Il faut que ce soit Dieu lui-même qui parle par votre bouche.

Innocent resta chez le vieil archevêque, où il était l’objet de l’étonnement et de l’admiration de tout le monde, par sa sagesse, sa piété et sa science, quoiqu’il n’eût jamais été à l’école.

Quand il fut parvenu à l’âge de vingt et un ans, il désira revenir dans son pays, chez son père et sa mère, pour voir ce qui s’y passait. Il remercia l’archevêque des bontés qu’il avait eues pour lui, l’embrassa tendrement, comme un père, puis il partit seul et à pied.

Après avoir marché longtemps, longtemps, à travers des pays où l’on ne parlait ni le breton, ni même le français, il arriva enfin à Paris, et alla tout droit au palais du roi. Il demanda à parler au roi, disant qu’il avait une communication importante à lui faire, et il fut introduit aussitôt en sa présence.

— Bonjour, sire, dit-il avec assurance.

— Bonjour, jeune gentilhomme.

— J’ai entendu dire que vous avez un fils qui vous cause beaucoup de chagrin, et qui ne ressemble pas au commun des hommes, et je voudrais bien le voir.

— Ah ! ne me parlez pas de mon fils, car rien au monde ne m’est plus désagréable.

— C’est la volonté de Dieu, sire ; qu’y faire ? le meilleur est de se résigner. Mais permettez-moi de voir votre fils, je vous en prie, et je suis convaincu que vous ne le regretterez pas.

— Il a été relégué dans une maisonnette, au milieu d’une grande lande, et on ne peut le voir qu’une fois par an, quand on lui conduit une nouvelle nourrice, car il vomit du feu, comme un véritable démon, et tout est aride et brûlé autour de lui.

— Peu m’importe ! je veux le voir, sans autre délai. Je désire même que vous m’accompagniez ; ne craignez rien, car je vous assure qu’il sera bien piteux et bien tranquille quand il me verra venir.

Le roi et la reine se décidèrent, quoique avec peine et comme poussés par un sentiment mystérieux, à accompagner Innocent dans sa visite. Quand ils entrèrent dans la lande, ils furent bien surpris de voir que l’habitant de la petite maison ne mettait pas la tête à la fenêtre et ne lançait pas de feu, selon son habitude. Ils arrivèrent jusqu’à la porte de son habitation, sans avoir rien vu ni entendu qui fût de nature à leur inspirer quelque crainte.

— Entrez devant, dit le roi à Innocent.

— Non, vous êtes son père, et c’est à vous qu’il convient d’entrer le premier, car s’il obéit à quelqu’un, ce doit être à vous.

— Je n’ose pas, j’ai peur…

— Entrez, vous dis-je, et ne craignez rien ; je réponds qu’il ne vous arrivera pas de mal.

Et le roi entra devant en tremblant, et Innocent et la reine le suivirent. Ils aperçurent l’hôte de la petite maison accroupi au coin du foyer, tout honteux, tout tremblant et se faisant aussi petit qu’il pouvait.

— Ah ! Satan, me reconnais-tu ? lui dit Innocent. Comme te voilà honteux et tremblant ! Tu as donc peur de moi ? Tu as raison, car tu as pris ma place. Allons ! déguerpis, et vite !

Et aussitôt il partit par la cheminée, sous la forme d’un éclair.

— Eh bien ! mon père, dit Innocent, en se tournant vers le roi, ne vous l’avais-je pas dit ?

— Votre père, dites-vous ? Ah ! je voudrais bien l’être ; ne vous moquez pas d’un malheureux, car je suis bien malheureux !

— Oui, vous êtes mon père ; et vous, dit-il en se retournant vers la reine, vous êtes ma mère !

Et il se jeta dans leurs bras et les couvrit de baisers. Puis il leur conta tout, et la substitution opérée dans le berceau, et son séjour chez un archevêque allemand, et les grâces toutes spéciales qu’il avait reçues de Dieu.

Le roi et la reine pleuraient de joie et de bonheur. Ils firent publier par tout le royaume que leur fils était retrouvé, et, pendant quinze jours, il y eut au palais des festins publics, où le pauvre était aussi bien reçu et aussi bien traité que le riche, ce qui ne se voit pas tous les jours.

Cependant, Innocent, qui n’aimait pas les fêtes, les cérémonies, l’étiquette et toutes les intrigues de la cour, allait, dès qu’il pouvait s’échapper, se promener dans un bois voisin. Il y fit la rencontre d’un vieux charbonnier dont la conversation lui plut beaucoup. Tous les jours, il se dérobait, pour aller causer avec ce sage dont la science n’avait pas été apprise dans les livres, si bien que les princes, les princesses, les courtisans s’en plaignirent au roi, lui représentant qu’il n’était pas convenable que le jeune prince dédaignât ainsi leur société pour celle d’un charbonnier !

Le vieux roi fit des représentations à son fils. Celui-ci répondit que ce charbonnier n’était pas un homme ordinaire ; que c’était un vrai sage, et que sa conversation lui était plus profitable que celle des princes et des courtisans ; — et il continua de le fréquenter et de se plaire dans sa société.

Le roi, obsédé par les mêmes gens, réprimanda de nouveau son fils, et avec vivacité, cette fois. Le prince ne voulut rien changer à ses habitudes, si bien que le vieillard s’emporta outre mesure et lui ordonna formellement de ne plus voir le charbonnier, le menaçant, en cas de désobéissance, de le faire écarteler à quatre chevaux.

— Bah ! mon père, répondit-il avec calme, vous avez bien tort de vous mettre tant en colère pour si peu de chose. Mais rappelez-vous bien que, loin que vous puissiez me faire aucun mal, il viendra un jour où vous serez heureux de me verser de l’eau pour me laver les mains, et vous, ma mère, vous serez heureuse de me présenter une serviette pour les essuyer !

Ces paroles rendirent le vieux roi furieux.

— Parler de la sorte à son père et à sa mère ! s’écria-t-il ; demain matin, à dix heures, il sera écartelé à quatre chevaux, devant tous les gens de la cour !

Sa mère aussi était outrée de colère. Cependant, ce supplice lui déplaisait. Elle alla elle-même trouver le vieux charbonnier, dans le bois, et lui promit une forte somme d’argent, s’il voulait s’engager à précipiter le prince dans sa fournaise, le lendemain matin, quand il viendrait le voir, selon son habitude.

Le charbonnier promit ; mais il était bien résolu de n’en rien faire.

Le lendemain matin, quand le prince alla au bois, à son ordinaire, il trouva le vieux charbonnier tout triste et tout soucieux. Il lui en demanda la raison. Le charbonnier lui conta la visite de sa mère et sa demande.

— Je le savais, lui répondit Innocent, tranquillement. Quand ma mère viendra s’informer si la chose est faite, vous lui répondrez affirmativement, et vous recevrez la récompense promise. Quant à moi, je vous fais à présent mes adieux ; je vais voyager au loin, et d’ici à longtemps personne ne saura ce que je serai devenu.


En ce temps-là, le pape venait de mourir, à Rome, et on avait fait publier, par toute la terre, qu’on allait lui donner un successeur ; le jour de l’élection était fixé. Alors, paraît-il, les choses ne se passaient pas comme aujourd’hui, où tout se fait, dit-on, par protection et par faveur. Alors, c’était la volonté de Dieu qui se manifestait par des signes visibles et que l’on suivait toujours.

Innocent, ayant entendu parler des grandes solennités qui devaient avoir lieu pour l’élection du nouveau pape, voulut aller à Rome, comme tout le monde.

On ne rencontrait partout, sur les chemins, qu’évêques, moines et prêtres qui se dirigeaient vers Rome, et chacun nourrissait dans son cœur un secret espoir. Comme Innocent allait seul, à pied, il rencontra sur la route un vieux moine accompagné d’un jeune moine, et qui étaient aussi à pied. D’autres passaient, les uns à cheval, les autres en beaux carrosses, et semblaient narguer les piétons. Il aborda les deux moines, les salua gracieusement et leur dit :

— Bonjour, mes pères, et Dieu vous assiste ! Où allez-vous comme cela, s’il n’y a pas d’indiscrétion à le demander ?

— Nous allons à Rome, mon enfant, répondit le plus âgé.

— Moi aussi, je voudrais aller à Rome ; mais je ne connais pas le chemin, et si vous vouliez me permettre de vous accompagner, je vous en serais bien obligé.

— Très-volontiers, mon enfant, dit le vieillard.

— Vous avez tort, dit alors le jeune moine, d’accueillir si facilement, comme compagnon de voyage, un homme que vous rencontrez sur les grands chemins et que vous ne connaissez en aucune façon ; vous pourriez vous en repentir plus tard.

— Bah ! n’ayez pas de ces pensées-là, mon ami ; nous causerons tous les trois, en marchant, comme de bons amis, et le temps nous paraîtra plus court.

Et les voilà de continuer leur route à trois, le vieillard causant avec Innocent, et le jeune moine marchant seul à l’écart et paraissant de mauvaise humeur.

En ce temps-là, les capucins, quand ils voyageaient, ne logeaient pas dans les hôtelleries, mais ils recevaient l’hospitalité la plus empressée dans les châteaux et les manoirs nobles.

Peu après le coucher du soleil, nos trois voyageurs rencontrèrent un château, près de la route.

— Logeons ici, dit le vieux moine.

Ils furent bien reçus du seigneur et mangèrent avec lui à sa table. Le lendemain matin, comme ils se disposaient à partir, une servante leur dit :

— Si vous voulez, mes pères, être bien reçus ici, au retour, vous n’avez qu’à embrasser ce petit enfant qui est là dans son berceau.

Et les deux moines s’empressèrent d’embrasser l’enfant et lui souhaitèrent mille bénédictions de Dieu. Après eux, leur compagnon, s’approchant du berceau, lui donna trois coups de couteau dans le cœur et le tua, sans qu’il fît entendre le moindre cri. Les deux autres n’en surent rien, ayant déjà tourné le dos pour sortir, et la servante aussi. Ils se remirent en route tous les trois.

À quelque distance du château. Innocent dit à ses deux compagnons de route :

— Si vous saviez ce que j’ai fait, dans ce château !

— Qu’avez-vous donc fait ?

— Vous autres, vous avez baisé l’enfant et appelé sur lui la bénédiction de Dieu.

— Eh bien ! et vous, qu’avez-vous fait ?

— Moi, je lui ai donné trois coups de couteau dans le cœur, et je l’ai tué net.

— Malheureux ! que dites-vous-là ? s’exclama le vieillard.

— Je vous le disais bien, lui dit le jeune moine, que vous aviez grand tort de faire ainsi société avec le premier venu ; nous serons heureux, s’il ne nous fait pas pendre, avant d’arriver à Rome !

-— Il n’est pas possible, reprit le vieux moine, que vous ayez fait ce que vous venez de dire.

— Rien n’est pourtant plus vrai, et je ne m’en repens même pas.

— Et pourquoi donc ?

— Depuis que ces gens-là ont un enfant, ils ne prient plus Dieu, qui le leur a envoyé ; ils ne pensent même plus à lui, et leur enfant est à présent leur Dieu, et ils auraient été damnés à cause de lui. C’est pourquoi, en le leur enlevant, j’ai cru bien faire, parce qu’il reviendront à Dieu et pourront encore se sauver.

Le vieillard hocha la tête et ne dit rien ; le jeune moine, au contraire, continua de maugréer, et de ne pas vouloir marcher à côté de cet aventurier, de ce criminel. Vers le soir, ils rencontrèrent un autre château. Ils étaient fatigués. Ils y entrèrent et demandèrent l’hospitalité. Ils furent bien reçus, selon l’habitude, et mangèrent à la table du seigneur. Après le souper, le vieux moine, qui était très-fatigué, dit :

— Allons nous coucher, car, demain matin, il nous faudra nous remettre en route de bonne heure.

— Non, nous n’irons pas nous coucher encore, dit Innocent ; mais, si vous m’en croyez, nous veillerons tous, et l’on fera venir des archers dans la maison.

— Pourquoi donc ? demanda le seigneur.

— Vous le verrez bientôt.

Le vieux moine dit qu’il était prudent de suivre le conseil de son jeune compagnon, et l’on fit venir des archers.

Peu de temps après, il arriva un inconnu qui demanda à loger, lui et ses chevaux. Il avait plusieurs chevaux chargés de mannequins, et paraissait être un riche marchand étranger.

— Ce n’est pas une hôtellerie ici, lui dit-on.

— Je le vois bien ; mais, comme je me suis égaré et que mes chevaux sont richement chargés, je crains les voleurs ; soyez assez bon pour me permettre de passer la nuit dans votre château ; vous me tirerez d’un grand embarras et me rendrez un signalé service.

On l’accueillit ; on mit ses chevaux à l’écurie, et l’on transporta dans une salle du château ses mannequins, qui étaient forts lourds. On lui servit à souper. Le seigneur et les deux moines l’interrogèrent sur son commerce et ses voyages.

— Achetons quelque chose au marchand, avant d’aller nous coucher, dit Innocent.

— Attendez à demain, dit le marchand ; vous pourrez mieux apprécier les objets à la lumière dû jour.

— Non, non, ce soir même, reprit Innocent, car demain matin nous devons nous mettre en route de très-bonne heure.

Les archers étaient arrivés et attendaient dans une salle à côté. Le marchand, qui ne s’en doutait guère, céda aux instances d’Innocent, persuadé que ses gens n’auraient pas de peine à venir à bout des deux moines, de leur jeune compagnon et des gens du château. Dès qu’on découvrit les mannequins, il en sortit une douzaine de brigands, qui allaient faire beau jeu dans le château, quand les archers se jetèrent sur eux et les désarmèrent. On les enferma dans une basse-fosse, et le lendemain ils furent pendus aux créneaux du château.

Nos trois compagnons se remirent en route, après avoir assisté à l’exécution, et le vieux moine était émerveillé de la sagesse et de l’esprit de divination de son jeune ami. Le jeune moine boudait toujours. À force de marcher, ils arrivèrent dans une ville nommée Sicile (?). Ils ne trouvèrent aucun château où loger, aux environs de la ville, et comme il leur était défendu de descendre dans les hôtelleries, ils étaient fort embarrassés.

— Je crains bien qu’il ne nous faille coucher à la belle étoile cette nuit, dit le vieux moine.

— Non, non, mon père, n’ayez pas d’inquiétude, dit Innocent.

Ils passaient en ce moment devant la boutique d’un orfèvre. Innocent ramassa une pierre sur la rue, la lança dans l’étalage et fit un beau dégât. On se précipita de tous côtés sur les trois étrangers, et on les mit en prison.

— Ne vous avais-je pas dit, mon père, dit Innocent, que nous trouverions où loger ?

Mais cela ne rassurait guère ses deux compagnons, surtout le jeune moine, qui tempêtait et injuriait Innocent.

— Bah! rassurez-vous, répondait celui-ci ; avant qu’il soit jour, nous serons rendus à la liberté.

En effet, vers minuit, ils entendirent un grand vacarme dans la ville. Tout le monde était sur pied ; on courait confusément de tous les côtés ; le canon tonnait ; le feu était aux quatre coins de la ville ! Un prince ennemi était sous les murailles avec une grande armée, et menaçait de tout mettre à feu et à sang. Dans cette extrémité, on rendit la liberté à tous les prisonniers. Aussitôt qu’il fut libre, Innocent se rendit tout droit auprès du général en chef de l’armée assiégeante, et lui parla de la sorte :

— Que prétendez-vous faire ?

— Détruire la ville de fond en comble.

— Non, non, vous ne ferez pas cela ; bien plus, vous ne tirerez plus un seul coup de canon, et ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous retirer chez vous au plus vite.

— Tirez, canonniers ! cria le général pour toute réponse.

Les canonniers firent leur devoir ; mais aucune pièce ne partait plus, ce qui étonna fort tout le monde. — C’est un sorcier ! se disait-on, en parlant d’Innocent.

On fit payer au général ennemi tout le dommage causé par ses soldats, puis il dut s’estimer heureux de pouvoir se retirer sans aucun mal, mais pas fier du tout, je vous assure.

— Quel homme que notre jeune compagnon ! disait le vieux moine.

— C’est un sorcier ! répliquait le jeune, et nous aurons de la chance s’il ne nous fait pas pendre ou brûler, avant d’arriver à Rome.

Et ils se remirent en route tous les trois. Ils approchaient de Rome. Ils vinrent à passer sur la chaussée d’un grand étang, où il y avait un nombre infini de grenouilles ; et elles chantaient si harmonieusement, qu’ils s’arrêtèrent pour les écouter.

— Savez-vous ce que disent ces grenouilles, mon père ? demanda Innocent au vieux moine.

— Non, mon fils, je ne le sais pas ; mais je voudrais bien le savoir.

— Eh bien ! non loin de cet étang, demeure une fille de mauvaise vie, qui s’est présentée à la table sainte en état de péché mortel. Elle a mis la sainte hostie en son mouchoir et l’a emportée chez elle. Puis, ce matin, n’y songeant plus, elle est venue laver son linge à l’étang : la sainte hostie est tombée de son mouchoir dans l’eau, et aussitôt une grenouille l’a avalée. Et maintenant, toutes les autres grenouilles de l’étang sont autour de celle-là, chantant à qui mieux mieux les louanges de leur créateur et le nôtre. Écoutez, comme leurs chants sont harmonieux !

— Grand Dieu ! s’écria le vieux moine ; mais que faut-il faire ?

— Allez au bourg le plus voisin ; dites au recteur d’assembler une procession, de venir avec elle à l’étang, croix et bannières en tête, et d’apporter le saint ciboire, pour recevoir la sainte hostie. Puis, si l’on peut faire communier la malheureuse fille, — qui est à présent aveugle, sourde et muette, — elle rentrera en grâce auprès de Dieu et sera guérie aussitôt.

Le vieux moine s’empressa de se rendre au bourg le plus voisin et de prévenir le recteur.

Celui-ci fit sonner les cloches ; tout le monde de la commune accourut, et l’on se rendit processionnellement à l’étang, croix et bannières en tête, et le recteur sous le dais, portant le saint ciboire. Mais les prêtres avaient beau chanter sur la chaussée de l’étang, le chant des grenouilles couvrait les leurs.

— Ce n’est pas tout de chanter, dit alors Innocent au recteur. — Que faut-il donc faire ? demanda celui-ci.

— Il faut conjurer la grenouille qui porte la sainte hostie.

Et le recteur se mit à réciter des oraisons en latin et à faire des signes suivant le rituel, mais en vain.

— Laissez-moi faire, dit alors Innocent.

Il fit le signe de la croix sur l’étang, puis récita une oraison. Et aussitôt on vit une grenouille nager à la surface de l’eau et, suivie de toutes les autres grenouilles de l’étang, venir déposer la sainte hostie dans le ciboire, qui avait été placé au bord de l’eau. Alors les chants cessèrent, et toutes les grenouilles rentrèrent au fond de l’étang.

— Allons à présent chez la malheureuse fille, dit alors Innocent.

Et on se rendit à sa maison. On parvint, non sans peine, à la confesser, à la faire communier, et aussitôt elle se trouva guérie de toutes ses infirmités.


Nos trois compagnons continuèrent ensuite leur route. Un peu avant d’arriver à Rome, comme ils gravissaient une colline, ils furent ravis par les chants d’une troupe d’oiseaux, dans une haie, au bord du chemin, et ils s’arrêtèrent pour les écouter.

— Savez-vous, mon père, ce que disent ces oiseaux ? demanda Innocent au vieillard.

— Non, mon fils ; et vous, le savez-vous ?

— Oui, ces oiseaux disent, dans leur langage, qu’un de nous trois sera pape à Rome. Que ferez-vous de moi, si c’est vous qui devez l’être, comme c’est probable ?

— Je te ferai mon premier cardinal.

— Et vous, mon père ? dit-il en s’adressant au jeune moine.

— Moi, je te ferai chien de Dieu[35] dans ma cathédrale.

— Ah !... c’est toujours quelque chose.

Puis il alla à la haie où chantaient les oiseaux, et y coupa, avec son couteau, une baguette de saule, qu’il se mit à écorcher, tout en marchant.

Enfin, ils arrivèrent aussi à Rome. Quand ils entrèrent dans la ville sainte, on faisait une procession. C’était la première, car on devait en faire trois. — Il y avait là une foule immense de cardinaux, d’archevêques, d’évêques, de moines et de simples prêtres, venus de tous les pays de la terre. Ils avaient des costumes variés à l’infini, et tous ils tenaient à la main un cierge non allumé. De ces cierges, les uns étaient fort gros et longs, et les autres étaient tout modestes, sans doute suivant le rang et les moyens de chacun.

Il devait y avoir trois processions, une par jour, pendant trois jours consécutifs, et le pèlerin dont le cierge s’allumerait de lui-même serait désigné par Dieu pour être pape à Rome. Nos deux moines prirent place dans les rangs de la procession, portant chacun son cierge à la main. Innocent, qui n’avait pas d’argent pour en avoir un, se glissa à côté d’eux, tenant à la main, en guise de cierge, la baguette blanche qu’il avait coupée dans la haie où chantaient les oiseaux, au bord du chemin. On le regardait, et l’on disait de lui, en haussant les épaules : Voyez donc ce pauvre innocent !

La procession se déroulait lentement à travers la ville, et chacun avait les yeux fixés sur son cierge, dans le secret espoir de le voir s’allumer miraculeusement. Mais ni les cierges des cardinaux, ni ceux des archevêques et des évêques, et autres grands dignitaires de l’Église, ne s’allumaient ; et pas davantage ceux des abbés, des moines et des simples prêtres. Mais voilà que tout à coup le feu prit à la baguette blanche d’Innocent !

— Voyez donc qui ! se disait-on ; il y a certainement tricherie ! Un pauvre innocent ! Nous aurons donc un pape innocent !

Le second jour, la baguette d’Innocent s’alluma encore, et aussi le troisième jour ! Il n’y avait pas à dire, c’était bien lui que Dieu désignait visiblement pour être pape à Rome.

Le premier cardinal s’avança alors vers lui, et s’agenouilla en sa présence, en disant :

— Donnez-moi votre bénédiction, Saint-Père, car c’est vous qui êtes à présent le pape à Rome.

— Un pauvre innocent comme moi !

— Dieu vous donnera les lumières nécessaires ; sa volonté s’est manifestée visiblement, par trois fois.

Voilà donc Innocent pape à Rome, par la volonté de Dieu !

Il n’oublia pas ses deux compagnons de voyage, et, dès le lendemain, il les fit appeler auprès de lui.

— Vous, mon père, dit-il en s’adressant au vieux moine, qui avez toujours été bon et bienveillant pour moi, et qui vouliez me nommer votre premier cardinal, si Dieu vous avait désigné, vous serez vous-même mon premier cardinal. Et vous, dit-il en se tournant vers le jeune moine, acceptez les fonctions que vous-même vous vouliez me donner, celles de chien de Dieu (suisse) de ma cathédrale !

Le bruit se répandit vite, dans le monde entier, qu’il y avait un pape Innocent à Rome.


Cependant le roi et la reine de France étaient bien malheureux. Ils étaient convaincus que le vieux charbonnier avait exécuté ponctuellement l’ordre de la reine et que leur fils n’existait plus. Le remords les tourmentait, et ils ne trouvaient nulle part un prêtre qui consentît à les absoudre d’un tel crime. Ils s’étaient adressés partout, et toujours en vain. Quand ils apprirent qu’il y avait un nouveau pape à Rome, un pape Innocent, ils se dirent :

— Il faut que nous allions jusqu’à Rome ; peut-être ce nouveau pape aura-t-il pitié de nous et nous absoudra.

Ils se rendirent donc à Rome, et, en y arrivant, ils allèrent tout droit au palais du pape.

— Le pape est-il à la maison ? demandèrent-ils en entrant.

— Oui, mais il est à table, leur fut-il répondu.

— Nous attendrons ; mais dites-lui, nous vous en prions, qu’il y a ici un père et une mère malheureux, venus de bien loin, et qui désirent lui parler.

On rapporta ces paroles au pape.

— Oui, répondit-il, je les connais. Recevez bien ces gens-là ; faites-les manger dans une salle à part, et servez-les comme moi-même.

On se conforma à ces ordres, et nos deux voyageurs étaient confus de la réception et du bon accueil qu’on leur faisait.

Quand le pape se leva de table, il vint à la salle où ils étaient. En le voyant entrer, ils se jetèrent à ses pieds.

— Relevez-vous, leur dit-il ; ce n’est que devant Dieu que l’on doit se prosterner ainsi.

Et il les releva, en leur tendant la main.

Quand le pape sortait de table, un valet lui versait toujours de l’eau sur les mains, puis un autre valet lui présentait une serviette pour les essuyer. Dans son empressement à se rendre auprès des deux voyageurs, il avait négligé, ce jour-là, cette ablution accoutumée. Mais, dans la salle où se trouvaient le roi et la reine de France, on avait aussi mis, pour eux, une aiguière pleine d’eau et des serviettes. Le Saint-Père dit alors, en s’adressant au roi :

— Auriez-vous, seigneur, la bonté de me verser un peu d’eau sur les mains ?

Et le roi s’empressa de verser l’eau.

Puis s’adressant à la reine :

— Et vous, madame, auriez-vous la complaisance de me donner cette serviette ?

Et la reine lui présenta la serviette avec empressement.

— Allons ! mon père et ma mère, dit alors le pape, la prédiction est accomplie ! Vous rappelez-vous que je vous dis qu’un jour viendrait où vous seriez bien heureux, vous, mon père, de me verser de l’eau pour me laver les mains, et vous, ma mère, de me présenter une serviette pour les essuyer? — Je suis votre fils, et je vous pardonne du fond de mon cœur !

Et ils se reconnurent alors et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en versant des larmes de joie et de bonheur. Et ils vécurent ensemble, le reste de leurs jours, et moururent comme des saints.

Puissions-nous faire comme eux, et aller un jour les rejoindre, là où ils sont ! — Amen (dit l’auditoire).

(Conté par Guillaume Garandel, tailleur, au Vieux-Marché, octobre 1869.)


Dans l’Histoire des Sept Sages de Rome, un jeune homme, nommé Alexandre, entendant le chant d’un rossignol, dit à son père que l’oiseau lui annonce par son chant qu’il deviendra tel maistre et si grand seigneur, que son père lui présentera humblement l’eau pour laver les mains, et que sa mère en révérence lui tiendra la serviette pour les essuyer. Le père furieux mène son fils à la mer et l’y jette ; mais l’enfant se sauve à la nage. Il rencontre un vaisseau dans lequel on le reçoit, et il se rend en Égypte. Là, ayant donné au roi l’interprétation du cri de deux corbeaux, il obtient en récompense la main de la princesse fille du roi, et monte sur le trône d’Égypte, après la mort de son beau-père. Il mande alors à la cour son père et sa mère, et sa prédiction s’accomplit.

Dans le roman français en prose des Sept Sages de Rome, publié par Le Roux de Lincy, le fils dit : « Il (les deux corneilles) dient que je monterai encore si hautement, et serai encore si hauz homs, que vous serez forment liez si je daignoie tant souffrir que vous me tenissiez mes manches, quand je devroie laver mes mains, et ma mère seroit moult liée, si elle osoit tenir la toaille où je essuieroie. »

Dans un conte basque de Webster, Basque Legends (p. 136), le fils entend chanter des oiseaux. Ils disent que pour l’heure il obéit à son père, mais qu’un temps viendrait où son père lui obéirait. Le père, qui est capitaine de vaisseau, enferme son fils dans un tonneau et le jette à la mer. Le tonneau est poussé à terre, et le jeune homme est recueilli par un roi dont il épouse la fille. Le capitaine de vaisseau devient plus tard domestique auprès de son fils, qu’il ne reconnaît pas.

Dans un second conte basque de Webster (p. 137), un jeune homme entend une voix, et il dit à sa mère qu’elle lui prédit qu’un père et une mère seraient les serviteurs de leur fils. Mais la voix avait parlé de lui et de ses propres parents. Sa mère en est persuadée. Elle ordonne à deux serviteurs de tuer en secret son fils et de lui rapporter son cœur. Les serviteurs lui laissent la vie sauve et rapportent à la mère le cœur d’un chien. Le fils se décide à aller à Rome et rencontre deux hommes avec lesquels il fait route. Un soir, ils sont descendus dans une auberge de brigands. Le fils est averti par la voix, et il s’échappe avec ses deux compagnons. Le lendemain, ils sont reçus dans une maison seigneuriale où le jeune homme guérit une jeune fille malade depuis sept ans. Quand il arrive à Rome, les cloches sonnent d’elles-mêmes, et il est élu pape. Sur ces entrefaites, sa mère est tourmentée de remords. Elle raconte son forfait à son mari et fait avec lui le pèlerinage de Rome, pour se confesser au pape. La confession amène la scène de reconnaissance. La prédiction cependant ne s’est pas accomplie en entier. Les parents ne deviennent pas les serviteurs du fils. La tradition est évidemment altérée dans ce conte.

Comme ou le voit, cette version basque ressemble beaucoup à notre version bretonne.

M. Kœhler, dans ses commentaires de Mélusine (col. 384-386), cite encore un conte masure, dans M. Tœppen ; un conte mordvine, dans A. Ahlquist, et un conte téléoute, dans Radloff, dont la fable principale ressemble à celle de notre légende.

Pour l’épisode où le pape Innocent tue le fils du gentilhomme, pendant le voyage de Rome, parce que celui-ci et sa femme, depuis qu’ils ont cet enfant, ne pensent plus à Dieu, voir la légende de l’Ermite et l’Ange voyageant ensemble, dans notre second volume, p. 4.

L’épisode des voleurs cachés dans des mannequins se retrouve dans l’histoire d’Ali-Baba et des Quarante Voleurs, des Mille et une Nuits.


QUATRIÈME PARTIE


la mort en voyage.




I


SANS-SOUCI
ou le maréchal-ferrant et la mort.



Il y avait une fois un soldat breton nommé Sans-Souci, à cause de son humeur joyeuse et de son heureux caractère, qui revenait de l’armée et s’en retournait dans son pays, à Louargat, au pied de la montagne de Bré.

Les uns disent qu’il avait son congé en règle ; d’autres prétendent qu’il avait déserté ; mais peu nous importe.

Après une longue journée de marche, il se trouva, vers le coucher du soleil, sous les murs d’un vieux château fort. Il était fatigué ; il avait faim, et il n’avait pas d’argent, si bien qu’il résolut de demander à loger dans ce château.

Il frappa à la porte. Le guichet s’ouvrit, et le portier lui demanda :

— Que voulez-vous ?

— Je voudrais être logé, pour cette nuit seulement, car j’ai marché toute la journée, et je suis bien fatigué.

— Attendez là un peu, et je vais demander à mon maître s’il veut vous loger.

Et le portier se rendit auprès du châtelain, et lui dit qu’un soldat harassé de fatigue était à la porte et demandait à loger.

— Dites-lui de venir me trouver, répondit le seigneur.

Le portier fit entrer Sans-Souci et le conduisit devant le seigneur, qui se chauffait devant un bon feu, dans la grande salle du château.

— Bonsoir, monseigneur, dit Sans-Souci en entrant.

— Bonsoir, mon garçon, répondit le châtelain. Que demandes-tu ?

— Je voudrais être logé, car je suis rendu de fatigue, et de plus, j’ai faim et pas d’argent.

— Je te logerai volontiers, et je te régalerai même bien, si tu n’es pas peureux et si tu veux passer la nuit dans une salle du château, qui est hantée par des revenants, des diables, ou je ne sais quoi. Toujours est-il qu’il y a là-dedans un tel vacarme et un tel sabbat, toutes les nuits, que personne n’y peut tenir, et qu’il a fallu abandonner cette salle. Si tu parviens à chasser les revenants ou les diables, et à rendre la salle habitable, tu n’auras pas perdu ta peine, car je te récompenserai bien.

Sans-Souci répondit :

— Je veux tenter l’aventure, arrive que pourra. Je n’ai jamais été poltron, et je ne serais même pas fâché de voir un peu de près le diable, dont j’entends parler si souvent et que je ne connais pas encore. Peut-être n’est-il pas aussi méchant qu’on le dit, après tout.

— À la bonne heure ! reprit le seigneur, tu me parais un garçon résolu, toi. Je vais te conduire à la salle. Tu y trouveras du bois, pour faire du feu, et je te ferai donner du pain, de la viande et du vin autant que tu en voudras. Tu feras alors ta cuisine toi-même, à ta guise.

Sans-Souci s’installa dans la salle hantée, et des valets lui apportèrent un quartier de mouton cru, une miche de pain blanc et six bouteilles de vin vieux. Puis ils s’en allèrent, et il resta seul. Il commença par faire un bon feu et mettre son quartier de mouton à la broche. Puis il s’assit dans un grand fauteuil, près du feu, alluma sa pipe, déboucha une bouteille de vin et en but un plein verre. Il se remit ensuite à fumer tranquillement, en regardant cuire son quartier de mouton, et en se disant :

— Ce que c’est que la peur ! On s’imagine qu’il y a ici des revenants, ou des diables, que sais-je, moi ?... Et voyez comme tout est silencieux et comme on est tranquille ! Je m’accommoderais bien, quant à moi, de ce logis, surtout si l’on me traitait toujours comme cela...

Et il se versa un second verre de vin et se disposait à le boire, quand il entendit un grand bruit dans la cheminée, et bientôt tomba dans le feu, sans en paraître le moins du monde incommodé, un être étrange, un diable sans doute, qui le saisit, le lança au bas de la salle, aussi facilement que si c’eût été une bûche ordinaire, et s’assit à sa place, dans le fauteuil.

— Ah ! se dit Sans-Souci, il paraît que le sabbat va commencer ! mais, n’importe, nous verrons bien comment cela finira.

Et il se releva, et vint s’asseoir hardiment en face du nouveau venu, dans un autre fauteuil, au côté opposé du foyer. Mais à peine s’y fut-il installé, qu’il entendit de nouveau le même bruit dans la cheminée, et un second personnage, en tout semblable au premier, tomba encore dans le feu, puis se releva lestement, le lança encore au bas de la salle et s’assit ensuite dans le second fauteuil, en face de l’autre.

— Voici de singuliers compagnons ! se dit Sans-Souci, en se relevant ; mais mon rôti doit être cuit, et je vais le retirer du feu, de peur qu’ils s’avisent de vouloir le manger.

Il revint au foyer et se disposait à enlever son rôti, quand un troisième personnage, semblable aux deux premiers, dévala de la cheminée et le lança encore au bas de la salle, lui, sa broche et son rôti.

— Ah ! le jeu commence à m’ennuyer, dit-il en se relevant et en se grattant le derrière. Mais je vais les laisser se chauffer, à leur aise, car ils paraissent aimer le feu, et entrer dans ce lit clos que je vois là. J’emporterai mon gigot, avec une bouteille de vin, et peut-être me laisseront-ils souper à mon aise.

Il se mit donc dans un lit qui était au bas de la salle. Mais, à peine y était-il entré, que les trois diables (car c’étaient de vrais diables) vinrent à lui et lui parlèrent de la sorte :

— Ah ! Sans-Souci, l’homme sans peur, tu crois donc que nous allons te laisser tranquillement manger, boire et dormir, chez nous, tout comme si tu étais chez toi ? Tu te trompes, mon ami, et nous allons en finir avec toi.

— J’espère du moins, messeigneurs, répondit Sans-Souci, que vous ne me tuerez pas au lit, comme trois lâches, et que vous me laisserez me lever, afin que je puisse me défendre ? Vous êtes trois contre un.

— Oui, lève-toi, répondirent-ils.

Sans-Souci sauta hors du lit. La nuit précédente, ne trouvant pas où loger, il avait passé la nuit dans une église, et le matin, en partant, il avait rempli d’eau bénite une bouteille vide qu’il avait sur lui et qu’il avait achetée pleine de cidre. Dès qu’il fut sur ses pieds, il déboucha sa bouteille et se mit à asperger les diables d’eau bénite. Ceux-ci sautaient jusqu’au plafond, cherchaient à fuir et poussaient des cris affreux.

— Assez! assez ! criaient-ils ; laisse-nous partir à présent, Sans-Souci ! Pitié ! assez ! assez !

— Oui, si vous me promettez de ne plus revenir dans ce château.

— Oui, nous te le promettons ; nous n’y reviendrons plus jamais !

— Signez alors de votre sang.

— Oui, nous signerons de notre sang.

Et ils signèrent tous les trois de leur sang, sur un morceau de parchemin que l’on trouva par là, et alors Sans-Souci les laissa partir par où ils étaient venus, c’est-à-dire par la cheminée. Après cela, il put souper tranquillement, puis il se remit au lit et dormit très-bien.

Le lendemain matin, le maître du château vint le voir, et il fut bien étonné de le retrouver en vie.

— Comment, tu vis donc encore ? lui dit-il.

— Mais oui, monseigneur, je vis encore, comme vous le voyez, et je n’ai même pas eu de mal.

— Et tu as passé toute la nuit ici ?

— J’ai passé toute la nuit ici.

— Et tu n’as rien vu d’extraordinaire ?

— Ah ! pour cela, si... J’ai eu affaire à de singuliers personnages ; mais rassurez-vous, car je vous en ai débarrassé pour toujours.

— Je ne puis te croire ; où est la preuve de ce que tu dis là ?

— Prenez ce parchemin, et voyez ce qui est marqué dessus.

Et il lui présenta le parchemin que les trois diables avaient signé de leur sang.

Le seigneur l’examina et s’écria avec une grande joie :

— Ah ! quel service tu m’as rendu ! Demande-moi tout ce que tu voudras, pour ta récompense, et je te l’accorderai. Veux-tu la main de ma fille ?

— Monseigneur, je n’ai pas mérité tant d’honneur, et je n’aspire pas si haut. Je suis maréchal-ferrant de mon état, comme l’était mon père, et si vous voulez me rendre heureux, faites-moi bâtir une forge au bord de la grande route, et approvisionnez-la de fer et de charbon car je n’ai pas le sou. Je ferrerai vos chevaux et ceux de vos fermiers, ainsi que ceux des voyageurs qui passeront, et je vivrai ainsi de mon travail, comme doit le faire tout honnête homme.

Le seigneur fit construire la petite forge au bord de la grande route. Sans-Souci s’y installa aussitôt, et, toute la journée, et souvent la nuit, on entendait son marteau qui retentissait sur l’enclume, car il aimait le travail. Les pratiques ne manquaient pas, et il était content et heureux.


Un jour qu’il était à son travail, comme à l’ordinaire, en bras de chemise, les manches retroussées et la figure toute noire de charbon et de fumée, deux passants, deux étrangers, dont un vieux et un jeune, s’arrêtèrent pour le regarder.

— Tu travailles de bon cœur, Sans-Souci ! lui dit le plus jeune.

— Il faut travailler, messeigneurs, pour gagner sa vie, répondit-il.

Et il mettait le fer au feu, puis l’en retirait et le battait sur l’enclume, et la sueur lui tombait du front goutte à goutte. Les deux passants étaient en admiration devant lui.

— J’aime les travailleurs comme toi, Sans-Souci, reprit l’inconnu, et, pour te le prouver, fais-moi trois demandes, à ton choix, et je te les accorderai.

Sans-Souci sourit et le regarda du coin de l’œil, comme un homme qui n’a pas grande confiance.

— Demande premièrement le paradis, lui dit le plus âgé des deux voyageurs.

— Le paradis, mon brave homme, répondit-il, est à qui le gagne, et ne se donne pas si facilement, je pense.

— Tu as raison, Sans-Souci, reprit l’autre ; mais fais-moi tes trois demandes, et je te promets de te les accorder, quelles qu’elles puissent être.

— Eh bien ! j’ai souvent soif, à battre le fer sur mon enclume, et la fontaine est assez loin ; je voudrais bien qu’un vieux poirier que j’ai là, dans mon courtil, derrière la forge, portât des fruits en toute saison, même en hiver.

— Accordé, dit le jeune voyageur.

Et aussitôt le vieux poirier de Sans-Souci se couvrit de belles fleurs blanches, et, un moment après, il succombait sous le poids de belles poires toutes dorées, quoiqu’on fût en plein mois de janvier !

— Fais ta seconde demande, Sans-Souci, dit l’inconnu.

— Demande le paradis, à présent au moins, lui dit encore le vieillard.

— Laissez-moi donc tranquille avec votre paradis, grand-père, lui répondit Sans-Souci ; le paradis est à qui sait le gagner, vous le savez bien, et j’espère qu’on ne me le refusera pas, après ma mort, si je l’ai gagné.

— Certainement, répondit le jeune étranger ; fais ta seconde demande, Sans-Souci.

— Eh bien ! je voudrais avoir là, au coin de ma forge, un bon fauteuil ; et toutes les fois que que quelqu’un s’assoirait dans ce fauteuil, je voudrais qu’il ne pût s’en relever que lorsque je le lui permettrais.

— Accordé.

Et le fauteuil se trouva aussitôt au coin de la forge.

— Fais, à présent, ta troisième demande.

— Ne manque pas de demander le paradis, cette fois au moins ! dit encore le vieillard.

— Je vous le répète, laissez-moi tranquille avec votre paradis, vieux radoteur ! Je demande, à présent, un jeu de cartes avec lequel je gagnerai toujours, quelle que soit la personne avec qui je jouerai.

— Accordé encore ! Tiens, voilà les cartes.

Et un jeu de cartes tout neuf se trouva aussitôt sur l’enclume.

Les deux voyageurs firent alors leurs adieux au maréchal-ferrant, et poursuivirent leur route. Je n’ai sans doute pas besoin de vous dire que le plus jeune était Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, qui voyageait alors en Basse-Bretagne, et l’antre saint Pierre, qui l’accompagnait partout dans ses voyages.


Il y avait plusieurs années que Sans-Souci avait reçu la visite de notre Sauveur et de saint Pierre, et il vivait heureux et content, travaillant toujours, quoique déjà vieux, lorsqu’un jour il reçut une autre visite moins agréable. C’était celle de l’Ankou (la Mort) lui-même. Il n’eut pas de peine à le reconnaître à sa faux et à ses os décharnés et blanchis. Cependant, il ne se troubla pas, et continua de travailler et de battre le fer sur son enclume, comme si c’eût été un client ordinaire. Mais l’importun visiteur, brandissant sa grande faux, lui dit :

— Allons ! Sans-Souci, prépare-toi à me suivre, car ton tour est venu.

— Mon tour de quoi donc ? répondit Sans-Souci, feignant de ne pas comprendre.

— Tu ne me connais donc pas ? Je suis l’Ankou, mon ami !

— Ah ! c’est vous qui êtes le grand Faucheur ? Bien ! bien ! J’ai souvent entendu parler de vous ; mais, excusez-moi, je ne vous connaissais pas, ma foi !

— Il n’y a pas de mal à cela ; mais allons ! viens vite, je n’ai pas de temps à perdre.

— Oui, oui, certainement, puisque mon tour est venu, dites-vous. Cependant, je ne voudrais pas partir comme cela, avant d’avoir ferré les chevaux que vous voyez là, à ma porte. Asseyez-vous là un peu, sur ce fauteuil ; ce sera l’affaire d’un instant, puis je vous suivrai où vous voudrez.

— Je suis pressée, et je n’ai pas le temps d’attendre ; je vais te donner le coup de grâce.

Et elle leva sa faux pour le frapper.

— Mais patientez donc un peu, vous dis-je ; qu’est-ce que cela vous fait ? vous saurez bien rattraper le temps perdu. Laissez-moi du moins finir de ferrer la haquenée de mon recteur (curé). Trois fers sont déjà posés ; il n’en manque plus qu’un, et, pour l’honneur de mon nom, je ne voudrais, pour rien au monde, laisser dans cet état le dernier cheval que j’aurai ferré, surtout celui de mon recteur ! Que dirait le bienheureux saint Éloi, quand je me présenterai devant lui, là-haut ? Asseyez-vous là, dans ce fauteuil, vous dis-je ; ce sera fait en un clin d’œil !

La Mort s’assit dans le fauteuil. Sans-Souci fut alors rassuré, et il se remit au travail, en sifflant et en chantant. Il mettait le fer au feu, soufflait, puis le battait sur l’enclume, et ne se pressait point. Il finit de ferrer le cheval de son recteur, puis plusieurs autres après. La Mort, voyant cela, dit encore :

— Allons ! il faut partir, car j’ai beaucoup de chemin à faire encore aujourd’hui ; je ne puis attendre plus longtemps.

— Vous m’ennuyez à la fin ! Donnez-moi la paix et me laissez faire tranquillement mon ouvrage ! lui répondit Sans-Souci, quand il fut sûr qu’elle ne pouvait pas quitter son fauteuil.

Et il continua de travailler le reste de la journée, puis le lendemain, puis le surlendemain, puis pendant des mois et des années, et la Mort restait toujours clouée sur son fauteuil, et quand elle lui parlait de partir, il se contentait de siffler et de lui rire au nez ; et cela dura longtemps ainsi.

Bref, il y avait cent ans que la Mort était prisonnière de Sans-Souci, et personne ne l’avait vue, pendant tout ce temps-là, et l’on s’inquiétait de ce qu’elle était devenue. Bien plus, on la regrettait et on l’implorait partout, à présent, comme on la détestait et la maudissait, auparavant. On ne mourait plus, et l’on en était venu à regarder la vie comme le plus grand des maux. Enfin, le bon Dieu eut pitié des pauvres humains (C'est, sans doute, une expérience qu’il avait voulu faire) et il envoya l’ange de la Mort vers Sans-Souci, pour lui dire de rendre la liberté à la Mort.

Quand l’ange arriva dans la forge, il trouva Sans-Souci qui ferrait tranquillement des chevaux, selon son ordinaire.

— Comment, Sans-Souci, lui dit l’envoyé de Dieu, peux-tu retenir si longtemps la Mort prisonnière dans ta forge ? Voilà cent ans qu’il n’est mort personne, et partout on se plaint, dans l’enfer, dans le purgatoire, dans le paradis, mais surtout sur la terre ! Tout le monde veut mourir, à présent. On implore la mort comme l’unique remède à tous les maux, comme l’ange libérateur. Le bon Dieu m’a envoyé vers toi pour te dire de la mettre en liberté sur le champ.

— C’est ma foi vrai, répondit Sans-Souci ; il y a longtemps qu’elle est là assise, dans son fauteuil, et, comme elle dort et ne fait aucun bruit, je l’avais tout à fait oubliée. Je vais lui rendre la liberté et la laisser partir avec vous. Mais je suis pressé pour le moment. Voyez, que de chevaux à ma porte ! Le temps seulement de mettre quelques clous aux pieds de derrière de ce cheval blanc que vous voyez, et qui appartient au seigneur du château voisin, et je suis à vous. Mais asseyez-vous, en attendant, sur le fauteuil, à côté du grand Faucheur ; il y a place pour deux.

Et l’ange s’assit aussi dans le fauteuil, à côté de la Mort. Alors Sans-Souci ferma la porte de la forge sur la Mort et son ange, mit la clé dans sa poche et partit avec les cartes que le bon Dieu lui avait données, et dont il n’avait encore fait aucun usage. Il n’alla pas loin sans rencontrer un seigneur inconnu, d’une mine étrange, et qui, lui voyant un jeu de cartes entre les mains, l’accosta et lui dit :

— Veux-tu faire une partie avec moi, camarade ?

C’était Lucifer lui-même, qui, n’ayant plus rien à faire, s’ennuyait beaucoup.

— Je ne demande pas mieux, répondit Sans-Souci.

Et ils s’assirent sur une grande pierre, au milieu d’une grande lande, pour faire leur partie.

On distribua les cartes, et Sans-Souci demanda alors :

— Quel sera l’enjeu ?

— Eh bien ! jouons âme contre âme, la tienne contre la mienne, répondit le diable.

Sans-Souci, étonné de cette réponse, l’examina des pieds à la tête, et, ayant remarqué qu’il avait des pieds fourchus, il reconnut que c’était au vieux Guillaume (le diable) qu’il avait affaire. Mais comme il avait confiance dans ses cartes, il se dit :

— N’importe ! tu ne sais pas ce qui t’attend, toi que l’on nomme le malin.

Et ils commencèrent de jouer. Sans-Souci gagna facilement la première partie.

— Continuons, dit l’autre : deux autres âmes contre les deux que tu possèdes à présent, la tienne et celle que tu as gagnée.

— Ça va ! répondit Sans-Souci ; distribuez les cartes.

Les cartes furent distribuées pour la seconde fois, et Sans-Souci gagna encore.

— Quatre autres âmes contre tes quatre ! dit l’autre, un peu dépité.

— Allons ! quatre autres âmes contre les quatre que j’ai déjà gagnées, répondit Sans-Souci.

Et il gagna encore.

Enfin, pour abréger, ils jouèrent ainsi pendant cent ans, toujours doublant l’enjeu, et Sans-Souci gagnant toujours. Songez quelle quantité d’âmes gagnées ! Il en gagna tant et tant qu’il finit par vider l’enfer ! Les âmes, à mesure qu’elles étaient délivrées, passaient de l’enfer dans le purgatoire, et il y en avait tant que, pour leur faire place, il fallut envoyer au paradis celles qui étaient déjà dans le purgatoire quand le jeu avait commencé.

Le joueur malheureux poussa alors un cri épouvantable ; il frappa du pied le rocher, et la trace y est encore visible, puis il disparut dans un abîme qui s’ouvrit pour le recevoir.

Cependant, la Mort était toujours prisonnière avec son ange, dans la forge de Sans-Souci, et, comme on ne mourait plus, les hommes étaient de plus en plus malheureux. On les voyait partout levant les mains et les yeux vers le ciel, et criant :

— Mourir ! mourir !... Ô Mort, ayez pitié de nous !

Sans-Souci, touché d’une si grande désolation, dit un jour :

— Ma foi ! j’ai assez vécu comme cela ! C’est toujours la même chose, dans ce monde : des bons et des méchants, des riches et des pauvres, beaucoup de misère et de mal partout, et nul n’est content de sa condition. Je veux aller voir, à présent, ce qu’il y a aussi de l’autre côté. Je vais délivrer la Mort.

Et il revint à sa forge. La Mort y était toujours sur son fauteuil avec son ange à côté d’elle.

Il les éveilla, car ils dormaient profondément, et leur dit :

— Il y a assez longtemps que vous êtes là à rien faire ; partez, à présent, et besognez bien, car on se plaint beaucoup de votre paresse, sur la terre et dans le ciel aussi.

Ils se levèrent aussitôt, sans attendre qu’on le leur dît deux fois, et la Mort, brandissant sa faux, depuis si longtemps inactive, commença par frapper Sans-Souci. Puis elle parut et se répandit par tout le monde, besognant rudement, de manière à rattraper le temps perdu. Elle multipliait ses coups avec une rapidité effrayante, comme une enragée, et les mortels tombaient et s’entassaient les uns sur les autres, comme l’herbe et les fleurs des champs tombent, drues et pressées, sous les coups des faucheurs, aux mois de juin et de juillet.

Cependant, l’âme de Sans-Souci était montée au ciel, et elle alla tout droit frapper à la porte du paradis : Toc ! toc !

— Qui est là ? cria saint Pierre, derrière la porte.

— Sans-Souci ! Ouvrez-moi, s’il vous plaît.

— Sans-Souci ?... Passe alors ; il n’y a pas de place pour toi ici.

— Pourquoi donc, monseigneur saint Pierre ?

— Te rappelles-tu le jour où, voyageant en Basse-Bretagne avec Jésus-Christ, nous te trouvâmes battant courageusement le fer sur l’enclume, dans ta forge, au bord de la route ? Le Seigneur te dit de former trois vœux, de lui faire trois demandes, et il te les accorderait, quelles qu’elles fussent.

— Oui, je me le rappelle très-bien.

— Je te conseillai, par trois fois, de demander le paradis. Mais tu ne m’écoutais pas : tu demandas d’abord qu’un vieux poirier que tu avais dans ton courtil portât des fruits en toute saison, puis un fauteuil d’où l’on ne pût se relever, une fois assis dedans, qu’avec ta permission, et enfin un jeu de cartes avec lequel tu gagnerais à tout coup. Tout cela te fut accordé. Mais tu ne parlas pas eu paradis, malgré mes conseils ; tu me traitas même de vieux radoteur. N’est-ce pas vrai ?

— C’est bien vrai, monseigneur saint Pierre ; mais oubliez tout cela, je vous prie, et laissez-moi entrer. Il ne manque pas de place chez vous, je présume ?

— Non, non, Sans-Souci, tu n’entreras pas.

— Et où donc voulez-vous que j’aille ?

— Où tu voudras ; chez le diable, si tu veux.

— Chez le diable ? Je le connais bien, et j’ai déjà eu affaire à lui. Où demeure-t-il donc ?

— À la deuxième porte, à gauche.

— C’est bien ; je vais aller le voir, car je ne le crains pas.

Et Sans-Souci alla frapper à la porte de l’enfer, qui était la deuxième, à gauche : Dao ! dao ! dao !

— Qui est là ? cria une voix de l’intérieur.

— Moi, Sans-Souci, répondit-il.

— Sans-Souci ! Ah bien ! n’espère pas entrer ici, par exemple ! Nous n’avons pas oublié comment tu nous as traités, dans le vieux château d’où tu nous a chassés. Et puis, tu as vidé l’enfer et empêché d’autres d’y venir, en retenant la Mort si longtemps prisonnière sur ton fauteuil. Va-t’en vite ! va-t’en !

Et on lui ferma la porte au nez.

— Ah ! voici qui est drô1e ! dit Sans-Souci ; on ne veut de moi ni dans le paradis, ni dans l’enfer ! Il faut que je frappe encore à cette autre porte qui est là, au milieu ; peut-être me recevra-t-on là ?

Et il alla frapper à cette troisième porte. C’était celle du purgatoire : Dao ! dao ! dao !

— Qui est là ? cria une voix de l’intérieur.

— Moi, Sans-Souci.

— Sans-Souci ! va-t’en, va-t’en vite, malheureux ! Tu nous as envoyé tout l’enfer ! Va-t’en vite ! va loin d’ici !

— Décidément, on ne veut de moi nulle part ! se dit Sans-Souci, bien embarrassé de savoir où aller. Je ne peux pourtant pas rester ici seul, dehors... Il faut que je trouve un logement quelque part, il n’y a pas à dire. Je vais encore frapper à la porte de saint Pierre ; il a, malgré tout, l’air bonhomme, et je trouverai bien quelque moyen de me faire ouvrir sa porte.

Et il alla frapper de nouveau à la porte du paradis : Dao ! dao ! dao !

— Qui est là ? cria saint Pierre.

— Moi, monseigneur saint Pierre, répondit Sans-Souci.

— Moi n’est pas un nom ; comment t’appelles-tu ?

— Sans-Souci, monseigneur saint Pierre.

— Encore !... Mais je t’ai déjà dit que je ne t’ouvrirai pas : adresse-toi ailleurs.

— Mais, monseigneur saint Pierre, on ne veut m’ouvrir nulle part : laissez-moi entrer chez vous, je vous prie.

— Non, non ! tu n’entreras pas ici ; va-t’en, tu m’ennuies.

— Je vous en supplie, monseigneur saint Pierre, entr’ouvrez du moins votre porte un peu, si peu que vous voudrez, pour que je puisse jeter un coup d’œil par là et avoir une idée de ce que c’est que le paradis.

Le bon Dieu se trouvait en ce moment dans la loge du portier du paradis ; il était venu voir son vieil ami et causer avec lui, comme cela lui arrivait souvent. Il eut pitié du pauvre Sans-Souci, renvoyé de partout, et il dit à saint Pierre :

— Entr’ouvre un peu ta porte, Pierre, et laisse-le jeter un coup d’œil dans le paradis.

Et saint Pierre entr’ouvrit un peu la porte. Aussitôt Sans-Souci jeta son bonnet dans le paradis, aussi loin qu’il put. Puis il dit à saisit Pierre :

— Laissez-moi entrer, mon bon saint Pierre, je vous en prie.

— Tu n’entreras pas, et regarde bien, si tu veux, pendant que tu y es, car je vais refermer ma porte.

— Eh bien ! vous me laisserez du moins aller chercher mon bonnet ?

— Oui, car il est trop sale pour que je veuille y toucher ; mais dépêche-toi.

Et Sans-Souci entra, sans se le faire dire deux fois. Et il s’avança bien loin dans le paradis et se mit à courir.

— Arrêtez-le ! arrêtez-le ! criait saint Pierre.

Trois ou quatre anges coururent après lui pour l’arrêter. Mais Sans-Souci s’assit alors sur son bonnet et dit aux anges qui voulaient le faire sortir et à saint Pierre, qui était accouru, armé d’un bâton :

— Ne me touchez pas ! Je suis ici sur mon bien, et personne n’a le droit de m’en chasser.

Et comme saint Pierre le menaçait de son bâton :

— Ne me touchez pas, je vous le dis, saint Pierre.

Et se tournant vers notre Sauveur, qui regardait cette scène en souriant :

— N’est-ce pas, bon Dieu, vous qui êtes juste et qui connaissez les droits de chacun, n’est-ce pas que je suis dans mon droit, étant sur mon bien, et que ni saint Pierre ni personne n’a le droit de me chasser d’ici ?

Et le bon Dieu dit :

— Sans-Souci a raison. Laissez-le donc tranquille, puisqu’il ne fait de tort à personne.

— Ah ! avez-vous entendu, vous autres ? Le bon Dieu vous dit de me laisser tranquille, puisque je suis dans mon droit, et vous devez lui obéir.

Et voilà comment Sans-Souci entra dans le paradis, où il est sans doute encore. Puissions-nous tous aller un jour nous en assurer par nous-mêmes !

Amen ! répondirent les assistants[36].

(Conté par Jean le Person, cordonnier, au bourg de Plouaret.)
II


l’homme juste.



Il y avait une fois un pauvre homme de qui la femme venait d’accoucher et de lui donner un fils.

Il voulait que son enfant eût pour parrain un homme juste, et il se mit en route pour le chercher.

Comme il cheminait, son bâton à la main, il rencontra d’abord un inconnu, qui avait la mine d’un fort honnête homme, et qui lui demanda :

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ?

— Chercher un parrain à mon fils nouveau-né.

— Eh bien ! voulez-vous de moi ? Je suis à votre disposition, si cela vous plaît.

— Oui, mais… je veux un homme juste.

— Eh bien ! vous ne pouviez mieux tomber ; je suis votre homme.

— Qui donc êtes-vous ?

— Je suis le bon Dieu.

— Vous juste, Seigneur Dieu !… Non ! non ! Partout, j’entends qu’on se plaint de vous, sur la terre.

— Pourquoi donc, s’il vous plaît ?

— Pourquoi ? Mais pour mille et mille raisons diverses.... Les uns, parce que vous les avez envoyés dans ce monde faibles, contrefaits ou maladifs, tandis que d’autres sont forts et pleins de santé, qui ne l’ont pas plus mérité que les premiers ; d’autres, et de fort honnêtes gens, comme j’en connais plus d’un, parce que, quoique travaillant continuellement et se donnant un mal de chien, vous les laissez toujours pauvres et misérables, tandis que leurs voisins, des fainéants, des hommes sans cœur, des bons à rien.... Non, tenez, vous ne serez pas le parrain de mon fils ; adieu !...

Et le bonhomme poursuivit sa route en grommelant.

Un peu plus loin, il rencontra un grand vieillard à longue barbe blanche.

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ? lui demanda le vieillard.

— Chercher un parrain pour mon fils nouveau-né.

— Je veux bien lui servir de parrain, si vous voulez ; cela vous va-t-il ?

— Oui, mais il faut vous dire avant que je veux que le parrain de mon fils soit un homme juste.

— Un homme juste ? Eh bien ! je le suis, je pense.

— Qui donc êtes-vous ?

— Saint Pierre.

— Le portier du paradis, celui qui tient les clefs ?

— Oui, celui-là même.

— Eh bien ! alors... vous n’êtes pas juste non plus, vous.

— Je ne suis pas juste, moi ! reprit saint Pierre avec un peu d’humeur ; et pourquoi donc, s’il vous plaît, bonhomme ?

— Pourquoi ? Ah ! je vous le dirai bien : parce que, pour des peccadilles de rien du tout, pour des misères, vous refusez, m’a-t-on dit, votre porte à de très-honnêtes gens, des hommes de peine, comme moi. Et pourquoi ? Parce que, après avoir travaillé dur toute la semaine, ils boivent peut-être une chopine de cidre de trop le dimanche... et puis, faut-il vous dire encore ? Vous êtes le prince des apôtres, le chef de l’Église, n’est-ce pas ?

Saint Pierre hocha la tête, en signe d’assentiment.

— Eh bien ! dans votre église, c’est comme partout ailleurs ; on n’y a rien que pour de l’argent, et le riche y passe encore avant le pauvre... Non, vous ne serez pas aussi, vous, le parrain de mon fils ; adieu !…

Et il poursuivit sa route, toujours grommelant.

Il rencontra alors un personnage qui n’avait guère bonne mine, celui-là, et qui portait une grande faux sur son épaule, comme un faucheur qui va à son travail.

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ? lui demanda aussi celui-ci.

— Chercher un parrain à mon fils nouveau-né.

— Voulez-vous de moi pour parrain ?

— Il faut vous dire, avant, que je veux un homme juste.

— Un homme juste ! Vous n’en trouverez jamais de plus juste que moi.

— Ils me disent tous cela ; mais qui donc êtes-vous ?

— Je suis le Trépas[37].

— Ah ! oui ; alors, vous êtes vraiment juste, vous ; vous n’avez de préférence pour personne, et vous faites bravement votre besogne. Riche et pauvre, noble et vilain, roi et sujet, jeunes et vieux, faibles et forts.... vous les frappez tous, quand leur heure est venue, sans vous laisser attendrir ni fléchir par les larmes, les menaces, les prières ou l’or. Oui, vous êtes véritablement le juste, et vous serez le parrain de mon fils. Venez avec moi.

Et l’homme s’en retourna à sa chaumière, emmenant avec lui le parrain qu’il voulait donner à son fils.

Le Trépas tint l’enfant sur les fonts baptismaux, et il y eut ensuite, dans la chaumière du pauvre homme, un petit repas où l’on but du cidre et mangea du pain blanc, par extraordinaire.

Avant de s’en aller, le parrain dit à son compère :

— Vous êtes de fort braves gens, votre femme et vous ; mais vous êtes bien pauvres ! Comme vous m’avez choisi pour être le parrain de votre fils, je veux vous en témoigner ma reconnaissance en vous révélant un secret qui vous fera gagner beaucoup d’argent. Vous, compère, vous allez vous faire médecin, à présent, et voici comment vous devrez vous comporter : quand vous serez appelé auprès d’un malade, si vous m’apercevez au chevet du lit, vous pourrez affirmer que vous le sauverez, et lui donner comme remède n’importe quoi, de l’eau claire, si vous voulez ; il en réchappera toujours. Si, au contraire, vous me voyez avec ma faux au pied du lit, il n’y aura rien à faire, et le malade mourra sûrement, quoi que vous puissiez faire pour essayer de le sauver.

Voilà donc notre homme improvisé médecin, mettant en pratique le système de son compère le Trépas, et prédisant, toujours à coup sûr, quand ses malades devaient guérir ou mourir. Comme il ne se trompait jamais et que, d’ailleurs, les remèdes ne lui coûtaient pas cher, puisqu’il ne donnait que de l’eau claire à ses clients, quelle que fût la maladie, il était fort recherché et devint riche en peu de temps.

Cependant, le Trépas, quand il avait occasion de passer par là, entrait de temps en temps pour voir son filleul et causer avec son compère.

L’enfant grandissait et venait à merveille, et le médecin, au contraire, vieillissait et s’affaiblissait chaque jour.

Un jour le Trépas lui dit :

— Je viens toujours te voir, quand je passe par ici, et toi tu n’es encore jamais venu chez moi ; il faut que tu viennes aussi me rendre visite, pour que je te régale à mon tour et te fasse voir ma demeure.

— Je n’irai que trop tôt, répondit le médecin, car je sais qu’une fois qu’on est chez vous, compère, on n’en revient pas comme on veut.

— Sois tranquille là-dessus, car je ne te retiendrai pas avant que ton heure soit venue ; tu sais que je suis l’homme juste par excellence.

Le médecin partit donc, une nuit, pour faire visite à son compère. Ils allèrent longtemps de compagnie, par monts et par vaux, traversant des plaines arides, des forêts, des fleuves, des rivières et des régions tout à fait inconnues au médecin.

Enfin, le Trépas s’arrêta devant un vieux château entouré de hautes murailles, au milieu d’une sombre forêt, et dit à son compagnon : « C’est ici. »

Ils entrèrent. Le maître du sombre manoir régala d’abord magnifiquement son hôte, puis, au sortir de table, il le conduisit dans une immense salle où brûlaient des millions de cierges de toutes les dimensions, longs, moyens, courts, et dont les lumières étaient plus ou moins nourries, et jetaient plus ou moins de clarté. Notre homme resta d’abord tout étonné, ébloui et muet devant ce spectacle. Puis, quand il put parler :

— Que signifient toutes ces lumières, compère ? demanda-t-il.

— Ce sont les lumières de la vie, compère.

— Les lumières de la vie ? Qu’est-ce à dire ?

— Chaque créature humaine qui vit présentement sur la terre a là son cierge, auquel est attachée sa vie.

— Mais il y en a de longs, de moyens, de courts, de brillants, de ternes, de mourants.... Pourquoi ?

— Oui, c’est comme les vies des hommes : les unes commencent ; d’autres sont dans leur force et tout leur éclat ; d’autres sont faibles et vacillantes ; d’autres enfin sont près de s’éteindre…

— Comme en voilà un (un cierge) qui est long et haut !

— C’est celui d’un enfant qui vient de naître.

— Et cet autre, que sa lumière est brillante et belle !

— C’est celui d’un homme dans toute la force de l’âge.

— En voilà un qui va s’éteindre, à défaut d’aliment.

— C’est un vieillard qui se meurt.

— Et le mien, où est-il aussi ? Je voudrais bien le voir.

— Le voilà près de vous.

— Celui-là ?… Ah ! mon Dieu, il est presque entièrement consumé ! Il va s’éteindre !…

— Oui, vous n’avez plus que trois jours à vivre !

— Que dites-vous là ? Quoi, trois jours seulement !… Mais puisque je suis votre ami et que vous êtes le maître ici, ne pourriez-vous me durer mon cierge quelque temps encore… par exemple, en prenant un peu à celui d’à côté, qui est si long, pour l’ajouter au mien ?…

— Celui d’à côté, qui est si long, est celui de votre fils, et si j’agissais comme vous me le conseillez, je ne serais plus le juste que vous cherchiez.

— C’est vrai, répondit le médecin, en se résignant et en poussant un grand soupir...

Et il revint alors chez lui, mit ordre à ses affaires, appela le curé de sa paroisse et mourut trois jours après, comme le lui avait prédit son compère la Mort.

(Conté par J. Corvez, de Plourin, Finistère, 1816.)


La légende de l’Homme Juste n’est pas particulière à la Bretagne. Comme presque tous les vieux récits populaires, on la trouve un peu partout, plus ou moins complète, plus ou moins altérée.

Elle se trouve dans Grimm (Contes des enfants et de la maison, n° 44), sous le titre de la Mort et son Filleul, conte hessois. Commencement analogue à celui de la version bretonne. Le pauvre refuse successivement comme parrain le bon Dieu et le diable, et accepte enfin la Mort. Celle-ci fait de son filleul un grand médecin. Elle lui indique une certaine plante qui guérira certainement les malades quand il la verra, elle, la Mort, au chevet du lit. Si, au contraire, elle se tient au pied du lit, il n’y a rien à faire : le malade ne peut être sauvé. Le filleul, improvisé médecin, devient riche et célèbre. Appelé près du roi malade, il voit la Mort au pied du lit. Alors, il retourne le lit de manière à ce que la Mort se trouve au chevet, et le roi guérit. La Mort, quoique très-mécontente, lui pardonne pour cette fois ; mais, ayant recommencé le tour pour la princesse, malade aussi, elle le conduit dans une sorte de caverne, où il voit une multitude de lumières, etc.

Le reste comme dans le conte breton.

Comparez deux autres contes allemands de la collection S. W. Wolf, p. 365, et de la collection Prœhle, no 13.

Guillaume Grimm, dans ses remarques, cite une farce allemande de Jacques Ayres (dans son Opus theatricum, publié après sa mort, en 1605), qui ressemble beaucoup au conte hessois ; mais l’épisode des lumières y manque. Il mentionne aussi comme analogue un petit poème de Hans Sachs, de 1553.

Dans une collection de contes hongrois (Gaal Stier, no 4), même introduction. Le pauvre homme ne veut pas de Jésus pour parrain, « parce qu’il n’aime que les bons. » L’épisode des lumières existe. Le pauvre homme, et non son filleul, devient médecin. Cette partie, qui semble altérée, est inférieure à la partie correspondante du conte hessois.

Dans un conte sicilien, recueilli par Mlle Gonzenbach (no 19), introduction différente. (Quelque temps après que la Mort a été marraine (ici ce n’est pas comme en allemand et en breton, où la Mort étant du masculin, elle est « parrain »), elle vient chercher le pauvre homme et l’emmène dans un sombre caveau où brûlent une multitude de lampes, etc. Dans ce conte, comme dans le conte breton, le filleul ne devient pas médecin.

L’épisode des lumières se trouve également dans un conte italien de Vénétie, publié par MM. Widter et Wolf, dans le Jahrbuch für romanische und englische Literatur.

Gueullette, dans ses Mille et un quarts d’heure, contes tartares, ou plutôt prétendus tels, a aussi, dans le quart Lxxiue, sous le titre de : Aventures d’un bûcheron et de la Mort, un pauvre homme, un bûcheron, qui prend la Mort pour parrain d’un de ses enfants nouvellement né, et qu’il voulait exposer aux bêtes féroces, à cause de sa misère. Le parrain lui fait connaître les vertus médicinales de certaines herbes qui guérissent nombre de maladies, et de plus, afin que ses arrêts de vie ou de mort soient toujours infaillibles, il lui dit que, quand il l’apercevrait au pied du lit de ses malades, ceux-ci guériraient, mais que rien au monde ne pourrait les empêcher de mourir, quand il le verrait au chevet du lit. Le bûcheron, devenu médecin, trompe aussi son confrère la Mort, en retournant le lit, quand le malade est désigné pour mourir, et il sauve ainsi les jours du grand Iskender, c’est-à-dire d’Alexandre-le-Grand.

L’épisode des lumières manque.

Il a été publié dans l’Almanach provençal de 1876, p. 60 et suivantes, une version provençale du même conte, très-rapprochée de la version bretonne, sauf l’épisode des lumières, qui y manque aussi.

On verra, dans la légende de la Mort et son compère, qui suit, confinent le médecin improvisé ayant voulu profiter du secret qu’il possédait pour se rendre immortel, la Mort, trompée plusieurs fois, finit par avoir sa revanche (voir aussi Revue celtique où la légende de L’Homme juste a été publiée pour la première fois, 3e vol., 1878, p. 383).

Sur les cierges ou lumières de vie, voir encore le Filleul de la Mort, dans les Contes d’un buveur de bière, de Ch. Deulin (lampes où sont les mèches de chaque mortel, plus ou moins vives et brillantes).

M. Paul Sébillot me dit avoir aussi recueilli à Saint-Cast, dans le pays gallot ou Bretagne non bretonnante, un conte où un garçon conduit par un squelette voit une plaine remplie de lumières de différentes longueurs.



III


l’ankou et son compère.



Il y avait une fois un pauvre homme qui cherchait un parrain pour un enfant qui venait de lui naître. Il rencontra un inconnu qui lui demanda :

— Où vas-tu ainsi, pauvre homme ?

— Chercher un parrain pour un enfant qui vient de me naître.

— Veux-tu de moi pour parrain à ton enfant ?

— Je veux bien ; et pourquoi pas ?

L’inconnu suivit le pauvre homme jusqu’à sa chaumière. La marraine, une pauvre fille du voisinage, était déjà toute trouvée, de sorte qu’on se rendit au bourg sur le champ, et l’enfant fut baptisé et nommé Arthur. Après la cérémonie, le parrain revint à la chaumière des pauvres gens, où il prit sa part, avec la marraine, d’un repas très-frugal, composé uniquement de crêpes de sarrasin et d’un peu de lard fumé, avec du cidre pour boisson. Touché de la pauvreté et du bon cœur de ces gens, il dit au père, au moment de partir :

— Vous êtes bien pauvres ! Si tu veux, je vous rendrai riches ?

— Je ne demande pas mieux, pourvu cependant que ce soit en tout bien et toute honnêteté.

— Bien entendu. Eh bien ! fais-toi médecin, suis mes conseils, et tu deviendras riche, en peu de temps.

— Médecin, grand Dieu ! Un ignorant comme moi, qui ne sais ni lire ni écrire !...

— Peu importe, tu n’auras qu’à faire ce que je te dirai, et tout ira bien.

— Oui, mais en tout bien et tout honneur, dit alors la femme, qui entendait cette conversation de son lit.

— Oui, en tout bien et tout honneur ; soyez tranquilles à ce sujet.

— Alors, dit le père, je veux bien.

— Eh bien ! voici tout ce que tu auras à faire. Tu feras publier dans tout le pays que tu es devenu médecin et que tu as des remèdes infaillibles contre tous les maux. Quand tu iras voir un malade, commence toujours par regarder si tu ne m’aperçois pas autour du lit, sous la forme d’un squelette, visible pour toi seul, car je suis l’Ankou (la Mort).

— Jésus ! s’écria l’homme en se signant.

— Rassure-toi, et ne crains rien. Si je suis au pied du lit, c’est que le malade doit guérir ; si, au contraire, je suis au chevet, la maladie est mortelle, et le malade ne doit pas en réchapper, et tu pourras toujours dire, à coup sûr, si le malade doit guérir ou non, et tu te feras bien vite une grande réputation et gagneras beaucoup d’argent.

— C’est bien ; mais quel louzou (herbes, remèdes) donnerai-je aussi aux malades, car un médecin doit toujours donner quelque remède ?

— Eh bien ! donne ce que tu voudras ; il n’en sera ni plus ni moins : de l’eau pure, si tu veux, que tu puiseras à la première fontaine venue, et des herbes que tu cueilleras, au hasard, dans les champs et les bois.

Et l’Ankou s’en alla là-dessus.

Dès le lendemain, le pauvre homme fit publier par le pays qu’il était devenu médecin, et qu’il avait des remèdes pour tous les maux.

Un riche seigneur des environs était malade sur son lit, depuis plusieurs années. Tous les médecins et chirurgiens, et jusqu’aux sorciers et sorcières du pays, avaient été appelés l’un après l’autre, et avaient expérimenté sur lui leurs louzou et leurs oraisons. Rien n’y faisait, et plus il en voyait, plus il dépérissait. On appela aussi le pauvre homme.

— Vous êtes devenu médecin ? lui demanda la châtelaine.

— Oui, je suis médecin.

— Et vous promettez de guérir mon mari ?

— Je le guérirai sûrement, si vous me payez bien.

— Combien demandez-vous ?

— Cent écus.

— Vous les aurez ; mais sachez bien que si vous ne rendez pas la santé au malade, il n’y a que la mort pour vous.

— J’accepte ; faites-moi voir le malade.

Et le pauvre homme fut introduit dans la chambre du seigneur, qui était mourant. Il vit un squelette au chevet du lit, et comprit ce que cela voulait dire.

Mais, comme il n’était pas bête, l’idée lui vint de jouer un tour à son compère.

Il tâta le pouls du malade, mit la main sur son front, examina son urine, fit plusieurs questions, puis dit :

— Comme vous avez bien fait de m’appeler, car dans vingt-quatre heures, ç’aurait été trop tard ! Mais quels ânes que tous ces docteurs qui se disent savants ! Ils n’ont vu goutte à la maladie de monseigneur, et pourtant rien de plus simple et de plus clair. Commencez par retourner le lit, de manière à ce que le chevet se trouve où sont à présent les pieds ; et vite, car le temps presse.

Des valets furent appelés, qui retournèrent le lit, de façon que l’Ankou, qui était d’abord au chevet, se trouva être au pied du lit. Le médecin improvisé remit alors une fiole d’eau claire à la dame, en lui recommandant d’en faire boire à son mari une cuillerée d’heure en heure. Puis il s’en alla, en disant qu’il reviendrait le lendemain matin.

Le lendemain, le malade se trouvait mieux ; le surlendemain, mieux encore, et son état s’améliorant rapidement, au bout de huit jours il fut en pleine convalescence.

Le pauvre homme reçut alors les cent écus promis, puis un certificat attestant qu’il avait guéri le seigneur, quand les autres médecins n’entendaient rien à sa maladie.

Il porta les cent écus à sa femme, et, muni de son certificat, il se rendit à un autre château du pays où un autre seigneur était malade depuis longtemps, et, comme le premier, faisait le désespoir des docteurs. Le bruit de sa première cure s’était déjà répandu dans le pays, et, sur la présentation de son certificat, il fut vite introduit auprès du malade. Il demanda deux cents écus pour le guérir, et on les lui promit sans difficulté. Son compère l’Ankou était encore au chevet du lit, et, malgré ses signes de désapprobation et son air colère, le médecin manœuvra comme précédemment, de manière à le mettre au pied du lit. Au bout de huit jours, ce seigneur était encore sur pieds, parfaitement guéri, et notre homme recevait les deux cents écus et un autre certificat pareil au premier.

Sa réputation était déjà faite ; on l’appelait de tous les côtés, en ville comme à la campagne, et, en peu de temps, il devint riche.

Un jour, ayant appris que le roi de France était malade, il prit la route de Paris pour aller le visiter. Comme il traversait une forêt, il rencontra son compère l’Ankou.

— Ah ! te voilà ! lui dit celui-ci, en l’abordant ; je suis bien aise de te rencontrer, car j’ai des reproches à te faire.

— Comment cela donc, compère ? Pour moi, je n’ai qu’à vous remercier, et je compte toujours suivre vos conseils, car ils sont excellents et ont fait de moi le premier médecin du monde.

— Oui, mais tu triches, en me mettant toujours au pied du lit ; cela n’avait pas été convenu entre nous.

— Comment, je triche ? Est-ce donc un mal si grand, compère, que de sauver la vie à mes semblables, puisque vous m’avez appris à le faire ?

— Certainement que c’est un mal, car depuis que je t’ai livré mon secret, il ne m’arrive plus presque personne de ton pays : les riches surtout me font tout à fait défaut, et tu me fais un tort considérable. Cesse donc de te jouer de moi. Est-ce là la reconnaissance à laquelle je devais m’attendre pour le service que je t’ai rendu ?

— Ma foi, compère, vous m’avez appris votre secret, qui est excellent, et je vous en remercie beaucoup ; pourtant, comme médecin, je ne puis pas laisser mourir mes malades, quand il ne dépend que de moi de les sauver ; je n’en aurais pas le courage...

— Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, gare à toi-même, car ton tour viendra aussi, et peut-être plus tôt que tu ne crois.

— Ah ! ma foi, compère, tant pis pour vous ; vous m’avez appris votre secret ; il est bon ; n’attendez donc pas de moi que je n’en use pas pour moi-même, quand le moment sera venu.

— Ah ! c’est comme ça ! Eh bien ! je ne te manquerai pas !

Et là-dessus, l’Ankou s’en alla, en colère. Le médecin continua sa route vers Paris, assez peu inquiet de ses menaces et comptant bien avoir toujours le temps de retourner son lit, pour mettre son compère au pied, quand il l’apercevrait au chevet.

En arrivant à Paris, il se rendit tout droit au palais du roi et demanda au portier :

— C’est ici le palais du roi de France ?

— Oui.

— Il est toujours malade ?

— Oui. De la part de qui venez-vous demander de ses nouvelles ?

— De la part de personne autre que moi-même ; faites-lui savoir, je vous prie, que je désire le voir et lui parler.

— Vous ?... Mais vous croyez donc que le premier venu est reçu ainsi en la présence du roi ?

— Sachez, homme de la porte, que je ne suis pas le premier venu, et que le roi n’aura qu’à se féliciter de ma visite.

— Qui donc êtes-vous, pour parler de la sorte ?

— Je suis un célèbre médecin de Basse-Bretagne, et je viens rendre la santé au roi.

— Oui, on voit bien que vous êtes de la Basse-Bretagne, à la façon dont vous parlez. Les plus savants docteurs du royaume n’entendent rien à la maladie du roi, et c’est un méchant rebouteur bas-breton qui a la prétention de leur en remontrer !... Allons ! retirez-vous... au large !

— Homme de la porte, vous êtes un insolent, et je vous ferai couper les oreilles.

— Allons, déguerpissez vite, vous dis-je, ou je vais lâcher mes chiens sur vous.

Le fils du roi vint à passer en ce moment, et intendant tout ce bruit et voyant le portier furieux, il demanda ce que c’était.

— Cet homme veut entrer malgré moi, et m’insulte.

— Pourquoi veut-il entrer, et qui est-il ?

— Il dit qu’il vient de Basse-Bretagne et qu’il a un remède pour guérir le roi.

Le fils du roi, sans en demander davantage, alla vers notre homme et lui parla ainsi :

— Vous dites que vous êtes médecin et que vous avez un remède pour guérir le roi, mon père ?

— Oui, prince, je suis médecin, et je guérirai le roi, votre père, si on me permet de lui donner mes soins.

— Vous savez que les plus savants médecins du royaume y ont déjà échoué ?

— Je le sais ; mais laissez-moi le voir et lui donner mes soins, et je réponds de lui sur ma tête.

— Vous aurez une barrique d’argent, si vous rendez la santé à mon père ; mais aussi, si vous ne le faites pas, vous serez brûlé vif.

— J’accepte ; conduisez-moi auprès du roi.

— Suivez-moi.

Et le prince, au grand étonnement du portier dépité, le conduisit auprès du royal malade.

Le vieux roi, épuisé par tous les remèdes variés qu’il avait absorbés, plus encore que par le mal, était au plus bas ; c’est à peine s’il respirait encore.

Le médecin, dès en entrant dans la chambre» vit son compère l’Ankou à son chevet.

— Que l’on commence par changer de bout au lit, qui est mal placé ; et vite, vite ! s’écria-t-il tout d’abord.

Ce qui fut fait sur le champ, malgré les signes de mécontentement de son compère l’Ankou. Puis il tâta le pouls du vieux roi, examina son urine, donna une fiole d’eau dont on devait lui faire boire une cuillerée d’heure en heure, et se retira ensuite, en disant qu’il reviendrait le lendemain matin.

Le lendemain, le roi allait beaucoup mieux et semblait ressusciter et se fortifier d’heure en heure ; le surlendemain, il était mieux encore, et au bout de huit jours il était complètement rétabli.

Notre homme revint alors dans son pays, comblé de présents et accompagné de quatre mulets chargés d’argent. Il acheta des fermes et des bois, fit bâtir un château magnifique et, se trouvant assez riche, il cessa de faire de la médecine.

Son compère l’Anhou le guettait toujours, et plus d’une fois il l’avait aperçu au chevet de son lit. Mais aussitôt il sautait dehors, retournait le lit et n’avait plus rien à craindre. Il vécut ainsi très-longtemps, plusieurs centaines d’années, si bien qu’on l’avait surnommé le père Trompe-la-Mort.

Un jour qu’il se promenait par ses champs, il aperçut sur la grande route qui les traversait une charrette embourbée, et un homme qui criait et battait ses chevaux à grands coups de fouet. Il s’approcha pour l’aider à relever sa charrette, et reconnut avec étonnement que ce charretier embourbé n’était autre que son compère l’Ankou. La charrette était remplie de vieux vêtements en lambeaux et usés jusqu’à la corde.

— Quand donc viendras-tu me voir chez moi ? lui demanda l’Ankou.

— J’ai bien le temps ; attendez encore un peu, compère. Mais que signifie toute cette cargaison ? Est-ce que vous vous êtes fait pillaouer (chiffonnier) ?

— J’ai usé tous les vêtements que voilà à courir après toi.

— Eh bien ! quand vous en aurez usé encore autant, peut-être songerai-je à aller vous voir chez vous.

Un des chevaux maigres de l’Ankou avait la foire et salissait les chemins partout où il passait.

— Eh ! compère, empêchez donc votre cheval de salir ainsi mes routes, lui dit ironiquement l’ex-médecin.

— Et comment le ferai-je ? Fais-le toi-même, si tu peux.

— Attendez ! attendez ! vous allez voir.

Et notre homme ramassa une pierre sur la route, l’introduisit comme une bonde dans le cul du cheval, et se mit à frapper dessus avec une autre pierre, pour l’enfoncer. Mais le cheval fit un violent effort et chassa la pierre, laquelle frappa notre homme au front, et avec tant de force, qu’il tomba raide mort sur la place.

— Ah ! ah ! s’écria alors l’Ankou en riant, je savais bien que je serais venu à bout de toi, d’une manière ou d’une autre.

Et ainsi mourut enfin Trompe-la-Mort.

(Conté par Barbe Tassel, Plouaret, novembre 1869.)


Pour ce dernier épisode, comparez : Le Navet, p. 135, de Littérature orale de la Haute-Bretagne, par P. Sébillot, premier volume de la collection de : Les littératures populaires de toutes les nations, et : Joan lou Pec, conte de l’Armagnac recueilli par Jean Bladé. Joan lou Pec doit mourir au troisième pet de son âne ; aussi essaie-t-il tous les moyens d’empêcher ce troisième pet. Il va chercher un pieu bien pointu et l’enfonce avec un marteau dans le cul de l’âne. L’âne s’enfle si bien et fait un effort si violent, que le pieu sort comme une balle d’un fusil et tue le pauvre Joan le Pec (Jean le Niais).


fin du premier volume.

ADDITIONS ET CORRECTIONS


Page 22. A la note, ajouter : Dans une autre version que j’ai entendue dans l’arrondissement de Lannion, la vieille femme bat par trois fois ses hôtes dans leur lit, et c’est toujours sur saint Pierre que tombent ses coups : la première fois, parce qu’il est sur le devant; la seconde, parce qu’il a échangé cette place contre celle de Jésus, qui était au milieu, et la troisième, parce qu’il a remplacé saint Jean dans la ruelle. La bonne femme croyait les frapper tous les trois, à tour de rôle.

J’ai, du reste, remarqué que, dans presque tous les épisodes de nos récits populaires où Jésus-Christ est représenté voyageant avec quelques-uns de ses apôtres, — saint Pierre, saint Paul et saint Jean, le plus ordinairement, — saint Pierre est constamment l’objet des plaisanteries et des bons tours de ses compagnons de route. Vraiment, le peuple se montre souvent peu respectueux envers ce grave personnage évangélique, dont l’âge, le titre de prince des apôtres, et surtout les fonctions de gardien des portes du ciel sembleraient être de nature à réprimer son rire et ses familiarités, parfois excessives.

Page 30. Voir les commentaires sur le récit : Saint Éloi et Jésus-Christ, à la page 99 et suivantes.

Page 215. Dans une pièce de mes Gwerziou Breiz-Izel ou Chants populaires de la Basse-Bretagne, tome I, page 65, une jeune fille, inconsolable de la mort de sa mère, va chaque nuit prier pour elle dans l’église de sa paroisse. La première nuit, a minuit, elle voit passer la procession des âmes, en trois files, des noires, des grises et des blanches. Sa mire était parmi les noires, ce qui redoubla sa douleur ; la seconde nuit, sa mère était parmi les grises, et enfin parmi les blanches la troisième nuit. Elle était délivrée, et elle dit à sa fille, avant de disparaître : « Tu as eu de la chance que je ne t’aie pas mise en pièces ; tu augmentais chaque jour ma peine par tes prières et ta douleur mais tu as tenu un enfant nouveau-né sur les fonts baptismaux, et tu lui as donné mon nom, et c’est là ce qui m’a sauvée. Je vais, à présent, voir Dieu, et tu y viendras toi-même, sans tarder. »

Dans un récit du tome II des Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, sous le titre de l’Ombre du pendu, on verra un autre exemple de l’influence heureuse des filleuls sur la destinée d’outre-tombe de leurs parrains, surtout quand ils sont des enfants de pauvres gens ou des bâtards, que l’on ne se soucie guère, ordinairement, de patronner à leur entrée dans la vie.



Tome 2[modifier]


CINQUIÈME PARTIE


les ermites, les moines, les brigands,
les saints et les papes.




I


l’ermite voyageant avec un inconnu.



Il y avait autrefois (il y a beau temps de cela) un vieil ermite qui s’était retiré, pour faire pénitence, dans le bois de Kerisec’h, à peu près, dit-on, à l’endroit où l’on voit aujourd’hui la chapelle de Saint-Antoine, non loin de Guingamp. Le saint homme vivait des aumônes des âmes charitables du pays, et passait presque tout le temps en prière.

Un jour, le fermier de Kerisec’h, en revenant de conduire ses vaches au pâturage, trouva sur la route le corps d’un homme mort. C’était celui d’un marchand, qui avait été à une foire à Guingamp et que des voleurs avaient assassiné pour lui enlever son argent. L’ermite l’avait vu tuer, du seuil de son habitation ; mais, comme il était en prière et qu’il avait fait vœu de ne jamais s’interrompre ni se laisser distraire, pour quelque motif que ce fût, quand il priait, il n’avait pu lui porter aucun secours. D’un autre côté, les ermites ne peuvent dénoncer personne, de même que les prêtres ne peuvent révéler le secret de la confession[38].

Le fermier s’arrêta près du cadavre pour l’examiner et voir s’il l’avait connu, quand il était en vie. Mais, en ce moment, arrivèrent des archers de Guingamp qui, le prenant pour l’assassin du marchand, l’arrêtèrent et le conduisirent en prison, malgré ses protestations.

Le vieil ermite vit encore tout cela du seuil de sa hutte, et il regretta d’être obligé de garder le silence ; mais il fut tellement indigné qu’il s’écria :

— Eh bien ! Dieu n’est pas juste, s’il laisse punir le fermier de Kérisec’h pour un crime qui a été commis par un autre ! Aussi, s’il est condamné, je quitte aussitôt mon ermitage, et je renonce à la pénitence et aux austérités de la vie que je mène ici, depuis longtemps, puisque je n’en serais sans doute pas récompensé.

Le fermier de Kérisec’h fut condamné à mort et exécuté, peu de temps après.

Quand l’ermite apprit cela, il fit comme il avait dit : il quitta son ermitage dans le bois et se mit à voyager. Comme il allait par le chemin, triste et rêveur, il rencontra un jeune homme qu’il ne connaissait pas, et qui l’aborda et lui dit :

— Salut, mon père ermite ; où allez-vous ainsi ?

— Je vais voyager dans le monde.

— Vous abandonnez donc votre ermitage ?

— Oui. À quoi sert, en effet, de prier et de faire pénitence, puisque Dieu n’est pas juste ?

— Comment osez-vous parler de la sorte, mon père ermite ?

— Et pourquoi ne parlerais-je pas de la sorte, puisque le fermier de Kérisec’h a été mis à mort pour un crime qu’il n’a pas commis ?

— Dieu, mon père, sait la vérité, et s’il a permis que le fermier de Kérisec’h fût mis à mort, c’est qu’il l’avait sans doute mérité.

— Arrive que pourra, je ne veux pas mener la vie d’ermite plus longtemps, et je vais voyager pour chercher l’explication des injustices que je vois dans le monde.

— C’est bien ; mais voulez-vous me permettre de faire route avec vous ?

— Volontiers, car mieux vaut avoir un compagnon de voyage qu’être seul en route.

Les voilà donc voyageant de compagnie. Ils logèrent, la première nuit, dans la maison d’un seigneur riche et qui n’avait qu’un enfant en bas âge. C’était un enfant gâté, et son père et sa mère faisaient toutes ses volontés et le regardaient en quelque sorte comme leur dieu. Pendant leurs prières même, leur esprit était uniquement occupé de lui.

À l’heure où tout le monde était couché et dormait dans la maison, le compagnon de route de l’ermite quitta son lit, se dirigea avec précaution vers le berceau de l’enfant et l’étouffa, sans qu’il fît entendre un seul cri, et personne n’en sut rien, pour le moment, pas même l’ermite.

Le lendemain, les deux voyageurs se levèrent de bon matin et partirent. Quand ils furent à quelque distance de la maison où ils avaient passé la nuit, l’inconnu dit au vieillard :

— Vous ne savez pas, mon père, ce que j’ai fait, la nuit passée ?

— Qu’avez-vous donc fait ?

— À l’heure où tout le monde dormait, vous-même comme les autres, j’ai quitté mon lit tout doucement, et j’ai étouffé dans son berceau l’enfant unique de nos hôtes.

— Grand Dieu ! que dites-vous ? Vous n’avez pas fait cela !…

— Je l’ai fait, vous dis-je, et cela pour le bien de l’enfant et celui de ses parents.

— Comment pouvez-vous parler de la sorte ?

— N’avez-vous pas remarqué que c’était là un enfant gâté, et qu’il faisait négliger Dieu à son père et à sa mère, au point qu’ils n’étaient occupés que de lui, même pendant leurs prières ? À présent, ils n’auront plus de ces distractions, et ils seront sauvés, au lieu que si l’enfant leur était resté, ils se seraient perdus à cause de lui, et l’enfant lui-même aurait été perdu, parce qu’ils l’élevaient mal.

— Pressons le pas, dit l’ermite effrayé, car on ne manquera pas d’envoyer à notre poursuite.

Et le vieillard paraissait très-inquiet et se disait à part soi :

— Quel compagnon de voyage ai-je donc trouvé là ? C’est sans doute un démon, et je ferais peut-être bien de me séparer de lui.

Plus loin, comme ils passaient un pont sur une rivière, ils rencontrèrent un vieux mendiant, et comme il y avait deux routes qui aboutissaient au pont, de l’autre côté, l’inconnu lui demanda quelle était celle qui conduisait à la ville voisine. Le mendiant la lui montra avec la main. Pour l’en remercier, l’autre le poussa de l’épaule, et, comme le pont manquait de garde-fou, le mendiant tomba dans la rivière, où il se noya.

— Dieu ! qu’as-tu fait là, malheureux ? s’écria le vieillard, en levant les mains au ciel. Je ne veux plus de ta société, car tu ne peux être qu’un démon. Séparons-nous, ici même ; va par un de ces deux chemins, et moi, je suivrai l’autre.

— Écoutez-moi auparavant, mon père, et vous verrez que je n’ai rien fait de mal, bien au contraire. Ce mendiant avait été un honnête homme, toute sa vie, jusqu’à présent ; mais il allait cesser de l’être : à quelques pas d’ici, si je l’avais laissé vivre, il aurait assassiné un autre mendiant, pour le voler. Alors il aurait été damné pour l’éternité, et à présent, il est sauvé. Vous voyez donc que, loin de lui faire du mal, je lui ai rendu service.

L’ermite grommela quelques paroles, d’un air mécontent et peu convaincu, et ils continuèrent leur route en silence.

Ils arrivèrent alors à une grande lande, où ils aperçurent une pauvre hutte construite avec de l’argile et des mottes de terre, et recouverte de fougères sèches et de joncs des marais. Là habitait un vieux solitaire, qui s’y était retiré du monde pour faire pénitence. Les deux ermites se saluèrent[39] :

— Salut à vous, mon frère ermite, dit le voyageur.

— Je vous salue, mon frère, répondit l’autre, qui le reconnut ; où allez-vous de la sorte ?

— Je vais voyager dans le monde, mon frère.

— Quoi ! vous renoncez donc à la solitude et à la pénitence ?

— Oui ; à quoi bon, en effet, mener une vie si dure et sans espoir de récompense, puisque Dieu n’est pas juste ?

— Dieu ! que dites-vous là, mon frère ? Il faut que vous ayez perdu la tête, pour parler de la sorte. Que vous est-il donc arrivé ?

— Non, je n’ai pas perdu la tête, mon frère, et je vous le répète : Dieu n’est pas juste, puisqu’il a permis que le fermier de Kérisec’h ait été mis à mort pour un crime dont il était innocent. Je le sais bien, moi, car j’ai tout vu, du seuil de mon ermitage, et je connais l’assassin ; mais vous savez que je ne puis le dénoncer. Quittez donc votre ermitage, et venez avec nous.

— Non, mon frère ; je ne suivrai pas votre conseil, et je veux mourir ici. Mais le soleil est déjà couché, et vous ne trouverez pas à loger dans les environs ; restez donc passer la nuit avec moi ; je partagerai avec vous, de bon cœur, le peu que j’ai : du pain d’orge, quelques racines d’herbes et de l’eau claire.

Ils passèrent la nuit avec l’ermite de la lande. Le repas fut des plus frugals ; il y eut pourtant un peu de vieux vin, pour terminer, dans une belle coupe d’or, qu’on se passa de main en main.

Le lendemain matin, les deux voyageurs se remirent en route. Chemin faisant, l’inconnu retira de sa poche la coupe d’or de leur hôte, qu’il lui avait dérobée pendant la nuit, et la montra à son compagnon.

— Comment ! s’écria le vieillard, tu es donc aussi voleur ? Pourquoi as-tu pris sa coupe d’or à ce pauvre ermite, puisque c’était là toute sa joie et tout son bonheur ?

— C’est précisément à cause de cela, mon père. Il était trop heureux et trop orgueilleux de posséder une si belle coupe, et son esprit n’était occupé que d’elle, même quand il priait ; de plus, il y buvait trop souvent et s’enivrait presque tous les jours, car il ne manque pas de vin, bien qu’il ne nous en ait donné que très-peu, et il aurait été damné à cause de sa coupe.

L’ermite ne voulut pas continuer de voyager avec un tel compagnon, et il retourna à Kérisec’h. L’inconnu le suivit. Comme ils allaient à travers les terres de la ferme, ils aperçurent dans un champ des pelles et des marres abandonnées sur les sillons par les domestiques, qui étaient allés dîner. L’inconnu prit une pelle et se mit à fouir la terre, et il mit à nu un crâne et d’autres ossements humains ; il fit un second trou, un peu plus loin, et y trouva encore un crâne et des ossements humains ; enfin, dans un troisième endroit il trouva la même chose. Le vieil ermite était effrayé de ce qu’il voyait.

— Que signifie tout ceci ? demanda-t-il.

— Ce que vous voyez, mon père, lui répondit l’autre, n’est autre chose que les ossements de trois hommes qui ont été assassinés et enfouis ici par le fermier de Kérisec’h, celui-là même que vous croyiez être un honnête homme.

— Est-ce possible, mon Dieu ? s’écria le vieillard.

— Cet homme, reprit l’inconnu, n’avait pas tué, il est vrai, le marchand que vous avez vu assassiner, du seuil de votre ermitage ; mais il n’en était pas moins un grand criminel, comme vous le voyez, et c’est justement que Dieu a permis qu’il fût mis à mort. Retournez donc à votre ermitage ; continuez de prier et de faire pénitence, sans essayer de pénétrer les desseins secrets de Dieu, et ne dites pas qu’il n’est pas juste, quand vous ne les comprendrez pas. Je suis votre bon ange, envoyé pour vous détourner de la mauvaise voie où vous vouliez vous engager et vous empêcher de vous perdre. Priez et faites pénitence, et le Seigneur miséricordieux vous appellera bientôt auprès de lui, et vous prouvera qu’il est la justice même et qu’il récompense chacun selon ses œuvres.

L’ange prit alors son vol vers le ciel.

L’ermite versa des larmes amères, retourna à son ermitage, où il redoubla de prières et de macérations, et Dieu l’appela à lui, tôt après.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet, Côtes-du-Nord, 1872.)


Cette légende se trouve, sans différences notables, dans le XXe chapitre de Zadig, un des contes les plus intéressants de Voltaire. Mais Voltaire n’en est pas l’inventeur, et il faut chercher l’origine à des sources bien plus éloignées. Fréron accusait l’auteur de Zadig de l’avoir prise à l’Anglais Parnell, l’auteur de l’Ermite ; mais il ne savait pas que Parnell lui-même l’avait prise à sir Percy Herbert ou à Henry Moore, et qu’en France même Antoinette Bourguignon, et Luther, en Allemagne, l’avaient connue et publiée, longtemps avant Voltaire. Nous la retrouvons également dans plusieurs écrits du moyen âge, entre autres les sermons de Jacques de Vitri (XIIIe siècle), dans la Scala cœli du Dominicain Jean le Jeune (du XIVe siècle), et deux fois dans les Histoires romaines (Gesta Romanorum), recueil rédigé en Angleterre, vers la fin du XIIIe siècle, et enfin dans un conte français que l’on croit être du règne de saint Louis. Il faut y ajouter les recueils de fabliaux du moyen âge, où elle figure sous le titre de : L’Ermite qui s’accompaigna à l’Ange, et les Vitæ patrum, pour les sources occidentales. En Orient, nous retrouvons la même histoire dans le Koran et le Talmud, et enfin dans le recueil de contes arabes et persans les Mille et un Jours.




II


l’ermite et la bergère.



Un vieil ermite vivait retiré dans un bois, où il se nourrissait de racines d’herbes et de fruits sauvages, et passait la plus grande partie de son temps à prier, en expiation de quelques désordres de jeunesse. Sur la lisière du bois, une jeune bergère venait tous les jours garder ses moutons, et elle chantait constamment des cantiques à la sainte Vierge. La voix de la jeune fille était si claire, si pure, que le vieillard s’oubliait à l’écouter et perdait le fil de ses oraisons. Si bien qu’un jour il s’écria avec humeur :

— Je voudrais la voir à cent lieues d’ici, cette jeune bergère qui me trouble toujours dans mes prières !

Ce jour-là, quand la bergère rentra, le soir, il lui manquait une brebis, probablement parce qu’elle avait chanté plus que d’ordinaire et n’avait pas bien surveillé son troupeau. Son maître la renvoya et lui dit d’aller au loin, bien loin, à cent lieues de lui, pour qu’il ne la revît pas.

La pauvre enfant, ne sachant où aller, marcha au hasard, à la grâce de Dieu, en mendiant son pain de porte en porte.

L’ermite recevait souvent la visite de son bon ange, qui venait s’entretenir avec lui dans sa solitude et l’encourager à la persévérance. Mais l’ange resta alors huit jours sans venir, et le vieillard en était désolé et se demandait ce que cela pouvait signifier. Enfin, le neuvième jour, l’ange revint ; mais, au lieu d’être souriant, selon son habitude, il avait l’air sévère et paraissait mécontent. L’ermite lui demanda pour quel motif il était resté si longtemps sans lui rendre visite.

— C’est que vous avez commis une faute, répondit l’ange, et Dieu est mécontent de vous.

— Quelle faute ai-je donc pu commettre, moi qui passe tout mon temps en prière et en méditation ?

— Dans un moment d’humeur, vous avez souhaité de voir à cent lieues de vous la jeune bergère qui, tout le long du jour, chantait des cantiques à la sainte Vierge, en gardant ses moutons. Votre vœu s’accomplira, car la pauvre enfant a été renvoyée par son maître, et elle ne doit cesser de marcher, en mendiant son pain de seuil en seuil, qu’après avoir fait cent lieues, comme vous l’avez souhaité. À présent, il vous faut quitter votre ermitage pour aller à sa recherche, à pied, et en vivant de la charité publique, comme elle, car Dieu ne vous pardonnera que lorsque vous l’aurez retrouvée. Alors vous mourrez, et il vous appellera à lui, car vous aurez fait pénitence suffisante. Mettez-vous en route, sans autre délai.

— Mais quelle route prendre ? De quel côté s’est-elle dirigée ?...

L’ange disparut sans répondre.

Le vieillard, accablé de douleur, prit son bâton et se mit en route, au hasard. Mais laissons-le battre les chemins de tous les côtés, et retournons à la bergère ; nous le retrouverons aussi plus tard.

La pauvre bergère, après beaucoup de peine et de mal, et les cent lieues faites, arriva enfin chez une riche veuve, qui fut si touchée de son malheur et si charmée de sa douceur, de sa bonne mine et de sa piété, qu’elle la garda à son service.

Cette veuve avait un fils, qui devint amoureux de la jeune fille et voulut l’épouser. Mais sa mère et sa famille refusèrent de consentir à cette union, car, outre qu’ils étaient riches, ils étaient aussi de haute noblesse. Le jeune homme passa outre, tant il était amoureux, et il épousa la jeune fille. Mais ni sa mère, ni personne de sa famille n’assista au mariage, et il dut quitter la maison de sa mère et se retirer avec sa femme dans un manoir qu’il possédait du côté de son père.

Au bout d’un an, ils eurent un fils, un enfant charmant. Les parents furent priés d’assister au baptême ; mais aucun d’eux ne vint encore. Cela faisait beaucoup de peine aux jeunes époux d’être dans ces termes avec leur famille. Ils s’aimaient plus que jamais. Ils étaient charitables et pieux, et ils consolaient et assistaient tous les pauvres et les malheureux du pays. La jeune femme avait toujours une dévotion toute particulière à la sainte Vierge et ne manquait jamais un seul jour, quelque temps qu’il fît, d’aller la visiter et prier, dans une chapelle qu’elle lui avait consacrée, dans le bois du manoir.

L’enfant était plein de santé et annonçait de l’intelligence ; il faisait leur bonheur. Quand il eut trois ans, comme il croissait toujours en beauté et en gentillesse, le père et la mère, toujours désireux de se rapprocher de la famille, s’avisèrent d’inviter les parents (ceux du mari, car de l’autre côté il n’y fallait pas songer) à un grand dîner, afin de leur présenter leur fils. Cette fois, ils promirent de venir.

Le matin du jour fixé, pendant que l’on faisait les préparatifs du repas, la mère alla faire sa visite habituelle à la sainte Vierge, dans la crainte de ne pouvoir y aller plus tard.

Mais, hélas ! quand elle rentra, elle trouva toute sa maison en deuil et en pleurs ! Un grand malheur était arrivé, pendant son absence. Son fils, en jouant et en courant par la cuisine, était tombé dans une chaudière remplie de lait bouillant, et il était déjà mort ! Au lieu de pousser des cris et de se lamenter, à cette terrible nouvelle, elle se contenta de dire avec résignation :

— Dieu me l’avait donné, et Dieu me l’a ôté ; que son saint nom soit béni !

Puis elle prit le corps de son pauvre enfant, l’embrassa tendrement, et, l’ayant déposé dans son armoire, elle s’occupa des préparatifs du repas, comme si aucun malheur n’était arrivé, et dit aux gens de sa maison de faire comme elle. Les invités arrivent et demandent à voir l’enfant ; la mère leur répond qu’il dort en ce moment et qu’ils le verront, à la fin du repas. On se met à table ; les convives sont gais et contents ; tous sont heureux de cette réconciliation.

Un peu avant la fin du repas, la jeune femme, descendit pour distribuer leur part à ses pauvres, qui attendaient dans la cour du manoir. Après qu’elle eut donné à tous ses pauvres ordinaires, un vieillard à barbe blanche, courbé sur un bâton et ayant de la peine à se soutenir sur ses jambes, tant il paraissait fatigué, vint s’agenouiller sur le seuil de la porte, et elle lui donna aussi, comme aux autres, et lui dit de se relever. Mais le vieillard lui répondit :

— Rien ne me soulagerait, madame, comme la vue seulement du plat que vous avez enfermé ce matin dans votre armoire.

— Je n’ai pas enfermé de nourriture dans mon armoire, répondit-elle.

— Je vous en prie, au nom de Dieu, insista le vieillard, allez à votre armoire, et faites-moi voir seulement ce que vous y avez déposé ce matin.

La dame, étonnée de l’insistance de cet homme, qu’elle ne connaissait pas, alla à son armoire, et, quand elle l’eut ouverte, elle y vit, plein de vie, son enfant qui lui présentait, en souriant, une orange. Ivre de joie et de bonheur, elle prit son fils dans ses bras et courut le montrer au vieux mendiant. Celui-ci l’embrassa, puis il mourut aussitôt.

C’était le vieil ermite. Sa pénitence était terminée ; Dieu avait pardonné, et son âme monta alors au ciel.

La mère présenta ensuite à ses convives son fils, souriant, et tenant toujours son orange à la main. Ils l’embrassèrent avec bonheur. Puis elle raconta tout ce qui était arrivé : la mort de l’enfant, sa résurrection et la visite de l’ermite.

Le vieillard, qui avait été cause de tout, du mal et du bien aussi, fut enterré en grande cérémonie, et toute la famille vécut désormais dans la plus grande union et aussi dans la crainte de Dieu[40].

(Conté par Marie Tual, dans l’île d’Ouessant, 26 mars 1873.)
III
le frère, la sœur et leur fils
le pape de Rome.



Il y avait une fois un frère et une sœur élevés ensemble, dans un manoir riche des environs de Guingamp. Le garçon avait dix-neuf ans, la jeune fille dix-huit, et ils s’aimaient tendrement. Ils étaient toujours ensemble, ne faisaient pas un pas l’un sans l’autre, si bien que l’on commençait à en jaser dans le voisinage. Quelques-uns disaient même que les rapports entre eux n’étaient pas irréprochables de tout point.

Le temps pascal arriva, et leur confesseur leur refusa l’absolution et les renvoya à un vieil ermite qui faisait pénitence, dans un bois, non loin du manoir. Et pourtant, ils n’étaient pas tombés dans le mal encore, et on les calomniait. Les voilà bien affligés. Ils se mirent en route, un matin, pour aller trouver le saint homme. Chemin cheminant, ils aperçurent deux colombes poursuivies par des corbeaux, des geais et des pies, qui ne leur laissaient aucun repos. Ils poursuivirent leur route et arrivèrent près de l’ermite, et lui firent part du motif de leur visite. Le vieillard écouta leur confession en silence, et leur demanda ensuite :

— Qu’avez-vous vu sur votre chemin, en venant ici ?

— Nous n’avons remarqué rien d’extraordinaire, répondirent-ils.

— Vous n’avez pas été étonnés de voir quelque chose ?

— Non, sûrement, si ce n’est pourtant de voir deux pauvres colombes blanches poursuivies par une bande de corbeaux noirs, de geais et de pies qui faisaient un grand vacarme et ne leur laissaient aucun repos.

— Les corbeaux, les geais et les pies que vous avez vus et entendus menant si grand bruit sont les mauvaises langues et les calomniateurs de Guingamp et des environs, et vous, vous êtes les deux colombes blanches. Ils seront tous damnés, pour vous avoir calomniés... à moins pourtant que vous ne leur donniez raison en ayant ensemble des enfants, comme si vous étiez mari et femme.

— Grand Dieu ! que dites-vous là, mon père ? s’écrièrent-ils avec horreur.

— Et pourtant, mes enfants, si vous ne voulez pas faire ainsi, tous ceux qui vous ont calomniés, c’est-à-dire presque tous les habitants de Guingamp, seront damnés ; si vous le faites, au contraire, ils seront sauvés. Réfléchissez à cela, et retournez chez vous, puis revenez me voir, quand votre parti sera pris[41].

Les deux jeunes gens s’en retournèrent chez eux, effrayés et bien embarrassés.

— Que faire ? se disaient-ils ; cet ermite est un saint homme, de l’avis de tout le monde... Et puis, quel malheur, si tous les habitants de Guingamp étaient perdus, à cause de nous !...

Enfin, ne voulant pas damner tous les habitants de Guingamp, ils firent ce qu’il fallait faire pour les sauver et allèrent de nouveau trouver l’ermite. Arrivés à l’endroit où ils avaient vu, la première fois, deux colombes blanches poursuivies par des corbeaux, des geais et des pies, ils virent, cette fois, deux colombes noires poursuivies par des corbeaux blancs, des geais et des pies, qui faisaient un vacarme étourdissant.

L’ermite leur demanda, dès qu’il les vit :

— Avez-vous fait ce que je vous avais recommandé ?

— Oui, répondirent-ils avec confusion et en baissant la tête.

— C’est bien. Qu’avez-vous remarqué, en venant ici ?

— Nous avons vu, dans le même endroit que l’autre fois, deux colombes noires poursuivies par une bande de corbeaux blancs, de geais et de pies, qui faisaient un vacarme étourdissant.

— Oui, ces corbeaux blancs, ces geais et ces pies sont les habitants de Guingamp, que vous avez sauvés, parce que ce qu’ils disaient de vous, et qui était faux auparavant, est vrai aujourd’hui ; et les colombes noires sont vous deux, qui êtes à présent damnés.

— Jésus, mon Dieu !... s’écrièrent le frère et la sœur. Si ce que vous dites est vrai, c’est vous qui nous avez perdus.

Et les voilà désolés et de verser des larmes abondantes.

— À présent, reprit l’ermite, quand votre enfant viendra au monde, vous l’exposerez sur le grand chemin, avec une bourse pleine d’argent pour celui qui le recueillera et l’élèvera.

— Ô malheur !... c’est vous qui avez causé notre perte !...

— Oui, c’est moi qui suis la cause de tout ; mais mieux valait perdre deux seulement que perdre toute une ville. Retournez, à présent, chez vous, et faites comme je vous ai dit.

Ils reprirent la route de la maison, la mort dans l’âme. Il leur naît un fils, un enfant superbe. Ils le font baptiser, lui donnent le nom de Cadou, et l’exposent ensuite sur le grand chemin, avec une bourse pleine d’argent et une lettre où il était recommandé à celui qui le recueillerait de le bien traiter et de le faire passer pour son propre fils.

Un mendiant vint à passer bientôt, et, apercevant un berceau au bord de la route :

— Tiens ! s’écria-t-il, un pauvre petit enfant abandonné par ses parents !... Il est gentil comme un petit ange... À qui donc peut-il être ? À des riches, sans doute, car il est richement vêtu. Ah ! les gens sans cœur ! Un pauvre mendiant comme moi ne ferait jamais pareille chose. Voici une bourse pleine d’argent !... et une lettre... mais, je ne sais pas ce qui est marqué dessus. Je vais emporter la pauvre petite créature dans ma chaumière ; ma femme en prendra soin.

Et le mendiant emporta l’enfant dans son berceau, et le remit à sa femme, qui en eut grand soin et le nourrit de son lait, en même temps qu’un autre enfant qui lui était né, il y avait à peine un mois.

Cadou venait à merveille. Quand il eut atteint l’âge de neuf ans, il fut conduit à l’école, à Guingamp, et il apprenait tout ce qu’on lui enseignait.

Les enfants du pauvre homme, qui avaient surpris certaines conversations de leur père et de leur mère, apprirent ainsi que Cadou n’était pas leur frère. Quelquefois, dans leurs jeux, ils se disputaient, se querellaient, si bien qu’un jour quelqu’un l’appela : enfant trouvé. Cadou demanda à son père nourricier, qu’il croyait être son véritable père, ce que c’était qu’un enfant trouvé.

— Ce n’est rien de mal, mon enfant, lui répondit le pauvre homme. Et il défendit à ses enfants de prononcer de nouveau ces paroles.

Cependant Cadou n’était pas satisfait de cette explication ; et ayant fait la même question à d’autres personnes, il lui fut répondu qu’on appelait enfants trouvés ceux dont les pères et quelquefois les mères n’étaient pas connus. Cela lui donna fort à penser, et, à partir de ce moment, il devint triste et soucieux. Enfin, il prit la résolution de se mettre en route, à la recherche de son père et de sa mère, et de ne s’arrêter que lorsqu’il les aurait trouvés. Il partit, un beau matin, sans rien dire à personne.

Après plusieurs jours de marche, un soir, il arriva, harassé de fatigue, à la porte d’un château et demanda à y être reçu comme valet. Comme il avait bonne mine, on l’accueillit bien.

Ce château était habité par son père et sa mère ; mais il ne les reconnut pas, et eux ne le reconnurent pas non plus. L’ermite avait recommandé au frère de ne pas quitter sa sœur, jusqu’à ce qu’il lui eût trouvé un mari. Cadou leur plaisait beaucoup, et ils ressentaient pour lui des sentiments de bienveillance et d’affection qu’ils ne s’expliquaient pas bien. Bientôt il ne fut plus regardé comme un domestique, dans la maison, et il mangeait avec les maîtres et possédait toute leur confiance. Il était beau garçon, intelligent, instruit, et réussissait à tout ce qu’il entreprenait.

Un jour, le châtelain lui dit :

— Ne serais-tu pas content de te marier, Cadou ?

— À qui voulez-vous que je me marie, moi qui n’ai rien ?

— Peu importe ; je te trouverai une femme, si tu veux.

— Où et qui ?

— Ma sœur, si elle te plaît.

— Votre sœur !... Ne vous moquez pas de moi, mon maître.

— Je ne me moque pas de toi, en aucune façon ; tu es un garçon intelligent, laborieux, de bonne conduite, et je veux te marier à ma sœur...

Le mariage fut fait promptement ; il y eut de belles fêtes et de grands festins, et voilà Cadou devenu le mari de sa mère, sans que ni lui ni elle n’en sût rien. Mais, la première nuit de ses noces, Cadou se rappela qu’il était un enfant trouvé et qu’il ne connaissait ni son père ni sa mère.

— Si je venais à épouser ma mère ! pensa-t-il ; elle est assez âgée pour être ma mère !...

Et cette pensée l’effrayait. En arrivant dans la chambre nuptiale, il se jeta à genoux et se mit à prier. Mais, comme il n’en finissait pas, sa femme lui dit :

— Vous avez assez prié comme cela, Cadou ; couchez-vous, à présent.

— Je n’ose pas, répondit-il en tremblant.

— Que craignez-vous donc ?

— Hélas ! je suis un enfant trouvé ; je ne connais ni mon père ni ma mère... et si le malheur voulait que...

Il lui raconte comment il a été trouvé abandonné, au bord d’une route, et élevé par un mendiant et sa femme, qui l’avaient recueilli. Une bourse pleine d’argent était près de lui, dans son berceau, avec une lettre où l’on priait celui qui le recueillerait d’avoir bien soin de lui, de le faire instruire et de le faire passer pour son propre fils...

À ces mots, la femme s’écria :

— Grand Dieu ! c’est mon fils !...

Cadou, en entendant cela, s’enfuit comme un fou et prit immédiatement le chemin de Rome, pour aller se jeter aux pieds du Saint-Père. Il allait pieds nus, en mendiant, et sans se reposer jamais sous aucun toit.

Après bien des misères et des peines, mesurant la terre du labeur de ses pas, en pèlerinant pour la rémission de ses péchés, il finit par arriver dans la ville sainte. Il alla aussitôt se jeter aux pieds du Saint-Père, qu’il arrosa de ses larmes, en s’écriant :

— Je suis le fils du frère et de la sœur, et j’ai épousé ma mère ! Je suis damné sans rémission, sans doute !...

— Le pouvoir et la bonté de Dieu sont infinis, mon fils, répondit le pape, et en faisant dure pénitence, vous pouvez encore être sauvé.

— Donnez-moi donc une pénitence, ô mon père, et, quelque dure qu’elle puisse être, je l’accomplirai.

— Écoutez-moi donc, mon fils. Vous vous retirerez sous un rocher, au rivage de la mer ; vous y prierez et pleurerez constamment, pendant trois ans, n’ayant d’autre nourriture pour tout ce temps qu’un pain et une cruche d’eau que vous emporterez avec vous, et vous ne quitterez ce lieu que lorsque j’irai vous chercher.

— J’irai, mon père, et, avec la grâce de Dieu et votre bénédiction, j’accomplirai la pénitence.

Le pape lui donna sa bénédiction, et il se mit en route et se retira sous un rocher, au bord de la mer, emportant pour toute provision un pain et une cruche pleine d’eau.

Mais voilà les trois ans expirés, et personne ne songeait à lui. Le pape l’avait complètement oublié. Ce ne fut qu’au bout de sept ans qu’il se rappela le pauvre pénitent.

— Il est sans doute mort, se dit-il ; allons voir pourtant ; la puissance de Dieu est si grande !

Et il se dirigea vers la mer, suivi de quelques personnes. Quand ils arrivèrent sur le lieu où Cadou s’était retiré, ils ne trouvèrent ni Cadou, ni même le rocher sous lequel il devait accomplir sa pénitence. Ils avaient disparu sous le sable de la mer. On fouit le sable ; on mit à nu le rocher, et dessous on retrouva Cadou, encore vivant, et près de lui le pain et la cruche pleine d’eau, dans l’état où ils les avait emportés, il y avait sept ans. On cria au miracle, et c’en était un, en effet.

Cadou fut ramené en ville. Le pape célébra une messe solennelle, à laquelle il assista, puis il mourut aussitôt (le pape).

Il fallut procéder à l’élection d’un nouveau pape, et il fut convenu que l’on ferait une grande procession, à laquelle tout le monde pourrait prendre part. Chacun porterait à la main un cierge non allumé, et celui dont le cierge s’allumerait de lui-même serait désigné par Dieu pour être le nouveau pape.

Il arriva à Rome des évêques, des prêtres, des moines et des foules de personnages illustres ou obscurs, de toutes les parties du monde. La procession se mit en route, et chacun avait les yeux fixés sur son cierge. Il y avait là des cierges de toutes les dimensions, et quelques-uns étaient si lourds, qu’on se mettait à deux pour les porter. D’autres aussi étaient bien modestes et bien légers. Cadou, qui n’avait pas d’argent pour acheter un cierge, coupa avec son couteau une baguette de coudrier, dans une haie, la pela et suivit la procession en la tenant à la main, en guise de cierge. Soudain, sa baguette de coudrier s’alluma d’elle-même, au grand étonnement de tout le monde, et il fut nommé pape.

Mais laissons-le, pour un moment, puisque le voilà pape à Rome, et voyons ce que sont devenus son père et sa mère.

Ils s’étaient adressés à des confesseurs, de tous les côtés, à de simples prêtres, à des moines, à des ermites, à des évêques, à des cardinaux, et personne ne leur donnait l’absolution. Ce que voyant, ils étaient au désespoir et résolurent d’aller jusqu’à Rome, pour se jeter aux pieds du Saint-Père. Ils vendirent tous leurs biens, en distribuèrent l’argent aux pauvres, et se mirent ensuite en route, à pied, et ne vivant que d’aumônes. Ils arrivèrent enfin à Rome, après bien du mal, et allèrent aussitôt se jeter aux pieds du Saint-Père et lui conter leur cas.

Le pape les reconnut à leur confession, mais ne le laissa pas paraître, et eux ne le reconnurent pas. Après les avoir confessés, il leur dit de revenir le lendemain, pour qu’il leur fît connaître leur pénitence.

Le lendemain, quand ils revinrent, on les enferma tout nus dans un petit cabinet obscur, et avec eux neuf matous qui, depuis quatre jours, n’avaient rien mangé. Les matous leur arrachèrent les yeux, leur mangèrent la chair sur les os, puis, comme ils vivaient encore, on les jeta dans un bûcher, où ils furent réduits en cendres. Les cendres furent recueillies dans un linge blanc et déposées sur l’autel, dans la principale église de Rome, pendant que le pape y officiait. Au moment où la messe finissait, deux colombes blanches descendirent sur l’autel, enlevèrent dans leurs becs le linge qui contenait les cendres et l’emportèrent au ciel.

Le frère et la sœur étaient sauvés. Leur fils le pape mourut aussi sur la place, et ils allèrent ensemble au paradis de Dieu[42].

(Conté par une vieille femme de la commune de Trégrom, Côtes-du-Nord.)
IV


les deux moines et les deux femmes.



Deux moines, dont un jeune et l’autre vieux, faisaient route ensemble, pour un long pèlerinage. Ils étaient pauvres et vivaient d’aumônes. Un soir, ils arrivèrent dans un petit village, et, après avoir été repoussés à la porte de plusieurs maisons riches, ils demandèrent à loger chez un cordonnier. Il n’y avait que la femme à la maison, une jeune femme fort jolie et très-douce.

— Je ne puis vous loger, pauvres pèlerins, leur répondit-elle.

— Au nom de Dieu, ayez pitié de nous ; nous sommes rendus de fatigue ; le temps est mauvais, et il nous faudra coucher dehors, si vous refusez de nous recevoir, car nous avons frappé vainement à presque toutes les portes du village.

— Je vous plains de tout mon cœur, et je vous recevrais volontiers ; mais mon mari est absent, et je crains qu’il ne soit pas content, quand il rentrera, car il n’aime pas les moines.

— Vous nous mettrez quelque part où il ne nous verra pas, sur votre grenier, si vous voulez ; nous ne sommes pas difficiles, et nous partirons demain, au point du jour, avant que votre mari soit levé.

— Entrez alors, mes bons moines, car vraiment j’ai pitié de vous.

Les moines entrèrent ; la femme leur fit un peu de soupe, à la hâte ; puis ils montèrent sur le grenier.

Tard dans la nuit, le cordonnier rentra, ivre et faisant grand bruit. Il ne trouva rien de bon de ce que sa femme lui présenta à manger, et il lui jeta les plats à la tête et se mit à la battre.

Le jeune moine, qui dormait, s’éveilla à ce bruit, et, oubliant qu’il devait garder le silence, il demanda à haute voix à son compagnon ce que cela signifiait. Le cordonnier, entendant parler sur le grenier, s’écria :

— Qu’est-ce à dire ? C’est, sans doute, votre amant que vous avez caché sur le grenier ?

— Ce sont deux pauvres pèlerins exténués de fatigue, deux moines, que j’ai logés, répondit la pauvre femme, et qui doivent partir, au point du jour, pour continuer leur route.

— Des moines dans ma maison ! hurla le cordonnier ; je veux leur casser la tête ; ils ne sortiront pas vivants d’ici !

Et il prit un bâton et une hache, et se mit en devoir de monter au grenier. Mais, ivre comme il l’était, il avait grande peine à monter l’escalier, et les moines, qui avaient tout entendu, s’échappèrent par la lucarne, contre laquelle se trouvait une échelle.

Le cordonnier, ne trouvant personne dans le grenier, redescendit et se remit à battre sa femme de plus belle.

La nuit suivante, les deux moines logèrent dans un château où il y avait une dame très-riche, mais très-méchante. Son mari, ne pouvant vivre avec elle, l’avait quittée. Elle plaisanta les deux pèlerins, disant qu’elle leur trouvait assez bonne mine, pour des hommes de pénitence, qu’ils étaient des hypocrites, qu’ils buvaient plus de vin que d’eau, et autres choses semblables.

Quand on lui servit à souper, elle ne trouva rien à son goût ; elle jeta les plats et les mets à la tête des domestiques, et revint à la cuisine railler et insulter les deux moines. Ceux-ci ne répondaient rien à toutes ses injures, et leur silence et leur résignation ne faisaient qu’exciter sa colère. Elle les envoya coucher dans l’étable aux vaches.

Les deux moines partirent, le lendemain, dès que le jour parut, et sans même demander à déjeûner. Tout en marchant, le plus jeune avait l’air tout pensif, et l’autre lui demanda :

— À quoi pensez-vous donc, mon frère ?

— Je pense à quelque chose que je voudrais bien voir arriver.

— À quoi donc ? Dites-moi, je vous prie.

— Oh ! c’est bien inutile, car je ne puis rien à cela, ni vous non plus.

— Dites toujours, pour voir.

— Eh bien ! je pensais que si Dieu avait mis ensemble, d’un côté le cordonnier et la châtelaine, et de l’autre le châtelain et la femme du cordonnier, peut-être les choses eussent-elles été mieux comme cela.

— Je suis aussi de votre avis, répondit le vieillard ; mais peut-être cela peut-il se faire : rien n’est impossible à Dieu ; prions-le du fond du cœur, et peut-être daignera-t-il exaucer notre prière.

£t ils s’agenouillèrent tous les deux sur la route et prièrent. Puis ils se remirent en route.

Dieu écouta leur prière et l’exauça, et, le lendemain matin, la méchante châtelaine se réveilla dans une pauvre boutique, avec le cordonnier ivre à ses côtés ; et la femme du cordonnier se réveilla dans un beau lit de plume, dans une chambre garnie de riches tentures, le lit et la chambre de la châtelaine. Elle en était si étonnée, qu’elle croyait rêver, et elle n’osait pas quitter son lit, dans la crainte de voir tout s’évanouir comme un rêve, et de se retrouver dans son échoppe avec son mari.

Comme l’heure à laquelle la châtelaine avait l’habitude de sonner pour qu’on vînt la lever et l’habiller était passée depuis longtemps, sa femme de chambre, craignant qu’elle fût malade, monta, ouvrit la porte tout doucement, et fut bien étonnée de voir dans le lit une jeune femme aussi jolie que l’autre était laide. Elle s’excusa d’être venue sans avoir été appelée, et demanda si madame voulait se lever et déjeûner.

— Quand cela vous sera commode, répondit la nouvelle châtelaine d’une voix douce et bonne.

La femme descendit, tout émerveillée de ce qu’elle voyait et entendait, et raconta la chose aux domestiques.

— Ah ! puissiez-vous dire vrai ! répondirent-ils.

Mais ils ne croyaient pas à un changement si extraordinaire.

La nouvelle châtelaine se leva alors, parla à chacun et à chacune avec douceur et bienveillance, et il leur fallut alors croire au miracle.

On en écrivit aussitôt au seigneur châtelain, et il se hâta d’accourir et fit célébrer son mariage avec la nouvelle compagne que Dieu lui envoyait.

Au bout de quelques mois qu’ils étaient ensemble, heureux autant qu’on peut l’être sur la terre, ils voulurent voyager, pour voir du pays et des choses curieuses. Comme ils passaient un jour dans un pauvre village, une femme presque en haillons, qui lavait son linge au bord d’un ruisseau, jeta là son battoir et se mit à courir après leur carrosse, en criant au cocher :

— Arrête ! arrête, Jean !…

Le seigneur mit la tête à la portière, et, ayant reconnu sa première femme, il dit au cocher :

— Fouette ! fouette !... au grand galop !...

La méchante, ne pouvant suivre, fut obligée de retourner à l’échoppe du cordonnier, et comme elle arriva en retard et que l’heure du repas était passée, il lui fallut exécuter la danse du bâton.

De cette façon, la femme méchante et laide se trouvait unie à l’homme méchant et laid, et la bonne et la jolie au bon et au beau, et tout était pour le mieux.

(Conté par la femme Colcanab, de Plouaret.)



V


la fille de mauvaise réputation
qui alla au paradis.



Deux moines, l’un vieux et l’autre jeune, voyageaient ensemble. Un jour qu’ils avaient beaucoup marché, par un temps chaud, ils s’arrêtèrent, pour se reposer un peu, à l’ombre d’un grand hêtre, sur le bord de la route. Le vieux moine s’endormit. L’autre resta près de lui pour attendre qu’il s’éveillât. Comme il était là, fatigué et rêvant de choses et d’autres, mais ne dormant pas, il vit passer près de lui, sur la route, une belle procession qui se dirigeait vers une grande lande, qui était non loin de là. Il y avait dans cette procession beaucoup de prêtres, de moines et de religieuses, puis des jeunes filles habillées de blanc, et des hommes et des femmes de toute condition et de tout âge. La procession s’arrêta devant une petite chaumière, d’apparence pauvre, qui était au bord de la lande.

Puis, un moment après, passa une seconde procession, plus nombreuse et plus belle que la première, avec des chants et de la musique.

Le jeune moine avait bien envie d’éveiller son vieux compagnon ; mais celui-ci était si fatigué et il dormait si bien, qu’il ne l’osa pas.

Une troisième procession vint bientôt après, et celle-ci n’était composée que de religieuses et de jeunes vierges habillées de blanc, et en tête marchait une jeune dame, si belle, si brillante, qu’elle éclairait comme le soleil béni du bon Dieu.

Le jeune moine se leva, alla vers cette belle dame et lui demanda ce que signifiaient ces trois belles processions.

— Nous allons, lui répondit-elle, chercher pour la conduire au ciel une jeune fille pauvre et sage, bien qu’elle eût mauvaise réputation sur la terre, qui vient de mourir, dans une pauvre chaumière, par là-bas, au bord de la lande. Elle était abandonnée et méprisée de tout le monde, parce qu’elle avait eu un enfant ; mais elle s’est repentie, elle a fait pénitence, et l’heure de la récompense est venue pour elle.

Et cette troisième procession continua sa route et s’arrêta devant la pauvre chaumière, comme les deux autres.

Le vieux moine s’éveilla alors, et son jeune compagnon lui raconta ce qu’il avait vu pendant qu’il dormait.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas éveillé ? dit le vieillard avec humeur.

— Vous étiez si fatigué… et vous dormiez si bien !

— Allons, vite, à la chaumière du bord de la lande.

Ils entrèrent dans une maison, au bord de la route, et demandèrent où se trouvait la chaumière habitée par une jeune fille pauvre et sage qui y faisait pénitence depuis longtemps. On leur répondit :

— Oui da ! faire pénitence !… Qui vous a conté cela ? L’on voit bien que vous n’êtes pas du pays. C’est une fille de mauvaise vie ; elle a eu un enfant, et elle ne fait que chanter et rire tout le long des jours ; vous avez bien tort de vous intéresser à des gens de cette sorte...

Bien que très pauvre et manquant de tout, elle était, en effet, joyeuse et chantait continuellement des cantiques et des guerziou de saints.

— Mais elle est morte, reprit le jeune moine, et trois belles processions viennent de passer qui vont la chercher, pour la conduire au paradis !

— Au paradis !... Dites plutôt en enfer, lui répondit-on.

Les deux moines continuèrent leur route et arrivèrent à la chaumière. Ils y entrèrent et virent étendue, sur un lit frais et blanc comme la neige, une belle jeune fille qui semblait sourire de bonheur. Elle avait sur la tête une belle couronne de fleurs, et d’autres fleurs semées autour d’elle répandaient une odeur délicieuse. Sept cierges de cire blanche brûlaient autour du lit.

Les deux moines s’agenouillèrent pour prier. Sept vierges habillées de blanc vinrent alors, qui prirent le corps et s’élevèrent avec lui vers le ciel, au milieu des chants et de la musique des anges ; et la belle dame, que le jeune moine avait vue à la tête de la troisième procession, les précédait, comme pour leur montrer le chemin.

C’était la sainte Vierge Marie !

(Conté par Catherine Le Bér, mendiante de Louargat, Côtes-du-Nord.)



VI


CANTIQUE SPIRITUEL[43]


sur la charité admirable que montra saint corentin envers un jeune homme qui fut chassé de chez son père et sa mère, sans motif ni raison.



Écoutez tous : je veux publier la charité admirable de saint Corentin ; la charité admirable de saint Corentin envers un jeune homme de Quimper-Corentin.

Du temps qu’était évêque de Quimper Bertrand de Rosmadec, homme charitable, pieux et compatissant, il y avait dans la ville de Quimper un gentilhomme cruel : on ne veut pas le nommer, à cause de ses parents.

Sans justice ni raison, avec un cœur ingrat, il haïssait son fils, jeune homme d’un caractère doux et bon. Il ne pouvait supporter ni sa vue, ni le son de sa voix, ni sa présence dans sa maison, tant il le détestait !

Un jour, avec grande malice, il dit à sa femme :

— Ma femme, je ne puis plus supporter notre fils maudit ; je ne puis plus supporter notre fils maudit ; éloignons-le de nous, car je ne puis l’aimer.

La dame, pour obéir à son mari, l’homme méchant, se rendit aussitôt auprès de son fils doué d’un bon naturel et lui dit :

— « Va-t’en, va loin d’ici, où tu voudras ; voilà trente écus, et que je ne te revoie plus jamais.

« Ne dis à personne de quelle maison tu es issu, car nous craignons d’être tous déshonorés par toi ; nous craignons d’être tous déshonorés par toi ; ne retourne jamais, maudit fruit de potence !

— « Hélas ! ma mère, répondit-il, qu’ai-je donc fait pour mériter d’être ainsi chassé de votre maison ? Je me suis toujours appliqué à servir Dieu et à vous obéir, ainsi qu’à mon père.

— « Va loin d’ici, va-t’en au diable ! répondit-elle ; tu es le déshonneur de notre maison ; tu es le déshonneur de notre maison ; voici trente écus, et que je ne te revoie plus jamais. »

Le jeune gentilhomme, voyant qu’il lui fallait quitter sur le champ la maison où il était né, alla trouver saint Corentin, plein d’espoir, et s’agenouillant devant son image, les larmes aux yeux, il le pria de la sorte :

— « Glorieux saint Corentin, voici que je suis chassé de votre ville par mon père, que j’ai toujours aimé ; je vous prends à présent pour père, glorieux saint Corentin ; regardez-moi aussi comme votre fils ; mon père, venez à mon secours. »

Ayant ainsi parlé, avec une dévotion sincère, il demanda au saint sa bénédiction ; puis, se sentant rassuré, il alla à la grâce de Dieu et se rendit de Quimper-Corentin à Douarnenez.

Quand il fut sur la montagne, il s’arrêta et fit encore ses adieux à sa ville natale et à son église :

— « Adieu, dit-il, mon père ; adieu, saint Corentin ; souvenez-vous de votre fils ; ayez pitié de moi. »

Poursuivant alors sa route, il rencontra une croix : d’un côté était représenté Jésus, notre grand maître, et de l’autre côté était l’image de Notre-Dame Marie ; il s’agenouilla devant la croix et se mit à pleurer.

— « Mère de compassion, dit-il, ô Vierge sainte, je vous prends pour mère, car vous êtes la mère des orphelins, je vous prends pour mère, car vous êtes la mère des orphelins ; si vous m’abandonnez, je ne sais plus où aller.

« Ô mon Sauveur miséricordieux, je suis chassé de la maison de mon père ; ayez pitié du pauvre orphelin que vous voyez à genoux, au pied de votre croix ; je vous prends pour père, père des orphelins, et si vous m’abandonnez, je ne sais où aller.

« Monseigneur saint Corentin, soyez mon guide ; j’ai mis en vous mon espoir, protégez-moi. Gardez mon corps, gardez mon âme ; je me mets sous votre conduite, à la grâce de Dieu. »

Ayant marché pendant une heure, il rencontra une maison, où il vit une femme qui pleurait, accablée de douleur. Le jeune gentilhomme eut pitié d’elle et, allant à elle, il essaya de la consoler.

— « Pourquoi pleurez-vous ainsi, ma pauvre femme ? lut demanda-t-il. Dites-moi le sujet de votre douleur. Hélas ! je suis moi-même aussi affligé que vous, et c’est pourquoi j’ai pitié de ceux qui souffrent.

— « Hélas ! seigneur, dit-elle, mon mari est mort ; je l’ai enseveli, depuis trois jours ; mais, comme je n’ai pas d’argent, le recteur refuse d’enterrer son corps en terre bénite.

« J’ai creusé une fosse dans mon courtil, pour enterrer enfin le corps de mon mari, et ce qui me navre surtout le cœur, c’est que je n’ai rien pour faire dire des messes pour son âme ! »

Alors le jeune homme se mit à pleurer avec la femme, et son cœur faillit se briser de compassion.

— « Femme, dit-il, pauvre femme, prenez patience, et espérez en Dieu ; il ne vous abandonnera pas.

« Il est le père des orphelins et des veuves ; recommandez à sa miséricorde et votre mari et vous-même. Chassé par mon propre père de la ville de Quimper, dans ma douleur amère, c’est ce que j’ai fait moi-même.

« Continuez de servir Dieu ; voici trente écus que je vous donne, pour que vous puissiez faire enterrer votre mari ; avec ce qui vous en restera, vous ferez prier pour son âme et nourrirez vos enfants. »

Ayant donné tout son argent, il continua sa route, plein de confiance en Dieu. Que ferez-vous, jeune homme, que ferez-vous à présent ? Vous avez donné tout ce que vous possédiez, et vous n’avez plus rien.

Celui qui met son espoir en Dieu et en la sainte Vierge ne manquera jamais de rien ; jamais il ne manquera de rien, si notre Sauveur occupe la première place dans son cœur.

Le charitable jeune homme continua sa route, et la nuit le surprit dans un grand bois, où il passa la nuit, sans manger ni boire, s’étant mis sous la protection de Notre-Dame Marie.

Le lendemain matin, quand il se leva, il vit venir à lui une belle dame, qui était la Vierge Marie. Elle lui demanda :

— « Que faites-vous là ? Vous êtes peut-être un voleur ? Dites-le-moi franchement.

— « Hélas ! madame, répondit-il, je suis un pauvre orphelin chassé par son père et sa mère ; mon père et ma mère m’ont chassé de leur maison, et c’est pour cela qu’il m’a fallu passer la nuit dans ce bois. »

Pendant qu’il parlait de la sorte, voilà que saint Corentin arriva aussi, habillé comme un évêque de Quimper-Corentin.

— « Que faites-vous-là , jeune homme ? lui demanda- t-il. Pourquoi êtes-vous dans le bois de si bon matin !

— « Hélas ! monseigneur, répondit-il, je suis un pauvre orphelin chassé par son père et sa mère. Mon père et ma mère m’ont chassé de leur maison, et c’est pour cela qu’il m’a fallu passer la nuit dans ce bois. »

Alors le saint évêque lui dit :

— « Mettez votre confiance en Dieu et en la Vierge Marie ; mettez votre confiance en Dieu et en la Vierge Marie, et aussi en saint Corentin, et il ne vous manquera rien. »

Puis il lui dit encore :

— « Voilà là-bas Lesascoët ; savez-vous servir ?

— « J’ai étudié, répondit-il ; je sais lire et écrire ; je suis gentilhomme, et je ne sais pas servir. »

Enfin ils le conduisirent à Lesascoët, et conseillèrent au seigneur du lieu de vouloir bien recevoir ce bon jeune homme pour montrer à écrire à la demoiselle, qui, depuis longtemps, n’avait pas de maître.

Là il fit preuve d’une grande dévotion, de beaucoup d’honnêteté et de douceur, d’une charité admirable et d’une grande confiance dans Jésus et Notre-Dame Marie.

Grâce à ses qualités et à ses bons exemples, il gagna le cœur du gentilhomme, qui dit un jour à sa dame :

— « Ma femme, il y a longtemps que j’ai une chose sur le cœur, et, jusqu’à présent, je n’ai pas osé vous en faire part.

— « Parlez franchement, parlez, lui répondit sa femme ; quel motif avez-vous de me cacher votre cœur ? quel motif avez-vous de me cacher votre cœur ? Vous n’êtes pas raisonnable d’agir de la sorte.

— « Je voudrais, en vérité, ma femme, je voudrais, répondit-il, marier avec son bon maître notre fille Corentine ; marier avec son bon maître notre fille Corentine, parce qu’il est honnête homme et qu’il aime Dieu par dessus tout.

— « Dieu soit béni ! répondit la dame ; il y a longtemps que ce désir est dans mon cœur; il y a longtemps que ce désir est dans mon cœur, mais je n’osais pas vous en parler. »

Ils demandèrent alors à leur fille si elle consentait à prendre le jeune homme pour son époux et son maître.

— « Que votre volonté soit faite, répondit-elle ; je ne désire que ce que vous désirez vous-mêmes. »

Tous ses parents donnèrent leur consentement, à l’exception d’un oncle, qui en conçut de la malice et de la haine. Malgré tout, le mariage eut lieu, pour la plus grande gloire de Dieu.

Un an après, ou environ, l’oncle, furieux de voir sa nièce enceinte, chercha les moyens de se venger de son mari, qu’il ne pouvait souffrir.

Un jour, il dit traîtreusement à son neveu :

— « Voulez-vous chasser au bord de la mer ? Le temps est beau et propice pour la chasse au lièvre ; accompagnez-moi, mon ami, dans les champs les plus voisins. »

Quand ils furent près de la mer, le méchant oncle y jeta son neveu, par une infâme trahison. Ô rage horrible de la haine ! quelle cruauté. Seigneur, et quelle ingratitude !

Le jeune homme se mit à pleurer et à crier :

— « Ô seigneur saint Corentin, venez à mon secours ! ô seigneur saint Corentin, venez à mon secours ! et vous aussi, mon divin maître Jésus, et vous, sainte Vierge Marie ! »

Heureux est celui qui met son espoir en Dieu ; au milieu des plus grands dangers, il trouve assistance. Le jeune gentilhomme se sentit soutenu au-dessus des vagues de la mer, il ne savait comment.

En peu de temps, le pauvre jeune homme fut ainsi conduit jusqu’à une île, auprès de Douarnenez, et là il ne rencontra d’autre secours, d’autre consolation que Dieu, qui était toujours dans son cœur.

Abandonné de la sorte, au milieu de la mer, sans trouver personne qui pût lui venir en aide, il s’écria :

— « Ô mon père saint Corentin, ô glorieux saint Corentin, voyez votre fils comme il est en danger ! Ne viendrez-vous pas à son secours ? »

Ô charité admirable de saint Corentin ! Nuit et jour il envoya à son fils bien-aimé une nourriture précieuse, pendant cinq années entières.

De plus, pendant tout ce temps, la sainte Vierge lui envoya, chaque nuit, par l’entremise d’un ange, un beau piler[44] pour le consoler. Ô miséricorde digne de nos louanges !

Quand il eut ainsi passé cinq ans dans cette île, saint Corentin parla de la sorte à son ami :

— « C’est pour la dernière fois que je vous donne à dîner ; la nuit prochaine, vous souperez dans votre propre maison. »

Puis le saint prélat lui fit ses adieux. Il se mit alors à pleurer avec une douleur sincère et à dire :

— « Adieu, mon père, adieu, mon bienheureux père ; je vous remercie mille fois. Quand pourrai-je vous revoir ? »

Environ trois heures après, il vit venir un vieillard, qui marchait sur la mer comme sur la terre ferme, et ce vieillard lui dit :

— « Que me donnerez-vous, et, avec l’aide de Jésus-Christ, je vous tirerai de là ?

— « Je promets de donner à Dieu et à vous-même, mon ami, mon manoir et tout ce que je possède ; voici cinq ans que je n’ai vu ma femme, et que je n’ai reçu de consolation de personne autre que mon divin Jésus.

— « Vous me promettez trop, répondit le vieillard ; je ne vous demande que la moitié de vos biens. Montez sur mon dos, et, avec le secours de Dieu, je vous déposerai, avant la nuit, en sûreté sur le rivage. »

Et, en peu de temps, il fut rendu auprès de ceux qu’il souhaitait de revoir depuis longtemps. Le vieillard lui fit alors ses adieux, en disant :

— « Adieu, je reviendrai un jour vous voir. »

Alors le gentilhomme rencontra deux pages. C’étaient deux anges, qui le conduisirent avec deux flambeaux tout droit à sa maison, parce qu’il en avait oublié le chemin.

Quand il fut arrivé près de sa maison, ses deux conducteurs disparurent, ce qui l’étonna. Il entra dans le manoir si ardemment désiré, impatient de revoir sa femme.

Avant son entrée, sa femme désolée se plaignait ainsi, dans sa douleur :

— « Où êtes-vous, en ce moment, ô mon fidèle époux ? Ne vous verrai-je pas une dernière fois avant de mourir ? »

Au moment où elle se désolait ainsi, son mari, qu’elle appelait tous les jours, entra soudain. Elle courut à lui et s’écria :

— « N’êtes-vous pas mon mari ? Hélas ! j’avais grand peur que vous ne fussiez à jamais perdu ?

— « Remercions Dieu, lui dit-il, de m’avoir préservé, dans les dangers de mort où je me suis souvent trouvé, pendant cinq ans. J’ai toujours mi ma confiance en Dieu, qui m’a protégé nuit et jouir. »

Comme ils parlaient ainsi, son petit enfant courut à son père, quoiqu’il ne l’eût jamais vu ; il lui sauta au cou, en disant :

— « Mon père chéri, soyez le bienvenu, et louons d’abord Dieu de votre retour ! »

Alors vinrent les serviteurs de la maison, puis les gentilshommes et les habitants du voisinage ; tous étaient heureux et se réjouissaient du retour du gentilhomme.

Sa femme lui demanda alors où il avait été.

— « Que Dieu soit loué à jamais, répondit-il ; que Dieu soit loué à jamais de m’avoir, pendant cinq ans, préservé au milieu de mille dangers !

« Mon oncle, sous prétexte de m’emmener à la chasse, me jeta dans la mer. Alors je me mis à crier : Glorieuse Vierge Marie, et vous, saint Corentin, souvenez-vous de votre fils, ayez pitié de moi !

« Aussitôt je fus conduit dans une île par quelque chose qui me soutenait au-dessus des flots. Là, pendant cinq ans, un saint prêtre m’a visité tous les jours, et pourvu de tout ce qui est nécessaire pour vivre.

« Enfin, j’ai été retiré de cette île par un vieillard, et je lui ai promis la moitié de nos biens. Voilà comment j’ai été préservé au milieu des plus grands dangers, et Dieu en soit loué ! »

Alors la compagnie, ayant entendu cela, loua la grande charité de Jésus, fils de Dieu. Puis il y eut fréquemment des banquets, chez les amis du seigneur, pour fêter son retour.

Environ un an après, le vieillard vint réclamer du seigneur la récompense qui lui avait été promise ; il vint réclamer la récompense qui lui avait été promise par le seigneur, quand il le retira du milieu de la mer.

Il parla de la sorte au gentilhomme :

— « Vous rappelez-vous votre promesse ? Vous rappelez-vous la promesse que vous m’avez faite ? Il faut la tenir ; je vais vous attendre dans la chapelle du manoir. »

Le gentilhomme apporta aussitôt la moitié de ses biens. Mais le vieillard lui dit alors :

— « À quoi songez-vous donc, et où sont vos promesses ?

— « Mon père, répondit-il, voici la moitié de mes biens, et je ne vous cache rien ; tout est là devant vous. Je ne vous cache rien ; tout est là devant vous, et j’aimerais mieux mourir que vous tromper.

— « Vous avez aussi un joli petit enfant ; amenez-le devant moi, car je désire le voir, avant de m’en aller ; je désire le voir, avant de m’en aller, car je vous aime, et j’aime aussi votre enfant. »

Quand le jeune enfant eut été amené par sa mère, le vieillard reprit :

— « Seigneur, vous m’avez promis la moitié de tous vos biens, et votre enfant est la meilleure part de tout ce que vous possédez ; il faut tenir votre promesse et me donner ma part de l’enfant. »

Alors la mère s’écria :

— « Qu’allez-vous faire ? Vous allez mettre à mort mon bel enfant, mon fils chéri ? Ah ! prenez plutôt tout ce que nous possédons, seigneur ; prenez tout, et laissez-moi mon fils !

— « Madame, reprit le vieillard, consolez-vous, et cessez de pleurer de la sorte ; votre mari a promis à Dieu la moitié de tout ce qu’il possède ; Abraham a été sur le point de sacrifier son fils : obéissez à Dieu, et buvez la coupe. »

Ayant ainsi parlé, il tira un couteau. À cette vue, la mère s’évanouit et tomba par terre ; la mère s’évanouit et tomba par terre, et le père, inquiet, ne pouvait retenir ses larmes.

Au moment où le vieillard allait frapper l’enfant, un dame entra soudain, et, après elle, un évêque rempli de majesté :

— « Arrête, vieillard ! s’écria-t-il, car Dieu ne leur demande que leur bonne volonté. »

Alors la mère revint à elle, et l’évêque lui dit :

— « Retirez-vous un peu dans votre chambre, et laissez-nous avec votre mari et votre fils, car nous avons quelque chose à leur dire ; dans un moment, vous viendrez les rejoindre. »

Alors la grande dame parla de la sorte au seigneur :

— « Me reconnaissez-vous, seigneur ? regardez-moi, et regardez encore.

— « Hélas ! excusez-moi, madame ; jamais de ma vie je n’eus l’honneur de vous voir avant aujourd’hui.

— « Avez-vous donc oublié que vous prîtes jadis la Mère de Dieu pour votre mère, de préférence à toutes les autres saintes ? Je suis la Mère de Dieu, et vous viendrez, sans tarder, votre fils et vous, nous voir au paradis. »

Alors l’évêque parla aussi de cette façon :

— « Me reconnaissez-vous, seigneur ? parlez franchement.

— « Excusez-moi, monseigneur ; jamais je n’eus l’honneur de vous voir avant aujourd’hui.

— « Avez-vous donc oublié que vous prîtes jadis saint Corentin pour votre père ? Je suis saint Corentin, et, sans tarder, il vous faudra venir avec moi au paradis, vous et votre jeune fils. »

Et le vieillard lui dit aussi, à son tour :

— « Savez-vous qui je suis ? »

— « Excusez-moi, répondit-il ; je n’ai pas l’honneur de vous avoir jamais vu ailleurs que sur la mer.

— « Je suis le malheureux dont vous avez fait enterrer le corps avec les trente écus que vous avez donnés à sa femme. Pour récompense de votre charité, vous viendrez, sans tarder, votre fils et vous, me rejoindre au paradis[45]. »

Quand le seigneur et son jeune fils entendirent cela, ils tombèrent morts sur la place, et saint Corentin et la Vierge Marie les conduisirent tout droit au paradis.

Ô jeune homme heureux mille fois d’avoir pris saint Corentin pour père et de l’avoir toujours aimé ! Vous avez été heureux dans votre vie et heureux dans votre mort d’avoir mis en lui votre confiance.

Peu de temps après, la dame revint et trouva son mari et son fils morts ; elle trouva son mari et son fils morts ; ô douleur, ô crève-cœur sans égal !

Nul ne saurait dire l’étendue de sa douleur. Le cœur lui faillit et, sans pouvoir prononcer un seul mot, elle tomba sur le corps de son fils, comme si elle était morte elle-même.

Quand elle revint à elle :

— « Malheur à moi ! s’écria-t-elle ; que vois-je, ô glorieuse Vierge Marie ? Je ne puis leur survivre dans ce monde ! Hélas ! mon mari et mon fils bien-aimés sont donc morts !

« Que ferai-je, mon Dieu ? Comment vivre, à présent ? Ma vie et mon cœur me sont arrachés ! Sainte mère de miséricorde, ô mère des veuves, venez au secours d’une pauvre veuve abandonnée !

— « Consolez-vous, madame, et prenez patience ; ne pleurez pas ainsi ; la sainte Vierge et saint Corentin, et les anges du ciel ont porté votre mari et votre fils au paradis. »

Peu de temps après, lorsque son mari et son fils eurent été enterrés, dans le même tombeau, pleine de mépris pour ce monde et ses vanités, elle se retira dans un couvent, pour y faire pénitence.

Allons ! chers Bretons, soyez gens de cœur ; honorons saint Corentin, et prions-le de bon cœur. Celui qui lui sera dévot dans ce monde sera secouru par lui à son heure dernière.



VII


le miracle des trois gouttes de sang.



Écoutez, habitants de Quimper, un miracle fait dans votre église, au sujet d’un grand crime qui fut commis devant la croix.

Un bourgeois de la ville de Quimper, plein d’amour pour notre Sauveur, fit vœu d’aller visiter Jérusalem et le Golgotha, pour saluer les lieux saints, où souffrit Notre-Seigneur.

Donc, avant de partir, il dit à un sien compère :

— « Compère, au nom de Dieu, veillez sur mes enfants, sur mes enfants et ma femme ; au nom de Dieu, ne les abandonnez pas.

« Gardez mon or et mon argent, pour les entretenir honnêtement ; soyez leur père, je vous en prie, et Dieu vous en récompensera. »

Ayant fait ces recommandations à son compère, il prit congé de ses enfants, et fit ses adieux à sa femme, qui se mit à pleurer, toute désolée.

Puis, se mettant à genoux devant monseigneur saint Corentin, il lui demanda sa grâce et sa bénédiction.

Après s’être recommandé à son maître et bienheureux patron, il se mit gaîment en route, sous la protection de Dieu et de tous les saints.

Il fut longtemps absent ; son voyage fut long et difficile, et durant tout ce temps, il n’eut aucune nouvelle de sa femme ni de ses enfants.

Ô folles espérances de ce monde ! ô trahison cruelle ! Son compère abandonna ses enfants dans le besoin.

Tenté du démon, il garda l’argent que lui confia le pèlerin, avant de se mettre en route.

C’était pitié d’entendre les pauvres enfants qui criaient :

— « Mère, donnez-nous du pain ! il y a un jour entier que nous n’avons mangé !

— « Hélas ! mes pauvres enfants, leur répondait-elle, il n’y a pas un morceau de pain dans la maison ; le compère garde notre argent, comme un voleur. »

La pauvre femme fut forcée de vendre tout ce qu’elle avait, puis d’aller mendier avec ses enfants.

Enfin, après l’avoir longtemps attendu, son mari revint à la maison, et il faillit mourir de compassion, quand il vit en quel état étaient ses pauvres enfants.

Il alla trouver son compère au cœur cruel, pour lui demander ce qu’il lui avait confié.

Mais le méchant lui répondit :

— « Tu ne m’as jamais rien donné ; retire-toi, effronté ; me prends-tu donc pour un voleur ? »

L’autre lui répliqua alors :

— « Je m’en rapporterai à ton serment ; viens à l’église jurer devant la croix, et prenons pour témoin le Dieu souverain. »

Ils se rendirent dans l’église de saint Corentin, et là, le méchant donna à l’autre une canne à tenir en sa main, avant de jurer.

Dans cette canne était caché l’argent qu’il avait volé ; mais il ne pouvait rien cacher à Dieu.

Il s’avança alors devant Notre-Seigneur crucifié, pour jurer qu’il avait rendu à son confère ce que celui-ci lui avait confié.

Au moment où il faisait le serment maudit, sa méchanceté fut dévoilée : la canne s’entr’ouvrit et laissa tomber l’argent à terre.

Les pieds sacrés de l’image de Notre-Seigneur sur la croix se détachèrent alors et répandirent trois gouttes de sang, en témoignage du grand péché.

Habitants de Quimper, adorez ce crucifix, qui est encore dans votre église. Adorez, chaque jour, du fond du cœur, les trois gouttes de sang.

Je vous salue, trois gouttes de sang répandues par Jésus, mon père ; lavez, je vous prie, mon cœur, afin que je puisse trouver le véritable pardon.

Ô divin sang de Jésus, et le lait de sa mère miséricordieuse, vous serez tout mon espoir et ma confiance en tout danger[46].



VIII


sainte touina.



Il y avait une fois un riche veuf qui s’était remarié à une veuve riche aussi. Ils avaient chacun une fille de leur premier mariage. Celle du mari, nommée Touina, était jolie, aimable, soumise et laborieuse. Celle de la dame, au contraire, nommée Margot, était laide, disgracieuse, méchante et paresseuse. Pourtant, sa mère lui trouvait toutes les qualités, n’aimait qu’elle et était très-dure pour la pauvre Touina. Le père de celle-ci allait souvent en voyage, et, dès qu’il avait quitté le château, on envoyait sa fille garder les moutons sur la lande, avec un morceau de pain d’orge, comme on en donnait aux chiens, ou une galette de sarrasin pour toute nourriture. Un matin qu’elle se rendait à la lande avec son troupeau, tout en se faisant à elle-même ses plaintes, le long de la route, elle aperçut derrière un buisson un homme bien mis et armé d’un fusil, qui l’écoutait et qui lui dit :

— Vous êtes donc bien malheureuse, mon enfant ?

— Hélas ! monseigneur, j’ai une marâtre qui ne m’aime pas et me rend la vie bien dure. Quand mon père est absent, elle m’envoie tous les jours garder les moutons sur la lande, et ne me donne pour toute nourriture qu’un morceau de pain noir, comme on en donne aux chiens ; voyez (et elle lui montra un morceau de pain d’orge, noir et tout moisi) ; et pendant ce temps-là, sa fille Margot reste avec elle dans le château, à essayer tous les jours des robes neuves, à s’amuser, et à courir, et à manger de bons fruits, dans les jardins.

— Eh bien ! mon enfant, venez avec moi, et je vous donnerai de plus belles robes et de plus belles parures que n’en a la fille de votre marâtre, et vous ne manquerez de rien de ce qui pourra vous faire plaisir.

Touina regarda l’inconnu avec étonnement et ne sut, d’abord, que lui répondre. Il était jeune et avait assez bonne mine, et elle se trouvait si malheureuse, qu’elle abandonna son troupeau et le suivit.

Il la conduisit dans un vieux château en ruine, où il y avait beaucoup de gens de mauvaise mine, qui lui firent peur d’abord. C’étaient des brigands, et il en était le chef. Voilà donc la pauvre Touina dans une caverne de brigands ! Le chef ordonna à ses gens de la respecter et de lui obéir comme à leur maîtresse, et lui-même eut pour elle toutes sortes d’attentions. Il y avait là des chambres remplies d’or et d’argent, et de beaux habits, et des parures de toute sorte, et elle pouvait choisir et en changer tous les jours, à sa fantaisie. Elle resta quatre ans dans ce château, et, au bout de ce temps, elle eut un enfant, dont le chef des brigands était le père, Elle voulut le faire baptiser à l’église la plus voisine ; mais le père ne voulait pas qu’il fût baptisé. Touina en était fort désolée, et elle conçut le projet de profiter de la première occasion pour s’enfuir et retourner chez son père. Une nuit donc que tous les brigands étaient partis pour une expédition importante, avec leur chef en tête, elle mit son enfant, qui n’avait encore que trois ou quatre mois, dans un panier, et s’enfuit en l’emportant. Après beaucoup de mal, elle arriva heureusement au château de son père, et lui sauta au cou pour l’embrasser.

— Jésus ! mon enfant, dit le vieux seigneur en pleurant de joie, que je suis donc heureux de te revoir ! À présent, tu resteras avec ton vieux père, qui t’aime tant, n’est-ce pas, mon enfant ?

— Oui, mon père, à présent je resterai avec vous et ne vous quitterai plus jamais. Je vous ai causé bien du chagrin, n’est-ce pas ? Mais je ne vous en causerai plus. Je cours jusqu’à l’église pour me confesser ; je reviendrai sans tarder ; n’ayez point d’inquiétude.

Et elle embrassa encore son père et sortit aussitôt, laissant sur une table, où elle l’avait déposé en entrant, le panier dans lequel se trouvait son enfant. Elle prit la route de Rome pour aller se confesser à notre Saint-Père le Pape.

L’enfant ne tarda pas à crier. La marâtre ouvrit le panier et s’écria aussitôt, en s’adressant à don mari :

— Ne vous avais-je pas dit que votre fille n’est rien qui vaille ? Voyez un peu le beau cadeau qu’elle vous a apporté !…

L'enfant fut mis en nourrice, dans une ferme voisine. Mais suivons Touina, qui marche sur le chemin de Rome.

Après beaucoup de mal, demandant l’aumône et l’hospitalité tout le long de la route, elle arriva enfin au terme de son voyage. Elle alla se prosterner aux pieds du Saint-Père, et se confessa à lui avec un sincère repentir. Le pape l’écouta avec intérêt, puis il lui dit d’aller trouver un saint ermite qui demeurait dans un bois, à quelque distance de la ville, et de se confesser à lui, après quoi le saint homme lui indiquerait la pénitence qu’elle aurait à faire pour obtenir l’absolution.

Touina se remit donc en route. Elle arriva à l’ermitage du saint anachorète et se jeta à ses pieds, en le priant d’écouter sa confession. Mais le vieillard, étonné et troublé de voir une belle jeune femme dans sa pauvre hutte de terre et de feuillage, crut que c’était le démon qui venait le tenter sous cette forme, et il lui cria, en se couvrant la figure de ses deux mains :

— Retire-toi, démon ; va loin de moi !…

Touina se retira, désespérée.

Cet ermite recevait tous les jours la visite de son bon ange. L’ange resta alors trois jours sans venir, et le vieillard en était désolé et ne savait à quoi attribuer ce changement. Quand l’ange revint, le quatrième jour, il lui demanda pourquoi il était resté trois jours sans venir, et quelle faute il pouvait avoir commise.

L’ange lui dit :

— Vous avez repoussé durement une pauvre jeune femme qui venait à vous, pleine de repentir, pour chercher conseil et consolation. Vous l’aviez appelée « démon, » et elle s’est retirée, le désespoir dans l’âme. C’est là un grand péché, et, pour le racheter, voici ce qu’il vous faudra faire. Vous chercherez cette jeune fille, jusqu’à ce que vous l’ayez retrouvée, et vous la confesserez et lui donnerez l’absolution. Le Saint-Père lui-même lui donnera à communier, puis vous la suivrez partout où elle ira, et la surveillerez et la protégerez, comme si elle était votre propre fille. jusqu’à ce qu’elle ait trouvé à se marier, car vous êtes, dès à présent, responsable d’elle, et si elle venait à se perdre, vous seriez perdu vous-même. Vous la placerez comme domestique dans quelque maison honnête, et vous mettrez comme première condition à son engagement que ses maîtres la laisseront assister à la messe tous les jours. Lorsqu’elle sera mariée, vous retournerez à votre ermitage, et Dieu disposera de vous comme il l’entendra.

Ayant ainsi parlé, l’ange disparut. Le pauvre ermite était tombé la face contre terre, et il pleura abondamment. Puis, prenant son bâton, il se mit en route pour accomplir les ordres du Seigneur.

Il retrouva Touina, qui n’avait pas encore quitté Rome, et passait tout son temps à prier et à pleurer dans les églises de la ville sainte. Il la confessa, lui donna l’absolution et la consola de son mieux. Puis, quand elle eut reçu à communier de la main du Saint-Père, il lui chercha une place dans une maison honnête, à la campagne. Tout le monde, en voyant cette belle jeune fille accompagnant ce vieillard à barbe blanche, pour lequel elle avait tant de soins et de prévenances, la prenait pour sa fille. L’ermite réussit à la placer chez une vieille dame veuve, riche et dévote, puis il alla établir son ermitage dans un bois voisin, afin de ne pas la perdre de vue. Touina, grâce à la douceur de son caractère et à son cœur aimant, plut tout de suite à la vieille dame et s’attira ainsi la jalousie de deux autres servantes qui étaient dans la maison. Tous les jours elle accompagnait sa maîtresse à la messe, dans la chapelle du château. Bien plus, dès qu’elle avait un moment de loisir, elle y allait prier. Les deux autres servantes la plaisantaient sur cette dévotion excessive, et faisaient leur possible pour la retenir avec elles, aux heures de récréation, et lui faire prendre part à leurs jeux, à leurs danses et à leurs folles chansons. La pauvre Touina ne pouvait toujours résister à leurs instances ; mais, même au milieu des jeux les plus bruyants, elle était toute pensive et priait, en esprit et d’intention, dans la chapelle, devant l’image de la sainte Vierge. Bien plus, la Vierge, la prenant en pitié, la faisait disparaître du milieu des sociétés joyeuses et bruyantes où elle se trouvait si malheureuse, sans que personne sût comment elle disparaissait, ni où elle allait. Quatre anges invisibles la prenaient, un par chaque membre, la soulevaient en l’air et la transportaient dans la chapelle, puis ils la ramenaient de la même manière au milieu de ses compagnes, étonnées de la voir reparaître tout d’un coup, comme si elle sortait de terre ou descendait du ciel.

Voyant cela et n’y comprenant rien, les deux jalouses crièrent à la sorcière et allèrent la dénoncer comme telle à leur maîtresse. Celle-ci, intriguée et désireuse de voir par elle-même quel cas elle devait faire de semblables rapports, se mit un jour à la fenêtre de sa chambre, afin d’observer les trois filles, au moment où elles sortiraient ensemble, à midi, pour aller se récréer pendant une heure dans le jardin. Et elle vit fort bien quatre anges à ailes blanches qui enlevèrent Touina du milieu de ses deux compagnes et la transportèrent dans la chapelle ; puis ils la rapportèrent encore auprès des deux autres filles, quand l’heure fut venue de rentrer au château. Elle comprit que c’était là un miracle de la part de Dieu ou de sa sainte mère, et que Touina devait être une sainte ; et, à partir de ce jour, elle dit qu’elle n’irait plus travailler à la cuisine, ni nulle part ailleurs où seraient les deux autres filles, mais qu’elle resterait à filer dans sa chambre, et irait prier à la chapelle quand bon lui semblerait.

La dame n’avait qu’un enfant, un fils de dix-huit ou dix-neuf ans, qui était aux écoles. Quand ses études furent terminées, il revint à la maison, et il y eut, à cette occasion, un grand repas, auquel on invita tous les parents et les autorités du pays. Les deux servantes jalouses demandèrent à leur maîtresse de leur envoyer Touina à la cuisine pour les aider. La dame y consentit, et Touina descendit de sa chambre. Elle fut employée à poser les plats sur la table dans la salle à manger. Le jeune seigneur, qui ne l’avait pas encore vue, fut frappé de sa bonne mine, de son air distingué, de son maintien modeste, et il demanda à sa mère qui elle était.

— Je ne sais pas bien, répondit-elle ; elle m’a été présentée par un vieillard à barbe blanche, que je crois être son père. Je l’ai prise par pitié, car ils paraissaient bien malheureux et ne vivaient que d’aumônes, et je suis loin de m’en repentir, car cette jeune fille a toutes les qualités possibles, et de plus je la crois une vraie sainte.

Le jeune seigneur fut vivement intrigué par ces paroles de sa mère. Pendant tout le repas, il ne quitta pas des yeux Touina, et il était déjà amoureux d’elle. Son amour ne fit que croître de jour en jour, si bien qu’il demanda à sa mère de lui permettre de l’épouser. La dame, bien qu’aimant et estimant beaucoup la jeune fille, ne trouvait pas que ce fût un parti convenable pour son fils, et elle lui représentait de son mieux qu’elle ne pouvait le laisser épouser une servante, une fille venue on ne savait d’où, dont le père mendiait son pain de porte en porte. Mais toutes ces représentations et ces sermons étaient en pure perte, et le jeune homme était tellement frappé au cœur, qu’il en tomba malade.

- On consulta tous les médecins du pays et même les sorciers ; mais ce fut en vain, et le jeune seigneur ne faisait que dépérir, tous les jours, de plus en plus. Voyant cela, sa mère résolut de ne plus le contrarier, et elle lui annonça qu’elle consentait à le laisser épouser Touina. Cette bonne nouvelle le guérit sur le champ, comme par enchantement. On fit chercher le vieux mendiant, qu’on regardait comme le père de Touina, et on l’amena au château. Mais il se tint à la porte et tendit la main pour demander l’aumône, selon son habitude. La dame vint et lui dit :

— Entrez, mon brave homme, et asseyez-vous au foyer.

Et il entra et s’assit au foyer, et la dame lui dit encore :

— Mon fils désire avoir votre fille pour femme ; êtes-vous content de la lui donner ?

— Ma fille est pauvre comme moi, et elle ne peut pas espérer de s’élever si haut ; pourtant, si c’est la volonté de Dieu, qu’elle s’accomplisse.

Les noces furent célébrées sans délai, et il y eut de grands festins, des jeux et des réjouissances de toute sorte, pendant plusieurs jours.

Quand tout fut terminé, l’ermite prit congé de Touina et lui dit :

— À présent, mon enfant, je retourne à mon ermitage, dans le bois où vous m’avez trouvé, pour faire pénitence et attendre la mort, quand il plaira à Dieu de me l’envoyer. Quant à vous, continuez d’aller tous les jours à la messe et d’être dévote à la sainte Vierge ; ne vous plaignez jamais des épreuves qu’il plaira à Dieu de vous envoyer, et ne vous mettez pas en colère, quoi qu’il puisse vous arriver. De plus, à présent que vous voilà riche, ne refusez jamais l’aumône au pauvre qui vous demandera, au nom de Dieu, et, quoi qu’il puisse vous, demander, donnez-le-lui.

Touina promit de suivre minutieusement ses recommandations, et le vieillard partit.


Voilà Touina grande dame à présent. Mais, dans la prospérité, elle n’oublia pas qu’elle avait été malheureuse. Son cœur était plein de compassion pour tous les malheurs, pour toutes les misères, et personne ne s’adressait jamais à elle sans être secouru et consolé.

Au bout d’un an de mariage ou environ, elle, donna le jour à un fils. L’enfant fut baptisé, puis, mis en nourrice chez une fermière, où il devait rester trois ans. C’était un enfant superbe, et il venait à merveille.

Quand les trois ans furent accomplis, la nourrice le ramena au château, où il devait rester désormais. Il y eut un grand repas à cette occasion, et on y invita beaucoup de monde.

Touina entendait tous les jours la messe dans la chapelle du château, selon la recommandation de l’ermite, et elle n’y avait jamais manqué une seule fois. Le jour du repas, elle y alla, comme à l’ordinaire. L’enfant avait été confié à une servante, qui n’avait rien autre chose à faire que le surveiller, en l’absence de sa mère. Elle alla avec lui à la cuisine, pour voir les préparatifs du festin. Il avait une boule dorée qu’il s’amusait à faire rouler, pour courir après elle. Tout en courant et en sautant par la cuisine, il tomba dans une bassine pleine de lait bouillant, qu’on venait de retirer de dessus le feu. Y étant tombé la tête, la première, il ne pouvait crier, de sorte qu’il y resta quelque temps, sa surveillante n’ayant pas les yeux sur lui, et quand on l’en retira, il était déjà mort, le pauvre petit ange ! Voilà grand émoi et grande douleur dans la maison, comme bien vous pensez ! Sur ce, Touina revint de la chapelle, et, voulant savoir où en étaient les apprêts du dîner, elle entra dans la cuisine. Tout le monde y était en larmes. Elle prévit aussitôt quelque grand malheur et demanda ce qui était arrivé. personne ne lui répondit, mais les larmes et les cris augmentèrent.

— Où est mon enfant ? demanda-t-elle alors.

Et comme on ne lui répondait toujours que par des larmes et des cris, elle se mit à chercher de tous les côtés et finit par le découvrir sur un lit où on l’avait déposé. Elle le prit dans ses bras et l’embrassa, en le baignant de ses larmes. Puis elle dit avec résignation :

— Dieu me l’avait donné, et Dieu me l’a ôté ; que son saint nom soit béni !

Et elle le déposa dans une armoire, sur un coussin, et, s’adressant ensuite aux cuisinières et aux autres domestiques qui étaient là, d’un air résigné et calme elle leur dit :

— Essuyez vos larmes, et cessez vos cris ; faites comme moi ; que chacun soit à son travail, et que les invités qui vont venir ne sachent rien du malheur qui vient d’arriver. C’est la volonté de Dieu, et il ne sert de rien de se désoler ou de murmurer.

Et, donnant l’exemple, elle s’occupa elle-même de préparer la table et d’orner la salle, comme si son cœur de mère n’était pas navré.

Cependant, les invités arrivaient, et Touina les recevait gracieusement et le sourire sur les lèvres ; et à ceux qui demandaient à voir son enfant elle disait qu’il dormait pour le moment, et qu’elle craignait de l’éveiller, parce qu’il était un peu indisposé, mais qu’à la fin du dîner elle le présenterait à tous les invités, dans la salle à manger…

Quand tous les invités furent arrivés, on se mit à table, et nul ne se serait douté, à voir l’air calme, serein et gracieux de la pauvre mère, qu’elle venait de perdre son fils, son unique enfant. Le père lui-même n’en savait rien encore.

Vers la fin du repas, un vieux mendiant à la barbe longue et blanche, et s’appuyant sur un bâton, se présenta à la porte de la cuisine et demanda quelque chose à manger, au nom de Dieu ; Personne ne le connaissait ; pourtant, il fut reçu, comme tous les autres mendiants, qui se présentaient en grand nombre tous les jours, et on lui présenta un morceau de pain blanc avec un peu de viande.

— Ce n’est pas là ce que je veux, dit-il.

— Que voulez-vous donc ? lui demanda la servante, étonnée.

— Allez dire à votre maîtresse de venir me servir, et je lui dirai ce que je veux.

On trouva cet homme fort exigeant. Cependant, comme Touina avait donné ordre de ne jamais refuser aucun mendiant et de l’appeler toutes les fois qu’il s’en trouverait qui voudraient lui parler, une servante alla lui faire part de ce qui se passait.

Aussitôt elle se leva de table et vint trouver le mendiant. Elle ne le reconnut pas, et elle lui demanda :

— Que désirez-vous, cher pauvre de Dieu ?

— J’ai faim, et je demande à manger.

Elle lui présenta du pain blanc, du lard et du rôti.

— Ce n’est pas de cela qu’il me faut, dit le vieillard.

— De quoi donc, mon frère ? Dites hardiment ; je vous donnerai ce que vous désirerez ; entrez, et voyez ce qui vous plaira.

Le vieux mendiant entra dans la cuisine ; mais, au lieu de s’arrêter devant la table qui y était, couverte de toutes sortes de viandes et d’autres mets, il alla droit à l’armoire où Touina avait mis son fils mort, et dit :

— Je veux un morceau du mets qui est là, dans cette armoire.

— Il n’y a là rien à manger, cher pauvre de Dieu.

— Je veux un morceau de ce qui y est, vous dis-je. Ne m’avez-vous pas dit que vous ne me refuseriez rien de ce que je vous demanderais ? Ouvrez l’armoire.

Touina, étonnée, regarda le mendiant en face et ne le reconnut pas encore ; puis elle ouvrit l’armoire en tremblant. Mais, au premier regard qu’elle y jeta, elle poussa un cri de joie. Qu’avait-elle donc vu ? Son enfant, qu’elle y avait déposé mort il y avait quelques heures, y était toujours, mais plein de vie et souriant, et jouant avec des oranges qui se trouvaient là. Elle l’enleva dans ses bras, et le couvrit de baisers et de larmes de joie et de bonheur.

Puis elle voulut l’aller montrer à tous ses invités, dans la salle du festin. Mais le vieux, mendiant l’arrêta, et lui dit, en montrant l’enfant du doigt :

— Voilà le mets dont je veux manger ma part.

La pauvre mère poussa un cri, comme si on lui eût plongé un poignard dans le cœur, et cacha son enfant dans son sein. Mais l’impitoyable mendiant reprit :

— Vous avez donc oublié déjà la promesse que vous fîtes au vieil ermite de ne jamais rien refuser à aucun mendiant, quoi qu’il pût vous demander ?

— C’est vrai, hélas ! répondit-elle avec résignation. Voilà mon enfant ; disposez-en comme vous l’entendrez, et que Dieu ait pitié de moi.

Et elle remit l’enfant au mendiant. Celui-ci prit alors un grand couteau sur la table de la cuisine et le leva, comme pour frapper l’innocente créature. Touina se contenta de tourner la tête en pleurant et sans faire aucun effort pour l’arrêter.

Alors le vieillard lui dit :

— Rassurez-vous, Touina, et ne craignez pas pour la vie de votre enfant : le voilà, plein de vie et de santé, et sans avoir éprouvé aucun mal.

Et il lui remit son enfant, puis il ajouta :

— Ô sainte Touina, — car vous êtes une vraie sainte, — votre épreuve et vos douleurs sont terminées dans ce monde, et les miennes aussi, grâce à vous. Vous avez été fidèle à la promesse que vous aviez faite de ne jamais rien refuser à un mendiant, quoi qu’il pût vous demander, au nom de Dieu ; vous avez poussé le dévoûment jusqu’au sacrifice de votre enfant, et Dieu, touché de votre foi, vous accorde le pardon et à moi comme à vous. Je suis le vieil ermite de la forêt, vers qui vous aviez été envoyée par le Saint-Père, et qui vous repoussa si durement, en vous appelant « démon, » vous mettant ainsi le désespoir dans l’âme. Dieu, pour me punir, avait attaché mon sort au vôtre, et si vous aviez failli dans la terrible épreuve à laquelle vous avez été soumise, nous aurions été damnés tous les deux pour l’éternité. À présent, je vais mourir ici sur la place, et mon âme ira tout droit au ciel, où vous viendrez vous-même me rejoindre, quand vous aurez fait l’éducation de votre enfant.

Et le vieillard expira dès qu’il eut prononcé ces paroles. Touina lui fit faire de belles funérailles, auxquelles assistèrent tous ses parents et amis, et tous les invités du grand dîner, qui étaient encore à table pendant que tout ceci se passait dans la cuisine du château.

(Ce conte a été conté à Marguerite Philippe, de Pluzunest, par une pèlerine, en se rendant en pèlerinage au Relec, arrondissement de Morlaix.)


Twina ou Touina n’est pas un personnage purement imaginaire, comme on serait tenté de le croire, parce qu’on ne trouve ni sa vie, ni ses actes, ni même son nom, dans les hagiographes ni ailleurs, que nous sachions du moins. On rencontre seulement dans le calendrier de saint Meen un saint Touinianus, qui était son père ou son frère peut-être, ou pour le moins un parent. Une petite chapelle de Plouha, dans les Côtes-du-Nord, qui était originairement sous le patronage de sainte Touina, est aujourd’hui consacrée à sainte Eugénie, dont la légende, qui rappelle sans doute celle de l’ancienne patronne, y est retracée, dans une peinture du XVIIIe siècle, signée Hamonnic, peintre breton parfaitement ignoré. Nombre de saints personnages, jadis connus et vénérés du peuple, surtout en Bretagne, se sont vus déposséder ainsi, au profit de noms plus connus, des hommages et du culte qui leur revenaient de droit. Ces substitutions ou ces usurpations sont dues généralement à l’analogie plus ou moins grande des noms ou à la similitude des légendes des premiers titulaires avec celles des usurpateurs. C’est ainsi, pour citer quelques exemples, que de saint Guéganton on a fait saint Agathon ; de saint Clévé, saint Clet ; de saint Drien, saint Adrien ; de saint Gily, saint Gilles ; de saint Alar, saint Éloi ; de saint Dominoc’h, saint Dominique, etc.

Le dénoûment de cette légende rappelle celui de Amis et Amiles qui fut très-populaire au moyen âge. (Quelques critiques croient que le fond en est historique et qu’il se rapporte à deux frères d’armes de l’armée de Charlemagne, dans la guerre de Lombardie. La version la plus ancienne en a été rédigée en vers latins, de 1090 à 1100, par Raoul Tortaire, moine de l’abbaye de Fleury. Mais la plus connue des œuvres inspirées par les aventures des deux amis est un poème français composé au XIIIe siècle.

Voici comment on peut analyser en peu de mots le poème en question.

Deux guerriers, tous les deux beaux, braves, et offrant une ressemblance parfaite de l’un avec l’autre, sont unis par les liens d’une étroite amitié. Ils s’appellent Amis et Amiles. Amiles est accusé par le traître Hardré d’avoir abusé de la fille du roi, et sommé de se laver de cette grave accusation par le duel judiciaire. Son ami se bat à sa place et sort vainqueur de l’épreuve. Mais celui-ci, Amis, est à son tour en butte aux disgrâces du sort : il est atteint de la lèpre. Amiles apprend alors que son ami ne peut être guéri qu’en arrosant ses plaies du sang innocent de jeunes enfants. Il n’hésite pas à sacrifier les siens. La guérison merveilleuse s’opère. Mais, lorsqu’on retourne dans la chambre des innocentes victimes, on les trouve jouant tranquillement sur leur lit avec des oranges.

Dans un conte des frères Grimm, intitulé le Fidèle Jean, nous trouvons aussi un vieux serviteur qui sauve la vie à son maître et se voit, plus tard, changer en statue de marbre, depuis les pieds jusqu’aux épaules, pour lui avoir révélé le secret du service qu’il lui a rendu. Le maître apprend qu’il peut délivrer son fidèle serviteur en l’arrosant du sang encore chaud de son enfant unique. Il sacrifie son enfant, arrose de son sang la statue de marbre, et son fidèle Jean est sauvé. Puis, quand le père et son ami retournent au berceau de l’enfant, ils l’y retrouvent plein de vie et qui leur tend les bras en souriant.

Un autre conte breton, que j’ai recueilli sous le titre de le Roi Dalmar offre plus de ressemblance encore avec le conte des frères Grimm que ne le fait la légende de Touina, qui ne s’en rapproche que par l’épisode de la fin : la résurrection de l’enfant. Nous voyons là également le fidèle serviteur changé en statue, pour avoir révélé un secret, et le maître qui, pour le sauver, sacrifie son enfant, lequel est ensuite retrouvé vivant dans son berceau. C’est une version bretonne, à peine légèrement modifiée, de la même fable.

Enfin, ici encore, comme presque toujours, c’est en Orient qu’il faut chercher le type primitif, et nous le trouvons, sous le titre de Viravara, dans un conte traduit du sanscrit et que l’on peut analyser ainsi en quelques mots :

Viravara s’est mis au service d’un roi. Un jour, celui-ci, entendant les gémissements d’une femme, envoie Viravara pour savoir le sujet de son chagrin et le suit, sans se laisser voir. Viravara interroge la femme et apprend qu’elle est la Fortune du roi. Elle pleure parce qu’un grand malheur le menace ; mais ce malheur pourra être détourné, si Viravara immole son fils à la déesse Devi. Le fidèle serviteur, pour sauver son maître, offre à la déesse le sacrifice qu’elle demande ; puis, dégoûté de la vie, il s’immole lui-même. À cette vue, le roi aussi veut se donner la mort ; mais la déesse se radoucit et ressuscite l’enfant et le père.

C’est là, probablement, la source commune de tous les récits où un père ou une mère sacrifie son enfant, soit pour sauver la vie à un ami ou à un maître, soit pour ne pas manquer à la

parole donnée[47]
IX


sainte déodié[48]



Il y avait une fois un seigneur et une dame riches et qui n’avaient pas d’enfants, bien qu’ils fussent mariés depuis plusieurs années. Ils en étaient fort affligés, et ils eussent donné beaucoup d’argent pour avoir un enfant, garçon ou fille, si cela pouvait s’obtenir pour de l’argent. Ils avaient été en pèlerinage à nombre de places saintes ; ils avaient bu de l’eau de mainte fontaine sacrée, mais toujours en vain.

Comme ils se rendaient tous les deux à Sainte-Anne d’Auray, pour implorer la mère de la Mère de Dieu, la dame tomba subitement malade. Elle s’arrêta dans une maison, au bord de la route, chez des fermiers aisés. Cependant, son mari, voyant qu’elle n’était pas dangereusement malade, continua son chemin vers Sainte-Anne, y arriva sans encombre, fit ses dévotions et s’en retourna ensuite.

Grand fut son étonnement, à son retour auprès de sa femme, d’apprendre qu’elle venait d’accoucher d’une petite fille belle comme le jour. Il en remercia Dieu du fond du cœur, et l’enfant fut baptisée dans l’église la plus voisine et reçut le nom de Déodié, comme sa mère. On la mit en nourrice dans une ferme des environs.

Cependant, la mère était bien malade. Ce fut en vain qu’on appela des médecins de la ville ; son état allait s’aggravant chaque jour.

Se sentant près de sa fin, elle donna à son mari un petit livre scellé, en lui recommandant de le remettre à sa fille quand elle saurait lire, mais pas avant.

Elle mourut, et son mari la fit enterrer dans le cimetière de la paroisse où elle était morte, et s’en retourna ensuite à son château, après avoir bien recommandé d’avoir soin de son enfant et laissé pour cela de l’argent à la nourrice. Il promit de venir la voir souvent.

Et il vint assez fréquemment, en effet, pendant quelque temps, puis moins souvent. Comme l’enfant était bien chez sa nourrice, qui la soignait et l’aimait comme si elle eût été sa propre fille, il l’y laissa et, vers l’âge de sept ou huit ans, elle fut envoyée à l’école. Elle apprit vite à lire, et on lui remit alors le petit livre de sa mère, dont le sceau n’avait pas été rompu. Personne ne sait bien ce qu’elle y lut ; mais, à partir de ce moment, elle devint triste et pensive.

Son père venait la voir assez rarement à présent. Une lettre arriva de lui, un jour, pour dire qu’il allait se remarier et pour prier la nourrice et son mari d’accompagner Déodié à la noce. Mais Déodié, au lieu de recevoir la nouvelle du mariage de son père avec joie et plaisir, comme l’eût fait tout autre enfant de son âge, en devint, au contraire, toute triste et, le jour fixé venu, elle refusa même d’aller à la noce de son père. Les instances de sa nourrice et de son père nourricier pour la décider à les accompagner furent inutiles, ce que voyant, ils partirent sans elle.

Pendant leur absence, Déodié quitta secrètement leur maison, n’emportant que le petit livre de sa mère, et résolue à se placer en condition dans quelque ferme du pays, afin de pouvoir vivre de son travail. Elle partit de bon matin, et, après avoir marché toute la journée, elle arriva, tôt après le coucher du soleil, à une maison d’assez bonne apparence où elle demanda l’hospitalité pour la nuit, ce qui lui fut facilement accordé, sur sa bonne mine. Le maître et la maîtresse de la maison l’interrogèrent avec intérêt et lui demandèrent comment elle se trouvait ainsi seule par les chemins, jeune et jolie comme elle était, et paraissant si bien élevée.

Elle répondit qu’elle n’avait plus ni père ni mère, et qu’elle cherchait condition dans quelque honnête maison, afin de pouvoir vivre de son travail.

On lui proposa de rester dans cette maison, et elle s’empressa d’accepter, ne demandant pour tous gages qu’une chambre pour elle seule, et une chandelle et un fagot, tous les soirs, pour s’y rendre. De pareilles conditions parurent étranges et étonnèrent un peu, mais on les accepta néanmoins.

Déodié était douce de caractère, soumise, bonne travailleuse, adroite et intelligente, et ses maîtres et tous ceux de la maison l’estimaient et l’aimaient. Mais une chose les intriguait beaucoup : c’était de la voir, tous les soirs, quand l’heure était venue d’aller se coucher, prendre sa chandelle et son fagot, et se retirer dans sa chambre, qu’elle fermait toujours soigneusement à clé. « Que signifie cela, se demandait-on, et que peut-elle faire de ce fagot ? Si encore il faisait froid ; mais au mois d’août !... »

Quelque soir, malgré la défense des maîtres de l’épier ou de l’inquiéter à ce sujet, une servante plus curieuse que les autres, pendant que tout le monde dormait dans la maison, se rendit tout doucement, sur la pointe du pied, jusqu’à la porte de sa chambre, et, regardant par le trou de la serrure, elle fut bien étonnée de ce qu’elle vit. Le fagot brûlait dans le foyer, et Déodié était assise dessus, tout environnée de flammes, sans paraître en souffrir, et tenant à la main son petit livre où elle semblait lire, et elle disait à haute voix :

— Déodié, ma mère chérie, je voudrais vous revoir avant de mourir !

Et elle resta dans le feu, jusqu’à ce que le fagot fût entièrement consumé.

La curieuse, qui voyait et entendait tout cela par le trou de la serrure, n’en revenait pas de son étonnement ; elle n’en dit pourtant rien à personne. Mais, la nuit suivante, elle alla encore regarder par le trou de la serrure de la chambre de Déodié, puis une troisième fois, et, à chaque fois, elle vit et entendit la même chose, si bien qu’elle finit par dire à sa maîtresse :

— Vous avez une sainte dans votre maison.

— Une sainte... et qui donc ?

— C’est Déodié.

Et elle raconta ce qu’elle avait vu et entendu, par trois fois. La maîtresse n’en crut rien. Pourtant, désirant s’en assurer par elle-même, elle alla aussi, la nuit suivante, regarder par le trou de la serrure de la chambre de Déodié, et reconnut la vérité de ce que lui avait dit sa servante, car elle vit et entendit elle-même tout ce que celle-ci lui dit avoir vu et entendu.

Cependant, Déodié s’aperçut qu’on la surveillait, et elle témoigna le désir de quitter cette maison ; mais les maîtres, convaincus qu’ils avaient une sainte chez eux, firent tant d’instances auprès d’elle, lui promettant qu’elle ne serait ni surveillée ni inquiétée en rien, qu’elle céda et consentit à rester.

Son père, à qui appartenait cette ferme, sans qu’elle le sût, vint la visiter, à quelque temps de là. Quand il avait appris la disparition de sa fille de chez sa nourrice, il l’avait fait rechercher, mais en vain, et il en fut très-peiné, et songea souvent à elle et à sa mère, car il n’était pas heureux avec sa seconde femme. Il remarqua Déodié pendant la visite à la ferme, et fut si frappé de sa beauté et de son bon air surtout, qu’il demanda qui elle était et d’où elle venait.

— Nous ignorons qui elle est et d’où elle vient, lui répondit-on. Tout ce que nous savons d’elle, c’est qu’elle s’appelle Déodié et qu’elle se dit orpheline. Elle est arrivée ici, un soir, demandant l’hospitalité pour la nuit, comme les mendiants errants qui courent le pays, et nous avons été si touchés de sa situation, la voyant si jolie, si jeune et si douce, que nous l’avons gardée comme servante. Et certes, nous ne le regrettons pas, car jamais nous n’avons connu de fille aussi, laborieuse, aussi affectueuse et surtout aussi pieuse : c’est une vraie sainte.

Puis on lui raconta le miracle qui se passait, chaque nuit, dans la chambre de Déodié, lorsqu’elle se mettait dans le feu, sans en éprouver aucun mal.

À ce récit, le seigneur fut ému et touché, et une voix lui disait au fond du cœur : « C’est ta fille ! »

Il fit venir Déodié en sa présence, et reconnaissant en elle le véritable portrait de sa mère, il s’écria :

— C’est ma fille Déodié !

Et il la pressa sur son cœur en pleurant de joie et de bonheur. Puis il l’emmena avec lui à son château. La marâtre, qui avait aussi une fille d’un premier mariage, feignit d’être heureuse de son arrivée ; mais, au fond du cœur, elle la détestait. Nuit et jour elle cherchait le moyen de se débarrasser d’elle. Son mari s’étant trouvé dans la nécessité de s’absenter pour un voyage assez lointain, elle saisit cette occasion pour mettre à exécution son exécrable projet. Elle alla trouver une sorcière de ses amies, qui habitait dans un bois voisin, et la pria de lui rendre le service de lui indiquer un moyen de se débarrasser de la fille de son mari, qu’elle soupçonnait d’être sorcière elle-même, puisqu’elle se mettait impunément dans le feu.

— Elle est sans doute protégée par quelque autre fille de Lucifer, dit la sorcière ; mais, soyez tranquille, j’en sais plus long qu’elles toutes, et je vous rendrai le service que vous désirez.

Et, remettant à la marâtre une chemise enduite de résine, elle lui dit :

— Prenez cette chemise ; faites-la revêtir à la jeune fille, puis allumez un bûcher dans la cour du château, et jetez-la dans le feu, et vous verrez si elle en sortira sans mal.

La marâtre revint, toute joyeuse, emportant la chemise enduite de résine. Dès en arrivant au château, et sans perdre de temps, elle fit construire un bûcher dans la cour ; puis, quand il fut prêt et qu’on y eut mis le feu, elle fit revêtir à Déodié la chemise donnée par la sorcière et ordonna alors à ses valets de jeter la jeune fille dans le bûcher ardent. Ce qui fut fait. Mais la sainte fille ne s’en effraya pas, et on la voyait au milieu des flammes, tranquille et souriante, et lisant le petit livre rouge de sa mère ; et quand le bûcher fut entièrement consumé, elle en sortit comme elle y était entrée. La chemise enduite de résine n’avait même pas été entamée par le feu. Quand la marâtre vit cela, elle courut, furieuse, jusqu’à son amie la sorcière et lui raconta comment les choses s’étaient passées, et lui dit de trouver autre chose qui réussît mieux.

— C’est bien étrange, dit la sorcière ; mais voici ce qu’il vous faut faire à présent, et nous verrons bien si elle se retirera de là. Faites-lui attacher les quatre membres à quatre chevaux, puis que quatre homme cinglent les chevaux à coups de fouet, et vous verrez ce qu’il adviendra alors de cette belle.

La marâtre revint à la maison et se mit en devoir de faire exécuter sur le champ le conseil de la sorcière. La pauvre Déodié fut attachée par les pieds et les mains à quatre chevaux vigoureux. Mais on eut beau cingler les chevaux à grands coups de fouet, ils restaient sur place et, à force de ruer, ils finirent même par tuer les hommes qui les frappaient.

La marâtre, furieuse, courut de nouveau vers son amie la sorcière. Celle-ci était fort étonnée et aussi fort embarrassée, et commençait à comprendre que Déodié était protégée par une puissance supérieure à toute sa science. Elle dit encore pourtant :

— Je ne vois plus qu’une chose à faire. Il y a, non loin d’ici, un vieux chêne dont le tronc creux est rempli de vipères et de reptiles venimeux de toute sorte : qu’on la mette dans le tronc de ce chêne, et qu’on l’y laisse sans nourriture.

Deux valets furent chargés par la marâtre de mettre Déodié dans le tronc du vieux chêne. Un petit chien, qui la suivait partout, l’accompagna dans cette horrible prison.

— Mon pauvre petit chien, lui disait Déodié, je te plains. Pour n’avoir pas voulu abandonner ta maîtresse, il te faudra aussi mourir de faim, comme elle ! Et pourtant, tu n’as jamais fait de mal à personne, toi, et ton seul crime, aux yeux de cette femme sans entrailles, est de m’aimer !...

Le petit chien prit alors la parole et dit à sa maîtresse :

— Vous ne mourrez pas de faim ici, ma bonne maîtresse, et pendant qu’il y aura à manger dans la maison de votre père, vous en aurez votre part, malgré votre marâtre.

Le petit chien fit tant des pattes qu’il creusa sous les racines de l’arbre un chemin souterrain par où il put sortir et rentrer à volonté. Et il allait, tous les jours, au château et dérobait ce qu’il pouvait à la cuisine, tantôt du pain, tantôt de la viande, et l’apportait en toute hâte à sa maîtresse, et ils vécurent ainsi pendant plusieurs mois. Quant aux serpents venimeux dont avait parlé la sorcière, ils avaient complètement disparu.


Le seigneur revint de voyage, et quand il demanda des nouvelles de Déodié, sa femme lui dit :

— Ah ! oui, quelque chose de bien que votre fille ! Elle est partie, et personne ne sait où elle est allée. Elle aura sans doute suivi quelque galant. D’ailleurs, je n’ai jamais eu bonne opinion de cette fille-là.

Le pauvre père éprouva une grande douleur de cette nouvelle, et il en devint tout triste.

Cependant, le petit chien continuait de venir dérober des vivres au château. Les cuisiniers et les valets l’avaient remarqué plus d’une fois emportant dans sa bouche du pain ou de la viande, et se dirigeant en toute hâte vers le bois, et ils l’avaient bien reconnu pour être le chien de Déodié. Ils en informèrent le seigneur. Celui-ci en éprouva une grande joie et se dit :

— Ma fille ne doit pas être loin, puisque son petit chien, qui ne la quittait jamais, est dans le pays. Il résolut donc de guetter le chien, et le lendemain, de bonne heure, il alla se cacher derrière un buisson, sur la lisière du bois, à l’endroit par où on le voyait passer ordinairement. Il ne tarda pas à le voir venir, se dirigeant vers le château ; puis, au bout de quelque temps, il s’en retourna, emportant dans sa bouche un poulet cuit. Il le suivit à distance et le vit entrer dans un trou qui pénétrait sous les racines d’un vieux chêne. Il s’approcha de l’arbre et entendit une voix de femme qui disait :

— Ah ! mon pauvre ami, que je t’ai de reconnaissance ! Sans toi, je serais morte de faim depuis longtemps. Ah ! si mon père pouvait savoir dans quel état je suis ici ! Heureusement que j’ai encore le petit livre de ma mère, pour me consoler et me préserver des reptiles venimeux qui avaient établi ici leur séjour et que sa présence a suffi pour chasser.

Le seigneur, ayant entendu ces paroles, courut au château et en revint aussitôt, accompagné de valets armés de cognées. Il leur donna l’ordre d’ouvrir le tronc de l’arbre, avec toutes les précautions possibles, ce qu’ils firent, et le père retrouva sa fille chérie Déodié ; mais dans quel état, bon Dieu ! Elle n’avait pour tout vêtement que ses cheveux, qui étaient fort longs. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait vu la lumière du jour, qu’elle ne pouvait tenir les yeux ouverts, quand on la retira de sa prison.

Son père la ramena au château et la présenta dans cet état à sa marâtre, en lui demandant :

— Quel supplice demandez-vous pour votre marâtre et son amie la sorcière ?

— Je ne leur veux pas de mal, répondit-elle, et je leur pardonne, au nom de Dieu.

Mais son père ne fut pas de cet avis, et il les fit jeter toutes les deux dans une fournaise ardente.

Peu après, Déodié tomba gravement malade. Pendant sa maladie, elle lisait souvent le petit livre de sa mère et s’écriait :

— Ô Déodié, ma mère chérie, je voudrais vous revoir, avant de mourir !

Un jour, sa mère lui apparut enfin, belle et resplendissante de lumière, comme le soleil, et lui parla de la sorte :

— Oui, ma fille-bien aimée, tu as assez souffert sur la terre, et le moment est venu où tu dois en être récompensée. Viens avec moi.

Et sa mère se pencha sur elle, la prit dans ses bras et l’emporta au ciel.

(Conté par Anna Levren, servante, de Prat, Côtes-du-Nord, 1873.)


Il y a ici évidemment mélange d’une fable païenne avec une légende chrétienne.

L’épisode de Déodié reléguée dans un bois et que son petit chien, qui l’a suivie, empêche de mourir de faim, en lui apportant du pain et d’autres provisions, qu’il dérobe dans le château et sa marâtre, se retrouve dans plusieurs autres légendes, et particulièrement dans la Bonne Femme et la Méchante Femme, que l’on lira plus loin.



X


l’ermite jean guérin[49]



Chrétiens dévots à la sainte Vierge, notre bonne patronne, venez écouter une histoire touchante et vraie. Vous avez sans doute entendu parler de la montagne de Montserrat. C’est un lieu saint, fréquenté par des pèlerins venus de toutes les parties du monde.

C’est un lieu plein de sainteté, s’il en est aucun au monde, consacré à la sainte Vierge, reine dans le ciel et sur la terre.

Il y a quatre lieues bien comptées pour faire le tour de la montagne ; elle est faite d’une seule pierre et porte jusqu’aux nues son sommet.

Pour vous la faire bien connaître : elle est située à sept lieues de Barcelone, et je crois que sur toute la terre on ne trouverait pas sa pareille.

Remarquez que sur cette pierre croissent toutes les herbes imaginables : fleurs de lis, roses, toutes sortes de plantes fleurissant l’hiver comme l’été.

C’est là, nous dit l’Écriture, que vivait jadis un saint ermite ; son nom était Jean Guérin, un homme vertueux et divin.

Là était son ermitage, une caverne sauvage ; sa nourriture se composait d’herbes et de racines, et il n’avait d’autre couche que la terre nue et froide.

Continuellement en prière, jeûnant et méditant toujours, le saint homme ne commettait jamais aucun péché mortel.

Mais le diable cherche toujours à tenter et à perdre les chrétiens ; il usa de ruse et de finesse contre le saint ermite.

Il construisit une misérable hutte auprès de l’ermitage de Jean Guérin, et prit le costume d’ermite, avec un air décent et austère.

Il alla lui faire visite et le complimenter sur l’austérité de ses mœurs et la sainteté de sa vie.

— « Je vous salue, saint homme, mon frère en Dieu ; nous sommes proches voisins, et pourtant nous ne nous étions pas encore vus ;

« Mais maintenant, j’en suis certain, nous trouverons grand plaisir à nous revoir souvent et à nous entretenir ensemble. »

Le seigneur comte de Barcelone avait une jeune fille d’une grande beauté, et qui, vers le même temps, était possédée du démon.

On fit pour elle le pèlerinage de Monserrat ; des hommes savants la visitèrent, et conjurèrent le démon de sortir de son corps et de la quitter.

Tout fut inutile, et prières, oraisons, offrandes, exorcismes ne seraient jamais venus à bout de délivrer la pauvre jeune fille.

Cependant l’esprit malin parla par la bouche de la jeune fille, publiquement, devant tout le monde, et dans les tenues suivants :

— « L’ermite Jean Guérin, qui habite sur la montagne de Montserrat, est un saint homme aimé de Dieu, parce qu’il le sert fidèlement. »

« Conduisez-lui votre fille ; laissez-la-lui pendant neuf jours, et, par ses prières et ses oraisons, il forcera le démon de la quitter et de la laisser en paix.

« Mais, si elle n’achève la neuvaine auprès de lui, je vous le promets et le jure, je reprendrai possession d’elle et la tourmenterai de nouveau. »

Le comte, dès qu’il eut entendu ces paroles, partit incontinent pour conduire sa fille à Montserrat et la présenter au saint homme.

Après l’avoir salué, après lui avoir présenté sa fille, le comte le supplia humblement de commander au démon de la quitter.

Aussitôt frère Jean Guérin se jeta à genoux pour prier avec ferveur et implorer l’assistance de Dieu.

Et ayant commandé au démon de quitter le corps de la jeune fille, il le vit en sortir et s’en aller, plein de honte et de confusion.

Le comte et Jean Guérin en rendirent grâce à Dieu et à la Reine des anges.

Puis, le comte supplia avec instance l’ermite de garder sa fille auprès de lui une neuvaine, afin d’en éloigner toute mauvaise influence.

Le saint homme s’excusa et répondit au comte que son habitation était trop étroite et trop pauvre pour loger si noble compagnie.

— « Non pas, répondit le comte ; elle seule restera avec vous ; moi, je descendrai au bas de la montagne, pour attendre que la neuvaine soit accomplie. »

L’ermite commença par instruire la jeune fille dans des pratiques de dévotion et de sainteté ; mais sa beauté et ses bonnes manières allumèrent dans son cœur un feu terrible.

Le feu de la concupiscence le consume et ne lui laisse aucun repos. Il veut fuir ; mais il rencontre le faux ermite.

Il lui conte sa peine et son tourment ; il lui dit comment il s’éloignait, dans la crainte de succomber à la tentation.

— « Non pas, lui dit le faux ermite, il ne faut pas fuir ainsi sans combattre ; retournez sur vos pas, mon frère ; combattez, et vous triompherez des ruses de Satan.

« Saint Antoine, comme vous le savez, était un saint homme, un bon ermite ; or, il a été tenté souvent, et toujours il a résisté.

« Dans l’Écriture même il est dit que, si nous voulons être couronnés, il faut toujours combattre, quand l’esprit du mal vient nous tenter. »

Jean Guérin se laissa convaincre et retourna à son ermitage ; mais les regards de la jeune fille rallument en lui de nouveaux feux.

Une nuit, la tentation fut si forte qu’il ne put y résister ; il fut vaincu, et, malgré toute sa sainteté, il commit un grand péché.

Quand le péché fut consommé et sa passion assouvie, le repentir ne tarda pas à venir, et le remords tourmenta son cœur.

Il alla trouver le faux ermite et lui fit part de sa faiblesse et de sa chute, et des remords qui le tourmentaient. Il le pria de l’aider de ses conseils.

— « Malheureux ! lui dit le méchant ; si le comte apprend ceci, ta mort est certaine, et il te faudra quitter la terre.

« Écoute donc, et surtout obéis : tue bien vite la jeune fille, et puis sauve-toi, après avoir caché son corps dans quelque endroit retiré où personne ne pourra jamais le découvrir. »

Il obéit aveuglement, le malheureux ! Il plonge son couteau dans le sein de la jeune fille, puis il cache son corps dans un endroit où il croyait qu’on ne le retrouverai jamais.

Aussitôt le faux moine s’empressa de divulguer le crime, puis il disparut, en se moquant de la crédulité de Jean Guérin.

Le pauvre homme fut amèrement désolé en voyant comme il avait été trompé, et en reconnaissant que le faux ermite n’était autre chose que Satan lui-même.

Le cœur navré de douleur, les yeux noyés de larmes, il prend aussitôt la route de Rome, pour confesser son crime au pape.

En arrivant dans la ville de Rome, il demande le pape. On le conduit près du Saint-Père, sans difficulté ni retard aucun.

Il se jette aux pieds du Saint-Père et demande à se confesser à lui : il avoue son crime, et le pape l’absout.

Mais il lui impose une pénitence bien dure et bien pénible ; écoutez tous, je vous prie, car jamais vous n’avez rien entendu de semblable.

Le pape lui commande de retourner à la montagne de Montserrat, d’y retourner sur ses pieds et ses mains, comme un véritable animal.

Il doit rester ainsi courbé vers la terre, pendant sept ans, sans jamais relever la tête pour regarder le ciel, jusqu’au jour où un enfant viendra lui dire de se redresser sur ses pieds.

Jean Guérin accepta la pénitence avec joie et résignation ; sur ses deux pieds et sur ses deux, mains, il reprit la route de Montserrat.

Je vous laisse à penser, chrétiens, que de fatigues et de peines dut éprouver le pauvre homme en faisant de cette manière un si long voyage !

De retour à Montserrat, après des peines inouïes, il continua sa pénitence ; mais, hélas ! ses habits s’usèrent avec le temps, et bientôt il se trouva tout nu.

Alors le corps du saint homme se couvrit de crins et de poils ; on aurait dit un ours ou un sanglier, et tous ceux qui le voyaient en étaient effrayés.

Le comte de Barcelone, comme par une inspiration de Dieu, voulut un jour faire une grande chasse sur la montagne de Montserrat.

Ses lévriers et ses chiens de courre arrivent à l’ermitage de Jean Guérin et se mettent à aboyer tous à la fois, sans oser avancer, en voyant un animal si étrange.

Les chasseurs accoururent à ce vacarme et furent saisis d’épouvante. Un d’eux, tout effaré, alla en instruire le comte.

Le comte répondit que, s’il y avait moyen de prendre l’animal, sans lui faire aucun mal, il fallait s’en rendre maître.

On le prit, sans qu’il opposât aucune résistance, et on le conduisit devant la noblesse, dans la maison du comte, à Barcelone, afin que les dames pussent le voir.

On le mit dans l’écurie du château ; on l’y attacha avec une corde, et on lui jeta du pain noir, comme on l’aurait fait à un chien.

Un jour, un grand banquet fut préparé chez le comte, et on y convia toute la noblesse du pays, afin de se réjouir.

Quand tous les convives furent assis à table et qu’on commença à être échauffé par le vin, on donna l’ordre d’amener l’animal sauvage dans la salle du festin, afin qu’on pût l’examiner de près.

Une nourrice qui se trouvait dans le château, avec un enfant de deux ou trois mois, entra aussi par curiosité dans la salle, avec son enfant sur le bras.

L’enfant considéra bien attentivement le monstre et lui dit très-distinctement :

— « Relève-toi, Jean Guérin ; ta paix est faite avec Dieu ! »

Aussitôt le bon ermite se leva sur ses deux pieds, et les assistants, saisis de trouble, le regardèrent avec étonnement.

Le bon ermite se jeta alors à genoux aux pieds du comte et lui parla de la sorte :

— « Je suis Jean Guérin, le méchant, pire que ne fut jamais barbare ni tyran ; j’ai déshonoré votre fille chérie, et ensuite je l’ai tuée.

« J’ai caché son corps sous une pierre, afin que personne ne pût le retrouver. Disposez de moi comme il vous plaira ; je suis prêt à souffrir tous les tourments. »

Le comte répondit sans arrogance et avec douceur :

— « Puisque Dieu t’a pardonné, ami, moi je te pardonne aussi. »

Alors le bon comte fit apporter des habits et le traita comme un homme rentré en grâce, après avoir fait longue et dure pénitence.

Deux ou trois ans plus tard, le comte, inspiré de Dieu, désira aller visiter la montagne de Montserrat.

Et il pria Jean Guérin de l’accompagner, afin qu’il lui indiquât l’endroit où il avait caché le corps de sa fille.

Jean Guérin accompagna le comte avec plaisir et le conduisit à l’endroit où il avait enterré le corps de sa fille, après lui avoir ôté la vie.

À peine eurent-ils commencé de fouir la terre, qu’ils trouvèrent la jeune fille, pleine de vie et de santé, et rouge comme un bouton de rose.

On remarquait à son cou charmant, à l’endroit par où avait pénétré le couteau fatal, une petite marque comme un fil de soie rouge.

Le comte demanda à sa fille chérie comment il se faisait qu’elle était encore en vie, et quelles peines elle avait ressenties.

— « Mon père, répondit-elle, quand on m’égorgea, j’avais toujours eu une dévotion toute particulière à la sainte Vierge, ma patronne.

« C’est la sainte Vierge qui m’a ainsi conservée, sans que j’aie éprouvé aucune souffrance. Je n’ai eu à souffrir ni de la faim, ni de la soif.

— « Venez avec moi, lui dit son père ; venez, ma fille, et je vous marierai ; je vous rendrai heureuse en vous unissant à un homme prudent et sage.

— « Excusez-moi, mon père ; mais je désire, si cela ne vous déplaît pas, qu’on bâtisse ici même un couvent en l’honneur de la Reine des saints.

« Je veux rester ici, toute ma vie, à prier et à louer Dieu, pour remercier le Seigneur et son auguste Mère des grâces qu’ils m’ont accordées. »

Le comte y consentit, et, pour donner satisfaction à sa fille, il fit bâtir à ses frais, à l’endroit même, un magnifique couvent.

Bientôt on y vit accourir de tous côtés des filles pieuses et saintes, pour tenir compagnie à la fille du comte, et toutes elles firent vœu de chasteté.

Pareillement Jean Guérin dit qu’il était tout disposé à passer avec elles le reste de sa vie et à devenir leur directeur.

Dans ce nouveau couvent, ils ont mené une vie sainte et austère, et, après leur vie mortelle, ils sont allés participer aux joies éternelles.

Mes frères et mes sœurs chrétiens, de tout mon cœur je vous prie d’être dévots à la sainte Vierge, reine sur la terre et dans le ciel.

Vous avez entendu le récit d’un grand miracle opéré par son pouvoir en faveur d’une pauvre jeune fille qui lui avait été toujours fidèle.


Cette légende, imprimée sur ce gros papier roussâtre que l’on appelle vulgairement papier à chandelle, était très-répandue dans nos campagnes de Léon et de Lannion, il y a une cinquantaine d’années ; aujourd’hui, on ne la réimprime plus.




SIXIÈME PARTIE


diableries, revenants et damnés.




I


LE PONT DE LONDRES
trois fois plus grand que la grâce de dieu.



Deux marchands, deux frères, passaient le pont de Londres. Chacun d’eux conduisait un cheval chargé de marchandises. Le plus âgé des deux s’appelait Robert, et l’autre Ollivier.

— Nous voici donc, dit Ollivier à son frère, sur le pont de Londres, dont nous avons entendu parler si souvent. Quel beau pont ! Et comme il est long !

— Oui, trois fois plus long que la grâce de Dieu, répondit Robert.

— Que dis-tu là, mon frère ? Où as-tu entendu cela ?

— Tout le monde te le dira, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu.

— C’est péché à toi de parler de la sorte, mon frère ; rien au monde n’est aussi grand que la grâce de Dieu, ni n’en approche même.

— Eh bien ! parions pour voir.

— Je le veux bien ; mais tu perdras.

— Ton cheval avec sa charge et tout ton argent, contre mon cheval avec sa charge et tout mon argent, que les trois premières personnes que nous rencontrerons me donneront raison.

— C’est entendu, puisque tu y tiens.

Ils rencontrèrent d’abord un prêtre. Robert alla droit à lui et lui parla de la sorte :

— N’est-il pas vrai, monseigneur, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu ?

— Oui, vraiment, répondit le prêtre sans hésiter, et celui qui soutient le contraire est dans l’erreur.

— Vois-tu ? dit Robert, triomphant, à son frère.

— Ce n’est qu’un, répondit 0llivier, et, à te parler franchement, je soupçonne même cet homme d’être un faux prêtre. Demande encore à ce juge qui vient vers nous.

Et Robert aborda le juge, en le saluant, et lui dit :

— N’est-il pas vrai, monseigneur le juge, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu ?

— Tout le monde sait cela, imbécile, lui répondit le juge ; d’où donc viens-tu pour être si ignorant ?

— Tu as encore entendu celui-là ? dit Robert, en se détournant vers son frère ; et de deux !

— Des méchants, répondit Ollivier ; je parie qu’ils ne sont pas chrétiens. Mais demande encore à ce vieux moine à barbe blanche qui passe.

Et Robert demanda encore au vieux moine à barbe blanche :

— N’est-ce pas, mon père, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu ?

— C’est parfaitement vrai, mon fils, répondit le moine, et tout le monde vous le dira.

— Tu as entendu, Ollivier ? dit Robert à son frère ; et de trois ! Ton cheval avec sa charge et tout ton argent sont à moi.

— Allons ! je n’aurais jamais cru pareille chose ! dit Ollivier, qui ne revenait pas de son étonnement. Prends mon cheval avec sa charge, puisqu’il est vrai que j’ai perdu.

— Et ton argent ? Ton argent m’appartient aussi.

— C’est vrai, mon argent est aussi à toi. Mais, mon frère, tu me laisseras bien, sans doute, quelque chose ? Car comment ferai-je pour vivre, si tu me prends tout ?

— Écoute, nous avons parié, et tu as perdu ; tu n’as donc qu’à payer, à présent ; je ne connais que ça.

Et il lui prit son cheval avec sa charge et tout l’argent qu’il avait. Puis, avant de partir, il lui dit :

— Tiens, voilà dix sous que je te donne, par pitié pour toi ; et, à présent, bonsoir, et tire-toi d’affaire comme tu pourras !

— Mais, mon frère, nous nous reverrons, sans doute ?

— Oui, retrouve-toi ici, sur le pont, dans un an et un jour, et tu verras quel homme je serai devenu.

Et Robert partit alors, emmenant les deux chevaux.

Le pauvre Ollivier pleura beaucoup, et, ne sachant que faire ni où aller, il se mit à regarder tristement l’eau passer sous le pont. Il resta longtemps ainsi, et ses larmes tombaient dans le fleuve. Mais, comme le soir avançait, il se décida à poursuivre sa route, dans la direction qu’avait prise son frère. Quand il eut franchi le pont, il s’engagea dans un chemin creux et sombre[50]. Bientôt il y trouva un grand coffre ou bahut qui paraissait abandonné.

— Que signifie ce grand coffre, ici ? se dit-il ; voyons ce qu’il y a dedans.

Et il l’ouvrit et vit qu’il était vide.

— Si je passais la nuit dans ce coffre ? Je serais quitte de dépenser mon argent dans une auberge ; J’en ai si peu ! et je me contenterai pour mon souper d’une croûte de pain que j’ai dans ma poche.

Et il entra dans le coffre et se disposa à y passer la nuit. Il commençait à sommeiller, lorsqu’il fut réveillé par un bruit qui ressemblait à celui que ferait une personne en s’asseyant rudement sur le couvercle du coffre : boum !

— Qu’est cela ? se dit-il, peu rassuré.

Un moment après, le même bruit se répéta deux fois : boum ! boum ! comme si deux autres personnes eussent sauté sur le coffre, puis il entendit cette conversation :

— Eh bien ! camarades, dit une voix, quoi de nouveau ? La journée a-t-elle été bonne ?

— On ne peut plus mauvaise, répondit une autre voix ; je n’ai trouvé qu’un vieil ivrogne crevé dans une douve, et je l’ai apporté se chauffer chez nous.

— Moi, dit un autre, j’ai fait mieux que ça : j’ai porté au grand feu, dans un même sac, un prêtre, une religieuse et le seigneur d’un château.

— Bah ! bah ! dit le troisième, tout cela n’est rien, camarades, auprès de ce que j’ai fait, moi.

— Qu’as-tu donc fait ? demandèrent les deux autres.

— Je vais vous le dire ; mais il faut que je voie auparavant s’il n’y a personne à nous écouter dans ce coffre sur lequel nous sommes assis.

Le pauvre Ollivier se crut perdu en entendant cela.

— Bah ! que veux-tu qu’il y ait là ? dirent les deux autres ; personne assurément, et tu peux parler sans crainte.

— Eh bien ! camarades, moi, j’ai pris possession de la fille du roi d’Angleterre, et je parle à présent par sa bouche.

— Ah ! la bonne affaire, si cela est vrai !

— C’est comme je vous le dis ; vous pouvez m’en croire, sur l’honneur.

— Dis-nous donc comment-tu t’y es pris.

— Voici : comme elle se rendait à la table sainte pour communier, je lui soufflai dans l’oreille : « Mettez l’hostie dans votre poche ; emportez-la chez vous, puis jetez-la dans la mare où barbottent les canards, et vous verrez des choses extraordinaires. » Elle a fait de point en point comme je lui ai dit, et quand elle jeta l’hostie dans la mare, un crapaud vint qui l’avala, et aussitôt je pris possession du corps de la princesse. Depuis ce moment, elle ne fait que jurer et blasphémer, et injurier et insulter son père et sa mère, et les menacer de les tuer, si bien qu’il a fallu l’attacher avec une chaîne de fer. Elle crie et hurle comme une bête sauvage ; personne n’ose approcher d’elle, et on lui présente sa nourriture au bout d’une fourche de fer.

— Voilà qui est à merveille ; mais prends bien garde qu’elle t’échappe ; tu ne devrais pas t’en éloigner de la sorte.

— Soyez tranquilles à ce sujet ; pendant que je suis venu ici, pour vous faire part de la bonne nouvelle, j’ai envoyé à ma place notre camarade Astaroth, et elle n’échappera pas à celui-là, vous le savez bien.

— Comment faudrait-il s’y prendre pour te l’enlever ?

— Je vous le dirais bien à vous, mais je crains d’être entendu... S’il y avait quelqu’un à nous écouter...

— Où veux-tu qu’il y ait quelqu’un à nous écouter ?

— Je ne sais... dans ce coffre, peut-être ?...

— Sois donc tranquille à ce sujet, et parle hardiment.

— Eh bien ! celui qui la délivrerait de moi — mais cela n’arrivera pas — devrait rester pendant huit jours avec elle, dans sa chambre, ayant près de lui une barrique pleine d’eau bénite, et l’asperger continuellement avec un balai vierge trempé dans cette eau bénite.

Ollivier, dans son coffre, ne perdait pas un mot de ce qu’on disait au-dessus de lui.

— C’est bien, se dit-il ; cela pourra me servir, si je parviens à sortir d’ici sans mal.

Le chant d’un coq, annonçant le jour, se fit entendre en ce moment, et les trois camarades partirent aussitôt avec des bruits d’ailes, comme de grands oiseaux. Ollivier sortit alors de son coffre.

— Dieu soit loué, dit-il, puisque je suis encore en vie !

Il entra alors dans la ville de Londres et mit à son chapeau un ruban sur lequel il avait fait écrire ces mots : Premier chirurgien de la Basse-Bretagne.

Le roi avait fait publier par tout le royaume qu’il donnerait la main de sa fille à celui qui la guérirait. Ollivier se dirigea vers le palais du roi ; il frappa à la porte, et on lui ouvrit.

— Que demandez-vous, mon brave homme ? lui dit le portier.

— Je voudrais parler au roi.

— Tout de suite, monseigneur, reprit le portier, qui avait lu l’inscription qu’il avait à son chapeau.

Et il le conduisit à la chambre du roi, qui lui dit :

— Vous êtes le premier chirurgien de la Basse-Bretagne ?

— Pour vous servir, sire, répondit Ollivier.

— Et vous pourriez guérir ma fille ?

— Oui, sire, car si je ne le fais pas, personne au monde ne le fera.

— Si vous faites cela, je vous la donnerai pour épouse, et de plus je vous céderai même ma couronne. Tout ce qu’il y a de médecins, chirurgiens, magiciens et sorciers en Angleterre ont été voir la princesse, et malgré tout son mal ne fait qu’empirer tous les jours : mon cœur est navré de voir dans quel état elle se trouve, la pauvre enfant !

Alors Ollivier fit transporter dans la chambre de la princesse une barrique défoncée par un bout ; il la remplit d’eau bénite, puis, avec un balai de genêt qu’il avait coupé lui-même dans les champs, il se mit à asperger la princesse. Celle-ci se démenait, criait et hurlait tellement que tout le monde en était effrayé dans le palais : elle ressemblait à une diablesse enragée. Mais elle avait beau faire, Ollivier lui lançait toujours de l’eau bénite à tour de bras. Au bout de quatre jours de ce traitement, la princessse s’était calmée et paraissait délivrée de l’esprit malin qui l’obsédait. On fit venir alors un prêtre, sur sa demande, et elle lui avoua son péché, ou plutôt son sacrilège. On dessécha aussitôt la mare, et le crapaud y fut trouvé. Le prêtre l’ouvrit, et, en ayant extrait la sainte hostie, il la donna à manger à la princesse. Elle fut aussitôt complètement guérie, et elle devint, à partir de ce moment, la personne la plus sage et la plus dévote de la ville de Londres. Son mariage avec son sauveur fut célébré peu après, et le vieux roi étant venu à mourir dans l’année, Ollivier lui succéda sur le trône et se trouva être ainsi roi d’Angleterre.

Le jour vint où expirait l’année depuis que les deux frères s’étaient séparés, sur le pont de Londres. Ollivier n’avait pas oublié, malgré sa fortune inespérée, le rendez-vous qu’ils s’étaient donné au même lieu. Au terme convenu, il se rendit donc sur le pont de Londres, habillé comme un bon bourgeois, et non comme un roi. Quand il arriva, Robert n’était pas encore au rendez-vous ; Il se mit à se promener sur le pont et vit venir bientôt un mendiant couvert de guenilles, appuyé sur un bâton et marchant péniblement. C’était son frère ; mais il ne le reconnut pas, et, s’adressant à lui :

— N’avez-vous pas vu, par ici, mon brave homme, un marchand avec deux chevaux chargés de marchandises ?

— Non, vraiment, répondit-il.

— C’est que voici un an et un jour que je quittai en cet endroit mon frère, en lui laissant deux chevaux chargés de marchandises, et nous nous étions donné rendez-vous pour aujourd’hui, au même lieu.

— Tu ne me reconnais donc pas ? Je suis ton frère ! répondit le pauvre.

Et Ollivier se jeta à son cou et l’embrassa en disant :

— Serait-il possible !... Tu n’es donc pas heureux, mon pauvre frère ?

— Non, répondit Robert, je n’ai pas eu de chance ; et toi ?

— Moi, je me suis bien tiré d’affaire, grâce à Dieu, puisque je suis aujourd’hui roi d’Angleterre.

— Roi d’Angleterre, toi !... Ce n’est pas possible ; tu te moques de moi !...

— Je ne me moque pas de toi, mon frère, et ce que je te dis est parfaitement vrai. Viens avec moi, et tu ne manqueras de rien pendant que tu vivras.

— Comment t’y es-tu donc pris pour devenir roi ?

— Ma foi ! c’est le diable qui m’a fait roi.

— Le diable !... Tu t’es donc vendu au diable ?

— Non, mon frère, je ne me suis pas vendu au diable ; sois tranquille à ce sujet. Voici ce qui est arrivé.

Et Ollivier lui conta de point en point comment les choses s’étaient passées.

— Je voudrais être roi aussi, comme toi, lui dit Robert ; et si ce n’est pas plus difficile que cela, j’irai, dès ce soir, m’enfermer dans le même coffre.

— À quoi bon, mon frère ? Viens avec moi, te dis-je, et tu ne manqueras de rien ; il est probable, d’ailleurs, que tu ne réussirais pas comme moi.

— Et pourquoi donc ne réussirais-je pas tout aussi bien que toi ? Je veux être roi aussi, te dis-je, et non pas valet à ta cour.

Il fut impossible à Ollivier de lui faire entendre raison, et il alla s’enfermer dans le coffre, dès que le soir fut venu. Il y était déjà depuis quelque temps, et commençait de s’impatienter et de craindre de manquer son coup, lorsqu’il entendit comme un grand bruit d’ailes, et les trois diables (car c’étaient des diables) descendirent encore sur le coffre.

— Eh bien ! camarades, dit un d’eux, la journée a-t-elle été bonne ?

— On ne peut plus mauvaise, répondirent les deux autres.

— Moi, reprit le premier, je suis content.

— Raconte-nous donc ce que tu as fait.

— Je le veux bien ; mais il faut que je voie auparavant s’il n’y a personne à nous écouter dans le coffre.

— Qui veux-tu qu’il y ait dans le coffre ? Parle vite ; nous sommes impatients de connaître tes exploits.

— Je ne dirai pas un mot avant d’avoir visité l’intérieur du coffre. Vous avez donc oublié déjà comme nous avons été pris dans l’affaire de la fille du roi d’Angleterre ?

Et il ouvrit le coffre, et apercevant Robert qui s’y blotissait et se faisait aussi petit qu’il pouvait :

— Ah ! c’est toi qui es là y l’ami Robert ? À merveille ! je suis enchanté de te retrouver. Ne te rappelles-tu pas que tu avais parié avec ton frère Ollivier, qui est à présent roi d’Angleterre, que le pont de Londres est trois fois plus grand que la grâce de Dieu, et que tu gagnas ton pari, grâce aux témoignages d’un prêtre, d’un juge et d’un moine, qui soutinrent que tu avais raison ? Le prêtre, le juge et le moine, c’étaient nous trois, mon ami, et nous prétendons être payés du service que nous t’avons rendu. Viens donc nous voir chez nous. Tu es près de mourir de froid là-dedans ; dans notre maison, tu ne manqueras pas de feu pour te réchauffer.

Robert s’était jeté à genoux, les mains jointes, et criait :

— Grâce ! grâce !...

Mais un des trois diables le saisit par les cheveux et, s’élevant en l’air avec lui, il le porta tout droit au feu de l’enfer !

Rien, mes enfants, n’est aussi grand que la grâce de Dieu, ni n’en approche même !


(Conté par Jean le Laouenan, Plouaret, décembre 1848.)


M. Reinhold Koehler, de Weimar, écrivait, en 1872, le commentaire suivant sur cette légende :

Comparez les contes réunis par moi dans l’Annuaire pour la littérature romane et anglaise, contes auxquels il faut ajouter Zingerlé, Contes d’enfants et du foyer, tome I, n° 13 ; tome II, pages 53 et 319 ; Schneller, Contes du Tyrol italien, n° 9 et 11 ; Sutermeister, Contes d’enfants et du foyer de la Suisse, 2e édition, augmentée, à Aarau, nos 43 et 47 ; Imbriani, la Novellaja milanese, n° 10 (la 2e partie de la fable seulement s’y réfère), publié dans la Revue : Il Propugnatore, vol. III, partie Ire, page 499 ; Francisco Maspons y Labros, Rondallayre, Barcelone, 1871, n° 15 ; Radloff, Spécimen de la littérature populaire des races turques de la Sibérie méridionale, tome III, page 343.

Plusieurs de ces contes commencent, comme le conte breton, par un pari. Dans le conte serbe, on parie qui vaut mieux de la justice ou de l’injustice ; dans le conte grec, si c’est le droit ou l’injustice qui gouverne ; dans le conte de Jean Pauli : ' Plaisanteries et choses sérieuses, n° 489 de l’édition d’Osterley, si c’est la vérité et la justice, ou la fausseté et la mauvaise foi, qui gouvernent ; dans le conte wende, si le droit reste toujours le droit ; dans le conte vénitien, si celui qui agit bien est celui qui fait bien ou fait mal ; dans des contes finnois, si c’est l’honnêteté ou la malhonnêteté qui est la plus avantageuse dans le commerce ; dans le conte allemand de Prœhle, si la reconnaissance ou l’ingratitude est la récompense du monde ; dans le conte de Libro de los gatos, s’il est plus avantageux de mentir ou de dire la vérité ; enfin, dans le conte catalan, un voiturier qui entend régulièrement la messe tous les jours, et qui pour cela arrive toujours plus tard qu’un autre à son but, parie un jour qu’il entendra la messe, selon son ordinaire, et que, malgré cela, il arrivera plus tôt que l’autre. Comme dans le conte breton, ce sont les trois premiers passants qui doivent juger le pari ; de même dans le conte serbe, dans le conte vénitien et dans le conte finnois, c’est aussi le premier passant. Dans le conte serbe et dans le conte vénitien, les passants sont, comme dans le conte breton, des diables déguisés. Dans le conte finnois, le passant est aussi quelqu’un de la bande du diable.



II


UN CONTE DE REVENANT


l’ombre du pendu.



Il y avait autrefois en la commune de Ploubazlanec, près de Paimpol-Goëlo, une jeune et jolie héritière nommée Yvonne Kerduff. C’était la perle du canton, et nulle autre ne pouvait rivaliser de beauté et de grâce avec elle, aux pardons et aux fêtes de Paimpol, de Kérity, de Loguivy et de Bréhat.

Trois jeunes gens lui faisaient la cour et se disputaient sa main : Alan Kerglaz, de l’île de Bréhat, Jean Kerlann, de Kérity, et Fanch Kertanhouarn, de Ploubazlanec. Deux d’entre eux, Jean Kerlann et Fanch Kertanhouarn, se prirent de querelle et se battirent, au pardon de Kérity. Jean Kerlann mourut des suites de cette batterie, et Fanch Kertanhouarn fut patibulé et pendu. Alan Kerglaz, resté seul des trois prétendants, et qui, selon la rumeur publique, avait aussi contribué à la mort de Jean Kerlann, eut alors le champ libre. Les fiançailles eurent lieu dans les quinze jours qui suivirent.

La veille des noces, le soir, en revenant de chez sa fiancée, comme Alan Kerglaz, un peu allumé par le cidre du beau-père et accompagné de son père, passait sur la lande où étaient dressées les fourches patibulaires, il aperçut le cadavre de Fanch Kertanhouarn qui s’y balançait au vent.

— Ah ! pauvre Fanch ! s’écria-t-il, quelle triste figure tu fais là, à présent, toi qui étais un si beau danseur et qui aurais sans doute épousé la belle Yvonne, s’il ne t’était arrivé malheur ! Eh bien ! quoique tu fusses mon rival, j’ai vraiment pitié de toi, à te voir ainsi la pâture des corbeaux et des hiboux…

— Tais-toi, tais-toi, malheureux ! lui dit son père, — et passons vite.

— Non, non, je veux auparavant l’inviter à ma noce.

— Ne fais pas cela, mon fils, au nom de Dieu ! On ne plaisante pas ainsi avec les choses saintes, car la mort est sainte.

— Laissez-moi donc ! Je veux l’inviter, vous dis-je.

Et s’avançant jusqu’à la potence, il prit le pendu par le gros orteil d’un de ses pieds, le secoua et dit :

— Eh ! camarade, entends-tu ? C’est moi qui vais épouser la belle Yvonne Kerduff : les fiançailles ont eu lieu ; la noce se fera demain, et je t’invite à nous accompagner à l’église, puis à prendre part au banquet. Tu viendras, n’est-ce pas ? Je sais que tu aimes le bon cidre, et il y en aura, et du meilleur. À demain donc ; je compte sur toi.

Le vieillard, scandalisé et effrayé, avait continué de marcher, sans attendre son fils. Quand celui-ci se remit en route, ayant cru entendre quelque bruit derrière lui, il détourna la tête, et il lui sembla voir le pendu qui le suivait, avec son gibet. Il eut peur et se mit à siffler, pour se donner du courage. Mais comme il croyait avoir toujours le pendu et son gibet sur les talons, il fut saisi d’une frayeur panique et prit sa course vers sa maison, où il arriva tout haletant et bouleversé. Il se mit au lit, sans rien dire à personne, et ne put dormir, car toute la nuit il lui sembla voir Fanch Kertanhouarn qui grimaçait au pied de son lit, pendu à son gibet.

Le lendemain, c’était le grand jour. Quand il se leva, il était si pâle, si défait et si triste, que tout le monde le crut malade.

Cependant les invités arrivèrent en leurs plus beaux habits. Les deux garçons d’honneur étaient des premiers arrivés, et l’on se mit en route vers la maison de la fiancée, qui n’était pas éloignée. Là il y avait aussi nombreuse et joyeuse société. Le cortège prit le chemin de l’église paroissiale, et, tout le long de la route, Kerglaz croyait toujours voir le pendu et son gibet devant lui, et à l’église, durant la messe, il était encore entre lui et sa fiancée ; mais lui seul le voyait. Après la bénédiction des anneaux, ce fut encore le pendu qui passa au doigt d’Yvonne l’anneau qu’il lui avait acheté, lui Kerglaz.

On revint à la maison de la nouvelle mariée, violons et fifres précédant le cortège, et les gens de la noce tirant des coups de pistolet, tout le long de la route. Le nouveau marié était toujours soucieux et pâle, et tout le monde s’en étonnait. Quand l’heure fut venue de se mettre à table, au moment où il allait s’asseoir à côté d’Yvonne, il crut voir encore à sa place le pendu à son gibet, horrible, tout sanglant, les yeux mangés dans leurs orbites par les corbeaux, le ventre ouvert et laissant échapper ses entrailles par une large plaie où grouillaient des vers hideux. Il poussa un cri effrayant et tomba à terre, comme un cadavre. On s’empressa autour de lui, on le porta sur un lit, et on rassura les convives, en leur disant que ce n’était qu’une légère indisposition.

Le festin n’en fut pas troublé davantage, et à mesure que les pots de cidre et les bouteilles de vin se vidaient, les conversations devinrent bruyantes, les voix s’élevant graduellement, et on finit, comme dans tous les repas de noces, par des chansons joyeuses. On se préoccupait peu du nouveau marié. Sa jeune femme, seule, était un peu triste et soucieuse. On dansa et on joua, à divers jeux en se levant de table, et, vers minuit, on conduisit la nouvelle mariée à la chambre nuptiale. Alan Kerglaz était un peu calmé et se disait mieux portant. Mais à peine Yvonne fut-elle couchée à ses côtés, que le pendu, dans l’état horrible que nous avons dit, vint encore se placer entre lui et elle. Il le voyait et le sentait, et faisait d’inutiles efforts pour le repousser. Il pleura toute la nuit, tourné vers la muraille. Yvonne avait beau l’interroger et lui demander quel pouvait être le sujet d’une pareille conduite, il ne lui répondait que pour l’assurer qu’elle y était tout à fait étrangère, et qu’il ne pouvait lui en dire davantage pour le moment. Au point du jour seulement, le pendu quitta le lit des nouveaux mariés, en disant à Alan Kerglaz :

« Tu m’as invité à ta noce, et j’y suis venu ; mais je veux te rendre ta politesse, et je t’invite à venir à ton tour, souper cher moi, ce soir. Trouve-toi, à minuit, dans le lieu où tu m’as fait ton invitation, et tu m’y reverras. Mais garde-toi de manquer au rendez-vous, ou malheur à toi, car je saurai bien te retrouver, en quelque lieu que tu te caches. À ce soir donc. »

Et il disparut par la fenêtre.

Toute la journée, le pauvre Alan fut dans un état à faire pitié. Il songea d’abord à s’enfuir au loin et à ne pas aller au rendez-vous. Mais le pendu lui avait dit qu’il le retrouverait, en quelque lieu qu’il pût se cacher, et cela le retint.

Puis il eut l’idée de se pendre ; mais il avait de la religion et renonça à ce projet. Enfin, il pensa que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était encore d’aller au rendez-vous et de prier Dieu de l’assister. Il pria et pleura toute la journée, au grand étonnement de sa jeune femme et de toute sa famille, qui ne comprenaient rien à sa conduite, et, la nuit venue, il quitta furtivement sa demeure, vers les onze heures, pour aller au rendez-vous. Il marchait lentement, hésitant encore, et en récitant force prières et oraisons. En sortant d’un chemin creux qui débouchait sur la lande, il entendit comme le vagissement d’un petit enfant nouveau-né. Et en effet, la lune étant sortie de dernière un nuage, il aperçut à terre un petit enfant tout nu, comme s’il venait de naître, et qui paraissait près de mourir de froid.

— Pauvre petite créature ! s’écria-t-il, ému de compassion, quelle est la mère dénaturée et sans entrailles qui t’a ainsi abandonnée ?

Et il ôta son habit, en enveloppa l’enfant, le posa sur le gazon, au bord de la route, et dit :

— Je te mets là sous la protection de Dieu, et s’il me donne la grâce de revenir d’où je vais, je promets de t’adopter et de t’élever comme mon propre enfant, et tu ne manqueras jamais de rien pendant que je serai en vie. Mais, hélas ! mon pauvre enfant, je crains fort que je ne sois plus exposé que toi à mourir bientôt.

L’enfant prit alors la parole, au grand étonnement de Kerglaz, et parla ainsi :

— Merci, mon parrain ; je vous revaudrai cela !

— Tu m’appelles ton parrain, mon pauvre enfant ?

— Oui, vous êtes mon parrain. Ne vous rappelez-vous pas avoir tenu sur les fonts baptismaux, pour le faire chrétien, l’enfant naturel d’une pauvre fille de votre village nommée Fantic Kerloho ?

— Oui, je me le rappelle bien !

— Eh bien, je suis cet enfant. Je mourus peu de temps après avoir été baptisé, et je suis aujourd’hui dans le paradis, parmi les bienheureux. Dieu m’a envoyé à votre secours, dans le danger où vous vous trouvez présentement, pour que je puisse reconnaître le grand service que vous m’avez rendu, en me servant de parrain, alors qu’aucun autre ne voulait le faire. Écoutez-moi bien ; faites de point en point ce que je vais vous dire, puis ne craignez rien, car vous vous tirerez heureusement de la redoutable épreuve qui vous effraie tant, et non sans raison. Allez jusqu’au lieu du rendez-vous, et je vous accompagnerai. Je me coucherai à vos pieds ; vous vous tiendrez derrière moi et, quoi que vous voyiez ou entendiez, ne vous effrayez de rien, l’esprit du mal n’aura aucun pouvoir sur vous ; il ne vous verra même pas.

Alan Kerglaz fut réconforté par ces paroles de l’enfant. Il s’avança alors sur la lande, vers le gibet du pendu, et l’enfant marchait devant lui. Il faisait clair de lune ; les hiboux et autres oiseaux de nuit miaulaient et criaient de tous côtés d’une façon sinistre, et le vent balançait le corps du pendu à sa potence. Minuit sonna au clocher du village. Alors l’enfant se coucha par terre, aux pieds de Kerglaz, et lui dit :

— Voici l’heure ! Agenouillez-vous derrière moi, parrain ; priez Dieu de vous être en aide, et ne vous effrayez ni ne vous inquiétez de rien : il ne vous arrivera pas de mal.

Alan se mit à genoux derrière l’enfant. Aussitôt il entendit un vacarme épouvantable, des aboiements, des hurlements, des glapissements, des cris de toute sorte, comme d’une meute enragée et fantastique. Puis une troupe innombrable de diables horribles envahit la lande, et le pendu, à son gibet, les dominait et semblait les exciter. Ils cherchèrent et furetèrent partout, en criant : Hé ! Alan Kerglaz, es-tu exact au rendez-vous ? Nous venons te chercher ; où donc es-tu ? Il faut quitter, ta belle Yvonne, qui passera aux bras d’un autre, et venir avec nous, chez notre maître Satan, qui t’attend !...

Kerglaz se tenait à genoux derrière l’enfant, mourant de frayeur. Maintes fois, les diables passèrent et repassèrent à côté de lui, sans le voir, car son filleul le rendait invisible pour eux. Ne le trouvant pas, ils crièrent : Il n’est pas venu au rendez-vous ; allons le chercher chez lui et l’arracher du lit de sa jeune femme !

Et ils partirent avec un vacarme épouvantable. Ils entrèrent dans sa maison, par la cheminée, comme un tourbillon, cherchèrent et furetèrent dans tous les coins et recoins, et, ne le trouvant pas, ils s’en allèrent encore par la cheminée et emportèrent une partie du pignon de la maison qu’on n’a jamais pu relever depuis. Ils revinrent à la lande, y cherchèrent encore, mais toujours en vain ; et comme le chant du coq se fit entendre dans une ferme voisine, ils s’en retournèrent chez eux, dans l’enfer, furieux de n’avoir pas trouvé leur homme.

Alors l’enfant se leva et dit à Alan Kerglax :

— À présent, tout danger est passé, mon parrain, et vous pouvez vous en retourner chez vous, sans crainte ; les démons n’ont plus pouvoir sur vous. Pour moi, je retourne au ciel, où j’espère vous revoir, un jour, pour ne plus vous quitter.

Alan Kerglaz retourna alors chez lui, où il retrouva sa femme, son père et sa mère, et tous les gens de sa maison, dans une frayeur mortelle, et très-inquiets de lui. Il leur conta tout, et sa conduite étrange le jour et la nuit de ses noces, et sa disparition leur furent alors expliquées.

Alan et Yvonne vécurent le reste de leurs jours heureux et craignant Dieu, et ils firent dire plusieurs messes pour le repos de l’âme de Jean Kerlann, et l’ombre du pendu ne vint plus les tourmenter.

Ceci prouve qu’il ne faut jamais plaisanter avec la mort, et aussi qu’il est toujours bon de patronner les nouveaux-nés, pour les faire chrétiens, surtout les enfants des pauvres[51].

(Conté en breton, à l’île Bréhat, le 20 août 1873,
par un vieux tailleur nommé Lorgeré.)
III


l’âme damnée.



Il y avait une mission dans un bourg de Basse-Bretagne. Une jeune fille d’humeur gaie et d’apparence légère, nommée Thérèse Ménou, se dit :

— Je partirai de bonne heure pour me rendre au bourg, afin d’être confessée une des premières et pouvoir assister ensuite à l’enterrement.

En effet, un jeune homme, qui avait été son amoureux, était mort la veille, et devait être enterré ce jour-là.

Thérèse alla donc de bon matin au bourg. Mais, quand elle arriva, le confessionnal était déjà entouré d’un grand nombre de personnes, dont quelques-unes avaient fait le même raisonnement qu’elle, et elle ne put être confessée aussi tôt qu’elle l’avait espéré.

L’enterrement arriva. Le cercueil fut déposé sur les tréteaux funèbres, entouré de cierges, et Thérèse alla s’agenouiller et prier auprès. Le prêtre monta à l’autel et célébra la messe des morts. Puis, après avoir chanté le Libéra, il prit le goupillon, que lui présenta le sacristain, et fit le tour du cercueil en l’aspergeant d’eau bénite.

— Jésus mon Dieu !... cria en ce moment Thérèse, en se levant et en reculant d’horreur.

Tous les assistants la regardèrent, étonnés, car personne n’avait vu rien d’extraordinaire. Quatre hommes enlevèrent alors le cercueil, pour le porter au cimetière. Thérèse le suivit, comme tous ceux qui se trouvaient là. Quand il fut descendu dans le trou de terre, le prêtre l’aspergea d’eau bénite une dernière fois, en disant : Requiescat in pace !

Thérèse se leva encore, tout effrayée, et poussa la même exclamation :

— Jésus mon Dieu !...

Tout le monde était scandalisé. Le prêtre l’apostropha à haute voix et lui dit de se retirer.

Thérèse s’en alla, toute honteuse, rentra dans l’église et s’agenouilla devant l’autel, et pria longtemps pour l’âme du défunt. Puis elle alla se confesser au prêtre qui avait fait l’enterrement. Celui-ci la reconnut et lui dit qu’il ne la confesserait pas, et qu’elle pouvait s’adresser à un autre. Et il ferma le guichet et se retourna de l’autre côté ; mais Thérèse ne sortit pas, et, quand le prêtre rouvrit le guichet de son côté et qu’il la trouva là il lui dit, d’un ton dur :

— Je vous ai dit que je ne vous confesserai pas ; adressez-vous à un autre.

Et il ferma encore le guichet avec fracas. Mais, quand il le rouvrit, Thérèse était toujours là, et elle dit, en fondant en larmes :

— Au nom de Dieu, écoutez-moi !...

— Qu’aviez-vous donc pour vous exclamer de la sorte pendant l’enterrement ? Vous avez scandalisé tous les parents et les assistants !

— C’est que, mon père, lorsque, après la messe, vous avez aspergé le cercueil d’eau bénite, j’en ai vu sortir toutes sortes de vilaines bêtes, des couleuvres, des crapauds, des salamandres, et d’autres plus horribles encore ; et ces hideux animaux, dont la vue m’a arraché ces cris, sont encore rentrés dans le cercueil dès que vous avez cessé d’y jeter de l’eau bénite. Et cela a recommencé dans le cimetière, lorsque vous avez, une dernière fois, jeté de l’eau bénite sur le cercueil descendu dans le trou de terre !

— Que me contez-vous là ? Êtes-vous folle, ou rêvez-vous ? dit le prêtre.

— Je vous assure, reprit la pénitente, que j’ai bien vu tout ce que je vous dis, et que je ne suis pas folle, et que je ne rêve point.

Le prêtre réfléchit un peu, puis il dit :

— Eh bien ! venez dans huit jours assister à la messe de l’octave, et si vous voyez encore ce que vous avez vu aujourd’hui, vous me le direz, et alors je verrai ce qu’il y aura à faire.

Thérèse assista à la messe de l’octave et pria fervemment pour l’âme du défunt. Celui-ci lui apparut, horrible à voir, et lui dit :

— Ne priez pas pour moi, car je suis damné, dans le fond de l’enfer !...

À partir de ce moment, la jeune fille devint triste et sérieuse. Les dimanches et jours de fêtes, on ne la voyait plus aux danses, mais dans l’église de sa paroisse, priant et récitant son chapelet jusqu’au soir.


(Conté par Marguerite Philippe.)



IV


le méchant avocat emporté par le diable.



Ceci m’a été conté par mon père, nommé Vincent Coat, comme moi-même, qui avait connu l’avocat en question et aussi son fils, et c’est comme témoin oculaire, ayant vu et entendu lui-même, qu’il affirmait que tout est vrai dans le petit récit suivant.

Il y avait à Morlaix un avocat pour qui tous les moyens étaient bons pour gagner de l’argent, et qui rançonnait sans pitié les pauvres gens qui s’adressaient à lui. Aussi était-il devenu riche. Mais la richesse acquise malhonnêtement n’est pas enviable et porte ordinairement malheur. Quelque riche qu’il fût donc, il mourut comme le dernier des hommes, quand Dieu jugea le moment venu de le citer devant son tribunal, pour rendre compte de ses actes pendant sa vie. Sa mort fut, dit-on, horrible, et il criait et blasphémait, et se tordait comme un véritable possédé.

On l’ensevelit ; on le plaça dans sa bière, et ses parents et ses voisins se réunirent dans sa maison pour la veillée funèbre, selon la coutume du pays. Mon père s’y trouvait aussi, comme voisin. On récita les prières usitées en pareille circonstance.

À une heure avancée de la nuit, vers onze heures ou minuit, on entendit le bruit des pas d’un cheval sur le pavé de la cour, et une voix forte et claire cria :

— Es-tu prêt, Iann ann Treut ? Je viens te chercher.

On se regarda avec étonnement ; personne ne dit rien, et on entendit de nouveau les pas du cheval qui s’éloignait.

Environ une heure plus tard, on entendit encore le cheval revenir, et la voix cria de nouveau, mais avec plus de force que la première fois :

— Es-tu prêt, Iann ann Treut ? Je viens te chercher.

Personne ne répondit, et l’on entendit les pas du cheval qui s’éloignait encore.

Enfin, une heure plus tard, le cheval revint, et la voix cria encore, mais effrayante, cette fois, à faire dresser les cheveux sur la tête :

— Es-tu prêt, Iann ann Treut ? Je viens te chercher, et il faut me suivre !...

Et le mort se leva de son cercueil et sortit par la fenêtre, en brisant les carreaux.

Tous ceux qui étaient là restèrent immobiles de frayeur. Il y eut pourtant quelqu’un qui osa regarder par la fenêtre, et il vit un cavalier, tout habillé de rouge, sur un cheval noir, avec l’avocat en croupe derrière lui, et le cheval partit au galop, et le feu jaillissait de ses quatre pieds et de ses naseaux.

C’était le diable qui emportait le mauvais avocat.

Les gens de la veillée convinrent entre eux qu’ils ne diraient rien, avant quelques jours, de ce qu’ils avaient vu et entendu. L’on mit dans le cercueil des bûches et des pierres enveloppées de linge, et, le lendemain matin, le curé de Saint-Melaine vint avec son vicaire, les enfants de chœur et les chantres, et le cercueil fut porté à l’église, puis au cimetière, où il fut enterré après les cérémonies d’usage.


(Conté par Vincent Coat, ouvrier de la manufacture
dès tabacs de Morlaix, mai 1874.)



V


les deux sœurs qui se haïssaient.



Il avait une fois deux sœurs qui se haïssaient si bien, qu’elles ne pouvaient vivre ensemble, ni même se voir.

Une d’elles tomba gravement malade. Elle fit plier sa sœur de venir la voir.

— Oui, dit celle-ci, à présent qu’elle a besoin de moi, elle me fait dire d’aller la voir, pour la soigner ; mais je n’irai point...

Elle y alla pourtant.

— Pardonne-moi, ma sœur, dit la malade.

— Non, jamais !

— Pardonne-moi, te dis-je encore ; je vais mourir, et je ne veux pas m’en aller sans ton pardon.

— Je ne puis pas te pardonner...

— Au nom de Dieu, à qui tu devras, un jour, rendre compte comme moi, pardonne-moi, ma sœur !...

— Je te dirai bien que je te pardonne, si tu veux ; mais, dans mon cœur, je ne puis te pardonner.

— Eh bien ! je te donne ma malédiction.

Et la sœur malade mourut là-dessus.

Comme l’autre s’en retournait chez elle, de nuit, elle aperçut sa sœur morte au milieu d’un grand feu. Elle poussa un cri d’effroi et voulut fuir ; mais la morte courut après elle, la saisit, et la terre s’entr’ouvrit sous leurs pieds et les engloutit toutes les deux.

(Conté par Marguerite Philippe.)




VI


damné, quoique dévot.



Un jeune homme de bonnes vie et mœurs suivit, un soir, des camarades de mœurs légères et amis du plaisir. Entraîné par le mauvais exemple, il tomba dans le péché et se coucha, cette nuit-là, sans faire ses prières, comme il en avait l’habitude. Il mourut dans la nuit.

À quelques jours de là, son père alla recommander une messe pour le salut de son âme au curé de sa paroisse.

— À quoi bon ? lui dit le prêtre ; votre fils est aujourd’hui dans le paradis de Dieu, ou personne n’y ira jamais.

— C’est égal, répondit le père, dites toujours une messe à son intention ; cela ne peut jamais faire de mal.

Le prêtre promit.

Comme il montait à l’autel, il vit apparaître à côté de lui l’ombre du mort, qui lui dit :

— Ne priez pas pour moi.

— Vous êtes sauvé, n’est-ce pas ? Je le savais bien.

— Non, je suis damné !...

— Vous, damné, mon Dieu ! . . . Comment cela peut-il être ?

— Je suis tombé, une nuit, dans le péché, et je me suis couché sans faire ma prière.

Et l’ombre disparut alors, et le prêtre, accablé de douleur, descendit de l’autel.

(Conté par Marguerite Philippe.)




VII


l’enfant gâté.



Un tout jeune homme, gâté par ses parents, alla un jour se confesser au curé de sa paroisse, en temps pascal. Il avait commis beaucoup de péchés. Il ne reçut pas l’absolution. Cela lui déplut, et il insista auprès de son confesseur, et assez malhonnêtement même, pour être absous, afin de pouvoir faire ses pâques, comme tout le monde.

— Changez de conduite, lui dit le prêtre, puis revenez me trouver, et je vous absoudrai.

— Je n’ai rien à changer à ma conduite, et, après tout, je me passerai bien de votre absolution, répliqua le jeune homme.

Et là-dessus, il sortit du confessionnal, en colère, et alla raconter à sa mère ce qui venait de se passer entre lui et le curé.

La dame, qui était riche et considérée dans le pays, fut très-peinée de ce qui arrivait à son fils, et ne pouvant supporter la honte de le voir seul exclu de la sainte table, le dimanche de Pâques, elle lui dit de se présenter avec les autres, comme s’il avait reçu l’absolution.

Et en effet, le moment venu, le jeune homme alla sans hésiter s’agenouiller contre les balustrades du chœur, et reçut le corps de Notre-Seigneur.

Mais aussitôt il tomba à la renverse sur les dalles de l’église, en poussant des cris épouvantables.

On le transporta hors de l’église, dans le porche, où il continua de se démener et de pousser des cris effrayants, comme un possédé. Son visage et tout son corps étaient devenus tout noirs. Sa mère seule osa rester près de lui.

Quand le prêtre, qui était à l’autel, eut achevé sa messe, il se rendit au porche avec le saint ciboire.

Aussitôt la sainte hostie sortit d’elle-même de la bouche du malheureux jeune homme et s’envola, comme un papillon, dans le saint ciboire, qui se referma sur elle.

Deux diables cornus, puants et horribles à voir, arrivèrent alors et emportèrent le fils et la mère !

(Conté par Marguerite Philippe.)




VIII


emporté par le diable.



Un homme riche et de condition élevée était malade sur son lit, près de mourir.

Ses parents et ses amis lui disaient :

— Faites appeler un prêtre.

— Non, je ne veux pas de prêtres autour de moi, leur répondait-il.

Cependant son état empirait ; il baissait chaque jour, et on introduisit un prêtre dans sa chambre.

Quand il l’aperçut, il devint furieux ; il l’injuria, et le prêtre se retira. Mais sa conscience n’était pas tranquille, et il revint peu après.

Le malade le reçut encore avec des transports furieux, des jurons et des insultes, et il lui fallut se retirer de nouveau.

La nuit était venue ; il faisait sombre, et la dame dit à un domestique d’accompagner le prêtre, avec une lanterne, jusqu’à son presbytère.

Ils n’étaient pas loin encore qu’ils furent dépassés par deux chevaux noirs lancés à fond de train, faisant feu des quatre pieds et des naseaux. Et comme ils passaient près d’eux, une voix cria :

— Je vais brûler éternellement dans les feux de l’enfer !

— Connaissez-vous cette voix-là ? demanda le prêtre à son compagnon.

— Grand Dieu ! c’est celle de mon maître ! répondit celui-ci.

— Et l’autre, c’est le diable qui l’emporte, reprit le prêtre.

En effet, le malade, suffoqué par la fureur que lui avait causée la vue du prêtre, était mort aussitôt après son départ.

— Retournez chez vous, à présent, et laissez-moi aller seul, dit le prêtre au domestique.

— Non, je n’ose pas, répondit celui-ci. Je veux vous suivre et faire pénitence le reste de mes jours.

Et il suivit, en effet, le prêtre, et fit pénitence pour racheter son passé, car lui aussi avait vécu jusqu’alors à peu près comme son maître.


(Conté par Marguerite Philippe.)




IX


le saint vicaire et le diable.



Au temps que ar vikèl sant (le saint vicaire) était recteur de Saint-Mathieu de Morlaix, il y avait dans sa paroisse une vieille dame riche et noble, qui aimait le jeu par dessus tout. Nuit et jour, elle avait les cartes en main, et quand elle ne trouvait pas d’autres partenaires, elle jouait avec ses domestiques, et quelquefois même elle jouait toute seule.

Un jour, un dimanche soir du mois de décembre, qu’elle était seule dans sa chambre, et qu’elle s’ennuyait et se plaignait de ne pas trouver de joueur sérieux, sa femme de chambre vint lui annoncer qu’un seigneur inconnu, jeune et richement vêtu, demandait à lui parler. Elle s’empressa de le faire entrer, espérant que le ciel lui envoyait quelque joueur digne d’elle. Et en effet, dès les premiers mots, elle parla de jeu à son visiteur inconnu et lui proposa une partie de cartes. Il accepta, tout en disant qu’il était peu habile au jeu et qu’il jouait rarement. Il tira de sa poche de l’or jaune et luisant, tout neuf, et le rangea par piles de cent écus devant lui.

La vieille dame avait une chance qui l’étonnait, et l’inconnu, impassible et bon joueur, était sans cesse obligé de recourir à sa poche, d’où il sortait de nouvelles piles d’or, comme d’une mine inépuisable.

C’était vraiment merveilleux ce que cette poche pouvait contenir d’or. Mais la vieille dame, tout à son jeu et enivrée par sa chance extraordinaire, n’y faisait pas attention. Dans le transport de sa joie, elle laissa tomber une carte par terre et appela sa femme de chambre pour la ramasser. La femme de chambre prit une lumière et chercha la carte. Elle remarqua que le joueur inconnu avait les pieds fourchus, et reconnut à ce signe que c’était le diable. En personne prudente et avisée, elle ne poussa aucun cri, remit tranquillement la carte à sa maîtresse et sortit aussitôt. Elle courut au presbytère conter le cas au recteur, ar vikèl sant qui jouissait dans tout le pays d’une grande réputation de sainteté et de conjurateur. Il était plus de minuit, et pourtant le saint homme veillait encore, car il savait peut-être, grâce à quelque avertissement du ciel, qu’on devait avoir recours à lui, cette nuit, pour quelque cas grave. Il était en oraison, quand il entendit frapper à sa porte. Il alla ouvrir lui-même, et la servante de la vieille dame lui fit connaître l’objet de sa visite.

— Je savais que vous deviez venir, et je vous attendais, lui dit-il tranquillement.

Puis il consulta de gros livres anciens, qu’il avait sur son bureau, prit son étole, une burette remplie d’eau bénite et dit :

— Allons, à la grâce de Dieu !

La servante le conduisit chez sa maîtresse. Il pénétra tout doucement, sur la pointe du pied, jusqu’à la chambre où la vieille dame jouait toujours avec l’homme au pied fourchu. Il se précipita sur lui d’un bond, lui mit son étole sur la tête et l’aspergea d’eau bénite, en récitant une oraison. Le démon poussa un cri épouvantable et s’enfuit par la cheminée, sous la forme d’une boule de feu. Il renversa même, le pignon de la maison, qu’on n’a jamais pu relever depuis.

— Et la vieille dame, que devint-elle ? demanda une petite fille de dix ans, qui faisait partie de l’auditoire et s’intéressait vivement au récit du conteur.

— La vieille dame, reprit celui-ci, était tombée évanouie, la face contre terre. Le prêtre la releva, et quand elle revint à elle, elle se confessa, puis elle entra dans un couvent, où elle mourut comme une sainte.

— Et l’or gagné par elle ? demanda encore l’enfant.

— Les pièces d’or du diable se changèrent en autant de feuilles sèches, des feuilles de hêtre, qu’on jeta au feu, comme on y doit jeter tout ce qui vient du malin esprit (ann drouk-speret)[52]


(Conté par Vincent Croat, ouvrier de la manufacture des
tabacs de Morlaix, mai 1874.)



X


les deux méchantes sœurs.



Il y avait une fois deux sœurs qui avaient perdu leur père et leur mère, et, comme aucune d’elles n’était mariée, elles demeuraient ensemble, dans la même maison. D’abord, elles s’aimaient beaucoup, et elles ne se quittaient jamais. Mais, plus tard, elles en vinrent à se haïr et à se détester, je ne sais trop pour quelle raison. Pourtant, elles demeuraient toujours dans la même maison.

L’une d’elles tomba dangereusement malade. L’autre s’en inquiétait peu et la soignait fort mal. Un jour, la malade, vaincue par le mal, s’écria :

— Ô ma pauvre sœur, aie pitié de moi !

— Oui, répondit celle qui n’était pas malade, à présent que tu as besoin de moi, tu me parles poliment, et tu m’appelles « ta pauvre sœur. » Mais, je n’ai pas oublié, moi !...

— Non ! non ! s’écria alors la malade, je n’ai aucun besoin de toi, et je ne t’ai pas pardonné, et je ne te pardonnerai jamais !

Elle eut un violent accès de toux, et mourut presque aussitôt.

La nuit qui suivit, comme les voisins veillaient et priaient auprès de son corps, ils virent tout à coup un spectre de feu entrer dans la maison, et, en le regardant attentivement, ils reconnurent avec frayeur qu’il ressemblait à la morte. Le spectre dit alors, avec une voix terrible :

— Ma sœur, suis-moi ! Je viens te chercher, pour venir avec moi dans les feux de l’enfer !

La sœur qui était restée en vie se leva, ouvrit la porte, sortit et se mit à courir. Mais le fantôme de feu sortit après elle et l’atteignit, sans peine, dans la cour. La terre s’entr’ouvrit alors sous leurs pieds, et les deux sœurs s’y abîmèrent, en poussant des cris épouvantables :

— Hélas ! hélas ! nous tombons au fond du puits de l’enfer !

Ceci montre, chrétiens, que nous devons pardonner et être charitables les uns envers les autres.

(Marguerite Philipe.)



XI


FANTIC LOHO
ou le linceul des morts.



Il y avait jadis, au bourg de Pluzunet, une jeune couturière, nommée Fantic Loho, qui était d’humeur gaie et joyeuse, et qui riait et chantait plus qu’elle ne priait, hélas ! C’était, d’ailleurs, une excellente fille, aimée de tous ceux qui la connaissaient, et le cœur sur la main, comme on dit. Tous les jours, elle allait travailler à la journée, dans les métairies de la paroisse, et, le plus souvent, elle s’en revenait toute seule, à la nuit tombante, riche et heureuse des six sous qu’elle rapportait, pour prix de son travail. Elle chantait, de sa voix fraîche et claire, des sôniou et des refrains de danse, en traversant les champs et les landes, pour se tenir compagnie, comme elle disait, et pour mettre en fuite les Kornandoned (nains), qui dansent, en chantant éternellement le même refrain, au clair de la lune, dans les carrefours et sur les landes, autour des grandes pierres, et invitent les passants à prendre part à leurs ébats. Maintes fois, durant les veillées d’hiver, elle avait entendu parler de ces danseurs nocturnes et de leurs malices, et elle en avait peur un peu.

Un soir du mois de novembre, Fantic s’en revenait du village de Pont-an-c’hlan, seule, comme presque toujours. Elle se trouvait un peu attardée, et, quand elle fut dans le bourg, elle voulut traverser le cimetière, afin d’arriver plus vite à sa maison. La lune, sortant de derrière un nuage, projetait en ce moment une lumière terne et blafarde sur le clocher de granit et sur la vieille église. À peine Fantic eut-elle gravi les marches de l’escalier de pierre et fait quelques pas parmi les croix de bois plantées sur les tombes, qu’elle se trouva près de la tombe de sa mère, morte depuis plus d’un an déjà. Elle fut bien étonnée d’y voir un drap blanc étendu sur la dalle funéraire.

— Tiens ! se dit-elle, comment ce drap de lit se trouve-t-il là ? Je vais l’emporter, et si personne ne le réclame, je le garderai : j’en ai assez besoin.

Et elle prit le drap blanc, souillé pourtant de quelques taches de sang, le plia proprement, le mit sous son bras et l’emporta.

— Elle eût bien mieux fait de dire un De profundis pour l’âme de sa défunte mère, dit quelqu’un de l’auditoire.

— Oui, en vérité ! répondirent tous les assistants en chœur.

En arrivant dans sa maison , reprit la conteuse, Fantic serra le linceul dans son armoire, puis elle dit une petite prière, bien courte, bien courte, et se coucha tranquillement. Mais, dans la nuit, elle eut un rêve. Il lui sembla voir sa mère, toute nue, décharnée, horrible à voir, et qui lui dit par trois fois d’une voix lamentable : Rends-moi mon linceul ! Rends-moi mon linceul !! Rends-moi mon linceul !!!

Fantic se réveilla, tout effrayée, et n’apercevant plus le fantôme, elle s’en trouva soulagée, et dit :

— Ah ! c’est un songe, heureusement !

Et elle se rendormit.

Le lendemain matin, elle alla à son ouvrage, comme à l’ordinaire, sans songer à remettre le linceul sur la tombe de sa mère, et elle ne dit rien à personne de tout ceci.

Mais, la nuit suivante, comme elle était couchée, le fantôme lui apparut de nouveau et lui dit encore, par trois fois, et d’une voix plus désolée et plus terrible que la veille : Rends-moi mon linceul ! Rends-moi mon linceul !! Rends-moi mon linceul !!!

Fantic eut bien peur, cette fois, car il lui semblait qu’elle ne dormait pas au moment de l’apparition. Elle fit pourtant tout son possible pour se persuader que c’était un rêve, et elle garda encore le linceul et n’en dit rien à personne.

La troisième nuit, sa mère lui apparut encore, plus désolée, plus horrible à voir et plus menaçante que les deux nuits précédentes, et elle cria encore en tendant des bras décharnés vers sa fille : Rends-moi mon linceul ! Rends-moi mon linceul !! Raids-moi mon linceul !!!

Puis elle disparut, en poussant un cri épouvantable.

Cette fois, Fantic était sûre qu’elle ne dormait pas ; elle attendait l’apparition. Elle eut grand peur, et elle pleura et pria pour l’âme de sa mère le reste de la nuit. Quand le jour fut venu, elle alla trouver le recteur de sa paroisse et lui raconta tout. Le prêtre l’écouta attentivement, réfléchit à ce qu’il venait d’entendre, puis il dit :

— Vous avez commis un grand péché, ma fille, en dérobant le linceul d’un mort, car ce drap est le linceul même dans lequel votre mère fut ensevelie. Il vous faudra le porter, cette nuit même, où vous l’avez pris.

— Ah ! je n’oserai jamais ! répondit Fantic.

— Du courage, ma fille, et faites ce que je vous dis, car autrement votre pauvre mère, privée de son linceul, serait nue durant l’éternité, et elle n’oserait pas se présenter devant Dieu. Vous irez lui rendre son linceul, n’est-ce pas ?

— Je n’oserai pas ! — Prenez courage, et je vous aiderai. Je serai dans l’église, à genoux au pied de l’autel et priant pour vous ; et, pour vous donner des forces, je vous adresserai la parole de temps en temps.

Fantic promit.

Au premier coup de minuit, elle entrait dans le cimetière, tout émue, tremblante et tenant à la main le linceul. Le prêtre était à genoux au pied de l’autel depuis longtemps déjà, priant pour la jeune fille. Fantic fit quelques pas vers la tombe de sa mère, puis elle s’arrêta.

— Allez jusqu’à la tombe de votre mère, et déposez-y le linceul ; courage, mon enfant ! lui cria le prêtre de l’église.

— Je n’ose pas ; mes jambes fléchissent ; je vais tomber !

— Que voyez-vous, mon enfant ?

— Toutes les pierres tombales sont recouvertes de linceuls blancs ; seule, celle de ma mère n’en a pas.

— Du courage, mon enfant ; avancez encore ; allez jusqu’à la tombe de votre mère, et déposez-y le linceul.

Et Fantic fit deux ou trois pas en avant, puis elle s’arrêta encore et s’écria :

— Hélas ! hélas ! je n’en puis plus ; je meurs de frayeur !

— Que voyez-vous, mon enfant !

— Je vois les morts au fond de leurs tombes ouvertes !... J’ai grand peur ! j’ai grand peur !!...

— Encore quelques pas, mon enfant ; songez à votre pauvre mère, qui est si malheureuse par votre faute.

Et elle fit un nouvel effort ; puis elle s’arrêta encore, folle d’épouvante.

— Que voyez-vous, mon enfant ?... lui demanda encore le prêtre.

— Je vois ma mère, toute nue, debout sur sa pierre tombale, menaçante, horrible à voir !...

— Du courage ! du courage !... Allez jusqu’à elle, et rendez-lui son linceul.

— Je n’ose pas I je ne puis faire un seul pas de plus !... Ah ! Jésus mon Dieu !!...

Et elle poussa un cri épouvantable.

De son bras de squelette, sa mère l’avait saisie et entraînée avec elle au fond de sa tombe. Et aussitôt la pierre tombale, qui s’était soulevée, retomba sur la mère et la fille, avec un grand bruit !...

Puis on n’entendit plus rien. Mais Fantic Loho avait disparu, et personne au monde ne la revit depuis cette nuit.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet,
Côtes-du-Nord, 1870.)


Dans la première édition de ses Derniers Bretons, qui est de 1836, M. Émile Souvestre a donné, tome I, page 72, sous le titre de : Le Drap mortuaire, une version de cette légende, qui ne diffère de la nôtre que par la forme, laquelle est tout à fait dans le ton romantique de l’époque. Ce morceau, comme quelques autres, qui ne sont pas sans intérêt, a complètement disparu des nombreuses éditions qui ont été faites depuis de l’ouvrage le plus populaire de M. Souvestre.

Dans les Légendes, contes et chansons populaires du Morbihan, de M. le docteur Fouquet (Vannes, A. Caudéran, 1857), on trouve aussi sous le titre de : Alice de Quinipily, une légende de suaire dérobé, dont voici le résumé :

Deux jeunes fiancés, valet et servante de ferme, voulaient, avant de se marier, économiser sur leurs gages de quoi acheter un petit mobilier et prendre une petite ferme à leur compte. Mais, s’impatientant d’attendre, ils conçurent un projet sacrilège dont l’exécution devait les mener promptement à leur but. La fille du seigneur d’un château voisin, nouvellement mariée, était morte, peu après son mariage, et avait été enterrée dans le cimetière de la paroisse avec ses bijoux et sa toilette de nouvelle mariée. Une nuit, les deux amoureux profanèrent la tombe de la jeune châtelaine et lui enlevèrent ses bijoux et jusqu’à la belle robe de soie blanche et de dentelle qui lui tenait lieu de suaire. Mais, à partir de ce moment, tourmentés par le remords et la frayeur que leur causait l’apparition de la morte, qui, chaque nuit, venait leur réclamer son suaire, ils perdirent le sommeil, devinrent malheureux et se décidèrent enfin à aller tout avouer à leur confesseur. Celui-ci leur dit : « Il faudra aller tous les deux ensemble, à minuit, déposer le suaire là où vous l’avez pris. »

Ils y allèrent ensemble ; mais on ne les revit plus jamais, et près de la tombe profanée, on retrouva seulement le chapelet de la servante et le chapeau du valet de ferme.

Dans un petit livre fort intéressant publié par Mme de Cerny, sous le titre de : Saint-Suliac et ses traditions (Dinan, Huart, 1861) nous trouvons aussi deux traditions relatives au drap mortuaire. Dans la première, intitulée : Les trois mortes (pages 33-35), il est dit que des jeunes gens, qui passaient à minuit par le cimetière de leur village, aperçurent trois femmes, en prière devant le reliquaire. Ils s’en approchèrent et leur parlèrent ; mais elles n’eurent pas même l’air de s’apercevoir de leur présence. Ce sont des mortes ! » dit un de trois. Un autre enleva sa coiffe à une des trois femmes, en disant à ses camarades qu’il ne la lui rendrait, si elle venait la réclamer, qu’après l’avoir embrassée. Il rentra chez lui, mit la coiffe dans son armoire et trouva à sa place, le lendemain matin, une tête de mort. Il en fut effrayé, alla à confesse, et le curé lui dit qu’il fallait, le soir même, porter le crâne au cimetière, où il redeviendrait coiffe, qu’il replacerait sur la tête de la morte. Il lui recommanda aussi de prendre avec lui un enfant à la mamelle. Il se rendit au cimetière, revit les trois mortes et restitua la coiffe. Les trois femmes disparurent en lui disant que, sans l’enfant, elles l’auraient enlevé de dessus la terre.

Dans la seconde tradition recueillie par Mme de Cerny, à Saint-Suliac, c’est-à-dire près de Saint-Malo, et qui porte le titre de : La jeune fille du cimetière, trois jeunes filles, revenant seules d’une veillée d’hiver, passaient par le cimetière de leur paroisse, pour éviter une mare qui rendait la route difficile. C’était pendant les Avents, époque, dit le récit, où les coqs affolent et chantent sans souci de l’heure. Elles aperçurent une fille inconnue, agenouillée et priant sur une tombe. Le lendemain, elles la revirent encore à la même place et dans la même posture. Elles adressent la parole à l’inconnue, qui ne répond pas. La troisième nuit, une des trois jeunes filles va pour enlever sa coiffe à l’apparition, malgré les efforts que font pour la retenir ses compagnes, qui avaient cru apercevoir une tête de mort sous la coiffe. Elle emporte chez elle la coiffe de l’inconnue, la jette dans un coin, se couche et dort tranquille.

Le lendemain, à minuit, elle entend crier à son oreille : « Rends-moi ma coiffe ! rends-moi ma coiffe ! » et cela jusqu’à l’aurore.

La nuit suivante, elle prie une de ses amies de venir coucher avec elle, et, toute la nuit, l’amie entend aussi crier : « Rends-moi, ma coiffe ! rends-moi ma coiffe !... »

La troisième nuit, la jeune fille couche hors de sa maison, chez une amie, et là encore, la même voix plaintive se fait entendre. Alors, elle va à confesse, et son confesseur lui ordonne d’aller reporter la coiffe à celle à qui elle a été enlevée, dans le cimetière.

Elle y va ; mais, le lendemain, on la trouva morte, dans le cimetière.

Comparez encore Le drap mortuaire, p. 303 du recueil de M. Sébillot, Contes populaires de la Haute-Bretagne.

Comme on le voit, la tradition du drap mortuaire ou du suaire, qui a aussi fourni à Gœthe le sujet d’une de ses ballades les plus fantastiques, est très-répandue en Bretagne.




XII


QUELQUE COMPAGNIE QUE L’ON SUIVE,
L’ON EN A TOUJOURS SA PART.



Il y avait une fois, dans une petite ville de Basse-Bretagne, une jeune demoiselle de famille noble, riche et jolie, et qui menait une vie peu exemplaire. Elle s’appelait Julie. Non loin de sa maison habitait une jeune couturière, sage et jolie, et qui n’avait que le travail de son aiguille pour vivre. Son nom était Yvonne. Contente de sa condition, Yvonne était toujours gaie et joyeuse, et chantait tout le long des jours, tout en travaillant. Aussi, était-elle aimée de tout le monde. La demoiselle, au contraire, n’était aimée de personne, à cause de son caractère fier et hautain. Un jour, elle demanda à sa mère :

— Qu’est-ce qui est cause, ma mère, que personne ne m’aime par ici, bien que je sois riche et bien parée, au lieu qu’Yvonne la couturière, une fille de rien, qui a à peine deux robes, est aimée de tout le monde ? Toujours il y a quelqu’un, vieux ou jeune, à causer avec elle et à l’écouter chanter ses vieilles chansons bretonnes.

— C’est que, ma fille, vous, vous êtes noble, demoiselle de haute lignée, et vous ne devez pas fréquenter ces sortes de gens, ni même faire attention à eux.

— Je voudrais pourtant en faire mon amie.

— Que dites-vous là, ma fille ? Faire votre amie d’une couturière ! Une demoiselle de qualité comme vous ne peut pas fréquenter ces sortes de gens, je vous l’ai déjà dit.

— Cela m’est égal, et je ferai comme il me plaît.

— Eh bien ! ma fille, puisque vous le désirez si ardemment, faites à votre tête, répondit alors la vieille dame, parce qu’elle faisait tout ce que voulait sa fille.

La demoiselle alla donc voir la couturière, et elle la pria de venir travailler au château, et, à partir de ce moment, elle passait tout son temps avec elle. Elle voulut même lui faire renoncer à son métier de couturière, pour venir demeurer au château, comme sa meilleure amie.

Yvonne résista quelque temps ; pourtant, elle quitta peu après sa petite maison, pour aller au château, et alors elle ne travaillait plus. Elle tenait continuellement société à la demoiselle, se promenait avec elle, habillée comme elle, au point qu’on les aurait prises pour les deux sœurs. Toutes les deux étaient jolies, et beaucoup de jeunes seigneurs leur faisaient la cour. Pourtant, Yvonne, bien qu’elle aimât à rire et à s’amuser, restait toujours sage et, chaque matin et chaque soir, elle disait ses prières. Elle allait aussi à confesse, une fois par mois, comme devant. Julie voulut faire tout comme elle. Yvonne était toujours joyeuse et contente, quand elle sortait du confessionnal ; Julie, au contraire, était toujours triste et soucieuse, parce qu’elle n’avouait pas ses plus grands péchés. Elles avaient le même confesseur. C’était un homme fort instruit. Un jour, il dit aux deux jeunes filles qu’elles devraient aller à une retraite qui avait lieu dans la ville voisine.

— Qu’est-ce qu’une retraite ? demanda Julie à Yvonne.

— C’est une belle chose, répondit celle-ci, et nous ferions bien d’y aller.

Quand Julie arriva à la maison, elle dit à sa mère :

— Notre confesseur nous a dit d’aller à la retraite à la ville, ma mère.

— C’est bien, répondit la vieille dame ; allez-y, si cela vous fait plaisir.

Julie, impatiente de partir, parce qu’elle croyait qu’il y aurait là des festins, des danses et des jeux de toute sorte, devança Yvonne de deux ou trois jours.

Quand Yvonne arriva à son tour, elle lui dit :

— Je n’ai encore rien vu de beau jusqu’ici.

— Vous verrez bientôt, lui répondit son amie ; vous êtes venue trop tôt.

Comme elles étaient à l’église, à écouter un sermon :

— Voyez donc le beau prêtre ! dit Julie à Yvonne, en lui désignant un jeune prêtre ; ce sera là mon confesseur.

Yvonne choisit un autre confesseur, un vieux prêtre très-instruit. Celui-ci lui dit :

— Vous avez une amie qui est bien jolie !

— C’est vrai, répondit Yvonne.

— Mais, hélas ! elle n’aime que la parure et le plaisir. Prenez garde, ma pauvre enfant, car, quelle que soit la société que l’on fréquente, l’on en a toujours sa part, tôt ou tard. Et si votre amie est damnée ?...

— Jésus, que dites-vous, mon père ? Je ne vois pas qu’elle fasse rien de pis que les autres. (Elle faisait ses tours en cachette.)

— Prenez bien garde, vous dis-je, ma pauvre enfant ! Soyez joyeuse et gaie en sortant du confessionnal, et dites à votre amie que je suis un confesseur plaisant et indulgent, et qu’elle devrait venir à moi.

Yvonne sort du confessionnal en souriant.

— Pourquoi souriez-vous ainsi ? Vous êtes donc bien contente ? lui demanda Julie.

— C’est mon confesseur qui en est la cause ; quel homme plaisant, et comme il est drôle !

— Vraiment ? Je veux aussi le prendre pour confesseur, alors, car celui à qui je me suis adressée, s’il est joli garçon, n’est pas amusant du tout.

Le lendemain, Julie entra donc dans le confessionnal du vieux prêtre. Celui-ci s’écria aussitôt :

— Ô sale bête ! charogne ! va-t-en vite !

Et Julie, toute troublée, se leva pour sortir.

— Restez, mon enfant, lui dit le prêtre avec douceur ; ce n’est pas à vous que s’adressent ces paroles. Confessez-vous, et ne faites pas attention si vous m’entendez encore parler de la sorte.

Julie commença par avouer quelques petits péchés, puis elle s’arrêta...

— Après, mon enfant ? lui demanda le prêtre.

Elle ne répondit rien. Le prêtre reprit :

— £t quand vous auriez eu un enfant, et que vous l’ayez tué, qu’est-ce que cela pour la bonté de Dieu ?

— Oui... répondit Julie, tout bas et en baissant la tête.

— Retire-toi ; va-t-en d’ici, vilaine bête ! s’écria encore le prêtre.

Et la jeune fille se leva encore pour sortir. Mais, le confesseur lui dit avec douceur :

— Restez, mon enfant ; ce n’est pas à vous que je parle de cette façon. Prenez courage, et continuez.

Mais elle garda le silence. Le confesseur reprit :

— Et quand vous auriez eu deux enfants, et que vous les ayez tués, qu’est cela pour la bonté de Dieu ?

— Oui... répondit-elle, à voix basse.

— Et après, mon enfant ? prenez courage...

Julie garda encore le silence, et les larmes coulèrent le long de ses joues. Le prêtre reprit :

— Et quand vous auriez eu trois enfants, et que vous les ayez tués, qu’est cela pour la bonté de Dieu ?

— Oui !... répondit-elle encore, mais si bas, si bas, que le confesseur l’entendit à peine.

— Va-t-en ! va-t-en d’ici, monstre horrible ! cria encore le vieux prêtre.

Et Julie, pleurant et sanglotant, se leva encore pour sortir.

— Restez, mon enfant, et achevez votre confession, car ce n’est pas à vous que s’adressent ces paroles. Et après ? Du courage, allez jusqu’au bout.

Julie sanglotait et ne disait rien. Le prêtre reprit :

— Et quand vous auriez eu quatre enfants, et que vous les ayez tués, qu’est cela pour la bonté de Dieu ?

— Non, mon père, répondit alors la pénitente.

La sueur découlait à grosses gouttes du front du vieillard. Lorsque Julie eut achevé sa confession, il lui dit :

— Voici, à présent, votre pénitence, mon enfant. En sortant du confessionnal, vous irez vous mettre à genoux devant l’autel du Rosaire, et vous resterez là jusqu’à ce que je vienne vous prendre.

Triste, pleurant et profondément affligée, la jeune fille alla s’agenouiller devant l’autel du Rosaire, et elle y pria du fond du cœur. La nuit survint ; tout le monde avait quitté l’église, et son confesseur ne venait pas... Enfin, quand l’heure fut venue, le vieux prêtre alla trouver sa pénitente et lui dit :

— Suivez-moi, mon enfant.

Et, la prenant par la main, il la fit sortir de l’église, la mena à la croix de pierre du cimetière et lui parla de la sorte :

— Agenouillez-vous là, sur les marches de la croix, et restez-y à prier et à pleurer, toute la nuit ; demain matin, je viendrai vous prendre.

Puis il se rendit auprès d’Yvonne et lui dit :

— Si votre amie est damnée, vous et moi nous serons également damnés !

— Dieu, que dites-vous là ?... s’écria la jeune fille, effrayée.

Et, toute la nuit, elle pria pour son amie avec son confesseur.

Au point du jour, le vieux prêtre se rendit au cimetière. Julie était toujours à genoux sur les marches de la croix. Mais, hélas ! elle n’avait plus qu’un bras ; l’autre lui avait été arraché par l’esprit malin en essayant de l’entraîner. La pauvre fille faisait pitié avoir. Elle était toute couverte de sang. Le prêtre lui dit :

— Levez-vous, mon enfant, et suivez-moi.

— Hélas ! je ne puis pas, répondit-elle.

— Je vous aiderai, prenez courage !

Et elle se leva, et s’appuyant sur le prêtre du bras qui lui restait, celui-ci la conduisit dans l’église, devant l’autel du Rosaire, et lui dit :

— Agenouillez-vous là, sur les marches de l’autel, et, quand la nuit sera venue, je viendrai encore vous prendre, comme hier, et vous dire ce que vous aurez à faire.

Puis il s’en alla.

Il se rendit, comme la veille, auprès d’Yvonne et lui dit :

— Nous passerons encore toute la nuit à prier pour votre amie, car si elle est damnée, nous le serons aussi, vous et moi.

Et ils passèrent encore toute la nuit en prière, à genoux, sur les dalles de pierre de l’église.

Au point du jour, le vieux prêtre se rendit de nouveau auprès de Julie. Il la retrouva évanouie sur les marches de la croix, et dans un état horrible à voir. Elle n’avait plus de bras ! L’esprit malin lui avait arraché celui qui lui restait, en essayant de l’entraîner. Il la ramena dans l’église, avec beaucoup de peine, la reconduisit devant l’autel du Rosaire, lui recommanda d’y passer encore toute la journée en prière, et promit de la venir chercher, quand la nuit serait venue.

En effet, quand le moment fut arrivé, il la conduisit, pour la troisième fois, au pied de la croix du cimetière et lui parla de la sorte :

— Voici la troisième nuit, ma pauvre enfant, la dernière, mais aussi la plus redoutable. Ayez bon courage, et si vous pouvez encore résister et vaincre, cette fois-ci, alors vos épreuves seront terminées : vous serez sauvée, et votre amie et moi nous serons pareillement sauvés avec vous. Mais, hélas ! si vous faiblissez, si l’autre est le plus fort et triomphe, nous serons damnés tous les trois ! Courage donc, mon enfant, et que Dieu vous vienne en aide !

Et il la laissa encore, seule, à genoux sur les marches de la croix, et revint vers Yvonne et lui dit :

— Voici la dernière épreuve ! Si votre amie a assez de courage et de force pour résister et vaincre encore cette nuit, si, demain matin, je retrouve le moindre morceau d’elle au pied de la croix, elle sera sauvée, et nous le serons tous les deux comme elle. Mais, hélas ! si elle succombe, nous serons damnés tous les trois pour l’éternité ! Passons encore cette nuit à prier pour elle.

Et ils passèrent encore cette troisième nuit à prier pour la pauvre Julie.

Au point du jour, le prêtre, dans une anxiété mortelle, se rendit à la croix du cimetière. Julie n’y était plus ! Mais il trouva, sur les marches de pierre, son cœur tout sanglant. C’était assez : ils étaient sauvés tous les trois ! Alors il leva ses mains et ses yeux vers le ciel, et s’écria :

— Que le Seigneur tout miséricordieux soit loué !

N’oublions jamais que, « quelle que soit la société que nous fréquenterons, nous en aurons notre part ! »


(Conté par Marguerite Philippe.)




XIII


teuz ar pouliet.



Atrefois, il y a de cela cinquante ans, le Pouliet[53] n’était pas ce qu’il est aujourd’hui. La grande route de Brest à Paris ne passait pas encore par là, et, à la place où on la voit gravir la côte de Trévidy, il n’y avait que des rochers abrupts recouverts de ronces, d’orties, de buissons d’aubépine et d’herbes folles de toute sorte. Au lieu du beau pont qu’on y voit à présent, il n’y avait pour passer l’eau qu’une passerelle étroite, consistant en une simple planche posée sur deux pierres. Point de belles maisons, comme aujourd’hui, mais, pour toute habitation, une pauvre petite chaumière au bord de l’eau, et dont le toit de genêt touchait presque le sol.

Dans cette chaumière habitait un pauvre savetier, avec sa femme. Son nom était Kaour Kerspern. C’était un petit homme d’humeur joyeuse, qui, tout le long des jours, chantait de vieux guerziou et des sôniou nouveaux, tout en battant ses semelles et en tirant son ligneul. C’était plaisir de l’entendre, et les lavandières, au bord du Jarlot, laissaient parfois leurs battoirs au repos et prêtaient l’oreille à ses chansons. Kaour était bon chrétien ; il assistait tous les dimanches à la grand’messe et aux vêpres, dans l’église de Saint-Mathieu, et si, le soir, il rentrait un peu gris, il n’y avait pas lieu de lui en faire un grand crime : il avait si bien travaillé toute la semaine, et le cidre était si bon et à si bon marché chez Marguerite Keravel, où se réunissait, tous les dimanches soir, une bande de joyeux compagnons !

La femme de Kaour était lavandière et passait toutes ses journées au lavoir du Pouliet, et son fils, qui courait sur ses douze ans, était petit pâtre au manoir voisin de Lanidy. Kaour était presque toujours seul à la maison, durant le jour. Depuis quelque temps cependant — depuis qu’il commençait de négliger l’église et de fréquenter davantage le cabaret de Marguerite Keravel — il lui était venu un singulier compagnon. C’était Teuz ar Pouliet, bien connu dans le quartier, qui venait lui tenir société, dans sa chaumière, pendant que sa femme était au lavoir. Bien souvent, il avait entendu parler du Teuz et de ses malins tours, dans le Val- Pinart et au gué du Pouliet ; mais comme il se targuait d’être dépouillé des sottes superstitions qui avaient généralement cours autour de lui, il haussait les épaules à ces récits et les traitait de contes de vieilles femmes. Quand le Teuz arrivait, il s’asseyait sur un galet rond, au coin du foyer, et regardait fixement le savetier, qui battait son cuir et poissait son ligneul, tout en chantant. Il avait la forme d’un barbet noir, au poil long et frisé. D’abord Kaour crut que c’était en effet un chien égaré, sans maître peut-être, et il lui donnait quelque nourriture, et lui savait gré de venir lui tenir société dans sa solitude. Pourtant, l’animal le regardait si fixement, et son regard semblait si bien pénétrer jusqu’au fond de sa conscience, qu’il en vint à le soupçonner de n’être pas un chien ordinaire, mais bien Teuz ar Pouliet, dont il avait si souvent entendu parler, et peut-être le diable lui-même, car, comme on le sait, le diable prend souvent la forme d’un barbet noir, pour tromper les hommes. Il voulut le chasser un jour ; mais l’animal lui montra les dents, et ses yeux brillèrent dans leurs orbites comme deux charbons ardents, si bien qu’il eut peur, se troubla et alla boire chez Marguerite Keravel.

Le lendemain et les jours suivants, le Teuz vint encore ; mais Kaour ne pouvait plus supporter son regard, et, dès qu’il arrivait, il jetait tout à terre, sa forme, son alène et son ligneul, et allait boire au cabaret. Sa gaîté naturelle disparut, et il devint triste et sombre. Les dimanches, on ne le voyait plus que rarement à l’église de Saint-Mathieu, et il passait presque tout son temps au cabaret. Tout le monde était étonné d’un changement si subit et si complet, et personne n’y comprenait rien. Quand on l’interrogeait à ce sujet, il se taisait. Enfin, pendant son sommeil, sa femme l’entendait souvent crier : — Le voilà encore ! Voyez-vous ses yeux ?… Comme il me regarde !… Va-t-en, va-t-en loin d’ici, vilaine bête !…

Mais elle n’y comprenait rien, et c’était vainement qu’elle l’interrogeait le matin. Le pauvre Kaour était bien malheureux.

Un jour, il crut avoir trouvé un bon moyen de se délivrer de son cauchemar. Il rougit au feu le galet sur lequel il s’asseyait, puis il le remit à sa place, comme si de rien n’était. Quand le Teuz vint, il s’assit sur le galet, comme d’habitude. Mais aussitôt il poussa un cri terrible et s’enfuit. En passant près du savetier, il lui lança un regard qui lui fit l’effet d’un glaive qui l’aurait transpercé de part en part.

— Enfin ! me voilà délivré de cette maudite bête, se dit Kaour, qui se félicitait déjà du bon tour qu’il avait joué au Teuz.

Et pourtant, il ne se sentait pas rassuré.

Pour se donner un peu de courage, il alla boire au cabaret de Marguerite Keravel. Il y resta jusqu’à la cloche du couvre-feu, et but plus que d’ordinaire, et chanta et rit, comme cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Quand il voulut rentrer chez lui, vers les dix heures et demie, au moment où il mettait le pied sur la passerelle du Pouliet, il vit le Teuz sur la planche, les yeux flamboyants et grinçant des dents. — Encore lui ! s’écria Kaour. Et il recula de quelques pas. Puis, revenant : — Mais je n’ai pas peur, et je passerai quand même. Retire-toi, vilaine bête, animal du diable, où je vais te jeter à l’eau ! Et il s’engagea résolument sur la passerelle. Mais le Teuz se jeta entre ses jambes et le mordit, et le fit tomber dans la rivière, d’où on le retira sans vie, le lendemain. À la morsure qu’il avait à la jambe droite, on vit bien que c’était le Teuz ar Pouliet qui était cause de sa mort.

Quelques-uns disent que c’était le diable qui le visitait sous cette forme, et qui finit par le faire mourir et emporter son âme en enfer, parce qu’il en était venu à négliger complètement ses devoirs religieux et à préférer le cabaret à l’église. Je ne sais si cela est vrai ; mais, ce qui est incontestable, c’est qu’on a trouvé noyées au même endroit, avant l’établissement du beau pont qu’on y voit actuellement, plusieurs personnes que l’on disait avoir été jetées à l’eau par le Teuz, et que toutes étaient gens peu religieux et fréquentant les cabarets.


(Conté par Vincent Coat, ouvrier de la manufacture de
tabacs de Morlaix, 1874.)


Comparez Teuz ar Pouliet du Foyer Breton de M. Émile Souvestre, deuxième foyer, pays de Léon.




SEPTIÈME PARTIE


récits divers.




I


le fils ingrat.



Il y avait une fois deux personnes riches, mari et femme, qui n’avaient qu’un enfant, un fils, nommé Gwilherm. Comme il arrive souvent en pareil cas, c’était un véritable enfant gâté, à qui on ne refusait jamais rien. Il aimait le plaisir et la dépense, et était impatient de voir ses parents lui céder leurs biens et se réserver seulement une petite pension viagère. Tous les jours, il les importunait à ce sujet, leur représentant qu’ils vivraient plus heureux, quand ils n’auraient plus à s’occuper de rien, si bien qu’ils finirent par lui faire donation de tout ce qu’ils possédaient, moyennant une pension viagère, qu’il devait leur payer à termes convenus. Ils se retirèrent dans une vieille maison, au fond de la cour, pendant que leur fils occupait avec sa femme une belle maison neuve, bien meublée et parée.

Gwilherm menait joyeuse vie, et c’était continuellement chez lui festins, parties de plaisir et voyages. Il s’occupait peu de ses champs, de son bétail et de ses nombreux domestiques. Aussi, ces derniers faisaient-ils à peu près tout ce qu’ils voulaient. Comme bien vous pensez, les chevaux, les bœufs et les vaches étaient mal soignés, les champs négligés, et les moissons de plus en plus mauvaises tous les ans ; enfin, tout allait on ne peut plus mal. Voilà !...

Le père et la mère de Gwilherm, voyant cela, lui en firent souvent des représentations, au commencement, et voulurent s’occuper de mettre quelque ordre dans son ménage ; mais cela ne lui plaisait pas, et il finit par leur dire tout net de ne pas se mêler de ses affaires et de rester chez eux. Ils en éprouvèrent beaucoup de peine, et ils étaient malheureux de voir leur fils marcher si rapidement à sa ruine, sans qu’ils y pussent rien faire.

Gwilherm était presque toujours absent de chez lui, en voyage, en partie de plaisir, et sa femme comme lui. Ses rentes ne lui suffisaient déjà plus, et il vendait de temps en temps un bois, un moulin, une ferme, et son bien diminuait ainsi rapidement. Son père et sa mère ne reçurent bientôt plus leur pension régulièrement. Ils ne s'en plaignaient pourtant pas, et ils vivaient le plus économiquement possible. Mais l'argent vint à leur manquer complètement, et, comme ils exposaient leur situation à leur fils :

— Et qu'avez-vous besoin d'argent ? leur répondit-il ; désormais vous recevrez votre nourriture de ma maison, et une servante vous portera tous les jours ce dont vous aurez besoin ; vous n'aurez, par conséquent, aucune dépense à faire.

Les pauvres gens soupirèrent et se résignèrent, sans oser faire aucune observation. Mais ils avaient le cœur gros, et, à partir de ce jour-là, ils n'allèrent plus que rarement chez leur fils, où ils n'étaient pas vus avec plaisir. Bien !

A quelques jours de là, Gwilherm donna un grand repas, auquel il invita tous ses amis et compagnons de plaisirs, ainsi que les plus riches du pays ; mais il ne songea point à son père et à sa mère. Bien plus, on oublia de leur porter à manger ce jour-là. Ils voyaient de chez eux les invités, en tenue de gala, entendaient les rires et es joyeux propos des convives, et le parfum des mets arrivait même jusqu'à eux ; mais ils avaient beau attendre, personne ne venait leur rien apporter. Voyant cela, le père se rendit enfin à la maison de son fils, et, l’ayant rencontré dans un corridor, il lui expliqua pourquoi il était venu. Gwilherm lui répondit, d’un air affairé et mécontent :

— On n’a pas le temps de s’occuper de vous en ce moment ; retournez dans votre maison ; on vous portera quelque chose quand on aura le temps.

Et il s’en alla là-dessus.

Le pauvre vieillard resta un moment immobile et muet d’étonnement et de douleur, puis il retourna chez lui, triste et le cœur navré, et raconta à sa femme comment il avait été reçu par leur fils. Ils passèrent le reste du jour à pleurer. La nuit vint, sans qu’on eût songé à eux, et ils ne mangèrent point ce jour-là. Bien !

Cependant, une scène terrible se passait dans la salle du festin, et Dieu vengeait le père et la mère de l’ingratitude et de la dureté de cœur de leur fils. Celui-ci était à table avec ses invités ; tous les convives étaient gais, et riaient et causaient bruyamment. Comme il se préparait à découper un canard rôti sur le plat, le canard se changea soudain en un énorme crapaud, qui lui sauta au visage et s’y cramponna fortement. L’animal était horrible à voir, gonflé et humide de venin, la gueule grande ouverte, et les yeux rouges et brillants comme la braise. Tous les convives, saisis d'épouvante et d'horreur, se levèrent précipitamment de table et s'enfuirent. Gwilherm poussait des cris affreux et appelait ses amis à son secours ; mais tous s'éloignaient de lui avec horreur. Quand il essayait de se débarrasser avec ses mains du monstre hideux, il se mettait tout le visage en sang et souffrait horriblement. Alors, resté seul, il rentra en lui-même et se dit :

— Ceci est une punition de Dieu, pour la dureté avec laquelle j'ai traité mon père et ma mère. Dans ma maison, il y a un grand repas, et, à quelques pas d'ici, ils souffrent de la faim. J'ai bien mérité ce qui m'arrive !...

Il alla trouver le curé de sa paroisse, ayant toujours le crapaud collé sur son visage, et se confessa à lui. Le prêtre fit son possible pour exorciser le démon (car ce crapaud était un démon) et le forcer de lâcher prise ; mais ce fut en vain. Quand il récitait des prières et des oraisons, et aspergeait le monstre d'eau bénite, il se gonflait, ouvrait une gueule énorme et faisait souffrir horriblement sa victime, qui poussait des cris effrayants. Voyant cela, le prêtre dit à Gwilherm :

— Il vous faudra aller jusqu'à notre Saint-Père le pape, à Rome, car lui seul peut vous délivrer de ce démon.

Gwilherm prit alors la route de Rome, ayant toujours l’horrible bête collée sur sa figure. Partout où il passait, il excitait l’horreur et la frayeur de ceux qui le voyaient, et l’on s’éloignait de lui, et ce n’est qu’à grand’peine et à force d’argent qu’il pouvait se procurer nourriture et logement.

Arrivé à Rome, après beaucoup de mal, il alla immédiatement se jeter aux pieds du Saint-Père et lui fit sa confession. Le Pape l’écouta attentivement, puis il lui parla de la sorte :

— C’est pour vous punir de votre conduite envers votre père et votre mère que Dieu a permis ceci. Voici la pénitence que je vous propose, et si vous avez assez de courage pour l’accomplir, j’espère qu’il vous pardonnera et qu’il vous délivrera de ce démon qui, dans le cas contraire, ne vous quittera jamais et vous suivra jusque dans l’enfer, où il vous tourmentera encore. Écoutez-moi donc, mon fils : vous retournerez à présent auprès de votre père et de votre mère, pour vous jeter à leurs pieds et implorer leur pardon. Vous voyagerez toujours à pied et sans argent, en demandant l’aumône, et sans jamais rien manger que ce que vous devrez à la charité publique. Avant de pouvoir obtenir le pardon de Dieu, il faut que vous ayez celui de votre père et de votre mère. Allez, à présent, mon fils, et que Dieu vous assiste.

Gwilherm se releva alors, un peu consolé, et, avant de quitter Rome, il distribua tout son argent aux pauvres, puis il se remit en route vers son pays. Tous ceux qui le voyaient sur leur passage, avec son horrible bête sur la figure, s’éloignaient de lui avec frayeur, et, comme il n’avait plus d’argent, personne ne voulait lui donner l’hospitalité, ni à manger, et il couchait à la belle étoile et ne vivait que d’herbes, de racines et de quelques fruits sauvages qu’il trouvait dans les campagnes et dans les bois.

Enfin, après des privations et des souffrances inouïes, il arriva dans son pays, les vêtements en lambeaux, la barbe et les cheveux longs et incultes, maigre et décharné, comme un mort sorti de sa tombe au cimetière. Il alla se jeter aux pieds de son père et de sa mère, et les pria de lui pardonner. Les deux vieillards le reconnurent, malgré tout, et le pressèrent sur leur cœur, sans faire attention au crapaud. Alors l’horrible bête se détacha de sa figure, sauta à terre et disparut dans un trou de muraille.

Gwilherm, ses parents et sa femme vécurent ensuite ensemble, dans une union parfaite, et la richesse revint aussi avec l’ordre et l’amour filial.


(Conté par une fileuse de Pluzunet, Côtes-du-Nord,
nommée Anna Luër, 1872.)

Ce conte a été également recueilli en Allemagne par les frères Grimm, et la brièveté de leur version me permet de la reproduire intégralement.

« Un jour, un homme était assis devant sa porte, avec sa femme. Ils avaient devant eux un poulet rôti dont ils s’apprêtaient à se régaler. L’homme vit venir de loin son vieux père. Aussitôt il se hâta de cacher le plat, pour n’avoir pas à en donner au vieillard. Celui-ci but seulement un coup et s’en retourna.

« À ce moment, le fils alla chercher le plat pour le mettre sur la table. Mais le poulet rôti s’était changé en un gros crapaud qui lui sauta au visage et s’y attacha pour toujours. Quand on essayait de l’enlever, l’horrible bête lançait sur les gens un regard venimeux, comme si elle allait se jeter dessus, si bien que personne n’osait en approcher. Le fils ingrat était condamné à la nourrir, sans quoi elle lui aurait dévoré la tête, et il passa le reste de ses jours à errer misérablement sur la terre. »

C’est évidemment la même légende que la nôtre et inspirée par la même idée morale ; mais elle est moins complète.

Nous lisons encore l’histoire qui suit dans Victor Rossi, autrement dit : Nicius Erythræus, car il avait grécisé son nom, suivant un usage assez commun au moyen âge :

« Un jeune homme de la ville de Tagliacozzo, qui était sur le point de se marier, résolut de chasser son père de la maison et de le reléguer à la campagne. Il craignait que la compagnie du vieillard ne déplût à sa jeune femme. Son père avait plus de cent ans, et était hors d’état de lui résister. Il le fit monter sur un charriot et le mena jusqu’à la porte d’une mauvaise métairie qu’ils avaient dans la campagne : c’était dans cette métairie qu’il voulait l’enfermer.

« — Mon fils, dit le vieillard, je sais ce que tu veux faire ; mais je ne te demande qu’une chose : c’est de me conduire au moins jusqu’à la table de pierre qui est dans le jardin.

« Le fils conduisit son père jusqu’à la table de pierre, et quand ils y furent arrivés :

« — Maintenant, tu peux partir et m’abandonner, dit le vieillard : c’est ici qu’autrefois j’ai amené mon père et que je l’ai abandonné.

« — Ah ! mon père, s’écria le jeune homme, si j’ai des enfants, c’est donc ici qu’ils m’amèneront, à leur tour !

« Et alors, ramenant son père à Tagliacozzo, il lui donna la plus belle chambre dans la maison et la place la plus honorable, à son repas de noces. Aussi, Dieu le bénit, et il vécut vieux et respecté. »

Je mentionnerai encore, dans le même ordre d’idées, un petit conte des frères Grimm intitulé : Le vieux grand-père et le petit-fils.




II


le pain changé en tête de mort.



Il y avait une fois deux hommes, deux riches cultivateurs de la même paroisse, qui paraissaient être bons amis ; et pourtant, en réalité, ils ne souhaitaient guère de bien l’un à l’autre. L’un s’appelait François Caboco, et l’autre Hervé Kerandouf.

François Caboco dit un jour à Hervé Kerandouf :

— N’iras-tu pas, lundi, à la foire de la Roche-Derrien ?

— Si vraiment, répondit Hervé ; j’ai un poulain à acheter, et j’irai à la foire pour voir si je trouverai ce qu’il me faut.

— Eh bien ! moi aussi ; j’ai besoin d’une vache, et si tu veux, nous irons ensemble, reprit Caboco.

— Je ne demande pas mieux.

— Alors, je passerai par chez toi, de bon matin, lundi.

— C’est entendu ; mais viens un peu avant le jour, afin que nous arrivions de bonne heure à la foire.

— C’est bien ; j’arriverai un peu avant le jour.

Le lundi matin donc, François Caboco heurtait de son bâton à la porte de Hervé Kérandouf, avant que le soleil fût levé, et ils prirent ensemble le chemin de la Roche-Derrien. Comme ils gravissaient la grande côte de Berlinkenn, avant qu’il fît encore bien clair, — car c’était au mois de novembre, où les jours sont si courts, — Caboco tira tout à coup son couteau de sa poche, l’ouvrit et dit à Kérandouf :

— Fais ta dernière prière, car tu es au moment de perdre la vie !

— Est-il possible que tu veuilles me tuer de cette façon, François Caboco ?

Mais aussitôt, sans dire un mot de plus, le méchant le frappa au cœur et le tua raide. Puis il lui prit son argent dans sa bourse et, après avoir traîné son corps dans la douve, au bord du chemin, il continua sa route.

Mais, à partir de ce moment, une grosse mouche vint voltiger et bourdonner autour de sa tête, et il avait beau la chasser, elle revenait toujours obstinément, et il ne pouvait s’en débarrasser. Il se mettait en colère et jurait comme un diable ; mais c’était bien en vain : la mouche le poursuivait toujours, voltigeant et bourdonnant autour de sa tête. Cela lui parut singulier.

Il arriva à la Roche-Derrien et acheta un beau poulain, avec l’argent qu’il avait volé à Kérandouf, puis, sans s’arrêter davantage en ville, il reprit la route de la maison. La mouche le poursuivait toujours, et, durant toute la journée, elle n’avait pas cessé un seul moment de voltiger, en bourdonnant, autour de sa tête. La nuit même elle ne le quitta pas, et il ne dormit goutte. Alors il commença à avoir peur ; il se disait :

— C’est sans doute l’âme de Hervé Kérandouf ! Si elle me poursuit ainsi le reste de mes jours, je serai bien malheureux !

Le lendemain, il vaqua à ses occupations ordinaires, alla travailler aux champs, et la mouche le suivait toujours, et il ne pouvait l’atteindre, malgré tous ses efforts. Le jour suivant, ce fut la même chose, puis tous les jours et toutes les nuits. Il n’en dormait ni ne mangeait plus. Il devint triste et soucieux, et maigrit d’une manière effrayante. Enfin, il se décida à aller trouver un prêtre et à lui avouer tout en confession. La mouche le suivit jusque dans le confessionnal, et le prêtre entendait son bourdonnement, sans la voir. Quand il eut fait l’aveu de son crime, le confesseur lui dit :

— Cette mouche doit être l’âme de Hervé Kerandouf ; demandez-lui ce qu’elle vous veut, et faites comme elle vous dira de faire.

Et Caboco demanda à la mouche :

— Dis-moi, mouche, pourquoi tu me poursuis de la sorte, sans me laisser un instant de repos, ni le jour ni la nuit. Que veux-tu ? Parle, si tu le peux, et je ferai ce que tu me demanderas.

Et la mouche répondit :

— Il me faut ma revanche de l’assassinat de la côte de Berlinkenn ! Le premier morceau de pain que tu mangeras à la Roche-Derrien, où nous devions dîner ensemble le jour de la foire, sera cause de ta mort.

— Holà ! pensa alors Caboco, on ne me verra pas de si tôt manger du pain, ni même autre chose, à la Roche-Derrien !

Il avait dans la ville de la Roche-Derrien un oncle assez riche, qui mourut peu après ceci, sans laisser d’enfants. Il fut invité à assister à l’enterrement, comme les autres membres de la famille. Mais il ne s’y rendit pas, et ses parents disaient :

— Voyez donc François Caboco, qui n’est pas venu à l’enterrement de son oncle ! Mais quand il s’agira de partager ses biens, oh ! alors, il ne restera pas chez lui, sûrement.

Quand fut venu le temps de partager entre les héritiers l’argent et les biens laissés par l’oncle de Caboco, on fit connaître à celui-ci le jour où il fallait se rendre à la Roche-Derrien, chez le notaire. D’abord, il n’osa pas y aller, et il fit dire qu’il était malade. Comme il fallait qu’il fût présent, on prit un autre jour ; il y alla cette fois. Quand chacun eut reçu sa part et que tout fut terminé chez le notaire, tous les héritiers devaient dîner ensemble, dans la meilleure auberge de la ville. Mais Caboco partit aussitôt, pour s’en retourner chez soi, malgré toutes les instances que l’on fit pour le retenir. Il acheta, chez un boulanger, un peu de pain blanc, et le mit dans un sac qu’il avait emporté de la maison, afin de le manger sur la route, tout en marchant, une fois qu’il aurait quitté la ville. La mouche voltigeait et bourdonnait toujours autour de sa tête, et à mesure qu’il avançait, il sentait son sac, qu’il portait sur l’épaule gauche, devenir plus lourd, et bientôt il lui sembla qu’il y avait dedans, non plus un pain, mais une grosse pierre.

— Que veut dire ceci ? se disait-il en lui-même.

Et il n’osait pas ouvrir son sac, pour en retirer le pain. Quand il arriva à la côte de Berlinkenn, du sang commença à tomber goutte à goutte du sac sur ses talons, et la mouche voltigeait autour de lui et bourdonnait plus que jamais. Les gens qui passaient, en voyant le sang dégoutter de la sorte, disaient :

— Jésus ! qu’est-ce que cet homme-là a donc dans son sac ?

Quelqu’un lui dit :

— Hé ! l’homme, qu’est-ce que vous avez donc dans votre sac, pour qu’il saigne de la sorte ?

Caboco ne répondit rien et continua son chemin ; mais il se sentit pris d’une grande frayeur.

Un peu plus loin, on lui demanda encore :

— Qu’avez-vous donc dans votre sac, pour qu’il saigne de la sorte ? Vous êtes tout couvert de sang.

Il ne répondit rien encore ; mais il perdit la tête et se mit à courir à toutes jambes. On l’arrêta ; on lui enleva son sac, on l’ouvrit, et on fut bien étonné d’y trouver une tête de mort !

Le pain s’était changé en une tête de mort !

— C’est la tête de Hervé Kérandouf ! s’écria quelqu’un ; oui, c’est elle, je la reconnais bien ! C’est cet homme qui l’a assassiné ! Il faut le livrer à la justice !

On fit prévenir les archers de la Roche-Derrien, et Caboco fut conduit en prison.

Il fut jugé et condamné à être pendu et brûlé, et ses cendres furent jetées au vent.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet, Côtes-du-Nord.)




III


la miche du pain.



Écoutez tous, Bretons, écoutez une aventure arrivée, il y a peu de temps, à un jeune homme qui venait de se marier.

Pendant qu’il faisait les invitations à ses noces, il passa par un grand chemin au bord duquel un homme avait été exposé et pendu, en punition de ses crimes. À cette vue, il versa des larmes et dit :

— Que signifie ceci, camarade ? Nous étions amis ; nous nous aimions jadis, et je voudrais que tu fusses le premier près de moi, à mes noces.

Puis, sans songer à mal, il continua sa route.

Quand le jour des noces fut venu et que tous les invités étaient déjà assis à table, on vit arriver aussi le pendu, ce qui étonna fort tous les assistants. Il se plaça au haut de la table. Plusieurs tombèrent en défaillance à cette vue. Le pendu parla de la sorte à la société :

— Ne vous effrayez pas ; je ne serais pas venu dans votre maison, si vous ne m’en aviez invité.

Les flammes qui jaillissaient de son corps brûlaient les vêtements, les cheveux des hommes, les coiffes des femmes, et personne ne songeait à manger ou à boire.

Les invités s’en retournèrent chez eux.

Le nouveau marié, épouvanté de ce qui venait de se passer, résolut de quitter sa femme dès le lendemain matin. Il craignait d’être arrêté et puni par la justice, pour n’avoir pas dit qu’il était l’ami du pendu.

Au point du jour, il partit, à la grâce de Dieu. Il marcha longtemps, avant d’entrer en condition. Enfin, il se trouva très-bien chez un monsieur et une dame. Il devint leur intendant et leur homme d’affaires.

Pendant vingt-cinq ans, il vécut loin de sa femme, sans avoir couché avec elle qu’une seule nuit. Heureusement qu’elle se trouva enceinte. Pendant vingt-cinq ans, il se montra excellent serviteur, sans jamais faire de prix avec ses maîtres.

Tout le monde était content de lui. Tous les ans, son maître le priait de fixer avec lui ses gages, et il répondait humblement et en le remerciant :

— Certes, je ne demande rien que vos bonnes grâces.

Une nuit, étant couché et dormant dans son lit, il rêva de son père, de sa mère et de sa femme.

— Hélas ! ils sont sans doute morts, pensa-t-il ; il faut que je retourne à la maison, pour voir ce qu’il en est.

Le lendemain matin, en se levant, il demanda son congé à son maître et à sa maîtresse, si telle était leur bonté. Et ceux-ci, attristés et désolés, lui dirent :

— Ami, avant de nous quitter, cuisez-nous encore une fournée de pain ; faites une miche comme vous en avez l’habitude, et envoyez-la-nous à façonner ; celle-là, nous la conserverons dans notre armoire, jusqu’à ce qu’elle commence à moisir.

Tous les ans, son maître lui tenait compte de ses gages, et, comme il était honnête homme, et pour ne pas mériter d’être blâmé de Dieu, il mit dans cette miche, en pièces d’or jaune, ce qui revenait à son serviteur pour ses vingt-cinq ans de service chez lui.

Quand le moment fut venu de se séparer, le maître demanda à son serviteur ce qu’il lui devait, celui-ci lui répondit humblement et en le remerciant :

— Certes, je ne demande rien que vos bonnes grâces seulement.

Alors, le maître, voyant qu’il ne voulait rien accepter, lui donna la miche de pain, enveloppée dans une serviette, et glissa une pièce de six francs dans sa poche ; puis, en lui faisant ses adieux, il dit :

— Je te donnerai trois conseils, et je te prie de n’y pas manquer, mon ami, car ils te seront utiles. Je te donne d’abord ma trompe de chasse. S’il t’arrive d’entendre quelque bruit suspect, donne trois ou quatre coups de trompe, et aussitôt le danger s’éloignera. À la première place où tu t’arrêteras pour te reposer, regarde bien si l’herbe a poussé ; mets le signe de la croix à ton cou (fais le signe de la croix), et arme-toi au nom de Dieu[54].

Au premier endroit où il se reposa, après avoir mangé un peu, il se remit en route, sans songer à regarder autour de soi. Il oublia sa miche de pain en ce lieu, et fit environ une, demi-lieue. Alors il s’aperçut de son oubli, revint sur ses pas et retrouva heureusement sa miche de pain.

Un autre jour, comme il traversait un bois, il entendit un cri devant lui. Il donna trois ou quatre coups de sa trompe de chasse, et le bruit cessa. Mais bientôt il rencontra deux hommes couverts de sang et dans un état déplorable. Il leur demanda quel malheur leur était arrivé, et ils lui répondirent :

— Hélas ! seigneur, nous avons été volés et maltraités par des voleurs, et certes nous devons des remercîments à celui qui a fait entendre des sons de trompe, car il a ainsi fait fuir ces méchants, qui avaient commencé de nous ôter la vie, après nous avoir enlevé notre argent.

Touché de compassion pour le malheur de ces hommes, il leur fit l’aumône, en se disant :

— Deux choses me sont déjà arrivées de ce que m’avait annoncé mon maître ; quoi qu’il doive m’arriver en troisième lieu, que Dieu me préserve !

Quand il arriva dans sa paroisse, il descendit dans une auberge et demanda à manger à la cuisine, pour interroger les gens et apprendre les nouvelles du pays.

Il apprit que son père et sa mère étaient morts, que sa femme se portait bien et qu’elle avait un fils bien instruit et même à la veille d’être fait prêtre. Elle conduisait elle-même sa maison et avait serviteur et servante.

Quand il eut dîné, il se rendit chez sa femme. Hélas ! elle ne le reconnaissait pas, et comme, il se faisait déjà tard, il demanda à loger dans la maison.

Sa femme lui dit :

— Nous ne sommes pas riches, cependant, restez, et vous serez logé. J’aurais voulu pouvoir vous mieux recevoir.

Et elle lui prit son paquet pour le mettre dans son armoire. Il alla s’asseoir sur la pierre du foyer, pour se chauffer. Peu après, un jeune prêtre entra, et il en fut surpris et devint triste. L’esprit malin vint le tenter et lui fit concevoir de mauvais soupçons contre sa femme, et croire que c’était là un mauvais prêtre qui la fréquentait.

Il sortit aussitôt, se rendit à une forge qui se trouvait dans le voisinage et dit au maréchal :

— De grâce, mon ami le maréchal, fabrique-moi un coutelas, et demain, quand j’aurai fait de l’argent, je te paierai.

Notre homme revint alors chez sa femme et soupa avec elle et le prêtre, à la même table, sans que la mère dit : « Mon fils, » ni le prêtre : « Ma mère. » Et le malheureux conçut alors le projet de tuer le prêtre, cette nuit-là même. "

Aussitôt le repas terminé, le prêtre et l’hôte se rendirent à la chambre où ils devaient passer la nuit. Il y avait deux lits dans cette chambre, et ils couchèrent chacun dans un d’eux. Le prêtre s’endormit bientôt ; mais l’autre, non. Quand il vît que le prêtre dormait bien, il sortit de son lit et s’approcha de l’autre lit, tenant à la main son coutelas. Il tira les couvertures de dessus la poitrine du prêtre, afin de le tuer plus facilement. Pourtant, il fit le signe de la croix avant de frapper[55].

Aussitôt le prêtre cria à tue-tête :

— Au secours ! mon père m’assassine !... Ma pauvre mère, venez à mon secours !...

Sa mère, son serviteur et sa servante accoururent aussitôt, avec de la lumière et en poussant des cris.

— Hélas ! mon fils, dit alors la mère, je vois par votre songe que mon mari est mort !

Son fils essayait de la consoler :

— Ma mère, ne vous désolez pas ainsi, et mettons notre confiance en Dieu. Si mon père est mort, nous prierons Jésus de recevoir son âme dans son paradis.

Le père, en entendant ces paroles, sortit de son lit et se jeta à genoux pour demander pardon à son fils et à sa femme, en disant :

— Je suis un misérable indigne de pardon, et qui mérite d’être puni. Me voici à votre discrétion ; faites votre devoir ; j’ai mérité la mort, et je suis content de la souffrir à l’instant même. Que de contentement et de joie, alors, dans cette chambre ! Les deux époux et leur fils se tenaient embrassés avec un amour admirable !

Le lendemain matin, comme ils étaient à table, pour déjeûner, au milieu de leur plaisir et de leur joie, l’homme demanda à sa femme le paquet qu’il lui avait remis en arrivant, afin d’avoir sa miche de pain et d’en manger ensemble. Quand il y porta le couteau, il en tomba cent louis d’or, qu’il ne savait pas y être.

Le dimanche suivant, leur fils célébra sa première messe, en grande cérémonie.

Dieu nous accorde la grâce de participer à tous les sacrifices qu’il offrira au Seigneur, et de nous trouver ensemble au paradis, pour chanter éternellement les louanges de Jésus !


Cette légende est extraite et traduite littéralement de la collection des manuscrits bretons de M. de Penguern, déposée à la Bibliothèque nationale, à Paris. Elle est écrite en vers bretons de huit syllabes, assez irréguliers et défectueux, sans doute par la faute du conteur. C’est le seul exemple que je connaisse d’un conte breton écrit en vers, dans la langue du pays, si l’on excepte toutefois la vie de saint Corentin, par le père Maunoir, qui est un véritable conte merveilleux, et quelques autres légendes de saints.

J’en ai aussi recueilli, dans l’île de Bréhat, une version en prose, qui diffère sensiblement de celle-ci, avec laquelle elle n’a de commun que le commencement. Le nouveau marié invite, comme ici, un ancien camarade pendu à assister à son mariage et à son banquet de noces. Le pendu n’y manque pas, et quand la noce va à l’église, il donne le bras à la fiancée, lui passe l’anneau nuptial au doigt, s’asseoit à côté d’elle à table, et, le soir, se place entre elle et son mari, dans le lit nuptial. Puis, la noce terminée, il s’en va, après avoir invité son ami à venir dîner aussi avec lui, dans sa maison. Le rendez-vous est au pied des poteaux patibulaires. Le nouveau marié s’y rend, saisi de terreur, et des diables viennent le chercher, avec grand vacarme. Mais il est sauvé par l’intervention d’un enfant nouveau-né, qu’il avait tenu sur les fonts baptismaux, quelque temps auparavant. (Voir L’ombre du pendu, page 126 de ce volume.)




IV


il est bon d’être charitable envers les pauvres.



Il y avait une fois une femme riche qui n’était guère charitable envers le pauvre. Elle donnait bien un peu, mais non selon ses moyens. Un jour qu’elle avait un grand repas, un vieux mendiant couvert de haillons se présenta au seuil de sa porte et demanda un morceau de pain. Mais on lui dit de s’en aller, qu’on n’avait rien à lui donner.

— Au nom de Dieu, rien qu’une bouchée de pain seulement, car je suis près de mourir de faim ! dit le pauvre, d’une voix à fendre le cœur de pitié.

— Allez-vous-en vite, vous dis-je, répondit la femme en colère, ou je lâcherai mes chiens sur vous !

Et, comme le mendiant restait toujours au seuil de la porte, la femme détacha les chiens et les excita contre lui. Mais les chiens se couchèrent à ses pieds nus et se mirent à les lécher. Le vieillard s’en alla alors.

Mais, le soir, quand les domestiques rentrèrent des champs, ils trouvèrent le corps d’un mendiant mort, dans l’avenue du manoir. Personne ne le connaissait. En arrivant dans la maison, ils dirent à la maîtresse :

— En revenant des champs, nous avons trouvé, dans l’avenue du manoir, le corps d’un vieux mendiant mort ; il sera, sans doute, mort de faim. Il ne doit pas être du pays, car aucun de nous ne le connaît.

La maîtresse envoya une de ses servantes pour voir si c’était le mendiant sur lequel on avait détaché les chiens, et qu’elle avait renvoyé, sans lui rien donner. C’était bien le même : la servante le reconnut parfaitement.

— Eh bien ! dit alors la maîtresse, puisqu’il est mort chez moi, je paierai les frais de son enterrement.

Elle commençait à avoir quelque remords d’avoir si mal reçu le mendiant. Le corps mort fut transporté dans la maison, et les domestiques passèrent la nuit près de lui, à réciter des prières, selon l’habitude. Le lendemain, on le mit dans un cercueil ; on le porta à l’église du bourg, et une messe fut dite à son intention, avant de l’enterrer. La femme assista à la messe et l’accompagna jusqu’au cimetière, avec tous les gens de sa maison. Mais, en rentrant chez elle, après là cérémonie, elle fut bien étonnée de retrouver sur la table de sa cuisine le linceul et le cercueil, et l’argent qu’elle avait donnés pour faire enterrer le mendiant. Alors elle vit clairement que Dieu désapprouvait sa conduite, et elle eut peur, et elle promit d’aller à Rome, et d’y aller à pied, pour se confesser au Pape et faire pénitence de sa faute. Son mari voulut l’accompagner, quoi qu’elle fît pour l’en dissuader, puisqu’elle seule était coupable. Ils partirent ensemble. Mais quand ils furent à quelque distance de la maison, la femme dit tout à coup à son mari :

— Tiens ! j’ai oublié d’emporter l’argent nécessaire pour notre voyage ! Je n’ai pas un sou sur moi. Retournez, je vous prie, prendre de l’argent à la maison, et je vous attendrai ici.

Le mari retourna sur ses pas ; mais sa femme ne l’attendit pas, comme elle avait promis de le faire, et elle continua seule sa route.

Après beaucoup de temps et de peine, elle finit par arriver à Rome ; elle se jeta aux pieds du Saint-Père et les arrosa de ses larmes. Elle se confessa à lui et ne lui cacha rien. Elle fut conduite alors dans la chambre de pénitence, et on lui donna un morceau de pain et un pot rempli d’eau. On l’oublia là pendant un an environ, sans que personne lui portât à manger ou à boire. Au bout d’un an, on conduisit un autre pénitent à la même chambre, où l’on croyait qu’il n’y avait personne.

Le gardien qui le conduisait fut bien étonné d’y trouver une femme en vie et bien portante, comme si elle venait d’y entrer. Alors il se rappela qu’il l’y avait conduite lui-même, il y avait un an. Comment avait-elle pu vivre si longtemps avec un peu de pain et d’eau ? C’était certainement un grand miracle de la part de Dieu. Il courut en avertir le Saint-Père, qui fit aussitôt remettre la pauvre femme en liberté, et elle retourna alors dans son pays[56]. Quand elle arriva à la maison, personne ne la reconnaissait. Il y avait dix ans qu’elle était partie, et on n’avait pas eu de ses nouvelles depuis. Son mari, la croyant morte, s’était remarié. Sa fille aînée, qui l’aperçut arrêtée au seuil de la porte, comme une pauvre mendiante, lui dit d’une voix douce et compatissante :

— Entrez, ma pauvre femme ; ne restez pas dehors, par ce mauvais temps (c’était l’hiver).

Elle entra. Sa fille aînée, qui ne la reconnaissait toujours pas, mit de l’eau sur le feu, et quand elle fut tiède, elle pria la pauvre mendiante de lui permettre de lui laver les pieds. Alors elle reconnut sa mère à une marque qu’elle avait à la jambe gauche. Un de ses fils, qui était à l’école quand elle partit de la maison, était à présent prêtre. Il était là aussi :

— Jésus, mon Dieu ! dit la sœur à son frère, je crois que voici la mère qui nous a mis au monde !

Et ils se jetèrent dans les bras les uns des autres, en pleurant de joie et de bonheur. Le jeune prêtre mit sa mère dans son lit, et, s’agenouillant auprès d’elle, il resta là à la contempler et à pleurer de joie. La marâtre entra en ce moment, et, voyant le jeune prêtre à genoux devant une femme dans son lit, elle courut en avertir son mari et lui dit :

— Ah ! quel prêtre que votre fils ! Venez vite le voir à genoux devant une femme qu’il a dans son lit !

Le mari monta à la chambre, et voyant son fils agenouillé devant une femme qui était dans son lit, il lui dit :

— Qu’est-ce donc que tu fais là, mon fils ?

— Ah ! mon père, s’écria le jeune prêtre, c’est ma mère qui est de retour !

Voilà notre homme bien embarrassé de se trouver avoir deux femmes à présent. Mais la première allait mourir. Elle ne demandait plus à Dieu que le bonheur de pouvoir se confesser à son fils et de trépasser ensuite. Son fils la confessa, lui donna l’absolution, et elle mourut aussitôt, et alla tout droit au paradis de Dieu.


(Marguerite Philippe.)



V


la femme qui ne voulait pas avoir d’enfants.



Il y avait une fois une femme riche et nouvellement mariée, et qui ne voulait pas avoir d’enfants. Elle alla trouver un docteur et le pria de lui donner un remède pour cela.

Le docteur lui donna le remède qu’elle désirait, et elle en usa.

Mais, presque aussitôt, elle pensa qu’elle avait commis un grand péché, et elle en eut du repentir, et alla trouver son confesseur et lui avoua tout.

— Vous vous êtes rendue coupable d’un grand péché, lui dit le prêtre, et si vous ne faites dure pénitence, vous serez damnée éternellement.

Ces paroles effrayèrent la pauvre femme.

— Indiquez-moi, dit-elle, une pénitence, et, quelque dure qu’elle puisse être, je l’accomplirai.

— Voici ce qu’il vous faudra faire ; à minuit, vous vous rendrez, seule, sur le bord de la rivière voisine. Arrivée là, vous vous déshabillerez, puis vous entrerez, toute nue, dans l’eau jusqu’au cou, tenant des deux mains une branche de chêne. Quoi qu’il arrive, ne vous désaisissez pas de cette branche de chêne ; autrement, vous êtes perdue à tout jamais. Il vous faudra rester ainsi dans l’eau jusqu’à ce que vous voyiez l’aube commencer de poindre, et renouveler l’épreuve pendant trois nuits consécutives. Vous sentez-vous assez de courage pour cela ?

— Oui, avec l’aide de Dieu.

La jeune femme se rend à la rivière, la première nuit. Dès qu’elle entend sonner minuit au clocher du village, elle se déshabille et entre dans l’eau jusqu’au cou, tenant des deux mains une branche de chêne garnie de ses feuilles. Aussitôt elle sent elle ne sait quoi, comme des poissons ou des lutins qui jouent et qui frétillent autour de son corps et essaient de lui enlever sa branche de chêne ; mais elle tient bon, et dès qu’elle vit le jour commencer de poindre à l’horizon, elle sortit de l’eau. Sa branche de chêne était effeuillée et un peu entamée. Elle se hâta de s’habiller et retourna chez elle. Sur son chemin, elle rencontra un moine qu’elle ne connaissait pas et qui la salua pourtant.

La nuit suivante, elle alla encore à la rivière. Au coup de minuit, elle entra, toute nue, dans l’eau, comme la nuit précédente, et tenant encore à deux mains sa branche de chêne. Cette fois, elle eut plus de peine à défendre la branche, et quand elle sortit de l’eau, au point du jour, elle était considérablement diminuée. En revenant chez elle, elle rencontra un prêtre qu’elle ne connaissait pas, et qui la salua, comme le moine de la veille.

Enfin, la troisième nuit, elle alla encore à la rivière, et, cette fois, elle eut beaucoup plus de peine que les deux nuits précédentes. Peu s’en fallut qu’elle ne se laissât arracher sa branche de chêne, et quand elle sortit de l’eau, au point du jour, il ne lui en restait plus qu’un tronçon, et elle était tout épuisée par la lutte qu’elle avait soutenue. Sur son chemin, en retournant chez elle, elle rencontra une religieuse, qu’elle ne connaissait pas, et qui la salua, comme le moine et le prêtre des deux nuits précédentes.

Le lendemain matin, elle se rendit auprès de son confesseur, qui lui dit :

— Eh bien ! ma pauvre femme, avez-vous réussi ?

— Oui, grâce à Dieu ! Mais ce n’est pas sans peine.

— Dites-moi, qu’avez-vous vu sur votre route, chaque nuit, en revenant de la rivière ?

— La première nuit, j’ai rencontré un moine, la seconde nuit un prêtre, et la troisième nuit une religieuse, et ils m’ont saluée tous les trois, bien que je ne les connaisse pas.

— Eh bien ! ce sont là les trois enfants que vous auriez mis au monde, si vous aviez fait votre devoir en bonne chrétienne, et que vous n’eussiez pas bu la potion que vous a donnée le docteur. Ils vous ont pardonné, puisqu’ils vous ont saluée, parce que, par la pénitence que vous avez faite, vous vous êtes rachetée des feux de l’enfer et êtes rentrée en grâce auprès de Dieu.

La pauvre femme avait tant souffert, qu’elle mourut quelques jours après, et alla droit au paradis.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet, Côtes-du-Nord.)




VI


marie petit-cœur.



Il y avait une fois, dans une paroisse de la Basse-Bretagne, une vieille église tombant en ruines, et l’on fit une quête pour la réparer. Chacun donnait quelque chose, peu ou beaucoup, suivant ses moyens. Une pauvre femme, restée veuve avec une petite fille de neuf ans, qu’on appelait Marie Petit-Cœur, parce qu’elle était jolie et compatissante, n’avait rien à donner aux quêteurs, quand ils se présentèrent à sa chaumière, et elle en était très-contrariée et toute honteuse.

— Comment, mère, lui demanda Marie Petit-Cœur, vous n’avez rien à donner pour la réparation de notre vieille église ?

— Hélas ! non, ma pauvre enfant.

— Rien ?…

— Rien !

— Vous avez bien un petit sou quelque part ? dirent les quêteurs.

— Je n’ai même pas un liard.

— Vous avez bien des œufs, au moins ?

— Un seul, que la poule a pondu aujourd’hui.

— Donnez-le-moi, mère, dit Marie Petit-Cœur, et je le ferai couver par la poule.

— C’est trop peu d’un seul œuf, ma pauvre enfant.

— Donnez-le-moi, quand même, mère, et laissez faire.

La vieille donna l’œuf à sa fille, et celle-ci alla le porter au nid de la poule, pour être couvé. Voilà que, par un miracle de Dieu, il sortit six petits poussins de cet œuf ! Quand ils furent un peu grands, la fille dit à sa mère :

— Écoutez, mère : il faut vendre les six petits poussins, et, avec l’argent que nous en aurons, nous pourrons aussi donner quelque chose pour faire réparer notre vieille église, comme tout le monde.

— Je le veux bien, ma fille, répondit la mère.

Marie Petit-Cœur alla donc au marché, à Lannion, avec ses six petits poussins dans un panier.

Quand elle fut sur la place du marché, voilà qu’une belle dame vint droit à elle et lui dit :

— Combien vos petits poussins, mon enfant ?

— Votre volonté, madame, car l’argent que j’en recevrai sera pour contribuer à réparer notre vieille église, qui tombe en ruines.

Et la dame lui donna un louis d’or et un morceau de pain blanc pour sa mère. Marie n’avait jamais vu de louis d’or, et elle pensa que c’était une pièce de quatre réaux (un franc), et elle était très-contente.

Comme elle s’en revenait à la maison, elle s’arrêta pour admirer de beaux bouquets de fleurs artificielles, qu’elle vit dans une boutique, et elle se disait en elle-même :

— Le beau bouquet ! et comme il ferait bien sur l’autel de la Sainte-Vierge, dans notre vieille église !

Comme elle restait longtemps à contempler le bouquet, la marchande la remarqua, et elle vint sur le seuil de sa porte et lui demanda :

— Est-ce que vous voudriez avoir un bouquet de là, mon enfant ?

— Oui bien, madame, pour le mettre sur l’autel de la Sainte-Vierge, dans notre vieille église ; mais je n’ai pas assez d’argent.

— Montrez-moi ce que vous avez.

— Voyez, madame.

Et Marie montra son louis d’or.

— Vous avez assez, reprit la dame ; donnez-moi votre pièce, et choisissez là les deux bouquets que vous préférerez.

Marie Petit-Cœur donna son louis d’or, sans regret, puis elle choisit deux bouquets et s’en retourna à la maison. En arrivant au bourg de sa paroisse, elle alla tout droit à l’église. Il n’y avait personne en ce moment, si ce n’est la servante du recteur, qui balayait l’église. Marie posa ses deux bouquets sur l’autel de la Vierge, puis elle se rendit auprès de sa mère.

— Eh bien ! ma fille, lui demanda la vieille, qu’avez-vous eu de vos poussins ?

— Voici, mère, répondit Marie en lui présentant le morceau de pain blanc.

— Quoi ! rien que cela, ma fille ?

— Non vraiment, mère.

— Vous les avez donnés à trop bon marché, ma pauvre enfant : on vous a volée.

— Non, non, mère, on ne m’a pas volée; vous le verrez bientôt.

Cependant le recteur vint à l’église, et il fut étonné de voir les deux bouquets sur l’autel de la Vierge.

— Qui a posé ces deux bouquets sur l’autel de la Sainte-Vierge ? demanda-t-il à sa servante, qui balayait toujours l’église.

— Je ne sais pas, monsieur le recteur, répondit la servante.

— Qui est-ce qui est venu dans l’église, depuis que vous y êtes ?

— Il n’est venu que la petite Marie Petit-Cœur.

— Marie Petit-Cœur ! Ce ne peut pas être cette pauvre fille qui a fait don à l’autel de la Sainte-Vierge de deux bouquets pareils.

— Je vous assure, monsieur le recteur, qu’il n’est pas entré d’autre personne qu’elle dans l’église.

Le recteur sortit et se rendit chez la mère de Marie Petit-Cœur. L’enfant lui conta tout, comment elle avait fait couver un œuf par la poule, afin d’avoir quelque chose à donner pour les réparations de l’église ; comment de ce seul œuf il était sorti six poussins, et comment enfin, étant allée vendre les poussins au marché de Lannion, une belle dame lui en avait donné un morceau de pain blanc pour sa mère et une pièce de monnaie jaune, avec laquelle elle avait acheté les deux bouquets.

Le recteur reconnut facilement que tout cela s’était fait par la grâce de la sainte Vierge Marie.

Marie Petit-Cœur vécut le reste de ses jours comme une vraie sainte, et quand elle mourut, on vit la sainte Vierge qui descendit du ciel pour venir poser une belle couronne de fleurs sur sa tête.


(Une servante de Trégrom, Côtes-du-Nord.)




VII


la bonne petite servante.



Il y avait une fois une petite fille pauvre, âgée d’environ dix ans, dont le père et la mère étaient morts, et qui n’avait pas d’autres parents ni soutiens, si bien qu’elle était réduite à mendier son pain, de porte en porte. Une dame riche eut pitié d’elle et la prit dans sa maison, comme petite servante. Son nom était Mettic[57]. Comme c’était une enfant affectueuse, obéissante et laborieuse, son maître et sa maîtresse l’aimaient beaucoup. Quand elle eut atteint l’âge de seize ou dix-sept ans, c’était une belle jeune fille, jolie et sage, et elle accompagnait partout sa maîtresse. Mais il y avait aussi dans la maison une jeune couturière qui était jalouse d’elle et qui cherchait continuellement les moyens de lui nuire. Cette fille dit un jour en confidence à sa maîtresse que son mari la trompait avec Mettic. La maîtresse répondit d’abord qu’elle ne le croyait pas.

— Eh bien ! répondit la couturière, je vous ferai voir quelque chose, un de ces jours, et alors peut-être vous croirez.

Un jour que le maître se promenait seul dans le jardin, la cuisinière, sur le conseil de la couturière, dit à Mettic :

— Je suis en retard avec mon ouvrage, et vous me feriez plaisir, gentille Mettic, si vous vouliez bien aller me chercher des choux et des oignons dans le jardin, pour mettre dans la soupe ?

Mettic était loin de songer à aucun mal, et elle courut au jardin. Son maître l’aida à couper des choux et à choisir des oignons. Comme ils étaient tous les deux l’un près de l’autre, derrière les buissons de groseilliers, la méchante couturière dit à sa maîtresse :

— Tenez, madame, mettez-vous à la fenêtre, et VOUS verrez Mettic et votre mari qui s’embrassent dans le jardin.

La dame courut au jardin, furieuse, et elle souffleta Mettic, et lui ordonna de quitter sa maison et de partir sur le champ. Elle lui donna six réaux (trente sous), et rien de plus.

La pauvre enfant partit en pleurant, et le cœur gros de douleur. Elle était bien embarrassée de savoir où aller. Elle entra dans l’église du village, et y pleura et pria longtemps. Puis elle entra dans un confessionnal, se confessa et offrit ses trente sous au prêtre, pour dire une messe pour l’âme du purgatoire à qui il ne manquerait plus qu’une seule messe pour être délivrée. Le prêtre prit son argent et dit la messe commandée, le lendemain matin. Mettic y assista pieusement, et tout le temps que le prêtre fut à l’autel, elle vit à genoux sur les marches un jeune homme, ou plutôt l’ombre d’un jeune homme qu’elle ne connaissait point, qu’elle n’avait jamais vu auparavant, et qui la regardait avec tendresse. Quand la messe fut terminée, le jeune homme lui sourit, comme pour la remercier, puis il disparut, elle ne sut comment.

Le prêtre plaça la jeune fille dans la maison d’une veuve riche, qui avait perdu, il y avait vingt-cinq ans, un fils unique qu’elle avait. Le lendemain, quand elle était à faire la chambre de cette dame, elle y remarqua un portrait de jeune homme, et resta quelque temps à le contempler, toute rêveuse, puis elle dit à sa maîtresse :

— Je connais ce jeune seigneur !

— C’est mon fils, répondit la dame, et il y a vingt-cinq ans qu’il est mort ; par conséquent, vous ne l’avez jamais vu, puisque vous n’avez pas encore vingt ans.

— Excusez-moi, madame, je l’ai vu.

Le portrait, par un miracle de Dieu, prit alors la parole et dit :

— Oui, ma mère, cette jeune fille a raison : elle m’a déjà vu. C’est elle qui m’a tiré du feu du purgatoire, par une simple messe de trente sous qu’elle a fait dire pour moi. Vous avez fait dire bien des messes pour moi, ma pauvre mère, depuis que je suis mort ; mais aucune d’elles, quoique payées bien cher, ne valait la simple messe de trente sous commandée et payée par cette jeune fille ! C’est elle qui m’a délivré des peines du purgatoire, où j’étais retenu depuis l’heure de ma mort, et je désire qu’elle hérite de tous mes biens sur la terre, et la bénédiction de Dieu soit avec elle !

Il fut fait ainsi, et Mettic resta alors avec la mère du jeune seigneur, qui l’adopta comme sa fille, et elle se trouva, de la sorte, être la plus riche héritière du pays. Elle fit un bon mariage, et tous les pauvres eurent leur part de ses biens.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet, Côtes-du-Nord.)




VIII


la destinée.



Il y avait une fois un frère et une sœur qui demeuraient à plus de cinq cents lieues l’un de l’autre. Ils avaient été tous les deux, chacun dans le pays qu’il habitait, se faire dire la bonne aventure, et on leur avait prédit qu’ils auraient chacun un enfant, la sœur un garçon, et le frère une fille. On leur prédit de plus que leurs deux enfants seraient mariés l’un à l’autre, malgré la distance qui les séparait. Et ils se dirent tous les deux que cela ne serait pas, car ils ne s’aimaient point.

Le frère se maria, et la sœur aussi, sans se faire part l’un à l’autre de leur mariage, et ils eurent chacun un enfant, comme le leur avait annoncé le devin, c’est-à-dire que le frère eut une fille, et la sœur un fils.

Quand la fille fut parvenue à l’âge de douze ans, son père l’enferma dans une tour, avec une servante, et personne autre que lui-même n’y allait jamais la visiter. Il avait toujours dans ses poches les clés de la tour.

Le jeune garçon fut envoyé à l’école, quand il eut dix ans. Son père vint à mourir pendant qu’il était encore à l’école, et on lui écrivit de venir à la maison.

Son père était inhumé quand il arriva. Il alla prier sur sa tombe, dans le cimetière, et y resta si longtemps, qu’il finit par s’endormir sur la dalle funéraire. Il vit, pendant son sommeil, comme deux belles vierges qui descendirent du ciel auprès de lui. Et il les entendit qui se disaient l’une à l’autre :

— Voici un jeune homme bien beau et bien sage : où lui trouverons-nous une femme digne de lui ?

— Moi, répondit l’autre, je connais une jeune fille bien belle et bien sage aussi, qui est renfermée dans une tour, à plus de cinq cents lieues d’ici, et que Dieu a mise sur la terre pour être la compagne de ce beau jeune homme. Portons-le auprès d’elle.

Et les deux vierges (génies) prirent le jeune homme, s’élevèrent avec lui en l’air et allèrent le déposer auprès de la jeune fille, dans son lit. Puis, les contemplant couchés l’un auprès de l’autre, ils se disaient :

— Le beau couple ! laissons-les ensemble jusqu’à demain matin.

Et elles s’en allèrent.

Le lendemain matin, quand le jeune homme se réveilla, il se retrouva sur la tombe de son père, dans le cimetière. Il retourna à la maison, en songeant à ce qui lui était arrivé, persuadé que c’était un rêve, et il conta tout à sa mère.

— C’est un songe, mon fils, lui répondit sa mère.

Cependant, elle pensa à ce qui lui avait été prédit, quand elle s’était fait dire la bonne aventure.

La nuit suivante, pendant que la jeune fille était couchée dans son lit, dans la tour, à plus de cinq cents lieues du jeune homme, les deux vierges (génies) descendirent aussi dans sa chambre et l’enlevèrent et la transportèrent, à travers l’air, dans le lit de son cousin, puis s’en allèrent, en les laissant tous les deux couchés à côté l’un de l’autre.

Le lendemain matin, le jeune homme s’éveilla le premier, et il fut bien étonné de trouver une jeune fille couchée à ses côtés, dans son lit. Il la reconnut facilement pour être la même qu’il avait vue, la nuit précédente. Comme il ne descendait pas de sa chambre, à son heure ordinaire, sa mère y monta, craignant qu’il fût malade. Quand elle vit son fils couché avec une jeune fille dans son lit, elle s’emporta et frappa la fille, et la renferma dans une prison noire, avec un peu de pain d’orge et un pot d’eau.

Cependant, les parents de la jeune fille étaient inconsolables de voir qu’elle avait disparu. Ils firent faire des recherches, de tous côtés ; mais ce fut en vain : personne ne l’avait vue.

Le père se souvint de la prédiction de la diseuse de bonne aventure, et il partit pour se rendre auprès de sa sœur. Il y retrouva sa fille. Le frère et la sœur pensèrent alors que, malgré tous leurs efforts, ce qui était marqué par Dieu s’accomplirait toujours, et ils firent la paix, et les deux jeunes gens furent mariés ensemble, puisqu’il est vrai que Dieu les avait mis sur la terre pour être unis, en dépit de tous les obstacles.

Il faut que la destinée de l’homme s’accomplisse comme Dieu l’a décidé, et tous les efforts pour y

résister sont inutiles[58].
IX


françois kergargal et françoise kergoz, ou la destinée.



François Kergargal faisait la cour, depuis longtemps, à Françoise Kergoz. Par une belle matinée du mois de mai, il se rendait, pour les fiançailles, chez le père de sa douce jolie, lorsqu’il rencontra sur sa route un vieillard qu’il ne connaissait pas, et qui lui adressa pourtant la parole et lui dit :

— Bonjour, François Kergargal ; le soleil béni du bon Dieu brille au firmament, et il fait beau vivre aujourd’hui.

— Oui, vraiment, grand père, répondit François.

Et ils marchèrent quelque temps ensemble, causant du temps et des espérances des laboureurs pour une bonne récolte, quand le vieillard dit :

— Arrêtons-nous là, à l’ombre, pour allumer une pipe et causer un peu ; j’ai quelque chose à vous dire.

Ils s’arrêtèrent sous un hêtre, au bord de la route ; et François battit le briquet, et ils allumèrent leurs pipes.

— Vous allez vous marier avec Françoise Kergoz, dit alors le vieillard.

— Comment savez-vous cela ? demanda François, étonné.

— Tout le monde ne le sait-il pas dans le pays ? Eh bien ! mon garçon, laissez-moi vous donner un conseil, et suivez-le, et vous vous en trouverez bien : n’épousez pas Françoise Kergoz, mais sa sœur Jeanne.

— Je ne puis pas faire cela ; je fais la cour à Françoise depuis longtemps, et je l’aime. Tout le monde le sait dans le pays, comme vous l’avez dit, et on trouverait bien étrange de me voir épouser sa sœur. Et puis, c’est Françoise et non Jeanne que j’aime ; c’est une honnête fille, et il n’y a rien à dire sur son compte, je pense ?

— Non, jusqu’à présent ; mais il n’en sera pas toujours ainsi, car cette jeune fille est née sous une mauvaise planète, et elle a une terrible destinée : elle sera sept ans absente de son pays, et aura sept enfants bâtards, avant d’y revenir.

— Comment pouvez-vous parler de la sorte d’une jeune fille d’une conduite si exemplaire ? Dieu seul connaît ce qui doit arriver. Et puis, quand elle sera ma femme, elle n’aura pas d’enfants bâtards.

— Quoi qu’elle fasse, il faut que sa destinée s’accomplisse : elle sera absente de son pays pendant sept ans, et aura sept enfants bâtards, quand bien même vous l’épouseriez. Croyez-m’en donc, et épousez Jeanne, au lieu de Françoise.

Ils se séparèrent là-dessus, et le vieillard alla d’un côté et François Kergargal d’un autre.

Voilà François tout troublé de ce qu’il venait d’entendre, et bien embarrassé de savoir ce qu’il devait faire. Le vieillard avait un air vénérable, et il paraissait s’intéresser réellement à lui. Mais il aimait Françoise, et ils étaient du reste d’accord, et tout était arrêté entre eux ! D’un autre côté, il avait si souvent entendu parler de la nécessité de l’accomplissement de la destinée de chacun, quoi qu’il pût faire pour l’éviter, et ce vieillard avait de l’expérience et paraissait si savant !... Enfin, après avoir longtemps hésité et pesé le pour et le contre, il se décida à suivre le conseil du vieil inconnu[59].

Quand il arriva chez le père Kergoz, il paraissait inquiet et triste, contre son ordinaire. Il fuma une pipe, deux pipes, puis, Jeanne étant sortie avec un pichet, pour puiser de l’eau à la fontaine, il la suivit et lui dit, non sans bien des détours et circonvolutions, que c’était d’elle, et non de sa sœur, qu’il était amoureux, et qu’il la désirait pour femme.

Jeanne fut bien étonnée d’entendre cela, comme on peut le croire, mais ne dit pas non pourtant, et elle pria François d’en parler à son père et à sa sœur.

Tout s’arrangea pour le mieux ; les fiançailles se firent, puis la noce, et voilà François Kergargal devenu le mari de Jeanne Kergoz, après avoir constamment fait la cour à sa sœur, dans tous les pardons et toutes les aires neuves du pays.

Françoise, malgré sa mauvaise étoile, était bonne fille et aimait sa sœur ; aussi ne lui en voulut-elle pas trop. Mais elle était désireuse de savoir pourquoi François, aux promesses et à l’amour de qui elle avait toujours cru, l’avait ainsi soudainement abandonnée, pour prendre Jeanne, et elle pria celle-ci de faire en sorte de le savoir de lui. Jeanne le lui promit.

Et en effet, une nuit, au lit, elle interrogea son mari à ce sujet ; mais il refusa obstinément de répondre. Sur les instances de sa sœur, elle revint à la charge une seconde, puis une troisième fois ; mais François lui dit de ne pas insister davantage, parce que c’était là un secret et qu’il ne pouvait en rien dire ; il ajouta même qu’elle le forcerait de quitter la maison» si elle ne cessait de l’obséder à ce sujet.

Françoise ne renonça pas pour cela, et, à quelques jours de là, elle dit encore à Jeanne :

— Il faut que je sache le secret de ton mari, et voici ce que j’ai imaginé, pour y arriver : laisse-moi aller coucher avec lui, une de ces nuits, pendant une heure seulement, et je saurai le faire parler.

— Y songes-tu, ma sœur ? Je ne puis faire cela, répondit Jeanne.

— Rassure-toi, et sois bien convaincue, ma sœur chérie, que tout se passera en tout honneur et toute honnêteté.

— Mais cela n’est pas possible ; il te reconnaîtra tout de suite.

— Non ; voici comment nous nous y prendrons : quand vous serez couchés tous les deux ensemble, tu te diras indisposée et sortiras. Un moment après, je me glisserai dans le lit, et comme il n’y aura pas de lumière dans la chambre, ton mari croira que ce sera toi, et je ferai mon possible pour connaître son secret, puis, lorsque je le tiendrai, je prétexterai aussi une indisposition, afin de sortir, et alors tu retourneras auprès de lui, et de la sorte il ne saura rien de ce qui se sera passé entre nous.

Jeanne y consentit, pour contenter sa sœur, quoique cela lui parût bien singulier. Quelques moments après s’être couchée, elle prétexta donc une indisposition et sortit. Françoise prit sa place dans le lit, presque aussitôt, et se mit à sangloter.

— Qu’as-tu donc à pleurer de la sorte ? lui demanda François.

— C’est toi qui me rends malade, répondit-elle en sanglotant plus fort, pour dissimuler sa voix, et il te serait pourtant si facile de faire cesser mon mal !

— Comment cela ? Dis-le vite alors.

— En répondant à la question que je t’ai adressée si souvent.

— Eh bien ! je vais te dire tout, puisqu’il le faut, mais à la condition expresse que tu n’en diras jamais rien à ta sœur.

— Je ne lui en dirai rien, tu peux en être sûr.

— Jure-le-moi donc.

— Je te le jure.

— Eh bien ! si je n’ai pas voulu épouser ta sœur, c’est que j’en ai été dissuadé par un vieillard vénérable et très-savant, et qui savait lire dans les astres la destinée de chacun. Cette pauvre Françoise est née sous une mauvaise planète[60], et elle a une destinée bien malheureuse !

— Quelle est donc sa destinée ?

— Elle doit quitter son pays pendant sept ans, et avoir sept enfants bâtards avant d’y revenir !

— Grand Dieu ! que dis-tu là ? s’écria la pauvre fille. Et ne peut-elle donc éviter cela de quelque manière ?

— Non ; quoi qu’elle puisse faire, il faut que sa destinée s’accomplisse.

Françoise en avait entendu assez ; elle prétexta le besoin de sortir, et Jeanne vint reprendre sa place auprès de son mari, sans que celui-ci se doutât de rien.

La pauvre fille, effrayée d’une révélation si terrible, se retira dans un couvent, pour essayer de conjurer le sort, et tout le monde pensa que c’était de dépit, parce que François Kergargal lui avait préféré sa sœur. Là, elle pleura et jeûna, et pria Dieu de lui épargner la terrible épreuve dont elle était menacée. Mais ce fut en vain, car rien ne peut empêcher l’accomplissement de la destinée arrêtée pour chacun de nous, au moment où il vient au monde[61].

Un soir qu’elle était à la fenêtre de sa chambre, dans son couvent, elle vit passer un jeune et beau capitaine d’armée. Le capitaine la remarqua, s’arrêta à la regarder et lui fit signe de venir le rejoindre. Gagnée par l’esprit du mal, ou plutôt obéissant à sa destinée, elle descendit à l’aide de ses draps de lit, qu’elle noua, et suivit le beau capitaine. Celui-ci l’emmena à sa suite, pendant sept ans, de ville en ville, de pays en pays, et au bout de ce temps, sans qu’ils fussent mariés, elle avait eu sept enfants de lui. Enfin, il fut tué dans un combat, quelque part, et alors la pauvre femme se trouva sans appui, sans ressource et réduite à mendier de porte en porte, avec ses sept enfants.

À force de voyager de ville en ville, elle se trouva un jour, sans le savoir, devant le couvent où elle s’était retirée, et qu’elle avait quitté pour suivre son capitaine. En revoyant cette maison, elle pleura et se dit en elle-même :

— Voilà donc la sainte maison où j’aurais pu vivre heureuse avec les saintes filles qui l’habitent, et que j’ai quittée, pour mon malheur !

Et elle sanglotait et versait des larmes abondantes. Une religieuse, qui l’aperçut de sa fenêtre, crut la reconnaître. Elle alla en avertir la supérieure, qui eut pitié d’elle en la voyant dans un si triste état, avec les sept enfants couverts de haillons, qu’elle traînait à sa suite ou portait sur ses bras, car les deux plus jeunes ne marchaient pas encore. Elle alla à elle, l’embrassa en l’appelant sa sœur, et la fit entrer dans le couvent avec ses enfants. On lui donna l’habit de l’ordre, et les autres religieuses continuèrent de la traiter et de l’aimer comme si elle n’avait jamais quitté le couvent. Les enfants furent adoptés par la communauté, instruits et élevés dans l’amour et la crainte de Dieu, et l’on dit même que trois d’entre eux devinrent prêtres. Françoise mourut dans un âge très-avancé, comme meurent les saintes.

Sa destinée s’était accomplie de point en point.


(Conté par la femme Colcanah, de Plouaret.)




X


le jeu de cartes servant de livre de messe.



Un soldat bas-breton, nommé Pipi Talduff, allait à la messe, tous les dimanches, dans la ville où son régiment était en garnison, loin de son pays. Mais comme il ne savait ni lire ni écrire, il emportait à l’église un jeu de cartes, qui lui tenait lieu de livre de messe.

Un dimanche, à la grand’messe, son capitaine l’ayant remarqué tenant ses cartes à la main et les mêlant, comme pour jouer, lui fit dire de les mettre dans sa poche et de ne plus les faire voir. Mais Pipi n’en tint aucun compte et continua de mêler ses cartes, comme devant. Aussi, la messe terminée, le capitaine dit-il au soldat désobéissant :

— Vous ferez huit jours de salle de police, pour avoir joué aux cartes à l’église, pendant la messe.

— Me permettez-vous, mon capitaine, lui demanda Pipi, de vous faire connaître mes raisons ?

— Parlez, lui répondit le capitaine.

— Je ne sais ni lire ni écrire, mon capitaine, et ces cartes, qui m’ont été données par un vieux soldat, lequel m’a aussi appris à m’en servir, me tiennent lieu de livre de messe.

— Un jeu de cartes servir de livre de messe Expliquez-moi comment cela peut être, je vous prie.

— Voici, mon capitaine.

Et prenant un as dans le jeu : — L’as, que voici, me rappelle qu’il y a un Dieu, un Dieu unique, créateur du ciel et de la terre.

Puis, prenant un deux et un trois : — Quand je regarde un deux ou un trois, je songe au Père et au Fils, ou au Père, au Fils et au Saint-Esprit, c’est-à-dire à la sainte Trinité.

Le quatre me représente les quatre évangélistes, Marc, Luc, Mathieu et Jean.

Le cinq me rappelle les cinq vierges sages, qui devaient mettre de l’huile dans leurs lampes et les tenir allumées jusqu’à la venue du Messie. Dix e, avaient reçu l’ordre ; mais cinq d’entre elles laissèrent s’éteindre leurs lampes et furent appelées les cinq vierges folles.

Le six me représente les six jours de la création.

Le sept, c’est le septième jour, le dimanche, où le Créateur se reposa.

Le huit, c’est les huit béatitudes ; — heureux surtout les pauvres d’esprit !

Le neuf, les neuf lépreux purifiés par notre Sauveur. Ils étaient dix, mais un seul le remercia.

Le dix, les dix commandements de Dieu.

Maintenant, si je considère les figures, les rois me représentent les rois mages, venus du fond de l’Orient pour rendre hommage au Seigneur.

Puis prenant la reine de cœur : voici la reine de Saba, qui vint du fond de l’Asie pour admirer la sagesse du grand roi Salomon.

Celui-ci le (valet de trèfle), c’est le valet infâme qui souffleta Notre-Seigneur.

Maintenant, quand je considère toutes les figures ensemble, je trouve qu’il y en a douze, et je songe aux douze mois de l’année.

Tous les points du jeu réunis me représentent les 365 jours de l’année.

Quand je compte le nombre des cartes, j’en trouve cinquante-deux, autant qu’il y a de semaines dans l’année.

Ainsi, comme vous le voyez, mon capitaine, mes cartes me servent à la fois de livre de messe et d’almanach.

Quand le soldat eut terminé son explication, le capitaine, qui l’avait écouté attentivement et avec intérêt, lui dit : — C’est bien ; vous êtes un honnête garçon, et je lève votre punition.

Et il lui donna encore une pièce de six francs et le prit pour son brosseur.

(Conté par le mendiant aveugle Garandel, du Vieux-Marché,
Côtes-du-Nord, en 1847.)



XI


la bonne femme et la méchante femme.


i



Il y avait une fois deux pauvres gens, mari et femme, qui avaient douze enfants, tous en bas âge. Ils avaient toutes les peines du monde à vivre, si bien que l’homme dit un jour à la femme :

— Il m’est impossible de fournir du pain à tant d’enfants ! Demain, j’emmènerai les deux aînés avec moi au bois, et je tâcherai de les y égarer. Dieu aura pitié d’eux et les conduira, et fera tout pour le mieux.

La mère soupira et ne dit rien.

Les deux aines étaient un garçon nommé Jean et une fille nommée Jeanne. Jean dormait, pendant que son père et sa mère parlaient ainsi, auprès du feu, et il n’entendit rien ; mais Jeanne ne dormait pas, et elle entendit tout.

Le lendemain matin, le père dit :

— Il y a longtemps que je n’ai été voir ma sœur Marguerite, qui demeure au-delà du bois ; je veux y aller aujourd’hui, et Jean et Jeanne viendront avec moi. Mettez donc vos habits du dimanche, mes enfants, et disposez-vous à me suivre.

La mère était à carder de l’étoupe, pour filer, et elle ne pouvait retenir ses larmes. Jeanne remplit ses poches d’étoupe, sans qu’elle s’en aperçût, et ils partirent tous les trois. Quand ils furent dans le bois, qui était très-grand, Jeanne, qui marchait derrière son père et son frère, accrochait des flocons d’étoupe aux buissons, partout où ils passaient.

La nuit vint qu’ils étaient encore dans le bois, et le père dit alors :

— Hélas ! mes pauvres enfants, nous nous sommes égarés, et il faudra passer la nuit ici. Ils s’étendirent tous les trois sur la mousse, au pied d’un grand arbre. Jean, qui était fatigué, s’endormit aussitôt. Jeanne fit semblant de dormir aussi ; mais elle ne dormit pourtant pas. Quand le père crut ses deux enfants bien endormis, il se leva tout doucement et partit. Jeanne l’entendit bien se lever et s’en aller ; mais elle feignit de dormir toujours.

Au matin, quand Jean s’éveilla et qu’il vit que son père n’était plus auprès de lui, il se mit à pleurer.

— Tais-toi, mon frère, lui dit Jeanne, et ne crains rien, car je saurai te ramener à la maison ; tu verras.

Et en effet, grâce aux flocons d’étoupe qu’elle avait accrochés aux buissons, elle retrouva facilement son chemin, et ils arrivèrent à la maison, vers le soir, portant chacun un fagot de bois sec, qu’ils avaient ramassé dans la forêt. Le père et la mère furent étonnés de les revoir, et la mère ne put s’empêcher de s’écrier :

— Dieu soit loué, les voilà revenus !

Et elle les embrassa tendrement.

Le père dit aussi, mais non de bon cœur :

— Je suis heureux que vous ayez pu trouver la route pour revenir, mes enfants ; je me suis éveillé au milieu de la nuit, et ne vous voyant plus à mes côtés, j’ai craint que les loups vous eussent enlevés, et je me suis mis à votre recherche : où donc étiez-vous ?

— Tais-toi, mauvais père ! lui dit sa femme ; tu n’en seras pas plus riche pour cela.

Environ quinze jours plus tard, une nuit que les deux époux se chauffaient auprès du feu, les enfants étant couchés, l’homme dit encore :

— Nous ne pouvons pas vivre comme cela ! Il n’y a pas à dire, il faut prendre quelque mesure ! Demain matin, je retournerai au bois avec les deux aînés.

Jeanne donnait, cette fois, et Jean aussi, et ils n’entendirent rien, ni l’un ni l’autre.

Le lendemain matin, leur père leur dit :

— J’ai un petit voyage à faire, mes enfants, et il faut que vous veniez avec moi tous les deux.

Jeanne, qui se doutait bien de quoi il s’agissait encore, se dit : — Nous sommes perdus, cette fois, car il n’y a plus d’étoupe !

Cependant, au lieu de manger le pain de son déjeûner, elle le mit dans sa poche, et, quand ils furent dans le bois, elle l’émiettait par où elle passait, pensant qu’elle retrouverait ainsi son chemin, comme la première fois. Mais bientôt elle n’eut plus de pain, la pauvre enfant ! La nuit vint, et ils se couchèrent encore sur la mousse, au pied d’un arbre, pour attendre le jour. Jeanne se promit bien de ne pas dormir ; mais, hélas ! elle était si fatiguée, qu’elle finit par succomber au sommeil. Quand le père vit qu’ils dormaient tous les deux, il partit tout doucement, comme la première fois, et lorsque les enfants s’éveillèrent, au matin, ils se trouvèrent encore abandonnés. Ils essayèrent de retrouver leur chemin ; hélas ! ce fut en vain, car les oiseaux avaient mangé les miettes de pain semées par Jeanne sur son passage, et il n’en restait plus aucune trace. Ils errèrent toute la journée dans le bois, ayant grand’faim et plus de peur encore ; et quand la nuit revint, ils y étaient toujours. Jean pleurait et se désespérait ; Jeanne avait plus de courage, et s’efforçait de le rassurer. Elle l’aida à monter sur un arbre, pour voir s’il n’apercevrait aucune lumière. Quand il fut au haut de l’arbre, elle lui demanda :

— Ne vois-tu rien, mon frère ?

— Si ! je vois une petite lumière, au loin. — De quel côté ?

— Là-bas, à gauche, au loin.

— Eh bien ! descends alors, et nous allons, marcher vers la lumière.

Jean descendit de l’arbre, et ils marchèrent du côté de la lumière. Ils entendaient les loups hurler de tous côtés, dans le bois, et ils tremblaient de tous leurs membres, les pauvres enfants ! Enfin, à force de marcher à travers les ronces et les buissons de houx, qui leur piquaient et déchiraient les jambes et la figure, et les faisaient tomber souvent, ils arrivèrent devant un vieux château entouré de hautes murailles. Ils frappèrent à la porte : Dao ! dao !... Une vieille femme pliée en deux, sur un bâton et aux dents longues, et noires, vint leur ouvrir.

— Bonsoir, grand’mère, lui dirent-ils.

— Bonsoir, mes enfants, répondit la vieille. Que cherchez-vous, si tard ?

— Nous nous sommes égarés dans le bois, et si vous aviez la bonté de nous loger, pour cette nuit seulement, Vous nous rendriez un grand service.

— Oui, sûrement, mes pauvres enfants ; entrez vite.

Et ils entrèrent. Quand la vieille les vit à la lumière :

— Ils sont tout gentils, les mignons ! Moi aussi j’ai deux enfants, un fils et une fille, et ils vous ressemblent beaucoup : vous les verrez, du reste. Mais vous avez froid, mes petits amours ; venez vous chauffer, en attendant votre souper.

Jeanne, en entrant dans la cuisine, vit sous la table un précipice, au fond duquel il y avait un moulin à rasoirs. La vieille était à préparer le souper. Elle trempa deux écuelles de soupe, les posa sur la table et dit ensuite :

— Mettez-vous à table, mes mignons, et mangez de la bonne soupe chaude ; cela vous fera du bien.

Jeanne, qui se méfiait d’elle, à cause du moulin à rasoirs, répondit :

— Nous avons encore froid, grand’mère, et si vous le permettez, nous mangerons notre soupe auprès du feu.

— Comme vous voudrez, mes mignons.

Et elle leur donna leur soupe à manger auprès du feu.

Le fils et la fille de la vieille vinrent alors, et ils se mirent à table et mangèrent de la soupe, dans un grand baquet ; puis chacun d’eux mangea encore un mouton tout entier. Quand ils eurent fini de manger, la vieille dit :

— À présent, mes mignons, il faut aller se coucher ; mais comme je n’ai pas un lit à donner à chacun de vous, vous coucherez avec mes enfants, deux à deux.

Et elle les conduisit à la chambre de ses enfants, et leur donna à chacun un bonnet rouge, pour se mettre sur la tête. Ses enfants avaient des bonnets blancs. Jean coucha avec le fils de la vieille, et Jeanne avec sa fille. Mais Jeanne se garda bien de dormir, et quand elle entendit ronfler les enfants de la vieille, elle échangea son bonnet rouge contre le bonnet blanc de sa compagne de lit, et dit à son frère d’en faire autant.

Peu après, le maître du château, qui était un ronfle[62], arriva à la maison. En entrant, il huma l’air et dit :

— Qu’y a-t-il de nouveau, femme ? Je sens odeur de chrétien, et il faut que j’en mange !

— Ne parlez pas si haut, et ayez un peu de patience.

— Qu’est-ce que c’est, femme ? Dites-moi, vite.

— Eh bien ! j’ai logé deux petits chrétiens, les plus gentils du monde.

— Deux petits chrétiens ! Où sont-ils ? Je veux les manger tout de suite.

— Mais prenez donc patience un peu, vous dis-je ; ils sont couchés avec les enfants, et demain matin, nous les mangerons à déjeûner.

— Oui, nous les mangerons à notre déjeûner ; mais je veux leur couper la tête tout de suite, et les mettre à cuire dans la marmite, afin d’en être plus sûr.

Et il prit un grand coutelas, monta à la chambre de ses enfants et trancha, sans hésiter, les deux têtes qui portaient des bonnets rouges ; puis il descendit avec les corps et les têtes tout sanglants, et les jeta dans une grande marmite, qui était sur le feu, en disant avec un rire féroce :

— Ah ! ah ! ah ! le bon déjeûner que nous ferons demain matin !

Ensuite il soupa, mangea un bœuf entier avec sa femme, but une demi-barrique de vin et alla alors se coucher, en songeant à son déjeûner du lendemain.

Dès qu’il fit jour, Jeanne se leva et fit la leçon à son frère. Elle lui dit :

— L’ogresse nous a dit que nous ressemblions à ses enfants ; eh bien ! mettons leurs habits, et faisons comme si nous étions en effet leurs enfants ; ils sont si sots, qu’ils ne s’apercevront de rien.

Jean revêtit donc les habits du petit ogre, Jeanne ceux de la petite ogresse, et ils descendirent et dirent :

— Bonjour, père ! bonjour, mère ! et les embrassèrent.

Les deux monstres, qui ne songeaient qu’au bon déjeûner qu’ils se promettaient de faire, ne s’aperçurent de rien.

Jean et Jeanne se rendirent alors dans la cour du château et se mirent à regarder dans le puits, qui était très-profond. Et les voilà de crier tout à coup :

— Oh ! oh ! que c’est donc beau ! Venez voir ça, père et mère ! Venez vite, vite !...

Et les deux vieux accoururent et se penchèrent sur la margelle du puits. Alors Jean et Jeanne leur prirent les pieds par derrière et les précipitèrent dedans. Puis ils comblèrent le puits, en y jetant des pierres, des bûches et tout ce qui leur tombait sous la main. Les voilà, à présent,

seuls maîtres dans le château[63].
ii


Jeanne avait à présent dix-neuf ans, et Jean vingt ans. Ils finirent par s’ennuyer d’être toujours seuls dans ce beau château, bien qu’ils n’y manquassent de rien, et Jean voulut se marier. Il se maria donc à la plus riche héritière du pays, et il y eut une noce magnifique.

Le frère et la sœur se partagèrent le château, avec ses dépendances, en deux parts égales, et chacun d’eux se retira chez soi et tint maison à part. Ils avaient aussi chacun un petit chien, qu’ils aimaient beaucoup, et chacun d’eux garda son petit chien.

Pour être ainsi séparés, le frère et la sœur ne s’en aimaient pas moins, et ils se voyaient tous les jours. Jean allait souvent à la chasse, et son premier soin, en rentrant, était d’aller voir Jeanne et de partager avec elle le produit de sa chasse. Mais sa femme ne tarda pas à devenir jalouse de sa belle-sœur, et elle chercha à se débarrasser d’elle, par tous les moyens possibles. Elle s’entendit avec un de ses domestiques pour tuer le plus beau cheval des écuries de son mari, celui qu’il aimait par dessus tous les autres, et lui faire dire que c’était sa sœur qui l’avait fait tuer, par malice contre lui.

Un soir que Jean rentrait de la chasse, selon son habitude, on lui apprit la mort de son cheval, il en fut très-affecté.

— Comment cela est-il arrivé ? demanda-t-il.

— Comment ? lui répondit sa femme ; c’est votre sœur qui l’a fait tuer par un de ses hommes, par méchanceté, parce qu’elle savait que vous l’aimiez par dessus tous vos autres chevaux.

— Cela n’est pas possible ! répondit-il.

— Ce n’est pas possible ? Ah ! vous ne savez pas tout le mal qu’elle vous veut, celle-là !

Jean se rendit auprès de sa sœur et lui dit :

— Est-il possible, ma sœur, que tu aies fait tuer mon meilleur cheval ?

— Comment peux-tu croire cela, mon frère ?

— Bah ! ce n’est pas la mort d’un cheval qui mettra jamais la désunion entre ma sœur et moi ; qu’il n’en soit donc plus question.

Et il laissa dire sa femme et ne l’écouta pas sur ce sujet.

À quelques jours de là, comme il rentrait encore de la chasse, sa femme lui dit :

— Votre petit chien, que vous aimiez tant, est mort !

— Mon pauvre petit chien ! s’écria Jean, très-peiné. Comment donc cela est-il arrivé ?

— Comment ? Vous n’avez pas besoin de le demander : c’est celle qui a fait tuer votre cheval favori qui a aussi fait tuer votre petit chien. Ah ! vous avez là une sœur qui vous aime bien, comme vous le dites !

— Oui, certainement ma sœur m’aime, et je ne puis croire que ce que vous dites soit vrai.

Et il se rendit encore auprès de sa sœur et lui dit :

— Tu sais, ma sœur, que mon pauvre petit chien, que j’aimais tant, est mort.

— Et l’on t’a dit que c’est moi qui l’ai aussi fait mettre à mort, comme ton cheval, n’est-ce pas ? Ah ! mon pauvre frère, sois certain que je ne suis pour rien ni dans la mort de ton cheval, ni dans celle de ton chien. Mais comment peux-tu avoir seulement des soupçons contre moi ?

— Bah ! n’en parlons plus ; ce ne sera pas la mort d’un chien ou d’un cheval qui nous empêchera de nous aimer toujours, ma bonne petite sœur.

Et il s’en alla.

Une troisième fois, comme il rentrait de la chasse, sa femme lui cria, du plus loin qu’elle l’aperçut :

— Ah ! malheureux père ! et moi, malheureuse mère ! Accours vite, viens voir !...

Jean se hâta de monter à la chambre de sa femme.

— Tenez ! lui cria-t-elle, voyez l’œuvre de votre sœur chérie !...

Et elle lui montrait, dans son berceau, son enfant mort et tout sanglant, avec un poignard dans le cœur. Et c’était son œuvre à elle-même, le monstre ! Elle avait tué son enfant, par haine contre sa belle-sœur !

Jean, fou de colère et de douleur, prit son sabre et courut chez sa sœur. Il se précipita sur elle, sans dire un mot, et d’un coup il lui abattit un bras. Jeanne lui tendit alors son autre bras en disant :

— Oh ! mon frère !... tu peux en faire autant de celui-là aussi.

Et, d’un second coup de sabre, il lui abattit aussi l’autre bras.

— À présent, mon frère, reprit Jeanne, sans se plaindre, porte-moi dans le bois, et laisse-moi là mourir tranquillement.

Il la prit à bras le corps et la porta dans le bois, où il la déposa dans un vieux chêne creux ; puis il retourna à la maison.

Mais une épine entra, en ce moment, dans son pied et lui fit pousser un cri de douleur. Sa sœur dit alors :

— Puisse cette épine ne sortir de ton pied que lorsque j’aurai des bras et des mains pour l’en retirer moi-même !

En arrivant à la maison, Jean fut forcé de se mettre au lit, tant il souffrait, et d’appeler des médecins. Mais aucun médecin ne put extraire l’épine, et son pied et toute sa jambe enflaient et se gâtaient tous les jours de plus en plus. Cependant la pauvre Jeanne était toujours dans son arbre creux, au bois, et personne ne l’y allait voir et ne lui portait secours. Seul, son petit chien lui était resté fidèle. Il léchait ses blessures avec sa langue et allait tous les jours mendier quelques morceaux de pain et de viande dans un château voisin, et rapportait à sa maîtresse tout ce qu’on lui donnait ; il l’empêchait ainsi de mourir de faim.

Le fils du seigneur du château où le petit chien allait chercher de la nourriture, étonné de voir qu’il emportait tout ce qu’on lui donnait, et qu’il ne mangeait rien sur place, voulut le suivre un jour. Mais, arrivé dans le bois, il le perdit de vue, et il lui fallut s’en retourner sans savoir où il allait.

Il y avait deux ans que Jeanne était ainsi abandonnée dans son arbre creux, ne vivant que de ce que lui apportait son petit chien, lorsque le jeune seigneur, chassant un jour dans ce bois, se trouva auprès du chêne. Il resta immobile d’étonnement en y voyant une femme sans bras et n’ayant d’autres vêtements que ses cheveux, qui lui tombaient jusqu’aux pieds. Le petit chien, qu’il reconnut facilement, lui mettait dans la bouche des morceaux de pain, qu’elle mangeait avec avidité, car elle paraissait avoir grand’faim. Il s’approcha et dit :

— Est-ce un animal ou une chrétienne que je vois ?

— Je suis une chrétienne, répondit Jeanne, la plus malheureuse des femmes, mutilée, comme vous le voyez, et abandonnée de tout le monde, excepté de ce pauvre petit animal qui, seul, avec Dieu, m’a empêchée de mourir de faim, depuis deux ans que je suis ici, dans l’état pitoyable que vous voyez.

Le jeune seigneur sentit son cœur touché d’une grande compassion pour tant d’infortune, et il la prit sur son dos et la porta chez son père. Là, on la lava, on lui coupa les cheveux, et on l’habilla. C’était encore une fort jolie femme ; mais, hélas ! elle n’avait pas de bras ! Le jeune seigneur devint pourtant amoureux d’elle, en voyant son esprit et sa douceur, car elle ne se plaignait jamais, et il voulut l’épouser. Son père et sa mère n’y mirent pas obstacle, et les noces furent célébrées, peu après, avec beaucoup de solennité.

Cependant le jeune époux fut appelé, sans tarder, à la cour du roi, à Paris, car son rang l’obligeait à être auprès du roi. Il partit à regret, laissant sa femme chez son père, car il ne voulait pas paraître à la cour avec une femme sans bras.

Au bout de neuf mois de mariage, Jeanne mit au monde deux jumeaux, un garçon et une fille, deux enfants superbes. On dépêcha un messager, avec une lettre, pour annoncer l’heureuse nouvelle au père. C’était au plus fort de l’hiver. Le messager devait passer à la porte du château où demeurait le frère de Jeanne. La femme de Jean le vit de sa fenêtre, et elle lui demanda :

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ?

— Je vais à Paris, porter une lettre à mon maître, pour lui annoncer que sa femme est heureusement accouchée de deux beaux enfants.

— Ah ! oui, vraiment ! Mais entrez un peu, pour vous chauffer et boite un verre de vin ; le temps est si froid ! cela vous donnera du courage pour marcher, car vous n’êtes pas près de Paris, ici.

Le messager entra, et la méchante femme lui donna un soporifique, qui le plongea dans un profond sommeil ; puis elle prit sa lettre, sur laquelle on faisait connaître au père l’heureux accouchement de sa femme, et on le priait de venir à la maison, si cela lui était possible, pour faire baptiser ses deux enfants. Elle faillit crever de rage, quand elle apprit que sa victime vivait encore, et qu’elle était bien mariée et mère. Elle substitua à la première lettre une autre, où elle informait le jeune seigneur que sa femme était accouchée d’un chien et d’un chat, et demandait ce qu’il fallait faire de la mère et de ses étranges enfants.

Quand le messager s’éveilla, il partit, emportant cette lettre et ne se doutant de rien.

Le pauvre père, la douleur dans l’âme, répondit qu’il fallait bien traiter la mère et ses enfants, et se résigner à la volonté de Dieu.

Le messager s’en retourna avec cette lettre. Quand il passa devant le château de Jean, sa femme, qui guettait son retour, descendit de sa chambre dès qu’elle l’aperçut, et le pria encore d’entrer, pour manger un morceau, boire un verre de vin et lui donner des nouvelles de son maître.

Le messager entra. On l’endormit, comme la première fois, avec un soporifique, et on lui prit sa lettre, et on lui en substitua une autre adressée au père et à la mère du jeune seigneur, qui leur recommandait de brûler immédiatement la mère et ses deux créatures. Il ajoutait qu’il arriverait sans tarder à la maison, pour voir si ses ordres auraient été exécutés.

Quand la vieille dame lut cette lettre, elle faillit en perdre l’esprit, de colère et d’indignation :

— Ah ! l’homme sans cœur ! s’écria-t-elle ; s’il était là !...

Et elle montrait le poing.

Jeanne finit par avoir connaissance du contenu de la lettre, et son cœur en fut navré. Elle dit à sa belle-mère :

— Faites-moi faire un bissac ; on y placera mes deux enfants, un dans chaque bout, puis on me le mettra sur l’épaule, et vous me laisserez aller ainsi, à la grâce de Dieu.

La belle-mère ne voulut d’abord pas ; mais Jeanne insista tant, qu’on finit par faire comme elle souhaitait, puis, les larmes aux yeux, elle fit ses adieux à sa belle-mère, à son beau-père, à tous les gens de la maison, qui l’aimaient, et elle partit. Mais, hélas ! n’ayant pas de bras, elle ne pouvait donner à téter à ses enfants, et ils pleuraient, les pauvres petits, et le cœur de la mère se brisait de douleur.

Elle arriva à une fontaine, au bord de la route, et comme elle avait grand soif, elle voulut y boire. Mais quand elle se penchait sur la fontaine, le bout de devant du bissac trempait dans l’eau, et elle ne pouvait boire, sans risquer de noyer son enfant. Alors une belle dame, toute resplendissante de lumière, apparut à côté d’elle et lui dit :

— Vous voilà bien embarrassée, ma pauvre femme !

— Oui, vraiment, madame. Je meurs de soif, et je n’ose boire, de peur de noyer mon enfant de devant.

— Je vous aiderai, ma pauvre femme.

Et, avec une baguette blanche qu’elle avait à la main, la belle dame toucha l’épaule droite de Jeanne, et aussitôt il lui poussa un bras et une main de ce côté.

— Oh ! soyez bénie à jamais 1 s’écria l’infortunée, car à présent je pourrai du moins donner à téter à mes pauvres enfants !

La dame la toucha de sa baguette à l’épaule gauche, et il lui poussa encore un bras avec sa main de ce côté.

Et Jeanne remercia de nouveau, en pleurant de joie et de reconnaissance.

— Vous ne savez pas qui je suis, ma fille ? lui dit alors la belle dame.

— Non, vraiment, à moins que vous ne soyez la sainte Vierge !

— Je ne suis pas la sainte Vierge, mais bien la vieille sorcière que vous avez jetée dans le puits de son château, et que vous croyiez sans doute morte pour jamais ; — ne vous en souvenez-vous pas ? — Comme vous avez été toujours sage et bonne, et que vous avez beaucoup souffert, je suis venue à votre secours[64]. Prenez ma baguette blanche ; frappez-en vous-même trois coups sur la terre, là où vous êtes, et vous verrez ce qui arrivera.

Jeanne prit la baguette blanche, en frappa trois coups sur la terre, et aussitôt il s’éleva, par enchantement, à l’endroit même, une jolie petite chaumière, avec tout ce qu’il fallait pour un modeste ménage. La belle dame disparut alors.

Jeanne entra, tout heureuse, dans la chaumière, et son premier soin, à présent qu’elle avait des bras, fut d’essayer de donner à téter à ses enfants. Mais, hélas ! elle n’avait plus de lait. En ce moment, une biche aux mamelles gonflées de lait entra dans la maison et se mit à jouer avec les deux enfants, et ceux-ci se mirent à la téter, aussi naturellement que si c’eût été leur mère. Et la biche vint, dans la suite, deux fois par jour présenter sa mamelle aux enfants, puis elle allait courir et paître par le bois.

Mais laissons, pour un moment, Jeanne et ses enfants, à présent qu’il ne leur manque rien, et allons voir ce qui se passe chez sa belle-mère.

Quand le jeune seigneur arriva à la maison, il demanda aussitôt des nouvelles de sa femme et des deux créatures que Dieu lui avait données.

— Comment, méchant, homme sans entrailles, lui répondit sa mère, oses-tu me parler encore de ta femme, après avoir donné l’ordre de la brûler avec ses deux enfants, la plus sage des femmes, et les deux plus jolis enfants que j’aie jamais vus ?

— Que dites-vous là, ma mère ? Pouvez-vous donc croire que j’aie pu jamais donner un ordre si barbare et si inhumain, moi qui aime tant ma femme ? Je n’ai rien écrit de semblable, je le jure, et il doit y avoir en tout ceci quelque infâme trahison. Où est ma femme ? dites-moi vite !

— Elle est partie, à la grâce de Dieu, avec ses deux enfants, dans la crainte de te voir arriver, pour assister à son supplice, comme tu l’en menaçais. Lis cette lettre...

Jean lut la lettre, et il s’écria aussitôt :

— Mais ce n’est pas là mon écriture, ma mère !... Ô trahison diabolique ! Ne pourrai-je donc pas me venger ? Qui a pu écrire cette lettre ?... Mais ma femme est donc accouchée de deux enfants, et non de...

— Oui, deux enfants, un garçon et une fille, les deux plus beaux petits anges que j’aie jamais vus.

— Ah ! je fais serment de ne jamais m’arrêter ni dormir sous aucun toit, jusqu’à ce que j’aie retrouvé ma femme et mes enfants !...

Et il se mit aussitôt en route. — Il va, il va, nuit et jour, toujours plus loin... plus loin encore, demandant partout des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Hélas ! personne ne les avait vus, ni entendu parler d’eux.

Il y avait déjà quatre ans qu’il voyageait par terre et par mer, dans tous les pays, et il commençait à désespérer, lorsqu’il entra, un soir, vers le coucher du soleil, dans le bois où se trouvait Jeanne avec ses enfants. Il aperçut sa chaumière :

— Je n’en puis plus ! se dit-il. Il faut que je demande encore dans cette chaumière. Dieu n’aura-t-il pas enfin pitié de moi ?

Jeanne était sur le seuil de sa porte, avec ses deux enfants, qui jouaient avec la biche. Il s’approcha d’elle et lui demanda :

— N’avez-vous pas vu passer par ici une pauvre femme sans bras, portant deux petits enfants, dans un bissac ?

Elle le reconnut sans peine ; mais, maîtrisant son émotion, elle répondit :

— Non, vraiment, mon brave homme.

— Hélas ! mon Dieu, je ne les retrouverai donc pas ! Ayez la bonté de me donner un peu d’eau, je vous prie, pour que je me remette encore en route.

— Vous paraissez bien fatigué, mon pauvre homme ; entrez, et asseyez-vous un peu pour vous reposer, puis vous irez encore.

— Oui, je suis bien fatigué, en effet ; il y a si longtemps que je marche, sans me reposer sous aucun toit !

Et il s’assit sur le coin de la pierre du foyer et s’endormit aussitôt. Les enfants s’étaient approchés de lui, et ils le regardaient avec curiosité et en silence. Son chapeau tomba de dessus sa tête, et le petit garçon s’écria :

— Le chapeau de mon père est tombé dans le feu !

Et la petite fille le prit promptement, en disant :

— Je ne laisserai pas brûler le chapeau de mon père !

Et elle le lui remit sur la tête. Le voyageur s’éveilla en entendant prononcer ce doux nom de père, et il s’écria :

— Ah ! chers petits enfants, que je voudrais donc que vous eussiez dit vrai, et que je fusse auprès de ma femme et de mes enfants ! Permettez-moi de passer la nuit ici, sur la pierre du foyer, car je ne sais quoi me retient dans cette chaumière ; je sens mon sang qui s’échauffe et qui parle...

— Oui, avec plaisir, mon pauvre homme, répondit la mère ; vous paraissez si fatigué et si malheureux !

Et il passa la nuit dans la chaumière, la première nuit qu’il eût passée sous un toit depuis quatre ans !

Le lendemain matin, aussitôt le soleil levé, il dit :

— Il faut que je me remette en route. Et pourtant je quitte à regret cette chaumière et ces petits enfants si gentils, et qui m’ont appelé leur père, les pauvres innocents !

— N’allez pas plus loin, lui cria alors Jeanne, car ces enfants sont bien les vôtres, et moi je suis votre femme !

Et elle lui sauta au cou pour l’embrasser, et ils pleurèrent longtemps de joie et de bonheur de s’être retrouvés. Ils retournèrent alors, tous les quatre, à la maison, et il y eut un grand repas pour célébrer leur retour.

Cependant, la femme de Jean apprit que Jeanne vivait encore, et qu’elle était heureuse avec son mari et ses enfants. Elle faillit en crever de colère et de rage, et elle s’écria :

— Laissez faire ; ils auront encore affaire à moi !

Elle envoya une lettre à sa belle-sœur, pour la prier de venir dîner au château avec son mari, et faire visite à son frère, qui était toujours malade et retenu au lit par son pied, qui était, à présent, horrible à voir.

— Oui, dit Jeanne, quand elle eut lu la lettre, il faut que j’aille, à présent, voir mon frère, pour lui retirer l’épine du pied et le guérir, comme je le lui avais promis, quand j’aurais retrouvé mes deux bras qu’il m’avait coupés.

Elle se rendit donc avec son mari à l’invitation de sa belle-sœur. Les enfants restèrent à la maison.

— Te voilà donc, ma pauvre sœur, toi que j’ai traitée d’une façon si barbare et si inhumaine ! s’écria Jean en revoyant Jeanne.

— Oui, mon pauvre frère ; je viens pour te guérir et mettre un terme à tes souffrances, car toi aussi tu as beaucoup souffert.

Et elle s’approcha de son lit, l’embrassa tendrement, puis elle retira sans difficulté l’épine de son pied, et aussitôt il se trouva guéri.

Cependant la méchante belle-sœur dépêcha deux domestiques chez Jeanne, avec ordre de tuer ses deux enfants, en l’absence du père et de la mère, et de lui apporter leurs cœurs. Les deux hommes, ayant été bien payés, partirent. Quand ils arrivèrent au château, les deux enfants jouaient dans la cour ; mais, dès qu’ils aperçurent ces envoyés à mauvaise mine, ils coururent se cacher dans la maison. Les deux assassins, embarrassés de savoir comment s’y prendre pour exécuter leur besogne, se disaient entre eux :

— Que ferons-nous ? demanda l’un.

— Les tuer, répondit l’autre, puisque nous avons reçu l’argent.

— Je n’aurai jamais le cœur de tuer ces pauvres petits enfants ; ils sont si gentils ! reprit le premier.

— Comment, tu recules déjà ? Tu as reçu l’argent, et il faut faire l’ouvrage ; je ne vois que ça, moi ! dit le second.

— Mais il nous serait plus facile de tuer les deux chiens que voilà, et de porter leurs cœurs à notre maîtresse ; elle n’en saura rien, car le cœur d’un enfant et celui d’un chien, ce doit être à peu près la même chose.

— Cela est en effet plus facile et moins dangereux, répondit l’autre ; tuons donc les deux chiens.

Ils tuèrent les deux chiens, dont l’un était celui qui avait accompagné Jeanne dans le bois et l’y avait nourrie, et portèrent leurs cœurs, en toute hâte, à la méchante femme. Celle-ci les fit immédiatement cuire et arranger à une sauce au beurre et aux oignons, pour les servir à manger à sa belle-sœur et à son beau-frère.

Quand on fut à table, elle dit :

— Voici, chère belle-sœur, un mets comme vous n’en avez jamais mangé ; je l’ai préparé moi-même et tout exprès pour vous et votre mari ; mangez-en donc, et vous me direz ensuite ce que vous en penserez.

Jeanne mangea, sans méfiance.

— Eh bien ! comment le trouvez-vous, ma belle-sœur ? demanda la méchante.

— C’est excellent, en vérité, répondit Jeanne.

— Eh bien ! mangez-en encore, et vous aussi, cher beau-frère ; il faut que vous le mangiez tout à vous deux, puisque vous le trouvez si bon.

Et ils mangèrent de bon appétit. Puis, quand il ne resta plus rien dans le plat, la diablesse dit, en souriant d’un air féroce :

— Eh bien ! il faut que je vous dise, à présent, de quoi était fait ce mets que vous avez trouvé si délicieux : vous venez de manger les cœurs de vos deux enfants !!...

En entendant ces mots, Jeanne tomba à terre, comme morte, et son mari saisit un couteau pour le plonger dans le cœur du monstre. Mais à l’instant même on entendit un coup de tonnerre épouvantable, et la foudre tomba sur la méchante femme et la réduisit en cendres, sans faire de mal à aucun autre de ceux qui se trouvaient là. Les enfants, qui avaient entendu l’effrayant coup de tonnerre, accoururent au château, craignant qu’il fût arrivé malheur à leur père et à leur mère, et vous pouvez juger quelle fut alors la joie de ceux-ci de les revoir en vie, et sains et saufs.

Et maintenant que la méchante femme, le démon qui les persécutait, avait été précipitée au fond de l’enfer, ils vécurent tranquilles et heureux, le reste de leurs jours[65].

(Conté par Marguerite Philippe, novembre 1869.)
XII


le petit agneau blanc.


Il y avait une fois, il y aura un jour,
C’est le commencement de tous les contes.



Il y avait une fois un roi qui était veuf. Il avait deux jeunes filles dont l’une était jolie, et l’autre ne l’était pas. La jolie, qui se nommait Marguerite, conseillait à son père de se remarier, et l’autre, qui avait nom Louise, l’en dissuadait, si bien que le vieux roi ne savait ce qu’il devait faire. Il se remaria pourtant.

La nouvelle reine, qui n’était ni belle ni bonne, aimait Louise, qui était, comme elle, laide, colère et méchante, et elle n’aimait pas Marguerite, qui était jolie, douce et bonne. Louise accompagnait partout la reine, qui lui achetait souvent de belles robes et de riches parures, et la pauvre Marguerite, mal vêtue, presque en guenilles, était envoyée, tous les matins, de bonne heure, garder les moutons, sur la grande lande, avec un morceau de pain noir, du pain de chien, et parfois une crêpe moisie pour toute pitance. Le vieux roi faisait en tout la volonté de la reine et n’osait lui résister en rien[66].

La pauvre Marguerite ne se plaignait jamais, et, tout le long du jour, on l’entendait qui chantait, sur la lande, ses prières et quelques cantiques pieux qu’elle savait. Elle avait dans son troupeau un petit agneau blanc qu’elle affectionnait particulièrement, et elle lui parlait comme s’il la comprenait, et, au printemps, elle l’ornait de fleurs, et l’agneau la suivait partout.

Un jour qu’elle chantait et jouait comme d’habitude avec son seul ami, un seigneur qui chassait dans les environs entendit sa voix fraîche et claire, et s’arrêta pour l’écouter, puis il se dirigea vers elle et lui dit :

— Bonjour, jeune bergère ; vous avez le cœur gai, à ce qu’il paraît.

— Le temps est beau, monseigneur, et j’ai du plaisir, aujourd’hui, à garder mes moutons sur la lande.

Le seigneur causa avec elle quelque temps, et il fut si enchanté de sa conversation et la trouva aussi si jolie, qu’il lui demanda si elle voulait se marier avec lui.

— Excusez-moi, répondit-elle, monseigneur ; je ne suis qu’une pauvre fille, une bergère gardant ses moutons sur la lande, et je ne possède rien ; voyez comme je suis mise !

— Oh ! cela ne fait rien, car il ne manque pas d’argent chez moi pour vous acheter de beaux habits et tout ce qui pourra vous faire plaisir.

— Grand merci, monseigneur, mais je ne veux pas me marier. Ce qui me plaît et me convient, c’est d’être bergère avec mes moutons, sur la lande.

Là-dessus, le seigneur s’en alla.

Un instant après, Marguerite vit s’avancer vers elle une dame si richement vêtue et si belle, qu’elle éclairait comme le soleil du bon Dieu, et le petit agneau blanc alla lécher ses pieds.

La belle dame parla de la sorte à la bergère :

— Bonjour, Marguerite, ma chère enfant, sage et aimée de Dieu.

— Bonjour, madame, répondit Marguerite, étonnée.

— Votre marâtre, mon enfant, pour vous causer de la peine, fera mettre à mort votre petit agneau blanc ; mais laissez-la faire : moi, je vous en dédommagerai.

— Jésus ! répondit Marguerite, désolée, faire mourir mon cher petit agneau blanc, qui n’a jamais fait de mal à personne !

Et le petit agneau se frottait contre la belle dame en bêlant : bééé ! bééé !

— Quand la chère bête sera morte, reprit la dame, demandez qu’on vous donne sa tête et ses quatre pieds. Je reviendrai vous voir et vous dirai l’usage que vous devrez en faire.

Alors la belle dame se retira, et Marguerite se mit à presser son petit agneau blanc sur son cœur et à le baiser, en versant des larmes.

Le vieux roi survint en ce moment et lui dit :

— Hélas ! mon enfant, il vous faudra vous séparer de cet ami si cher, car demain il sera mis à mort.

— Jésus, mon père, que me dites-vous là ? C’est mon seul compagnon et mon seul ami sur la terre, et vous voulez me l’enlever !

— Je ne puis plus résister aux obsessions de la reine, qui me demande sans cesse de le faire mettre à mort ; tantôt elle me disait encore : « Comme cet agneau doit être tendre et serait bon à la broche ! Nous avons, après-demain, un grand diner, et nous le mangerons rôti. »

— Mon père, vous êtes le maître, et vous en disposerez comme il vous plaira ; mais, si vous le faites mettre à mort, je vous demande en grâce de me donner sa tête et ses quatre pieds.

— Je demanderai à la reine, mon enfant, si elle consent à vous accorder votre demande.

Le vieux roi retourna au palais, et un domestique qui l’accompagnait passa une corde au cou de l’agneau et l’emmena.

— Eh bien ! demanda la reine au roi, que vous a répondu votre fille ?

— Elle n’a pas dit grand’chose, répondit le roi ; elle demande seulement qu’on lui donne la tête et les quatre pieds de son agneau, qu’elle regrette beaucoup.

— Qu’on les lui donne, si cela peut lui faire plaisir.

L’agneau fut tué sur le champ, et le lendemain matin, quand Marguerite se rendit à la lande avec ses moutons, selon son habitude, elle emporta dans son tablier sa tête et ses quatre pieds.

La belle dame revint la voir ce jour-là, et lui dit :

— Eh bien ! mon enfant, avez-vous pu obtenir la tête et les quatre pieds de votre agneau ?

— Oui, madame, les voilà.

Et elle les lui montra.

Alors la dame les prit et planta la tête au milieu de la lande et un pied à chaque coin. Et aussitôt, une fontaine d’eau claire et limpide jaillit à l’endroit où était la tête, et à la place où étaient les pieds poussèrent deux pommiers et deux poiriers couverts de fruits superbes.

La dame avait disparu, sans rien dire.

Marguerite, émerveillée de ce qu’elle voyait, voulut d’abord goûter de l’eau de la fontaine ; et elle y puisa avec une belle tasse d’argent, qui était attachée à la margelle avec une chaîne d’argent, et but.

— Dieu, comme cette eau est délicieuse ! s’écria-t-elle aussitôt.

Et elle en puisa une seconde tasse, but encore et trouva cette fois à l’eau un goût de vin, de vin délicieux. Elle alla alors visiter les pommiers et les poiriers. Les branches étaient trop hautes un peu pour qu’elle pût en cueillir les fruits ; mais elles s’abaissèrent d’elles-mêmes à sa portée, et elle cueillit pommes et poires, en mangea et les trouva délicieuses.

Désormais, quand elle en éprouvait le besoin, elle mangeait à discrétion du fruit de ses arbres, puisait de l’eau ou du vin à sa fontaine, et elle était heureuse, trouvait le temps court et chantait constamment.

Son père vint la visiter un jour, et fut bien étonné de voir la fontaine et les quatre arbres couverts de beaux fruits.

— Que signifie tout ceci, ma fille ? demanda-t-il.

— C’est la tête et les pieds de mon petit agneau blanc, que j’ai plantés en terre, mon père. Venez voir mes belles poires, mes belles pommes et ma belle fontaine.

Et elle conduisit son père jusqu’aux arbres. Le vieux roi voulut cueillir des pommes et des poires ; mais les branches s’élevaient d’elles-mêmes quand il essayait de les atteindre, et il fallut que Marguerite lui cueillît une pomme et une poire de chaque arbre.

Ils allèrent alors à la fontaine, et Marguerite y puisa avec la tasse d’argent, et la présentant au vieillard, elle lui dit :

— Buvez, mon père.

Le roi but et trouva l’eau délicieuse.

Marguerite remplit une seconde fois la tasse, et la lui présentant encore :

— Buvez, à présent, un peu de vin, mon père.

— Du vin, ma fille ! où donc ?

— Du vin de ma fontaine, mon père ; buvez, et voyez.

Le roi but la tasse tout d’un trait, puis une seconde et une troisième, si bien qu’il se trouva ivre et s’en retourna au palais en titubant et en chantant.

Quand la reine le vit revenir dans cet état :

— Où avez-vous été vous soûler de la sorte ? lui demanda-t-elle d’un ton aigre.

— J’ai été voir ma fille Marguerite, sur la grande lande.

— Oui, et vous lui avez porté du vin, et vous vous êtes enivrés ensemble.

— Non, vraiment, je ne lui ai pas porté de vin, et ce que j’ai bu a été puisé à une fontaine, une fontaine de vin qui est dans la grande lande ; il faut que vous voyez cela et que vous en buviez vous-même.

— Que dites-vous là ? Vous vous moquez de moi ; mais je vais à l’instant voir votre fille sur la lande, où je la trouverai sans doute dans un bel état.

Et la reine courut aussitôt à la grande lande. Mais quand elle vit la fontaine et les quatre arbres couverts de beaux fruits, elle resta un moment immobile et la bouche ouverte d’étonnement. Elle crut que Marguerite était sorcière, si bien qu’elle eut peur et lui parla avec douceur :

— Jésus ! mon enfant, les belles choses ! et comme vous devez vous trouver bien ici !

— Oui, vraiment, ma mère ; venez goûter mes fruits.

Et elle la conduisit aussi jusqu’aux arbres, et comme les branches s’élevaient encore d’elles-mêmes quand la reine voulait les atteindre, Marguerite lui cueillit des pommes et des poires, qu’elle trouva délicieuses. Puis elles allèrent à la fontaine, et la reine s’y enivra aussi, et s’en retourna au palais en dansant et en chantant, tout comme le roi.

Le seigneur chasseur, qui songeait toujours à la jolie bergère qu’il avait rencontrée sur la grande lande avec ses moutons, revint aussi lui rendre visite, et fut tout émerveillé à la vue du changement qui s’était opéré dans ces lieux. Il mangea aussi une pomme et une poire, but de l’eau et du vin de la fontaine, et s’enivra. Il fit alors la cour, à Marguerite, et lui fit tant de belles promesses et de serments d’amour, qu’elle finit par lui promettre de le prendre pour mari.

Les noces furent célébrées dans le château du nouveau mari, qui était un riche seigneur, et il y eut de grands festins et de belles fêtes.

Le roi et la reine y assistèrent avec Louise, qui n’était pas encore mariée, et qui enrageait de voir le bonheur de Marguerite. On servit sur la table des pommes, des poires, de l’eau et du vin de la grande lande, où Marguerite gardait ses moutons, et tout le monde en faisait l’éloge. Quelqu’un des convives dit alors à la nouvelle mariée :

— Vous serez mieux dans ce beau château, madame, que sur la grande lande avec vos moutons.

— Je me trouvais très-bien avec mes moutons, sur la grande lande, répondit-elle, et je regretterai ma belle fontaine avec mes pommiers et mes poiriers aux fruits si délicieux ; je voudrais les voir ici, dans le jardin du château.

En se levant de table, la société alla se promener dans le jardin, et grand fut l’étonnement de chacun d’y voir la fontaine de la grande lande, avec les deux pommiers et les deux poiriers, un à chaque coin du jardin, et toujours chargés de fruits ; et près de la fontaine se tenait une belle dame vêtue tout en blanc et brillante comme le soleil du bon Dieu. Et la belle dame monta au ciel devant toute la société, en souriant à Marguerite et en lui disant :

— Au revoir, au ciel, dans le palais de la sainte Trinité.

Tout le monde vit clairement, alors, que cette belle dame était la sainte Vierge elle-même[67].


(Conté par Anna Levrien, serrvante, de la commune
de Prat, 1872.)



XIII


les deux frères et la sœur.



Il y avait une fois un roi de France qui avait un fils, lequel n’aimait rien autant que la chasse.

Un jour qu’il était à la chasse, le jeune prince vit une paysanne qu’il trouva si belle, qu’il en devint amoureux sur le champ et voulait l’épouser. Son père fit tout ce qu’il put pour l’en détourner ; mais ce fut en vain.

Il se maria donc à la belle paysanne, qui se nommait Marguerite, et l’emmena avec lui à Paris, au palais de son père. Une sœur qu’elle avait, et qui se nommait Jeanne, y vint aussi avec elle ; mais Jeanne était jalouse de Marguerite, en la voyant mariée au fils du roi de France, pendant qu’elle restait fille (et il faut dire aussi qu’elle n’était pas belle du tout), et elle ne cherchait que l’occasion de lui faire du mal et de la perdre.

Six mois après le mariage, la guerre fut déclarée au roi de France par un autre roi, et le prince fut obligé de partir à la tête des armées, son père étant trop vieux pour les commander. Il regretta vivement de quitter si tôt sa jeune femme, qu’il aimait plus que jamais et qu’il laissait enceinte.

Jeanne gagna la sage-femme de sa sœur, à force d’argent, et obtint d’elle que, aussitôt la princesse accouchée, elle substituerait un petit chien à l’enfant nouveau-né.

Quand son temps fut venu, la princesse donna le jour à un fils, un enfant superbe ; mais la sage-femme traîtresse le jeta aussitôt par la fenêtre et présenta à la mère un petit chien, qu’elle avait eu soin de se procurer à l’avance[68].

— Dieu ! que me montrez-vous là ? s’écria Marguerite à cette vue.

— Hélas ! madame, c’est la volonté de Dieu, et le mieux est d’accepter sans murmurer ce qu’il nous envoie, répondit la diablesse.

— Et que dira mon mari, grand Dieu ? Il faudra ne lui rien dire de ceci avant son retour de la guerre.

Et voilà la pauvre mère bien désolée. Quant à Jeanne et à la sage-femme, elles ne perdirent pas de temps pour écrire au prince, à l’armée, et lui dire que sa femme était accouchée d’un petit chien. Le prince se contenta de dire :

— Puisque c’est la volonté de Dieu !

Puis il écrivit à sa femme, pour la rassurer et la consoler.

L’enfant, que la sage-femme avait jeté par la fenêtre, aussitôt après sa naissance, était tombé sur un buisson de roses et n’avait éprouvé d’autre mal que quelques légères écorchures. Un ermite, en passant près du palais, au point du jour, entendit des gémissements. Il s’approcha et fut étonné de trouver un petit enfant qui venait de naître.

— Pauvre créature du bon Dieu ! s’écria-t-il. Si je n’étais venu à passer, tu allais mourir là, sans baptême.

Et il l’emporta dans un pli de sa robe, le fit baptiser et le mit en nourrice dans le voisinage.

Quand la guerre fut terminée, le prince revint à la maison. Il embrassa sa femme bien tendrement, et ne lui parla jamais du malheur qui lui était arrivé.

Mais la guerre se ralluma peu de temps après, et il lui fallut partir encore. Il laissait, comme la première fois, sa femme enceinte. Quand son temps fut arrivé, elle donna le jour à un second fils, aussi beau que le premier. La sage-femme lui substitua encore un petit chien, et ce second enfant fut jeté par la fenêtre, comme le premier, et les deux couleuvres, Jeanne et la sage-femme, écrivirent encore au prince que sa femme avait, pour la seconde fois, donné le jour à un petit chien.

La douleur du prince fut grande à cette nouvelle ; mais, comme la première fois, il se contenta de dire :

— Puisque c’est la volonté de Dieu !

Et il écrivit encore à sa femme, pour la rassurer et la consoler. Mais sa lettre fut interceptée par Jeanne et la sage-femme.

Le second enfant avait été recueilli par le même ermite, qui passait tous les matins sous les fenêtres du château.

— Ah ! s’écria-t-il, indigné, voilà donc les mœurs des habitants des palais !

Et il emporta la petite créature dans un pli de son manteau, la fit baptiser et la mit en nourrice, comme l’autre.

Lorsque la guerre fut terminée, le prince revint à Paris, et il revit sa femme avec la même joie que la première fois ; mais, quelques mois après, il lui fallut la quitter pour la troisième fois, car la guerre s’était rallumée, et il la laissait encore enceinte.

Elle donna le jour à un troisième enfant, une fille, cette fois. La sage-femme la jeta par la fenêtre, comme les autres, et montra à la mère une petite chatte, en lui assurant que c’était là le fruit qu’elle avait porté. Pour le coup, la pauvre femme se crut maudite de Dieu, et sa douleur était extrême.

Le même ermite recueillit encore l’enfant et la fit baptiser, lui servit de parrain et lui donna pour marraine la sainte Vierge. Elle fut nommée Marie.

Cependant la sage-femme et Jeanne, ces deux couleuvres de l’enfer, écrivirent au prince, qui était toujours à l’armée, et lui marquèrent que sa femme menait mauvaise vie, et qu’après avoir eut deux petits chiens, elle venait encore de donner le jour à une chatte, tout cela par la vertu de l’esprit malin, qui avait tout empire sur elle.

— C’en est trop, à la fin ! s’écria le prince, furieux.

Et il écrivit pour donner l’ordre de renfermer sa femme dans une basse-fosse, avec du pain et de l’eau pour toute nourriture, jusqu’à son retour.

Quand la guerre fut terminée, le prince revint à la maison, et sa belle-sœur et la sage-femme lui dirent tant de mal de la princesse, qu’il refusa de l’aller voir dans sa prison. Il ordonna même de l’y laisser mourir de faim, et se maria à Jeanne.

Personne ne parlait plus à la cour de la pauvre princesse, et tout le monde la croyait morte. Mais le vieux roi, qui avait le cœur bon et qui soupçonnait quelque noire trahison, chargea, une femme de faire parvenir à la prisonnière quelque nourriture par un trou qu’il fit pratiquer dans le mur de la prison.

Cependant, l’ermite élevait et instruisait de son mieux les trois enfants. Comme il ne vivait que d’aumônes, il allait tous les jours mendier pour eux de porte en porte ; mais le monde jasa bientôt sur son compte. On se demandait si ces enfants n’étaient pas ses propres enfants à lui, et, autres choses semblables, et la charité s’attiédissait sensiblement, et le pauvre ermite s’en revenait tous les jours avec sa besace moins lourde. Enfin, il se vit un jour obligé de se séparer de ses enfants. Il les aimait comme s’il eût été leur vrai père ; aussi, son cœur en fut-il navré de douleur. En leur faisant ses adieux, il dit à Marie :

— Tenez, mon enfant, voici une baguette blanche que je vous donne et qui vous sera utile plus d’une fois. Gardez-la précieusement, et ne vous en dessaisissez jamais. Quand vous direz : « Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, je désire telle ou telle chose ! » aussitôt votre souhait s’accomplira, quel qu’il puisse être, à la condition pourtant que vous ne demandiez rien de mal.

Marie prit la baguette blanche des mains de l’ermite, et les trois enfants partirent, les larmes aux yeux. Ils prirent la première route qui s’offrit à eux et marchèrent à la grâce de Dieu.

La nuit les surprit dans un grand bois. Les voilà bien embarrassés, car ils ne voyaient aucune habitation, aucune hutte de sabotier ou de charbonnier. Ils avaient grand’peur des loups. Un des deux garçons monta sur un arbre, et il aperçut une lumière au loin.

— Il faut nous diriger sur cette lumière, dit-il.

— Et si c’est une caverne de brigands ? dit Marie.

— Allons toujours, à la grâce de Dieu, car si nous restons ici, nous serons mangés par les loups.

Ils marchèrent donc vers la lumière, et arrivèrent à une hutte faite de branchages et d’herbes sèches. Ils regardèrent par une fente de la porte et virent une petite vieille femme qui mêlait de la bouillie dans un bassin sur le feu. Ils n’osaient pas entrer. Enfin, après avoir hésité quelque temps, ils poussèrent la porte, qui céda facilement.

— Bonsoir, grand’mère, dit l’aîné du seuil de la hutte.

— Bonsoir, mes enfants, répondit la vieille.

— Auriez-vous la bonté de nous donner l’hospitalité pour la nuit ?

— Je n’ai rien à vous donner à manger, mes pauvres enfants, qu’un peu de bouillie d’avoine que je prépare pour mon souper, et il y en a si peu ! Je n’ai aussi qu’un seul lit.

— Si vous vouliez nous loger quand même, nous passerions la nuit sur la pierre du foyer.

— Entrez alors, mes pauvres enfants, car j’ai pitié de vous.

Les enfants entrèrent et racontèrent leur histoire à la vieille. Celle-ci les écouta avec intérêt, puis elle leur dit :

— Vous êtes bien jeunes, mes pauvres enfants, pour être ainsi seuls par les chemins ; mais, si vous voulez rester ici avec moi, je partagerai avec vous le peu que je possède.

Les enfants acceptèrent.

Le lendemain matin, l’aîné, qui s’appelait Fanch (l’autre avait nom Allain), dit à Marie :

— Écoute, sœur, tu n’as encore fait aucun usage de la baguette blanche de notre père l’ermite ; si tu demandais deux fusils, un pour Allain et l’autre pour moi, nous irions chasser tous les jours dans le bois, pendant que toi tu resterais à la maison avec la vieille, pour l’aider à nous préparer à manger le gibier que nous prendrions.

— Tu as ma foi raison, frère, répondit Marie, et je vais suivre ton conseil.

Et prenant à la main sa baguette, elle dit :

— Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, je désire avoir deux bons fusils de chasse pour mes deux frères.

Et aussitôt deux beaux fusils de chasse se trouvèrent par enchantement aux mains des deux frères. Ils allèrent à la chasse, et s’en revinrent le soir, chargés de gibier.

Le lendemain, ils partirent encore de bonne heure ; mais, la vieille leur dit auparavant :

— Ne vous aventurez pas trop loin dans le bois, mes enfants, et si vous voyez un château, gardez-vous bien d’y entrer.

Il y avait quinze jours que les deux frères chassaient dans le bois et revenaient, chaque soir, chargés de gibier ; ils approvisionnaient la cabane de la vieille, qui en était fort contente.

Enfin, un jour, ils ne rentrèrent pas à leur heure ordinaire. Il y avait longtemps que le soleil était couché, et ils n’arrivaient pas, et leur sœur et la vieille aussi en étaient inquiètes.

— Hélas ! dit la vieille, je sais bien ce qui leur est arrivé : ils seront entrés dans le château, malgré mes recommandations.

Marie ne fit que pleurer toute la nuit. Le lendemain matin, voyant que ses frères n’étaient pas encore rentrés, elle dit :

— Je veux aller les chercher au château.

— Hélas ! ma pauvre enfant, lui répondit la vieille, cela n’est pas aussi facile que vous le croyez ; mais, comme vous avez été bonne et charitable pour moi, je ne vous abandonnerai pas dans la peine et le chagrin. Écoutez bien ce que je vais vous dire, et si vous m’obéissez de tout point, vous pourrez sauver vos frères, et même d’autres avec eux. Beaucoup sont déjà allés dans ce château, des princes, des ducs et des comtes, des gens de toute condition, et, depuis trois mille ans que je suis ici, je n’en ai vu personne revenir.

— Jésus mon Dieu ! s’écria Marie.

— Ne tremblez pas ainsi, mon enfant, reprit la vieille, car avec mon aide vous pourrez en revenir, vous, si vous suivez mes conseils de point en point. Dans ce château habite une princesse belle comme le jour. Tous les jours, elle va se baigner dans une fontaine qui est dans le jardin du château, sous un laurier. Elle reste une heure entière, dans l’eau, et, pendant ce temps, la porte est grande ouverte, et chacun peut y entrer. Mais quand la princesse sort de la fontaine, la porte se referme aussitôt d’elle-même, et personne ne peut plus sortir, et tous ceux qui sont entrés sont retenus là, enchantés sous différentes formes. Il faut qu’à midi juste vous soyez à la porte du château. Aussitôt que la porte s’ouvrira, vous entrerez dans la cour. D’abord vous ne verrez personne. Aller vite dans le jardin, et ne vous arrêtez pas à admirer les belles choses que vous verrez partout par là. Courez à la fontaine, qui est sous un buisson de laurier. Vous y verrez la princesse se baignant, son corps sous l’eau et ses beaux cheveux d’or flottant au-dessus. Saisissez promptement une poignée de ses cheveux ; enroulez-la autour de votre main, et secouez fortement la princesse. Elle jettera les hauts cris et pleurera, et vous priera de la lâcher ; mais ne l’écoutez pas. Alors elle aura recours à la menace ; ne vous effrayez pas, et ne lâchez prise que lorsqu’elle aura promis de vous rendre vos frères ; sains et saufs. N’ayez pas peur non plus des chiens que vous verrez attachés dans la cour, quand vous entrerez. Voilà ce qu’il vous faudra faire exactement avant d’avoir vos deux frères et de sauver avec eux une infinité d’autres qui, comme eux, sont retenus sous des charmes dans ce maudit château. Si vous ne suivez pas de point en point mes instructions, vos frères sont perdus à tout jamais, et vous-même le serez avec eux.

Marie écouta attentivement les recommandations de la vieille, puis elle se mit en route.

Elle arriva au château ; elle y entra à l’heure de midi, et pénétra jusqu’au jardin, sans se laisser effrayer par une foule de chiens de toute dimension et de toute couleur, qui se mirent à aboyer après elle, quand elle traversa la cour. Elle alla droit à la fontaine et vit la princesse qui s’y baignait, ses beaux cheveux d’or flottant sur l’eau.

Elle saisit une poignée de ses cheveux, l’enroula autour de sa main droite et secoua fortement la princesse. Celle-ci cria, supplia, puis menaça, mais le tout en vain, car la jeune fille ne lâchait pas prise et disait :

— Rendez-moi mes frères ! rendez-moi mes frères !

Elle finit par promettre de les rendre, et Marie lâcha prise alors. La princesse sortit de la fontaine, s’habilla et dit à Marie :

— Mille bénédictions soient sur vous, car vous m’avez délivrée, moi et une foule d’autres qui, depuis tant d’années, étions retenus ici enchantés par un magicien. Tout à l’heure, quand vous arriverez dans la cour où vous avez vu tant de chiens enchaînés quand vous êtes entrée, au lieu de chiens, vous verrez autant de princes, de ducs, de seigneurs et de gens de toute condition, qui étaient venus ici pour me délivrer, et que le magicien a changés en chiens. Ils s’empresseront autour de vous, pour vous remercier de les avoir délivrés, puis ils partiront dans toutes les directions, pour se rendre à leur pays, car à partir de ce moment, le magicien aura perdu tout pouvoir sur eux. Quand ils seront tous partis, nous monterons tous les quatre, vos deux, frères et nous deux, dans le char du magicien, qui vole dans l’air, comme un oiseau, et nous partirons aussi.

Marie fit tout comme lui avait recommandé la princesse, et quand les autres furent tous partis, ils montèrent tous les quatre sur le char du magicien et s’envolèrent aussi.

Chemin faisant, la princesse révéla à ses trois compagnons le secret de leur naissance et la trahison dont ils étaient victimes.

En passant au-dessus d’une grande plaine, elle dit à Marie :

— Voici la plaine où votre père passe la revue de son armée ; demandez que, par la vertu de votre baguette blanche, il s’y élève instantanément un château plus beau que celui du roi, et moi, par mon pouvoir, je ferai que la toiture en soit toute constellée d’étoiles brillantes.

Marie, qui avait toujours sa baguette blanche avec elle, dit :

— Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, qu’il s’élève sur le champ, dans cette plaine, un château plus beau que celui du roi mon père.

Et aussitôt un château magnifique s’éleva par enchantement sur la plaine, et alors la princesse, qui était aussi magicienne, en sema la toiture d’étoiles aussi belles et aussi brillantes que celles qui brillent au firmament, par une belle nuit d’été.

— Que signifie ceci ? s’écria le roi à cette vue, et qui donc a été assez hardi pour élever un pareil château en face du mien, sans ma permission ?

Et il appela son premier général et lui dit :

— Allez vite saisir le maître de ce château, et amenez-le devant moi.

Il était bien en colère, le roi.

Le général partit, accompagné de cinq cents soldats. Quand ils furent à cinquante pas du château, ils mirent leurs fusils en joue, pour tirer dessus. La princesse en voyant cela, dit à Marie :

— Dites à présent : « Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, qu’ils restent tous immobiles, dans cette position, à l’exception de deux d’entre eux, qui pourront en aller avertir le roi. »

Marie prononça les paroles, et aussitôt les soldats, avec leurs capitaines et le général lui-même, restèrent immobiles, comme des statues de pierre, chacun dans la posture où il se trouvait au moment où les paroles furent prononcées. Deux seulement conservèrent la liberté de leurs mouvements et coururent avertir le roi de ce qui se passait.

— Que signifie ceci ? dit le roi en colère ; vous moquez-vous de moi ? Il faut que j’aille voir moi-même.

Mais, au moment où il sortait de son palais, la princesse dit à Marie :

— Dites à présent ; « Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, que la mer entoure de tous côtés le palais du roi et l’y retienne prisonnier. »

Marie prononça les paroles, et quand le roi voulut sortir, il recula de frayeur en voyant la mer au seuil de son palais. Il voulut fuir par une porte de derrière ; mais, là encore, il trouva la mer, qui l’arrêta court. Sa frayeur était extrême.

La princesse dit encore à Marie :

— Dites à présent : « Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, que la mer se retire, afin que le roi puisse venir jusqu’à nous. »

Et Marie prononça les paroles, et la mer se retira aussitôt. Alors le roi se dirigea vers le château merveilleux.

En passant près de ses soldats, qui étaient toujours immobiles comme des statues, le fusil à l’épaule, il leur cria :

— Tirez donc, imbéciles !

Mais les soldats restaient toujours immobiles, et pas un coup ne partait.

La princesse, Marie et ses deux frères s’avancèrent au devant du roi, en riant de le voir tant en colère.

— Vous avez là de bien mauvais soldats, sire, lui dit la princesse. Mais comme ils sont immobiles sous les armes ! Commandez-leur donc de tirer ; Il y a assez longtemps qu’ils visent, il me semble !

Et le roi, furieux, commanda : Feu !... feu !...

Mais rien ne bougea.

— Comment ! vos soldats ne vous obéissent donc pas, sire ? reprit la princesse ; je parie qu’ils préfèrent être commandés par cette jeune fille, à qui ils obéiront certainement.

Et elle fit signe à Marie, qui dit :

« Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, que ces soldats puissent tirer et recouvrent la liberté de leurs mouvements.

Et aussitôt tous les fusils partirent à la fois, et les soldats recouvrèrent la liberté de leurs mouvements.

Le roi n’en revenait pas de son étonnement ; mais toute sa colère était tombée à la vue de la princesse et de Marie. Il se sentait attiré vers cette dernière surtout ; son cœur battait plus fort, et il lui semblait que son sang parlait. Il en devint amoureux fou et voulait l’épouser sur le champ.

— Quand vous connaîtrez la vérité, sire, lui dit la princesse, vous changerez de langage. Demain, nous irons tous les quatre vous rendre visite dans votre palais, et je vous dirai des choses qui vous étonneront.

Le roi ne pouvait se décider à s’en aller ; il se sentait attiré vers Marie et ses frères par quelque puissance secrète et qu’il ne s’expliquait pas. Il partit pourtant, mais à regret.

Le lendemain, les habitants du nouveau château vinrent lui rendre visite dans son palais, comme ils le lui avaient promis ; et comme il parlait toujours de se marier à Marie, la princesse lui dit :

— Ah ! sire, si vous saviez !... Vous marier à votre fille !...

— Comment ! ma fille ?...

— Oui, votre fille. Regardez-la bien, ainsi que ces deux jeunes princes, ses frères. Eh bien ! tous les trois sont vos enfants. Voici les deux chiens que votre femme mit au monde d’abord, — et elle lui montra les deux jeunes princes, — et voici la chatte dont elle accoucha ensuite, — et elle lui montrait Marie.

— Serait-ce possible ?

— Oui, je vous le dis, voilà vos enfants !

Et le vieux roi les embrassa, en pleurant de joie et de bonheur.

— Oh ! ma pauvre femme ! s’écria-t-il alors.

— Votre femme, que vous croyez morte depuis longtemps, vit encore, reprit la princesse. Allons tous ensemble la voir dans la prison où vous l’avez fait enfermer.

Et ils se rendirent ensemble à la prison, et y trouvèrent la reine vivante et en bonne santé. Alors ils tombèrent dans les bras les uns des autres et pleurèrent de joie de se trouver réunis.

— À chacun suivant ses œuvres ! s’écria alors le roi.

Et il donna l’ordre d’écarteler entre quatre chevaux la sage-femme et Jeanne, la sœur de la reine et qui était aussi devenue sa femme.

L’ordre fut exécuté sur le champ.

La reine Jeanne mourut presque aussitôt sortie de sa prison, et le roi épousa alors la princesse du château enchanté, et il y eut un grand festin.

Quand tout le monde était assis à table, on vit entrer dans la salle une petite vieille femme, toute courbée sur son bâton. Marie reconnut aussitôt la vieille femme du bois, qui l’avait recueillie avec ses frères et conseillée, et elle se leva et alla la recevoir. Mais, dès qu’elle lui eut touché la main, la vieille devint une jeune femme très-belle, et elle parla ainsi à Marie :

— Je suis la sainte Vierge, votre marraine : c’est moi qui vous ai conseillée et protégée dans le danger. Ne m’oubliez pas ; vivez sagement ; soyez charitable envers les pauvres, et nous nous reverrons encore ailleurs.

Puis elle disparut.


(Conté par Catherine Doz, femme Colcanab, mendiante.
Plouaret, 1869.)


Ce conte a été altéré par l’introduction de l’élément chrétien, car il devait être, à l’origine, complètement païen, et la sainte Vierge était tout simplement une fée, reconnaissable, du reste, à sa baguette magique.

Je ne l’ai compris dans la catégorie des Légendes chrétiennes ainsi que le précédent et les deux suivants, que comme exemple de la manière dont les fables païennes ont été souvent christianisées par le peuple.




XIV


l’oiseau bleu



Il y avait une fois un roi qui était veuf. Il n’avait qu’un enfant, une fille, qui était la plus belle princesse qu’il fût possible de voir sous l’œil du soleil.

Dans un royaume voisin, il y avait une reine, veuve aussi, et qui n’avait également qu’un enfant, une fille, mais laide et disgracieuse au possible. On l’appelait la princesse de Saint-Turuban.

Le favori du roi dit un jour à son maître qu’il devrait se remarier.

— Non, répondit-il ; c’est bien assez d’une fois.

— Je connais pourtant une personne qui vous conviendrait parfaitement, reprit le favori.

— Vraiment ? Qui donc ? demanda le roi, intrigué.

— La princesse de Saint-Turuban.

— Je n’en ai jamais entendu parler. Où demeure-t-elle, cette princesse-là ?

— Dans un royaume qui touche au vôtre, du côté du levant.

— Non, je ne veux pas me remarier.

Pourtant, le roi rêva plus d’une fois de la princesse de Saint-Turuban, et, à quelques jours de là, il dit à son favori :

— J’ai pensé à ce que vous m’avez dit l’autre jour, et je ne serais pas fâché de voir la princesse de Saint-Turuban.

— Je vous conduirai, quand vous voudrez, jusqu’à elle, sire.

— Eh bien ! nous partirons demain matin.

Le lendemain matin, de bonne heure, ils se mirent donc en route, montés sur deux superbes chevaux, et, après plusieurs jours de marche, ils arrivèrent devant le palais de la princesse de Saint-Turuban. Quelle merveille que ce palais ! Le roi n’avait jamais rien vu qui pût lui être comparé. La princesse les accueillit on ne peut mieux, et ils passèrent plusieurs jours avec elle. La princesse était fort belle, et le roi en devint amoureux fou dès qu’il la vit. Il lui fit sa déclaration et ne fut pas repoussé. Bref, on prit jour pour célébrer le mariage, à un mois de là.

Les deux filles des nouveaux époux, celle du roi, qui était si belle et qui s’appelait Marie, et celle de la princesse de Saint-Turuban, qui n’était pas belle et qui se nommait Jeanne, étaient aussi de la noce, comme de juste. Après le repas, il y eut des danses, et tous les jeunes et beaux cavaliers s’empressaient autour de Marie, et voulaient danser avec elle. Jeanne, au contraire, bien que couverte d’or et de diamants, était délaissée, et personne ne se souciait d’elle, ce qui faisait qu’elle était fort dépitée et de mauvaise humeur. Voyant cela, un jeune page alla l’inviter à danser avec lui, par pure politesse.

— Moi danser avec vous, un page, un domestique !... lui dit-elle d’un ton de dédain et de mépris.

Après cela, personne ne s’adressa plus à elle, et elle resta seule, dans un coin, pleurant de colère et méditant de se venger.

Les noces terminées, le roi revint dans son royaume avec la princesse de Saint-Turuban, et il fut convenu que les deux princesses seraient traitées en tout absolument de la même manière. Le roi trouva bon qu’on leur confiât à tour de rôle l’administration de la dépense de la table, et qu’elles apprissent même à faire la cuisine, cela pouvant leur être utile plus tard. Ce fut Marie qui commença, pendant un mois. Comme elle était douce et polie, et bien élevée, elle était obéie et aimée de tout le monde. Elle recevait avec plaisir et reconnaissance les avis et les conseils de la cuisinière, qui lui apprit le secret de ses meilleures sauces et le reste, et jamais le roi et la reine n’avaient été plus contents de la manière dont leur table était servie et la dépense du palais administrée.

Quand le mois fut écoulé, ce fut le tour de Jeanne de descendre à la cuisine. Tout changea alors. Elle repoussait et insultait la cuisinière, ainsi que tout autre qui voulait lui donner quelque bon conseil, et n’en faisait jamais qu’à sa tête. Aussi, tout allait-il on ne peut plus mal.

Jamais les repas n’étaient prêts à l’heure ; les rôts étaient le plus souvent brûlés, les sauces ou trop épicées, ou trop douces, et les dépenses avaient doublé. Le roi était mécontent.

Voyant cela, la reine songea aux moyens de se débarrasser de Marie et de la perdre. Elle dit un. jour au roi :

— Puisque votre fille est si bonne ménagère et si habile à administrer une maison, il faut l’envoyer quelque temps administrer mon palais et mes gens, puis ma fille ira aussi, à son tour.

Le roi, qui ne songeait pas à mal, approuva fort cette idée, et Marie fut envoyée administrer le palais de sa marâtre. Mais celle-ci avait écrit d’avance à une amie sorcière qu’elle y avait laisséee et lui avait recommandé de faire usage de son art pour rendre la jeune fille aussi laide et maussade qu’elle était jolie et gracieuse. Marie était si jolie, si douce et si affable, qu’elle gagna et séduisit sans peine tout le monde, et la sorcière elle-même ne put résister au charme. En effet, quand elle pénétra, la nuit, dans sa chambre, tenant d’une main une lumière et de l’autre un liquide qu’elle avait préparé pour mettre à exécution l’ordre de la reine, elle fut si frappée de la beauté, de la douceur et de la bonté répandues sur tous les traits de la jeune fille, qui dormait d’un sommeil si paisible, qu’au lieu de lui faire du mal, comme c’était d’abord son intention, c’est le contraire qu’elle fit. Après l’avoir admirée quelque temps, en silence, elle dit :

— Elle est bien belle ! Eh bien ! je veux qu’elle soit beaucoup plus belle encore, et qu’à chaque parole qu’elle prononcera, un diamant lui tombe de la bouche.

Puis elle s’en alla.

Quand Marie se leva, le lendemain matin, chacun qui la voyait restait en admiration devant elle, tant elle était belle. De plus, elle parfumait l’air partout où elle passait, et à chaque parole qu’elle prononçait, un diamant lui tombait de la bouche. Elle enrichit ainsi tous ceux qui l’approchaient, et tous l’adoraient.

Quand elle eut été quelque temps ainsi dans ce palais, sa marâtre la fit revenir chez son père. Mais quel ne fut pas son désappointement, lorsqu’au lieu du monstre de laideur qu’elle s’attendait à recevoir des mains de son amie la sorcière, elle vit une merveille de beauté, qui éclairait comme le soleil, et dont la vue seule réjouissait les cœurs attristés et rendait la santé aux malades !

Furieuse, elle écrivit de nouveau à la sorcière, pour lui reprocher de n’avoir pas obéi à son ordre. Elle lui recommanda en même temps d’employer toute sa science pour rendre beaucoup plus belle que Marie sa fille Jeanne, qu’elle chargeait de lui porter sa lettre.

Jeanne partit, en effet, pour administrer, à son tour, le palais de sa mère. Elle remit la lettre à la sorcière et lui dit, d’un ton insolent, qu’elle se gardât bien de manquer de faire ce qui y était marqué. Puis elle rassembla dans la grande salle tout le personnel du palais, leur parla avec hauteur et mépris, et les menaça du bâton à la moindre faute, ou s’ils trouvaient à redire à ce qu’elle ferait ou dirait.

On avait bien envie de rire en l’entendant parler de la sorte, et à voir les airs qu’elle prenait ; mais on n’osait pas.

— Nous sommes loin d’avoir gagné au change ! se disait-on ; nous serons bien malheureux, si elle nous reste longtemps.

Elle ne trouva rien de bien dans tout le palais ; elle ne fit que gronder, grogner et injurier tout le monde. Elle voulait tout bouleverser.

La nuit venue, la sorcière pénétra doucement dans sa chambre, et, en voyant sa tête sur un oreiller blanc et garni de dentelles, toute bouffie, rouge et la bouche grande ouverte, elle crut voir un énorme crapaud, et ne put s’empêcher de rire.

— Elle est bien laide ! se dit-elle. Eh bien ! qu’elle soit beaucoup plus laide encore ; que son haleine soit puante à tuer les mouches à dix pas, et qu’à chaque parole qu’elle prononcera, un crapaud lui tombe de la bouche !...

Puis elle s’en alla.

Le lendemain matin, quand la Jeanne descendit, ceux qui la voyaient se cachaient la face d’horreur et s’enfuyaient. Elle se mit alors à injurier et à maudire, et, à chaque mot, un crapaud lui tombait de la bouche, si bien qu’il y en eut bientôt partout dans le palais.

Personne ne pouvait supporter son haleine. Il lui fallut retourner auprès de sa mère. Quand celle-ci, qui s’attendait à revoir sa fille belle comme le jour, vit le monstre qui lui revenait, elle entra dans une telle fureur, qu’elle faillit en mourir. Elle enferma Jeanne dans une chambre, et ne la fit voir à personne.

À quelque temps de là, le roi partit pour un voyage assez lointain. La reine crut l’occasion favorable pour en finir avec Marie, qui lui était devenue plus odieuse encore depuis la dernière mésaventure de sa fille. À peine le roi fut-il sorti du palais, qu’elle chargea deux valets d’emmener avec eux Marie dans un bois voisin, de l’y mettre à mort et de lui apporter son cœur, pour qu’elle fût sûre que son ordre avait été mis à exécution. Elle paya ces deux hommes pour lui garder le secret.

Les deux valets arrachèrent la pauvre fille de son lit, au milieu de la nuit, et la traînèrent dans le bois. Mais ils furent si touchés de sa beauté, de sa douceur et de ses plaintes, qu’ils n’eurent pas le cœur de la mettre à mort. Ils la laissèrent aller en liberté, et tuèrent un lièvre, dont ils présentèrent le cœur à la reine, comme étant celui de la fille de son mari.

Cependant, la pauvre Marie, abandonnée dans le bois, y passa la nuit, pleine de crainte et d’inquiétude, car elle entendait les loups hurler de tous côtés. Au point du jour, elle se mit en route, pour s’éloigner de sa marâtre. Après avoir marché plusieurs jours, au hasard, elle arriva à un couvent de religieuses, et y demanda l’hospitalité pour la nuit. Les religieuses, lui voyant si bonne mine, eurent pitié d’elle et l’accueillirent avec bonté, et comme elle savait faire la cuisine, elles la gardèrent comme cuisinière.

Ce couvent-là appartenait à un riche seigneur, qui venait le visiter de temps en temps. Dans une de ses visites, il remarqua Marie, et il fut si frappé de sa beauté et de son bon air, qu’il demanda qui elle était, et d’où elle venait. On lui répondit que c’était une pauvre fille abandonnée, et qu’on l’avait prise par charité dans le couvent.

De retour chez lui, le seigneur ne faisait que rêver de la jeune fille, et il retourna au couvent, quelques jours après, afin d’avoir de plus amples renseignements à son sujet. Les religieuses ne purent lui en dire autre chose, sinon qu’elle était arrivée, un soir, à la porte du couvent, exténuée de fatigue et de faim, et que, la voyant si jeune et si jolie, on l’avait prise, par pitié, afin qu’elle ne fût pas seule et sans protection par le monde, exposée à toutes sortes de dangers. Du reste, on était très-content d’elle ; elle était laborieuse, pieuse, et pleine de douceur et de soumission.

Le seigneur, de plus en plus intrigué, demanda qu’on la fît venir en sa présence. On la lui amena, toute timide et rougissante, et il lui demanda :

— Qui êtes-vous, mon enfant, et de quel pays ?

— Je suis la fille d’un roi, répondit-elle en baissant les yeux.

— La fille d’un roi !... Mais de quel roi donc ? Et pourquoi, alors, avez-vous quitté la maison de votre père ?

Elle tint ses yeux fixés à terre et ne répondit pas.

Le seigneur fut si charmé de sa beauté et de son maintien, qu’il devint amoureux fou d’elle et voulut l’épouser sur le champ. Bref, on fixa le jour du mariage, et des invitations furent envoyées de tous les côtés. On invita tout d’abord le roi et la reine, car ce seigneur était un des plus riches et des plus puissants du royaume. Ils vinrent au jour convenu, comme tout le monde, et en grand équipage.

Lorsque le père de Marie fut de retour du voyage dont il a été parlé plus haut, la reine lui avait fait croire que sa fille s’était échappée, une nuit, de sa chambre, sans doute pour suivre quelque galant, et que personne ne savait ce qu’elle était devenue. Comme il aimait sa fille, et qu’il était loin de soupçonner tant de méchanceté chez la reine, il la pleura beaucoup, et il pensait souvent à elle. Quand on lui présenta la fiancée, à la noce, il la reconnut tout de suite et s’écria :

— Ma fille Marie !

Et il se jeta dans ses bras, l’embrassa tendrement et pleura de joie. La reine, dissimulant son dépit et sa colère, l’embrassa aussi et feignit d’être heureuse de la retrouver ; mais, au fond, elle était bien contrariée. Les noces furent alors célébrées avec pompe et solennité, et les festins, les jeux et les réjouissances de toute sorte durèrent quinze jours, et tout le monde était heureux, si ce n’est pourtant la reine et sa fille.

Au bout de neuf mois ou environ, Marie donna le jour à un fils, un enfant superbe. Le roi devait en être le parrain, et il se rendit au château de son gendre, et la reine l’y accompagna aussi. Mais celle-ci, avant de partir, avait été consulter une autre sorcière, et l’avait bien payée pour lui indiquer un moyen de se défaire sûrement de la fille de son mari. La sorcière consulta ses livres, puis elle lui présenta un bonnet et une grande épingle noire, en lui disant :

— Voici un bonnet trempé dans une eau de ma composition et une épingle qui feront votre affaire. Vous lui mettrez vous-même le bonnet sur la tête, puis, sous prétexte de le bien attacher, vous lui enfoncerez profondément cette épingle dans la tempe gauche, et aussitôt vous la verrez se changer en petit oiseau et s’envoler par la fenêtre, pour aller au bois.

La méchante se rendit alors, avec le roi et sa fille Jeanne, chez la jeune mère, toute heureuse de tenir sa vengeance. Elle emportait aussi une belle robe de satin bleu, pour en faire cadeau à Marie. On attendit, pour baptiser l’enfant, que la mère pût venir elle-même à l’église et assister au baptême. Enfin, le jour venu, la reine voulut habiller elle-même Marie. Elle lui fit revêtir d’abord la belle robe de satin bleu, puis elle lui posa sur la tête le bonnet donné par la sorcière, et, sous prétexte de le bien attacher, lui enfonça l’épingle noire dans la tempe gauche. Aussitôt voilà la pauvre Marie changée en un petit oiseau bleu, qui voltige par la chambre, effleure de ses ailes les joues de l’enfant, qui dormait dans son berceau, puis s’envole par la fenêtre, en faisant grik ! grik ! grik ! et gagne le bois voisin.

Alors la méchante met sa fille Jeanne dans le lit de Marie, ferme les rideaux sur elle et lui dit de faire la malade, de gémir, de se plaindre et de ne rien répondre aux questions qu’on lui adressera.

Le père et le grand-père viennent, au bout de quelque temps, demander si la mère et l’enfant ne sont pas encore prêts pour aller à l’église.

— Hélas ! leur répondit la reine, la pauvre mère a été frappée subitement de grandes douleurs, sans doute pour s’être levée trop tôt, et le baptême ne pourra se faire aujourd’hui.

Ils s’approchent du lit et veulent entr’ouvrir les rideaux ; mais elle s’y oppose en disant :

— N’ouvrez pas les rideaux, je vous en supplie ; elle ne peut supporter la lumière du jour.

Et elle les éloigna du lit.

— Comme cela sent mauvais ici ! dit le roi.

— Ne voyez-vous donc pas que c’est sa maladie ?... Allez-vous-en, et laissez-moi seule avec elle, dit la méchante.

Et elle les renvoya.

L’époux de Marie couchait dans une chambre voisine, séparée de celle de sa femme par une cloison seulement. Quand il vint prendre des nouvelles de la malade, avant de se coucher, la marâtre lui dit qu’elle allait un peu mieux, mais qu’il ne pouvait encore lui parler. Puis elle lui versa un verre de vin, et l’invita à trinquer avec elle, et le congédia aussitôt qu’il eut bu. Ce vin était un soporifique puissant, qui le fit dormir ccmme un rocher toute la nuit.

Mais son valet de chambre, qui couchait dans un cabinet à côté de lui, ne dormait pas d’un sommeil aussi profond. Vers minuit, il fut réveillé par des plaintes et des gémissements. Il crût d’abord qu’ils provenaient de la malade ; mais, en prêtant bien l’oreille, il entendit ces paroles :

— Ah ! mon pauvre enfant, que ta mère est malheureuse, et que tu es à plaindre toi-même ! Ma marâtre m’a enfoncé dans la tête une épingle noire, qui lui a été donnée par une sorcière, et, par la vertu de cette épingle maudite, je suis devenue un petit oiseau bleu. Et je resterai sous cette forme jusqu’à ce que l’épingle m’ait été retirée de la tête. Mais qui s’avisera jamais de cela ? Si du moins mon mari pouvait m’entendre ! Mais on lui a fait boire un soporifique, et il dort, à présent, comme un rocher. Bien plus, après m’avoir ainsi métamorphosée, la méchante a couché sa fille à ma place, dans mon lit, puis elle a dit que j’étais bien malade, et son intention est de me substituer sa fille, en faisant croire à mon mari que c’est la maladie qui m’a ainsi changée... Ah ! que je suis malheureuse ! Je viendrai encore te visiter les deux nuits qui suivront celle-ci, mon pauvre enfant, après quoi, si personne ne me délivre en me retirant l’épingle de la tête, je resterai pour toujours oiseau bleu, dans le bois !.. »

Et des cris et des gémissements à fendre l’âme, après quoi l’oiseau s’envola par la fenêtre.

C’était la pauvre Marie, qui venait ainsi visiter son enfant dans sa chambre. La marâtre et sa fille dormaient, et n’entendirent rien, pas plus que le malheureux père ; mais le valet avait tout entendu, et il était bien étonné, et se demandait ce que signifiait tout cela. Il n’osa en rien dire à son maître pour cette fois, de peur d’être traité de rêveur. Mais, la nuit suivante, la même scène se renouvela, et les plaintes et les gémissements de l’infortunée mère furent plus déchirants que la première nuit. Alors il se décida à tout raconter à son maître.

— Puisqu’elle doit encore revenir la nuit prochaine, tout n’est pas perdu, dit celui-ci, et j’entendrai moi-même ce qui se passera, car je me garderai bien de boire, cette fois, le vin que me présentera la diablesse.

La nuit venue, avant de se coucher, il alla, comme à l’ordinaire, demander des nouvelles de sa femme.

— Elle va mieux, lui répondit la marâtre ; mais vous ne pouvez encore la voir. J’espère, pourtant que pour demain tout danger sera passé, et que vous pourrez lui parler. Prenez un verre de cet excellent vin, et puis allez vous coucher tranquillement, et ne vous inquiétez de rien ; tout va bien, vous dis-je.

Et elle lui versa encore du soporifique. Mais il trouva moyen de le répandre par terre, sans qu’elle s’en aperçût, puis il lui souhaita le bonsoir et se retira dans sa chambre. Il ne se coucha pas ; il se tint sur pied, plein d’impatience et bien éveillé, cette fois. À minuit, l’oiseau bleu entra, comme les deux nuits précédentes, dans la chambre où se trouvait l’enfant dans son berceau, avec la marâtre et sa fille, qui dormaient profondément toutes les deux dans le même lit. Il recommença ses plaintes et ses lamentations de plus belle. Dès les premiers mots, l’époux de Marie reconnut la voix de sa femme, et, forçant la porte, il prit l’oiseau, lui retira l’épingle de la tête, et aussitôt sa femme se retrouva auprès de lui, sous sa forme naturelle, et aussi belle et aussi bien portante que jamais.

Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et pleurèrent de joie et de bonheur. Puis la mère couvrit aussi son enfant de larmes et de tendres baisers.

Cependant la marâtre et sa fille ronflaient toujours l’une à côté de l’autre ; mais un terrible réveil les attendait.

On envoya d’abord chercher la sorcière dans le bois qu’elle habitait, puis, quand elle eut été amenée, on fit chauffer un four à blanc, et la marâtre, sa fille et leur amie la sorcière y furent jetées, toutes vives, malgré leurs cris, leurs supplications et leurs menaces.

Marie et son époux vécurent ensuite heureux ensemble, et exempts de soucis et d’inquiétude, et le vieux roi étant venu à mourir peu après, son gendre lui succéda sur le trône[69].


(Conté par J.-M. Ollivier, charpentier, Touquédec, 1873.)



XV


le soldat qui délivra une princesse de l’enfer.



Il y avait une fois un vieux seigneur qui n’avait qu’un fils, nommé Goulven. Il avait aussi une jolie servante, nommée Lévénès, une honnête fille, et Goulven était amoureux d’elle. Lorsque Goulven eut vingt ans, son père lui dit un jour :

— Il est temps que tu songes à te marier, mon garçon ; je deviens vieux, et je voudrais, avant de mourir, te voir épouser une bonne et honnête fille.

— J’y songe tous les jours, mon père, et mon choix est déjà fait, répondit-il.

— Vraiment, mon fils ? Dis-moi donc son nom.

— Vous la voyez tous les jours, mon père.

— Je la vois tous les jours ?... Je ne sais vraiment ce que tu veux dire ; parle plus clairement : dis-moi son nom.

— C’est Lévénès.

— Lévénès ! la servante de ta mère ?

— Oui, mon père ; n’est-ce pas une honnête fille ?

— Mais, malheureux ! c’est une servante, et tu es de famille noble et ancienne ; je n’y consentirai jamais !

— Alors, mon père, je ne me marierai point.

La mère de Goulven aimait beaucoup sa servante, à qui elle reconnaissait toutes sortes de bonnes qualités, et elle insista tant auprès du vieux seigneur, qu’il finit par consentir à la laisser épouser à son fils ; mais il y mit néanmoins pour condition qu’ils quitteraient son château aussitôt après leur mariage, et n’y remettraient pas les pieds pendant qu’il serait en vie.

Le mariage se fit, et le vieux seigneur, pour ne pas y assister, partit en voyage.

Quand il revint, tout était terminé, et les deux jeunes mariés étaient allés habiter la ville de Tréguier.

Au bout d’un an environ, Goulven retourna un jour à la maison, malgré la défense expresse de son père, espérant rentrer en grâce auprès de lui. Dès que l’irascible vieillard l’aperçut, il ne put se contenir :

— Malheureux ! s’écria-t-il, je t’avais bien recommandé de ne plus jamais reparaître devant mes yeux ! Malheur à toi !...

Et, saisissant son fusil, il en fit feu sur son fils ; mais l’arme éclata entre ses mains et le tua lui-même.

Comme Goulven était fils unique, le voilà à présent très-riche. Il fit enterrer son père avec toute la pompe et la solennité que demandait son rang, puis il alla chercher sa femme à Tréguier, pour la ramener au château. Mais, hélas ! il était loin de prévoir ce qui l’attendait à Tréguier : Lévénès était partie avec un beau capitaine, emportant tout ce qu’il y avait d’argent dans la maison. Ils étaient allés à Rennes, où le capitaine avait son régiment. Goulven en éprouva une très grande douleur, car il aimait sa femme. Après l’avoir vainement cherchée dans tous les pays, de désespoir il résolut de se faire soldat, et il alla à Rennes pour s’enrôler. Sans le savoir, il entra comme simple soldat (il ne voulait d’aucun grade) dans le régiment du capitaine qui avait enlevé sa femme. Il s’y lia avec un vieux grognard qu’on appelait Ancien-la-Chique, et qui était un honnête homme et un soldat exemplaire. Comme Goulven avait de l’instruction et du savoir-vivre, le capitaine le prit pour secrétaire ; il demanda que son ami Ancien-la-Chique devînt aussi domestique du capitaine, ce qui lui fut accordé.

Dès que Lévénès vit son mari, elle le reconnut, et elle dit, tout effrayée, au capitaine :

— Nous sommes perdus ! Savez-vous qui est votre secrétaire ?

— Non, vraiment, Qui donc peut-il être, pour vous effrayer de la sorte ?

— C’est mon mari !…

— Votre mari !... Ce n’est pas possible !...

— C’est lui, vous dis-je, et il faut nous débarrasser de lui sur le champ. Voici comment il faudra s’y prendre. Vous inviterez vos amis à dîner demain, et vous inviterez aussi votre secrétaire. Ma femme de chambre lui glissera adroitement un couvert d’argent dans sa poche, pendant le repas, et il sera arrêté comme voleur et condamné à être fusillé.

Le capitaine approuva ce plan. Il fit les invitations sur le champ, et le secrétaire écrivit les lettres. Quand il les eut terminées, le capitaine, pour lui témoigner sa satisfaction, l’invita aussi verbalement. Il s’excusa d’abord, disant qu’il ne lui convenait pas, à lui simple soldat, de manger avec ses chefs. Mais, cédant enfin aux instances du capitaine, il accepta, à la condition que son ami Ancien-la-Chique serait aussi du repas, ce qui lui fut accordé.

Quand Goulven reconnut sa femme, assise à table à côté de son capitaine, le sang lui monta à la tête, et il faillit éclater ; mais il se contint, remettant sa vengeance à un moment plus opportun.

Vers la fin du repas, la femme de chambre entra, tout effarée, dans la salle à manger, en criant :

— Madame, madame ! il manque un couvert d’argent, le vôtre, le plus beau !

— Personne ne sortira que le couvert n’ait été retrouvé ! dit alors le capitaine ; et comme je ne vois ici que deux personnes capables de commettre une pareille indélicatesse, je puis dire, à coup sûr, où l’on retrouvera le couvert.

Et montrant du doigt Goulven et Ancien-la-Chique :

— C’est sur un de ces deux hommes. Qu’on les fouille à l’instant !

La femme de chambre plongea la main dans la poche de Goulven, et en retira le couvert qu’elle y avait introduit elle-même.

— Qu’on mène cet homme au cachot, pour être fusillé demain ! cria alors le capitaine.

Et le pauvre Goulven fut conduit au cachot, malgré ses protestations.

Ancien-la-Chique, dans la nuit, se rendit auprès du geôlier et le pria d’avoir pitié de son ami, qui était innocent de ce qu’on lui reprochait. Il le supplia en pleurant, et lui offrit une grosse somme d’argent, s’il voulait le mettre en liberté ; mais le geôlier fut insensible à ses prières, à ses larmes et à ses offres d’argent. Alors le vieux soldat résolut de passer la nuit au pied de la tour.

Comme il était là à pleurer et à se désoler, il vit venir à lui une petite vieille, appuyée sur un bâton, qui lui demanda :

— Qu’avez-vous à pleurer de la sorte, mon pauvre homme ?

Ancien-la-Chique lui conta tout, et elle lui dit :

— Eh bien ! si ce n’est que cela, consolez-vous, et faites comme je vous dirai, et vôtre ami vous sera encore rendu. Demain matin, il sera fusillé, comme on vous l’a dit, puis on l’enterrera. Quand la nuit sera venue, vous vous rendrez dans le porche de l’église, et vous trouverez là, dans un coin, une herbe que j’y aurai déposée. Vous prendrez cette herbe et irez alors déterrer le corps de votre ami. Quand vous l’aurez retiré de la terre, vous lui mettrez cette herbe sous le nez, et, au bout de quelques instants, il étenuera et reviendra à la vie. Vous vous enfuirez alors en Angleterre, sans perdre de temps.

Ancien-la-Chique remercia la vieille, qui se retira au même moment.

Le lendemain matin, Goulven fut retiré du cachot, pour être fusillé. Ancien-la-Chique le suivit en pleurant. Il reçut trois balles dans le cœur et fut enterré sur le lieu même. Vers minuit, son vieux camarade se leva, sans faire de bruit, prit une bêche et alla le déterrer, muni de l’herbe qu’il trouva dans le porche de l’église, comme le lui avait dit la vieille femme. Quand il eut retiré le corps de la terre, le voyant roide et glacé, il douta de la possibilité d’y ramener la vie. Il lui passa cependant l’herbe sous le nez, et il remua ; la seconde fois, il éternua, et la troisième il ouvrit les yeux et dit :

— Comme j’ai bien dormi !

— As-tu souffert ? lui demanda son vieux camarade.

— Souffert? Non, vraiment ; j’ai fait le plus beau rêve du monde, et je me trouvais on ne peut plus heureux où j’étais.

Il ne se rappelait rien de ce qui s’était passé : Ancien-la-Chique lui raconta tout, et alors, sans perdre un moment, ils se dirigèrent vers la mer, s’embarquèrent et passèrent en Angleterre. Arrivés là, Goulven s’engagea dans l’armée du roi des Anglais, et Ancien-la-Chique retourna en France, à son régiment.

Goulven était un soldat exemplaire, et son capitaine anglais l’aimait beaucoup. Cela excita la jalousie des autres soldats, et ils cherchèrent les moyens de le perdre. Il y avait dans la ville de Londres, non loin du palais du roi, une vieille église où l’on mettait un factionnaire toutes les nuits ; et tous les matins, quand on venait pour le relever, on le trouvait mort. On s’entendit pour demander au capitaine que Goulven y fût aussi envoyé à son tour, comme les autres. Le capitaine fut obligé de céder, bien qu’à regret, et Goulven fut désigné pour aller monter la garde dans la vieille église. Il se munit d’un flacon d’eau-de-vie et partit, quand l’heure fut venue. Il se mit à se promener d’un bout à l’autre bout de l’église, l’oreille au guet, les yeux bien ouverts et l’arme au bras. Il faisait clair de lune. Tout d’un coup, il vit apparaître à côté de lui, sans qu’il sût d’où elle était venue, une petite vieille, appuyée sur un bâton (c’était la même qui avait procuré l’herbe merveilleuse à Ancien-la-Chique).

— Eh bien ! mon pauvre garçon, dit-elle, te voilà bien embarrassé et bien inquiet !

— Oui, en vérité, grand’mère, bien que je ne sois pas un poltron, répondit Goulven.

— Rassure-toi, mon fils ; je viens à ton secours.

— Prenez une goutte de cette liqueur, grand’mère, pour vous réchauffer le sang.

Et Goulven versa plein le verre d’eau-de-vie ; mais, comme il n’y avait qu’un verre, la vieille lui dit :

— Je veux trinquer avec toi, mon fils, et tu n’as qu’un verre.

— Je n’en ai qu’un, en effet, répondit Goulven ; mais buvez d’abord, et puis je boirai après vous.

Mais la vieille alla à l’autel, y prit le calice et dit à Goulven :

— Verse-m’en là-dedans.

Goulven remplit le calice d’eau-de-vie ; ils trinquèrent, et la vieille avala tout d’un trait. Se sentant alors ragaillardie, elle parla de la sorte :

— Écoute-moi, mon fils ; aie confiance en moi ; fais bien exactement ce que je vais te dire, et il ne t’arrivera pas de mal. Un peu avant le premier coup de minuit, tu te retireras dans ce confessionnal que voilà, et tu t’y tiendras bien caché, et sans faire le moindre bruit. Ne t’effraie pas de ce que tu verras ou entendras, et garde le plus profond silence, ou tu es perdu. La fille ainée du roi d’Angleterre a été emportée toute vivante par le diable, à cause d’un grand crime qu’elle a commis, et, toutes les nuits, elle revient ici et met en pièces le factionnaire qu’elle y trouve. Pour la sauver de l’enfer, il faut faire en sorte de lui échapper pendant trois nuits consécutives, et lui enlever avec la main, la troisième nuit, une de ses pantoufles de fer rouge. À celui qui réussira dans cette entreprise, le roi donnera sa couronne, avec la main de sa fille. Je viendrai chaque nuit te voir ici et te dire ce que tu auras à faire. Prends donc courage ; ne t’effraie de rien, et tu réussiras. Chaque épreuve ne durera, du reste, que le temps que mettront à sonner les douze coups de minuit.

La vieille disparut alors. Onze heures et demie sonnèrent un instant après. Goulven finit de vider le flacon d’eau-de-vie, pour se donner du courage, puis il se retira dans le confessionnal et attendit.

Au premier coup de minuit, il entendit sous terre un bruit effrayant, puis une dalle de pierre se souleva, et il sortit de dessous un grand jet de flamme, et au milieu du feu une jeune fille aux yeux enflammés, avec des serpents enlacés autour de son corps, et poussant des cris et des rugissements effrayants. Elle fit le tour de l’église, cherchant et furetant partout, en criant :

— Où donc est-il ? où est-il ? malédiction !...

Le douzième coup de minuit sonna, et elle disparut dans le gouffre, au milieu des flammes, en hurlant, et la dalle de pierre retomba bruyamment sur elle ; puis tout rentra dans le silence.

Goulven était près de mourir de frayeur dans son confessionnal. Il en sortit quand il vit qu’il n’y avait plus de danger, et se mit tranquillement à fumer sa pipe, pour attendre le jour. À cinq heures, le sacristain vint sonner l’Angelus, et il fut bien étonné de le trouver en vie, car, depuis longtemps, on ne retrouvait, chaque matin, qu’un cadavre horriblement mutilé.

Quand le roi apprit que le factionnaire de la dernière nuit était revenu sans mal, il le fit appeler, pour l’interroger. Goulven lui raconta tout ce qu’il avait vu et entendu, promit de tenter l’aventure une seconde fois, puis une troisième s’il en revenait la seconde, ainsi qu’il l’espérait bien, et le roi fut si content de lui, qu’il l’invita à dîner à sa table.

La nuit suivante, Goulven se rendit encore à l’église, avec un flacon d’eau-de-vie, comme la veille. Il attendait la vieille et commençait à s’impatienter, la croyant en retard, lorsque tout d’un coup elle parut encore à côté de lui. Ils trinquèrent encore ensemble, puis la vieille lui parla de la sorte :

— Tu as eu bien peur la nuit dernière, n’est-ce pas ? Eh bien ! cette nuit, tu en auras encore davantage. Voici ce qu’il te faudra faire. Au premier coup de minuit, la princesse viendra, mais plus furieuse et plus terrible qu’hier. Elle mettra en mille morceaux le confessionnal où tu t’étais caché ; mais, cette fois, tu te retireras dans l’escalier de la tour, et t’arrêteras sur la sixième marche. Quand elle aura fait le tour de l’église et mis le confessionnal en morceaux, en poussant des cris affreux, elle entrera dans l’escalier de la tour et commencera de monter les marches. Ne t’effraie pas pour l’entendre près de toi, car, au moment où elle posera le pied sur la cinquième marche, le douzième coup de minuit sonnera, et il lui faudra retomber dans l’abîme.

La vieille disparut alors, et Goulven alla se placer debout sur la sixième marche de l’escalier de la tour. Au premier coup de minuit, la dalle se souleva encore, et la princesse s’élança du gouffre, au milieu des flammes. Elle fit le tour de l’église, en criant et en hurlant, comme une bête féroce, puis, se jetant sur le confessionnal, elle le réduisit en poussière. Elle se précipita alors dans l’escalier de la tour, qu’elle remplit de feu. Goulven faillit s’évanouir et tomber de frayeur. Heureusement que le douzième coup de minuit sonna au moment où la princesse portait le pied sur la cinquième marche, et il lui fallut retourner aussitôt à l’abîme et s’y engloutir, en maudissant et en blasphémant Dieu.

Quand tout fut rentré dans le silence, Goulven redescendit de l’escalier, plus mort que vif ; il but un verre d’eau-de-vie, pour se réchauffer le sang, glacé par la frayeur, puis il se mit à fumer sa pipe, pour attendre le jour.

Il dîna encore avec le roi qui le combla d’éloges et de félicitations, et l’exhorta à monter là garde dans l’église pour la troisième fois.

— C’est bien mon intention, répondit Goulven, car je veux vous rendre votre fille, que vous avez perdue ; et si je ne le fais pas, nul autre ne le fera.

Goulven se rendit donc, pour la troisième fois, à l’église, quand l’heure fut venue. La vieille femme vint encore, comme les deux nuits précédentes, et lui parla de la sorte :

— Voici la dernière nuit, la dernière épreuve, et si tu en sors encore victorieux, comme je l’espère, tu épouseras la princesse que tu auras retirée de l’enfer, et tu seras roi d’Angleterre. Voici ce qu’il te faudra faire, cette fois : un peu avant le premier coup de minuit, tu te coucheras à plat ventre, au côté gauche de la dalle qui recouvre le gouffre, puis, quand la dalle se soulèvera et que la princesse paraîtra au milieu des flammes, tu saisiras lestement, de la main droite, la pantoufle de son pied gauche, et la jetteras dans l’abîme. Si tu y réussis, les feux s’éteindront à l’instant, et la princesse sera sauvée ; si, au contraire, tu ne réussis pas, la princesse t’entraînera avec elle dans l’abîme, et vous serez damnés tous les deux à jamais ! Te sens-tu le courage de tenter l’épreuve ?

— Je veux aller jusqu’au bout, répondit Goulven.

Ils trinquèrent encore, puis la vieille lui fit ses adieux et partit, en lui disant qu’il ne la reverrait plus.

Quand l’heure de minuit approcha, Goulven se coucha à plat ventre, au côté gauche de la dalle, et attendit. Au premier coup de minuit, il entendit un bruit épouvantable sous terre, puis la dalle se souleva et la princesse parut au milieu des flammes, comme à l’ordinaire. Goulven saisit lestement sa pantoufle de fer rouge, qui lui brûla la main, et la précipita dans l’abîme. Aussitôt les feux s’éteignirent, le gouffre se referma et la princesse cessa de souffrir et s’élança au cou de son sauveur, en s’écriant :

— Ah ! que Dieu te bénisse, car tu m’as sauvée du feu et des tourments de l’enfer ! Je suis la fille du roi d’Angleterre. Viens avec moi trouver mon père, pour qu’il me donne à toi pour épouse et te mette sur la tête sa propre couronne, la couronne d’Angleterre !

Et ils se rendirent ensemble auprès du vieux roi, qui fut si heureux de revoir sa fille, qu’il croyait perdue pour jamais, qu’il en pleura de joie. Il mit la main de la princesse dans celle de son sauveur, posa sa couronne royale sur la tête de celui-ci, et donna l’ordre de sonner toutes les cloches de la ville, en signe de réjouissance, et de faire immédiatement les préparatifs de la noce. Il y eut des festins, des fêtes et des réjouissances publiques, dans tout le royaume, pendant un mois entier.

Au bout de quelque temps, Goulven, que nous nommerons à présent le roi d’Angleterre, désira venir en France, avec sa femme pour faire visite au roi. Ils partirent avec une nombreuse suite. Le roi de France les reçut avec pompe et solennité, et ordonna une revue générale. Le roi d’Angleterre, en passant dans les rangs, reconnut son vieux camarade Ancien-la-Chique. Il s’arrêta devant lui et dit à son capitaine (qui était le même, celui qui lui avait enlevé sa première femme) :

— Comment, capitaine, pourquoi ce vieux serviteur-là n’est-il pas décoré ? Je suis sûr qu’il l’a mérité plus d’une fois.

Et détachant sa propre croix, il la donna au vieux grognard en lui disant :

— Prenez, mon brave ; je veux vous décorer de ma propre main...

Voilà tout le monde étonné, et Ancien-la-Chique lui-même, car il ne reconnaissait pas son ancien camarade.

Avant de quitter la France, le roi d’Angleterre voulut offrir un repas à tous les officiers de l’armée, depuis le grade de capitaine. Ceux qui étaient mariés étaient priés d’amener aussi leurs femmes. Ancien-la-Chique fut également invité, comme nouveau décoré. Le festin fut magnifique.

Au dessert, le roi de France dit :

— Qui nous contera quelque plaisante histoire, avant de nous lever de table ?

— Moi, dit le roi d’Angleterre. Je veux vous conter un rêve que j’ai fait, la nuit dernière, un singulier rêve, comme vous allez voir. J’ai donc rêvé que j’étais natif de la petite ville de Tréguier, en Basse-Bretagne, et que je m’étais marié à une servante, contre le gré de mon père. Cette femme, dont je croyais avoir fait le bonheur partit un jour pour Rennes, avec un capitaine. Comme je l’aimais, je partis à sa recherche et, arrivé à Rennes, je m’engageai comme simple soldat dans le régiment de ce beau capitaine. Ma charmante femme me reconnut et chercha le moyen de se débarrasser de moi. Elle donna un jour un dîner à quelques officiers et amis de son mari, et m’y fit inviter aussi. Pendant le dîner, une servante, qui avait reçu des ordres en conséquence, introduisit adroitement et sans que je m’en aperçusse un couvert d’argent dans la poche de mon habit, puis elle s’en alla et revint tôt après dans la salle en criant : « Madame, il y a des voleurs chez vous ! On vient de dérober votre couvert d’argent !… » Le beau capitaine se leva alors et dit : « Il faut que le couvert se retrouve avant que personne sorte ; d’ailleurs, je ne vois ici qu’un homme qui soit capable d’une pareille indélicatesse... » Et on me fouilla, et on trouva le couvert dans ma poche. Je fus immédiatement jeté dans un cachot puis condamné à mort et fusillé...

Tout le monde écoutait avec la plus grande attention ; mais le capitaine et sa femme pâlissaient à vue d’œil et ne paraissaient pas être à leur aise. Le roi d’Angleterre, qui les regardait de temps en temps, s’en aperçut et dit :

— Tout ceci, comme je vous l’ai dit en commençant, n’est qu’un rêve, et personne ne doit s’en inquiéter, ni y attacher plus d’importance qu’on n’en donne ordinairement aux rêves. Je continue donc. Je fus condamné à être fusillé et exécuté. Mais, un vieux soldat, un brave camarade que j’avais, et que je voudrais bien retrouver quelque jour, me déterra pendant la nuit et me rappela à la vie, avec je ne sais quelle drogue...

— C’est vrai ! Il me semble connaître cette histoire-là ! ne put s’empêcher de s’écrier Ancien- la-Chique.

Le capitaine et sa femme se levèrent pour sortir, prétextant une indisposition.

— Je désire que personne ne sorte avant que j’aie terminé mon histoire ; j’ai du reste bientôt fini, dit le roi d’Angleterre.

Et il continua ainsi :

— Je passai alors en Angleterre, et je m’y engageai dans l’armée. J’eus le bonheur de rendre service à la princesse fille du roi des Anglais, que voici, — et il montrait sa femme, — et son père, pour m’en récompenser, m’accorda la main et me posa lui-même sa couronne sur la tête. Puisque Dieu, de si bas, m’a élevé si haut, mon devoir est de punir, à présent, les méchants comme ils le méritent, et de récompenser les bons.

Le capitaine et sa femme tombèrent à genoux en criant :

— Grâce ! grâce ! Au nom de Dieu, laissez-nous la vie !...

— Ah ! mon beau capitaine, ah ! ma charmante et fidèle épouse, vous ne vous attendiez pas à me revoir, n’est-ce pas ? après m’avoir fait fusiller et enterrer ! Mais Dieu, qui veut que chacun soit payé selon ses œuvres, m’a conduit ici pour vous juger et vous récompenser comme vous le méritez.

Et les montrant du doigt aux valets, qui écoutaient en silence et saisis d’étonnement, comme tout le monde :

— Faites chauffer un four à blanc, et qu’on y jette ces deux criminels !...

Ce qui fut fait.

Se jetant alors au cou d’Ancien-la-Chique :

— Et toi, mon vieux camarade, mon fidèle ami, tu viendras avec moi en Angleterre, et tu seras général en chef de mes armées.

Alors ils prirent congé du roi de France et de sa cour et retournèrent en Angleterre, et depuis, je n’ai pas eu de leurs nouvelles.


(Conté par Hervé Colcanab, maçon à Plouaret,
janvier 1869.)
VEILLÉE BRETONNE


superstitions, histoires de revenants,
sabbats de chats.





Je donne les petits récits qui suivent sous la forme de veillée. C’est dans ce cadre, en effet, que je les ai entendus, et je me suis efforcé de les reproduire fidèlement, sans amplifications, embellissements ni commentaires. Bien qu’ils me fussent restés assez présents à la mémoire, je me les suis fait répéter, plus tard, pour raviver mes souvenirs.

La scène se passe au manoir paternel de Keranborn, en Plouaret, vers 1836. J’étais enfant alors, et j’aimais beaucoup, comme aujourd’hui du reste, les histoires de revenants et les contes merveilleux.

On est au mois de décembre ; le temps est froid et la terre couverte de neige. Après le repas du soir terminé, après la vie du saint du jour lue en breton, et les prières récitées en commun, à haute voix, toute la maisonnée — maîtres, enfants, serviteurs et journaliers — est réunie en cercle autour d’un grand feu, qui pétille et flamboie gaiment dans la vaste cheminée de la cuisine. On parle d’abord du temps qu’il fait, des travaux de la saison, des semailles en retard, de chevaux, de bœufs ; puis, insensiblement et comme par une pente naturelle, la conversation en arrive aux histoires de revenants, aux contes merveilleux et aux superstitions courantes du pays, et chacun conte son histoire et place son mot.

— La nuit de Noël approche, dit Pipi Riou, le charretier ; s’il continue de faire ce temps-là, il ne fera pas beau aller à la messe de minuit.

— D’autant plus qu’il n’y aura pas de clair de lune, répondit Jolory, un des domestiques.

— On raconte bien des histoires singulières sur la nuit de Noël, dit le vieux Talec, journalier.

— Oui ; aussi, cette nuit-là, reprit Jolory, nul animal ne dort, excepté le crapaud et l’homme, selon un proverbe connu :


Noz ann Nédelec na gousk ken
Met ann tousec ha mab ann den.


et on assure que, pendant la messe de minuit, les feux du purgatoire s’éteignent, et que les pauvres âmes qui y expient des péchés commis sur la terre éprouvent quelque soulagement.

— J’ai entendu conter encore, dit le domestique Fanch ar Moal, que, cette même nuit, les animaux parlent la langue de l’homme et s’entretiennent entre eux de leurs petites affaires, tout comme nous autres. Ils se racontent leurs travaux, leurs peines, leurs plaisirs, leurs projets, leurs voyages et leurs aventures. Et si cela est ainsi, moi je pense que les animaux peuvent bien avoir été des hommes, un jour, et que Dieu en punition de leurs fautes, les aura changés en bêtes plus ou moins intelligentes, plus ou moins malheureuses, selon leur degré de culpabilité. Et si cela est vrai, en parlant la langue de l’homme la nuit de la Nativité de Notre-Seigneur, les animaux ne feraient que recouvrer pour un moment un bien qu’ils auraient perdu et dont ils ont peut-être conservé quelque souvenir. C’est pour cela que je n’aime pas à voir maltraiter les animaux[70].

— Je ne sais, dit le vieux Talec, si jamais les animaux ont été des hommes, et je n’ai pas grande confiance en ce que vient de nous dire Jolory là-dessus ; mais ce que je crois davantage, c’est qu’ils parlent en effet la langue de l’homme, durant la nuit, ou du moins une partie de la nuit de Noël, et voici ce que j’ai entendu raconter à ce sujet.

À Kerandouff, en Plouaret, on était une nuit — précisément une nuit de Noël — réunis autour du feu, comme nous le sommes ici, et l’on parlait de choses et d’autres, en attendant l’heure d’aller à la messe de minuit. Quelqu’un ayant dit aussi que les animaux parlaient, cette nuit-là, la langue de l’homme, Ervoanic Hélary, l’incrédule et le vantard, qui se trouvait là, se mit à rire et à se moquer de celui qui avait parlé de la sorte, prétendant que tout cela n’était que mensonges, histoires de bonnes femmes et de commères, qui ne méritaient pas qu’on y fît attention. « Au reste, ajouta-t-il, bien que je n’aie aucun doute à ce sujet, je veux aller m’enfermer, cette nuit même, dans l’étable aux bœufs, et s’ils parlent, je les entendrai bien et vous en donnerai des nouvelles demain matin. »

Et il fit comme il dit. Il se rendit à l’étable aux bœufs vers les onze heures, et se cacha dans leur râtelier, afin de mieux entendre s’ils parlaient. Les bœufs continuèrent de ruminer gravement, sans paraître faire attention à lui. Il commençait à s’impatienter et se félicitait déjà d’avoir raison de persister dans son incrédulité à l’endroit de cette sotte histoire, comme de tant d’autres, quand, à minuit juste, le grand bœuf roux parla ainsi :

— Notre Seigneur vient de naître, mes enfants, le Dieu miséricordieux et tout-puissant, et il n’est pas né dans un palais ni dans la maison d’un riche de la terre ; il est venu au monde, comme le dernier des malheureux, dans une crèche, entre un bœuf et un âne ! Gloire au Seigneur !

Et tous les bœufs répétèrent en chœur :

— Gloire au Seigneur !

Ervoanic Hélary dressait les oreilles et ne revenait pas de son étonnement.

Puis le bœuf noir demanda au bœuf roux :

— Que ferons-nous demain, mon frère ?

— Demain, nous irons porter en terre, au cimetière de la paroisse, le corps d’Ervoanic Hélary, du pauvre Ervoanic, l’indiscret et l’incrédule, qui est ici, caché dans notre râtelier.

— Nous porterons en terre le corps d’Ervoanic Hélary, l’indiscret et l’incrédule, qui est ici caché dans notre râtelier, répétèrent en chœur tous les bœufs.

Ervoanic ne riait plus, je vous prie de le croire, et il aurait voulu être à cent lieues de là.

Craignant que les bœufs ne voulussent le tuer sur place, pour ne pas mettre en défaut leur funèbre prédiction, il sauta à bas du râtelier, où il se tenait blotti, et se sauva à toutes jambes.

Les bœufs le laissèrent partir. Pâle, effaré, mourant de peur, il courut se coucher dans son lit… et n’en sortit que pour aller au cimetière de sa paroisse, traîné par les bœufs qui lui avaient prédit sa mort.

— J’ai entendu conter encore, dit Jolory, que, la nuit de Noël, au moment de l’élévation, à la messe de minuit, quand l’officiant montre aux fidèles l’Hostie consacrée, l’eau des puits et des fontaines se change en vin.

— Moi aussi, je l’ai entendu dire, dit Fanch ar Moal, et Laou Troadec m’a même affirmé qu’à Guergarellou, il était allé se placer près du puits à minuit, au moment où l’on entrait à la messe, et que dès qu’il entendit le tintement de la cloche annonçant l’élévation, vite il tira un seau d’eau et se mit à boire à même le seau ; et c’était, assurait-il, du vin délicieux et comme il n’en avait jamais bu. Mais il avait à peine aspiré deux ou trois gorgées que la cloche cessa de sonner, et dès lors il ne buvait plus que de l’eau.

— On assure, dit quelqu’un, que le Caric ann Ankou (le petit chariot de la mort) a été entendu, la semaine dernière, dans le village du Kerouez, la nuit même où est mort le bonhomme Kerboriou.

— Je l’ai entendu dire aussi, reprit Jolory. Je n’ai jamais vu Caric ann Ankou, bien que j’en aie souvent entendu parler. Il ressemble assez, assurent ceux qui l’ont vu, à nos petites charrettes de cultivateurs ; il est recouvert d’un linceul blanc, attelé de deux chevaux blancs et conduit par la Mort en personne, tenant en main sa grande faux, qui brille au clair de la lune, et même dans l’obscurité. L’essieu grince et crie toujours, comme celui d’une charrette qu’on ne graisse point. Il passe souvent, invisible, par les chemins ; d’autres fois aussi, on le voit, mais toujours on entend crier l’essieu. Ma mère m’a affirmé l’avoir entendu, maintes fois, passer devant notre maison, au carrefour du Kerouez.

Une nuit que mon père était rentré fort tard, revenant de je ne sais quel pardon (mon père, comme vous le savez, était sonneur) (ménétrier), et ayant bu de nombreuses chopines de cidre, selon son habitude, ma mère dit, pendant qu’il mangeait sa soupe, avant de se coucher :

Voilà encore Caric ann Ankou qui passe ! Quelqu’un va mourir dans la paroisse, pour sûr ! Mon père, qui n’avait peur de rien, surtout quand il avait bu, se lève aussitôt en jurant et en disant :

Caric ann Ankou ! Tonnerre de Brest ! il y a assez longtemps que j’en entends parler, et je voudrais bien le voir, au moins une fois dans ma vie : où est-il ?

Et le voilà sorti, nu-tête, pieds nus, et de courir dans la direction du Vieux-Marché en criant :

— Holà ! hé ! camarade, attendez donc un peu ; n’allez pas si vite : je voudrais bien vous voir et causer avec vous un peu… »

Mais soudain il s’arrêta, ses jambes faiblirent, il eut peur et s’en retourna tout penaud, n’ayant rien vu, et il se coucha tranquillement et n’en parla plus.

— Eh bien ! moi, dit Riou, j’ai vu Caric ann Ankou, et bien vu, et je puis vous en parler.

— Contez-nous cela, Riou, lui dit-on de tous côtés.

— C’était du temps que j’étais domestique à Keravennou, chez le grand Morvan. Le bonhomme L’Ahellec, que quelques-uns de vous ont connu, y était malade, et il allait s’affaiblissant et baissant tous les jours. Un matin, que je m’étais levé avant le jour pour soigner les chevaux (c’était, je crois, dans le mois de janvier), je fus bien étonné de voir une charrette attelée de deux petits chevaux blancs entrer dans la cour. « Qui est-ce, et que peut-il venir chercher ici avec sa charrette, avant le jour ? » me demandai-je. Et je cherchais à reconnaître le charretier et ses chevaux ; mais ce fut en vain. La charrette était recouverte d’un drap blanc, et le conducteur s’enveloppait d’une sorte de manteau également blanc et tenait une faux sur son épaule gauche. Je ne pus voir sa figure. Tout cela me paraissait étrange. La charrette continuait d’avancer, tranquillement, vers la porte de la maison. Quand elle passa près de moi, à deux ou trois pas, je dis en m’adressant au charretier inconnu :

— Bonjour, camarade ! Vous êtes bien matinal : il ne fait pas encore jour.

Pas de réponse. La charrette avançait toujours, et, en un clin d’œil, charrette, chevaux et charretier disparurent et entrèrent dans la maison par le trou du chat. Je me dis alors :

— C’est Caric ann Ankou, qui vient chercher le bonhomme L’Ahellec !

Et j’allai à l’écurie réveiller mon camarade Menou et lui faire part de ce que je venais de voir.

— Le bonhomme L’Ahellec n’ira plus loin, me répondit Menou, et je ne serais même pas étonné qu’il fût déjà trépassé.

Et en effet, ce matin-là même, au point du jour, le bonhomme L’Ahellec mourut, après une longue et douloureuse maladie.

— Beaucoup de personnes, dit Jolory, prétendent avoir vu ou entendu Caric ann Ankou, et croient que, toujours, il annonçait sûrement une mort prochaine là où on le voyait ou l’entendait. Certains oiseaux aussi sont réputés messagers de mauvaises nouvelles, et un hibou piaulant sur la cheminée ou le toit d’une maison, un corbeau passant, la nuit, devant une fenêtre en jetant son cri lugubre, sont, nous assure-t-on, l’indice certain qu’un cercueil ne tardera pas à sortir de cette maison. Mais quel est celui de nous qui, heureusement, n’a pu, maintes fois et avec raison, accuser ces oracles de mensonge ?

Laouic Mihiec, le garçon vacher, dit avoir vu les lavandières de nuit lavant leurs linceuls au clair de la lune, sur l’étang du moulin de Pont-Meur, et le bruit de leurs battoirs retentissait dans la vallée comme des coups de canon.

— Malheur au voyageur attardé, dit Fanch ar Moal, qui, se rendant à leurs prières, les aide à tordre leur linge, car, s’il n’a pas la précaution de tourner dans le même sens qu’elles, elles lui tordent les bras, puis tout le corps, et le lendemain matin, on le trouve mort au bord du douet. C’est ce qui arriva au malheureux Gabic Cloarec, à Pont-ar-Goascan, une nuit du mois de novembre qu’il s’était attardé à boire, au bourg de Plouaret.

Jannic Bihan, le petit pâtre, avait entendu, dans le Prat-braz (le grand pré) de Keranborn, celui qui va partout criant d’une voix lamentable et effrayante : Ma momm ! ma momm !... (Ma mère ! ma mère !...) et qu’on ne voit jamais ; et son sang s’était glacé dans ses veines, ses cheveux s’étaient dressés sur sa tête, et ce n’est qu’à grand’peine qu’il avait pu revenir à la maison, où il était arrivé tout essoufflé, tout pâle et ne pouvant parler.

— Malheureux ! lui dit Jeannette Kérival, qui filait sur son rouet, au bas de la cuisine, et ne perdait pas un mot de ce qui se disait près du feu, il fallait réciter aussitôt un De profundis, et tu aurais délivré une pauvre âme en peine, car c’était sans doute l’âme de quelque pauvre jeune homme qui se sera perdu, malgré les conseils et les bons avis de sa mère, pour avoir trop aimé la danse, le jeu ou le cabaret ; et maintenant il est condamné à errer sur la terre des vivants, en jetant cette plainte lamentable, qui effraie tous ceux qui l’entendent, jusqu’à ce qu’il rencontre quelqu’un qui, au lieu de prendre la fuite, comme toi, récite un De profundis à son intention, et sur le lieu même.

— C’est, dit Fanch ar Moal, comme celui qui s’en va continuellement à travers les campagnes en disant : Sed libera nos a malo ! On a beau regarder de tous côtés, l’on ne voit rien ; l’on entend seulement une voix triste et plaintive qui dit sans cesse : Sed libera nos a malo ! sed libera nos a malo !… Je l’ai entendue très-bien, cette voix, l’an dernier, une nuit que je passais tard par le bois du Kerouez, et j’eus grand peur, ma foi !

— Il fallait tout bonnement répondre : Amen ! dit Gaod al Laouénan, et tu aurais aussi délivré une pauvre âme en peine. Songe donc combien facilement tu aurais pu délivrer cette âme, rien qu’en disant : Amen ! Si la pauvre âme ne rencontre que des peureux et des poltrons comme toi, elle souffrira longtemps encore dans le feu du purgatoire !

— C’est bien facile à vous de dire cela, ici, Gaod, reprit Fanch ar Moal, assise comme vous l’êtes là, tranquillement, à votre rouet. Mais si vous aviez été à ma place, si vous aviez entendu cette voix, comme elle était triste et lamentable, vous n’auriez pas été plus brave que moi, et vous auriez aussi gardé le silence.

— Job Guenveur, reprit Jolory, m’a assuré avoir vu le diable lui-même au Pavé-dirr[71], passant au triple galop, au plus fort d’un orage. Il montait à rebours un cheval noir, qui faisait feu et flamme de ses quatre pieds, des yeux et des naseaux, et se dirigeait vers le Vieux-Marché, pour y happer sans doute l’âme de quelque grand pécheur à l’agonie.

— Moi, dit Jannic Bihan, une nuit que je cherchais une vache égarée dans le bois de châtaigniers, j’ai vu une chandelle allumée près de la fontaine de Keranborn, et, tout auprès, une belle fée en robe blanche, assise au bord de l’eau, et qui peignait ses cheveux avec un peigne d’ivoire.

— Et le lutin de Keranborn, ne l’as-tu pas aussi vu ? lui demanda Fanch ar Moal.

— Non, je ne l’ai pas encore vu, mais on m’a dit qu’il loge sur le grenier de la grande grange, et je me garderai bien d’y aller voir.

— Depuis longtemps on ne l’a pas vu, dit Jolory ; autrefois, il se montrait plus souvent ; du reste, les lutins sont généralement inoffensifs et rendent de grands services, dans les fermes, soignent les chevaux et les bœufs, et ne les laissent manquer de rien la nuit. Mais il ne faut pas leur jouer de mauvais tours, par exemple. À Rune-Riou, il y avait — et il n’y a pas encore longtemps de cela — un lutin qui avait pris en affection le charretier et la cuisinière, Yves Troadec et Guyona Marzinn, et leur rendait toutes sortes de services. Il avait soin des chevaux, des bœufs et des vaches, renouvelait souvent leur litière et le foin, dans les râteliers, les étrillait, les lavait et les tenait propres et luisants. Aussi, l’attelage de Yves Troadec était-il le plus beau et le meilleur de toute la paroisse, et les vaches donnaient toujours du lait et du beurre en abondance, et Guyona et lui avaient les bonnes grâces de leurs maîtres, et cela à bon marché, car le lutin faisait presque toute leur besogne. Mais Guyona qui était alors jeune et d’humeur folâtre, s’avisa un jour de jouer au bon lutin un tour qui lui coûta cher, et, à Troadec aussi. Tous les soirs, l’hiver, quand tout le monde était couché, dans la maison, le lutin venait s’asseoir au coin du foyer, sur un galet rond et poli qui servait d’escabeau pour se chauffer, et Guyona avait soin de déposer pour lui, sur la pierre calcinée de l’âtre, une bonne crêpe de sarrasin ou un peu de bouillie frite au beurre, dans une écuelle, et de son lit elle pouvait contempler son serviteur, avec son chapeau à larges bords, et pas plus grand qu’un corrandon (nain), qui mangeait avec délices le petit souper préparé par sa gentille amie la cuisinière, puis se chauffait tranquillement, en écoutant les chants du grillon. Je ne sais quel démon inspira à Guyona l’idée malencontreuse de chauffer, un soir, le galet au feu, puis de le remettre à sa place accoutumée, comme si de rien n’était. À son heure ordinaire, le lutin vint et s’assit dessus ; mais il s’enfuit aussitôt en poussant des cris terribles et en renversant dans la cuisine les marmites, les chaudrons, les pots, les écuelles et toute la vaisselle. À partir de ce jour, on ne revit pas le bon lutin, et les chevaux et les bœufs maigrirent à vue d’œil, et les vaches ne donnèrent presque plus de lait, et le peu qu’elles en donnaient tournait et aigrissait, presque aussitôt. Guyona perdit sa gaité habituelle, et elle avait la main si malheureuse, la pauvre fille, que tous les jours elle cassait une marmite, un plat, une écuelle ou quelque autre objet. Enfin, ses maîtres étaient si mécontents d’elle et d’Yves Troadec aussi, qu’ils les congédièrent. Ils étaient déjà fiancés et ils se marièrent ; mais, le guignon ne cessa pas de les poursuivre, et vous savez comme ils sont malheureux aujourd’hui, chargés d’enfants et réduits à mendier de porte en porte !

Pipi Gouriou, le tisserand, écoutait attentivement tout ce que l’on disait, debout sous le manteau de la cheminée, et gardait le silence.

Jolory l’apostropha soudain en ces termes :

— Tu ne dis rien, toi, Pipi Gouriou ; tu dois savoir pourtant de belles histoires de revenants et de fantômes. Conte-nous aussi quelque chose.

— J’ai été longtemps, dit Pipi Gouriou, sans croire aux histoires de revenants et d’apparitions de toute sorte que j’entendais aux veillées d’hiver, et je raillais impitoyablement ceux qui y croyaient, et je traitais leurs récits de contes de bonnes femmes et d’absurdes rêveries, bons tout au plus à faire peur aux enfants et aux jeunes filles. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. Je n’ai peur d’aucun être vivant sur la terre, animal ou homme, pourvu qu’il n’ait qu’un baptême sur sa tête[72] (c’était un géant pour la taille et un hercule pour la force, que Pipi Gouriou) ; mais quand il s’agit d’esprits, de fantômes, d’apparitions et de choses surnaturelles, je ne suis plus si fier. Voici à quelle occasion je me suis converti sur ce point, si vous êtes curieux de le savoir.

Dans ma jeunesse, j’étais passionné pour le jeu de cartes, et presque toutes les nuits, l’hiver, nous nous réunissions cinq ou six, tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, et là nous risquions follement et perdions le plus souvent le peu d’argent dont nous pouvions disposer et que nous avions eu tant de mal à gagner. En vain mon père et ma mère firent-ils tous leurs efforts pour me détourner de ces dangereuses réunions : je ne les écoutais pas ; mais Dieu voulut aussi s’en mêler…

Une nuit que je revenais, seul, vers les trois ou quatre heures du matin, de Roz-an-c’hogo, où nous avions passé la nuit à jouer chez Robert ar Manac’h, arrivé à Pont-ar-c’hastel (le Pont-du-Château), je m’aperçus avec surprise que j’étais suivi d’un barbet noir. Je ne connaissais pas ce chien et ne l’avais jamais vu jusqu’alors. Cependant, il se tenait si près de moi, que je le caressai, en lui passant la main sur le dos. Des étincelles en jaillirent. Cela m’étonna. Je voulus chasser l’animal ; mais quand je le menaçai de mon bâton, il ouvrit une énorme gueule garnie de deux rangées de dents aiguës et rouges comme des clous sortant d’une fournaise, puis il faisait entendre un grognement comme je n’en avais jamais entendu faire à aucun animal au monde. Ma foi ! j’eus peur, moi qui me vantais de n’avoir peur de rien. Je montai l’escalier taillé dans le roc vif et qui conduit aux ruines du vieux château, sur la motte féodale. Le chien me suivait toujours. En passant devant la vieille chapelle en ruines de Notre-Dame-de-Bon-Secours, qui est sur la hauteur, je fis le signe de la croix. Le chien grogna d’une façon étrange et devint menaçant. J’avais grand’peur et ne savais où me cacher. Je poussai la porte de la chapelle ; elle céda, heureusement, et j’entrai. Mais, au même moment, le monstre fit entendre un cri si effrayant que la terre en trembla, et qu’il me sembla que la chapelle allait s’écrouler et m’écraser sous ses débris. Je me blottis au coin de l’autel, plus mort que vif, et ce ne fut que quand il fit grand jour que j’osai regagner ma maison. Je me couchai et restai toute la journée au lit avec la fièvre.

Je ne dis rien de ceci à personne ; mais je n’étais pas corrigé. Je continuai de fréquenter les réunions où l’on jouait ; mais désormais, quand je revenais de nuit de Roz-an-c’hogo, je ne passais plus par le chemin du vieux château, à moins d’être accompagné de deux ou trois camarades ; j’aimais mieux faire un long détour par Keriavily.

— Ce chien noir, dit Fanch ar Moal, était pour sûr le diable. Souvent il se déguise ainsi sous la forme d’un barbet noir ou d’un chat noir, qui suit les gens, la nuit. Mais, si tu avais eu sur toi un peu d’eau bénite dans une burette, tu n’aurais eu qu’à lui en jeter quelques gouttes, et tu l’aurais vu faire de drôles de grimaces et disparaître sous terre. Il est prudent d’avoir toujours sur soi une petite burette d’eau bénite, quand on voyage la nuit.

— Une autre nuit, reprit Gouriou, nous avions fait la partie à Penanhoat, près de la chapelle de Saint-Maudès, et je m’en retournais seul, vers trois heures du matin. Il me fallait passer par le chemin creux du Melehonnec, qui, comme vous le savez, jouit d’une assez mauvaise réputation, et qu’on dit fort mal hanté.

Ordinairement, quand la nuit est avancée, les journaliers et les artisans qui reviennent de leur journée aiment mieux faire un détour que de s’engager dans ce chemin. J’y entrai sans hésiter. La nuit était sans lune et sans étoiles, et il faisait noir comme dans un four. Vous savez que le chemin est encaissé des deux côtés par de hauts talus surplombant à pic et garnis de ronces, d’épines et de branchages d’arbres qui s’entrecroisent d’un côté à l’autre. De plus, il est si étroit, qu’une charrette peut y passer tout juste. Je trébuchais à tout moment contre des cailloux, et je jurais comme un Turc. Soudain, j’entendis un vacarme de diable, comme feraient une douzaine de lourdes charrettes pleines de ferrailles et lancées à grande vitesse sur un pavé inégal et cahoteux ; jet des cris effrayants, des lamentations, des pleurs et des malédictions, des grincements de dents se mêlaient à tout ce bruit. Puis je vis s’avancer sur moi (j’en frémis encore d’épouvante et d’horreur, quand j’y pense) quelque chose, comme une maison, ou plutôt une grande armoire de fer à cent compartiments, dont les battants et les tiroirs s’ouvraient et se refermaient avec fracas. Et cette machine de l’enfer remplissait le chemin, et des tourbillons de flamme et de fumée sortaient de chaque compartiment. Impossible de grimper sur le talus ou de se ranger à droite ou à gauche. Je me crus perdu. Je fis le signe de la croix et recommandai mon âme à Dieu. La machine, ou plutôt le monstre, passa si près de moi, que je me sentis rôtir et tombai, la face contre terre, pendant qu’il continuait sa route. Et j’assistai là à un spectacle que je n’oublierai jamais de ma vie, et quand je vivrais cent ans. Dans chacun des compartiments, qui étaient autant de fournaises remplies de flammes dévorantes, je vis pêle-mêle des hommes et des femmes tout nus, qui se tordaient dans des souffrances inouïes et tendaient vers moi des mains suppliantes et demandaient qu’on leur jetât quelques gouttes d’eau bénite ou un chapelet. Hélas ! je n’avais sur moi ni eau bénite ni chapelet, et quand j’en aurais eu, la force m’aurait manqué pour faire ce qu’ils demandaient. Des diables hideux les maintenaient et les secouaient dans le feu avec des fourches de fer.

Dans une de ces fournaises ardentes, je crus même reconnaître un de mes amis, Guilherm Manac’h, qui était mort il y avait environ six mois. C’était aussi un intrépide joueur et de plus un buveur incorrigible, et qu’on était plus sûr de trouver au cabaret qu’à l’église, les dimanches et jours de fête. Et le pauvre garçon, qui m’avait reconnu, me cria : « Change de vie, Pipi Gouriou, et prie pour moi ! »

Comme je vous l’ai déjà dit, j’étais tombé sans connaissance, la face contre terre, et, au point du jour, Cadiou le tailleur, en allant en journée à Keravennou, trébucha et tomba en heurtant contre moi ; et ayant approché sa lanterne de ma figure, il me reconnut et dit : « C’est cet ivrogne de Pipi Gouriou ! Quelle ventrée il a !… » Puis il me rangea contre le talus et continua sa route.

Une charrette passa tôt après. Il faisait déjà grand jour. Le charretier me reconnut, et, me croyant aussi ivre mort, il me mit sur sa charrette et me déposa chez moi. J’en fis une maladie, et je restai huit jours sur mon lit, avec une fièvre de cheval, délirant presque continuellement et croyant toujours voir l’infernale machine et entendre les cris des suppliciés.

Dès que je pus sortir, j’allai immédiatement trouver le curé de Plouaret, et je lui commandai une messe pour Guilherm Manac’h. Et depuis, on ne m’a jamais vu toucher aux cartes ni entendu me moquer de ceux qui, aux veillées d’hiver, content des histoires de revenants, de fantômes et d’apparitions surnaturelles.

— C’était ann arbellou que vous aviez vu, Pipi Gouriou, lui dit Jolory ; on les voit souvent par là.

Ce récit de Gouriou avait impressionné l’auditoire.

— Puisque nous en sommes sur le chapitre des revenants, dit la servante Marie Hulo, voici ce que m’a conté mon amie Marianna Lagadec elle-même.

C’était du temps qu’elle était servante à Kerouazle ; il y a de cela environ dix ans.

Un dimanche que c’était son tour d’aller à la messe du matin, au bourg de Plouaret, elle fut réveillée par le chant du coq.

Dans beaucoup de fermes, comme vous le savez, il n’y a ni montre ni horloge, et c’est ordinairement le chant du coq qui règle le lever, et le soleil qui donne les heures pendant le jour. Mais souvent le soleil ne paraît pas, et le meilleur coq se trompe aussi parfois, surtout pendant l’Avent, où tous les coqs affolent, dit-on, et de là beaucoup d’incertitude et d’erreurs au sujet de l’heure exacte. Il y avait bien une horloge à Kerouazle ; mais, voyant qu’il faisait clair, et convaincue qu’elle était en retard, Marianna ne songea pas à la consulter. Kerouazle, vous le savez, est bien à une lieue du bourg de Plouaret, et l’hiver, il faut en partir avant le jour, pour n’être pas en retard à la première messe. Marianna s’habilla donc à la hâte, trempa son doigt dans le bénitier, fit le signe de la croix et partit. Elle crut aussi inutile de s’informer si le domestique dont c’était le tour d’aller à la messe matinale, afin de rester ensuite à la maison pour soigner les bestiaux, était parti. Il faisait un clair de lune magnifique, un temps sec et froid, et elle hâtait le pas, courait parfois et se disait : « La messe sera sûrement près de finir quand j’arriverai ; j’aurai honte à entrer si tard dans l’église… tout le monde me remarquera. »

Elle ne rencontrait personne sur sa route, ce qui la confirmait encore dans sa pensée qu’elle était en retard. Elle avait dépassé Lanwika et Rosanc’hlan ; elle arrivait au bourg de Plouaret, et elle n’avait encore vu personne. Dans son trouble et sa préoccupation, elle ne remarquait pas que toutes les portes étaient fermées sur la route et dans le bourg. Quand elle entra dans le cimetière seulement[73], elle vit du monde ; elle en vit même beaucoup, et tous, hommes et femmes, entraient pêle-mêle dans l’église, ce qui fit penser à Marianna : « Je me suis tant hâtée, que je ne serai guère en retard, ou il y en aura bien d’autres avec moi. »

Elle ne remarqua pas encore qu’elle n’avait entendu aucune cloche sonner, et que tout ce monde ne semblait pas venir de plus loin que le cimetière.

Elle entra dans l’église par le porche. La messe commençait. L’église était pleine, comme un jour de grande fête, ce qui l’étonna un peu. Elle se plaça, selon son habitude, au bas de la nef, jeta un regard autour d’elle et ne reconnut personne. Mais ce qui l’étonna le plus, c’est le silence absolu qui régnait autour d’elle : pas de bruit de sabots ferrés sur les dalles de pierre, ni de ces toux si communes, l’hiver, dans les églises. Quelque extraordinaire que fût tout cela, elle s’en préoccupa peu, et, toute à sa prière, son esprit ne s’y arrêta, pas. Quand vint le moment de communier, comme elle s’était confessée la veille et avait eu l’absolution, elle se présenta à la table sainte et reçut le saint Viatique. Mais elle fut seule à communier, ce qui lui parut bien extraordinaire.

Quand la messe fut terminée, l’officiant se tourna vers les assistants et parla de la sorte, debout sur les marches de l’autel :

« Je vais, à présent, mes frères et sœurs chrétiens, me rendre à Rozanc’hlan, pour porter le saint Viatique à Marharit Riwal, qui est à l’agonie. J’invite à m’accompagner ceux d’entre vous qui vont dans cette direction, et que cela ne détournerait pas trop de leur chemin. »

C’était précisément sur la route de Marianna : aussi voulut-elle suivre le prêtre jusqu’au seuil de la malade, qu’elle connaissait bien, et qui habitait au bord de la route une pauvre chaumière isolée et tombant en ruines.

Le prêtre sortit de l’église, portant la sainte Eucharistie, et précédé d’un enfant de chœur qui agitait une clochette. Dans le cimetière, ceux qui ne devaient pas aller plus loin s’agenouillèrent sur le passage du bon Dieu. Une vingtaine de personnes, hommes et femmes, franchirent l’enceinte et se dirigèrent vers Rozanc’hlan. Marianna était de ce nombre. Et là encore, elle fut étonnée de ne reconnaître personne. Il lui sembla pourtant, un moment, reconnaître Périnaïc Congar : c’étaient sa taille, sa démarche, sa manière de s’habiller, et jusqu’au mouchoir bleu à fleurs qu’elle lui avait vu acheter à la foire de Bré. Elle ne put voir sa figure. Mais sa pauvre amie dormait en terre bénite, sous le grand marronnier du cimetière de Plouaret, depuis plus d’un an déjà : ce ne pouvait donc être elle.

Arrivé à la porte de Marharit Riwal, le prêtre entra dans la chaumière, et quelques-uns de ceux qui l’avaient suivi jusque-là entrèrent avec lui : les autres attendirent, à genoux, à la porte. Marianna, qui avait encore assez loin à faire, continua sa route vers Kerouazle. Tout en marchant, seule, dans le silence, elle faisait à part soi ces réflexions :

« C’est singulier ! j’ai entendu la messe ; j’ai accompagné le prêtre jusqu’au seuil de la maison de Marharit Riwal, où j’ai dit cinq Pater et cinq Ave pour la pauvre femme, et il ne fait pas encore jour ! Car, ou je me trompe fort, ou il ne fait que clair de lune, et depuis Rozanc’hlan, je n’ai rencontré âme qui vive… C’est bien singulier ! »

Quant à tout ce qu’elle avait vu d’extraordinaire, depuis son départ de Kerouazle, à l’église, dans le cimetière, sur la route de Rozanc’hlan, où elle avait cru reconnaître son amie Périnaïc Congar, morte et enterrée depuis un an et plus, elle n’y songeait pas, tant elle était loin de trouver à tout cela rien de surnaturel.

Au moment où elle entrait dans la cour de Kerouazle, les coqs chantaient, le jour commençait de poindre, et le domestique Iann Kerbrat partait pour la première messe, au bourg de Flouaret. Il fut bien étonné de trouver Marianna qui rentrait à cette heure, et il lui demanda :

— D’où venez-vous donc, Marianna ?

— Et d’où reviendrais-je, si ce n’est de la messe matinale ?

— Comment ! de la messe matinale ? Voici l’heure d’y aller seulement, et j’y vais.

— Ah bien oui ! vous pouvez rester à la maison, car vous n’aurez plus de messe matinale pour aujourd’hui. Vous vous êtes oublié dans votre lit, où vous vous trouviez sans doute mieux que sur la route du bourg, par ce temps froid. Malheur à vous, si le maître le sait, car vous savez qu’il n’aime pas à voir ses domestiques manquer la messe ! Pour ce qui me regarde, vous pouvez vous rassurer : je n’en dirai rien à personne.

Et elle rentra, sans s’arrêter davantage, et Kerbrat, de son côté, continua sa route vers le bourg de Plouaret.

Quand Marianna parut devant ses maîtres, ce fut de nouvelles questions ; mais elle répondit sans hésitation et avec une assurance qui en imposa à tous.

— Je vous le répète, dit-elle, j’ai été au bourg, à la messe du matin, que j’ai entendue d’un bout à l’autre, et j’en arrive.

— Mais voyez donc l’horloge : il n’est pas encore trop tard pour partir et arriver à temps.

— La preuve que je dis la vérité, c’est que, au sortir de la messe, j’ai accompagné le prêtre qui l’a dite jusqu’à la porte de Marharit Riwal, qui est à l’agonie et vient d’être extrémisée.

Personne n’avait seulement entendu dire que Marharit Riwal fût malade.

Marianna était une servante irréprochable sous tous les rapports ; aussi sa maîtresse n’insista-t-elle pas davantage et pensa qu’elle avait été trompée par le chant du coq et le clair de la lune. La pauvre fille était très-peinée des soupçons que pouvait faire naître son aventure et se demandait si elle n’avait pas rêvé ; mais, avec la meilleure volonté du monde, elle ne pouvait se convaincre qu’elle n’était pas allée au bourg de Plouaret et à la chaumière de Marharit Riwal, et qu’elle n’avait pas entendu la messe. Et puis, d’ailleurs, on l’avait vue rentrer ; on lui avait parlé, et elle avait répondu : ce ne pouvait donc pas être un rêve. Elle en perdait la tête et en était malade et pleurait.

Quand arriva à son tour Iann Kerbrat, revenant de la messe du matin, il apporta la nouvelle de la mort de Marharit Riwal. Elle était décédée au point du jour, un instant après avoir reçu le sacrement de l’extrême-onction, ce qui concordait parfaitement avec le récit de Marianna. Tous les soupçons tombèrent alors, et personne ne douta plus que, trompée par le clair de lune et le chant du coq, elle était partie de la maison, beaucoup trop tôt, et avait réellement assisté à une messe, mais une messe dite par un prêtre mort et devant des assistants tous également morts, excepté elle seule.

Et tout s’expliqua ainsi aisément pour Marianna elle-même, et le silence absolu qui régnait dans l’église pendant la messe, et pourquoi elle ne reconnut personne dans cette foule, bien qu’elle fût de la paroisse et y connût presque tout le monde. D’ailleurs, on citait de nombreux exemples de cas semblables.

Alors seulement, comme cela arrive souvent, quand le danger est passé, elle eut peur, en réfléchissant à tout ce que son aventure avait de mystérieux et de surnaturel, et elle craignit que ce ne fût un avertissement du ciel lui annonçant sa mort prochaine. Mais la vieille Katel Merrien lui ayant assuré que, par sa seule présence à cette messe de morts, elle avait délivré du purgatoire toutes ces pauvres âmes condamnées à venir, chaque nuit, entendre la messe dans l’église de leur paroisse, jusqu’à ce qu’un chrétien vivant et en état de grâce y eût assisté et communié, cette pensée la rassura.

Néanmoins, dès le lendemain matin, elle alla commander une messe au curé de Plouaret à l’intention de son amie Marie Congar, qu’elle avait cru avoir reconnue parmi les morts.

Marianna Lagadec vit encore ; elle est mariée et mère de famille aujourd’hui, et habite au village de Keraudren, non loin de Kerouazle. Celui de vous qui serait tenté de mettre en doute la véracité de ce que je viens de raconter peut la consulter, et il s’entendra confirmer tout ce que j’ai dit.

Au moment où Marie Hulo terminait son récit, un chat fit entendre des miaulements étranges au bas de la cuisine.

— Mettez dehors ce vilain animal, dit quelqu’un.

— C’est tout juste ce qu’il demande, dit Jolory, afin de courir au sabbat des chats. Je parie qu’il va se rendre tout droit au carrefour du Petit-Keranborn et de Guernaham, où tous les chats du quartier tiennent leur sabbat. Plusieurs personnes affirment l’avoir vu, Job Guenveur, par exemple, et Iouenn Ar Falc’her, et il ne fait pas beau passer par là, paraît-il, les nuits où ont lieu leurs réunions.

— À propos de sabbats de chats, dit Pipi Gouriou, voici une histoire curieuse et dont je garantis l’exactitude.

On n’a jamais bien su comment est mort Malo Kerdluz, le meunier du moulin de Kervégan, entre Plouaret et Lanvellec. Tout ce qu’on sait, c’est qu’un matin, on le trouva mort dans son lit, la figure toute lacérée et sanglante, et les yeux hors de la tête. On pensa qu’il avait été battu et maltraité, un dimanche soir, au bourg de Lanvellec, par des gens de Ploumilliau, car il était assez querelleur de sa nature. Il se serait traîné jusqu’à son lit et y serait mort de ses blessures. Mais comment aurait-il pu aller jusqu’à chez lui avec les yeux hors de la tête ? Moi, j’en sais plus long là-dessus, et voici comment les choses se sont passées :

Malo Kerdluz avait remplacé au moulin de Kervégan le vieux Iouenn Ar Bleiz. Iouenn Ar Bleiz, vous le savez bien, avait mauvaise réputation dans le pays, et passait pour être un peu sorcier. Quelques-uns prétendaient même qu’il se changeait à volonté en loup ou en chat, et assistait, sous cette dernière forme, au sabbat de chats qui se tenait sur la lande de Kervégan. Le propriétaire du moulin, sur les avis et les plaintes qui lui arrivaient de tous côtés, finit par congédier Iouenn, quoiqu’à regret, car il le craignait et redoutait sa vengeance. Et en effet, Iouenn quitta le moulin en jurant qu’il se vengerait. Malo Kerdluz prit sa place ; mais il ne tarda pas à éprouver toutes sortes de désagréments et de dommages. Tout allait chaque jour de mal en pis dans son moulin. Les clients se plaignaient que leur grain était mal moulu, la farine mélangée de gravier, et enfin qu’il prélevait un droit excessif sur leurs sacs ; et les plaintes n’amenant aucun bon résultat, on finissait par porter son grain à un autre moulin. Et pourtant Malo était un excellent meunier et un parfait honnête homme, de l’avis de tout le monde et malgré le dicton connu :


At meliner, laër ar bleud
A vezo krouget dre he veud.
Ha mar na ve ket krouget mad,
A vô krouget dre he viz troad[74]


Que signifiait donc tout cela ? Le pauvre Malo en perdait la tête. La nuit, quand il était couché, un vacarme épouvantable se faisait entendre dans le moulin ; on aurait dit que tout était remué, déplacé, bouleversé, brisé, broyé, et pourtant, quand venait le jour, on pouvait voir que tout était en place et intact. D’autres fois, la vanne tombait d’elle-même, l’eau cessait de couler sur la roue, et la meule s’arrêtait tout court. Malo sortait précipitamment, en jurant, et ne voyait personne. Il relevait la vanne et l’affermissait avec soin ; mais, à peine était-il rentré, qu’elle retombait, et la roue s’arrêtait encore. Enfin, le pauvre homme ne savait à quel saint se vouer, et il s’adonna à la boisson et négligea tout à fait son moulin, lui si rangé et si laborieux jusque-là. Il soupçonnait bien Iouenn Ar Bleiz de n’être pas étranger à ce qui se passait ; mais comment se soustraire à son influence ? Il alla enfin à Louargat, au pied du Ménez-Bré, consulter Tugdual Mêlo, qui avait une grande réputation de sorcier dans tout le pays, grâce à un Agrippa qu’il possédait. L’Agrippa, d’après le rapport de plusieurs personnes, qui avaient eu recours à la science de Mêlo, était attaché à une poutre par une forte chaîne de fer, et, quand on le consultait, il se démenait et se débattait comme un diable qu’on aspergerait d’eau bénite, et il fallait lui livrer un terrible combat et prononcer certaines formules magiques pour le dompter et en obtenir les réponses voulues.

Tugdual Mêlo consulta son Agrippa, qui lui répondit, après un long et bruyant combat, que le moulin de Kervan avait été ensorcelé par Iouenn Ar Bleiz, et que, pour détruire le charme, il fallait lever la seconde meule, celle qui est immobile, quand le moulin moud, et l’on trouverait dessous un morceau de la clavicule d’un sorcier qui avait habité, il y avait plus de cinq cents ans, sur la montagne de Bré. On devait prendre ce fragment d’os, le brûler et en jeter les cendres au vent, loin, bien loin du moulin.

Malo suivit de point en point les instructions du sorcier, et, à partir de ce moment, tout alla un peu mieux au moulin de Kervégan.

Mais les choses ne devaient pas en rester là.

Un soir que je revenais assez tard de Lanvellec à Plouaret, je rencontrai Malo, armé de sa vieille carabine et revenant de guetter un loup qui avait enlevé plusieurs brebis dans les fermes des environs. Nous fîmes route ensemble ; mais bientôt nous entrâmes dans un cabaret, au bord de la route, où nous nous attardâmes à boire du cidre, et, au départ, nous étions joliment émus, Malo surtout. La nuit état sombre. Comme nous descendions la côte par le chemin creux qui mène à l’étang de Kervégan, nous entendîmes un vacarme effroyable sur nos têtes, et vîmes des lumières qui se déplaçaient, passant d’un buisson à l’autre, montant sur les arbres et semblant se poursuivre de branche en branche. Nous nous arrêtâmes.

— C’est un sabbat de diables, dit Malo.

— C’est tout au plus un sabbat de chats, répondis-je.

— Eh bien ! reprit Malo, diables ou chats, il n’importe ; ma carabine est chargée, et nous allons bien voir si le plomb s’aplatira sur la peau de ces fils de l’enfer.

Et il ajusta et tira. Alors ce furent des cris épouvantables et tels que je n’en ai jamais entendus de ma vie. C’était comme des imprécations et des menaces de vengeance.

— Il paraît que le coup a porté, dit Malo ; allons voir.

Et ayant grimpé sur le talus, nous vîmes, au pied d’un arbre, un énorme chat noir qui se débattait dans les convulsions de l’agonie, en roulant des yeux menaçants et brillants comme braise, et nous crûmes l’entendre dire : « Malheur à toi, Malo Kerdluz, malheur à toi, car je serai vengé ! »

Malo acheva le matou à coups de crosse de fusil, le mit dans sa carnassière, et nous continuâmes notre route.

Quand nous arrivâmes au moulin, la femme de Malo lui fit quelques reproches de rentrer si tard et ivre, ou peu s’en fallait.

— Allons, Jeanne, dit Malo, ne grondez pas ainsi ; voyez le beau gibier que je vous rapporte. Et, tirant le chat de sa carnassière, il le lui présenta.

— Un chat !… J’aurais mieux aimé un lièvre, dit Jeanne, avec une moue.

— Un chat ! reprit Malo ; mais c’est le diable lui-même que ce matou noir. Si vous l’aviez entendu, au moment de mourir !… C’est peut-être, aussi Iouenn Bleiz, qui se change à volonté en différentes sortes d’animaux, assure-t-on. Dans tous les cas, apporte-nous à chacun une bonne écuellée de cidre.

Et il jeta le chat mort dans un coin.

Au même moment, le chat du moulin, un grand matou tigré, sauta d’un bond sur la table, en poussant un miaulement effrayant. Son dos se voûta, sa queue se raidit, son poil se hérissa, et ses yeux lancèrent des flammes. La meunière prit son balai pour le chasser ; mais il sauta sur le bahut de chêne et dit :

Marw ê Raoul ! — Raoul est mort ! Tu as tué Raoul, notre roi ; malheur à toi, Malo Kerdluz !

Et aussitôt il disparut, et on ne le revit pas de deux jours.

Nous étions étonnés et effrayés d’avoir compris ses menaces, comme si un homme avait parlé.

Je partis, après avoir vidé mon écuelle, un peu impressionné de tout ce que j’avais vu et entendu, et n’en augurant rien de bon pour Malo.

Quinze jours plus tard, passant par Kervégan, j’entrai au moulin, et j’appris que le pauvre Malo était mort et enterré. Voici ce que me raconta sa femme :

Aussitôt après mon départ, Malo était monté à son cabinet, près de la meule, et s’était couché. Tôt après, une véritable armée de chats monta à l’assaut du moulin, avec un vacarme épouvantable. Le gros de l’armée se tenait sur le toit ; plusieurs avaient pénétré dans l’intérieur, par une lucarne restée ouverte, et même par la cheminée. C’était effrayant les cris qu’ils faisaient entendre. Ce n’étaient certainement pas des cris ni des miaulements de chats. Tout à coup, Malo poussa un cri aigu et appela au secours. Jeanne, qui couchait en bas, avec ses enfants, se leva et monta. Quel horrible spectacle s’offrit à ses yeux, la pauvre femme ! Elle trouva son mari tout sanglant, la figure lacérée et les yeux arrachés de leurs orbites ! Il mourut dans la journée, au milieu de souffrances atroces, délirant et répétant sans cesse : « Le chat noir !… Iouenn Ar Bleiz !… »

Le vacarme avait cessé ; tous les chats étaient partis, et le matou noir tué par Malo avait aussi disparu.

Quand on enleva le corps de Malo de son lit, pour le mettre dans sa bière, le chat du moulin, qui avait disparu depuis deux jours, se trouvait là. Et quand la bière fut clouée, il sauta dessus, fit entendre un affreux miaulement, comme un cri de joie féroce, puis sortit par la fenêtre. Et pendant tout le trajet du moulin au bourg de Lanvellec, il suivait la charrette sur laquelle était placé le cercueil, de buisson en buisson, d’arbre en arbre, et répondait aux chants funèbres par des miaulements et des gambades ironiques. Et quand on descendit le pauvre Malo dans le trou de terre, il était encore dans le vieil if du cimetière, ricanant et grimaçant au-dessus de la fosse. Tout le monde le remarqua bien ; mais personne ne soupçonnait la vérité, et l’on pensa même généralement que le chat regrettait tant son maître, qu’il l’avait suivi jusqu’à sa dernière demeure.

La cérémonie terminée, il disparut, et on ne le revit plus au moulin de Kervégan.

Voilà ce que la pauvre Jeanne me conta en pleurant. Et ne vous semble-t-il pas évident que Malo Kerdluz avait été tué par son chat, aidé des autres chats du quartier, pour venger la mort de leur roi Raoul ? Pour moi, je n’en puis douter, après ce récit et tout ce que je vis et entendis, la nuit où Malo tua d’un coup de fusil le vilain matou noir que vous savez, près de l’étang de Kervégan.

— Votre histoire est effrayante, Pipi Gouriou, dit la cuisinière, et j’aurais voulu ne l’avoir point entendue, car désormais je ne pourrai plus voir un chat sans songer à la mort tragique de Malo Kerdluz.

La veillée se termina par le gwerz, suivant, que chanta Jeannette Kérival, tout en tournant son rouet :


les danseurs punis.[75]



Chrétiens, répandez des larmes et déplorez avec moi un grand malheur causé par nos péchés : Dieu punit tôt ou tard les pécheurs.

Et vous surtout, folle jeunesse, que cet exemple vous profite ; menez une vie plus dévote et moins désordonnée, et évitez avec soin la danse.

Combien ne voit-on pas de jeunes gens (tous les jours vous pouvez vous en assurer) qui recherchent partout la danse et y dépensent follement jusqu’à leur dernier denier ?

Ah ! qu’ils feraient mieux de les employer à soulager leurs pères et leurs mères, restés dans leurs pauvres chaumières, et qui y meurent peut-être de faim !

Vous trouverez ici, jeunesse aveugle et présomptueuse, folle de danses et de plaisirs, un terrible exemple des châtiments réservés aux danseurs.

Fuyez donc la danse et les coupables ébats ; fréquentez les offices divins ; vivez dans la crainte de Dieu, et ne négligez pas les sacrements.

Folles jeunes filles qui ne travaillez qu’à plaire et à orner vos corps, quand vous regarderez votre miroir, songez qu’un précipice est derrière.

La danse, chrétiens, je vous le dis en vérité, est cause que plusieurs de nos frères souffrent sous nos pieds des tourments inouïs, privés des joies du ciel.

Approchez tous, jeunes et vieux, approchez et réfléchissez bien aux peines, aux tourments et à l’affliction si grande

Qui ont frappé ces malheureux, au nombre de trente-deux, dans le mois d’août dernier, le jour de l’Assomption.

Le curé, bon et gracieux, plein d’humilité et de dévoûment, devait aller, sans délai, porter le bon Dieu à un agonisant.

Il lui fallait traverser une place où se tenaient les danses, en portant le Roi des saints, Jésus-Christ, notre Sauveur.

Les gens misérables et impies ne voulurent pas interrompre leurs danses pour entendre dire que le curé allait passer, portant le Saint-Sacrement.

Alors des spectateurs leur parlèrent de la sorte : « Cessez de danser, jeunes insensés, et adorez votre Dieu ».

Dans leur aveuglement, ils frappèrent ceux qui leur parlaient si sagement, ceux qui leur conseillaient d’interrompre leurs danses et de se prosterner devant le Dieu crucifié.

Ils crachèrent même à la figure du prêtre qui portait le Saint-Sacrement et l’accablèrent d’injures, devant Jésus qui était présent.

Ici notre Père tout-puissant nous donne clairement à entendre que c’est lui qui commande et qui est le maître de tout ce qui existe sur la terre et dans le ciel.

En un instant, ils se virent tous changés en des spectres effrayants, et durant trois mois ils conservèrent cette forme, pour nous fournir un exemple terrible.

Leurs parents allèrent, vers le soir, à la recherche de leurs enfants : quand ils arrivèrent sur le lieu de l’assemblée, ils ne les reconnurent pas.

Ils étaient noirs comme des corbeaux, ou encore comme des cheminées pleines de suie, méconnaissables à chacun, n’étaient leurs habits.

Leurs pères et leurs mères, désolés de voir leurs enfants dans une aussi triste situation, firent dire des messes pour eux, dès le lendemain matin, afin d’obtenir leur délivrance ;

Pour prier les saints et les anges et la sainte Vierge Marie d’intercéder pour eux auprès de Dieu, afin qu’il voulût bien leur pardonner.

Tout le peuple en prière, à la vue de leur terrible châtiment, accourait en foule de tous côtés, comme une procession ;

Et le bon curé, de son côté, les accompagnait aussi et priait Dieu de vouloir bien les délivrer d’un tel supplice.

Quand on fut à l’élévation, — comprenez ceci, chrétiens, — le jour de la fête de l’Assomption, — écoutez bien, chrétiens, —

La terre trembla d’une manière effrayante ; elle s’entrouvrit même, engloutit les coupables dans ses abîmes et se referma sur eux.

Tous ceux qui étaient présents et qui avaient été témoins de leur supplice se prosternèrent à terre, l’âme navrée de douleur,

Pour demander leur pardon à Dieu, pour le prier de vouloir bien se montrer miséricordieux et recevoir leurs pauvres âmes dans son paradis.

Hommes libertins et lubriques, réfléchissez à ceci, et songez au pouvoir de notre divin Maître sur nous tous tant que nous sommes.

Dieu punit, dans sa justice, les pécheurs obstinés : tremblez devant la justice de Dieu, et amendez-vous, chrétiens.

Enfin, jeunes gens, je vous en supplie par la mort de notre Sauveur, obéissez à notre sainte mère l’Église, et sauvez vos âmes,

Afin que nous ayons tous le bonheur de nous revoir un jour ensemble, dans les joies éternelles, dans le palais de la sainte Trinité ! »

Dix heures sonnèrent. C’était le moment ordinaire de clore la veillée, chacun s’en fut coucher ; et plus d’un dut rêver, cette nuit, de revenants et de fantômes.




L’Agrippa dont il est question plus haut est Cornélius Agrippa de Nettesheim, qui naquit à Cologne en 1481, et mourut à l’hôpital de Grenoble en 1535, après une vie très-aventureuse et très-accidentée. Il professa tour à tour les langues, la médecine, la théologie, les sciences occultes et la magie, à Dole, à Londres, à Cologne, à Pise, à Pavie, à Genève, à Lyon, à Anvers, et publia de nombreux ouvrages et traités dans ces différentes branches des sciences. Le seul qui ne soit pas tout à fait oublié aujourd’hui est son traité De Philosophiâ ocultâ, qui lui a valu une grande réputation de sorcier dans le peuple. J’ignore comment son nom a pu devenir si populaire en Basse-Bretagne, où je l’ai rencontré très-souvent, surtout dans les arrondissements de Lannion et de Guingamp. L’homme qui possède, un Agrippa, dans nos campagnes, est respecté et surtout redouté dans sa commune et aux environs, et l’on vient le consulter de loin. On se le montre au doigt d’un air mystérieux, et plus d’une fois, dans les foires et les pardons, on m’a signalé un vieillard pensif, à l’œil vif et intelligent, au teint hâlé, ordinairement solitaire dans la foule, et duquel on s’écartait quand il passait. « Celui-là a un Agrippa ! » me disait-on à l’oreille.

L’idée que nos paysans bretons se font de l’Agrippa est des plus étranges. Je les ai maintes fois interrogés à ce sujet, et voici à peu près tout ce que j’ai pu en tirer.

Le grand Mêlo (Mêlo-Vraz), de Louargat, au pied de la montagne de Bré, avait dit-on, un Agrippa, et on venait le consulter de fort loin. Une personne de Plouaret, nommée Le Talec. qui l’avait été trouver, vers 1836, m’a raconté ce qui suit sur sa visite :

« L’Agrippa est une terrible chose, et, entre nous, je crois bien que c’est le diable lui-même, et que Mêlo lui avait vendu son âme. Il faut, à chaque fois qu’on le consulte, lui livrer combat et le vaincre, avant qu’il consente à travailler, c’est-à-dire à répondre aux questions qu’on lui adresse. Quand j’arrivai à Louargat, j’exposai à Mêlo le sujet de ma visite. Il me dit :

« C’est difficile, ce que vous me demandez là, et il me faudra combattre ferme. Mon Agrippa, depuis quelque temps, n’est pas commode du tout. Mais, n’importe, vous obtiendrez ce que vous désirez. Attendez-moi là ; je vais le consulter.

« Il mit bas sa veste et entra dans un cabinet, à côté de la pièce où je me tenais. Aussitôt, j’entendis un vacarme d’enfer : des cris, des coups de bâton, des bruits de chaises. L’Agrippa, attaché par une chaîne de fer à une poutre, bondissait sous les coups et se démenait comme un démon, et Mêlo criait, tempêtait, jurait et frappait toujours. Au bout de près d’une demi-heure de ce manège, Mêlo sortit du cabinet, couvert de sueur, haletant, et me dit :

— Le combat a été rude ; mais, j’ai fini par avoir la réponse.

« Et il me la fit connaître, et les choses se passèrent comme il me le dit. »

Quelquefois le sorcier, pris de remords et effrayé à la pensée de l’autre monde, veut se défaire de son Agrippa. Mais cela n’est pas chose facile, car l’Agrippa et son possesseur sont liés par un pacte terrible et dont il faut remplir scrupuleusement toutes les conditions. On m’a raconté de Kaour Mengam, de Saint-Michel- en-Grève, qui avait aussi un Agrippa, qu’il le jeta au feu, sur le conseil de son curé. Mais il ne brûlait pas, bien que Kaour eût pris la précaution de l’arroser d’huile et d’entasser sur lui un grand tas de bois. Il tenta l’épreuve à plusieurs reprises, et toujours en vain. Voyant cela, une nuit, il mit son Agrippa dans un bateau, sortit de la baie et, arrivé en pleine mer, il l’y précipita et s’en revint ensuite, croyant en être délivré. Mais, comme il mettait pied à terre, il l’aperçut sur le rivage, qui agitait bruyamment ses feuillets et semblait le narguer. Kaour était bien malheureux de ne pouvoir se défaire d’un tel compagnon. Enfin, un jour, ils disparurent l’un et l’autre, et l’on n’a jamais pu savoir ce qu’ils sont devenus. »

J’ai trouvé dans les archives du département du Finistère une sentence prononcée, en 1660, par la cour royale de Quimperlé, après procédure criminelle, contre Philippe-Emmanuel de Keirlec’h, seigneur de Quistinic, dans laquelle je relève le passage suivant :

« ... Comme aussi requérons que les livres d’ Agrippa intitulés : Oculta philosophia, le manuscrit intitulé : Clavicula Salmononis, et autres escripts et chiffres trouvés en la maison de Querguiomarc’h, paroisse de Querrien, où demeurait ledict de Quistinic, et mentionnés au procès-verbal de descente, soient bruslés en nostre présence, attendu que la lecture de tels livres et escripts est deffandue et prohibée par les saints cannons, et de plus, crainte qu’ils ne tomberoient entre les mains de personnes qui en pourroient mal user. »


FIN DU DEUXIÈME VOLUME

ADDITIONS ET CORRECTIONS
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La légende de Jésus-Christ et le bon Larron (page 137 de notre Ier volume) semble dériver, directement ou indirectement, des évangiles apocryphes. On lit, en effet, dans l’Évangile de l'Enfance, chapitre XXIII : « Ils arrivèrent ensuite à un endroit infesté de voleurs, et comme ils se préparaient & le traverser pendant la nuit, voici que tout d'un coup ils aperçurent deux voleurs qui étaient endormis, et près d’eux ils virent une foule d’autres voleurs qui étaient les camarades de ces gens et qui étaient aussi plongés dans le sommeil. Ces deux voleurs se nommaient Titus et Dumachus, et le premier dit à l'autre : « Je te prie de laisser ces voyageurs aller en paix, de peur que nos compagnons ne les aperçoivent. » Dumachus s'y refusant, Titus lui dit : « Reçois de moi quarante drachmes, et prends une ceinture pour gage. » Et il la lui présentait en même temps, le priant de ne pas appeler et de ne pas donner l'alarme. Marie, voyant ce voleur si bien disposé à leur rendre service, lui dit : « Que Dieu te soutienne de sa main droite, « et qu’il t’accorde la rémission de tes péchés. » Et le Seigneur Jésus dit à Marie : « Dans trente ans, ô ma mère, les Juifs me crucifieront, à Jérusalem, et ces deux voleurs seront mis en croix à mes côtés, Titus à ma droite et Dumachus à ma gauche, et ce jour-là Titus, me précédera dans le paradis. » Et lorsqu’il eut ainsi parlé, sa mère lui répondit : « Que Dieu détourne de toi de semblables choses, ô mon fils ! » Et ils allèrent ensemble vers une ville des idoles, et comme ils en approchaient, elle fut changée en un tas de sable. »

Dans le chapitre XVII du même évangile, on voit une femme qui, étant allée se laver au fleuve, est possédée par l’esprit mauvais, qui s’était jeté sur elle, sous la forme d’un serpent, s’enlaçant autour de son ventre, et la tourmente chaque nuit. Cette femme ayant vu Marie et le Seigneur, qu’elle portait contre son sein, pria Marie de lui permettre de porter et d’embrasser son enfant. Marie y consentit, et aussitôt Satan l’abandonna et s’enfuit.

« Le lendemain, cette même femme prit une eau parfumée pour laver l’enfant Jésus, et, quand elle l’eut lavé, elle garda cette eau. Et il y avait là une jeune fille dont le corps était couvert d’une lèpre blanche, et elle se lava de cette eau et fut immédiatement guérie. »

Enfin, on lit dans l’évangile de Nicodème, chapitre X : « … Un des larrons qui étaient crucifiés, nommé Gestas, dit à Jésus : « Si tu es le Christ, délivre-toi, ainsi que nous. » Diamas (l’autre larron) le réprimanda, disant : « N’as-tu pas crainte de Dieu, toi qui es de ceux contre lesquels la condamnation a été rendue ? Nous recevons le juste châtiment de ce que nous avons commis ; mais lui, il n’a rien fait de mal. » Et lorsqu’il eut repris son compagnon, il dit à Jésus : « Souviens-toi de moi, Seigneur, dans ton royaume. » Et Jésus lui répondit : « En vérité, je te le dis, tu seras avec moi aujourd’hui en paradis. ».

Comme on le voit, on n’est pas d’accord sur les noms des deux larrons. Dans les Collectanes, vulgairement attibués à Bède, on les appelle encore Matha et Joca ; et dans une histoire de Jésus-Christ qui a été écrite en persan par le jésuite Jérôme Xavier, que les Elzévirs ont imprimée en 1639, ils sont désignés sous les noms de Lustin et Vissimus. Selon les légendaires crédules du moyen-âge, ce fut celui des larrons sur lequel porta l’ombre du corps du Sauveur qui se convertit. Le cardina Pierre Damien, mort en 1072, attribue sa conversion à une prière de la Vierge, qui reconnut en lui un de ceux entre les mains desquels elle était tombée en allant en Égypte.

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TABLE DES MATIÈRES
DU PREMIER VOLUME
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PREMIÈRE PARTIE


LE BON DIEU, JÉSUS-CHRIST ET LES APÔTRES
VOYAGEANT EN BASSE-BRETAGNE


DEUXIÈME PARTIE


LE BON DIEU, LA SAINTE VIERGE, LES SAINTS ET LE
DIABLE VOYAGEANT EN BASSE-BRETAGNE



TROISIÈME PARTIE


LE PARADIS ET L’ENFER



QUATRIÈME PARTIE


LA MORT EN VOYAGE



TABLE DES MATIERES
DU DEUXIÈME VOLUME
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CINQUIÈME PARTIE


LES ERMITES, LES MOINES, LES BRIGANDS, LES SAINTS
ET LES PAPES


SIXIÈME PARTIE


DIABLERIES, REVENANTS ET DAMNÉS



SEPTIÈME PARTIE


RÉCITS DIVERS




Notes[modifier]

  1. A me voir ainsi constamment en voyage et toujours à pied, à travers nos campagnes bretonnes, un poète breton connu m’avait surnommé, et non sans une pointe de malice, Boudedeo Breiz-Izel, c’est-à-dire le Juif-Errant de la Basse-Bretagne.
  2. M. Paul Sébillot a déjà publié dans la collection de Maisonneuve et Cie — Littératures populaires de toutes les nations — un charmant volume des plus intéressants et des plus curieux, à différents points de vue, sous le titre de : Littérature orale de la Haute-Bretagne. Deux autres volumes de lui ont également paru chez l’éditeur Charpentier, à Paris, sous le titre de : Contes populaires de la Haute-Bretagne, et plusieurs autres paraîtront successivement, et sans tarder, tant chez notre éditeur, qu’ailleurs.
  3. Nos paysans bretons sont convaincus que Jésus-Christ a visité la Basse-Bretagne, quand il faisait son tour du monde, disent-ils naïvement.
    Pourtant il existe un dicton breton qui s’exprime ainsi :

    En Breiz-Izel pa n’ez ân,
    Dour mad da Vreizis a roan.

    En Basse-Bretagne puisque je ne vais,
    De la bonne eau aux Bretons je donne.


    La tradition dit encore que, pendant qu’il voyageait sur la terre, Dieu donna le gouvernement des choses du ciel et de la terre à saint Mathurin, lequel s’en acquitta si bien qu’il ne dépendit que de lui de continuer et de devenir titulaire définitif, au lieu de suppléant ; mais le saint s’excusa en disant que cela lui donnerait trop d’occupation et de mal.

  4. Il se trouve quelque chose d’approchant dans le roman français le Renart, première branche, par Pierre de Saint-Cloud. L’auteur raconte que Dieu, après avoir chassé Adam et Ève du paradis terrestre, par un reste de pitié pour eux, et ne voulant pas les abandonner complètement, leur donna une baguette en disant qu’il suffirait d’en frapper la mer pour avoir aussitôt ce dont ils auraient besoin. Adam, pressé d’éprouver l’effet de la baguette merveilleuse, fit sortir du premier coup une belle brebis du sein des flots. Ève voulut l’essayer, à son tour. Mais aussitôt qu’elle en frappa la mer, il en sortit un loup qui se jeta sur la brebis et l’emporta au fond d’un bois. Ce que voyant Adam, il reprit la baguette des mains de sa femme et, d’un second coup, il fit paraître un grand chien qui courut après le loup et rapporta la brebis. — Puis, une foule d’animaux furent produits de la sorte, doux et apprivoisés, quand ils naissaient sous la baguette d’Adam ; indomptables, féroces ou pervers, quand ils naissaient sous la baguette d’Ève. Ce fut elle qui fit naître Renart, le type de la ruse, de la perfidie et de toutes les méchancetés.
  5. Les paysans bretons ont sans cesse cette phrase à la bouche, quand ils expriment un désir ou un espoir.
  6. On appelle paganie ou pays des païens (bro ar baganed) cette partie du Léon qui comprend sur la côte les communes de Goulven, Kerlouan, Guisseny, Plounéour-treaz, Plouguerneau, Landéda.
  7. Les paysans bretons se frappent dans la main pour sceller tous leurs marchés.
  8. C’est depuis que l’on dit : voleur comme la vache à saint Pierre. C’est aussi, dit-on, de là que date la coutume de ne déclarer les vices et les défauts d’une bête, en champ de foire, que lorsqu’elle est vendue et que l’on a son argent en poche.
    Dans la xxxive nouvelle du Grand Parangon des nouvelles nouvelles, de Nicolas de Troyes, nous lisons une histoire qui se rapproche beaucoup de la nôtre.
    Un cordelier nommé frère Guillaume, qui avait été sévèrement puni pour quelque mensonge, est envoyé à la foire vendre un vieil âne vicieux et hors de service, avec recommandation de ne faire connaître les défauts et vices de l’animal qu’après marché conclu et argent touché. Mais frère Guillaume, qui n’a pas oublié la rude correction qu’il a déjà reçue pour mentir, et se rappelant qu’il a promis de ne plus tomber dans le même péché, dit la vérité toute crue sur son âne à ceux qui viennent pour le marchander, et, naturellement, personne n’en veut, et il le ramène le soir au couvent. « Et quand le père gardien vit que l’asne étoit revenu, s’en vint à frère Guillaume : — Comment, frater, vous n’avez pas vendu l’asne sans faulte ? — Non, beau père. — Eh ! comment ? dit-il, à quoi a-t-il tenu ? On ne vous en promettoit point d’argent ? — Par ma foy non, dit frère Guillaume ; ils me demandoient s’il estoit bon, et je leur respondoys qu’il estoit vieux et qu’il ne pouvoit cheminer, qu’il ne valloit plus rien, et voilà pourquoy nous le voullions vendre. — Ah ! de par le diable ! dit le gardien, vous ne deviez pas dire cela, frère Guillaume, mais qu’il estoit bon et fort, et viste ainsi l’eussiez-vous vendu. — Voire! mais, beau père, dit frère Guillaume, je fusse été mentent, et par aventure que vous me eussiez fessé, comme quand j’avoys la fille couchée avec moi ; ah ! je vous promets que je ne mentiray plus jamais.
    « Ainsi demora le beau père gardien tout confus, et frère Guillaume gaigna sa cause. »
  9. Dans un conte de l’excellent recueil de M. Paul Sébillot : Contes populaires de la Haute-Bretagne, on nous représente aussi Jésus-Christ voyageant avec saint Pierre et saint Jean. Ils logent une nuit chez une pauvre vieille femme qui n’a qu’un lit à leur offrir, de sorte qu’il leur faut coucher tous les trois ensemble. Le lendemain matin, avant de prendre congé de la vieille, Jésus-Christ l’enrichit, sur la prière de ses deux compagnons de voyage, et tout en exprimant la crainte de la rendre ainsi moins compatissante et moins charitable.

    Un an plus tard, nos trois voyageurs, repassant par le même endroit, demandèrent encore l’hospitalité à la même femme, qui avait fait bâtir une maison neuve et était devenue une grosse fermière.

    Ils furent assez mal reçus, traités de fainéants et envoyés coucher sans manger, et toujours dans le même lit.

    Le lendemain, au chant du coq, la vieille vint les réveiller pour aider ses valets à battre le grain sur l’aire. Et comme ils ne se pressaient pas, elle prit un bâton et se mit à frapper sur celui qui était couché sur le devant du lit. C’était saint Pierre. Puis elle alla surveiller ses hommes, en disant qu’elle reviendrait, s’ils tardaient à se lever. Ils ne se levèrent pas, étant fatigués de la veille. Mais comme saint Pierre se plaignait des coups qu’il avait reçus, Jésus-Christ lui dit de passer au milieu et prit sa place sur le devant. La vieille revint bientôt à la charge, et ce fut le bon Dieu qui, cette fois, sentit le poids de sa colère, et surtout de son bâton.
    Saint Jean, qui était dans la ruelle du lit, échangea alors sa place contre celle de saint Pierre, sur la demande de celui-ci, qui espérait se mettre à l’abri des coups. Mais il n’en fut rien, et les coups tombèrent encore sur lui, la vieille prétendant que le plus âgé devait le bon exemple aux autres.

    J’ai aussi trouvé cet épisode en Basse-Bretagne, dans une autre version qui ne diffère que sur ce point seulement de celle que je donne ici.

    Cf. aussi la version de E. Ernault, Revue celtique.
  10. À rapprocher de la légende de saint Éloi, que l’on trouvera plus loin.
  11. On trouvera ce conte plus loin, sous le titre de : Le Fils de saint Pierre.
  12. On peut rapprocher l’épisode de l’agneau sans cœur de Porpant d’une légende analogue que l’on trouve dans le Gesta Romanorum, ch. lxxxi, de l’édition Jannet, 1863. En voici un résumé :
    Le jardinier d’un roi surprit, une nuit, un sanglier qui ravageait son jardin, et il lui coupa l’oreille gauche et le laissa aller. L’animal revint pourtant à la charge la nuit suivante, et le jardinier lui coupa l’oreille droite et le laissa encore partir en liberté. Il revint une troisième fois, et le jardinier lui coupa la queue, « par quoy le porcel saillit et cria fort. » Il se fit pourtant prendre une quatrième fois dans le même jardin, et le jardinier le perça d’une lance, « puis le bailla au cuysinier pour habiller pour la bouche du roy. Le roy aimoit fort le cueur des bestes. Entre toutes choses, le cuysinier voyant le cueur du sanglier gras et en point, le mangea. Quand le roy fut du sanglier servi, il demanda le cueur. Les serviteurs furent au cuysinier pour avoir le cueur, mais le cuysinier dit : — Dictes au roy que le sanglier n’en avoit point, et je le prouverai par bonnes raisons. — Le roy sceut sa responce, puis le fist venir pour ouyr ses raisons. Disoit le roy : — Je ne sache beste qui n’ait cueur. Dist le cuysinier : — Sire, vous me devez ouyr : toute cogitation procède du cueur, pourquoy bien s’ensuyt que s’il n’y a point de cogitation en aucune créature, qu’il n’y a point de cueur. Ce sanglier est entré par quatre fois au veiner, et chacune fois je luy ay osté ung de ses membres. S’il eust eu un cueur, à chacusne fois n’eût-il pas cogité et pensé que s’il retournoit qu’il seroit toujours pugny ? Quand je luy couppay l’aureille premièrement, devoit-il pas penser à ne retourner plus ? Il ne l’a pas fait. Et quand je le trouvay, la seconde fois, devait-il pas penser à son aureille perdue, semblablement toutes les autres fois ? Et ainsi cecy considère que le sanglier a esté sans cogitation de ses membres perdus. Je dys, pour ma conclusion, qu’il n’a point de cueur.
    « Le roy approuva bonnes ses raisons, et évada subtillement le cuysinier. ».
  13. Cette formule initiale est en six vers bretons, que je traduis littéralement.
  14. Il y a ici un jeu de mots intraduisible en français, et qui roule sur l’assonnance que présentent les mots baradoz, qui signifie paradis, et bara douz, qui signifie du pain doux ou sans sel.
  15. Dans une autre version bretonne de ma collection, il est dit que Jésus-Christ, voyageant un jour avec saint Pierre et saint Jean, rencontra sur une lande un jeune pâtre qui chantait gaîment. Le voyant manger du pain d’orge, grossier et moisi, ils le prièrent de vouloir bien partager avec eux, car ils mouraient de faim.
    — Mais, leur répondit l’enfant, voyez mon pain, comme il est grossier, dur et tout moisi ; je doute que vous puissiez en manger, ce vieux-là surtout, avec ses vieillies dents (il désignait saint Pierre). J’ai une marâtre qui me traite durement ; tous les jours, elle m’envoie ici, de bon matin, pour garder ses moutons, et ne me donne pour toute nourriture que de vieilles croûtes de pain, les restes de la table de ses domestiques et dont ne veulent pas les chiens eux-mêmes.
    — N’importe ! répondirent les voyageurs, nous avons grand faim, et le pain sera bien mauvais, si nous ne le mangeons pas.
    L’enfant se dirigea alors vers un rocher voisin, dans le creux duquel il avait l’habitude de déposer sa provision de la journée, à l’abri du soleil, et quand il arriva à son garde-manger, son étonnement fut grand de le trouver rempli de pain blanc de la meilleure qualité.
    — Ma foi ! dit-il aux voyageurs, en revenant à eux, tout joyeux, je vous ai menti en disant que je n’avais que du pain noir et moisi, dont vous ne voudriez pas ; voyez, en effet, le beau pain blanc que j’ai trouvé dans mon garde-manger ! Je ne sais pas, en vérité, comment cela est arrivé.
    Et ils mangèrent tous les quatre de grand appétit. Puis, avant de se remettre en route, Jésus-Christ dit à l’enfant :
    — Je veux reconnaître le service que tu nous as rendu : fais-moi les trois demandes que tu voudras, et je te les accorderai.
    — Eh bien, dit d’abord Jannig, je demande que ma marâtre, toutes les fois que je la regarderai, se mette à péter, sans pouvoir se retenir, et cela jusqu’à ce que je cesse de la regarder.
    — Accordé, dit le bon Dieu, en souriant.
    Les deux autres demandes furent un arc et un violon doués des mêmes vertus que ceux de ce conte.
    Les situations qu’amène la première demande excitent toujours de grands rires parmi les auditeurs, d’autant plus que le conteur accompagne ordinairement son récit d’une mimique fort expressive, et que le pâtre se faisait un malin plaisir de regarder sa marâtre quand elle était en société, et même pendant là grand’-messe et les vêpres.
    M. Paul Sébillot, dans la récente publication de son très-intéressant livre : Les Contes populaires de la Haute-Bretagne, n° VII, p. 49, a aussi ce conte, sous le titre de : Les Trois dons, avec cette différence que les trois dons, qui sont les mêmes que dans notre conte, sont dus à une vieille fée, et c’est là, vraisemblablement, la forme première de la tradition, qui a été christianisée plus tard.
    L’épisode de l’aventure de la fille du roi et de l’enfant qui fait connaître son père, en lui donnant une orange, se trouve aussi dans un autre conte du recueil de M. Sébillot, Le Mariage de Jean le Diotxx, p. 140.
    La seconde partie de notre conte est altérée et se rapporte, du reste, à un autre type, qui semble être purement mythologique.
  16. On sait qu’une des croyances favorites du moyen âge était la toute-puissance de la foi et de la pénitence finale.
    Un rapprochement curieux à faire, c’est celui de la seconde partie de ce conte avec la légende de saint Grégoire le Grand, dans le Gesta Ramanorum, chap. lxxix, page 197 de l’édition Jannet, Paris, 1858.
  17. L’Ankou, c’est la mort personnifiée.
  18. Cet épisode de la pénitence finale avec la ceinture garnie de pointes, et la clé jetée à la mer et retrouvée dans un poisson, se rencontre également dans un autre conte breton. Celui qui racheta son père et sa mère de l’enfer, et que l’on trouvent plus loin.
    Dans la légende de saint Grégoire le Grand, nous avons également la clé jetée à la mer et retrouvée dans un poisson, au bout de dix-sept ans.
    L’épisode du mort resté sans sépulture et venant au secours du héros du conte, qui lui a fait rendre les derniers devoirs, est assez commun dans les récits populaires. On le retrouve dans Straparole, dans les contes slaves, et aussi dans des contes bretons de ma collection, et avec cette seule différence que le mort s’y présente sous la forme d’un renard.
    Il existe également dans Souvestre : L’Heureux Mao ; Sébillot, Le Petit roi Jeannot, conte gallot ; W. Webster, Le Merle blanc, Jean de Calais, légendes basques.
    Un conte basque du recueil de M. Webster présente de nombreuses analogies avec le nôtre, quant à la marche générale. Il est intitulé : Le Cilice, et se trouve pages 206-209 des Basque Legends ; en voici l’analyse : Un gentilhomme fait vœu d’aller à Rome, s’il a un fils ; sa femme lui donne peu après un fils. Quand l’enfant arrive à l’âge de sept ans, il voit que son père est triste, et il finit par apprendre que c’est parce que sa femme n’a pas voulu le laisser accomplir son vœu.
    L’enfant se met en route, et, après avoir voyagé sept ans, il arrive chez le Saint-Père, qui le fait entrer dans une chambre où il reste une heure (il croit y être resté deux heures), puis dans une seconde chambre, où il demeure deux heures, et il pense y être resté trois heures. Il entre dans une troisième chambre, où le Saint-Père l’enferme pendant trois heures. Il croit n’y être resté que trois minutes. Alors, le Pape lui dit que la première chambre est l’enfer, la seconde le purgatoire, et la troisième le paradis.
    Dans le paradis (troisième chambre), il avait vu son père, et sa mère se trouvait dans la première, c’est-à-dire en enfer. Il veut la sauver à tout prix, et le Pape lui met un cilice fermé par un cadenas dont il jette la clé à l’eau.
    Il revient, après un long voyage, chez son père, qui lui demande des nouvelles de son fils. Sa mère veut le mettre à la porte ; mais le père le garde à dîner et dit à sa domestique d’aller acheter le meilleur poisson du marché aux poissons ; le garçon va avec elle pour le voir vider, et il y trouve la clé du cilice.
    La mère essaie de le noyer, mais il s’échappe et ne dit rien. Un jour, il lui demande si elle reconnaîtrait bien son fils.
    — Oui, dit-elle, à une marque qu’il a sur la poitrine.
    Il se découvre ; mais la marque n’existe plus, parce que sa poitrine était toute meurtrie. Peu après, ils meurent tous les trois, et la domestique voit leurs âmes s’envoler, sous la forme de trois colombes blanches.
    L’épisode du fils, mendiant, malade et inconnu chez ses parents, rappelle l’histoire de saint Alexis
  19. Saint Éloi, l’ami du bon roi Dagobert, n’était pas un vulgaire forgeron, mais bien un orfèvre fort habile pour son temps. Le peuple, pour le rapprocher davantage de lui, l’a fait forgeron et maréchal-ferrant, dans ses traditions, par assimilation au forgeron Véland, de la mythologie Scandinave.
  20. À rapprocher de la Pauvre vieille mère, des frères Grimm.
  21. Eur mor euz a laournès, suivant la poétique expression de ma conteuse.
  22. Doue da vinnigo ann ti ac ann oaled,
    Ha ma gwele d’ar gwerc’hezed,
    Toul ma dor d’ann abostoled.
  23. Ces ermites de nos contes populaires rappellent les Richis et les Fakirs des Hindous. Voici comme on nous dépeint un d’eux, dans la Reconnaissance de Sakountala, drame du poète Kalidasa : « Le corps à moitié recouvert par un monticule formé par des fourmis ; la poitrine semée par une peau de serpent ; le cou étroitement pressé par les replis d’un collier de lianes desséchées ; portant un cercle de cheveux nattés qui entoure ses épaules et qui est rempli de nids d’oiseaux, à la place où il est, immobile comme un tronc d’arbre, ce solitaire se tient tourné vers le disque du soleil. »
  24. C’est le nom que nos paysans bretons donnent à la Mort personnifiée. Ce mot semble signifier l’oubli et venir du verbe breton ankouâd oublier.
  25. Voir un épisode semblable dans le premier volume de Gwerziou Breiz-Izel, Marie Quelen, page 95.
  26. Dans un conte slave de Glinski, connu sous le titre de : Le brigand Madey, un enfant, vendu au diable par son père, va également en enfer retirer le titre de la vente de son âme.

    Cf. L’Enfant vendu au diable, conte gallot, no XXIX des Contes populaires de la Haute-Bretagne, de Paul Sébillot.
  27. Ce sont les assistants qui répondent en chœur : amen ! quand le récit se termine par ce souhait, ce qui arrive fréquemment.
  28. Voici le texte breton de cette formule initiale par laquelle
    le conteur à qui je dois cette légende avait l’habitude de commencer ses récits :

    Selaouit holl hag e hlevfet
    Eur gaoz hag a zo kaer meurbed,
    Ha na eûs eu-hi netra gaou
    Met marteze eur gir pe daou.
  29. Quand quelqu’un est soupçonné d’avoir dit un gros mensonge, on a coutume de dire, si l’on est dans un appartement clos : Ouvrez la porte ou la fenêtre ! (pour laisser sortir le mensonge).
  30. Dans un autre conte bas-breton : La Princesse de Tronkolaine, la réponse à la même question est celle-ci : — C’est que le château de la princesse de Tronkolaine est ici près, et elle est si belle, qu’il faut que je me montre dans tout mon éclat, pour n’être pas éclipsé par elle.
    Voir : Archives des missions scientifiques et ittéraires, 1872, cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne, pages 5 à 9.
  31. Les conteurs populaires ont la fâcheuse habitude d’introduire dans leurs récits des noms de localités et de personnes qu’ils connaissent, les substituant à d’autres noms plus anciens, et qu’il eût été intéressant de connaître. C’est ainsi que le titre de marquis de Tromelin, dans ce conte, est une substitution toute locale et suffirait pour désigner le lieu où le conte a été recueilli. Il y a, en effet, un manoir de ce nom dans la commune de Plouaret.
    Cette observation s’applique à plusieurs autres des récits que j’ai recueillis.
  32. Le même épisode se retrouve dans le Filleul de la sainte Vierge du volume de contes bretons que j’ai publié, en 1870, chez Clairet, imprimeur à Quimperlé.
  33. Bennoz Doue war ho ineou !
  34. L’association de ces deux mots : pape et innocent, paraît singulière à nos paysans bretons qui, ordinairement, attachent au dernier la signification de pauvre d’esprit et même d’idiot. Il y a une intention satirique dans le titre de cette légende. On en peut lire une autre version fort curieuse, avec des commentaires savants de M. Reinhold Kœhler, dans le conte de : Christic, qui devient pape à Rome, col. 300 et suivantes de Melusine, cet excellent recueil de traditions populaires, dû à l’initiative et à la direction de MM. Henri Gaidoz et Eugène Rolland.
  35. Les paysans bretons appellent chien de Dieu les suisses de leurs églises, parce que leur principale fonction consiste à faire la police de l’église, et surtout à chasser les chiens qui s’y introduisent.
  36. Dans le conte de Moustache, que l’on trouve dans les Derniers Bretons, de Émile Souvestre, Ier vol., page 14) de la première édition, 1836, le héros rencontre aussi Jésus-Christ, saint Pierre et saint Paul voyageant en Basse-Bretagne, et déguisés en mendiants. Il partage avec eux son pain et reçoit en retour trois dons que Jésus-Christ lui dit de formuler à son choix. Ces trois dons consistent en une belle femme, un jeu de cartes qui gagne toujours et un sac pour y renfermer le diable. Comme dans notre conte, il loge dans un manoir hanté, y joue aux cartes avec plusieurs diables, les gagne tous, les fourre dans son sac et fait battre le sac sur l’enclume par tous les forgerons du pays ; puis, pour avoir délivré le manoir des diables qui le hantaient, le seigneur du manoir lui accorde la main de sa fille.
    Après sa mort, Moustache se présente aussi à la porte du paradis, puis de l’enfer, et nulle part on ne veut de lui. Il finit pourtant par s’introduire dans le paradis, par le même stratagème que dans notre conte, en y jetant son bonnet, en s’asseyant dessus et en réclamant le droit de rester sur son bien.
    Cette légende se retrouve un peu partout, avec de nombreuses variantes : pour la partie de cartes dont l’enjeu est des âmes damnées, voir, dans le recueil de Fabliaux ou Contes du XIIe et du XIIIe siècle, de Legrand d’Aussy : du Jongleur qui alla en enfer, aliàs : de saint Pierre et du Jongleur, t. II, p. 36. Comparez encore, pour la première partie, où il s’agit d’un château hanté, Sébillot, Contes populaires de là Haute-Bretagne, Jean-sans-Peur ; Deulin, Culotte verte ; Camoy, Bras d’acier, etc. Les trois souhaits (poirier chargé de fruits, fauteuil où l’on est forcé de rester, jeu qui gagne toujours) ont leurs similaires dans Deulin, le Grand choleur (orme sous lequel celui qui s’assied est forcé de rester, tablier de cuir d’où l’on ne peut faire déguerpir, crosse qui gagne toujours) ; la mort est aussi attrapée, mais moins complètement que dans le Poirier de Misère, du même auteur, qui ressemble beaucoup à la troisième partie de notre conte.
    L’épisode de la porte du paradis se retrouve dans Bras d’acier, de H. Carnoy, commenté par Kœhler (Zeitschrift für Romanische Philologie, t. III, p. 312); le Sac de la Ramée de Cénac-Moncaut ; Sébillot, Le Diable attrapé, n° xl ; Webster, Quatorze ; Jésus-Christ et le vieux soldat. À l’étranger, on la retrouve, outre les contes cités par M. Kœhler en Italie, cf. Monnier, p. 31-34 ; Prosper Mérimée, Federigo, dans Dernières nouvelles, p. 299, Paris, Michel Lévy, 1873, etc.
  37. En breton, la mort personnifiée (ann Ankou) est du masculin, et c’est pour cela que notre homme la prend pour parrain à son fils, et non pour marraine ; c’est aussi pour la même raison que j’ai cru devoir traduire par le Trépas, au lieu de la Mort.
  38. Je reproduis scrupuleusement le récit de ma conteuse, mais je doute que les solitaires d’autrefois fissent réellement de semblables vœux.
  39. Ma conteuse semble avoir interverti l’ordre des épisodes, car, dans toutes les autres versions que j’ai lues de cette légende, c’est celui du vieil ermite amoureux de sa coupe qui vient le premier.
  40. Dans un autre conte breton de ma collection intitulé : Le roi Dalmar, un père égorge son enfant, afin de faire cesser le supplice de son ami métamorphosé en statue de marbre et de le ramener à son état naturel en l’arrosant avec le sang de l’enfant, qu’il retrouve, un moment après, plein de vie, et jouant avec une orange, dans son berceau.
    Cet épisode se rencontre aussi dans une version galloise du fabliau si connu Amic et Amlyn ou Amis et Amilés, dont mon ami Henri Gaidoz a donné une excellente traduction, dans la Revue celtique, vol. IV, p. 201, année 1880.
    Le mythe du bon ange qui ne vient pas, parce qu’une faute a été commise, se retrouve dans Webster : La sainte orpheline (colombe qui, tous les jours, vient apporter de la nourriture, et qui disparaît parce que l’orpheline, voyant un jour un garçon entre deux gendarmes, s’écrie : — S’il avait vécu comme moi, cela ne lui serait pas arrivé).
  41. C’est la un singulier langage, il faut en convenir, pour un saint homme.
  42. À rapprocher de la légende du pape Grégoire-te-Grand, dans les Gesta Romanorum, page 297, édition Jannet, 1863. Voir la note du conte : Celui qui racheta son père et sa mère de l’enfer, page 254 du premier volume.)
    Cf. pour les élections singulières de papes, Webster, l’Enfant qui entend des voix (cloches se mettant toutes à sonner et à dire : Voici le Saint-Père qui arrive) et Le Pape innocent, de notre premier volume, à la fin de la troisième partie.
    Un conte russe du recueil d’Afanassieff, livre I, 53. Le héros du conte apprend que le vieux tzar vient de mourir ; une ordonnance porte que celui dont la chandelle s’allumera d’elle-même sera le nouveau tzar. Or, la chandelle du jeune homme prédestiné (il a mangé la tête d’un canard) s’allume spontanément, et il est sur le champ proclamé roi. Le dieu védique, lui aussi. (Gubernatis, vol. I, p. 339, Mythologie zoologique), a pour attribut distinctif la vertu que possède cette chandelle merveilleuse de s’allumer d’elle-même, de briller d’elle-même.
    Dans un conte recueilli par M. Imbriani, à Pomigliano, et traduit par M. Marc Monnier, Contes populaires en Italie, p. 105, il est question d’une colombe jetée en l’air ; celui sur la tête duquel elle s’arrête devient pape.
  43. Ce cantique, ou plutôt ce conte, ainsi que le morceau suivant, est composé en vers bretons de douze syllabes et divisé par couplets de quatre vers. Ma traduction est littérale et reproduit la division par couplets. Ces deux pièces sont extraites de Hent ar Baradoz (le Chemin du paradis), du père Maunoir, publié à Brest, en 1734, chez la veuve Malassis. L’ouvrage du père Maunoir est devenu assez rare aujourd’hui et n’est guère connu que des Bretons bretonnants. Les deux morceaux que nous lui empruntons sont donc inconnus à la plupart de nos lecteurs. Nous leur reconnaissons encore un autre titre pour figurer dans un recueil tel que le nôtre : c’est qu’ils tiennent plus de la légende et du conte que de l’histoire.
    Bertrand de Rosmadec fut évêque de Quimper de 1416 à 1445.
  44. Je ne sais ce que peut signifier ce mot piler. Je trouve bien dans les dictionnaires bretons : le Catholicon de Lagadeuc, Dom Le Pelletier et Troude, piler, pilier, colonne ; mais est-ce bien cela ? Je ne le crois pas.
  45. Cet épisode du mort que l’on fait enterrer et qui vient ensuite à l’aide du héros du récit, dans le danger et les épreuves auxquelles il est soumis, se rencontre fréquemment dans les contes populaires.
  46. On voyait encore, au siècle dernier dans le chœur de la cathédrale de Quimper, au fond du sanctuaire, un autel dit des Trois gouttes de sang, en souvenir du miracle dont il est ici question. Ou y conservait le crucifix qui était censé avoir répandu trois gouttes de sang, et les linges sur lesquels elles étaient tombées furent recueillis et sont encore conservés dans le trésor de l’église, avec la tête du christ qui les répandit. Pendant longtemps, on célébra, le mercredi avant les Cendres, la fête de l’effusion des trois gouttes de sang, qui est mentionnée en ces termes dans le Martyrologe romain : Feria quarta anie Cineres : Corisopiti in ecclesia cathedrali, festum trium guttarum sanguinis, quas mirabiliter effudit imago lignea crucifixi, in execrationem perjurii coram ipsamet imagine perpetrati.
    Voici, du reste, d’après le propre du diocèse de Cornouaille, la leçon qui a été suivie et mise en vers bretons par le père Maunoir :
    « Un honorable habitant de Quimper, possesseur d’une grande fortune, avait, avant d’entreprendre un voyage en Terre Sainte, remis le soin de sa famille et l’administration de ses biens à un de ses amis, en qui il avait la plus grande confiance. Lorsqu’il revint, après une absence de plusieurs années, et qu’il réclama de son ami l’argent qu’il lui avait confié, celui-ci répondit qu’il n’avait rien reçu de lui. Il appela en conséquence devant le juge d’église le dépositaire infidèle, et, comme il n’avait pas de témoins pour prouver la justice de sa réclamation, il demanda que le litige fût résolu par un serment solennel devant l’image du crucifix. Ils se rendirent donc tous deux dans la cathédrale, et au moment où le dépositaire infidèle confirmait son mensonge par un faux serment, les deux pieds de l’image du Christ, qui étaient placés l’un sur l’autre et attachés à la croix par un seul clou, se disjoignirent, et trois gouttes de sang en tombèrent miraculeusement. » (Proprium sanctorum diocesis Corisopitensis. Quimper, J. Perier, 1701, page 95.)
    Voir Monographie de la cathédrale de Quimper, par R. F. Le Men, 1877, page 12.
    On voyait anciennement dans l’église de Callac (Côtes-du-Nord) une peinture représentant le même miracle, ou un autre semblable.
    Quant à la tradition de la canne brisée et recelant des pièces d’or, on la trouve aussi dans Don Quichotte, deuxième partie, chap. xlv.
    Un vitrail moderne de la cathédrale, peint je crois par M. Hirsch, et qui se trouve dans la dernière chapelle du collatéral sud, au bas de l’église, représente le même sujet ; mais le peintre ne semble pas avoir bien connu la légende, car le bâton qui doit receler les pièces d’or ne figure pas dans son tableau.
  47. Le sang des enfants joue un grand rôle dans les maléfices du moyen âge. Les sorciers lui attribuaient des propriétés surnaturelles, et l’on accusait les Juifs et les Templiers de s’en servir dans leurs cérémonies religieuses, et de voler les enfants des chrétiens pour s’en procurer. Dans le roman de Merlin, de Robert de Borron, on voit que Vortigern, usurpateur de la couronne d’Angleterre, veut bâtir une tour assez forte pour le mettre à l’abri des poursuites des Saxons. Mais les murs s’écroulent toujours dès qu’ils ont atteint une certaine hauteur. Alors les clercs et les astronomes conseillent au roi d’arroser le mortier des fondements avec le sang d’un enfant né sans père. Merlin, qui était l’enfant que l’on voulait sacrifier, sut se tirer de danger, grâce à sa science divinatoire.
    D’autres, comme le fameux Gilles de Retz, se servaient du sang des enfants dans la recherche de la pierre philosophale.
  48. Ce nom me paraît altéré, sans que je puisse dire quelle doit en être la véritable orthographe. Je le reproduis tel qu’il m’a été donné par ma conteuse.
  49. Cette pièce est traduite littéralement d’un ancien imprimé breton, sur feuille volante, devenu rare. Il se compose dans l’original de quatre-vingt-dix couplets de quatre vers octosyllabiques chacun. — Lédan, imprimeur à Morlaix.
  50. Comme on le voit, ma conteuse avait des idées étranges sur la position géographique du pont de Londres.
  51. Cette dernière pensée se retrouve dans d’autres traditions bretonnes, et principalement dans un vieux guerz fantastique, que l’on peut lire à la page 65 du Ier volume de nos Guerziou Breiz-Izel, ou Chants populaires de la Basse- Bretagne, et où une personne est également sauvée par un enfant à qui elle a servi de parrain sur les fonts baptismaux et qui est mort depuis. Voici, en effet, ce que dit à une jeune fille l’âme de sa mère, qui était eu purgatoire :
    « Tu as tenu un enfant sur les fonts baptismaux, tu lui as donné mon nom, et c’est là ce qui m’a sauvée ! »
    Voir dans le premier volume des Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, page 358, aux corrections et additions.
  52. Le saint vicaire dont il est question ici est un ancien curé de la paroisse de Saint-Mathieu de Morlaix. Le souvenir de sa piété et de sa science comme conjurateur et exorciste survit dans le peuple. On voit encore dans l’ancien cimetière de Saint-Mathieu sa pierre tumulaire, sur laquelle on lit : « Icy gist moi, messire François Jagv, mort le 20 juillet, l’an 1707, âgé de 89 ans, après avoir été pasteur de cette paroisse 49 ans. »
  53. Le Pouliet, dont la racine est poull, mare, était autrefois une mare, au bas de la place Traonlen (vallée de l’Étang), à l’entrée de la petite rivière le Jarlot, dans la ville de Morlaix.
    M. Émile Souvestre, dans ses Derniers Bretons, a aussi un conte de Teuz ar Pouliet, qui, quoique portant le même titre, est tout différent du nôtre.
  54. Ce passage est évidemment incomplet et altéré : d’abord on n’y trouve que deux conseils, au lieu de trois qui sont annoncés ; encore sont-ils fort vagues, le second du moins.
  55. C’est probablement ici le troisième conseil de son maître en le quittant : commencer toujours par le signe de la croix, quoi qu’il voulût faire.
  56. Voir dans mes Guerziou Breiz-Izel, tome I, page 85, un épisode semblable, sous le titre de : Les trois femmes coupables.
  57. Diminutif de Guillemettic, petite Guillemette.
  58. Ce conte doit être d’origine orientale. Le procédé qui y est employé pour faire voyager les personnes par les airs, à leur insu, semble imité du conte des Mille et une NuitsLa Lampe d’Aladdin — où l’on voit un génie qui transporte de la même manière la princesse Badroulboudour du lit de son époux dans celui d’Aladdin. — Un épisode semblable se trouve aussi dans le Prince Camaralzaman, du même recueil.
  59. Dieu intervient souvent, dans les récits populaires, sous les traits d’un vieillard vénérable, pour donner des conseils, et bien que le conte ne le dise pas d’une manière précise, c’est sans doute lui qui s’offrit à François Kergargal sous cette forme.
  60. Dans nos poésies et récits populaires, le mot planelenn, planète, est fréquemment employé dans le sens de sort, destinée.
  61. Nos paysans bretons sont généralement assez fatalistes dans leurs croyances et plusieurs récits de ce recueil en font foi. Ils croient à l’influence des astres, des étoiles, de la lune, et à une destinée inévitable avec laquelle chacun de nous viendrait sur la terre.
  62. Le mot breton ronfl signifie ogre.
  63. Jusqu’ici, c’est le conte du Petit-Poucet de Perrault, avec quelques variantes, — Une autre fable commence à partir de cet endroit. — Nos conteurs populaires ont l’habitude d’ajouter ainsi deux ou trois fables à la suite l’une de l’autre, pour allonger leurs récits et en augmenter l’intérêt. — La fable du Petit-Poucet est très-répandue dans nos campagnes ; mais je ne l’ai jamais trouvée seule.
  64. Je crois qu’il serait plus naturel de faire intervenir en cette occasion la sainte Vierge qu’une sorcière, qui n’a nullement à se louer de la conduite de Jeanne à son égard, et ma conteuse a peut-être altéré ce passage. Quoi qu’il en soit, je donne scrupuleusement son récit, sans y rien changer.
  65. Le recueil de M. Paul Sébillot (Contes populaires de la Haute-Bretagne) contient une version intéressante du même conte, sous le titre de La Fille aux bras coupés, page 105.
    Dans la Clé des champs ou les enfants parisiens en province, de Mlle Marguerite de Belz, on trouve aussi un conte provenant de la Cornouailles, et dans lequel il est question d’une jeune fille que son frère a abandonnée dans la forêt, après lui avoir coupé les deux bras. Il en est puni, car une épine qui lui est entrée dans le pied devient un grand arbre. La sœur, après diverses aventures, revient chez son frère et lui enlève l’épine devenue monstrueuse.
    Dans une légende qu’on lit dans les Veillées allemandes des frères Grimm, volume II, page 120 de la traduction de M. Héritier de l’Ain, 1838, et qui semble empruntée à Vincent de Beauvais, on attribue à Hildegarde, une des femmes de Charlemagne, une aventure qui, sur certains points, ressemble à celles de la Bonne femme de nos contes bretons. Il y est dit, en effet, que Talaud, frère de Charlemagne, pendant une des fréquentes absences du grand empereur, essaya de séduire Hildegarde. Mais celle-ci résista, renferma Talaud dans une tour et, au retour de Charlemagne, Talaud l’accusa d’avoir mené une vie déréglée et scandaleuse. Charlemagne ordonna à ses serviteurs de la conduire dans une forêt et de l’y abandonner, après lui avoir arraché les deux yeux. Un noble chevalier rencontre la reine avec ses deux bourreaux, la délivre de leurs mains et leur donne son chien, à qui ils arrachent les yeux pour les porter au roi, en signe de l’accomplissement de son ordre.
    Hildegarde se réfugia à Rome, où elle étudia la médecine et y acquit une grande célébrité.
    Cependant, Dieu punit Talaud par la cécité et la lèpre, et personne ne pouvait le guérir. Charlemagne alla avec lui à Rome consulter Hildegarde, sans qu’ils la reconnussent. Talaud confessa son crime au pape, et Hildegarde le guérit alors, et Charlemagne la reprit pour épouse.
    Un mystère breton en trois actes et en vers, intitulé la Vie de sainte Hélène, offre aussi des ressemblances avec notre conte, qui semble l’avoir inspiré. Ce mystère a été imprimé en 1862, chez Legoffic, à Lannion ; mais, longtemps avant cette époque, on le trouvait à l’état de manuscrit et de tradition orale, dans les fermes et les manoirs de l’arrondissement de Lannion.
    Dans la première livraison de la Revue de l’histoire des religions, 1880, page 141 et suivantes, M. Julien Vinson donne l’analyse d’un mystère basque roulant sur le même sujet, avec les mêmes ressorts, portant aussi le titre de Sainte Hélène, et qui a également de nombreux rapports avec notre conte.
    Les aventures si connues de Geneviève de Brabant ne sont pas aussi sans quelques ressemblances avec lui, ainsi que celles du Sire de Couci et de la Dame de Fayel, Gabrielle de Vergy.
  66. Dans les contes similaires, c’est ordinairement une marâtre qui favorise sa fille, laide et méchante, au détriment de la fille de son second mari, jolie, bonne et douce de caractère. Il y a sans doute altération du thème primitif de la part de la conteuse.
  67. Il me semble que la sainte Vierge de ce conte devait être originairement une fée.
  68. Cette substitution de petits chiens ou petits chats à des enfants nouveau-nés, faite par des marâtres ou des traîtres, en l’absence du mari qui est à la guerre, est très-fréquente dans les traditions populaires.
  69. On voit clairement que ce conte est d’origine païenne, et probablement orientale, et que des éléments chrétiens y ont été mêlés par les conteurs modernes.
    L’épisode final, celui de la métamorphose de la princesse en oiseau, se retrouve dans un autre conte breton de ma collection, avec cette différence que la métamorphose se fait sous forme de cane et qu’elle est due à des nains ou danseurs de nuit (danserrienn noz), mais toujours au moyen d’une épingle enfoncée dans la tête.
    Les marâtres qui veulent substituer leurs filles, laides et méchantes, à une princesse plus heureusement douée par la nature sont communes mes dans les traditions populaires, qui d’ordinaire ne sont pas tendres pour elles.
    Ce conte peut aussi être rapproché de l’Oiseau Bleu de Mme d’Aulnoy.
  70. J’ai entendu réellement émettre cette opinion, et en ces termes, par un paysan breton complètement illettré.
  71. Le Pavé-dirr, ou pavé d’acier, est un tronçon de voie romaine, encore très-reconnaissable, entre le bourg de Plouvenez-Moëdec et celui du Vieux-Marché, près de Plouaret.
  72. Expression bretonne : Mar na eûs nemet eur vadeziant war he benn.
  73. Le cimetière était alors autour de l’église.
  74. Le meunier, voleur de farine, — par le pouce pendu sera ; — s’il n’est bien pendu de la sorte, — par l’orteil on l’accrochera.
    Voir dans l’excellent recueil de L. Sauvé, — Lavarou Koz Breiz-Izel, Proverbes et dictons de la Basse-Bretagne, Paris, H. Champion, — plusieurs autres dictons relatifs aux meuniers.
  75. Cette pièce est traduite littéralement d’un gwerz en couplets de quatre vers de huit syllabes, imprimé sur feuille volante, chez Lédan, à Morlaix. J’ai conservé dans ma traduction la séparation des couplets.



Achevé d’imprimer le 16 Octobre 1881

par G, Jacob, imprimeur à Orléans

pour Maisonneuve et Cie

Libraires-éditeurs

à Paris.