Aller au contenu

Les Avadânas, contes et apologues indiens/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (1p. i-240).



LES AVADÂNAS


CONTES ET APOLOGUES INDIENS




LES AVADÂNAS
CONTES ET APOLOGUES INDIENS
INCONNUS JUSQU’À CE JOUR
SUIVIS
DE FABLES, DE POÉSIES ET DE NOUVELLES CHINOISES
TRADUITS
PAR M. STANISLAS JULIEN
MEMBRE DE L’INSTITUT
PROFESSEUR DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE CHINOISE
ADMINISTRATEUR DU COLLÈGE DE FRANCE, ETC.


TOME PREMIER



PARIS
BENJAMIN DUPRAT
LIBRAIRIE DE L’INSTITUT, DE LA BIBLIOTHÈQUE IMPÉRIALE, ETC.
7, RUE DU CLOÎTRE SAINT-BENOÎT
M DCCC LIX


À


M. HORACE HAYMAN WILSON


PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ ASIATIQUE DE LONDRES
ASSOCIÉ DE L’INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE
PROFESSEUR DE SANSCRIT
À l’UNIVERSITÉ D’OXFORD, ETC.


HOMMAGE
RESPECTUEUX DU TRADUCTEUR




AVERTISSEMENT

DU TRADUCTEUR.


J’ai trouvé, dans une Encyclopédie chinoise, les Contes et Apologues indiens que j’offre aujourd’hui au public. Cette découverte inattendue, amenée tout à coup par de savantes questions de mon honorable ami, M. Antoine Schiefner (membre de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg), témoigne hautement des richesses de la littérature chinoise, trop négligée aujourd’hui.

Parmi les douze sections des livres bouddhiques, il en est une appelée Pi-yu, «  Comparaisons ou Similitudes, » en sanscrit Avadânas. De plus, tous les morceaux qu’on va lire sont tirés, soit de Recueils indiens, qui portent précisément le même nom, soit d’ouvrages bouddhiques, composés en sanscrit, où ils figurent au même titre. C’est pour ce double motif, que je me suis cru autorisé à écrire le mot Avadânas en tête de ma traduction, quoiqu’elle ait été rédigée sur un texte chinois.

L’ouvrage où j’ai puisé ces fables, allégories et historiettes indiennes, est intitulé Yu-lin, ou la Forêt des Comparaisons.

Suivant le grand catalogue de la bibliothèque impériale de Pé-king[1], « il a été composé par Youen-thaï surnommé Jouhien, qui obtint, en 1565, le grade de docteur, et parvint plus tard au rang de président du ministère de la justice. Il recueillit, dans les livres anciens, tous les passages et les morceaux qui renfermaient des Comparaisons, et en forma un Recueil en vingt-quatre volumes, qu’il divisa en vingt classes ; puis, il subdivisa ces vingt classes en cinq cent quatre-vingts sections, commençant chacune par un axiome de deux mots qui en indique le sujet. L’auteur n’acheva cet ouvrage qu’après vingt ans d’un travail assidu. Il lut et dépouilla environ quatre cents ouvrages. Il a eu constamment le soin de citer, à la fin de chaque extrait, le titre de l’ouvrage d’où il l’a tiré, et en a souvent indiqué le sujet et la section. »

Après ces détails empruntés au grand catalogue de l’empereur Khien-long, je dois ajouter qu’à la suite des livres purement chinois, la table des matières donne les titres de deux cents ouvrages traduits du sanscrit, ou rédigés, d’après des textes indiens, par des religieux bouddhistes.

Dans le nombre de ces deux cents ouvrages, il s’en trouve onze d’où sont tirées la plupart des fables, allégories et historiettes bouddhiques que nous avons traduites.

En voici les titres :

1. Fo-choue-fan-mo-yu-king, le livre des Comparaisons relatives aux brâhmanes et aux démons, expliqué par le Bouddha.

2. Fo-choue-tsien-yu-king, le livre des Comparaisons tirées de la flèche, expliqué par le Bouddha.

3. Fo-choue-kiun-nieou-pi-king, le livre des Comparaisons tirées des bœufs, expliqué par le Bouddha.

4. Fo-choue-pi-yu-king, le livre des Comparaisons, expliqué par le Bouddha.

5. Fo-choue-i-yu-king, le livre des Comparaisons tirées de la médecine, expliqué par le Bouddha.

6. Tsa-pi-yu-king, le livre de mélanges de Comparaisons.

7. Khieou-tsa-yu-pi-king, l’ancien livre de mélanges de Comparaisons.

8. Pe-yu-king, le livre des cent Comparaisons.

9. Tchong-king-siouen-tsi-pi-yu-king, le livre des Comparaisons rédigées d’après les livres sacrés.

10. ’O-yu-wang-pi-king, le livre des Comparaisons du roi Açôka.

11. Fa-kiu-pi-yu-king, le livre des Comparaisons tirées des livres bouddhiques.

Ces onze ouvrages et les cent quatre-vingt-neuf autres, sont conservés dans la grande collection des livres bouddhiques, qui a été imprimée à Péking, en chinois, en mandchou, en mongol et en thibétain. Nos apologues sont d’autant plus précieux qu’il serait peut-être impossible de retrouver aujourd’hui, dans l’Inde, la plupart des originaux sanscrits sur lesquels ils ont été traduits.

L’éminent indianiste, M. Théodore Benfey, dont l’enseignement relevé et les savants travaux font le plus grand honneur à l’Université de Goettingue, publie actuellement une traduction allemande du Recueil de fables appelé le Pantchatantra, et se propose de donner ensuite une multitude de compositions du même genre, empruntées soit à des textes sanscrits inédits, soit aux récits légendaires des peuplades mongoles qui suivent encore la religion bouddhique[2].

Il y a quelques mois, j’ai eu l’honneur de communiquer à M. Th. Benfey une dizaine des fables que j’ai traduites. Ce savant orientaliste les a accueillies avec un intérêt extrême, et il avait l’intention de les incorporer (einverleiben) dans sa prochaine publication. J’aime à penser que le présent volume, qui précédera peut-être la seconde partie de son grand ouvrage, lui fournira l’occasion de faire des rapprochements littéraires d’une haute valeur, et probablement de remonter, par de profondes recherches, à l’origine même de la plupart des morceaux que j’ai traduits, lesquels, à l’exception de trois ou quatre, ne se trouvent point dans les recueils de contes et d’apologues indiens imprimés jusqu’à ce jour en diverses langues.

Malgré les prédictions flatteuses d’indianistes éminents et de littérateurs d’une grande autorité, que j’ai eu l’honneur de consulter, pour recueillir leurs opinions diverses et profiter de leurs conseils éclairés, j’ignore quel sera le sort de cette publication neuve et inattendue, qui fait revivre et remplace dans une certaine mesure, des originaux sanscrits, malheureusement perdus pour toujours. Si elle recevait un favorable accueil, je me sentirais encouragé à donner plus tard un second volume de Contes et d’Apologues indiens tirés d’une Encyclopédie purement bouddhique, intitulée Fa-youen-tchou-lin (La Forêt des perles du Jardin de la loi), et peut-être aussi, par la suite, un volume de Fables chinoises, dont personne jusqu’ici n’avait connu ni soupçonné l’existence dans la littérature du céleste empire.

On trouvera, à la fin de ce volume, plusieurs pièces d’un caractère original qui pourront donner, par avance, quelque idée du goût et du genre d’esprit qui règnent dans les fables purement chinoises[3]. J’y ai ajouté une légende pleine d’intérêt, des poésies et des nouvelles chinoises.

Ces traductions, qui sont pour moi un délassement des travaux difficiles et pénibles qui m’ont occupé depuis plusieurs années, ne retarderaient pas d’une manière sensible la continuation des Voyages des Pèlerins bouddhistes, dont le troisième volume, qui termine les Mémoires de Hiouen-thsang sur l’Inde, a paru le 20 novembre 1858.

Stanislas Julien.

TABLE DES MATIÈRES

DU PREMIER VOLUME.


Pages.
 vii



LES AVADÂNAS


CONTES ET APOLOGUES INDIENS


I

le roi et le grand tambour.

(De la réputation.)


Un roi dit un jour : « Je veux faire fabriquer un grand tambour dont les sons puissent ébranler les airs au point de s’entendre jusqu’à la distance de cent li (dix lieues). Y a-t-il quelqu’un qui puisse le fabriquer ?

— Nous ne pourrions le fabriquer, » répondirent tous ses ministres.

En ce moment, arriva un grand officier appelé Kandou, qui était dévoué au souverain et aimait à secourir le peuple du royaume. Il s’avança et dit :

« Votre humble sujet peut faire ce tambour, mais il en coûtera de grandes dépenses.

— À merveille ! » s’écria le roi. Et aussitôt il ouvrit son trésor et lui donna toutes les richesses qu’il contenait. Kandou fit transporter à la porte du palais tous ces objets précieux, puis il publia en tous lieux cette proclamation :

« Aujourd’hui, le roi, dont la bonté égale celle des dieux, répand ses bienfaits ; il veut déployer toute son affection pour le peuple, et secourir ceux de ses sujets qui sont pauvres et indigents. Que tous les malheureux accourent à la porte du palais. »

Bientôt, de tous les coins du royaume, les indigents arrivèrent en foule avec un sac sur le dos, en se soutenant les uns les autres. Sur leur passage, ils remplissaient les villes et encombraient les grandes routes. Au bout d’un an, le roi rendit un décret où il disait :

« Le grand tambour est-il achevé ou non ?

— Il est achevé, lui répondit Kandou.

— Pourquoi, demanda le roi, n’en ai-je pas entendu les sons ?

— Sire, repartit Kandou, je désire que Votre Majesté daigne prendre la peine de sortir du palais et de visiter l’intérieur du royaume. Elle entendra le tambour de la loi du Bouddha dont les sons retentissent dans les dix parties du monde. »

Le roi fit apprêter son char, il parcourut son royaume, et vit le peuple qui marchait en rangs pressés. « D’où vient, s’écria-t-il, cette prodigieuse multitude de peuple ?

— Sire, répondit Kandou, l’an passé, vous m’avez ordonné de construire un tambour gigantesque qui pût se faire entendre jusqu’à la distance de cent li (dix lieues), afin de répandre dans tout le royaume la renommée de votre vertu. J’ai pensé qu’un bois desséché et une peau morte ne sauraient propager assez loin l’éloge pompeux de vos bienfaits. Les trésors que j’ai reçus de Votre Majesté, je les ai distribués, sous forme de vivres et de vêtements, aux religieux mendiants et aux brâhmanes, afin de secourir les hommes les plus pauvres et les plus malheureux de votre royaume. Une proclamation générale les a fait venir de tous côtés, et des quatre coins du royaume ils sont accourus à la source des bienfaits, comme des enfants affamés qui volent vers leur tendre mère. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Thien-wang-thaï-tseu-pi-lo-king.)


II

LE LABOUREUR QUI A PERDU SON FILS.

(De ceux qui se sont dépouillés de toute affection.)


Un père et son fils labouraient ensemble. Un serpent venimeux ayant fait mourir le fils, le père continua à labourer comme auparavant. Il ne regarda point son fils et ne pleura point.

« À qui appartient ce jeune homme ? demanda un brâhmane.

— C’est mon fils, répondit le laboureur.

— Puisque c’est votre fils, dit le brâhmane, pourquoi ne pleurez-vous pas ?

— Quand l’homme vient au monde, repartit le laboureur, il fait un premier pas vers la mort ; la force de l’âge est le signal du déclin. L’homme de bien trouve sa récompense et le méchant sa punition. La douleur et les larmes ne servent de rien aux morts. Maintenant, seigneur, entrez en ville. Ma maison est située en tel endroit. Passez-y et dites que mon fils est mort ; puis, prenez mon repas et apportez-le moi.

— Quel est cet homme ? se dit le brâhmane. Son fils est mort, et il ne s’en retourne pas ! Le cadavre gît à terre, et son cœur reste insensible à la douleur ! Il demande froidement de la nourriture ; il n’a pas d’entrailles ; c’est une dureté sans exemple. »

Le brâhmane entra en ville, se rendit dans la maison du laboureur et vit la mère dont le fils était mort. Il lui dit alors :

« Votre fils est mort, et votre mari m’a chargé de lui rapporter son repas. » Le brâhmane ajouta : « Comment ne songez-vous pas à votre fils ? »

La mère du jeune homme répondit au brâhmane par cette comparaison : « Ce fils n’avait reçu qu’une existence passagère ; aussi je ne l’appelais point mon fils. Aujourd’hui il s’en est allé sans moi, et je n’ai pu le retenir. C’est comme un voyageur qui passe dans une hôtellerie, Aujourd’hui, il s’en va de lui-même ; qui pourrait le retenir ? Telle est la situation d’une mère et d’un fils. Que celui-ci s’en aille ou vienne, s’avance ou s’arrête, je n’ai point de pouvoir sur lui ; il a suivi sa destinée primitive et je ne pouvais le sauver. »

Le brâhmane parla ensuite à la sœur aînée du défunt. « Votre jeune frère est mort, lui dit-il ; pourquoi ne pleurez-vous pas ? »

La sœur aînée répondit au brâhmane par cette comparaison. « C’est, lui dit-elle, comme lorsqu’un charpentier est entré dans une forêt. Il coupe des arbres, les lie ensemble et en forme un grand radeau qu’il lance au milieu de la mer ; mais aussitôt survient un vent impétueux qui chasse le radeau et en disperse les débris ; puis les flots entraînent les poutres de l’avant et de l’arrière qui, une fois séparées, ne se rejoignent jamais. Tel a été le sort de mon jeune frère. Réunis ensemble par la destinée, nous sommes nés tous deux dans la même famille. Suivant que notre existence doit être longue ou courte, la vie et la mort n’ont point de temps défini ; on se réunit pour un moment, et l’on se sépare pour toujours ! Mon jeune frère a terminé sa carrière, et chacun de nous suit sa destinée. Je ne pouvais le protéger ni le sauver. »

Le brâhmane parla ensuite à la femme du défunt : « Votre mari est mort, lui dit-il, pourquoi ne pleurez-vous pas. ? »

Cette femme lui répondit par une comparaison. « C’est, lui dit-elle, comme deux oiseaux qui volent et vont se reposer au sommet d’un grand arbre ; ils s’arrêtent et dorment ensemble. Puis, aux premières lueurs du jour, ils se lèvent et s’envolent chacun de leur côté, pour chercher leur nourriture. Ils se réunissent, si la destinée le veut ; sinon, ils se séparent. Mon époux et moi, nous avons eu le sort de ces oiseaux. Quand la mort est venue le trouver, il a suivi sa destinée primitive, et je ne pouvais le sauver. »

Le brâhmane parla encore à son esclave et lui dit : « Votre maître est mort ; pourquoi ne pleurez-vous pas ? »

L’esclave lui répondit par cette comparaison : « Mon maître, par l’effet de la destinée, s’est trouvé uni à moi. J’étais comme le veau qui suit un grand taureau. Si un homme tue ce grand taureau, le veau qui se trouve près de lui ne saurait lui sauver la vie. La douleur et les cris du veau ne serviraient à rien. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-youen-tchou-lin, livre LII.)


III

LE BRÂHMANE CONVERTI.

(De ceux qui sont doués d’une intelligence divine.)


Il y avait jadis un brahmane âgé de vingt ans que la nature avait doué de talents divins. Il n’y avait pas d’affaire, grande ou petite, qu’il ne fût capable d’exécuter en un clin d’œil. Fier de son intelligence, il fit un jour ce serment : « Il faut que je connaisse à fond tous les métiers et toutes les sciences du monde. S’il est un art que je ne possède pas, je me croirai dépourvu d’esprit et de pénétration. »

Là-dessus, il se mit à voyager pour s’instruire ; il n’y eut pas de maître qu’il n’allât trouver. Les six arts libéraux, les différentes sciences, l’astronomie, la géographie, la médecine, la magie qui ébranle la terre et fait crouler les montagnes, le jeu de dés, le jeu d’échecs, la musique, la lutte, la coupe des habits, la broderie, la cuisine, L’art de découper les viandes et d’assaisonner les mets ; il n’y avait rien qu’il ne connût à fond. Il réfléchit alors en lui-même et se dit : « Lorsqu’un homme a tant de talents, qui est-ce qui peut l’égaler ? Je vais essayer de parcourir les royaumes, pour terrasser mes rivaux. J’étendrai ma réputation jusqu’aux quatre mers et j’élèverai jusqu’au ciel la renommée de mes talents. Mes brillants exploits seront inscrits dans l’histoire, et ma gloire parviendra aux générations les plus reculées. »

En achevant ces mots, il se mit en route. Quand il fut arrivé dans un autre royaume, il entra dans un marché et le visita d’un bout à l’autre. Il vit un homme assis qui fabriquait des arcs de corne. Il divisait des nerfs et travaillait la corne avec une telle habileté que ses mains semblaient voler sur son ouvrage. À peine un arc était-il achevé que les acheteurs se le disputaient à l’envi. Le jeune homme songea en lui-même et se dit : « Les sciences que j’avais étudiées me paraissaient complètes, mais, en rencontrant cet homme, je me sens honteux de n’avoir pas appris l’art de faire des arcs. S’il voulait lutter de talent avec moi, je ne saurais lui tenir tête. Il faut que je lui demande des leçons et que j’apprenne son métier. »

Aussitôt, il demanda au fabricant d’arcs la faveur de devenir son disciple. Il travailla avec ardeur, et, dans l’espace d’un mois, il acquit complètement l’art de fabriquer des arcs. Tout ce qu’il faisait était si admirable qu’il effaçait son maître. Il le récompensa généreusement, puis il prit congé de lui et partit. Il arriva dans un autre royaume où il fut obligé de traverser un fleuve. Il y avait un batelier qui faisait mouvoir sa barque avec la vitesse d’un oiseau. Fallait-il tourner, monter ou descendre, il lui imprimait une vitesse sans égale. Le jeune homme songea encore en lui-même et se dit : « Quoique j’aie étudié un grand nombre de métiers, je n’ai pas encore appris celui de batelier. C’est sans doute un métier abject ; mais comme je l’ignore, il faut absolument que je l’apprenne, et que je possède au complet tous les arts du monde. »

Aussitôt, il alla trouver le batelier et exprima le vœu de devenir son disciple. Il lui obéit avec le plus grand respect et fit tous ses efforts pour réussir. Au bout d’un mois, il sut si bien faire tourner son bateau et le diriger, soit au gré des flots, soit contre le courant, qu’il surpassait son maître. Il récompensa largement ce dernier, lui fit ses adieux et partit. Il se rendit dans un autre royaume où le souverain avait fait construire un palais si magnifique qu’il n’en existait pas de pareil au monde. Le jeune homme songea en lui-même et se dit : « Les ouvriers qui ont construit ce palais ont déployé un talent admirable. Depuis que je voyage en secret, je n’ai pas encore étudié l’architecture. Si je voulais lutter de talent avec eux, il est certain que je n’aurais pas l’avantage. Il faut que j’étudie encore, et alors il ne me manquera plus rien. »

Aussitôt il alla trouver un architecte et demanda à devenir son disciple. Il reçut ses leçons avec respect, et mania habilement le ciseau et la hache. Au bout d’un mois, il sut se servir de la toise et du compas, de la règle et de l’équerre, sculpter et ciseler en perfection. Il connaissait à fond tout ce qui concerne le travail du bois. Grâce à ses talents naturels et à sa rare intelligence, il surpassa bientôt son maître ; il le récompensa avec générosité, prit congé de lui et partit. Il continua, à voyager dans le monde, et parcourut seize grands royaumes. Il ordonna à des lutteurs de faire assaut avec lui, mais comme il se disait de première force, personne n’osa répondre à ses défis. Il en conçut de l’orgueil et se dit : « Sur toute la terre, qui est-ce qui pourrait l’emporter sur moi ? »

Dans ce moment, le Bouddha, qui se trouvait à Djètavana, aperçut cet homme, et résolut de le convertir. Par l’effet de sa puissance surnaturelle, il prit la forme d’un religieux, et s’avança vers lui, appuyé sur son bâton et tenant à la main le vase aux aumônes. Or, jusqu’à présent, le brâhmane avait parcouru des royaumes où n’existait pas la doctrine du Bouddha, et il n’avait pas encore vu de religieux samanéens. Il se demanda avec étonnement quel était cet homme, et se proposait de l’interroger dès qu’il serait à sa portée. Peu après, le religieux arriva près de lui. « Dans les nombreux royaumes que j’ai visités, lui dit le brâhmane, je n’ai pas encore vu d’hommes du genre de Votre Seigneurie. Parmi les diverses espèces de vêtements, je n’en ai jamais remarqué de cette forme ; parmi les différents objets des temples, je n’ai jamais vu cette sorte de vase. Dites-moi, seigneur, quel homme vous êtes. Votre extérieur et votre costume sont extraordinaires.

— Je suis, dit le religieux, un homme qui dompte son corps.

— Qu’entendez-vous par là ? » demanda le brâhmane.

Le religieux, faisant allusion aux métiers qu’il avait étudiés, prononça ces vers : « Le fabricant d’arcs dompte la corne, le batelier dompte son bateau, le charpentier dompte le bois, l’homme sage dompte son corps. De même qu’une énorme pierre ne peut être emportée par le vent, le sage, qui a une âme forte, ne peut être ébranlé par les louanges ni les calomnies. De même qu’une eau profonde est limpide et transparente, l’homme éclairé, qui a entendu le langage de la loi, épure et agrandit son cœur. »

Là-dessus, le religieux ayant achevé ces vers, s’éleva dans les airs et fit paraître le corps du Bouddha, orné des trente-deux signes d’un grand homme et des quatre-vingts marques de beauté. Il répandit une splendeur divine qui pénétra en tous lieux et illumina le ciel et la terre. Puis, il descendit du haut des airs et dit au brâhmane : « Si, par ma vertu j’ai opéré ce prodige, je le dois à l’énergie avec laquelle j’ai dompté mon corps. »

Après avoir entendu ces paroles, le jeune homme jeta ses cinq membres à terre, la frappa de son front, et s’écria : « Je désire apprendre les règles les plus essentielles pour dompter le corps. »

Le Bouddha fit connaître au brahmane les cinq défenses[4], les dix vertus[5], les six pâramitas[6], les quatre méditations et les trois voies du salut. « Voilà, lui dit-il, les règles pour dompter le corps. L’art de fabriquer des arcs, de diriger une nacelle et de travailler le bois, les six sciences libérales et les talents extraordinaires, sont des choses spécieuses, qui, tout en flattant la vanité de l’homme, agitent son corps, égarent son esprit, et l’asservissent lui-même aux vicissitudes de la vie et de la mort. »

Le brâhmane fut ému de ces paroles du Bouddha, et éprouva une douce joie. Il ouvrit son cœur à la foi, et demanda à être admis au nombre de ses disciples. Le Bouddha lui expliqua encore le sommaire des quatre vérités sublimes et des huit moyens de délivrance, et aussitôt il obtint la dignité d’Arhat.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-yu-pi-yu king.)


IV

LE HIBOU ET LE PERROQUET.

(N’accusez pas les autres des malheurs qui vous arrivent par votre faute.)


Au commencement des Kalpas, il y avait un roi appelé Svaranandi. Une fois, un hibou vint se poser sur le palais. Il aperçut un perroquet qui jouissait seul de l’amitié et de la faveur du roi, et lui demanda d’où lui venait ce bonheur.

« Dans l’origine, répondit-il, lorsque je fus admis dans le palais, je fis entendre une voix plaintive d’une douceur extrême ; le roi me prit en amitié et me combla de bontés. Il me plaçait constamment à ses côtés et me mit un collier de perles de cinq couleurs. »

En entendant ces paroles, le hibou conçut une vive jalousie. « Eh bien ! dit-il après un moment de réflexion, je veux absolument chanter aussi pour plaire encore plus que Votre Seigneurie. Il faudra bien que le roi me comble aussi d’amitié et de faveurs. »

Au moment où le roi venait de se livrer au sommeil, le hibou fit entendre sa voix. Le roi s’éveilla tout effaré, et, par l’effet de la terreur, tous les poils de son corps se hérissèrent. « Quel est ce cri ? demanda-t-il à ses serviteurs ; j’en suis tout ému et bouleversé.

— Sire, répondirent-ils, il vient d’un oiseau dont le cri est odieux ; on l’appelle Ouloûka (un hibou). »

Sur-le-champ, le roi exaspéré envoya de différents côtés une multitude de gens pour chercher l’oiseau. Ses serviteurs eurent bientôt pris et apporté au roi le coupable volatile. Le roi ordonna de plumer le hibou tout vivant, de sorte qu’il éprouva de cuisantes douleurs et se sauva sur ses pattes. Quand il fut revenu dans la plaine, tous les oiseaux lui dirent : « Qui est-ce qui vous a mis dans ce piteux état ? » Le hibou, qui était gonflé de colère, se garda bien de s’accuser lui-même. « Mes amis, dit-il, c’est un perroquet qui est l’unique cause de mon malheur. »

Le Bouddha dit, à cette occasion : « Une belle voix a appelé le bonheur, une vilaine voix a attiré le malheur. Le châtiment du hibou est venu de sa propre sottise ; mais, au lieu de s’en prendre à lui-même, il a tourné sa colère contre le perroquet. »

(Extrait du livre intitulé : Tchang-tche-in-yroueï-king (Svaranandî Grihapati soûtra), IIe partie.)


V

LES CORBEAUX ET LES HIBOUX.

(Défiez-vous des hypocrites.)


Jadis, il y avait des corbeaux et des hiboux qui étaient constamment en guerre. Les corbeaux attendaient le jour, et, sachant que les hiboux n’y voyaient goutte, écrasaient et tuaient ces oiseaux, et se repaissaient de leur chair. De leur côté, les hiboux sachant que, pendant la nuit, les corbeaux étaient aveugles, les attaquaient à coups de bec, leur ouvraient les entrailles et se repaissaient, à leur tour, de leur chair. De cette manière, les uns craignaient le jour et les autres la nuit ; cela n’avait pas de fin. Dans ce temps-là, au milieu des oiseaux, se rencontra un corbeau plein de prudence. Il parla à ses compagnons, et leur dit : « Notre hostilité mutuelle est vraiment implacable ; nous finirons par nous exterminer complètement les uns les autres ; et il est impossible que les deux partis restent sains et saufs. Il faut employer un moyen habile pour exterminer tous les hiboux, et, après cela, nous pourrons vivre tranquilles et heureux ; autrement, notre perte est certaine.

— À merveille, s’écrièrent les corbeaux ; mais quel beau projet avez-vous conçu pour exterminer nos ennemis ?

— Mes amis, répondit le corbeau prudent, vous n’avez qu’à m’assaillir à coups de bec, m’arracher les plumes et me peler le cou. J’emploierai alors un stratagème qui amènera leur extermination complète. »

Les corbeaux l’ayant traité suivant son désir, il se rendit dans l’état le plus piteux à l’entrée du trou des hiboux, et poussa des cris lamentables. Un hibou ayant entendu ses plaintes, sortit et l’interrogea : « Pourquoi venez-vous vers notre demeure, le crâne meurtri et déchiré, et le corps tout dépouillé de plumes et de duvet ? Vos cris lugubres annoncent de cruelles souffrances. Peut-on en savoir la cause ?

— La multitude des corbeaux, leur répondit-il, a conçu contre moi une haine acharnée. Ne pouvant plus vivre avec eux, je viens me réfugier auprès de vous pour échapper à leur rage. »

Le hibou s’apitoya sur son sort et voulut le nourrir avec bonté, mais tous ses compagnons s’écrièrent : « C’est un ennemi mortel que nous ne devons même pas approcher. Pourquoi le nourrir, et accroître à nos dépens sa haine et son hostilité ?

— Aujourd’hui, reprit le hibou, comme il est accablé de misère et de douleur, il vient nous demander un asile. Il est seul et abandonné, quel mal pourrait-il nous faire ? »

Ils consentirent aussitôt à le nourrir, et lui apportaient constamment les restes de leurs proies. Mais, après un certain nombre de jours et de mois, son duvet revint, et ses ailes se garnirent de plumes comme auparavant. Le corbeau, témoignant une joie feinte, imagina secrètement un habile stratagème. Il ramassa des branches sèches, des herbes et des brins de bois, et les arrangea au milieu du trou, comme pour témoigner aux hiboux sa reconnaissance. « À quoi bon tout cela. lui demandèrent-ils.

— Dans tout votre trou, répondit le corbeau, il n’y a que des pierres froides. Ces herbes et ces branches vous garantiront du vent et du froid. »

Les hiboux le crurent et ne dirent mot. Sur ces entrefaites, le corbeau chercha à devenir le gardien de leur retraite, et feignit d’exécuter leurs ordres, sous prétexte de les remercier de leurs bienfaits.

Dans ce même temps, il tomba une neige violente, accompagnée d’un vent glacial, et tous les hiboux se réfugièrent promptement dans leur trou.

Le corbeau profita avec joie de cette occasion : il s’élança vers un endroit où des bergers avaient allumé du feu, apporta dans son bec une branche enflammée, et incendia la demeure des hiboux, qui, en un instant, furent consumés au milieu de leur trou.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tsa-p’ao-thsang-king, livre VIII.)


VI

LE RELIGIEUX, LA COLOMBE, LE CORBEAU, LE SERPENT VENIMEUX ET LE CERF.

(Il faut maitriser ses passions.)


Il y avait une fois un religieux nommé Viryabala. Il demeurait au milieu des montagnes, et restait en silence au pied d’un arbre pour obtenir l’intelligence. À la même époque, il y avait quatre animaux qui habitaient tout près de lui et le laissaient constamment en paix. C’étaient une colombe, un corbeau, un serpent venimeux et un cerf. Ces quatre animaux sortaient le jour pour chercher leur nourriture, et rentraient le soir au gîte. Pendant une certaine nuit, ils s’interrogèrent l’un l’autre et se demandèrent quelle était, dans ce monde, la plus grande cause de souffrance. « C’est la faim et la soif, dit le corbeau. Lorsqu’on est tourmenté par la faim et la soif, le corps maigrit, les yeux s’éteignent, l’esprit est agité, on se jette aveuglément dans les filets et l’on ne s’inquiète pas des armes les plus meurtrières. Notre mort prématurée n’a jamais d’autre cause. C’est pourquoi je dis que la faim et la soif sont la plus grande cause de souffrance.

— Je pense, dit la colombe, que l’amour est la plus grande cause de souffrance. Quand l’amour nous enflamme, aucune considération ne nous arrête ; les dangers que nous courons, la mort qui nous atteint n’ont jamais d’autre cause.

— Pour moi, dit le serpent venimeux, je trouve que la colère est la plus grande cause de souffrance. Dès qu’une pensée haineuse s’est élevée dans notre âme, nous immolons même nos parents, et souvent nous poussons la rage jusqu’à nous tuer nous-mêmes.

— C’est l’effroi, dit le cerf, qui est la plus grande cause de souffrance. Quand nous sommes au milieu des bois et des plaines, notre âme est constamment en proie à la crainte ; s’il nous semble entendre la voix des chasseurs ou les cris des loups, nous nous précipitons dans les fossés ou du haut des rochers ; la mère, palpitant d’effroi, abandonne ses petits. Voilà pourquoi je dis que la crainte est la plus grande cause de souffrance. »

Après avoir entendu ces discours, le religieux leur dit : « Vous raisonnez sur les causes accessoires, sans rechercher la cause première de la souffrance. Dans ce monde, le plus grand malheur des créatures est d’avoir un corps. Le corps est la plus grande source de souffrance ; c’est lui seul qui nous cause des craintes et des douleurs sans bornes. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-kiu-pi-yu-king, ou Livre des comparaisons tirées des livres sacrés.)


VII

LE PERROQUET DEVENU ROI.

(Estimez la prudence.)


Au pied des montagnes neigeuses, dans le creux d’un ravin, il y avait un endroit exposé au soleil où les oiseaux se réunissaient en foule. Un jour, ils délibérèrent entre eux et dirent : « Il faut maintenant que nous choisissions l’un de nous pour être roi, afin qu’il inspire à la multitude des oiseaux une crainte salutaire et les empêche de faire le mal.

— À merveille ! dirent les oiseaux ; mais qui est-ce qui mérite d’être roi ?

— Il faut prendre la grue, s’écria un oiseau.

— Cela ne convient pas, dit un autre.

— Pourquoi cela ?

— Elle a de hautes jambes et un long cou ; pour la moindre peccadille, elle nous brisera le crâne à coups de bec. Choisissons le cygne pour roi ; son plumage est d’une parfaite blancheur ; il obtiendra les respects de tous les oiseaux.

— Cela ne convient pas, dirent les autres oiseaux. Quoiqu’il soit blanc de toute sa personne, il a un cou long et tortu. Celui dont le cou n’est pas droit, pourrait-il redresser les autres ? Voilà pourquoi cela ne convient pas.

— Il y a le paon, dirent d’autres oiseaux ; sa queue brille des plus riches couleurs, et sa vue seule réjouit les yeux. Il est digne d’être roi.

— Cela ne convient pas, répliquèrent les autres oiseaux.

— Quelle en est la cause ?

— Quoiqu’il ait des plumes charmantes, il est dépourvu de honte. Toutes les fois qu’il fait la roue, il étale impudemment la laideur de son corps. Voilà pourquoi cela ne convient pas. »

Un oiseau dit : « Prenons le hibou pour roi. En voici la raison : le jour il se tient en repos, et la nuit il veille et fait sentinelle. Il pourra nous garder. C’est lui qui mérite d’être roi. »

La multitude des oiseaux approuva cet avis. Il y avait un perroquet rempli de prudence et de perspicacité qui se tenait à l’écart. Après avoir réfléchi, il s’écria : « L’habitude des oiseaux est de dormir la nuit, et de sortir le jour pour chercher leur nourriture. Ce hibou est dans l’usage de veiller la nuit et de dormir le jour. Quand tous les oiseaux l’entoureront pour le servir, ils seront jour et nuit dans les alarmes et ne pourront dormir ; ce sera un sort misérable. Si nous lui adressons des observations, il se mettra en colère et nous plumera impitoyablement. Si nous prenons le parti de nous taire, la famille entière des oiseaux subira toute sorte de cruautés pendant la longueur des nuits. Aimez-vous mieux être dépouillés de vos plumes que d’enfreindre quelque peu les lois de la raison. ? »

En achevant ces mots, il se présenta devant la multitude des oiseaux, s’éleva au-dessus de l’assemblée en agitant ses ailes, et leur dit d’une voix respectueuse : « Je souhaite que vous écoutiez l’humble avis que je viens d’émettre. »

En ce moment, la multitude des oiseaux prononça ces vers : « Un être intelligent connaît la justice et n’a pas besoin d’être mûri par les ans. Quoique vous soyez jeune, vous avez une prudence qui répond aux exigences du temps. »

En ce moment le perroquet, flatté de l’opinion des oiseaux, prononça ces vers : « Si vous m’en croyez, vous ne prendrez pas le hibou pour roi. En effet, quand il sera joyeux, s’il montre sa figure, il terrifiera constamment les oiseaux. À plus forte raison, s’il se met en colère, nul d’entre nous n’osera le regarder en face.

— Ce que vous dites est la vérité même, s’écrièrent les oiseaux. » Ils prirent en conséquence la résolution suivante : « Le perroquet est doué de lumières et d’intelligence ; lui seul est digne d’être notre roi. »

Cela dit, ils le saluèrent tous du nom de roi.

(Extrait de l’Encyclopédie intitulée : Fa-youen-tchou-lin, livre LI.)


VIII

LES AVEUGLES ET L’ÉLÉPHANT DU ROI.

(De ceux qui ont des vues étroites.)


Dans le pays de Djamboùli, il y avait un roi nommé Adarçamoukha. Un jour, il dit à un de ses serviteurs : « Parcourez les diverses parties de mes États, ramassez tous les aveugles et amenez-les dans mon palais. »

Après avoir reçu cet ordre royal, le serviteur se mit en route, et ayant amené tous les aveugles qu’il avait rencontrés, il les conduisit dans le palais et alla en informer le roi.

Le roi ordonna à son premier ministre d’emmener ces hommes et de leur montrer (sic) ses éléphants. Le ministre les conduisit dans l’écurie, leur montra, un à un, tous les éléphants, et leur ordonna de les toucher. L’un toucha une jambe, un autre l’extrémité de la queue, d’autres le ventre, les flancs, le dos, l’oreille, la tête, les défenses, le nez (la trompe). Après leur avoir tout montré, il les ramena auprès du roi. Le roi leur demanda : « Avez-vous vu ou non les éléphants ?

— Nous les avons vus complètement, répondirent-ils.

— À quoi ressemblaient-ils ? » demanda le roi.

Celui qui avait touché les jambes, dit : « L’éléphant de notre illustre roi est comme une colonne ; — Comme un balai, dit celui qui avait touché le bout de la queue ; — Comme une branche d’arbre, dit celui qui avait touché le haut de la queue ; — Comme une masse de terre, dit celui qui avait touché le ventre ; — Comme un mur, dit celui qui avait touché les flancs ; — Comme le bord d’une montagne, dit celui qui avait touché le dos ; — Comme un large van, dit celui qui avait touché l’oreille ; — Comme un mortier, dit celui qui avait touché la tête ; — Comme une corne, dit celui qui avait touché une défense ; — Comme une grosse corde, » dit celui qui avait touché la trompe.

Cela dit, tous ceux qui avaient touché l’éléphant se mirent à disputer entre eux[7].

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fo-choue-i-tso-king, livre I.)


IX

LE ROI QUI ENVOIE ACHETER LE MALHEUR.

(De ceux qui alimentent leur propre malheur.)


Il y avait jadis un royaume où tous les grains mûrissaient à merveille ; le peuple vivait en paix et ne connaissait point les maladies. Jour et nuit, il entendait une musique harmonieuse et n’éprouvait ni chagrins ni tourments.

Le roi interrogea ses ministres et leur parla ainsi : « J’ai entendu dire que le malheur était dans l’empire. À quoi le malheur ressemble-t-il ?

— Nous ne l’avons jamais vu, » répondirent les ministres.

Le roi envoya alors un de ses ministres dans un royaume voisin pour chercher le malheur et l’acheter. En ce moment, un dieu prit la figure d’un homme et alla vendre, au marché, le malheur qui avait la figure d’une truie. Le dieu l’attacha avec une chaîne de fer et le mit en vente. Le ministre demanda quel était le nom de cet animal.

« Il s’appelle la femelle du malheur, » répondit le dieu.

— Est-il à vendre ? demanda le ministre.

— Assurément, repartit le dieu.

— Quel en est le prix ?

— Un million de pièces d’or.

— Que mange-t-il chaque jour ?

— Un litre d’aiguilles. »

Le ministre alla de maison en maison pour trouver des aiguilles. Les hommes du royaume lui en donnaient chacun deux ou trois, de sorte qu’en cherchant des aiguilles dans les villes et les villages, il répandait partout le trouble et l’agitation. C’était une véritable calamité ; le peuple était aux abois et ne savait que devenir.

Le ministre dit au roi : « J’ai bien trouvé la femelle du malheur, mais c’est une cause de trouble parmi le peuple ; les hommes et les femmes se voient à la veille d’être ruinés. Je voudrais la tuer et en débarrasser le pays, Votre Majesté me le permet-elle ? »

Le roi ayant approuvé son projet, on emmena l’animal en dehors de la ville pour le tuer ; mais sa peau était tellement dure que le couteau ne pouvait y entrer et que la hache ne pouvait le blesser ni le tuer. On amassa un monceau de bois pour le brûler. Quand son corps fut devenu rouge comme le feu, il s’échappa, courut à travers le village et l’incendia ; il passa par le marché et le consuma ; il entra dans la ville et la brûla. Il pénétra dans le royaume et mit tout en feu. Le peuple était dans une affreuse confusion ; il mourait de faim et était en proie aux plus cruelles souffrances. Le roi fut ainsi puni pour s’être rassasié de plaisirs et avoir cherché le malheur. On peut le comparer à ceux que brûle le feu de la volupté. Les hommes et les femmes recherchent ardemment le poison de l’amour, et ils arrivent promptement à la mort sans en avoir aperçu l’amertume.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-youen-tchou-lin, livre XLVI.)


X

LE ROI ET LES CHEVAUX HABITUÉS À TOURNER LA MEULE.

(De la force des habitudes.)


Dans les contrées occidentales, il y avait un roi qui habituellement n’entretenait point de chevaux, de peur de diminuer les ressources de son royaume. Un jour, il alla en chercher de tous côtés et en acheta cinq cents, afin de se prémunir contre les ennemis du dehors et de procurer la paix à son royaume. Quand il eut nourri longtemps ces chevaux, comme le royaume se trouvait en paix, il se dit en lui-même : « La nourriture de ces cinq cents chevaux n’est pas une petite dépense ; ils demandent des soins pénibles et ne sont d’aucune utilité à mon royaume. »

Il ordonna alors à l’intendant de ses écuries de leur couvrir les yeux et de leur faire tourner des meules de moulin, afin qu’ils pussent gagner leur nourriture et ne diminuassent plus les ressources du royaume. Il y avait déjà longtemps que ces chevaux étaient habitués à marcher en tournant, lorsque tout à coup un roi voisin leva des troupes et envahit les frontières. Le roi ordonna d’équiper ces chevaux, de les couvrir de harnais de guerre et de les faire monter par de braves cavaliers. Ceux-ci, au moment du combat, fouettèrent les chevaux afin de marcher droit à l’ennemi et d’enfoncer ses rangs. Mais les chevaux, ayant senti le fouet, se mirent à tourner en rond, sans avoir nulle envie de se diriger vers l’ennemi.

Les troupes du roi voisin voyant ce manège, reconnurent que cette cavalerie n’était bonne à rien. Ils marchèrent en avant et écrasèrent l’armée du roi.

On voit par là ce que l’homme doit faire pour être bien récompensé de ses œuvres. Lorsque nous touchons à la fin de la vie, si le cheval du cœur n’est pas turbulent, il marchera docilement à notre gré. On ne peut donc se dispenser de le dompter et dresser d’avance. Si le cheval du cœur n’est pas dompté et dressé d’avance, il meurt, et l’ennemi arrive sur-le-champ. Si le cheval du cœur tourne en rond (c’est-à-dire s’abandonne à des mouvements désordonnés, et résiste jusqu’à la fin à l’impulsion de votre volonté), il ressemble aux chevaux du roi qui ne purent écraser les ennemis et sauver son royaume.

C’est pourquoi un religieux ne peut se dispenser de veiller constamment sur son cœur.

(Extrait de Tchou-king-siouen-tsi-pi-yu-king, c’est-à-dire du Livre des comparaisons tirées des livres sacrés.)


XI

LE LABOUREUR ET LE TRÉSOR.

(De ceux qui se laissent aveugler par la cupidité.)


Jadis, le Bouddha voyageant avec Ananda dans le royaume de Çrâvasti, à travers une plaine déserte, ils virent sur le bord d’un champ un trésor qu’on y avait déposé. Le Bouddha dit à Ananda : « C’est un grand serpent venimeux.

— C’est, en effet, un méchant serpent venimeux, repartit Ananda. »

Dans ce moment, un laboureur ayant entendu le Bouddha dire à Ananda qu’il y avait là un serpent venimeux, se dit en lui-même : « Il faut que j’aille le voir. Pourquoi le religieux a-t-il dit que c’était un méchant serpent venimeux ? »

Il y alla aussitôt, et vit un monceau d’or pur. Il se dit alors : « Ce que le Samanéen (religieux) appelle un serpent venimeux, est du bel et bon or. » Il le ramassa et l’emporta dans sa maison. Cet homme, qui auparavant était pauvre au point de ne pouvoir se procurer des habits et des aliments, devint, par la découverte du trésor, riche et opulent ; de sorte qu’il regorgea tout à coup de mets exquis et de somptueux vêtements. Les espions du roi, étonnés de sa fortune subite, se saisirent de lui et le jetèrent en prison. Après avoir dépensé follement tout l’or qu’il avait jadis trouvé, il ne put obtenir sa délivrance, et se vit menacé du dernier supplice. Il se mit à crier : « C’est un serpent venimeux, ô Ananda ; c’est un méchant serpent venimeux, ô Lôkadjyèchth’a — (Honorable du siècle) ! »

Des hommes qui étaient près de lui, ayant entendu ces paroles, allèrent les rapporter au roi. Le roi fit appeler cet homme et lui demanda quel était le sens de ses paroles.

« Sire, dit-il, jadis, lorsque j’étais à labourer, j’ai entendu le Bouddha dire à Ananda : « Ce trésor que vous voyez est un « serpent venimeux. » Aujourd’hui, je comprends qu’un trésor est vraiment un serpent venimeux. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-tchoang-yen-king-lun, livre VI.)


XII

LES QUATRE FRÈRES BRÂHMANES ET LA FATALITÉ.

(On ne peut faire violence au destin.)


Il y avait jadis quatre brâhmanes qui étaient frères. Comme ils possédaient tous les cinq facultés surnaturelles, ils reconnurent une fois que leur vie devait être fort courte, et que leur mort arriverait infailliblement au bout de sept jours. Ils délibérèrent entre eux et dirent : « Nous possédons tous des facultés surnaturelles, et par notre puissance divine, nous pouvons bouleverser le ciel et la terre, en étendant le bras, toucher de la main le soleil et la lune, transporter des montagnes et arrêter les torrents ; il n’y a rien qui nous soit impossible. Faut-il que nous ne puissions éviter ce malheur (échapper à la mort) ? »

Le plus âgé dit : « Moi, j’entrerai dans la grande mer ; je la rendrai calme depuis le haut jusqu’en bas, et je m’établirai au centre ; comment le démon, ministre de la mort, pourra-t-il savoir où je demeure ? » Le second frère dit : « J’entrerai dans le sein du mont Soumêrou, et je refermerai l’ouverture extérieure, de manière qu’il soit impossible de me voir. Comment le démon, ministre de la mort, pourra-t-il savoir où je demeure ? »

Le troisième frère dit : « Moi, j’irai habiter au milieu des airs, je cacherai mon corps, et ne laisserai aucune trace de ma personne. Comment le démon, ministre de la mort, pourra-t-il savoir où je demeure ? »

Le quatrième frère dit : « Je me cacherai dans un grand marché, au milieu du tumulte et du vacarme d’une multitude de gens qui sont inconnus les uns aux autres ; si le démon, ministre de la mort, saisit subitement un homme, pourquoi serait-ce absolument moi ? »

Ces quatre frères ayant ainsi délibéré entre eux, allèrent prendre congé du roi, et lui dirent : « Nous avons calculé que notre vie doit être fort courte. Nous désirons échapper à la mort et obtenu beaucoup de bonheur. »

Le roi leur dit aussitôt : « Eh bien ! efforcez-vous de pratiquer la vertu. » Là-dessus, ils firent leurs adieux au roi, et allèrent chacun dans le lieu qu’ils avaient choisi d’avance. Quand le terme de sept jours fut écoulé, ils sortirent de leur retraite et moururent tous ensemble.

(Extrait de l’Encyclopédie Fa-youen-tchou-lin, livre XIX.)


XIII

LE LABOUREUR ET LE PERROQUET.

(De la piété filiale.)


Au milieu des montagnes neigeuses, vivait un perroquet dont le père et la mère étaient aveugles. Il recueillait constamment de belles fleurs et d’excellents fruits pour les leur offrir. À la même époque, un laboureur, qui venait de faire ses semailles, prononça ce vœu bienveillant : « Ces grains que j’ai semés, je veux les offrir à la multitude des créatures pour les nourrir » Dans ce moment, notre perroquet voyant que ce maître du champ avait eu, par avance, l’intention de faire l’aumône, alla dans les guérets quand les grains furent en maturité, et en recueillit pour les offrir à son père et à sa mère. Le maître du champ était alors occupé à faire sa moisson. Ayant vu une multitude d’oiseaux qui emportaient des épis, il entra en colère, tendit un filet et prit le perroquet. Celui-ci dit au maître du champ : « Précédemment, vous aviez l’intention de faire l’aumône de vos grains et ne connaissiez point l’avarice. Voilà pourquoi j’ai osé venir ramasser des grains de riz. Pourquoi aujourd’hui m’avez-vous pris dans un filet ? Or, un champ est comme une mère et les grains comme un père ; les paroles vraies ressemblent aux fils, le maître du champ est comme un roi de qui dépend la protection et le salut de ses sujets. »

En entendant ces paroles, le maître du champ éprouva un sentiment de joie. Il interrogea le perroquet et lui dit : « Pour qui prenez-vous ces grains ?

— J’ai un père et une mère aveugles, répondit le perroquet, et je recueille ces grains pour les nourrir. »

Le laboureur fut touché de sa piété filiale et le mit en liberté.

(Extrait de l’ouvrage intitulé Tsa-p’ao-thsang-king, livre I.)


XIV

LES DEUX OIES ET LA TORTUE[8].

(Il faut veiller sur sa langue.)


Au bord d’un étang, vivaient deux oies qui avaient lié amitié avec une tortue. Dans la suite, l’eau de l’étang étant venue à tarir, les deux oies délibérèrent entre elles et se dirent : « Maintenant que l’étang est à sec, notre amie doit en souffrir bien cruellement. »

Après cet entretien, elles dirent à la tortue : « Comme l’eau de cet étang est tarie, vous n’avez plus de ressources pour subsister. Saisissez avec votre bec le milieu de ce bâton ; nous le prendrons chacune par un bout et nous vous transporterons dans un endroit où l’eau soit abondante. Mais pendant que vous tiendrez ce bâton, prenez garde de ne point parler. »

Cela dit, elles enlevèrent la tortue et la firent passer par-dessus des bourgs et des villages. Ce que voyant les petits garçons, ils se mirent à crier : « Des oies emportent une tortue ! des oies emportent une tortue ! … »

La tortue se mit en colère et leur dit : « Est-ce que cela vous regarde ? » Elle lâcha aussitôt le bâton, tomba à terre et se tua.

(Extrait de l’Encyclopédie Fa-youen-tchou-lin, livre LXXXI.)


XV

LE BOUDDHA ET LE DOMPTEUR D’ÉLÉPHANTS.

(De ceux qui travaillent à leur perfection intérieure.)


Le Bouddha demanda un jour à un chef de marchands combien il y avait de moyens pour dompter les éléphants.

« On en emploie ordinairement trois, répondit-il, pour dompter les grands éléphants. D’abord, on applique à leur bouche un crochet de fer que l’on attache au poitrail ensuite on diminue constamment leur nourriture pour les affamer et les faire maigrir ; enfin, on les frappe durement avec un bâton. Ils deviennent alors doux et dociles.

— Que se propose-t-on par ces trois moyens ? demanda encore le Bouddha.

— Le crochet de fer, répondit-il, sert à vaincre la résistance de leur bouche ; la privation de nourriture et de boisson dompte la violence de leur corps ; les coups de bâton soumettent leur esprit. Après cela, ils se trouvent parfaitement domptés.

— Après avoir ainsi dompté un éléphant, demanda le Bouddha, à quoi l’emploie-t-on ?

— Quand un éléphant est une fois dompté, répondit-il, il est propre à traîner le char du roi ; on peut aussi le faire combattre ; il avance et recule à volonté, sans que rien ne l’arrête.

— N’y a-t-il que ces trois moyens ? Y en a-t-il encore d’autres ?

— Voilà, répliqua le chef des marchands, à quoi se réduit l’art de dresser les éléphants. »

Le Bouddha dit encore au chef des marchands : « Vous ne savez que dompter les éléphants ; savez-vous vous dompter vous-même ?

— Je ne sais pas bien ce que c’est que se dompter soi-même, répondit-il. Qu’entendez-vous par là ?

— Moi aussi, dit le Bouddha, j’ai trois moyens sûrs pour dompter les hommes et me dompter moi-même au point d’arriver à un calme complet. D’abord, par une sincérité parfaite, je réprime les écarts de ma bouche ; ensuite, par la bienveillance et la chasteté, je dompte la roideur et les dérèglements de mon corps ; enfin, par des exercices intellectuels, j’éveille l’activité de mon esprit. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-kia-pi-ju-king.)


XVI

LE BRÂHMANE ET LA RELIGIEUSE.

(De ceux qui travaillent à leur perfection intérieure.)


Il y avait un brâhmane qui, pour se mortifier, portait constamment un vêtement grossier, et faisait subir à son corps cinq sortes de brûlures. C’est pourquoi les hommes de son temps l’avaient surnommé Bhângakadagdha[9]. À cette époque, une Bhikchoun’i (religieuse bouddhiste) l’ayant vu, lui paria ainsi : « Vous ne brûlez point ce qui doit être brûlé, et vous brûlez ce qui ne doit pas être brûlé. »

En entendant ces mots, le brâhmane fut transporté de colère, et lui dit : « Misérable tondue, qu’entendez-vous par ce qu’il faut brûler ?

— Si vous voulez savoir, lui dit-elle, l’endroit qu’il faut brûler, brûlez seulement la colère de votre cœur. Si vous pouvez brûler votre cœur, ce sera un cœur pur et sincère. Quand un bœuf est attelé à un char, si le char ne marche pas, il faut frapper le bœuf, et non le char. Le corps est comparable au char, et le cœur à ce bœuf. Il faut conclure de là que vous devez brûler votre cœur. À quoi bon torturer votre corps ? Le corps est comme une pièce de bois inerte, comme un mât de navire ; si vous le brûlez, à quoi cela vous avancera-t-il ? »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-tchoang-yen-king-lun, livre II.)


XVII

LE KCHATTRIYA ET SES DEUX HÉRITIERS.

(N’ayez pas d’entêtement stupide.)


Dans le royaume de Mâla, il y avait un Kchattriya[10], qui était tombé gravement malade. Voyant approcher sa fin, il appela ses deux fils et leur fit la recommandation suivante : « Quand je ne serai plus, ayez soin de bien partager mon héritage. »

Les deux fils suivirent ses instructions, et, quand il fut mort, ils firent deux parts de sa fortune. Mais l’aîné prétendit que le cadet n’avait pas fait un juste partage. Dans ce moment, survint un vieux paysan qui leur dit : « Votre père vous a ordonné de partager d’une manière égale les objets qu’il a laissés. Pour cela, vous n’avez qu’à les diviser en deux, par exemple : vous fendrez en deux chaque vêtement, vous casserez en deux les plats et les bouteilles, vous partagerez en deux morceaux les cruches et les jarres, vous diviserez en deux les pièces de monnaie. De cette façon vous aurez partagé également en deux tout l’héritage de votre père. »

Les deux fils suivirent sottement ce conseil et devinrent la risée du public.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pe-yu-king, ou le Livre des cent comparaisons, partie II.)


XVIII

LE SAGE ET LE FOU.

(De la prudence et de l’hébétude d’esprit.)


Dans un certain royaume, il y avait deux hommes, l’un sage et l’autre fou. Ils se dirent entre eux, « puisque nous sommes parents, sortons ensemble de la ville, et allons ramasser du riz, et nous enrichir. »

Ils partirent de compagnie, et, étant arrivés dans un village désert, ils virent par terre des tiges de chanvre. Le sage dit au fou : « Prenons ensemble de ce chanvre et emportons-le. »

Ces deux hommes en prirent chacun une charge. Ayant passé ensuite par un village situé en face de la chènevière, ils virent des bottes de fils de chanvre. Le sage dit : « Les fils de chanvre servent à faire des étoffes fines et légères ; il faut en prendre. »

Son compagnon lui dit : « J’ai déjà pris des tiges de chanvre, et ma charge est solidement attachée ; je ne puis l’abandonner. »

Le sage prit aussitôt un lourd paquet de fils de chanvre et s’en alla. Ils se remirent en route, et aperçurent, un peu plus loin, de la toile de chanvre. Le sage dit : « La toile de chanvre est une étoffe fine et légère ; il faut en prendre.

— J’ai déjà pris des tiges de chanvre, repartit l’autre, et mon paquet est solidement attaché ; je ne puis l’abandonner. »

Le sage laissa les fils de chanvre et prit la toile. Ils continuèrent leur route et virent des fruits de cotonnier. Le sage dit : « Le coton est d’un prix élevé, il est léger et fin ; il faut en prendre.

— J’ai déjà pris des tiges de chanvre, répondit le fou et mon paquet est solidement attaché. J’ai fait un long voyage en le portant ; je ne puis l’abandonner. »

Le sage laissa aussitôt la toile de chanvre et prit des fruits de cotonnier. En poursuivant leur route, ils virent successivement des fils de coton, de la toile de coton, du cuivre blanc, de l’argent blanc, du métal jaune (de l’or). Le sage dit : « Si l’on ne trouve pas de l’or, il faut prendre de l’argent blanc ; si l’on ne trouve pas de l’argent blanc, il faut prendre du cuivre blanc. Quant aux fils de chanvre, si l’on n’en trouve pas, il faut se contenter des tiges. Maintenant, dans ce village, il y a une grande quantité d’or, qui est le plus précieux de tous les métaux. Il faut que vous laissiez vos tiges de chanvre, et moi ma charge d’argent. Nous prendrons tous deux un lourd poids d’or et nous nous en reviendrons.

— J’ai pris ces tiges de chanvre, repartit l’autre ; mon paquet est solidement attaché, et j’ai fait un long voyage en le portant ; je ne puis l’abandonner. Si vous voulez prendre de l’or, vous pouvez suivre votre idée. »

Le sage laissa l’argent, prit une lourde charge d’or et s’en retourna. Ses parents voyant de loin cet homme chargé d’or, furent remplis de joie et allèrent au-devant de lui. L’homme qui apportait de l’or, voyant ses parents accourir à sa rencontre, sentit redoubler sa joie. Quant au fou qui s’en revenait chargé de tiges de chanvre, ses parents ne se réjouirent pas à sa vue, et ne se levèrent point pour aller au-devant de lui. L’homme qui apportait des tiges de chanvre se sentit accablé de douleur et d’indignation.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tchang-han-king (Dirghâgama soûtra), livre VII.)


XIX

LE CHACAL ET LA CRUCHE DE BOIS.

(De ceux qui s’attirent eux-mêmes leur malheur.)


Il y avait un brâhmane qui, par un sentiment d’humanité, avait fait construire un puits au milieu d’une plaine déserte, dans l’intérêt des bergers et des voyageurs. Tout le monde allait au puits pour boire et se laver. Un jour, vers le coucher du soleil, une troupe de chacals vint auprès du puits et but un reste d’eau qui était tombée à terre. Le chef des chacals ne but point de cette eau ; il enfonça sa tête dans une cruche de terre, qui était placée à côté du puits, et but de l’eau qu’elle contenait. Quand il eut fini de boire, il garda la cruche sur sa tête, l’éleva en haut et la brisa en la frappant contre le sol, mais sa tête resta passée dans le large goulot de la cruche. Les autres chacals dirent à leur chef : « Si les feuilles humides d’un arbre pouvaient servir à quelque chose, il faudrait encore les conserver ; à plus forte raison auriez-vous dû respecter cette cruche qui rendait un si grand service aux voyageurs. Pourquoi l’avoir brisée ?

— C’est pour mon plaisir que j’ai fait cela, répondit le chef des chacals ; je ne recherche que mon contentement ; comment pourrais-je prendre souci d’autre chose ? »

En ce moment, un voyageur dit au brâhmane : « Voici votre cruche brisée. » Il en remit une autre, qui eut le même sort que la première. Le chacal en brisa de suite jusqu’à quatorze. Ses compagnons lui ayant adressé maintes fois des représentations, il fit la sourde oreille et n’en tint aucun compte. Le brâhmane songea alors en lui-même et dit : « Qui est-ce qui brise toutes mes cruches ? Il faut que j’aille l’épier. » C’était justement notre chacal. Le brâhmane se dit alors : « J’avais établi ce puits pour le bien des hommes, et voilà qu’on met obstacle à mes bonnes intentions. » Cela dit, il fit fabriquer une cruche de bois fort solide et difficile à briser, où la tête pût entrer et d’où elle ne pût sortir qu’avec peine. Il porta sa cruche au bord du puits, et, s’armant d’un bâton, il se retira à l’écart et épia le coupable. Quand les voyageurs eurent fini de boire, le chef des chacals enfonça, comme auparavant, sa tête dans la cruche.

À peine eut-il bu, qu’il la frappa contre terre sans pouvoir la briser. En ce moment le brâhmane l’accabla de coups de bâton et le tua.

Du milieu des airs, un dieu prononça ces Gâthâs[11] :

« Des êtres intelligents ont parlé avec bienveillance, mais le méchant n’a point écouté leurs représentations.

« En persistant dans son entêtement stupide, il s’est attiré ce malheur.

« Voilà comment un chacal imbécile a éprouvé le supplice de la cruche de bois. »

(Extrait du livre XLV de l’Encyclopédie Fa-youen-tchou-lin.)


XX

L’HOMME ET LES SERPENTS VENIMEUX.

(Il faut fuir le malheur.)


Un roi ayant mis quatre serpents venimeux dans un coffre, ordonna à un homme de les nourrir, de surveiller leur coucher et leur lever, et de leur frotter et laver le corps, et lui dit : « Si vous irritez un seul serpent, je vous ferai mettre à mort, conformément aux lois, sur la place publique. »

En entendant les ordres pressants du roi, cet homme fut saisi de terreur ; il laissa le coffre et s’enfuit. Le roi envoya alors à sa poursuite cinq Tchân’d’âlas[12] armés d’un sabre. Cet homme s’étant retourné, aperçut derrière lui les cinq hommes qui le poursuivaient et redoubla de vitesse. En ce moment, les cinq Tchân’d’âlas imaginèrent un cruel stratagème. Ils cachèrent leurs sabres et envoyèrent secrètement l’un d’eux, qui dit au fuyard d’un ton doux et affectueux : « Vous pouvez revenir sans crainte. « Cet homme ne le crut point et se retira dans un village pour s’y cacher. Quand il y fut entré, il examina furtivement les habitations, et n’y vit personne. Il prit des vases de cuisine, mais ils étaient tous vides. Ne voyant personne et n’ayant trouvé aucun aliment, il s’assit tristement par terre. En ce moment, une voix sortit du milieu des airs et lui dit avec un accent terrible : « Ce village est désert et sans habitants. Cette nuit même, il doit venir six affreux brigands ; s’ils vous rencontrent, vous êtes un homme mort. C’est à vous de voir comment vous pourrez leur échapper. »

Cet homme fut saisi d’une nouvelle terreur ; il quitta le village et s’enfuit. Mais, en route, il rencontra un fleuve impétueux. N’ayant ni barque ni radeau, il puisa dans sa crainte même un moyen de salut. Il ramassa des plantes et des branches d’arbre, et se construisit un radeau. Puis il se dit en lui-même : « Si je fusse resté, les serpents venimeux, le Tchân’d’âla qui feignait des dispositions amicales, ou les six affreux brigands, m’auraient fait périr. Si je veux passer ce fleuve et que mon radeau soit trop faible, j’enfoncerai dans l’eau et je mourrai. Mais il vaut mieux se noyer que de périr par le venin des serpents ou le fer des brigands. »

Cela dit, il pousse son radeau, le dirige au milieu de l’eau, s’y appuie, et faisant usage des pieds et des mains, il fend les flots, s’éloigne et parvient au rivage. Se voyant en sûreté et hors de danger, il s’abandonne à la joie et se sent délivré de toute crainte.

(Tiré de l’Encyclopédie Fa-youen-tchou-lin, livre LXI.)


XXI

LE LION ET LE SANGLIER.

(Fuyez le contact des hommes vicieux.)


Il y avait jadis un sanglier qui s’appelait Mahôdara. Ce Mahôdara, conduisant une troupe de sangliers, entra dans une plaine sauvage. Tout à coup, au milieu de la plaine, il rencontra un lion. Le lion voyant le sanglier, lui adressa la parole et lui dit : « Je suis le roi des animaux ; écartez-vous sur-le-champ de ma route.

— Vous m’ordonnez, répondit Mahôdara, de m’écarter de votre route ; cela est inconvenant. Si vous voulez que je lutte avec vous, je ne reculerai certainement pas. Eh bien ! arrêtez-vous un instant et attendez que j’aie revêtu ma cuirasse.

— Êtes-vous, lui dit le lion, d’une haute naissance ? Quel grand nom portez-vous, pour oser ainsi me provoquer au combat ? Quant à la cuirasse que vous voulez revêtir, vous pouvez suivre votre idée. »

En ce moment, Mahôdara se jeta dans un bourbier infect, et s’étant couvert tout le corps de fange, il revint devant le lion et lui dit : « Je suis prêt à lutter contre vous.

— Je suis le roi des animaux, répondit le lion à Mahôdara, et je fais habituellement ma nourriture des cerfs et des daims. Quant à ceux qui sont petits et faibles, je les laisse et dédaigne de les manger. À plus forte raison vous repousserai-je, vous dont tout le corps est souillé de boue et d’ordures. Si je luttais avec vous, je me salirais honteusement. »

En ce moment, le lion prononça ces gâthâs :

« Vous avez un corps naturellement sale, et aujourd’hui, après y avoir ajouté d’infectes ordures, vous voulez lutter avec moi. Si j’acceptais cet ignoble défi, je me dégraderais jusqu’à vous. »

(Extrait de la seconde partie du livre sacré Ta-tching-kiu-wang.)


XXII

LE CHAMP DE RIZ ET SES GARDIENS.

(Vengez-vous par des bienfaits.)


Sur le bord d’un chemin voisin d’une ville, il y avait un champ de riz qui était chaque jour pillé par les hommes, les éléphants et les chevaux. Le maître du champ ordonna à un homme de faire bonne garde, mais comme ce dernier surveillait le champ avec négligence, il porta le nombre des gardiens à deux, à trois, à quatre, à cinq, à dix, à vingt, et alla jusqu’à cent ; mais plus il y avait de gardiens, plus le champ était pillé. À la fin, le maître fit cette réflexion : « Puisque ces surveillants ne gardent nullement le champ, il faut, par un moyen habile, empêcher qu’on ne le ravage, »

Il prit aussitôt des gerbes de riz et les leur donna lui-même de sa propre main. Ceux-ci, honteux de leur conduite, cessèrent de voler les grains, et le reste de la récolte fut sauvé.

(Extrait du livre intitulé : Ta-fa-kou, ou le grand tambour de la loi, partie II.)


XXIII

LE CHACAL PRUDENT.

(Il faut savoir sacrifier une partie pour sauver le tout.)


Un chacal, qui vivait au milieu des bois, suivait assidûment les lions, les tigres et les léopards, pour se nourrir des restes de leurs proies. Se trouvant une fois au dépourvu, il sauta, au milieu de la nuit, par-dessus un mur, et entra dans l’intérieur d’une maison pour y chercher de la chair fraîche. N’en ayant point trouvé, il se blottit dans un coin pour dormir et ne fit qu’un somme.

Quand la nuit fut passée, il se sentit dévoré d’inquiétude et à court de ruses. « Si je m’enfuis, dit-il, j’ai peur de ne pouvoir me sauver ; si je reste, je redoute les douleurs de la mort. » En achevant ces mots, il se décide à faire le mort, et s’étend tout de son long par terre. Une multitude de gens étant venue le voir, il y eut un homme qui dit : « J’ai besoin des oreilles d’un chacal, » et tout de suite il les coupa et les prit.

Le chacal se dit en lui-même : « Quoique l’amputation de mes oreilles ait été bien douloureuse, ma vie reste intacte. » Puis vint un autre homme qui dit : « J’ai besoin de la queue d’un chacal, » et aussitôt il la coupa et partit.

Le chacal réfléchit encore, et se dit : « Quoique l’amputation de ma queue m’ait bien fait souffrir, c’est encore une bagatelle. »

Enfin, vint un homme qui dit : « J’ai besoin des dents d’un chacal. »

Le chacal songea en lui-même et dit : « Les demandeurs ne font que s’accroître. Si quelqu’un venait prendre ma tête, c’en serait fait de ma vie. »

À ces mots, déployant toute l’énergie de sa prudence, il s’élance de terre d’un seul bond, franchit agilement la porte et trouve son salut dans la fuite.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-tchi-tou-lun, livre XIV.)


XXIV

LE COTONNIER ET LE FIGUIER DE L’INDE (NYAGRÔDHA).

(Rien de plus précieux que la vie.)


Dans un champ inculte, il y avait un arbre appelé Che-mo-li (Çâlmali — Cotonnier). Comme ses branches étaient larges et fortes, une multitude d’oiseaux venait la nuit y chercher asile. Une colombe, étant venue après les autres, s’arrêta sur une branche, qui se rompit sur-le-champ.

L’esprit d’un lac voisin interrogea l’esprit de l’arbre et lui dit : « Vous pouvez bien porter de grands oiseaux tels que les aigles et les vautours, comment se fait-il que le poids d’un petit oiseau soit au-dessus de vos forces ?

— Cet oiseau, répondit l’esprit de l’arbre, vient de quitter l’arbre Nyagrôdha (figuier de l’Inde), qui est mon mortel ennemi[13]. Après avoir mangé les fruits de cet arbre, il vient se percher sur moi. Il ne manquera pas d’en laisser tomber des graines à terre avec sa fiente. L’arbre que j’abhorre repoussera à mes côtés et me causera un mal immense. Voilà pourquoi je me suis volontairement rompu sous le poids de cet oiseau. Ému de douleur et de crainte, j’ai mieux aimé sacrifier une seule branche que de compromettre l’arbre tout entier. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-tchi-tou-lun, livre XXVII.)


XXV

LA PROMESSE VAINE ET LE VAIN SON.

(N’estimez que ce qui est vrai et réel.)


Un musicien faisait un jour de la musique devant un roi, qui lui promit mille pièces d’or. Il demanda ensuite cette somme au roi, mais le roi la lui refusa.

« Tout à l’heure, lui dit le roi, vous avez fait de la musique, et vous avez réjoui mon oreille par de vains sons. Si je vous accordais la somme promise, je vous donnerais quelque chose de solide pour du bruit. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Yang-kiu-mo-lo-king, en sanscrit, Angoulimâlyasoûtra, livre II.)


XXVI

LE LION, LE TIGRE ET LE CHACAL.

(Craignez les calomniateurs.)


Il y avait jadis deux animaux féroces qui faisaient société ensemble. L’un s’appelait le lion Soudancht’ra, et l’autre le tigre Sougraha. Nuit et jour, ils épiaient et prenaient des cerfs et des daims. Dans ce même temps, il y avait un chacal qui marchait derrière ces animaux, et vivait des restes de leurs proies.

Un jour, il se dit en lui-même : « Je ne puis les suivre longtemps. Il faut que je les brouille et les déchaîne l’un contre l’autre, pour qu’à l’avenir ils ne marchent plus côte à côte. »

Il alla trouver, dans sa demeure, le lion Soudancht’ra et lui parla ainsi : « Le tigre Sougraha m’a dit qu’il était supérieur à vous, par le lieu de sa naissance, par sa famille, par la beauté de son corps, par sa force et sa puissance.

— Comment cela, lui demandai-je ?

— Chaque jour, dit-il, je trouve des mets succulents. Le lion Soudancht’ra marche à ma suite et il est heureux de vivre de mes restes.

— Comment avez-vous pu savoir cela ? lui demanda Soudancht’ra.

— Vous deux, répondit-il, vous vous réunissez dans le même endroit. Je vous ai vus, et j’ai pu m’en convaincre moi-même. »

Il alla ensuite trouver le tigre Sougraha et lui parla ainsi : « Soudancht’ra m’a dit l’autre jour : « Maintenant je l’emporte sur Sougraha par le lieu de ma naissance, par ma famille, par ma force et ma puissance.

— Comment cela ? — Je me repais de chairs succulentes, et le tigre Sougraha mange mes restes pour se nourrir. »

— Comment savez-vous cela ? lui demanda Sougraha.

— Vous deux, répondit-il, vous vous réunissez dans le même lieu ; je vous ai vus, et j’ai pu m’en convaincre par moi-même. »

Quelque temps après, comme le lion et le tigre se trouvaient ensemble dans le même endroit, ils se regardèrent mutuellement d’un œil irrité.

Le lion Soudancht’ra se dit en lui-même : « Je ne puis m’empêcher d’interroger mon compagnon ; puis, je commencerai par mettre la patte sur lui et je l’étranglerai. »

Il se tourna vers le tigre et prononça ce gâthâ : « Par la beauté de mon corps, par ma naissance, et par ma grande force, je l’emporte sur le lion. « Soudancht’ra ne me vaut pas. » Sougraha a-t-il dit cela ? Je pense en moi-même que cela vient absolument du chacal qui voudrait nous déchaîner l’un contre l’autre. »

Le tigre Sougraha ayant prononcé un gâthâ dans le même sens, le lion Soudancht’ra se jeta sur le chacal et le tua.

Dans ce temps-là, le Bouddha dit aux religieux : « Ces deux animaux avaient été désunis par le chacal. Quand ils se trouvèrent ensemble dans le même endroit, ils se regardèrent l’un l’autre d’un œil irrité. À plus forte raison, les hommes qu’un autre aura désunis, ne pourront s’empêcher de lui montrer leur indignation. »

(Extrait de l’Encyclopédie Fa-youen-tchou-lin, livre LXXVI.)


XXVII

LE ROI ET l’ÉLÉPHANT.

(Fuyez le feu des passions.)


Il y avait un roi nommé Raçmi. Un jour, il monta sur un éléphant doux et bien dressé, et se mit en route pour faire un voyage d’agrément. Précédé et suivi d’un cortège de bayadères qui dansaient et faisaient retentir l’air de leurs chants, il se dirigeait vers une montagne par des sentiers âpres et difficiles. L’éléphant que montait le roi, ayant aperçu de loin un éléphant femelle, se sentit brûler par les feux de l’amour, poussa de sourds mugissements, et s’enfuit furieux avec la rapidité des nuages qu’emporte le vent ; dans sa course impétueuse, il n’évitait plus les chemins rudes et scabreux. En ce moment, le cornac eut beau le frapper avec son croc, il ne put l’arrêter. Le roi Raçmi fut saisi d’épouvante. « Sire, lui dit le cornac, saisissez une branche d’arbre ; il n’y a pas d’autre moyen de salut. » Le roi suivit ce conseil et s’accrocha à une branche d’arbre. L’éléphant continua sa course et se mit à la poursuite de l’éléphant femelle. Le roi éprouva une vive colère et parla ainsi au cornac : « Vous m’aviez dit d’avance que cet éléphant était doux et bien dressé, et que je pouvais le monter. Pourquoi m’avez-vous trompé en me donnant cet éléphant furieux ? »

Le cornac joignit les mains et dit au roi : « Cet éléphant furieux n’a pas été dressé par moi.

— À qui la faute, reprit le roi, si ce n’est pas vous qui l’avez dressé ?

— Sire, répondit-il, lorsqu’un éléphant est emporté par un violent amour qui aveugle son cœur, je ne saurais le dompter. Sachez bien, grand roi, que cette passion ardente est une maladie que ni le bâton ni les coups de croc ne pourraient guérir. De même lorsqu’un homme laisse dominer son cœur par la violence de l’amour, il devient indomptable comme cet éléphant. »

(Extrait de Ta-tchoang-yen-king-lun, en sanscrit : Soutrâlangkara çâstra, livre IX.)


XXVIII

LE MARCHAND RUINÉ DANS UN NAUFRAGE.

(La vie est le plus grand des biens.)


Un marchand s’était embarqué pour aller recueillir des pierres précieuses ; mais, à la fin de ses voyages, au moment de prendre terre, son vaisseau se brisa contre les écueils, et tous ses trésors périrent. Il leva les mains dans un transport de joie et s’écria : « J’ai failli perdre le plus grand de mes trésors ! »

Ses compagnons en furent stupéfaits et lui dirent : « Vous avez perdu toutes vos richesses, et c’est à peine si vous avez pu échapper nu. Pourquoi dites-vous d’un ton joyeux : « J’ai failli perdre le plus grand de mes trésors ? »

— Mes amis, leur dit-il, parmi tous les trésors du monde, c’est la vie qui tient le premier rang. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-tchi-tou-lun, livre XIII.)


XXIX

LES VILLAGEOIS ET LA CONQUE MARINE.

(Rien ne se fait tout seul.)


Jadis, il y avait un royaume où l’on n’avait jamais entendu les sons de la conque marine. Un jour, un homme, qui savait en jouer, arriva dans ce royaume ; étant entré dans un village, il prit sa conque, et, après l’avoir fait résonner trois fois, il la posa à terre. Les villageois et villageoises ayant entendu les sons de la conque, éprouvèrent une vive émotion. Ils accoururent et lui dirent : « Quel est ce son tantôt triste et plaintif, tantôt doux et harmonieux ? »

Cet homme leur montra la conque et dit : « C’est le son de cet objet. »

Les villageois touchèrent la conque avec la main et s’écrièrent : « C’est vous qui produisez des sons, car, toute seule, la conque est muette. »

L’homme prit la conque, et en joua trois fois de suite ; puis il la posa à terre. Les villageois lui dirent alors : « Les sons charmants que nous venons d’entendre ne sont point dus à la vertu de la conque, car elle ne résonne qu’avec l’aide des mains, de la bouche et du souffle de l’homme. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fo-pan-ni-pan-king, en sanscrit : le Parinirvan’a soûtra expliqué par le Bouddha, livre I.)


XXX

LE RELIGIEUX ET LE DÉMON.

(Ne recherchez pas les hommes puissants.)


Il y avait jadis un religieux qui avait été chassé de son couvent. Rempli de chagrin et de colère, il s’abandonnait aux sanglots, et cheminait lentement en poussant des cris douloureux. Sur sa route, il rencontra un démon qui, pour avoir commis un crime, avait lui-même été chassé par le roi des dieux, Vâiçravan’a.

Ce démon interrogea le religieux et lui dit : « Que vous est-il arrivé pour marcher ainsi en pleurant ? »

Le religieux lui dit : « Pour une légère infraction à la discipline, j’ai été chassé par l’assemblée des religieux, et j’ai perdu à jamais les dons et les offrandes des bienfaiteurs du couvent. De plus, mon ignominie va se répandre de tous côtés. Voilà l’unique cause de mes pleurs et de mes gémissements.

— Je puis, reprit le démon, vous mettre en état d’effacer votre déshonneur, et d’obtenir en abondance des dons et des offrandes. Vous n’avez qu’à vous placer debout sur mon épaule gauche ; je vous transporterai à travers les airs, et je ferai en sorte que les hommes ne voient que vous, et n’aperçoivent pas mon corps. Mais si vous obtenez en abondance des dons et des offrandes, il faudra que vous commenciez par me les donner. »

Ce démon transporta d’abord le religieux au-dessus du village d’où il avait été chassé. Les habitants, le voyant marcher au milieu des airs, en furent émus et émerveillés, et pensèrent qu’il avait obtenu l’intelligence (qu’il était devenu un Bouddha). Ils se dirent alors entre eux : « Les religieux ont agi d’une manière odieuse en chassant injustement ce religieux. » Puis, ils coururent au couvent, et accablèrent les religieux de reproches et d’invectives. Sur-le-champ, les religieux conduisirent ce Bhikchou et l’installèrent dans le couvent, où il fut comblé de dons et d’offrandes.

Le Bhikchou, à mesure qu’il recevait des habits et des aliments, les donnait immédiatement au démon, et obéissait fidèlement au pacte qu’il avait fait. Un autre jour, le démon ayant encore promené le Bhikchou au milieu des airs, il fut justement aperçu par des démons qui étaient attachés au service du roi des dieux, Vâiçravan’a. Notre démon, se voyant découvert, fut saisi d’effroi, jeta à bas le Bhikchou et s’enfuit de toutes ses forces. Le pauvre religieux, étant tombé sur la terre, se brisa la tête et mourut.

Les novices apprendront par cet exemple qu’ils doivent se perfectionner sans cesse, et poursuivre leur but sans hésiter. S’ils recherchaient la protection d’un homme riche et puissant, et qu’un beau matin il vînt à succomber, ils auraient le même sort que ce religieux.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tchong-king-siouen-tsi-pi-yu-king.)


XXXI

LE MARCHAND ET SON BÂTON.

(De ceux qui font d’heureuses rencontres.)


Il y avait jadis un chef de marchands qui s’était embarqué pour aller recueillir des pierres précieuses. À la même époque, cinq cents hommes le suivirent pour voyager avec lui. Le chef des marchands leur dit : « Au milieu des mers, il y a cinq sortes de dangers, savoir : l’impétuosité des flots, les tourbillons d’eau, les poissons monstrueux, les démons femelles et les fruits qui enivrent. Si vous vous sentez lu force de triompher de ces cinq dangers, vous pouvez venir avec moi. »

Tous les autres hommes l’ayant sollicité avec instance, il profita d’un vent favorable, mit à la voile et partit.

Quand ils furent arrivés à l’île des pierres précieuses (Ceylan), chacun se mit à en recueillir. L’un d’entre eux, n’ayant pu résister aux parfums séduisants des fruits, s’enivra tout d’un coup et resta immobile pendant sept jours. Tous les autres, se voyant assez de pierres précieuses, voulurent, au premier vent, prendre la mer et s’en retourner. On battit le tambour pour rassembler tout le monde, mais il manquait un homme. Après l’avoir cherché de tous côtés, on le trouva endormi au pied d’un arbre. Comme il n’était pas encore revenu de son ivresse, ils l’éveillèrent et soutinrent ses pas pour le remmener. Puis ils brisèrent une branche d’arbre, la lui donnèrent en guise de bâton, et revinrent ensemble dans leur royaume natal. À la nouvelle de leur arrivée, les parents de l’homme qui s’était enivré accoururent joyeusement au-devant de lui ; mais voyant qu’il n’avait rien rapporté, seuls, entre tous, ils s’abandonnèrent à la douleur. Ce même homme, accablé de tristesse, entra dans le marché en s’appuyant sur son bâton. Les gens du marché voulurent le lui acheter et allèrent jusqu’à vingt mille pièces d’or. Celui-ci le donna pour ce prix, et leur demanda quelle vertu avait ce bâton. « C’est une source de richesses, lui répondirent-ils. Si l’on pile ce bâton et qu’on le brûle, il suffit d’exposer à sa fumée des tuiles et des cailloux pour qu’ils se changent en pierres précieuses. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tchong-king-siouen-tsa-pi-yu-king.)


XXXII

LES DANGERS ET LES MISÈRES DE LA VIE.


Jadis un homme qui traversait un désert, se vit poursuivi par un éléphant furieux. Il fut saisi d’effroi et ne savait où se réfugier, lorsqu’il aperçut un puits à sec près duquel étaient de longues racines d’arbre. Il saisit les racines et se laissa glisser dans le puits. Mais deux rats, l’un noir et l’autre blanc, rongeaient ensemble les racines de l’arbre. Aux quatre coins de l’arbre, il y avait quatre serpents venimeux qui voulaient le piquer, et au-dessous un dragon gorgé de poison. Au fond de son cœur, il craignait à la fois le venin du dragon et des serpents et la rupture des racines. Il y avait sur l’arbre, un essaim d’abeilles qui fit découler dans sa bouche cinq gouttes de miel ; mais l’arbre s’agita, le reste du miel tomba à terre et les abeilles piquèrent cet homme ; puis un feu subit vint consumer l’arbre.

L’arbre et le désert figurent la longue nuit de l’ignorance ; cet homme figure les hérétiques ; l’éléphant figure l’instabilité des choses ; le puits figure le rivage de la vie et de la mort ; les racines de l’arbre figurent la vie humaine ; le rat noir et le rat blanc figurent le jour et la nuit ; les racines de l’arbre rongées par ces deux animaux, figurent l’oubli de nous-mêmes et l’extinction de toute pensée ; les quatre serpents venimeux figurent les quatre grandes choses[14] ; le miel figure les cinq désirs[15] ; les abeilles figurent les pensées vicieuses ; le feu figure la vieillesse et la maladie ; le dragon venimeux figure la mort. On voit par là que la vie et la mort, la vieillesse et la maladie sont extrêmement redoutables. Il faut se pénétrer constamment de cette pensée, et ne point se laisser assaillir et dominer par les cinq désirs.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fo-pi-yu-king, ou Livre des comparaisons,
exposé par le Bouddha, section X.)


XXXIII

LA SERVANTE ET LE BÉLIER.

(Des malheurs inopinés.)


Il y avait jadis une servante, ménagère et diligente, qui préparait constamment pour son maître de la farine de grains torréfiés et des fèves. À la même époque, dans la maison de son maître, il y avait un jeune bélier qui, profitant des occasions favorables, mangeait une partie du blé et des fèves. La quantité ordinaire se trouvant diminuée, le maître était fort en colère contre cet animal, sachant bien que la servante qui avait sa confiance, n’avait point pris les grains, mais que c’était le bélier qui les avait mangés. C’est pourquoi la servante, qui soupçonnait constamment le bélier, prenait chaque fois un bâton et le frappait rudement. De son côté, le bélier conservait de la rancune contre la servante et venait la frapper à coups de cornes. Cette guerre du bélier et de la servante se répétait sans cesse. Un jour que la servante tenait du feu dans sa main[16], le bélier voyant qu’elle n’avait pas de bâton, courut droit sur elle pour l’attaquer encore. La servante, dans son trouble, jeta le feu qu’elle tenait sur le dos du bélier. Celui-ci sentant l’ardeur du feu, alla se frotter contre toute sorte d’objets. Un incendie brûla le village et s’étendit jusque dans les montagnes et les champs. À cette heure, cinq cents singes, qui se trouvaient au milieu de la montagne, furent enveloppés par les flammes, et n’ayant pas eu le temps de s’enfuir, ils furent tous consumés en un clin d’œil.

Alors, du haut des airs, un dieu prononça ces Gâthâs :

Quand des gens irrités se disputent et se battent, il ne faut pas s’asseoir à côté d’eux.

« Lorsque deux béliers luttent ensemble, les mouches et les fourmis périssent au milieu d’eux.

« Une servante, en combattant contre un mouton, a causé la mort des singes.

« L’homme prudent éloigne de lui l’inimitié et les soupçons ; il ne reste pas dans la société des sots. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tsa-pao-thsang-king, livre VIII.)


XXXIV

LES GRAINS ET LES ÉPIS.

(Examinez le droit et la raison.)


Un homme avait volé des épis dans un champ. Le propriétaire ayant saisi le voleur, lui demanda pourquoi il lui avait dérobé ses épis. Le voleur lui dit : « Je n’ai point volé d’épis à Votre Seigneurie. Vous avez semé des grains, et moi j’ai pris des épis ; pourquoi me traitez-vous de voleur ? »

Ces deux hommes s’étant présentés devant le roi, lui dirent : « Qui est-ce qui a raison et qui est-ce qui a tort ?

— C’est celui qui a semé des grains qui a raison, dit le roi ; celui qui n’a pas semé de grains est dans son tort. La semence est l’origine des épis ; comment celui qui n’a point semé pourrait-il obtenir des épis[17] ? »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Na-si-pi-khieou-king, livre II.)


XXXV

LE RELIGIEUX ET LA TORTUE.


Jadis, lorsque le Bouddha vivait dans le monde, il y avait un religieux qui demeurait au bord d’un fleuve. Assis tranquillement sous un arbre, il s’appliquait à obtenir l’intelligence (Bôdhi). Douze ans s’étant écoulés sans qu’il se délivrât de la convoitise, il ne put obtenir l’intelligence. Le Bouddha, sachant qu’il était en état d’être converti, prit la figure d’un Çraman’a, se rendit auprès de lui pendant la nuit et s’endormit à ses côtés. Au bout de quelques instants, comme la lune brillait de tout son éclat, une tortue sortit d’un fleuve et vint au pied de l’arbre. Ensuite arriva une loutre affamée qui, cherchant de la nourriture, rencontra la tortue et voulut la dévorer.

Mais la tortue rentra sous sa carapace sa tête, sa queue et ses quatre pieds, de sorte que la loutre ne put en faire sa proie. La loutre s’étant un peu éloignée, la tortue sortit encore la tête et les pieds, et se mit à marcher comme auparavant. Se voyant encore menacée, elle déroba de nouveau sa tête et ses pieds, et échappa ainsi au danger.

Le religieux interrogea le personnage transformé en Çraman’a[18], et lui dit : « Cette tortue, ayant une cuirasse qui protège sa vie, la loutre affamée n’a pu saisir l’occasion qu’elle cherchait. »

— Je pense, dit le Çraman’a, que les hommes n’ont pas la prudence de cette tortue. Ils ne songent point à la mort et s’abandonnent aveuglément aux six affections[19]. Les démons du dehors profitent de cette occasion. Le corps de l’homme périt et son âme l’abandonne.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-kiu-pi-yu-king.)


XXXVI

L’HOMME ET LE MORTIER MÊLÉ DE RIZ.

(Ne faites rien de trop.)


Jadis, un homme entra dans la maison d’un de ses amis. Il vit que les parois des chambres, crépies avec soin et le sol parfaitement uni, avaient une apparence propre et élégante. Il interrogea le maître de la maison et lui dit : « De quel mortier vous êtes-vous servi pour obtenir un si bel enduit ?

— J’ai pris, dit-il, de la balle de riz, et je l’ai fait tremper dans l’eau jusqu’à ce qu’elle fût bien ramollie ; puis je l’ai pétrie avec de la terre glaise et j’en ai enduit les murs, voilà comment j’y ai réussi. »

Cet homme, qui était un sot, se dit en lui-même : « Au lieu de se servir uniquement de balles de riz, il vaut mieux mêler le riz même avec de l’argile. Les murs deviendront parfaitement blancs, et l’enduit sera plus uni et plus beau. »

Cela dit, il pétrit du riz mondé avec de l’argile, et s’en servit pour enduire les murs de sa maison, dans l’espoir de les voir unis et brillants. Mais l’enduit des murs éclata et se fendit, de sorte qu’il fit un travail inutile et perdit tout son riz.

(Extrait du Livre des cent comparaisons, Pe-yu-king, Ire partie.)


XXXVII

LE MAÎTRE DE MAISON ET L’ACHETEUR DE MANGUES.

(Ne faites rien de trop.)


Il y avait jadis un maître de maison, qui remit de l’argent à son domestique et l’envoya dans le jardin d’un voisin pour acheter des mangues dont la beauté lui faisait envie.

« Ayez soin, lui dit-il, de n’en acheter que de belles et de bonnes. »

Le domestique prit l’argent et s’en alla acheter les fruits demandés. Le maître du jardin lui dit : « Les fruits de cet arbre sont tous beaux et excellents ; il n’y en a pas un de mauvais. Il vous suffira d’en goûter un seul pour en être convaincu.

— Il faut, dit l’acheteur, que je les goûte l’un après l’autre ; je ne les prendrai qu’à cette condition. Si je n’en goûtais qu’un seul, comment saurais-je qu’ils sont tous bons ? »

— Il prit donc les fruits, les goûta l’un après l’autre, et les apporta à son maître. Celui-ci les ayant vus, éprouva un profond dégoût et n’en mangea point, de sorte que toutes les mangues furent perdues.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pe-yuk-ing, le Livre des cent comparaisons, partie II.)


XXXVIII

LE CAMPAGNARD ET LE SEL.

(Ne faites rien de trop.)


Il y avait un campagnard qui ne connaissait pas le sel. Ayant vu un voisin qui mangeait de la viande et des légumes après y avoir mis du sel, il l’interrogea et lui en demanda la raison. « C’est, répondit l’autre, que le sel communique aux choses un goût excellent. »

Le campagnard se dit en lui-même : « Puisqu’un peu de sel communique aux choses un goût excellent, il faut qu’il ait par lui-même une bien grande saveur. »

Cela dit, il en prit une poignée, en remplit sa bouche et l’avala ; mais l’âcreté du sel lui brûla la bouche. « Comment avez-vous pu dire, demanda-t-il à son voisin, que le sel donnait un goût excellent ?

— Il faut, dit celui-ci à ce vrai nigaud, savoir en régler la quantité ; il donne alors un goût excellent. Pourquoi avez-vous avalé une quantité de sel ? »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-tchi-tou-lun livre XXVIII.)


XXXIX

LE FOU ET LES FILS DE COTON.

(Ne faites rien de trop.)


Jadis un fou donna du coton à un filateur, et le pria de le filer extrêmement fin. L’ouvrier y mit tous ses soins, et lui livra des fils d’une ténuité extraordinaire ; mais le fou en fut mécontent et les trouva trop gros. Le filateur se mit en colère, et lui montrant l’air du bout du doigt[20], il lui dit :

« Voici des fils extrêmement fins.

— Comment se fait-il que je ne les voie pas ? demanda le fou.

— Ils sont tellement fins, reprit le filateur, que même mes meilleurs ouvriers ne sauraient les voir, à plus forte raison un étranger. »

Le fou fut transporté de joie. Il donna une nouvelle commande au filateur et le paya généreusement, quoique la chose montrée fut une pure chimère.

(Extrait de la biographie de Kieou-mo-lo-chi, en sanscrit Koumâradjîva.)


XL

LA TÊTE ET LA QUEUE DU SERPENT[21].

(De ceux qui veulent quitter le rôle que la nature leur a assigné.)


Un jour, la tête et la queue d’un serpent se disputaient ensemble. La tête dit à la queue : « Je dois être la première. »

La queue dit à la tête : « C’est moi qui dois être la première. »

La tête dit : « J’ai des oreilles et je puis entendre ; j’ai des yeux et je puis voir ; j’ai une bouche et je puis manger. Dans la marche, je vais en avant. Vous n’avez aucun de ces avantages. Voilà pourquoi je dois être la première. »

La queue dit : « C’est moi qui vous fais marcher ; sans moi, vous ne pourriez faire un pas. Si je ne marchais point, si je m’enroulais trois fois autour d’un arbre, et que je ne le quittasse point pendant trois jours, vous ne pourriez chercher votre nourriture, et vous ne tarderiez pas à mourir de faim. »

La tête dit à la queue : « Vous pouvez me laisser ; je vous permets d’être la première. » En entendant ces mots, la queue l’abandonna. La tête parla de nouveau à la queue et lui dit : « Maintenant que vous êtes la première, je vous permets de marcher en avant. »

La queue se plaça donc en avant, mais à peine avait-elle fait quelques pas, qu’elle tomba dans une fosse profonde et y périt.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-youen-tchou-lin, livre LXXVIII.)


XLI

LES OISEAUX ET L’OISELEUR.

(Du danger des dissentiments.)


Jadis, un oiseleur avait tendu ses filets dans un marais et y avait mis, pour appât, des aliments du goût des oiseaux. Une multitude d’oiseaux accourut à l’envi pour les manger. L’oiseleur tira les cordes de son filet et tous les oiseaux y tombèrent. Dans le nombre, il y en avait un qui était grand et fort ; il enleva le filet et s’envola avec tous ses compagnons.

L’oiseleur voyant l’ombre du filet, la suivit et courut après eux. Un homme dit à l’oiseleur : « Les oiseaux volent dans les airs et vous les poursuivez à pied. Il faut que vous soyez fou.

— Pas tant que vous dites, répliqua l’oiseleur ; quand le soir sera venu, ces oiseaux chercheront un gîte pour la nuit, et tous ne prendront pas la même direction ; de cette façon, il faudra bien qu’ils tombent en mon pouvoir. »

Cet homme continua donc de les poursuivre sans s’arrêter un instant. Quand le soleil fut sur son couchant, il leva les yeux, et vit les oiseaux qui, tout en volant, se disputaient entre eux. Les uns voulaient voler vers l’orient, les autres vers l’occident ; ceux-ci voulaient se diriger vers une grande forêt, ceux-là du côté d’un ruisseau ; leurs contestations n’avaient pas de fin. Un instant après, ils tombèrent sur la terre. L’oiseleur eut enfin son tour, il les prit tous et les tua.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tchou-king-siouen-tsi-pi-yu-king, c’est-à-dire le Recueil des comparaisons tirées des livres sacrés.)


XLII

LE MARCHAND ET LE MIRAGE.

(De ceux qui sont sous l’empire d’une illusion.)


Pendant les chaleurs de l’été, il y avait un marchand qui, ayant perdu de vue ses compagnons, marchait seul derrière eux. Comme il n’avait ni parasol, ni souliers, la sueur découlait de son visage, ses lèvres et sa bouche étaient desséchées, et tout son corps était brûlé par l’ardeur du soleil. Il ouvrait la bouche, allongeait la langue, et était dévoré par la soif. Il regardait de tous côtés, et son esprit troublé était le jouet de vaines illusions. Ayant aperçu dans le lointain des vapeurs épaisses[22], il les prit pour une rivière qu’il croyait peu éloignée. Il courut de toutes ses forces et arriva au milieu des vapeurs. Exténué de fatigue et encore plus tourmenté par la soif, il tomba dans un profond abattement. Lorsque le jour fut sur son déclin, il chercha de la fraîcheur, mais il ne vit plus de vapeurs, et n’aperçut plus cette rivière bienfaisante qu’il avait rêvée. Lorsque son illusion se fut dissipée, il reconnut que ces vapeurs condensées ne provenaient que de l’excès des chaleurs de l’été.

Les personnes qui cultivent la vertu doivent réfléchir en elles-mêmes et dire : « Dans le principe, nous sommes dévorés, par la soif des affections et des désirs, et nous les poursuivons sans relâche. Du commencement à la fin, nous nous laissons brûler par l’amour, et notre esprit égaré ne forme plus que des pensées pleines de doutes et d’erreurs. Enveloppés dans les filets de la folie, nous sommes séduits par un vain mirage qui nous captive et nous entraîne. Tant que cette illusion règne en nous, la convoitise reste attachée au fond de notre cœur.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Sieou-khing-tao-ti-king.)


XLIII

L’IDIOT ET SA FEMME.

(Des effets de l’illusion.)


Il y avait jadis un imbécile qui avait une femme d’une beauté remarquable. Il l’aimait tendrement, mais sa femme, qui n’était ni sage ni fidèle, se livra honteusement à d’autres hommes. Entraînée par la passion, elle voulut s’attacher à un voisin et abandonner son époux. Là-dessus, elle dit secrètement à une vieille femme : « Quand je serai partie, procurez-vous le cadavre d’une jeune femme, déposez-le dans ma maison, et dites à mon mari que je suis morte. »

Quelque temps après, la vieille femme, ayant épié un moment où le mari était absent, plaça un cadavre dans sa maison, et lorsqu’il fut de retour, elle lui dit : « Votre femme est morte. » Le mari alla la voir et crut que c’était sa propre femme. Il poussa des cris et s’abandonna à la douleur. Puis, il fit un bûcher qu’il arrosa d’huile, brûla le cadavre, et après en avoir recueilli les cendres, il les mit dans un sac qu’il tenait jour et nuit sur son cœur. Quelque temps après, sa femme, dégoûtée du voisin, revint dans sa maison et dit à son mari : « C’est moi qui suis votre femme.

— Ma femme est morte depuis longtemps, lui dit son mari. Qui êtes-vous pour venir me tromper ainsi ? »

La femme répéta jusqu’à deux et trois fois la même affirmation, mais il ne voulut point la croire.

Le mari imbécile ressemble à ces hérétiques qui, à force d’entendre des discours pernicieux, se plongent de plus en plus dans l’erreur. Ils les croient solides et vrais, et ne peuvent jamais se corriger. Quand ils entendraient la pure doctrine, ils ne sauraient y croire et l’observer.

(Extrait de l’ouvrage intitulé Pe-yu-king, ou le Livre des cent comparaisons, partie I.)


XLIV

L’HOMME BLESSÉ PAR UNE FLÈCHE EMPOISONNÉE.

(De ceux qui ne savent pas aller droit à leur but.)


Il y avait un homme qui avait été atteint par une flèche empoisonnée. Ses parents, remplis pour lui d’affection et de pitié, voulurent lui procurer promptement le calme de l’âme et la santé. Ils allèrent chercher un médecin qui pût arracher la flèche empoisonnée et en arrêter les mortels effets. Mais le blessé leur fit ces observations : « On ne m’arrachera pas la flèche empoisonnée avant que je ne sache le nom de famille et le surnom de celui qui m’a blessé, si sa figure est belle ou laide, si sa taille est grande, petite ou moyenne, s’il a le teint noir ou blanc, si, par sa naissance, il appartient à la classe des Kchattrijas, des Brâhmanes, des riches marchands ou des artisans ; s’il est de l’Orient ou de l’Occident, du Midi ou du Nord. On ne m’arrachera pas la flèche empoisonnée avant que je ne sache de quel bois était fait l’arc, s’il provenait d’un arbre Sâla, d’un Tala ou d’un Kélangouli (?). Je ne veux pas qu’on m’arrache la flèche empoisonnée avant que je ne sache de quel animal venaient les nerfs qui ont servi à lier les différentes parties de cet arc ; si c’était un bœuf, un mouton ou un yak. Je ne laisserai pas arracher la flèche empoisonnée avant que je ne sache si la poignée (le milieu) de l’arc était faite avec de l’ivoire ou avec du bois de jujubier. »

Pendant que le blessé perdait son temps au milieu de ces vaines questions, il ne s’aperçut point des progrès du poison et mourut sans secours.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tsien-yu-king ou Livre des comparaisons empruntées à la flèche, chap. iii.)


XLV

L’HOMME ET L’ARBRE FRUITIER.

(De ceux qui s’écartent de la raison.)


Il y avait jadis un homme qui possédait un bel arbre. Cet arbre était haut, large et d’une grosseur extraordinaire. Il produisait chaque année de beaux fruits, d’une odeur exquise et d’un goût délicieux. Un jour, un homme vint trouver le roi dans son palais. Le roi lui dit : « Cet arbre va donner bientôt des fruits excellents ; pourriez-vous bien en manger ?

— Cet arbre est large et élevé, répondit-il ; quand je voudrais manger de ses fruits, comment pourrais-je les atteindre ? »

Sur-le-champ, il coupa l’arbre au pied, dans l’espoir d’obtenir de ses fruits ; mais il n’en trouva pas un seul de mûr et perdit sa peine. Il voulut ensuite dresser et replanter l’arbre, mais il était déjà desséché et mort, et ne possédait plus aucun principe de vie.

Voilà comment agissent les hommes du siècle. Jou-laï (le Bouddha), le roi de la loi, nous offre l’arbre de la conduite morale (Çilavrikcha) qui peut produire des fruits d’une vertu supérieure. Si votre cœur est animé de la joie que causent les souhaits vertueux, si vous desirez obtenir ces fruits et les savourer, il faut adopter une conduite morale (Çila) et pratiquer toute sorte de bonnes œuvres. Si l’on ne comprend pas les expédients habiles de la sagesse, si, au contraire, on viole les règles de la discipline, on ressemble à cet homme qui coupa l’arbre au pied, et ne put jamais réussir à le faire revivre.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pe-yu-king, ou Livre des cent comparaisons, partie I.)


XLVI

LE FOU ET L’OMBRE DE L’OR.

(De ceux qui s’écartent de la raison.)


Un jour, un fou alla dans un endroit où il y avait un grand étang. Il vit, au fond de l’eau, une ombre qui avait l’apparence d’un fragment d’or pur. Il s’imagina qu’il y avait réellement de l’or. Il entra dans l’eau, remua la vase et se mit à chercher. Après s’être fatigué sans rien trouver, il sortit de l’eau et s’assit. Quelques instants après, l’eau étant redevenue claire et pure, lui laissa voir encore la couleur de l’or. Il entra de nouveau dans l’étang, remua la vase et se remit à chercher, mais sans plus de succès qu’auparavant.

Le père appela son fils, et l’ayant rencontré au bord de l’eau, il lui dit : « Qu’avez-vous pour être à ce point harassé de fatigue ?

— Mon père, répondit-il, comme il y a de l’or pur au fond de l’eau, je m’y suis jeté plusieurs fois ; j’ai voulu remuer la vase et m’en emparer, mais je me suis extrêmement fatigué sans pouvoir le trouver. »

Le père ayant regardé l’ombre de l’or pur qui apparaissait au fond de l’eau, reconnut qu’elle provenait d’un fragment d’or qui se trouvait sur un arbre voisin, et dont l’image se réfléchissait dans le miroir de l’étang. « Mon fils, lui dit-il, c’est évidemment un oiseau qui ayant dans son bec un morceau d’or, l’a posé en volant sur cet arbre. »

Sur-le-champ, obéissant au conseil de son père, il monta sur l’arbre et trouva le morceau d’or.

(Extrait du livre intitulé : Pe-yu-king, ou le Livre des cent comparaisons, partie II.)


XLVII

LE COURTISAN MALADROIT.

(De ceux qui s’écartent de la raison.)


Il y avait jadis un homme qui voulait gagner la faveur du roi. Il demanda à d’autres comment il fallait s’y prendre.

« Rien n’est plus aisé, lui dit quelqu’un ; le moyen de lui plaire est de l’imiter, même dans ses défauts. »

Cet homme ayant remarqué que le roi clignait les yeux, il se mit à l’imiter et à cligner comme lui. Le roi lui dit :

« Avez-vous mal aux yeux, ou bien avez-vous gagné un coup d’air ? Pourquoi clignez-vous ainsi ?

— Je n’ai pas mal aux yeux et je n’ai pas non plus gagné un coup d’air, répondit-il ; j’ai seulement voulu gagner les bonnes grâces de Votre Majesté. Ayant remarqué que le roi clignait les yeux, j’ai tâché de l’imiter. »

À ces mots, le roi fut transporté de colère ; il ordonna à ses serviteurs de le rouer de coups et de l’expulser du royaume.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-youen-tchou-lin, livre LIII.)


XLVIII

LE VIEILLARD PAUVRE ET LA HACHE PRÉCIEUSE.

(De ceux qui méconnaissent le véritable emploi des choses[23].)


Il y avait jadis un vieillard pauvre et sans famille, qui n’avait aucun moyen d’existence. Étant allé un jour au marché, il acheta une hache, qui était la chose la plus précieuse du monde ; mais il n’en connaissait pas la valeur. Il l’emporta et s’en servit pour couper des bâtons qu’il vendait afin de subvenir à ses besoins. À force de servir, la hache s’usa presque entièrement. Le vieillard rencontra un grand marchand d’un royaume étranger, qui s’appelait Sarva. Dès que celui-ci eut vu la hache, il en comprit la valeur et demanda au vieillard s’il voulait la vendre. « Elle me sert, répondit-il, à couper des bâtons pour gagner ma vie ; je ne la vends pas.

— Je vous donnerai cent pièces de soie, lui dit Sarva ; pourquoi ne la vendriez-vous pas ?

— Je n’y puis consentir, répondit le vieillard.

— Pourquoi refuser mes offres ? demanda Sarva. Je vous donnerai deux cents pièces de soie. »

Le vieillard parut désappointé et mécontent.

« Si vous trouvez que c’est trop peu, repartit Sarva, j’élèverai encore mes offres. Pourquoi paraissez-vous mécontent ? Je vous donnerai cinq cents pièces de soie. »

Le vieillard poussa de grands cris et dit en pleurant : « Je ne me plains pas du petit nombre des pièces de soie. Je suis un homme simple et borné. Cette hache était longue d’un pied et demi ; le tranchant est tellement usé qu’il n’a plus que cinq pouces de large ; c’est là la seule cause de mon chagrin. Je demande encore cinq cents pièces de soie.

— Je ne veux pas que vous ayez de regrets, lui dit Sarva ; je vous donnerai mille pièces de soie. »

Cela dit, il conclut le marché et emporta la hache, qui était la chose la plus précieuse du monde, sans s’inquiéter si le tranchant était large ou étroit. Il posa la hache sur un amas de bois sec auquel il mit le feu. Quand le bois fut consumé, la hache se trouva changée en un monceau de diamants d’une valeur inestimable.

(Extrait de l’ouvrage, intitulé : le Livre des comparaisons du roi Açôka.)


XLIX

LA MÈRE QUI VEUT SACRIFIER SON FILS UNIQUE.

(De ceux qui se laissent aveugler par la convoitise.)


Il y avait jadis une jeune femme qui, ayant déjà un premier fils, eut le désir d’en avoir un second. Elle interrogea d’autres femmes et leur dit : « Qui est-ce qui pourrait me procurer le moyen d’avoir encore un fils ?

— Je me charge de vous contenter, lui dit une vieille femme ; il faut sacrifier aux dieux.

— Que faut-il sacrifier ? demanda la jeune femme.

— Tuez votre fils, lui répondit la vieille ; prenez son sang et sacrifiez-le aux dieux. Vous êtes sûre d’avoir beaucoup de fils. »

La jeune femme suivit ce conseil et se disposa à tuer son fils. Heureusement qu’un homme sage, qui se trouvait près d’elle, l’accabla de railleries et d’invectives. « Il faut, lui dit-il, que vous soyez stupide et privée de sens ! Comment pouvez-vous mettre à mort le fils que vous possédez actuellement, pour en obtenir un qui n’est pas encore au monde et dont la naissance n’est rien moins que certaine ? »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : le Livre des cent comparaisons, partie I.)

L

LE CHIEN ET L’OS.

(De ceux qui se laissent aveugler par la convoitise.)


Un chien, tourmenté par la faim, courait tout effaré, lorsqu’il rencontra un os qui, depuis longtemps, n’avait plus ni viande ni graisse. Seulement, comme il lui voyait une couleur rouge, il se dit qu’il devait avoir un goût excellent, sauta dessus et le prit entre ses dents. Il arriva dans un carrefour où il y avait beaucoup de monde, et, comme il avait grand appétit, l’eau lui en venait à la gueule et découlait sur l’os. S’imaginant follement que c’était un morceau délicieux, tantôt il le mordait ou léchait, tantôt il le rongeait ou aboyait. Plein de joie et d’ivresse, il l’embrassait avec ses pattes, le pressait avec une sorte de tendresse et ne pouvait s’en détacher. En ce moment, vinrent à passer par là des Kchattriyas, des Brâhmanes et des maîtres de maison, qui tous étaient riches et honorés. Le chien affamé les voyant venir de loin, en conçut une vive indignation. « Ces hommes qui viennent, se dit-il, ne vont-ils pas m’arracher cette pitance délicieuse qui fait mon bonheur ! »

Il entra alors en fureur contre eux, fit entendre d’affreux aboiements et les regarda avec des yeux enflammés, leur montra des dents menaçantes et s’élança sur eux pour les dévorer.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-youen-tchou-lin, livre CX.)


LI

LE CRÉANCIER ET SON DÉBITEUR.

(De ceux qui sont aveuglés par la cupidité.)


Il y avait un marchand qui avait prêté à un autre homme un demi-Souvarn’a. Un temps fort long s’étant écoulé sans que le débiteur le remboursât, il alla le trouver. Mais comme il y avait un grand fleuve devant la maison de ce dernier, il paya deux Souvarn’as pour passer à l’autre rive. N’ayant point trouvé son débiteur, il repassa le fleuve et il lui en coûta encore fleux Souvarn’as. De cette façon, pour recouvrer un demi-Souvarn’a, il en dépensa quatre, et de plus il eut à subir les fatigues d’un long voyage. Ayant perdu beaucoup à l’occasion d’une petite dette, il devint la risée du public.

Les hommes du siècle ressemblent à ce créancier. Pour acquérir un peu de profit, ils détruisent leurs grands mérites, et, pour se procurer de vaines jouissances, ils ne tiennent aucun compte de la justice et des rites. Dans cette vie, ils se couvrent de déshonneur, et après la mort, ils subissent un châtiment cruel.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : le Livre des cent comparaisons, partie I.)


LII

LE CHEF DES MARCHANDS ET LE SERPENT VENIMEUX.

(De ceux qui se laissent aveugler par la cupidité.)


Un jour, un incendie éclata dans une ville. Parmi les habitants, se trouvait un homme extrêmement riche, qui était un chef de marchands. Quand il vit sa maison en flammes, poussé par le désir de sauver ses richesses, il oublia le soin de sa vie, et, s’étant jeté impétueusement au milieu du feu, il parvint jusqu’à la caisse qui renfermait son trésor ; mais, à côté, il y avait une boîte où était un serpent. Dans ce moment, le chef des marchands craignit que la fumée, qui s’échappait du foyer ardent, ne blessât ses yeux ; son esprit se troubla, et, faute d’attention, il prit par erreur la boîte du serpent, l’emporta et s’enfuit. Mais des voleurs le poursuivirent avec acharnement. Les voyant près de l’atteindre, il dit en lui-même : » Il faut que j’ouvre la caisse pour y prendre ce qu’il y a de plus important et le cacher dans mon sein. J’abandonnerai tout le reste, et je trouverai mon salut dans la fuite. »

Il ouvrit donc la boîte et y vit un serpent venimeux. Il reconnut qu’il n’y avait point d’objet précieux et qu’elle ne contenait qu’un serpent de la pire espèce.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Sieou-khing-tao-ti-king.)


LIII

L’HOMME EXPOSÉ À TOUTES SORTES DE DANGERS[24].

(De ceux qui se laissent aveugler par la convoitise.)


Il y avait une fois un homme qui avait eu le malheur d’être condamné à mort. On l’avait chargé de chaînes et jeté en prison. Surexcité par la crainte du dernier supplice, il brisa ses fers et s’enfuit. D’après les lois du royaume, si un homme condamné à mort s’échappait de la prison, on lançait après lui un éléphant furieux pour qu’il l’écrasât sous ses pieds. Sur ces entrefaites, on lança un éléphant furieux à la poursuite du condamné. Celui-ci voyant l’éléphant approcher, courut pour entrer dans un puits qui était à sec ; mais, au fond, il y avait un dragon venimeux, dont la gueule béante était tournée vers l’orifice du puits ; de plus quatre serpents venimeux se tenaient aux quatre coins du puits. À côté, il y avait une racine de plante. Le condamné, dont le cœur était troublé par la crainte, saisit promptement cette racine de plante[25], mais deux rats blancs étaient occupés à la ronger. Dans ce moment critique, il vit au-dessus du puits un grand arbre, au centre duquel il y avait un rayon de miel. Dans l’espace d’un jour, une goutte de miel tomba dans la bouche de ce malheureux. Le condamné ayant obtenu cette goutte délicieuse, ne songea plus qu’au miel ; il oublia les affreux dangers qui le menaçaient de toutes parts, et il n’eut plus envie de sortir de son puits.

Le saint homme (le Bouddha), puisa dans cet événement diverses comparaisons. La prison figure les trois mondes ; le prisonnier, la multitude des hommes ; l’éléphant furieux, la mort ; le puits, la demeure des mortels ; le dragon venimeux qui était au fond du puits, figure l’enfer ; les quatre serpents venimeux, les quatre grandes choses[26] ; la racine de la plante, la racine de la vie de l’homme ; les rats blancs, le soleil et la lune qui dévorent par degrés la vie de l’homme, qui la minent et la diminuent chaque jour sans s’arrêter un seul instant. La foule des hommes s’attache avidement aux joies du siècle, et ne songe point aux grands malheurs qui en sont la suite. C’est pourquoi les religieux doivent avoir sans cesse la mort devant les yeux, afin d’échapper à une multitude de souffrances.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tchong-king-siouen-tsi-pi-yu-king, ou Choix de comparaisons tirées des livres sacrés.)


LIV

LES SINGES ET LA MONTAGNE D’ÉCUME.

(De ceux qui sont aveuglés par la cupidité.)


Il y avait jadis deux rois des singes qui commandaient chacun à cinq cents singes. L’un d’eux conçut des sentiments d’envie contre son rival et voulut le tuer, il dressa secrètement ses plans et alla lutter contre lui. Ayant échoué dans plusieurs rencontres, il fut honteux de sa défaite et se retira au loin. Il arriva au bord d’une grande mer, et aperçut dans un golfe une masse d’écume que le vent avait accumulée, et qui s’élevait à plusieurs milliers de pieds. Le roi des singes, qui avait l’esprit borné, s’imagina que c’était une montagne neigeuse (Himavat). Il dit à ses compagnons : « J’ai appris depuis longtemps qu’au milieu de la mer, il y avait une montagne neigeuse qui offrait un séjour délicieux, et où l’on pouvait manger à cœur-joie les fruits les plus exquis. La voilà qui apparaît aujourd’hui. Il faut que j’y aille le premier pour m’assurer du fait. Si j’y trouve en effet le bonheur, je n’en pourrai revenir ; si, au contraire, mon espérance est déçue, je ne manquerai pas de venir vous l’apprendre. »

Là-dessus, il grimpe sur un arbre, et, sautant de toutes ses forces, il tombe au beau milieu du monceau d’écume et se noie au fond de la mer. Ses compagnons, étonnés de ne point le voir revenir, s’imaginent qu’il est sûrement retenu par l’attrait du bonheur. Ils s’élancent l’un après l’autre au milieu de l’écume ; toute la troupe se noie et y trouve la mort.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Wou-ming-lo-thsa-king, c’est-à-dire du livre du Rakchas dépourvu de lumières.)


LV

LE BOUVIER ET SES DEUX CENTS BŒUFS.

(De ceux qui éprouvent des pertes par leur sottise.)


Il y avait jadis un homme qui possédait deux cents bœufs. Chaque jour, il les conduisait au bord de l’eau ou dans de gras pâturages, et les nourrissait suivant la saison. Un tigre ayant dévoré un de ses bœufs, le bouvier dit en lui-même : « J’ai déjà perdu un de mes bœufs et mon nombre n’est plus complet. Que ferai-je maintenant des autres ? » Il les conduisit alors jusqu’à un abîme profond, les y précipita du haut d’un rocher et les fit tous périr.

Les hommes vulgaires et stupides ressemblent à ce bouvier. Lorsqu’ils ont reçu au complet les préceptes du Jou-laï (du Bouddha), s’ils en violent un seul, ils n’éprouvent point un sentiment de honte et ne purifient point leur cœur par le repentir. Ils se disent alors : « Maintenant que j’ai violé un précepte, je ne les possède plus intacts. À quoi bon observer les autres ? »

En conséquence, ils violent tous les préceptes et n’en respectent pas un seul.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pe-yu-king, ou le Livre des cent comparaisons, partie II.)


LVI

L’ENFANT ET LA TORTUE.

(De ceux qui éprouvent des pertes par leur sottise.)


Il y avait jadis un petit garçon qui, en se promenant et s’amusant sur la terre ferme, trouva une grande tortue. Il voulut la tuer et ne savait comment s’y prendre. Il interrogea un homme et lui dit : « Comment pourrai-je tuer cette tortue ?

— Vous n’avez qu’à la jeter dans l’eau, répondit-il, elle périra à l’instant même. »

L’enfant le crut sur parole et jeta la tortue dans l’eau ; mais celle-ci, une fois en possession de son élément, se sauva et disparut.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pe-yu-king, ou livre des cent comparaisons, livre II.)


LVII

LE SAUVAGE VÊTU DES HABITS DU ROI.

(De ceux qui ne connaissent pas la vraie nature des choses.)


Il y avait un sauvage habitant des montagnes qui avait dérobé divers objets dans le trésor du roi, et s’était enfui. Le roi envoya de tous côtés à sa poursuite. Ou le prit et on l’interrogea : « Mes habits, dit-il, sont des objets qui me viennent de mon aïeul. » Or, les vêtements du roi n’étaient point de ceux que portait habituellement le sauvage des montagnes ; il avait mis à ses pieds ce qui convenait aux mains, et sur sa tête ce qui allait à la ceinture. On peut tirer de là plusieurs similitudes : le roi figure le Bouddha ; le trésor du roi représente la loi. Ce sauvage stupide ressemble aux hérétiques qui, après avoir écouté clandestinement la loi du Bouddha, la mettent dans leur loi et s’imaginent qu’elle leur appartient. Mais ils ne la comprennent point, c’est pourquoi, égarés par l’erreur, ils mettent la loi du Bouddha sens dessus dessous, et ne connaissent pas la vraie nature de la loi. Ils ressemblent à ce sauvage des montagnes, qui, s’étant emparé des précieux vêtements du roi, n’en connaissait ni la place ni l’usage et les mettait sens dessus dessous.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pe-yu-king, ou Livre des cent comparaisons, partie I.)


LVIII

LE RICHI VICTIME DE SA VUE DIVINE.

(De ceux qui ne voient que la superficie des choses.)


Il y avait un Richi qui s’était retiré sur une montagne pour tâcher d’acquérir l’intelligence (Bôdhi). Il avait obtenu les six facultés surnaturelles, et était doué d’une vue divine qui pénétrait partout. Il pouvait voir clairement toutes les choses précieuses que l’on avait cachées dans le sein de la terre. Quand le roi en eut été informé, il fut ravi de joie et dit à ses ministres : « Comment faire pour que cet homme reste constamment dans mon royaume et n’aille pas ailleurs, et que mon trésor s’enrichisse d’une multitude de choses précieuses ? »

Un des ministres, dont l’esprit était fort borné, alla sur-le-champ trouver ce Richi, et lui arracha les deux yeux, puis il les apporta au roi et lui dit : « Comme je lui ai arraché les yeux, il ne pourra plus s’en aller et restera constamment dans ce royaume. »

Le roi lui dit : « Si j’ai désiré vivement que ce Richi restât dans mon royaume, c’était parce qu’il pouvait voir tous les trésors cachés au fond de la terre. Maintenant que vous lui avez arraché les yeux, qu’ai-je encore besoin de le faire rester ? »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pe-yu-king, ou du Livre des cent comparaisons.)


LIX

L’HOMME AVEUGLÉ PAR LE DÉSIR DE LA VENGEANCE.

(De ceux qui s’oublient eux-mêmes.)


Il y avait un homme qui était irrité contre un autre ; il était accablé de tristesse et son cœur ne connaissait plus la joie. Quelqu’un lui dit : « D’où vient cette sombre tristesse ?

— Il y a un homme qui m’a calomnié, répondit-il, et je ne suis pas assez fort pour me venger. Je ne sais comment faire pour user de représailles ; voilà l’unique cause de ma douleur. »

Quelqu’un lui dit : « Ce n’est que par les paroles magiques appelées Vidyâdhâran’i que vous pourrez lui nuire. Seulement, si, par hasard, le malheur ne l’atteint pas, il retombera sur vous-même. »

À ces mots, il fut rempli de joie et s’écria : « Je désire uniquement que vous me donniez vos instructions. Quand même je devrais me nuire à moi-même, je veux jouir de l’espoir de le blesser à mort. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pe-yu-king, ou du Livre des cent comparaisons, partie II.)


LX

LE FILS DU MAÎTRE DE MAISON QUI FAIT LE PILOTE.

(De ceux qui exagèrent leurs talents.)


Jadis, le fils d’un maître de maison s’embarqua avec une compagnie de marchands pour aller recueillir des pierres précieuses. Ce jeune homme avait étudié avec soin l’art de naviguer et de conduire un vaisseau. « Si l’on se met en mer, disait-il à ses compagnons, et qu’on arrive dans un remous ou près d’un écueil, il faut faire comme ceci, comme cela ; tantôt se servir du gouvernail, tantôt jeter l’ancre. Je connais complètement tous les secrets de la navigation. »

Après l’avoir entendu parler ainsi, tous ses associés eurent une foi profonde dans ses paroles. Ils arrivèrent bientôt au milieu de la mer ; mais, au bout de quelque temps, le pilote tomba subitement malade et mourut. Le fils du maître de maison prit sa place ; et quand le navire eut rencontré un violent remous et un impétueux rapide, il cria à haute voix aux matelots : « Faites ceci ! faites cela ! » Mais le navire tourna sans pouvoir avancer jusqu’à l’île des pierres précieuses (Ceylan) ; tous les marchands furent engloutis dans les flots et y périrent.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pe-yu-king, ou le Livre des cent comparaisons, partie II.)


LXI

LE PAUVRE ET LES ROGNURES DE VILS MÉTAUX.

(De ceux qui se donnent de l’importance.)


Çârîpouttra dit un jour au Bouddha : « Si un pauvre, mourant de faim et de froid, trouvait une pierre précieuse grosse comme le mont Soumêrou, n’aurait-il pas un grand sujet de joie ?

— Sans aucun doute, répondit le Bouddha.

— Je suis allé dans tel couvent, reprit Çâripouttra, et j’ai entendu exposer les principes profonds des Avivarttins[27]. Voilà pourquoi je ne me sens pas de joie.

— Vous avez raison, lui dit le Bouddha. Cependant je vous proposerai une similitude. Supposons un maître de maison, un grand Grihapati, qui fait consister son trésor dans la possession de l’or pur et des perles. Il balaye des rognures de cuivre, de fer, de plomb et d’étain, et les jette dehors au milieu des ordures. En ce moment, un homme, pauvre et dépourvu de tout, les recueille précieusement et les emporte en disant : « J’ai trouvé en abondance les « choses précieuses du Grihapati ! »

— Sont-ce là, demanda le Bouddha, les choses précieuses du maître de maison ?

— Aucunement, répondit Çâripouttra.

— Eh bien ! reprit le Bouddha, ce que vous avez entendu de si magnifique ressemble à la trouvaille du pauvre ! »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Khieou-tsa-pi-ju-king, de l’ancien Livre des mélanges de similitudes.)


LXII

LE BRÂHMANE QUI VEUT ÉCLAIRER LE MONDE.

(De ceux qui se vantent à l’excès.)


Il y avait un Brâhmane qui était doué d’une grande prudence et d’une rare pénétration. Il avait lu tous les livres et rien n’échappait à sa science. Il se vantait avec emphase et se croyait sans égal au monde. Il cherchait partout des docteurs qui voulussent lutter contre lui, mais personne n’osait lui répondre. Nuit et jour il marchait un flambeau à la main. Comme il traversait une fois le marché de la ville, quelqu’un l’interrogea et lui dit : « Pourquoi marchez-vous en tenant nuit et jour un flambeau à la main ?

— Dans le siècle, répondit le Brahmâtchari, tous les hommes sont stupides et enveloppés de ténèbres, ils ont des yeux et ne voient rien. Aussi, porté-je un flambeau pour les éclairer. »

À ces mots, le Bouddha prit la figure d’un sage qui était assis dans un magasin. Il appela le Brâhmane et lui demanda à quoi lui servait ce flambeau.

« Tous les hommes, répondit-il, sont plongés dans les ténèbres et ne voient goutte le jour comme la nuit. Si je porte ce flambeau, c’est uniquement pour les éclairer. »

Le sage l’interrogea de nouveau. « Dans les livres sacrés, lui dit-il, on trouve la loi des quatre connaissances[28] ; la possédez-vous ? »

Le Brâhmane fut couvert de honte, il jeta son flambeau et croisa les mains, comme pour témoigner de son impuissance. Le Bouddha, qui connaissait sa pensée, reprit son corps habituel et répandit un éclat resplendissant qui illumina le ciel et la terre. Puis, il dit : « Pour avoir eu quelques auditeurs, cet homme se grandit lui-même afin d’éblouir le peuple ; voilà la cause de son aveuglement. Il porte un flambeau pour éclairer les autres, et ne sait pas s’éclairer lui-même ! »

Après avoir prononcé ces gâthâs, il interrogea le Brâhmane et lui dit : « Si les hommes sont plongés dans les ténèbres, nul ne l’est plus que vous ; et cependant vous entrez dans les grands royaumes en tenant pendant le jour un flambeau allumé. Toute la science dont vous vous faites gloire n’a pas l’étendue d’un atome ! »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-kiu-pi-yu-king, ou Livre des comparaisons tirées des livres sacrés.)


LXIII

LE CHACAL QUI VEUT IMITER LE LION.

(Il ne faut pas forcer nature.)


Il y avait un lion, roi des animaux, qui habitait au milieu d’une profonde forêt. Tous les matins, il sortait de sa caverne. En ce moment, il regardait de tous côtés, poussant trois rugissements terribles, et ensuite se promenait majestueusement pour choisir sa proie et la manger. Ce lion, roi des animaux, ayant achevé son repas, s’en retournait dans la forêt. En tout temps il y avait un chacal qui suivait le lion et mangeait les restes de ses proies. Un jour qu’il s’était bien repu et se sentait plein de force, il se dit en lui-même : « Ce lion qui vit dans la forêt, quel animal est-ce enfin ? Pourrait-il l’emporter sur moi ? Dès aujourd’hui je veux prendre tout seul possession d’une forêt. Le matin, je sortirai de ma caverne, je regarderai de tous côtés et pousserai trois rugissements terribles ; ensuite, je me promènerai majestueusement pour choisir ma proie et la manger. »

En conséquence, il se retira tout seul dans une forêt, sortit un matin et essaya de pousser trois rugissements terribles. Ensuite, il se mit à marcher gravement. Mais quand il voulut imiter le rugissement du lion, il ne fit entendre que le glapissement du chacal.

(Extrait de l’ouvrage intitulé Tchang-’o-han-king, en sanscrit : Dirghâgama soûtra, livre XI.)


LXIV

LE JEUNE BRÂHMANE QUI S’EST SALI LE DOIGT.

(De ceux qui ne savent pas persister dans leur résolution.)


Le fils d’un Brâhmane ayant fait ses ablutions, était enchanté lui-même de sa propreté ; mais étant allé derrière sa maison, il se salit subitement un doigt. Il se rendit auprès d’un forgeron, lui montra son doigt sale et le pria de le lui brûler. Le forgeron lui adressa des représentations et lui dit : « Ne donnez pas suite à cette idée ; il y a d’autres moyens de nettoyer votre doigt. Frottez-le avec de la cendre et lavez-le avec de l’eau pure. Si j’allais vous le brûler, vous ne pourriez supporter la cruelle ardeur du feu, et votre corps serait bien plus péniblement affecté qu’auparavant. »

En entendant ces paroles, le fils du Brâhmane entra en colère et injuria le forgeron. « Gardez-vous, lui dit-il, de mesurer les sentiments des autres d’après les vôtres, et dire qu’un homme ne supporterait pas cette douleur, parce que vous-même ne vous en sentez pas le courage. »

À ces mots, le forgeron fit rougir une paire de tenailles et lui saisit le doigt. Le jeune homme sentant la douleur de la brûlure, ne put la supporter ; il retira son doigt et le mit dans sa bouche. Le forgeron éclata de rire. « Jeune homme, lui dit-il, comment mettez-vous votre doigt sale dans votre bouche ?

— Lorsque je n’avais pas encore senti la douleur, répondit-il, je remarquais que mon doigt n’était pas propre ; mais depuis que j’ai éprouvé la cruelle ardeur du feu, j’ai oublié la saleté de mon doigt. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Sieou-king-tao-ti-king section Hio-ti)


LXV

L’AVEUGLE ET LA COULEUR DU LAIT.

(Des hommes stupides.)


Il y avait un aveugle de naissance, qui, naturellement, ne connaissait pas la couleur du lait. Il demanda à un autre homme : « À quoi ressemble la couleur du lait ?

— La couleur du lait, dit celui-ci, est blanche comme une cauris (sorte de coquille).

— Cette couleur du lait, demanda l’aveugle, a-t-elle le son d’une cauris ?

— Pas du tout, répondit l’autre.

— À quoi une cauris ressemble-t-elle ?

— À du riz.

— La couleur du lait est-elle tendre et molle comme le riz ? De plus, à quoi ressemble le riz ?

— À la neige.

— Ce riz est-il froid comme la neige ? De plus, à quoi ressemble la neige ?

— La neige est blanche comme une cigogne. »

Quoique cet aveugle de naissance eût entendu ces comparaisons, il ne put jamais savoir quelle était la vraie couleur du lait.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Youen-yang-miao-king, partie II.)


LXVI

L’HOMME ET LA MOITIÉ DE GÂTEAU.

(Des hommes stupides.)


Il y avait un homme qui, se sentant pressé par la faim, voulut manger sept petits gâteaux. Quand il en eut mangé six et demi, sa faim se trouva apaisée. Il éprouva alors un sentiment de colère et de regret. Il se frappa lui-même avec son poing et se dit : « Si je suis maintenant rassasié, je le dois à cette moitié de gâteau, de sorte que j’ai mangé en pure perte les six gâteaux précédents. Puisque une moitié de gâteau pouvait apaiser ma faim, j’aurais dû commencer par la manger. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fe-yu-king, le Livre des cent comparaisons, partie I.)


LXVII

L’HOMME STUPIDE ET LES GRAINS RÔTIS.

(Des hommes stupides.)


Il y avait jadis un homme stupide qui s’avisa de manger des graines de sésame toutes crues et les trouva mauvaises. En ayant mangé ensuite après les avoir rôties, il les trouva excellentes. Il se dit alors en lui-même : « À l’avenir, je n’ai rien de mieux à faire que de les semer après les avoir rôties ; je suis sûr d’en obtenir d’un goût exquis. »

Il fit en effet rôtir des graines de sésame et les sema, mais elles ne purent jamais germer.

(Extrait du Livre de » cent comparaisons, Pe-yu-king, partie I.)


LXVIII

L’HOMME QUI A TROUVÉ UN REMÈDE POUR LES PLAIES.

(Des hommes stupides.)


Il y avait jadis un homme que le roi avait fait fouetter. Après qu’il eut été fouetté, il appliqua sur ses blessures de la fiente de cheval pour qu’elles guérissent promptement. Ce qu’ayant vu un homme stupide, il fut transporté de joie et se dit : « Je suis ravi d’avoir trouvé un remède pour guérir les plaies. »

Il revint promptement chez lui et dit à son fils : « Fouettez-moi le dos comme il faut ; j’ai trouvé un remède admirable dont je veux faire l’essai sur moi-même. »

Le fils lui administra sur le dos de vigoureux coups de fouet, puis il étendit de la fiente de cheval sur les blessures de son père qui était heureux d’avoir trouvé un remède d’une efficacité merveilleuse.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Livre des cent comparaisons, Pe-yu-king, partie I.)


LXIX

L’HOMME QUI A PERDU UNE ÉCUELLE D’ARGENT.

(Des hommes stupides.)


Un homme s’était embarqué sur un navire. Comme il traversait la mer, il laissa tomber dans l’eau une écuelle d’argent. Il se dit en lui-même : » Je vais aujourd’hui tirer une ligne sur l’eau pour y faire une marque. Je laisserai mon écuelle et m’en irai. Plus tard, je viendrai la reprendre. »

Après deux mois de navigation, il arriva au royaume de Sinhala (Ceylan). Ayant vu un fleuve, il entra au milieu et se mit à chercher l’écuelle qu’il avait perdue. Quelques personnes lui demandèrent ce qu’il faisait : « Précédemment, répondit-il, j’ai perdu une écuelle d’argent. Aujourd’hui, je veux la chercher et la reprendre.

— En quel endroit l’avez-vous perdue ? lui demandèrent-ils.

— Je l’ai perdue lorsque je commençais à naviguer.

— Depuis quand l’avez-vous perdue ?

— Depuis deux mois.

— Si vous l’avez perdue depuis deux mois, pourquoi la chercher ici ?

— Au moment où je l’ai perdue, j’ai tracé une ligne sur l’eau pour y faire une marque ; et comme l’eau sur laquelle j’ai tracé cette ligne n’était pas différente de celle-ci, voilà pourquoi je la cherche en cet endroit. »

C’est ainsi qu’agissent les hérétiques. Ils ne tiennent point une conduite régulière et se contentent de l’apparence de la vertu ; de plus, ils ont recours à des moyens violents et à des austérités pénibles pour obtenir la délivrance finale. Ils ressemblent à cet homme stupide qui avait perdu une écuelle dans un endroit et la cherchait dans un autre.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : le Livre des cent comparaisons, Pe-yu-king, partie I.)


LXX

L’HOMME QUI AVAIT BESOIN DE FEU ET D’EAU FROIDE.

(De ceux qui perdent deux choses à la fois.)


Il y avait autrefois un homme qui, pour faire quelque chose, avait besoin de feu et ensuite d’eau froide. Il couvrit d’abord son feu, puis il mit de l’eau dans une cuvette de métal qu’il plaça par-dessus. Lorsqu’ensuite il voulut prendre du feu, il le trouva entièrement éteint, et lorsqu’il eut besoin d’eau froide, il la trouva chaude ; de sorte qu’il fut privé à la fois de feu et d’eau froide.

Les hommes du siècle agissent exactement de même. Lorsqu’ils sont une fois entrés dans la loi du Bouddha, ils sortent de la famille (embrassent la vie religieuse), et cherchent l’intelligence (Bôdhi)[29]. Mais, à peine sont-ils sortis de la famille, qu’ils pensent encore à leur femme, à leurs enfants, aux affaires du monde et aux joies des cinq désirs. De sorte qu’ils perdent à la fois le feu brillant des actions méritoires, et l’eau froide de la discipline.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Livre des cent comparaisons, Pe-yu-king, partie I.)


LXXI

LE MARCHAND D’OR ET LE MARCHAND DE SOIE BROCHÉE.

(De ceux qui perdent deux choses à la fois.)


Il y avait jadis deux marchands qui se livraient ensemble au négoce. L’un vendait de l’or pur et l’autre de la soie brochée. Un homme ayant acheté au premier un morceau d’or pur, le fit chauffer au rouge pour l’essayer. Le second marchand lui déroba son or encore brûlant et l’enveloppa dans une pièce de soie brochée. Mais comme l’or était encore très-chaud, il brûla complètement la pièce de soie. Cette affaire ayant été découverte, il perdit à la fois sa pièce d’étoffe et l’or qu’il avait volé.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Livre des cent comparaisons, Pe-yu-king, partie I.)


FIN DU PREMIER VOLUME.




LES AVADÂNAS


CONTES ET APOLOGUES INDIENS


LES AVADÂNAS
CONTES ET APOLOGUES INDIENS
INCONNUS JUSQU’À CE JOUR
SUIVIS
DE FABLES, DE POÉSIES ET DE NOUVELLES CHINOISES
TRADUITS
PAR M. STANISLAS JULIEN
MEMBRE DE L’INSTITUT
PROFESSEUR DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE CHINOISE
ADMINISTRATEUR DU COLLÈGE DE FRANCE, ETC.


TOME DEUXIÈME



PARIS
BENJAMIN DUPRAT
LIBRAIRIE DE L’INSTITUT, DE LA BIBLIOTHÈQUE IMPÉRIALE, ETC.
7, RUE DU CLOÎTRE SAINT-BENOÎT
M DCCC LIX



LES AVADÂNAS


CONTES ET APOLOGUES INDIENS


LXXII

LES DEUX PLANTEURS DE CANNES À SUCRE.

(De ceux qui perdent deux choses à la fois.)


Il y avait jadis deux hommes qui cultivaient ensemble des cannes à sucre. L’un des deux se dit en lui-même : « Les cannes à sucre sont extrêmement douces ; si j’en pressais une certaine quantité et qu’avec leur jus j’arrosasse les autres cannes qui sont sur pied, ces dernières acquerraient infailliblement une bonté extraordinaire, et je l’emporterais sur mon rival. »

Il écrasa donc des cannes à sucre et en prit le jus pour arroser les autres cannes, dans l’espoir de communiquer à celles-ci une saveur délicieuse. Mais il fit périr tous ses plants, et perdit en outre le jus de cannes dont il les avait arrosés.

Telle est la conduite des hommes du siècle. Dans le désir d’obtenir le bonheur que procure la pratique du bien, ils abusent de leur puissance pour opprimer le petit peuple, et arrachent violemment les richesses et les biens de leurs subordonnés pour les employer en bonnes œuvres. Ils espèrent par là recueillir des fruits de vertu ; ils ne savent pas qu’un jour à venir, ils ne recueilleront que le malheur, semblables en cela à celui qui pressa des cannes à sucre, et perdit deux choses à la fois.

(Extrait du Livre des cent comparaisons, Pe-yu-king, Ire partie.)


LXXIII

LE SINGE ET SA POIGNÉE DE POIS.

(De ceux qui perdent deux choses à la fois.)


Il y avait jadis un singe qui portait dans sa main une poignée de pois. Faute d’attention, il en laissa tomber un par terre. Il lâcha alors tous les autres pour chercher son pois unique. Mais avant qu’il l’eût ramassé, des poules et des canards avaient avalé tout le reste.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pe-yu-king, ou le Livre des cent comparaisons, partie II.)


LXXIV

LA DISPUTE DES DEUX DÉMONS.

(De ceux qui perdent deux choses à la fois.)


Il y avait jadis deux Piçâtchas qui possédaient chacun un coffre, un bâton et un soulier. Ces deux démons se disputaient entre eux, voulant chacun avoir ces six objets à la fois. Ils passaient des jours entiers à se quereller sans pouvoir tomber d’accord. Un homme ayant été témoin de cette discussion obstinée, les interrogea et leur dit : « Qu’ont donc de si rare un coffre, un bâton et un soulier, pour que vous vous disputiez avec tant d’acharnement ?

— De ce coffre, répondirent les deux démons, nous pouvons tirer des vêtements, des breuvages, des aliments, des couvertures de lit, et enfin toute sorte de choses nécessaires à la vie et au bien-être. Quand nous tenons ce bâton, nos ennemis se soumettent humblement et nul n’ose disputer avec nous. Quand nous avons mis ce soulier, par sa vertu, nous pouvons marcher en volant sans rencontrer nul obstacle. »

En entendant ces paroles, cet homme leur dit : « Éloignez-vous un peu de moi, je vais faire un partage égal. »

À ces mots, les deux démons se retirèrent à l’écart. Cet homme prit les deux coffres et les deux bâtons, chaussa les deux souliers et s’envola. Les deux démons furent stupéfaits en voyant qu’il ne leur restait plus rien.

Cet homme parla alors aux démons, et leur dit : « J’ai emporté ce qui faisait l’objet de votre querelle, je vous ai mis tous deux dans la même condition, et vous ai ôté tout sujet de jalousie et de dispute. »

(Extrait de l’Encyclopédie Fa-youen-tchou-lin, livre XLV.)


LXXV

LA FEMME ET LE RENARD.

(De ceux qui perdent deux choses à la fois.)


Il y avait jadis une femme riche en or et en argent qui aimait un homme. Elle prit pour le suivre, son or, son argent et ses vêtements, puis ils partirent ensemble et arrivèrent au bord d’une rivière rapide. Son amant lui dit : « Apportez-moi vos richesses, afin que je les passe d’avance ; je reviendrai ensuite au-devant de vous. »

Cet homme ayant passé tous ces objets précieux, s’enfuit et ne revint plus. La femme resta sur le bord du fleuve, et s’abandonna à la douleur en voyant que personne ne venait à son secours. Elle aperçut un renard sauvage qui avait pris un épervier, et qui, ayant vu un poisson dans la rivière, avait lâché l’épervier dans l’espoir de prendre le poisson. Mais il ne put l’attraper et perdit sa première proie (l’épervier). La femme dit au renard : « Il faut que vous soyez bien stupide ; par le désir de prendre les deux, vous n’en avez pu conserver un seul.

— J’avoue, dit le renard, que j’ai été stupide, mais votre stupidité l’emporte grandement sur la mienne. »

(Extrait de l’Encyclopédie intitulée : Fa-youen-tchou-lin livre LI.)


LXXVI

LE CHASSEUR ET L’OIE PRISONNIÈRE.

(On doit se dévouer pour son souverain.)


Il y avait un roi puissant qui aimait à mander de l’oie. Il ordonna à un chasseur de tendre constamment ses filets pour prendre des oies. À cette époque, une troupe de cinq cents oies arrivant des pays du nord pour passer dans le midi, il y eut une reine des oies qui tomba dans les filets du chasseur[30]. Le chasseur voulut aussitôt la prendre et la tuer. Tout à coup, une oie, qui poussait des cris plaintifs, vint voltiger autour de lui sans songer à le fuir. Le chasseur tendit son arc et voulut la percer de sa flèche, mais elle ne se détourna ni de l’arc ni de la flèche ; ses yeux étaient constamment tournés vers la reine, qu’elle vint rejoindre sur-le-champ en battant des ailes. Les cinq cents oies allaient et venaient au milieu des airs, et ne s’enfuyaient pas plus que leur compagne. Le chasseur se sentit ému en voyant cette oie qui poussait des cris plaintifs en vomissant du sang, et montrait un tel attachement pour sa reine. Il ouvrit le filet et mit sa prisonnière en liberté. Celle qui avait poussé des cris douloureux ressentit une vive allégresse, et suivit, d’une aile légère, la troupe des cinq cents oies. Celles-ci, tantôt précédant, tantôt suivant leur reine, l’entourèrent avec respect, s’élancèrent dans les airs et disparurent.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-fang-pien-fo-pao-ngen-king, livre II.)


LXXVII

LA PERDRIX[31], L’ÉLÉPHANT ET LE SINGE.

(De l’humilité et de la déférence.)


Jadis les habitants du Djamboudvîpa (l’Inde méridionale) ne savaient pas montrer des égards et du respect aux vieillards. Des hommes vertueux avaient essayé de les convertir par de sages discours, mais ils n’y avaient pas encore réussi. À cette époque, le Bôdhisattva (le Bouddha) se métamorphosa et prit la forme d’un Kapindjala. Cet oiseau avait deux amis intimes ; l’un était un grand éléphant, et l’autre un singe. Ils demeuraient ensemble au pied d’un Pippala[32]. Ils s’interrogèrent l’un l’autre et dirent : « Nous ne savons pas quel est celui qui doit être le chef. — Jadis, dit l’éléphant, j’ai vu cet arbre qui ne s’élevait pas jusqu’à mon ventre, et maintenant vous voyez comme il est grand. On peut en conclure que je dois être regardé comme l’aîné.

— Moi, dit le singe, après m’être assis sur la terre, à l’aide de mes mains, je suis monté au haut de l’arbre. On peut en conclure que je dois être regardé comme le supérieur.

— Moi, dit l’oiseau, comme je demeurais au milieu de ce Pippala, j’en mangeais les fruits et je rendis un jour des pépins qui ont donné naissance à cet arbre[33]. On peut en conclure que je dois être regardé comme le plus âgé. »

L’éléphant reprit la parole et dit : « C’est le plus ancien qui mérite de recevoir des hommages. » Aussitôt, il se plaça derrière le singe, et l’oiseau prit le premier rang. Comme ils voyageaient dans cet ordre, les autres animaux, les ayant vus, leur en demandèrent la raison. « Tels sont, répondirent-ils, les marques de déférence et de respect qui sont dues à ceux qui sont le plus avancés en âge. »

Les animaux se convertirent, et les hommes imitèrent leur exemple.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-tchi-tou-lun, livre XII.)


LXXVIII

LE LION ET LE VAUTOUR.

(Il faut être fidèle à sa parole.)


Un lion, qui vivait dans une forêt, avait lié amitié avec un singe. Celui-ci confia un jour ses deux petits au lion. Dans ce moment, un vautour qui était pressé par la faim, rôdait en cherchant sa proie. Comme le lion était endormi, il prit les petits du singe et alla se fixer au haut d’un arbre. À son réveil, le lion chercha les petits du singe et ne les trouva plus. Ayant levé les yeux, il aperçut un vautour qui les tenait au haut d’un arbre. Il adressa la parole au vautour et lui dit : « J’avais reçu les petits du singe qui avaient été confiés à ma garde. Mais je ne les ai pas protégés avec assez de vigilance et de soin, et vous en avez profité pour les prendre et les emporter. De cette manière, j’ai manqué de foi ! Je vous en prie, rendez-les-moi. Je suis le roi des quadrupèdes, et vous, vous êtes le maître des oiseaux. Notre noblesse et notre puissance sont égales. Il serait juste de me les rendre.

— Vous ne connaissez pas les circonstances, lui répondit le vautour. Maintenant, je meurs de faim ; qu’ai-je besoin de considérer la ressemblance ou la différence du rang ? »

Le lion, voyant bien qu’il n’obtiendrait rien, déchira avec ses ongles la chair de ses flancs pour racheter les petits du singe.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-tchi-tou-lun, livre XXXIII.)


LXXIX

LE ROI ET L’ÉLÉPHANT.

(Il faut veiller sur sa bouche[34].)


Il y avait jadis un roi qui possédait un grand éléphant, courageux et propre aux combats. Sa force était telle, qu’il aurait vaincu cinq cents petits éléphants. Un jour le roi leva des troupes et voulut combattre un prince rebelle. Il fit couvrir l’éléphant d’une armure de fer, et choisit un habile cornac pour le conduire. On attacha deux lances à ses deux défenses, deux épées à ses deux oreilles, quatre sabres à lames recourbées à ses jambes, et une massue de fer à sa queue. Cet éléphant, pourvu de neuf armes, avait un aspect terrible. Mais l’éléphant cacha sa trompe et ne s’en servit point pour combattre. Le cornac en fut charmé ; il reconnut que l’éléphant prenait soin de sa vie. Comment cela ? La trompe de l’éléphant est tendre et molle ; si elle est atteinte d’une flèche, il meurt sur-le-champ. Voilà pourquoi il ne dressait pas sa trompe pour combattre. Quand l’éléphant eut longtemps combattu, il dressa sa trompe et chercha une épée. Le cornac cessa de se réjouir ; il pensa que cet éléphant belliqueux n’épargnait plus sa vie, puisqu’il dressait sa trompe et cherchait une épée pour qu’on en armât l’extrémité. Le roi et ses ministres, afin de ménager ce grand éléphant, ne voulurent plus le faire combattre.

L’homme commet neuf sortes de péchés. Il faut surtout veiller sur sa bouche, et imiter ce grand éléphant qui d’abord veilla sur sa trompe et ne s’en servit pas pour combattre, parce qu’il craignait de la voir atteinte par une flèche et d’en mourir.

L’homme doit pareillement veiller sur sa bouche (c’est-à-dire être circonspect dans ses paroles).

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-kia-pi-yu-king.)


LXXX

LE CERF QUI SAUVE LES ANIMAUX DU NAUFRAGE[35].

(Pratiquez l’humanité.)


Jadis, dans une grande forêt, il y avait une multitude d’animaux. Le feu ayant été allumé dans une plaine sauvage, s’étendit rapidement et consuma trois côtés de la forêt. Il n’en restait plus qu’un de libre, mais devant coulait une grande rivière. Les animaux, réduits à l’extrémité, ne savaient plus comment sauver leur vie. « Dans ce moment, dit le Bouddha, je pris la forme d’un cerf gigantesque et doué d’une force extraordinaire. Je posai mes pieds de devant sur le bord ultérieur, et ceux de derrière sur l’autre rive, et je fis de mon dos un pont pour passer les animaux. Ma peau et ma chair furent cruellement meurtries et déchirées ; mais, par un sentiment d’affection et de pitié, j’endurai la douleur au risque de mourir. Après tous les autres animaux, arriva un lièvre. Quoique la vigueur de mon corps fut épuisée, je fis un dernier et suprême effort pour qu’il pût passer. Dès que le lièvre fut sauvé, mon dos se brisa, je tombai dans l’eau et je mourus. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-tchi tou-lun livre XXVI.)


LXXXI

L’HOMME ET LA PERLE.

(De ceux qui déploient tous leurs efforts.)


Il y avait un homme qui possédait une perle précieuse. Comme il traversait la mer, il la laissa tomber au fond de l’abîme. Il prit un vase de bois et se mit à puiser l’eau qu’il rejetait sur le rivage. Le dieu de la mer lui dit : « Quand aurez-vous puisé toute cette eau ?

— Quand je devrais mourir à la peine, répondit-il, je ne me découragerais pas. »

Le dieu de la mer, connaissant la sincérité de ses sentiments, tira la perle de la mer et la lui rendit.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-hoei-king.)


LXXXII

LE PAPIER PARFUMÉ ET LA CORDE INFECTE.

(De la force des habitudes.)


Un jour, le Bouddha, voyant par terre un vieux papier, dit à un religieux de le ramasser ; ce qu’il fit sur-le-champ.

« Quel est ce papier ? lui demanda le Bouddha.

— C’est, dit le religieux, un papier qui a servi à envelopper du parfum. Quoiqu’on l’ait mis au rebut et jeté, il conserve, comme auparavant, l’odeur du parfum. »

Le Bouddha, ayant marché plus loin, aperçut par terre un bout de corde. Il dit au religieux de le ramasser, et celui-ci, docile à ses ordres, le prit sur-le-champ.

D’où vient cette corde ? demanda le Bouddha.

— Cette corde, dit le religieux, a une odeur infecte ; elle a servi à attacher des poissons.

— Dans l’origine, dit le Bouddha, les hommes sont purs et sans tache, mais, par le contact et la fréquentation des autres, ils appellent sur eux le châtiment ou le bonheur. Si quelqu’un s’approche des hommes sages et éclairés, il devient intelligent et vertueux ; s’il se lie d’amitié avec des sots et des méchants, les malheurs et les châtiments viennent fondre sur lui. Il en est d’eux comme de ce papier qui est resté odorant pour avoir approché d’un parfum, et de cette corde qui est devenue infecte pour avoir lié du poisson gâté. Dans le commerce des hommes, nous contractons peu à peu des habitudes bonnes ou mauvaises, sans jamais nous en apercevoir.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-yu-pi-yu-king.)


LXXXIII

L’HOMME STUPIDE ET LE PAVILLON À TROIS ÉTAGES.

(Rien ne se fait que par degrés.)


Il y avait jadis un homme riche qui était fort stupide et ne comprenait rien. Étant allé dans la maison d’un autre homme, également riche, il vit un pavillon à trois étages, qui étaient hauts, élégants, et ornés de balustrades à claire-voie. Il éprouva un sentiment d’admiration et d’envie, et se dit en lui-même : « Ma fortune n’est pas inférieure à la sienne ; pourquoi ne ferais-je pas construire tout de suite un pavillon semblable ? »

Il appela aussitôt un charpentier et lui dit : « Êtes-vous capable de me faire un bâtiment aussi beau que celui-là ?

— Sans doute, dit l’ouvrier, puisque c’est moi-même qui l’ai construit.

— Eh bien ! dit-il, faites-moi, sans tarder, un pavillon absolument pareil. »

Le charpentier mesura le terrain, amassa des briques, et se mit à construire le pavillon. Mais l’homme stupide lui dit : « Je ne veux pas des deux étages inférieurs ; faites-moi d’abord l’étage supérieur.

— Cela est impossible, répondit l’ouvrier. Comment pourrait-on faire les deux étages supérieurs sans construire celui qui est le plus bas ? Si l’on ne fait pas d’abord les deux premiers étages, comment construire le troisième ? »

Mais l’homme stupide, persistant dans son idée, lui dit : « Je n’ai pas besoin des deux étages inférieurs, et je veux absolument que vous vous borniez à me construire le plus élevé des trois. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pe-yu-king, ou Livre des cent comparaisons, partie I.)


LXXXIV

L’HOMME QUI RÉDUIT UN CHAR EN CHARBON.

(De ceux qui manquent de courage et de persévérance.)


Jadis, le fils d’un maître de maison entrait dans la mer pour en extraire des pièces de bois qui avaient coulé à fond. Au bout d’un certain nombre d’années, il retira un char. Il revint chez lui, et transporta le char au marché pour le vendre. Mais comme il en demandait un prix trop élevé, il ne put trouver d’acheteur. Un temps considérable s’étant écoulé sans qu’il eût pu le vendre, il s’en dégoûta et en conçut un vif chagrin. Ayant vu un homme qui vendait du charbon et en trouvait un débit facile, il se dit en lui-même : « Ce que j’ai de mieux à faire, est de brûler ce char et de le convertir en charbon ; je serai sûr de trouver promptement des acheteurs. »

Il brûla donc son char et le réduisit en charbon, puis il se rendit au marché pour le vendre ; mais il n’en trouva pas le prix d’une demi-charretée de charbon.

Telle est la conduite stupide des hommes du siècle. Ils emploient mille moyens, et déploient un zèle ardent pour obtenir le fruit du Bouddha (l’état de Bouddha) ; mais, comme ils éprouvent de grandes difficultés, ils se relâchent et reculent. Il vaut mieux que l’homme forme le vœu modeste d’obtenir le fruit des Çrâvakas ; il s’affranchira promptement de la vie et de la mort, et arrivera à la dignité d’Arhat.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : le Livre des cent comparaisons, partie I.)


LXXXV

LE BOUDDHA ET LES ŒUFS D’OISEAU.

(De la méditation.)


Dans l’origine, Çâkyamouni était un Richi, aux cheveux nattés, nommé Sandjâli. Il se livrait chaque jour à la quatrième extase, et suspendait complètement sa respiration. Il s’asseyait au pied d’un arbre, et restait immobile. Un oiseau l’ayant vu dans cet état, le prit pour un tronc d’arbre et déposa ses œufs au milieu de ses cheveux. Quand le Bôdhisattva fut sorti de sa méditation, il reconnut que, sur le sommet de sa tête, il y avait des œufs d’oiseau. Il se dit en lui-même : « Si je me remue et me lève, la mère ne reviendra plus ; si la mère ne revient plus, les œufs d’oiseau périront. »

Il se plongea de nouveau dans l’extase, et n’en sortit que lorsque les petits oiseaux se furent envolés.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-tchi-tou-lun, livre XVII.)

LXXXVI

L’HOMME RICHE ET LES VRAIES PERLES.

(On n’obtient rien sans peine.)


Il y avait jadis un maître de maison qui était extrêmement riche. Il possédait toute sorte de choses précieuses, à l’exception des vraies perles[36]. Il ne pouvait s’en consoler. En conséquence, il emmena plusieurs personnes, et s’embarqua avec elles pour aller pêcher des perles. Après avoir traversé bien des dangers, il arriva dans un endroit abondant en perles. Il se piqua le corps et recueillit le sang, qui sortait de sa blessure, dans un sac imperméable qu’il suspendit au fond de la mer. Les huîtres à perles ayant senti l’odeur du sang, vinrent pour le sucer. Il put alors se procurer de précieuses huîtres, les ouvrit et en retira des perles. Après trois ans de recherches assidues, il en trouva de quoi orner une ceinture, puis il retourna encore au bord de la mer. Ses compagnons voyant qu’il avait trouvé des perles d’un grand prix, formèrent le projet de le faire périr. Étant sortis tous ensemble pour puiser de l’eau, ils poussèrent cet homme dans un puits qu’ils recouvrirent, et s’en allèrent. Le maître de maison tomba au fond du puits. Quelque temps après, il aperçut un lion qui sortait d’une caverne voisine pour venir se désaltérer, et il fut saisi d’effroi. Quand le lion se fut retiré, il s’échappa par une cavité souterraine et revint dans son pays. Ses compagnons étant revenus aussi, il les appela et leur dit : « Vous vous êtes emparés de ma ceinture de perles, et comme personne ne vous voyait, vous avez voulu me faire périr. Si vous désirez que je garde un profond silence sur cet attentat, rendez-moi mes joyaux ; je vous promets de ne jamais vous dénoncer. »

Ces hommes furent tellement effrayés qu’ils lui rendirent toutes ses perles. Le maître de maison ayant recouvré toutes les perles qui lui avaient été enlevées, les rapporta dans sa demeure. Il avait deux enfants qui se mirent à jouer avec ces perles. Ils se demandèrent entre eux : « D’où viennent ces perles ? »

L’un d’eux dit : « Elles sont nées dans notre sac. « L’autre dit : « Elles sont nées dans notre jarre. »

Ce que voyant le père, il ne put s’empêcher de rire. Sa femme lui en ayant demandé la cause, il lui répondit : « J’ai trouvé ces perles à force de peines et de fatigues. Ces petits enfants les ont obtenues de moi, mais ils ignorent toutes les circonstances, et disent qu’elles sont nées dans un sac ou dans une jarre. »

Le Bouddha dit à Ananda : « Vous voyez seulement que je suis devenu Bouddha, mais vous ignorez que je n’ai obtenu cette dignité qu’après m’être livré, depuis un nombre infini de kalpas jusqu’à ce jour, aux études les plus assidues et aux austérités les plus pénibles. Et vous dites que c’est chose facile ! Vous ressemblez à ce petit garçon qui disait que les perles étaient nées dans une jarre.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tchou-king-siouen-tsi-pi-yu-king.)


LXXXVII

LE MINISTRE ET LE MOUTON SANS GRAISSE.

(Il faut conserver l’essentiel.)


Il y avait un roi dont le premier ministre cachait lui-même les criminels, sans que personne le sût. Le roi lui dit : « Amenez-moi un mouton charnu et sans graisse. Si vous ne me le fournissez pas, je vous promets que je vous punirai. »

Le ministre, qui ne manquait pas d’esprit, mit dans l’étable un gros mouton qu’il nourrissait soigneusement d’herbes et de grains. Trois fois par jour, il approchait du mouton un loup furieux qui le remplissait d’effroi. Quoique ce mouton grossît à vue d’œil, il n’acquerrait point de graisse. Le ministre amena le mouton devant le roi. Celui-ci l’ayant fait tuer, le trouva gros et charnu, mais sans graisse. Il interrogea son ministre pour en savoir la cause. « Votre Majesté, répondit-il, par la manière dont elle adore le Bodhisattva (le Bouddha), ressemble à ce mouton. Elle a sans cesse devant les yeux le loup imaginaire de la mort, dont la crainte fait fondre la graisse de ses attachements mondains, et, pendant ce temps-là, la chair de ses mérites et de ses vertus s’augmente de jour en jour. »

Le roi sourit et lui pardonna.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-tchi-tou-lun, livre XV.)


LXXXVIII

LE VOYAGEUR ALTÉRÉ ET L’EAU COURANTE.

(Il faut détruire ses passions.)


Il y avait une fois un voyageur qui mourait de soif. Ayant aperçu un canal de bois où coulait une eau pure, il s’en approcha et but. Quand il eut bu à sa soif, il leva les mains et dit au canal de bois : « Maintenant que j’ai fini de boire, je défends à l’eau de couler encore. »

Il eut beau parler ainsi, l’eau continua de couler comme auparavant. Cet homme entra en colère et dit : « Depuis que j’ai fini de boire, je vous ai défendu de revenir ; pourquoi coulez-vous encore ? »

Quelqu’un l’ayant vu, lui dit : « Vous êtes véritablement fou ! il faut que vous n’ayez ni sens ni intelligence. Pourquoi ne partez-vous pas, au lieu de défendre à l’eau de revenir ? »

En disant ces mots, il le tira par le bras et l’emmena dans un autre endroit.

Les hommes du siècle ressemblent à ce voyageur. Dévorés par la soif et l’amour des jouissances mondaines[37], ils boivent l’eau amère des cinq désirs, et lorsqu’ils sont las et dégoûtés des cinq désirs, ils ressemblent à cet homme qui a bu à sa soif, et ils disent à la vue, à l’ouïe, à l’odorat, au goût : « Ne revenez plus ; je ne veux plus vous voir. » Mais les cinq désirs se succèdent sans interruption. Quand ils les ont revus, ils entrent en colère et disent : « Éteignez-vous sur l’heure, je vous défends de renaître ! Pourquoi venez-vous encore et vous montrez-vous à mes yeux ? » Dans cet état, un homme sage pourrait leur dire : « Si vous voulez obtenir votre affranchissement, il faut dompter vos cinq désirs et étouffer les inclinations de votre cœur. Dès que votre âme ne formera plus de folles pensées, vous obtiendrez la délivrance finale. Qu’est-il besoin de ne point voir les désirs pour les empêcher de renaître ?

(Extrait de l’ouvrage intitulé : le Livre des cent comparaisons, Pe-yu-king, partie I.)


LXXXIX

L’HOMME ET LES SIX ANIMAUX.

(Des natures différentes.)


Un homme se promenant dans une maison déserte, y trouva six sortes d’animaux, savoir : un chien, un oiseau, un serpent venimeux, un chacal, un Çiçoumâra (marsouin) et un singe. Dès qu’il fut maître de ces divers animaux, il les attacha tous dans un même endroit ; mais le chien voulait toujours entrer dans un village, l’oiseau, voler dans les airs, le serpent, s’enfoncer dans un trou, le chacal, se cacher dans un tombeau, le marsouin, s’élancer dans la mer, le singe, courir dans une forêt. Ces six animaux, qui étaient tous attachés dans un même lieu, avaient des goûts différents, et chacun d’eux désirait ardemment d’arriver dans son séjour habituel où il trouverait de quoi se rendre heureux.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Samyouktâgama, livre XLI.)


XC

LE LION, LE TIGRE ET LE LÉOPARD.

(Des animaux intelligents.)


Un jour, un roi des lions étant dans une forêt, poussa un rugissement terrible. Un homme l’ayant vu, se prosterna devant lui et le pria de l’épargner. Le lion lui fit grâce et le laissa aller. Mais un tigre et un léopard, qui sont d’une basse espèce, ne purent en faire autant. L’homme fut leur victime. Pourquoi cela ? Le lion, roi des animaux, est un noble quadrupède, doué de prudence et de discernement. Mais le tigre et le léopard sont une vile engeance, dépourvue de sentiments généreux et de discernement.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-tchi-tou-lun, livre XV.)


XCI

L’ÂNE COUVERT DE LA PEAU D’UN LION.

(Distinguez le faux du vrai.)


Un âne s’étant couvert de la peau d’un lion, se pavanait fièrement et s’imaginait qu’il était le roi des quadrupèdes. Quelques personnes l’ayant aperçu de loin, le prirent pour un vrai lion ; mais quand il se fut approché d’eux, il se mit à braire, et tous reconnurent que ce n’était qu’un âne.

(Extrait de l’ouvrage intitulé ; Ta-tsi-thsang-king-lun, livre VII.)


XCII

LE BRÂHMANE ET LE MULET RÉTIF.

(On obtient plus par la douceur que par la violence.)


Un Brâhmane avait de vieilles fèves, de la plus mauvaise espèce. Il avait beau les laisser dans l’eau bouillante, il lui était impossible de les faire cuire. Il les porta au marché pour les vendre, mais personne ne voulut les acheter. À la même époque, un homme avait un mulet rétif ; il l’avait conduit au marché et ne pouvait s’en défaire. Le propriétaire des vieilles fèves lui en donna pour le prix de son mulet. Quand celui-ci se fut servi du mulet, il prononça ces gâthas :

« Le Brâhmane a des procédés habiles. Il vous vend de vieilles fèves gelées. Quand vous les feriez bouillir pendant seize ans, elles consumeraient tout votre bois sans cuire, et briseraient les dents petites et grosses de toute votre famille. »

L’ancien maître du mulet prononça aussi ces gâthas :

« Seigneur Brâhmane, de quoi vous réjouissez-vous ? Quoiqu’il ait quatre pieds et un vêtement de poil, et qu’il paraisse bon à porter de lourds fardeaux, sachez bien que si vous vous mettez en route avec lui, vous aurez beau le piquer avec un aiguillon ou le brûler avec du feu, il ne bougera pas. »

Le maître des fèves lui répliqua par ces gâthas : « Je prendrai un bâton durci pendant mille automnes, je l’armerai d’un aiguillon de quatre pouces et je saurai bien faire aller ce mulet rétif ; je n’ai pas peur qu’il ne me désobéisse. »

En entendant ces mots, le mulet entra en colère et prononça ces gâthas : « Je poserai solidement mes deux jambes de devant, j’élèverai rapidement mes deux pieds de derrière, et je vous briserai la mâchoire. Vous apprendrez alors à me connaître. »

Le maître des fèves répliqua au mulet par ces gâthas : « Vous n’avez que votre queue pour vous défendre des mouches, des cousins, des insectes venimeux et des scorpions. Je vous couperai la queue afin que vous sentiez l’amertume de la douleur. »

Le mulet lui repartit par ces gâthas :

« J’ai hérité de mes ancêtres, comme tous ceux de ma race, de ce caractère obstiné et récalcitrant ; c’est pourquoi aujourd’hui, pour avoir obéi à mes habitudes, je me vois à la veille de mourir ; mais, quand je devrais perdre la vie, je n’y renoncerais pas. »

Le maître des fèves, voyant que cette nature vicieuse ne pouvait être vaincue par de rudes paroles, s’avisa de lui adresser des compliments dans les gâthas qui suivent :

« Votre voix est douce et harmonieuse, et votre figure est blanche comme la nacre et la neige. Je veux vous chercher une compagne avec qui vous vous promènerez joyeusement au milieu des bois. »

Le mulet ayant entendu ces paroles douces et affectueuses, lui répondit par ces gâthas :

« Je puis porter lestement quatre-vingts boisseaux de grain et faire six cents li (60 lieues) par jour. Sachez, seigneur Brâhmane, que si j’ai eu le cœur joyeux, c’est pour vous avoir entendu vanter mes qualités et me promettre compagne. »

(Extrait du livre XL de l’Encyclopédie Fa-youen-tchou-lin.)


XCIII

L’ÂNE ET LES BŒUFS.


Des bœufs d’un naturel doux et pacifique, choisissaient, partout où ils allaient paître, des herbes tendres pour s’en nourrir, et buvaient de l’eau pure et fraîche. Un jour, un âne fit cette réflexion : « Il faut qu’aujourd’hui je les imite ; je choisirai comme eux des herbes tendres, et boirai de l’eau pure et fraîche. »

Cet âne s’introduisit, en conséquence, au milieu d’un troupeau de bœufs. Avec ses pieds de devant il fit voler de la terre et incommoda ces bœufs. Il voulut ensuite imiter leur meuglement, mais il ne put changer sa voix. Les bœufs le tuèrent à coups de cornes, et le laissèrent sur la place.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fo-choue-kiun-nieou-pi-king.)


XCIV

LE MARI ENTRE SES DEUX FEMMES.

(N’ayez point d’entêtement opiniâtre.)


Jadis, un homme avait épousé deux femmes ; s’il approchait de l’une, l’autre entrait en colère. Ne sachant à quoi se résoudre, il prit le parti de se placer entre ses deux femmes. Comme il dormait une fois, le visage tourné en haut, il survint subitement une pluie violente. Mais le toit était à jour et l’eau tomba avec de la terre dans l’un de ses yeux. Il eut d’abord l’idée de se lever et de s’éloigner, mais il n’osa le faire, de sorte qu’il devint aveugle des deux yeux.



XCV

LE ROI ET L’ÉLÉPHANT.

(Mieux vaut douceur que violence.)


Jadis, un homme avait pris à la chasse un grand éléphant. Il l’attacha avec une chaîne de fer et l’amena au roi Prasênadjit. Celui-ci le fit enfermer dans une salle brillante et le laissa enchaîné. Non-seulement il ne lui donnait pas à manger, mais il le maltraitait avec cruauté. À la même époque, les gens du roi équipèrent[38] une troupe d’éléphants furieux et les armèrent pour le combat[39]. Au moment d’attaquer l’ennemi, ces éléphants belliqueux poussent ensemble le même cri. L’éléphant enchaîné, ayant appris que les ennemis avaient envahi les frontières du royaume, éprouva un sentiment de colère. Il rompit ses liens et brisa à coups de pieds le brillant palais qui lui servait de prison. Il s’élança impétueusement de l’est à l’ouest, et marcha dans les rangs de l’ennemi.

Le roi Prasênadjit fut vaincu et se repentit trop tard d’avoir maltraité le grand éléphant, et de ne pas avoir su se l’attacher.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tchou-yao-king.)


XCVI

LE MAÎTRE DE MAISON ET LE FLATTEUR MALADROIT.

(Sachez choisir le temps convenable.)


Il y avait jadis un riche maître de maison (Grihapati) dont les nombreux serviteurs épiaient constamment les désirs. Tous lui témoignaient le plus profond respect. Un jour qu’il avait laissé échapper un crachat, un de ses domestiques mit aussitôt le pied dessus. Il y avait un sot qui n’ayant pu l’écraser à temps, se dit en lui-même : « Quand le maître a laissé tomber un crachat par terre, tous ces gens accourent et l’écrasent avec le pied. Je vais faire beaucoup mieux qu’eux. Quand il aura l’air de vouloir cracher, je lèverai le pied d’avance. » À peine avait-il fait cette réflexion, que le maître toussa et parut prêt à cracher. L’idiot leva aussitôt le pied et en frappa la bouche du maître de maison, dont il déchira les lèvres et brisa les dents.

« Pourquoi, lui dit le maître de maison, m’avez-vous blessé d’un coup de pied les lèvres et la bouche. »

— Voici comment, répondit l’idiot : « Lorsque vous n’aviez pas encore craché, j’ai levé le pied d’avance dans l’espoir de vous plaire. »

En toute chose, il faut savoir saisir le temps. Quand le temps n’est pas encore venu, si l’on veut, à toute force, faire une action méritoire, on s’attirera des peines et des tourments. C’est pourquoi les hommes du siècle doivent tâcher de connaître ce qui est à propos et ce qui ne l’est pas.

(Extrait de l’Encyclopédie Fa-youen-tchou-lin, livre XLIV.)


XCVII

LE COMÉDIEN DÉGUISÉ EN DÉMON.

(Du danger des illusions.)


Jadis, dans le royaume de Gândhâra, il y avait une troupe de comédiens qui, dans un moment de disette, allèrent chercher fortune dans un autre pays, et traversèrent le mont Balasêna. Or, de tout temps, cette montagne était habitée par d’affreux démons qui dévoraient les hommes. À cette époque, la compagnie des comédiens voulut passer la nuit sur cette montagne. Comme il régnait un vent glacial sur cette montagne, ils allumèrent du feu et s’endormirent. Parmi ces comédiens, il y en eut un qui souffrant du froid, mit le costume de son rôle, qui était précisément celui de Rakchas (démon). Il s’approcha du feu et s’assit. En ce moment, plusieurs de ses compagnons s’étant éveillés, virent tout à coup un Rakchas auprès du feu, et sans oser l’examiner de près, ils le laissèrent et s’enfuirent. L’émotion se communiqua à tous les autres comédiens qui détalèrent en un clin d’œil. Celui qui avait endossé le costume de Rakchas, se mit à courir après eux avec une rapidité extraordinaire. Ceux-ci, le voyant à leurs trousses, s’imaginèrent qu’il voulait les faire périr. Leur effroi ne faisant que s’accroître, ils franchirent une montagne et un fleuve, et se jetèrent dans des mares. Ils s’écorchèrent le corps, se meurtrirent les membres, et tombèrent accablés de fatigue. Quand le jour fut venu, ils reconnurent que ce n’était pas un démon.

(Extrait du livre intitulé : Pe-yu-king, ou le Livre des cent comparaisons.)


XCVIII

LE BRÂHMANE ET SA VACHE LAITIÈRE.

(De ceux qui perdent tout par une sotte ambition)


Il y avait jadis un brâhmane qui était extrêmement pauvre. Il ne possédait qu’une vache qui lui donnait chaque jour un teou de lait, dont il faisait sa nourriture. Ayant entendu dire qu’il obtiendrait de grands mérites si, pendant quinze jours, il donnait à manger à des religieux, il cessa de traire sa vache, espérant qu’après un mois de repos, elle donnerait en une fois trente teou de lait, et qu’il pourrait ainsi traiter un grand nombre de religieux. Quand un mois se fut écoulé, il invita une multitude de religieux. Dès qu’ils furent arrivés et assis, le brâhmane entra dans l’étable pour traire sa vache, mais il obtint juste un teou de lait. Quoiqu’il eût été longtemps sans la traire, il n’en put tirer davantage. Les religieux se moquèrent de lui et lui dirent : « Vous êtes un imbécile ! Comment avez-vous pu croire qu’en cessant de traire chaque jour votre vache, vous obtiendriez une grande quantité de lait ? »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tchong-king-siouen-tsa-pi-yu-king, ou Mélanges de similitudes, tirés des livres sacrés.)


XCIX

LA CAILLE ET LE FAUCON.

(Estimez la prudence.)


Il y avait jadis un oiseau appelé Lava (Caille) qu’un Faucon avait pris et emporté au haut des airs. La Caille poussait des cris, et disait : « Par mon étourderie, je suis tombée dans le malheur ; je suis coupable d’avoir abandonné la patrie de mon père et de ma mère pour voyager dans d’autres pays. Voilà la cause de mon infortune. Comment se fait-il que je sois opprimée par un autre oiseau et que j’aie perdu ma liberté ?

— Dans quel endroit, lui dit le Faucon, trouverais-tu ta patrie et ta liberté ?

— C’est, répondit-elle, dans les sillons qu’on laboure que je trouverais ma patrie, et que je pourrais échapper au danger. C’est là qu’est la patrie de mon père et de ma mère. »

Le Faucon parla à la Caille d’un ton arrogant et lui dit : « Si je te lâchais et te permettais de retourner au milieu des sillons qu’on laboure, pourrais-tu t’échapper ? »

La Caille ayant réussi à s’échapper des serres du Faucon, s’en retourna au milieu des sillons, se fixa au pied d’une grosse motte de terre, qui était dure comme une pierre, et de dessus cette motte, elle provoqua le Faucon. Celui-ci se mit en colère et dit : « Eh quoi ! ce chétif oiseau ose lutter avec moi ! »

Sa colère étant montée au paroxysme, il s’éleva au haut des airs, et de là il fondit tout droit sur sa proie. La Caille se cacha sous la motte de terre, mais, dans son élan impétueux, le Faucon frappa sa poitrine contre la motte, se brisa le corps et mourut.

Dans ce moment, la Caille s’enfonça profondément sous la motte et prononça ces Gâthâs :

« Le Faucon est venu avec une force extrême. La Caille n’avait d’autre appui qu’une motte de terre. En s’abandonnant à la violence de sa colère, il s’est attiré le malheur et s’est brisé le corps. Moi qui étais douée d’une grande pénétration, j’ai trouvé mon salut dans mon propre pays. J’ai vaincu sa haine, et mon cœur a été rempli de joie. Vous aviez beau vous enorgueillir de votre force, vous étiez aussi stupide que méchant, et quand vous auriez eu la puissance de cent mille dragons ou éléphants, elle n’aurait pas tenu contre ma finesse et mon intelligence. Si l’on examine la victoire due à ma prudence, on reconnaît qu’avec la seizième partie (de cette qualité), j’ai vaincu et détruit le Faucon gris. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Fa-youen-tchou-lin, livre LXV.)


C

LE BRÂHMANE ET LE FEU SACRÉ.

(De ceux qui s’écartent de la vraie voie[40].)


Un brâhmane voulant un jour voyager dans le monde, dit à un jeune garçon : « J’ai une petite affaire qui m’oblige de faire une courte excursion. Entretenez bien ce feu, et prenez garde qu’il ne s’éteigne. S’il vient à s’éteindre, il faudra percer un morceau de bois avec une tarière[41], prendre du feu et le rallumer. »

Après avoir donné ces instructions, il sortit de la forêt et se mit en route. Quand le brâhmane fut parti, le jeune garçon, qui aimait à s’amuser, n’eut garde de surveiller activement le feu sacré, de sorte que le feu ne tarda pas à s’éteindre. En revenant de jouer, il vit que le feu s’était éteint ; il souffla dans les cendres pour y chercher du feu, et ne put en obtenir. Il prit alors une hache et fendit du bois pour allumer le feu, et ne put encore y réussir. Il coupa ensuite ce même bois, le mit dans un mortier et le pila pour obtenir du feu, mais il n’eut pas plus de succès qu’auparavant. Sur ces entrefaites, le brâhmane revint de son excursion, et se rendit dans le bois qu’il habitait. Il interrogea ce petit garçon et lui dit : « Dernièrement, je vous avais ordonné de bien entretenir le feu sacré. Le feu ne s’est-il pas éteint ? »

Le petit garçon lui répondit : « Comme j’étais sorti pour aller jouer, j’ai manqué de surveiller assidûment le feu ; maintenant, il est éteint.

— Par quel moyen, demanda-t-il avez-vous cherché à rallumer le feu ?

— Comme le feu sort du bois, répondit-il, j’ai fendu du bois avec une hache afin d’obtenir du feu, et je n’en suis pas venu à bout. Je l’ai coupé ensuite par petits morceaux, et je l’ai pilé dans un mortier dans l’espoir de rallumer le feu, mais je n’y ai pas réussi. »

Dans ce moment, le brâhmane perça un morceau de bois avec une tarière, en tira du feu, et s’en servit pour allumer un tas de menu bois. Puis il parla au jeune garçon et lui dit : « C’est par ce moyen qu’il fallait vous procurer du feu, et non en fendant du bois ou bien en le pilant dans un mortier. »

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tchang-’o-han-king, en sanscrit Di’ghâgama soûtra, livre VII.)


CI

LE DANGER DES RICHESSES.

(De ceux qui sont aveuglés par la cupidité.)


L’ambition des richesses nous expose à un danger aussi redoutable qu’un serpent venimeux ; il ne faut ni les convoiter, ni s’y attacher. Un jour le Bouddha, voyageant dans les États de Prasênadjit, vit un endroit où l’on avait déposé un trésor qui se composait d’une multitude de choses précieuses. Le Bouddha dit à Ananda : « Ne voyez-vous pas ce serpent venimeux ?

— Je l’ai vu, répondit Ananda. »

En ce moment, il y avait un homme qui marchait derrière le Bouddha. En entendant ces paroles, il voulut aller voir le serpent. Ayant aperçu des objets beaux et précieux, il blâma amèrement les paroles du Bouddha, et les jugea vaines et mensongères. « Ce sont bien, dit-il, des choses précieuses, et cependant il dit que c’est un serpent venimeux ! »

Sur-le-champ, il emmena secrètement tous les gens de sa maison, et, avec leur aide, il emporta ce trésor, de sorte que sa fortune devint immense.

Il y eut un homme qui se rendit auprès du roi et lui dit que cet individu venait de trouver un grand trésor et ne l’avait pas remis au fisc. Sur-le-champ, le roi le fit jeter en prison, et lui réclama le trésor qu’il avait trouvé. Il obéit et affirma qu’il l’avait versé complètement. Mais le roi ne voulut point le croire ; il le fit accabler de coups, et le soumit aux plus cruelles tortures.

Cet homme reconnut trop tard la vérité des paroles du Bouddha.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tchong-king-tsi-pi-yu-king, ou Choix de comparaisons, tirées des livres sacrés.)


CII

L’HOMME ET LE RAT DORÉ.

(De ceux qui courent au-devant de leur perte.)


Jadis, il y avait un homme qui, en voyageant, prit au milieu du chemin un rat doré[42]. Il en fut ravi de joie et le cacha dans son sein. En continuant sa route, il arriva au bord d’une rivière. Pour passer l’eau, il voulut ôter ses vêtements et les poser par terre. Mais, au même instant, le rat doré se changea en un serpent venimeux. Cet homme fit de profondes réflexions et se dit : « Me laisserai-je tuer par la piqûre d’un serpent venimeux ? Il faut que je le rejette de mon sein. »

À peine avait-il exécuté cette résolution, que le serpent se changea en or. Un homme d’un esprit borné, qui se trouvait près de lui, ayant vu que le serpent venimeux s’était changé en or pur, s’imagina que cette métamorphose durerait toujours. Il prit donc le serpent venimeux et le mit dans son sein ; mais il fut mordu par le serpent venimeux et mourut sur-le-champ.

(Extrait du Livre des cent comparaisons, Pe-yu-king, partie II.)


CIII

LE ROI ET L’HOMME CALOMNIÉ.

(Des choses inutiles.)


Il y avait jadis un homme qu’on accusait de raconter les fautes et les crimes du roi. « Le roi, disait-il, est dur et cruel, et il gouverne d’une manière absurde. »

Le roi ayant appris ces propos, entra en fureur, et ne songea pas à s’assurer de la vérité. Il n’écouta que ses favoris, et, s’étant emparé de cette homme sage, il lui fit couper sur le dos cent onces de chair. Plus tard, il fut clairement prouvé qu’il n’avait point proféré de telles paroles. Le roi se repentit de ce qu’il avait fait, et se procura mille onces de chair. Mais, au milieu de la nuit, cet homme poussa des cris douloureux. Le roi ayant entendu ses plaintes, lui demanda pourquoi il souffrait. « Je vous ai enlevé, dit-il, cent onces de chair, et je vous en ai rendu dix fois autant ; est-ce que vous n’êtes pas content ? Pourquoi paraissez-vous souffrir cruellement ?

— Sire, dirent au roi ses serviteurs, si l’on vous coupait la tête, on aurait beau vous donner mille têtes, vous n’échapperiez pas à la mort. Bien que cet homme ait reçu dix fois autant de chair qu’on lui en a coupé, comment voulez-vous qu’il ne souffre pas ? »

(Extrait de l’Encyclopédie Fa-youen-tchou-lin, livre XLIV.)


CIV

LE MARCHAND ET LA PEAU DE CHAMEAU.

(Des hommes stupides.)


Un marchand s’était mis en voyage pour les affaires de son négoce, mais, au milieu de la route, un de ses chameaux mourut. Or, le chameau portait une grande quantité de choses précieuses, et entre autres du coton fin et moelleux, d’une qualité supérieure. Voyant le chameau mort, le marchand le dépouilla aussitôt de sa peau, la laissa, et, avant de continuer sa route, il fit asseoir ses deux fils et leur dit : « Gardez bien la peau de ce chameau ; prenez garde qu’elle ne se mouille et ne pourrisse. »

Quelques jours après, il tomba une pluie torrentielle. Ces deux hommes, dont l’esprit était borné et stupide, se servirent d’une belle pièce de coton pour recouvrir cette peau. Le coton fut entièrement mouillé et pourrit. Il y avait bien une immense différence entre le prix de la peau et celui du coton, mais comme ils étaient tout à fait stupides, ils couvrirent la peau du chameau avec une belle pièce de coton.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : le Livre des cent comparaisons, partie I.)


CV

L’OISEAU À DEUX TÊTES

(De ceux qui perdent deux choses à la fois.)


Jadis, sur le mont Himavat, il y avait un oiseau nommé Djwandjiva[43]. Il avait un seul corps et deux têtes. L’une de ces têtes mangeait constamment des fruits exquis, pour procurer à son corps le bien-être et la santé. L’autre tête en conçut un sentiment de jalousie et se dit à elle-même : « Pourquoi cette tête mange-t-elle constamment des fruits exquis, tandis que je n’en ai jamais obtenu un seul ? »

Elle prit aussitôt un fruit vénéneux et le mangea, de sorte que les deux têtes périrent en même temps.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tsa-pa’o-thsang-king, livre III.)


CVI

L’HOMME ET LE VOLEUR.

(De ceux qui perdent deux choses à la fois.)


Il y avait jadis deux hommes qui voyageaient ensemble dans des plaines désertes. L’un d’eux portait un vêtement de coton. Au milieu de sa route, il rencontra un voleur qui le dépouilla de son vêtement. Son compagnon s’enfuit et se cacha au milieu des herbes. Celui qui avait perdu le vêtement de coton, y avait caché d’avance une pièce d’or. Il dit alors au voleur : « Ce vêtement ne vaut guère qu’une pièce d’or ; permettez-moi de le racheter à ce prix.

— Où est la pièce d’or ? » demanda le voleur.

À ces mots, le volé chercha dans le vêtement, la prit et la lui montra en disant : « Cette pièce est d’or pur ; si vous ne me croyez pas, il y a au milieu de ces herbes un excellent essayeur d’or[44] ; vous pouvez aller le consulter. »

Ce que voyant le voleur, il lui reprit son vêtement et disparut. Cet homme stupide perdit ainsi son vêtement et sa pièce d’or.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pe-yu-king, ou le Livre des cent comparaisons, partie II.)


CVII

L’ÉLÉPHANT QUI ÉTAIT TOMBÉ DANS UN BOURBIER.

(De ceux qui déploient tous leurs efforts.)


Un jour, un éléphant de guerre tomba dans un bourbier. Il se dit en lui-même : « Jusqu’à présent, j’ai été comblé des faveurs du roi, qui me donne des mets exquis et une boisson délicieuse. Précédemment, lorsqu’après avoir reçu ma nourriture, je combattais pour le roi, il n’y avait pas d’ennemi qui ne fût terrassé et vaincu. Si je péris lâchement dans ce bourbier, si je ne m’en retire pas avec énergie pour défendre la cause du roi, je perdrai la réputation que j’ai acquise jusqu’ici et mon déshonneur rejaillira sur tout le royaume. »

En achevant ces paroles, il fit un effort suprême et sauva sa vie.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Tchou-yao-king.)


CVIII

L’ÉTUDIANT PAUVRE ET LES PIERRES PRÉCIEUSES.

(Nul ne réussit sans un courage à toute épreuve.)


Il y avait une montagne riche en pierres précieuses qui était située dans une forêt redoutable, où vivait un tigre dévorant. C’est pourquoi on n’y voyait aucunes traces d’oiseaux ni de quadrupèdes, et nul être vivant n’osait approcher de cette montagne. Cependant un pauvre étudiant se dit en lui-même : « Comment faire pour aller sur cette montagne et devenir promptement riche et opulent ? »

Là-dessus, il se familiarisa avec les plantes vénéneuses, et alla ensuite sur cette montagne. Le tigre furieux, sentant l’odeur des plantes vénéneuses, s’enfuit sur-le-champ, et l’étudiant réussit dans ses desseins. Quelques-uns de ses condisciples, aussi pauvres que lui, suivirent son exemple, et recueillirent des pierres précieuses autant qu’ils en voulurent.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Haï-khong-tchi-thsang-king.)


CIX

LE FEU ET LE BOIS SEC.

(Déracinez les désirs.)


Un jour un feu violent fit un pacte avec une multitude de bois secs, et il fut convenu que, dans sept jours, ils se livreraient un grand combat. Tous les bois secs, toutes les branches et les feuilles se réunirent et s’amoncelèrent à la hauteur du Soumêrou. Le feu avait un ami intime qui lui dit : « Pourquoi ne pas vous préparer et ne point chercher une multitude d’auxiliaires ? Ces bois secs sont fort nombreux et vous êtes tout seul ! Comment pourrez-vous leur tenir tête ?

— Quoique mes ennemis soient nombreux, lui repartit le feu, mes seules forces suffisent pour leur résister ; je n’ai pas besoin de partisans ni d’auxiliaires. »

Ce conte renferme un sens profond ; il veut dire que le feu des passions n’a pas besoin d’auxiliaires, et suffit seul pour détruire les hommes.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Ta-fang-tong-ta-tsi-king, livre IX.)


CX

LES CHOSES IMPOSSIBLES ET LES RELIQUES DU BOUDDHA[45].


Le Gange coule rapidement ; s’il pouvait produire des lotus blancs, si un oiseau jaune devenait blanc, si un oiseau noir devenait rouge, si l’arbre Djambou pouvait produire des dattes, si le Khadira pouvait, du milieu de ses branches, faire sortir des feuilles de manguier, ce seraient là des choses extraordinaires ; mais peut-être que ces métamorphoses seraient encore possibles. Quant aux reliques de l’Honorable du siècle, on ne pourrait jamais en obtenir. Si, avec des poils de tortue[46], on fabriquait un vêtement d’une beauté merveilleuse, et qu’on pût s’en revêtir en hiver, on pourrait alors chercher des reliques du Bouddha.

Si des mouches et des cousins pouvaient, avec leurs pattes, construire un pavillon ou un palais d’une solidité à toute épreuve, on pourrait alors chercher des reliques du Bouddha.

Si une sangsue voyait pousser dans sa bouche des dents blanches et tranchantes comme une lame acérée, on pourrait alors chercher des reliques du Bouddha.

Si l’on prenait des cornes de lièvres[47] et qu’on en fabriquât une échelle propre à monter au ciel, on pourrait alors chercher des reliques du Bouddha.

Si un rat, montant sur cette échelle, chassait les Asouras (démons), et masquait dans le ciel le soleil et la lune, on pourrait alors chercher des reliques du Bouddha.

Si une mouche buvait du vin, parcourait après s’être enivrée les villes et les villages, et y construisait des maisons, on pourrait alors chercher des reliques du Bouddha.

Si les lèvres d’un âne devenaient rouges et vermeilles comme le fruit du Vimba, et s’il savait danser et chanter, on pourrait chercher des reliques du Bouddha.

Si des corbeaux et des hibous habitaient ensemble dans un même lieu, et vivaient entre eux, en bonne harmonie, on pourrait chercher des reliques du Bouddha.

Si les feuilles du Palâça pouvaient servir à faire un parasol et à préserver d’une pluie d’orage, on pourrait chercher des reliques du Bouddha.

Si un grand vaisseau, chargé de toutes sortes de richesses, pouvait naviguer sur la terre ferme, on pourrait chercher des reliques du Bouddha.

Si un petit oiseau pouvait porter dans son bec le mont Gandhamâdana, et se promener en tous lieux, on pourrait chercher des reliques du Bouddha.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Souvarn’a prabhâsa outtama râdja soûtra, livre I.)


CXI

LE PORTRAIT DU CORPS SUIVANT LES BOUDDHISTES.

(Détruisez les désirs.)


Le corps est comme un monceau d’écume ; on ne peut le saisir ; — comme la mer ; il ne peut se rassasier des cinq désirs ; — comme un fleuve qui se précipite vers l’Océan ; il arrive rapidement à la vieillesse, à la maladie et à la mort ; — comme un fumier ; les hommes sages et éclairés le quittent avec dégoût ; — comme une ville de sable que le vent emporte en un clin d’œil ; — comme un pays frontière où l’on voit une multitude d’ennemis ; — comme une route dangereuse ; il s’écarte constamment de la droite loi ; — comme une grande maison fondée par les cent huit passions ; — comme un vase fendu d’où l’eau s’échappe continuellement ; — comme un vase richement peint qui serait rempli d’ordures ; — comme un canal fangeux ; il est plein de souillures et d’impuretés ; — comme l’illusion d’un songe ; il égare les hommes stupides et les empêche de connaître la vérité ; — comme une fleur fanée ; il arrive promptement à la vieillesse et à la décrépitude ; — comme un char ; il marche de compagnie avec la mort ; — comme la rosée ; il ne peut subsister longtemps ; — comme une maison ; il est habité par quatre cent quatre maladies ; — comme un coffre où vit un serpent venimeux ; — comme un papillon qui voit la flamme et va s’y brûler ; — comme un royaume vaincu que possèdent dix-huit rois conjurés ; — comme un bananier qui manque de force et de solidité ; — comme un vaisseau naufragé ; les soixante-deux hérésies l’égarent ; — comme un pavillon pourri qui a perdu toute sa beauté ; — comme une guitare dont les cordes rendent de vains sons ; — comme un tambour couvert de peau et de bois, et dont le fond est vide ; — comme un vase d’argile séchée ; il n’a ni consistance ni fermeté ; — comme une ville faite de cendres qu’emportent le vent et la pluie ; il arrive rapidement à la vieillesse, à la maladie et à la mort.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Sieou-hing-tao-ti-king.)


CXII

L’HOMME D’UN CARACTÈRE RARE.

(Détruisez les désirs.)


Il y avait un homme du Djamboudvipa qui, bien que n’étant pas dégagé des affections du monde des désirs, allait quelquefois dans le Kourou du nord (Outtarakourou). Il voyait les femmes de ce continent, dégagées de tous liens[48] et belles de corps et de figure, qui se promenaient et s’amusaient avec bonheur. Il voyait encore dans cet heureux pays, des vêtements riches et élégants, et des parures fraîches et brillantes, qui sortaient du sein des arbres, du riz odorant et d’un goût exquis qui poussait sans culture. Partout où il portait ses regards, il rencontrait mille sortes de choses précieuses et d’une beauté ravissante ; il voyait encore les hommes de cette contrée jouir de tous ces biens au gré de leurs désirs. Mais au moment où ils en jouissaient, ils ne s’y attachaient point avec passion, et après en avoir joui, ils les quittaient sans regret. L’habitant du Djamboudvîpa, bien qu’il ne fût pas encore dégagé des affections du monde, vit tous ces objets, d’un charme si séduisant, sans les désirer ni s’y attacher. Il les quitta avec une indifférence parfaite, et s’en revint dans sa patrie.

Il faut reconnaître que c’était un homme d’un caractère bien rare.

(Extrait de l’ouvrage intitulé : Pradjnâ pâramitâ soûtra, livre DLXXXI.)


FABLES ET CONTES CHINOIS


CXIII

LE MÉDECIN, LA COURTISANE ET LE VOLEUR.


Un médecin, une courtisane et un voleur étant morts, se présentèrent ensemble devant le roi des enfers qui leur demanda quel métier ils avaient exercé pendant leur vie. « Votre sujet, dit le premier, pratiquait la médecine. Lorsqu’un homme était dangereusement malade je pouvais le délivrer de la mort et le ramener à la vie. »

Le roi entra dans une grande colère et dit : « J’envoyais constamment des démons pour amener ici les criminels, et toi, au contraire, tu me les reprenais, et tu résistais à mes ordres, pour ta punition tu mériterais d’être jeté dans une chaudière d’huile bouillante. »

Il interrogea ensuite la courtisane. « Pour moi, répondit-elle, par l’effet de mes caresses et de mes complaisances, j’ai ruiné une multitude d’hommes et les ai fait descendre dans votre empire.

— À merveille, s’écria le roi, je vous renvoie sur la terre et vous accorde encore douze ans d’existence. »

Le roi ayant interrogé le voleur, celui-ci répondit : « J’exerçais le métier de voleur. Si un homme faisait sécher au soleil de beaux habits, s’il laissait tramer de l’argent, je lui rendais le service de ramasser ces objets et de les mettre en lieu sûr. Beaucoup d’hommes, que j’avais dépouillés de tout, se sont dégoûtés de la vie ou sont morts de désespoir. »

Le roi fut charmé de cette réponse et s’écria : « Cet homme m’a rendu des services et a secondé mes efforts. Qu’on le renvoie sur la terre avec un supplément de dix ans de vie. »

À ces mots, le médecin se jeta aux pieds du roi et lui dit en pleurant : « Grand roi ! puisque votre majesté rend de tels jugements, je vous supplie de me renvoyer sur la terre. J’ai encore, dans ma maison, un fils et une fille. J’ordonnerai à mon fils de se mettre voleur et à ma fille d’embrasser le métier de courtisane. »


CXIV

LE RAT ET LA GUÊPE.


Un rat et une guêpe s’étaient liés d’amitié, et voulaient vivre comme frère et sœur. Ils invitèrent un bachelier à leur servir de témoin. Celui-ci ne put s’en dispenser et alla au rendez-vous. Un ami lui dit : « Comment acceptez-vous un tel rôle, qui vous met au-dessous de cette vile engeance ? » Le bachelier répondit : « Comme l’un mord et l’autre pique, je ne puis me dispenser de leur obéir. »


CXV

L’AVEUGLE ET LES ODEURS.


Il y avait un homme qui avait perdu les yeux et était privé de la lumière, mais il savait reconnaître les choses à leur odeur. Un bachelier prit un volume du Si-siang-ki (l’Histoire du pavillon d’occident)[49], et le lui fit sentir. « C’est le Si-siang-ki, s’écria l’aveugle.

— Comment le savez-vous ? lui demanda le bachelier.

— C’est qu’il a, répondit l’aveugle, une certaine odeur de pommade et de fard. »

Le bachelier lui présenta ensuite le San-koué-tchi (l’Histoire des trois royaumes), le lui fit sentir et lui demanda ce que c’était. « C’est le San-koué-tchi, dit l’aveugle.

— Comment le savez-vous ?

— Parce qu’il a une certaine odeur de poudre de guerre[50], repartit l’aveugle, » Le bachelier était dans l’admiration. Il lui présenta une de ses compositions et la lui fit sentir. « C’est, dit l’aveugle, un de vos élégants écrits.

— Comment le savez-vous ?

— C’est, dit l’aveugle, qu’il exhale une certaine odeur d’huile[51]. »


CXVI

LE MAÎTRE D’ÉCOLE ET SON DISCIPLE.


Un maître d’école avait l’habitude de dormir dans le jour, et ne permettait pas à ses disciples d’en faire autant. Un écolier lui en ayant fait l’observation, il lui échappa de dire : « J’aime à voir en songe Tcheou-kong[52]. » Le lendemain, l’écolier suivit son exemple. Le maître le frappa pour l’éveiller et lui dit :

« Comment pouvez-vous dormir ainsi en plein jour ? »

L’élève lui répondit : « J’étais seulement allé voir Tcheou-kong.

— Que vous a dit Tcheou kong ? demanda le maître.

Tcheou-kong, m’a dit, repartit l’écolier, « Je n’ai point vu hier votre respectable maître. »


CXVII

LE MÉDECIN CÉLÈBRE.


Le roi des Enfers envoya un jour sur la terre un démon qui faisait partie de ses satellites, avec mission de lui chercher un médecin célèbre, et lui donna ainsi ses ordres :

« Le médecin devant la porte duquel vous ne verrez aucune âme indignée d’avoir quitté la vie, c’est celui-là qu’il me faut[53]. »

Le démon obéit aux ordres de son souverain, et remonta sur la terre. Chaque fois qu’il passait devant la porte d’un médecin, il y voyait une multitude de mânes indignées. À la fin, il arriva à une maison devant laquelle errait une seule âme. « Pour le coup, s’écria-t-il, celui qui demeure là doit être un habile médecin. »

Il s’informa, et apprit que c’était un médecin qui avait suspendu la veille son tableau de docteur[54].


CXVIII

LE MARI QUI FAIT ÉPILER SA BARBE.


Un homme dont la barbe grisonnait avait ordonné à sa seconde femme de lui arracher tous les poils blancs. Celle-ci voyant que les poils blancs étaient fort nombreux, se mit à les arracher. Comme elle ne pouvait venir à bout de les choisir, elle arracha en même temps tous les poils noirs. Sa besogne étant finie, le mari se regarda dans un miroir et fut rempli d’étonnement. Il gronda vertement sa seconde femme, qui lui dit : « Puisque je devais arracher les plus nombreux, pourquoi n’aurais-je pas arraché les plus rares ? »


CXIX

LE LETTRÉ ET LA TORTUE.


Il y avait un lettré qui voulait traverser un fleuve, et se désolait de ne point trouver de batelier pour le passer. Tout à coup, il aperçut une grande tortue et lui dit : « Ma sœur la tortue noire, veuillez prendre la peine de me passer ; je vous réciterai des vers pour vous remercier. »

La tortue lui dit : « Récitez d’abord des vers, je vous passerai après.

— Ne me trompez pas, lui dit le lettré. Je vais d’abord vous réciter deux vers ; quand vous m’aurez passé, je vous en réciterai deux autres. Qu’en dites-vous ?

— J’y consens, » répondit la tortue.

Le lettré dit alors : « J’ai traversé les neuf palais et j’ai franchi les quatre mers. Le roi des dragons en a pâli d’effroi. »

La tortue fut ravie de joie et transporta le lettré sur la rive opposée. Celui-ci reprit : « J’appartiens à la noble classe qui porte le bonnet et la ceinture. Je rougirais de converser avec une tortue noire. »


CXX

LE CRABE ET LA GRENOUILLE VERTE.


Un crabe et une grenouille verte s’étaient liés d’amitié pour vivre comme frère et sœur. Un jour, ils parièrent à qui traverserait un ruisseau, et convinrent que celui des deux qui le franchirait le premier serait considéré comme le chef de l’association, Cela dit, la grenouille verte prit son élan et traversa le ruisseau. Le crabe, marchant à pas lents, fut rencontré par une jeune fille qui l’attacha avec une corde de paille et l’arrêta tout court. La grenouille, ne le voyant pas venir, se retourna et lui dit : « Comment se fait-il que vous ne soyez pas encore passé ?

— Ne m’accusez pas de lenteur, répondit le crabe ; je serais déjà arrivé, si cette petite coquine ne m’eût arrêté. Voilà l’unique cause qui m’a retardé et m’a empêché de venir. »


CXXI

LE NOUVEAU DIEU DU TONNERRE.


Un jour, le Dieu du tonnerre voulait châtier un fils rebelle à ses parents. Celui-ci lui arrêta le bras et lui dit : « Ne me frappez pas. Je vous demanderai, ajouta-t-il, si vous êtes le nouveau ou l’ancien Dieu du tonnerre.

— Qu’entendez-vous par là ? lui demanda le Dieu.

— Si vous êtes le nouveau Dieu du tonnerre, répondit-il, je mérite d’être écrasé sur-le-champ ; mais si vous êtes l’ancien Dieu du tonnerre, je vous dirai que mon père s’est révolté autrefois contre mon aïeul. Où étiez-vous dans ce temps-là ? »


CXXII

LE VIEUX TIGRE ET LE SINGE.


Il y avait une fois un vieux tigre qui avait envie de manger un singe. Celui-ci lui dit pour le tromper : « Mon corps est bien petit, et il ne pourrait même vous fournir un seul repas. Sur la montagne qui est vis-à-vis, il y a un grand animal qui est capable de satisfaire votre noble appétit. Je vais marcher devant et vous y conduire. »

Quand ils furent arrivés tous deux sur la montagne, un cerf, armé d’un bois formidable, aperçut le tigre et soupçonna qu’il voulait le dévorer. Il alla au-devant du singe et lui dit : « Mon jeune ami, vous m’aviez promis dix peaux de tigre, aujourd’hui vous ne m’en apportez qu’une ; vous m’en devez encore neuf. »

À ces mots, le tigre fut effrayé et dit : « Je n’aurais jamais cru que ce petit singe fût aussi méchant. Il paraît qu’il veut me sacrifier pour payer ses anciennes dettes[55]. »


CXXIII

LE CHAT ET LE RAT.


Il y avait une fois un chat qui poursuivait un rat. Celui-ci, se voyant serré de près, entra dans une grande bouteille et s’y blottit. Le chat, qui ne voulait pas abandonner sa proie, resta près du vase en faisant le guet. Le rat, transi de peur, n’osait sortir de sa retraite. Tout à coup, le chat se mit à éternuer. Du fond de sa bouteille, le rat lui dit : « Je vous souhaite un grand bonheur.

— Cela ne vous regarde pas, lui dit le chat, mais, puisque vous êtes si obligeant, je vous avouerai que mon plus grand bonheur serait de vous manger. »


CXXIV

LE RAT ET LE CHAT.


Un rat et un chat étaient tranquillement assis à l’entrée de leur gîte particulier. Le rat n’osait sortir de son trou. Tout à coup un éternument retentit dans l’intérieur. Le chat dit d’un ton bienveillant : « Mille années, je vous souhaite ! » Les autres dirent : « Puisqu’il est si respectueux, qui nous empêche de lui faire une visite ?

— Est-ce qu’il a jamais eu un cœur sincère ? repartit le premier rat. C’est uniquement pour me tromper qu’il me souhaite de longues années. Si je sortais, il me croquerait à belles dents. »


CXXV

LE CHAT ET LES SOURIS.


Un homme, pour s’amuser, avait attaché un chapelet au cou d’un chat. Les souris se félicitèrent entre elles et dirent : « Ce respectable chat jeûne et prie le Bouddha ; décidément il ne nous mangera plus. »

En disant cela, elles se mirent à danser de joie dans le vestibule. Dès que le chat les eut vues, il en croqua plusieurs de suite.

Les autres souris s’enfuirent et se dirent secrètement : « Nous pensions, nous autres, qu’il priait le Bouddha et qu’il avait un cœur affectueux ; mais sa dévotion n’était qu’une pure comédie.

— Vous ne savez donc pas, dit une autre souris, que, dans le monde, ceux qui font les dévots et ont l’air de prier le Bouddha, ont le cœur dix fois plus cruel que les loups ? »


CXXVI

LE PHÉNIX ET LA CHAUVE-SOURIS.


Un jour que le phénix célébrait sa naissance, les oiseaux vinrent lui faire la cour et le féliciter. La chauve-souris seule ne vint pas. Le phénix lui en fit des reproches et lui dit : « Vous faites partie de mes sujets, pourquoi vous montrez-vous si fière ?

— J’ai quatre pieds, répondit la chauvesouris, et j’appartiens à la classe des quadrupèdes. À quoi bon vous féliciter ? »

Un autre jour, comme le Ki-lin célébrait aussi l’anniversaire de sa naissance, la chauve-souris s’absenta encore. Le Ki-lin la réprimanda à son tour. « J’ai des ailes, dit la chauve-souris, et j’appartiens à la classe des oiseaux. Pourquoi vous aurais-je félicité ? »

Le Ki-lin raconta à l’assemblée des quadrupèdes la conduite de la chauve-souris. Ils se dirent en gémissant : « Dans le monde, il y a aujourd’hui beaucoup de gens, au cœur sec et froid, qui ressemblent à cette méchante bête ; ils ne sont ni oiseaux ni quadrupèdes, et, en vérité, on ne sait qu’en faire. »


POÉSIES CHINOISES


ROMANCE DE MOU-LÂN,

OU LA FILLE SOLDAT.


Mou-lân est le nom d’une jeune fille qui, voyant son père malade et hors d’état de répondre à la conscription, s’enrôla pour lui, et servit, sans être reconnue, pendant douze ans.

Cette romance, que quelques personnes attribuent à Mou-lân elle-même, a été composée sous la dynastie des Liang, qui ont régné de 502 à 556. Elle est tirée du Supplément de l’Anthologie chinoise, en huit volumes, intitulée Thang-chi, c’est-à-dire Vers de la dynastie des Thang, sous laquelle fleurirent, de 618 à 907, les poètes les plus célèbres de la Chine.



ROMANCE.


Tsi-tsi, puis encore tsi-tsi[56]. |[57] Moulân tisse devant sa porte. | On n’entend pas le bruit de la navette ; | on entend seulement les soupirs de la jeune fille.

— « Jeune fille, à quoi songes-tu ? | Jeune fille à quoi réfléchis-tu ? — La jeune fille ne songe à rien, | la jeune fille ne réfléchit à rien. »

» Hier j’ai vu le livre d’enrôlement : | l’empereur lève une armée nombreuse. | Le livre d’enrôlement a douze chapitres : | dans chaque chapitre, j’ai vu le nom de mon père !

| Ô mon père, vous n’avez point de grand fils ! | Ô Mou-làn, tu n’as point de frère aîné !

| Je veux aller au marché pour acheter une selle et un cheval ; | je veux, dès ce pas, aller servir pour mon père. »

Au marché de l’orient, elle achète un cheval rapide ; | au marché de l’occident, elle achète une selle et une housse ; | au marché du midi, elle achète un long fouet.

Le matin, elle dit adieu à son père et à sa mère ; | le soir, elle passe la nuit sur le bord du fleuve Jaune. | Elle n’entend plus le père et la mère qui appellent leur fille ; | elle entend seulement le sourd murmure des eaux du fleuve Jaune. | Le matin, elle part et dit adieu au fleuve Jaune. | Le soir, elle arrive à la source de la rivière Noire. | Elle n’entend plus le père et la mère qui appellent leur fille ; | elle entend seulement les sauvages cavaliers de Yen-chan.

— « J’ai parcouru dix mille milles en combattant ; | j’ai franchi avec la vitesse de l’oiseau les montagnes et les défilés. | Le vent du nord apportait à mon oreille les sons de la clochette nocturne ; | la lune répandait sur mes vêtements de fer, sa froide et morne clarté. »

Le général est mort après cent combats. | Le brave guerrier revient après dix ans d’absence. | À son retour, il va voir l’empereur.

| L’empereur est assis sur son trône. | Tantôt il accorde une des douze dignités, | tantôt il distribue cent ou mille onces d’argent. — L’empereur me demande ce que je désire. — « Mou-làn ne veut ni charge ni argent. | Prêtez-lui un de ces chameaux qui font mille milles en un jour, | pour qu’il ramène un enfant sous le toit paternel. »

Dès que le père et la mère ont appris le retour de leur fille, | Ils sortent de la ville et vont au-devant d’elle. | Dès que les sœurs cadettes ont appris le retour de leur sœur aînée, | elles quittent leur chambre, parées des plus riches atours. | Dès que le jeune frère apprend le retour de sa sœur, | il court aiguiser un couteau pour tuer un mouton.

— « Ma mère m’ouvre le pavillon de l’orient, | et me fait reposer sur un siège tourné à l’occident. | Elle m’ôte mon costume guerrier et me revêt de mes anciens habits. | Mes sœurs, arrêtées devant la porte, ajustent leur brillante coiffure, | et enlacent des fleurs d’or dans leurs cheveux. »

Mou-lân sort de sa chambre et va voir ses compagnons d’armes ; | ses compagnons d’armes sont frappés de stupeur. | Pendant douze ans, elle a marché dans leurs rangs, et ils ne se sont point aperçus que Mou-lân fût une fille.

On reconnaît le lièvre qui trébuche en courant ; | on reconnaît sa compagne à ses yeux effarés ; | mais quand ils trottent côte à côte, qui pourrait distinguer leur sexe ?


BALLADE.


NI-KOU-SSE-FAN.
OU
LA RELIGIEUSE QUI PENSE AU MONDE.


À la première ville, une jeune religieuse entre dans le temple ; | elle tient dans sa main un chapelet de perles blanches, et ses yeux sont mouillés de larmes. — « Pauvre jeune fille ! Quel malheur pour moi d’avoir quitté le monde ! | Je suis dans la fleur de mon printemps, et je n’ai point d’époux !  ? »

Elle laisse échapper une plainte contre son père, un murmure contre sa mère. — « Il ne fallait pas me traîner dans un cloître, où tous les matins on adore Kouan-in et Fo (Bouddha). | Quand le soir est venu, je songe à prendre un époux, un époux orné de grâces et d’esprit. »

À la deuxième veille, la jeune religieuse s’afflige et se lamente. — « Je songe à mes sœurs qui ont chacune un charmant époux, | et qui brillent par leur toilette et par leur beauté. | Elles tiennent dans leurs bras de jolis enfants, qui appellent leur mère d’une voix caressante.

« Plus j’y pense, plus mon âme se brise de douleur. Elles ont arrangé leurs noirs cheveux, et montrent ce que peuvent l’adresse et le désir de plaire. | Des fleurs nouvellement cueillies se balancent légèrement sur leur tête, | et des anneaux d’or pendent à leurs oreilles. »

À la troisième veille, la jeune religieuse pense et soupire. — « Je vois le disque arrondi de la lune[58] | qui se tourne vers l’occident, | pendant que je suis au temple, plongé dans une rêverie silencieuse. » | Elle lave ses mains pour brûler de l’encens, et prononce : — « ’O-mi[59] !

« Nan-wou Rouan-chi-in ! Nan-wou Kouan-chi-in ! | Divinité protectrice, montrez à votre servante une tendre compassion, | et mariez-la vite à un bel époux. | Je ferai rebâtir votre chapelle, | Je vous ferai élever une statue d’or. »

À la quatrième veille, la jeune religieuse dormait d’un profond sommeil. — « J’ai aperçu en songe un jeune étudiant qui entrait dans ma cellule. | Il m’attire vers lui et me presse sur son cœur. | Il s’appuie sur mon lit et me comble de caresses.

« Au milieu de mon songe, il m’adresse des paroles de tendresse et d’amour. | Qu’entends-je ! le vent agite ma porte, et le marteau sonore retentit dans mon âme émue… | Je m’éveille et mon illusion s’évanouit ! | Je me retourne sur ma couche humide de larmes, | et je retombe dans un vide affreux. »

À la cinquième veille, la jeune religieuse s’endort jusqu’à l’heure où le ciel se colore des premiers rayons du jour. — L’oiseau kinhi se dresse sur la branche, et entonne le chant matinal qui annonce l’aurore. | « Je récite les prières sacrées, mais mon âme ardente est en proie aux plus cruels tourments. | Je n’ai qu’une pensée, je ne forme qu’un désir : | c’est de descendre de la montagne pour chercher un époux, »

Elle laisse échapper une plainte contre son père, un murmure contre sa mère : — « Il ne fallait pas, non, il ne fallait pas m’enfermer dans un cloître. | Une chose m’étonne, une chose me confond : | c’est la réponse de celui qui tira mon horoscope. | Celui qui tira mon horoscope dit que j’étais destinée à vivre seule, | que je devais renoncer au monde.

« Les femmes du monde se nourrissent de mets délicieux, | et les saveurs les plus exquises réjouissent leur palais. | La pauvre religieuse n’a d’autre aliment que du riz insipide, | d’autre breuvage que du thé amer. | Les femmes du monde s’habillent d’étoffes moelleuses, d’étoffes tissues d’or et de soie. | Cette triste esclave n’a d’autre vêtement qu’une tunique de laine, formée de pièces grossièrement cousues.

« Ce matin le supérieur est sorti : | Je veux m’échapper du cloître et aller chercher un amant. | Je ne redoute point l’indiscrétion des personnes qui fréquentent le couvent. | Je veux un époux, je le veux tendre et passionné. | L’an prochain, je serai mère ! L’an prochain, un bel enfant sera suspendu à mon sein !

« Quand je l’aurai nourri jusqu’à l’âge d’un an, jusqu’à l’âge de deux ans. | Il me tirera, doucement par ma robe, et, de sa voix enfantine, il m’appellera ma-ma (maman). | Quand je l’aurai élevé jusqu’à l’âge de sept ans, jusqu’à l’âge de huit ans, | je l’enverrai à l’école, je veux qu’il devienne savant.

« Il étudiera avec ardeur, il étudiera jusqu’à dix-huit ans. | Déjà il sait à fond les quatre livres moraux et les cinq livres canoniques. | Il n’attend plus que le moment où l’empereur va ouvrir lui-même le concours général. | S’il n’obtient pas le premier rang sur la liste des docteurs, il obtiendra au moins le troisième.

« Le courrier part comme un éclair et m’annonce l’arrivée de mon fils. | D’abord il doit saluer son père, ensuite il saluera sa mère. | Eh bien ! mes espérances n’ont pas été déçues. | Arrangeons avec symétrie mes tresses ondoyantes ; | Allons jouir de sa gloire et de mon bonheur ! »

Elle dit, et brise sa chaîne importune, | comme le poisson brise la soie qui le retenait captif ; | et, n’écoutant que sa passion, | elle s’élance de la montagne pour aller chercher un époux.


KOUAN-FOU-YOUAN.

ÉLÉGIE SUR LA MORT D’UNE ÉPOUSE.


Le premier jour de l’année, à la cinquième veille, à l’époque où l’hiver déploie toutes ses rigueurs, | ma tendre épouse est morte. Est-il au monde un homme plus malheureux que moi ? | Si tu vivais encore, je t’aurais donné une autre toilette pour passer le nouvel an. | Mais hélas ! tu es déjà descendue au sombre empire qu’arrose la fontaine Jaune ! Pour que l’époux et l’épouse puissent se voir encore, | viens me visiter au milieu de la nuit, viens à la troisième veille ; | je veux renouer les douces illusions du passé.

À la seconde lune, à la naissance du printemps, le soleil brille plus longtemps au ciel ; | toutes les familles lavent dans une eau pure leurs robes et leurs habits. | Les maris qui ont encore leur épouse, se plaisent à la parer de nouveaux vêtements. | Mais moi, qui ai perdu mon épouse, je suis en proie à une douleur qui me mine et me consume. | J’ai éloigné de ma vue l’étroite chaussure qui enfermait ses jolis pieds. | Quelquefois j’ai songé à prendre une seconde compagne. Mais où en trouverais-je une autre aussi belle, aussi spirituelle, aussi affectueuse ?

À la troisième lune, c’est l’époque qu’on appelle Tsing-ming. | Le pêcher épanouit ses fleurs vermeilles, et les saules commencent à déployer leur verdoyante chevelure. | Les maris qui ont encore leurs femmes vont visiter avec elles les tombeaux de leurs parents. | Mais moi, qui ai perdu la mienne, je vais seul visiter sa tombe. | À la vue des lieux où repose sa cendre, des larmes brûlantes ruissellent le long de mes joues. | Je lui fais des offrandes funèbres, je brûle pour elle des images de papier doré. — « Tendre épouse, lui dis-je, d’une voix pleine de larmes, où es-tu ? tendre épouse, où es-tu ? » Mais hélas ! elle est sourde à mes cris ! | Je vois un tombeau solitaire, mais je ne puis voir mon épouse.

À la quatrième lune, à l’époque appelée Mang-tchong, l’air est pur, le soleil brille dans toute sa splendeur. | Combien de maris ingrats se livrent au plaisir, et oublient celles qu’ils ont perdues ! | L’époux et l’épouse sont comme deux oiseaux d’une même forêt. | Quand vient le terme fatal, ils s’envolent chacun de leur côté. | Cette beauté si accomplie, cette tendresse sans bornes, se sont évanouies en un matin. | Pourquoi, hélas ! deux époux si intimement unis n’ont-ils pu vivre et blanchir ensemble ? | Je suis comme un homme qu’un songe enchanteur a bercé d’une douce illusion. | À son réveil, il cherche la jeune immortelle qui charmait ses oreilles et ses yeux, | et il ne trouve plus autour de lui que le vide, la solitude et le silence !

À la cinquième lune, à l’époque appelée Touan-yang, des barques à tête de dragon sillonnent les eaux. | On fait chauffer le vin le plus exquis ; | On amoncelle sur des corbeilles les fruits les plus délicieux. | Chaque année, à cette époque, j’aimais à partager avec ma femme et mes enfants les plaisirs de ces fêtes naïves. | Mais aujourd’hui je suis inquiet et agité, je suis en proie aux plus cruelles angoisses. | Je pleure du matin au soir, et du soir au matin ; | à chaque instant je sens que mon âme va se briser de douleur. | Que vois-je ? de jolis enfants folâtrent gaiement devant ma porte. | Je comprends leurs plaisirs : ils ont une mère qui les presse souvent sur son sein ! | Éloignez-vous, tendres enfants : vos joyeux ébats ne font que me déchirer le cœur.

À la sixième lune, à l’époque appelée Sanfo, il est difficile de supporter l’ardeur brûlante du jour. | Les riches et les pauvres font sécher leurs habits. | Je vais prendre une robe de soie, et l’exposer aux rayons du soleil. Je vais exposer aussi les souliers brodés de mon épouse. | Regardons ! voilà la robe dont elle se parait aux jours de fête ; | voilà l’élégante chaussure qui enchâssait ses jolis pieds. | Mais où est mon épouse ? où est la mère de mes enfants ? | Il me semble qu’une lame d’acier glace et divise mon cœur.

À la septième lune, à l’époque appelée Ki-kiao, je ne puis retenir les larmes qui inondent mes yeux. | C’est alors que Nieou-lân visite dans le ciel son épouse Tchi-niu. | J’avais aussi ime belle épouse, mais j’en suis séparé à jamais ! j’ai sans cesse devant les yeux cette figure ravissante qui éclipsait les fleurs. | Que je marche, que je coure, que je sois assis ou couché, l’idée de sa perte déchire sans cesse mon cœur. | Quel est le jour où je n’aie point pensé à ma tendre épouse, | quelle est la nuit où je ne l’aie point pleurée jusqu’au matin ?

Le quinzième jour de la huitième lune, lorsque son disque brille dans tout son éclat, | on offre aux dieux des melons et des gâteaux qui ont une forme arrondie comme l’astre des nuits. | Les hommes et les femmes vont deux à deux se promener dans la campagne, et jouir de la douce clarté de la lune. | Mais le disque arrondi de la lune ne ferait que me rappeler l’épouse que j’ai perdue. Tantôt, pour dissiper mes ennuis, je verse dans ma coupe un vin généreux ; | tantôt je prends ma guitare, mais elle résonne à peine sous ma main languissante. | Mes parents et mes amis viennent m’inviter tour à tour, | mais mon cœur rempli d’amertume se refuse à aller partager leurs plaisirs.

À la neuvième lune, à l’époque appelée Tchong-yang, les chrysanthèmes ouvrent leurs calices d’or, | et tous les jardins exhalent une odeur embaumée. | Je voudrais aller cueillir un bouquet de fleurs nouvellement écloses, | si j’avais encore une épouse qui pût en orner ses cheveux ! | Mes yeux se mouillent de larmes, mes mains se contractent de douleur, et frappent mon sein décharné ! | Je rentre dans la chambre brillante qu’habitait mon épouse. | Mes deux enfants me suivent, et viennent tristement embrasser mes genoux. | Ils me tirent chacun par la main et m’appellent d’une voix étouffée. | Ils me demandent leur mère par leurs larmes, leurs gestes et leurs sanglots !

Le premier jour de la dixième lune, les riches et les pauvres offrent à leurs épouses des habits d’hiver. | Mais moi, qui n’ai plus d’épouse, à qui offrirai-je des vêtements d’hiver ? | Quand je songe à celle qui partageait ma couche, qui reposait sur le même oreiller, | je brûle pour elle des images de papier doré, et mes larmes coulent en abondance. | J’envoie ces offrandes à celle qui habite sur les bords de la fontaine Jaune. | J’ignore si ces dons funèbres seront utiles aux mânes de celle qui n’est plus, | mais du moins son époux lui aura payé un tribut d’amour et de regrets.

À la onzième lune, quand j’ai salué l’hiver, j’appelle plusieurs fois ma belle épouse. | Dans mon lit glacé, je ramasse mon corps, je n’ose dormir les jambes étendues, | et la moitié de la couverture de soie flotte sur une place vide. | Je soupire et j’invoque le Ciel : je le supplie d’avoir pitié d’un époux qui passe des nuits solitaires. | À la troisième veille, je me lève sans avoir dormi, et je pleure jusqu’à l’aurore.

À la douzième lune, au milieu des rigueurs de l’hiver, j’appelais ma tendre épouse… — « Où es-tu ? lui disais-je. Je songe à toi tout le jour, et je ne puis voir ton visage. » | Mais la dernière nuit de l’année, elle m’est apparue en songe. | Elle presse ma main dans la sienne, et me sourit d’un œil humide de larmes ; | elle m’enlace dans ses bras caressants, et m’enivre, comme autrefois, de ravissement et de bonheur. — « Je t’en prie, me dit-elle, ne te tourmente point de mon souvenir. | Désormais, je viendrai ainsi toutes les nuits te visiter en songe. »


LE VILLAGE DE KIANG.

ARGUMENT.


Cette pièce a été composée vers l’an 759, par Tou-fou, qui tient un des premiers rangs parmi les poètes de la Chine.

Sou-tsong étant monté sur le trône, Tou-fou quitta précipitamment Fou-tcheou pour aller offrir ses services au nouvel empereur, mais il fut pris par une troupe de brigands et passa pour mort. Quelque temps après, il fut assez heureux pour s’échapper de leurs mains, et se rendit à Fong-tsiang, où résidait la cour. Il y avait déjà plusieurs années qu’il remplissait une charge dans le palais de Sou-tsong, lorsqu’il apprit que sa famille était dans la plus grande détresse. L’empereur lui permit d’aller la visiter pour lui porter des consolations et des secours.

C’est à cette occasion qu’il composa la pièce intitulée le Village de Kiang. Elle est tirée de ses œuvres complètes, en vingt livres, qui existent à la bibliothèque impériale.

LE VILLAGE DE KIANG.


Le pied du soleil s’abaisse lentement vers la terre, | et des montagnes de nuages rouges empourprent l’occident. | Dans la cabane isolée, les coqs poussent des cris confus, | en voyant un étranger qui arrive de mille lis.

Ma femme et mes enfants ; étonnent de me voir vivant, | et, revenus de leur surprise, ils essuient les perles de leurs larmes. | Dans ces temps d’anarchie, j’ai été le jouet des orages, | et c’est au hasard que je dois de respirer encore.

Mes voisins accourent et franchissent les murs pour me voir. | Muets de joie et de saisissement, ils poussent de longs soupirs. | La nuit s’écoule, une nouvelle lampe remplace la lampe mourante ; | ils me regardent sans mot dire, comme un homme qu’on voit en songe.

Sur le soir de l’année, je dérobe à l’État ma frêle existence, | et je reviens dans ma famille, goûter quelques instants de bonheur. | Mes jolis enfants ne peuvent s’arracher de mes genoux ; | ils craignent que je ne parte encore.

Jadis, il m’en souvient, j’aimais à chercher le frais ; | j’aimais à me promener autour de l’étang, à m’asseoir au pied des arbres qui le couronnent. | Maintenant le vent du nord me perce de ses flèches aiguës ; | maintenant les angoisses de ma famille m’abreuvent de mille douleurs.

Les grains que l’on distille sont déjà moissonnés ; | déjà je sens l’odeur spiritueuse qui s’exhale de la cuve. | Le vin n’a pas encore acquis sa saveur enivrante, | mais il peut adoucir l’amertume de mon cœur.

Les coqs en émoi remplissent l’air de leurs cris ; | à l’approche de mes hôtes, ils redoublent leurs bruyants ébats. | Chassés de la cour, ils se réfugient sur les arbres, | et de loin on entend frapper à la porte de bois.

Arrivent quatre vieillards dont l’âge a blanchi les cheveux. | Ils m’interrogent sur mon long voyage. | Chacun apporte sa modeste offrande ; | l’un me verse du vin trouble, l’autre du vin limpide.

D’une voix émue, ils excusent la faiblesse de leur vin, « Ces champs si fertiles en grains[60] n’ont plus de bras pour les cultiver. | Hélas ! le feu de nos discordes n’est pas encore éteint ; | nos fils sont tous partis pour la guerre d’orient !

— Touché de ce tendre intérêt, qui adoucit mes souffrances, | je veux, bons vieillards vous dire une chanson. » | Mes chants ont cessé ils m’écoutent encore, le cœur gros de soupirs. | Puis immobiles, les yeux au ciel, ils essuient les larmes qui roulent le long de leurs joues.


LA VISITE DU DIEU DU FOYER

À IU-KONG, LÉGENDE DE LA SECTE DES TAO-SSE.


Sous la dynastie des Ming, dans les années appelées Kia-tsing (de 1522 à 1567), il avait, dans la province de Kiang-si, un homme nommé Iu-kong. Son nom posthume était Tou, et son titre honorifique Liang-tchin. Il était doué d’une rare capacité, et avait acquis une érudition aussi solide que variée ; | il obtint, à l’âge dix-huit ans, le grade de bachelier. À chaque examen, il ne manquait jamais d’être le premier de tous les concurrents. Mais quand il eut atteint l’âge de trente ans, la détresse dans laquelle il se trouvait l’obligea de donner des leçons pour vivre, et s’étant lié avec une dizaine de bacheliers qui avaient étudié dans le même collège, il entra avec eux dans l’Association du dieu Wen-tchang-ti-kiun[61]. Il gardait avec soin le papier écrit ; il donnait la liberté aux êtres vivants ; il s’abstenait des plaisirs des sens, du meurtre des animaux et des péchés de la langue. Après avoir suivi fidèlement cette règle de conduite pendant de longues années, il se présenta sept fois de suite au concours pour la licence, et ne put obtenir le grade auquel il aspirait.

Il se maria et eut cinq fils ; le quatrième tomba malade et fut emporté par une mort prématurée. Son troisième fils, qui était doué d’une jolie figure et d’une rare intelligence, avait deux taches noires sous la plante du pied gauche. Son père et sa mère avaient pour lui une tendresse toute particulière. À l’âge de huit ans, il alla jouer un jour dans la rue, et se perdit, sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu.

Il eut quatre filles, et ne put en conserver qu’une. Sa femme perdit la vue à force de pleurer ses enfants. Quoique Iu-kong travaillât péniblement tout le long de l’année, sa détresse ne faisait que s’accroître de jour en jour. Il rentra en lui-même, et voyant qu’il n’avait pas commis de grandes fautes, il se résigna, non sans murmure, aux châtiments que lui envoyait le ciel.

Quand il eut passé l’âge de quarante ans, chaque année, à la fin de la douzième lune, il écrivait une prière sur du papier jaune, qu’il brûlait devant l’Esprit du foyer, en le priant de porter ses vœux jusqu’au ciel. Il continua cette pratique pendant plusieurs années, sans en recevoir la plus légère récompense.

À l’âge de quarante-sept ans, il resta assis, le dernier soir de l’année, auprès de sa femme aveugle et de sa fille unique. Réunis tous trois dans une chambre, qui offrait le plus triste dénûment, ils tâchaient d’adoucir leurs peines en se consolant l’un l’autre, lorsque, tout à coup, on entend frapper à la porte.

Iu-kong prend sa lampe, et va voir d’où vient ce bruit. Il aperçoit un homme portant un vêtement noir et un bonnet carré, et dont la barbe et les cheveux étaient à moitié blanchis par l’âge. Ce personnage lui fit un profond salut, et alla ensuite s’asseoir. « Mon nom de famille est Tchang, dit-il à Iu-kong, j’arrive d’un long voyage. J’ai entendu vos soupirs et vos plaintes, et je viens exprès pour vous consoler dans votre détresse. »

Iu-kong fut rempli d’étonnement, et lui donna toute sorte de marques de déférence et de respect. « Pendant ma vie entière, dit-il à Tchang, je me suis livré aux lettres et à la pratique de la vertu, et cependant je n’ai pu obtenir jusqu’ici aucun avancement. La mort m’a enlevé presque tous mes enfants ; ma femme a perdu la vue, et à peine pouvons-nous gagner de quoi nous garantir de la faim et du froid. « Il ajouta qu’il n’avait cessé d’implorer l’Esprit du foyer, et de brûler devant lui des prières écrites.

« Il y a bien longtemps, reprit Tchang, que je connais toutes les affaires de votre maison. Vous avez comblé la mesure de vos mauvaises pensées. Uniquement occupé du soin d’acquérir une vaine renommée, vous adressez au ciel des suppliques offensantes, qui ne sont remplies que de plaintes et de récriminations. Je crains bien que votre châtiment ne s’arrête pas là. »

Iu-kong fut frappé d’effroi, « J’avais appris, dit-il avec émotion, que, dans l’autre monde, les plus petites vertus étaient inscrites sur un livre. J’ai juré de faire le bien, et pendant longtemps j’ai suivi avec respect les règles qui m’étaient tracées. Peut-on dire que je n’ai travaillé qu’à acquérir une vaine réputation ?

— Mon ami, lui répondit Tchang, parmi ces préceptes, il en est un qui recommande de respecter les caractères écrits. Et cependant, vos élèves et vos condisciples se servent souvent de livres anciens pour revêtir les murs de leur chambre et faire des enveloppes ; il y en a même qui les emploient à essuyer leur table. Puis ils s’excusent en disant que, s’ils salissent ce papier, ils le brûlent immédiatement. Cela se passe tous les jours sous vos yeux, et cependant vous ne leur adressez jamais une parole pour les en empêcher. Vous-même, si vous trouvez dans la rue un morceau de papier écrit, vous le rapportez chez vous et vous le jetez au feu. Dites-moi un peu, à quoi sert de le brûler ? Il est vrai que, tous les mois, vous mettez en liberté des animaux destinés à périr ; mais vous suivez aveuglément la foule, et vous n’agissez que d’après les conseils des autres. Il semble que vous resteriez incertain et irrésolu s’ils ne vous donnaient les premiers l’exemple. La bonté, la compassion, n’ont jamais ému votre cœur. Vous souffrez qu’on serve sur votre table des chevrettes et des écrevisses ; ne sont-elles pas douées aussi du principe de la vie ? Je passe aux péchés de la langue. Vous brillez par la facilité de l’élocution et par la force du raisonnement, et vous ne manquez jamais de vaincre et de réduire au silence tous ceux qui discutent avec vous. Vous n’ignorez pas que, dans ces circonstances, les paroles qui s’échappent de la bouche blessent le cœur et affaiblissent l’amitié des autres. Souvent même, entraîné par la chaleur du discours, vous abusez de votre supériorité, et vous déchirez vos adversaires par de mordantes railleries. Vous les percez des traits acérés de votre langue, et vous attirez sur vous la colère des dieux. Vous ignorez le nombre de vos fautes qui sont inscrites dans l’autre monde, et vous vous peignez comme le plus vertueux des hommes. Qui est-ce qui prétendrait me tromper ? Croyez-vous qu’on puisse en imposer au ciel.

« Il est vrai que vous ne faites aucune action déshonnête ; mais quand vous apercevez une belle femme dans la maison d’autrui, vous la dévorez des yeux, un trouble subit vous agite, et vous ne pouvez la bannir de vos pensées. Dès ce moment, vous avez commis un adultère au fond de votre cœur ; seulement vous ne l’avez pas consommé ! Rentrez un instant en vous-même : auriez-vous assez d’empire sur vous pour imiter le sage Lou-nân-tse[62], si vous vous trouviez dans la même position que lui ? Ainsi, vous dites que vous vous êtes conservé pur et chaste pendant toute votre vie, et vous croyez pouvoir vous présenter sans crainte devant le Ciel et la Terre, devant les Démons et les Esprits ! Vous mentez à vous-même. Si donc vous suivez ainsi les préceptes que vous avez juré d’observer, qu’est-il besoin de parler de tous les autres ?

« J’ai présenté au ciel les suppliques que vous avez brûlées devant mon autel. Le Maître suprême a chargé un Esprit d’observer assidûment vos bonnes ou mauvaises actions ; et pendant plusieurs années, il n’a pas trouvé en vous une seule vertu qui fût digne d’être inscrite sur son livre.

« Quand vous êtes seul et livré à vous-même, je ne vois dans votre cœur que des pensées d’avarice, des pensées d’envie, des pensées d’égoïsme, des pensées d’orgueil, des pensées de mépris, des pensées d’ambition, des pensées de haine et d’ingratitude contre vos bienfaiteurs et vos amis. Elles naissent, elles pullulent en si grand nombre au fond de votre cœur, qu’il me serait impossible de les énumérer jusqu’au bout. Les dieux en ont déjà inscrit une multitude, et les châtiments du ciel ne feront que s’accroître de jour en jour. Puisque vous n’avez pas même le temps d’échapper aux calamités qui vous menacent, à quoi bon prier pour obtenir le bonheur ? »

À ces mots, Iu-kong fut frappé de terreur ; il se prosterna contre terre et versa un torrent de larmes. « Seigneur, s’écria-t-il en soupirant, puisque vous savez les choses cachées, je reconnais que vous êtes un dieu. Je vous en supplie, daignez me sauver !

— Mon ami, lui dit Tchang, vous étudiez les livres des anciens, vous êtes éclairé sur vos devoirs, et l’amour du bien vous a toujours causé une véritable joie. Quand vous entendez prononcer une parole vertueuse, vous êtes, dans ce moment, transporté de zèle et d’émulation ; la vue d’une bonne action vous fait bondir de joie. Mais à peine l’une et l’autre ont-elles cessé de frapper vos yeux et vos oreilles, que vous les oubliez sur-le-champ. La foi n’a pas jeté dans votre cœur de profondes racines, et c’est pour cela que vos bons principes n’ont pas de base solide. Aussi, les paroles et les actions vertueuses de votre vie entière, n’ont jamais eu qu’une vaine apparence et des dehors spécieux. Avez-vous jamais fait une seule action qui décelât une vertu vraie et solide ? Et cependant, lorsque votre cœur est rempli de mauvaises pensées, qui vous lient et vous enveloppent de toutes parts, vous osez demander au ciel la récompense qui n’appartient qu’à la vertu ! Vous ressemblez à un homme qui sèmerait tout son champ de chardons et d’épines, et qui en attendrait une riche moisson. Ne serait-ce pas le comble de la folie ?

« Dorénavant, armez-vous de courage, et bannissez toutes les pensées cupides, les pensées obscènes, et en général toutes les pensées déréglées qui se présenteront à votre esprit. Vous recueillerez une moisson de pensées pures et vertueuses, et c’est alors que vous devrez tourner tous vos efforts vers la pratique du bien. S’il se présente une bonne action proportionnée à vos forces, hâtez-vous de la faire d’un cœur ferme et résolu, sans calculer si elle est grande ou petite, difficile ou facile, si elle vous rapportera du profit ou de la réputation. Si cette bonne action est au-dessus de vos forces, employez de même tout votre zèle et toute votre ardeur, afin de montrer au moins l’intention pleine et entière de l’exécuter. Votre premier devoir est une patience sans bornes ; votre second devoir, une infatigable persévérance. Gardez-vous surtout de vous laisser aller à la tiédeur ; gardez-vous de vous tromper vous-même. Quand vous aurez suivi longtemps cette règle de conduite, vous en retirerez des avantages incalculables. Vous m’avez servi dans l’intérieur de votre maison avec un cœur pur et respectueux, et c’est pour cela que je suis venu exprès vous apporter ces instructions. Si vous vous hâtez de les pratiquer de toute la force de votre âme, vous pourrez apaiser le ciel, et le disposer à changer sa décision. »

En disant ces mots, il entra dans l’intérieur de la maison. Iu-kong se leva avec empressement et le suivit. Mais quand il fut arrivé auprès du foyer, il disparut. Il reconnut que c’était l’Esprit du foyer, qui préside à la destinée des hommes. Il brûla aussitôt des parfums en son honneur, et le remercia en se prosternant jusqu’à terre. Le lendemain, qui était le premier jour de la première lune de l’année, il adressa ses hommages et ses prières au ciel ; il se corrigea de ses fautes passées, et commença à faire le bien dans toute la sincérité de son cœur. Il changea son nom honorifique, et adopta celui de Tsing-i-tao-jin, c’est-à-dire le Tao-ssé dont les pensées sont pures ; puis, il écrivit le serment de bannir toutes les pensées coupables.

Le premier jour, mille pensées confuses venaient l’assiéger en foule ; tantôt il tombait dans le doute, tantôt dans l’indifférence et la tiédeur. Il laissait passer sans fruit les heures et les jours, et il ne tarda pas à rentrer dans la voie où il s’était perdu. Enfin, il se prosterna devant l’autel du grand dieu Kouân-în, qu’il adorait dans sa maison, et versa des larmes de sang. « Je jure, dit-il, que mon unique désir est de ne plus former que de bonnes pensées, de me conserver pur et intègre, et d’employer toutes les forces de mon âme pour avancer de plus en plus dans la perfection. Si je me ralentis de l’épaisseur d’un cheveu, puissé-je tomber pour toujours dans les profondeurs de l’enfer ! »

Tous les jours, il se levait de grand matin, et prononçait cent fois, d’un cœur sincère et pénétré, le nom sacré de Ta-ts’é, Tap’eï[63], afin d’obtenir l’assistance divine.

Dès ce moment, il observait ses pensées, ses paroles, ses actions, comme si des esprits eussent été constamment à ses côtés ; il n’osait se permettre le plus léger écart. Toutes les fois qu’il se présentait quelque chose d’utile aux hommes ou aux animaux, il n’examinait pas s’il s’agissait d’une grande ou d’une petite affaire, s’il avait du loisir ou s’il était sérieusement occupé, s’il avait ou n’avait pas les moyens et la capacité nécessaires pour l’exécuter. Il se hâtait de l’entreprendre avec une joie qui tenait de l’enthousiasme, et ne s’arrêtait qu’après avoir complètement réussi. Il faisait le bien aussi souvent qu’il en trouvait l’occasion, et répandait au loin des bienfaits secrets. Il remplissait fidèlement ses devoirs, et s’appliquait à l’étude avec un zèle infatigable. Il pratiquait l’humilité, supportait les affronts, et s’efforçait de convertir et de diriger vers le bien tous les hommes qu’il rencontrait. Les jours entiers ne suffisaient pas à tant de bonnes œuvres. Le dernier jour de chaque mois, il faisait le résumé de toutes ses actions et de toutes ses paroles pendant les trente jours qui venaient de s’écouler, et l’écrivait sur un papier jaune qu’il brillait devant le dieu du foyer, Iu-kong se mûrit bientôt dans la pratique de toutes les vertus. Faisait-il un mouvement, il était suivi de mille bonnes œuvres ; restait-il en repos, nulle pensée coupable ne venait troubler la pureté de son âme. Il persévéra ainsi pendant trois ans.

Quand il eut atteint l’âge de cinquante ans (c’était la deuxième année du règne de Wan-li[64]), Tchang-kiang-lin avait la charge de premier ministre. L’examen des Ts’in-ssé[65] étant terminé, il chercha un maître pour faire l’éducation de son fils.

Toutes les personnes qu’il consulta lui recommandèrent Iu-kong d’une voix unanime. Le ministre alla l’inviter lui-même, et l’emmena à la capitale avec sa famille.

Tchang, pénétré de respect pour la vertu de Iu-kong, usa de son influence pour le faire entrer dans le collège impérial. L’année ping-tsé (1576), il se présenta au concours, et obtint le grade de licencié. L’année suivante, il fut élevé au rang de Ts’in-ssé (docteur).

Un jour, il alla rendre visite à un eunuque nommé Yang-kong.

Yang lui présenta ses cinq fils, qu’il avait fait acheter dans les différentes parties de l’empire, afin qu’ils fussent la consolation de sa vieillesse. Parmi eux, se trouvait un jeune homme de seize ans. Iu-kong crut reconnaître les traits de sa figure, et lui demanda quel était son pays natal. — Je suis, dit le jeune homme, du pays de Kiang-yeou. Dans mon enfance, j’entrai par mégarde dans un bateau de grains qui partait. Je me souviens encore, quoique confusément, du nom de ma famille et de celui du village où je suis né.

Iu-kong éprouva un mouvement de surprise et d’émotion. L’ayant prié de découvrir son pied gauche, il reconnut les deux taches noires, et s’écria d’une voix forte : Vous êtes mon fils !

Yang-kong partagea l’étonnement du père, et lui rendit son fils qui l’accompagna dans son hôtel.

Iu-kong courut avertir sa femme de cet heureux événement. Elle embrassa tendrement son fils, et versa des larmes de douleur et de joie. Le fils, pleurant à son tour, pressa dans ses mains le visage de sa mère ; il effleura ses yeux aveugles avec sa langue, et soudain elle recouvra la vue.

Iu-kong fit éclater sa joie au milieu des larmes qui humectaient encore ses yeux.

Dès ce moment, il renonça aux emplois, et prit congé de Tchang-kiang-lin pour retourner dans son pays natal. Tchang, touché de sa vertu, ne le laissa partir qu’après lui avoir fait accepter de riches présents.

Iu-kong, étant arrivé dans son pays natal, continua à pratiquer le bien avec une nouvelle ardeur. Son fils se maria, et eut de suite sept fils, qu’il éleva tous, et qui héritèrent des talents et de la réputation de leur aïeul. Iu-kong composa un livre où il raconta l’histoire de sa vie, avant et après son heureuse conversion, et le fit servir à l’instruction de ses petits-fils. Il vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt-huit ans, et tout le monde regarda cette longue vieillesse comme la récompense de ses actions vertueuses, qui avaient changé en sa faveur les décrets du ciel.


NOUVELLES CHINOISES


AVERTISSEMENT

SUR LA MORT DE TONG — TCHO.


Les Chinois possèdent plusieurs romans historiques fort estimés. L’un des plus célèbres est le San-koué-tchi, qui renferme, en vingt volumes, l’histoire de trois royaumes, Cho, Weï et Wou, entre lesquels la Chine fut partagée, l’an 220 de notre ère, lorsque la dynastie des Han orientaux s’éteignit avec l’empereur Hien-ti, sous le règne duquel eut lieu, en l’an 102, la mort du ministre Tong-tcho.

Tchin-cheou, qui écrivit, vers la fin du iiie siècle, l’histoire des trois royaumes dont nous venons de parler, raconte en quelques lignes la mort de Tong-tcho, qui, de simple général, s’éleva promptement au rang de Thaï-ssé ou premier ministre. Nous ajouterons quelques détails empruntés aux annales de la Chine.

Tong-tcho se trouvait à la tête d’une armée nombreuse qui lui avait été confiée pour étouffer une insurrection ; il accrut rapidement sa puissance, au point de paralyser celle de l’empereur, qu’il détrôna de son autorité privée, pour mettre à la place son frère Lieou-hieï. Il fit enfermer l’impératrice et son fils qu’il venait de déposer, et, quelque temps après, il les fit périr tous deux. Dès ce moment, il crut pouvoir tout oser. Il prit le titre de gouverneur de l’empire, et n’épargna aucun crime pour assouvir sa vengeance ou son ambition. Il fit brûler la ville de Lo-yang, dont les habitants s’élevaient à plusieurs centaines de mille, et força l’empereur à aller résider à Tchang-’an. Tsao-tsao, Sun-kien et plusieurs chefs puissants se liguèrent pour le combattre, mais ils se séparèrent aussi facilement qu’ils s’étaient unis ; et, après la mort de Youen-chao, ils oublièrent le salut de l’empire pour s’occuper de leurs intérêts particuliers. Cette désunion des confédérés combla de joie Tong-tcho, et il ne songea plus qu’à s’emparer du pouvoir suprême ; mais le ministre Wang-yun, fatigué de ses crimes, obtint un ordre de l’empereur, et le fit assassiner par Liu-pou.

Sous le règne de la dynastie mongole des Youan, au xive siècle, l’histoire des trois royaumes de Tchin-cheou fournit à Lo-kouang-tchong le fond du célèbre roman historique intitulé San-koué-tchi (l’Histoire des trois royaumes), où il releva l’aridité des faits par un style noble et brillant, et entremêla son récit d’épisodes d’un intérêt dramatique (comme celui de Tiao-tchan) qui sont de son invention, et qui ont puissamment contribué au succès de son ouvrage.

Un auteur qui vivait sous les empereurs Mongols, et dont le nom n’est point parvenu jusqu’à nous, a composé une tragédie sur la Mort de Tong-tcho. Elle se trouve, sous le titre de Lien-hoan-ki, dans le Répertoire en quarante vol. d’où a été tiré l’Orphelin de la Chine, dont j’ai publié la traduction en 1834.


LA MORT DE TONG-TCHO,


ÉPISODE TIRÉ DU ROMAN HISTORIQUE INTITULÉ
SAN-KOUÉ-TCHI,
OU L’HISTOIRE DES TROIS ROYAUMES.


…. Tong-tcho se trouvait dans la ville de Tchang-’an lorsqu’il apprit la mort du général Sun-kien. « Enfin, s’écria-t-il, me voilà délivré du poids qui m’accablait. » Il demanda alors l’âge de son fils Sun-tseu.

« Dix-sept ans, lui répondirent ceux qui l’entouraient.

— Dix-sept ans ! ce n’est pas la peine d’en parler. »

Dès ce moment, Tong-tcho prit le titre de Chang-fou, et, pour imiter l’empereur, dont il usurpait les droits, il ne sortait jamais sans se faire accompagner d’une escorte nombreuse. Il nomma Tong-min, son jeune frère, prince de Kho, et général de l’armée de gauche, et donna à son frère aîné, Tong-hoang, le titre d’intendant du palais et le commandement de la garde impériale. Il faisait des princes suivant son caprice, sans se donner la peine de demander quel était leur âge et leur famille ; et il conférait à des enfants des deux sexes, que berçaient encore leurs nourrices, les rangs et les dignités que distinguent la robe écarlate et la ceinture d’or. Il envoya deux cent cinquante mille hommes de corvée pour construire la ville de Meï-ou. Il voulut que ses murs embrassassent une circonférence de mille lis[66], et qu’ils eussent la même hauteur et la même épaisseur que ceux de la capitale, qui en était éloignée de deux cent vingt-cinq lis. Il éleva, dans l’intérieur de la ville, des palais somptueux et des greniers d’abondance, où il rassembla des provisions de grains pour vingt ans. Il choisit, parmi le peuple, huit cents des plus belles filles entre quinze et dix-huit ans, pour être ses servantes et ses concubines, et accumula une quantité immense d’or et d’argent, de perles, d’étoffes de soie et de pierres précieuses.

Tong-tcho avait coutume de dire : « Si je réussis dans mes projets, je veux m’emparer de l’empire ; si je ne réussis pas, je garderai cette ville, et j’y passerai le reste de mes jours. »

Toutes les fois que Tong-tcho sortait, les présidents des tribunaux suprêmes et les ministres étaient obligés de s’agenouiller au bas de son char, et les magistrats qui avaient rendu d’anciens services à l’État, ne pouvaient obtenir d’emplois s’ils n’étaient présentés par un homme de rien nommé Tsaï-yong.

Un jour, un moniteur impérial, nommé Hoang-fou-song, s’étant prosterné devant le char de Tong-tcho : « Eh bien ! s’écria-t-il, voilà donc Hoang-fou-song qui s’incline devant moi !

— Qui aurait pu prévoir que Votre Excellence arriverait au faîte des grandeurs ?

— L’aigle est né pour prendre un sublime essor ; le passereau qui s’élève à peine au-dessus de la terre, ne peut comprendre sa noble destinée.

— Jadis, seigneur, nous passions pour deux aigles, Aurais-je pu penser que Votre Excellence se changerait en fong-hoang (en phénix) ? »

Tong-tcho, riant aux éclats : « Fou-song, me crains-tu ?

— Seigneur, si vous honorez les sages, si vous les traitez avec une noble générosité, quel est l’homme qui ne s’empressera pas de vous rendre hommage ? Mais si vous faites des édits cruels, si vous infligez des supplices qui révoltent l’humanité, non-seulement Fou-song, mais même tout l’empire, tremblera devant vous. »

Tong-tcho sourit une seconde fois.

Tong-tcho résidait avec toute sa maison dans la ville de Meï-ou. Il en revenait tantôt au bout de quinze jours, tantôt au bout d’un mois. Les grands dignitaires allaient tous le recevoir en dehors de la porte de la capitale appelée Kouang-men, et se prosternaient devant son char ; et, sur toute la route qu’il devait parcourir, on étendait par terre de somptueux tapis. À cette occasion, Tong-tcho avait coutume d’admettre à sa table les grands dignitaires de l’État. Un jour, on lui annonça l’arrivée de quelques centaines de soldats du nord, qui étaient rentrés dans le devoir. Tong-tcho alla au-devant d’eux jusqu’à la porte appelée Kouang-men, et tous les magistrats de la capitale se joignirent à son cortège. Tong-tcho les retint à dîner. Aussitôt, il fit amener devant lui tous les soldats, et exerça sur eux les plus horribles cruautés : les uns eurent les mains et les pieds coupés ; on creva les yeux aux autres. On arracha la langue à ceux-ci ; ceux-là furent jetés dans des chaudières remplies d’eau bouillante. Ces malheureux, sanglants et mutilés, demandaient grâce en luttant contre la mort.

Les magistrats palpitent de crainte et d’horreur ; ils laissent tomber les bâtonnets[67], et oublient les mets qui sont servis devant eux. Tong-tcho continua de boire et de manger, en riant aux éclats. Les magistrats veulent quitter la salle du festin.

« J’ai tué ces révoltés, leur dit froidement Tong-tcho ; pourquoi avez-vous peur ?

— J’ai aperçu une vapeur noire qui s’élevait au ciel, dit le Thaï-ssé[68] : c’est un sinistre présage pour les grands officiers de l’État. »

Un jour, Tong-tcho avait réuni dans son hôtel tous les magistrats, et les avait fait asseoir sur deux rangs. Quand le vin eut fait plusieurs fois le tour de l’assemblée, Liu-pou s’approcha de Tong-tcho et lui dit quelques mots à l’oreille.

« Quoi ! est-ce bien vrai ? lui dit Tong-tcho en riant. » Sur-le-champ, il ordonna à Liu-pou de prendre par les cheveux Tchang-wen, le ministre des travaux publics, et de l’entraîner hors de la salle. Tous les magistrats changèrent de visage.

« Hier, dit Tong-tcho, le Thaï-ssé a annoncé un malheur aux grands officiers de l’État, et c’est à cet homme que se rapportait cette prédiction, »

Quelques instants après, un domestique vint lui présenter, dans un plat rouge, la tête de Tchang-wen.

Tong-tcho ordonna à Liu-pou de servir du vin aux convives, et de présenter à chacun cette tête sanglante, à mesure qu’il passerait devant eux.

Les magistrats sont remplis d’effroi ; ils n’osent se regarder, de peur de trahir l’horreur dont ils sont glacés.

« Messieurs, dit en riant Tong-tcho, ne craignez rien. Tchang-wen s’était ligué avec Youan-chaou pour m’ôter la vie. Il envoya un homme porter une lettre qui tomba par hasard entre les mains de mon fils Fong-sien[69]. C’est pourquoi je l’ai tué, et j’exterminerai toute sa famille. Mais vous qui me montrez une obéissance et une affection sans bornes, je ne vous tuerai point. J’ai pour moi la protection du ciel ; quiconque en veut à mes jours est un homme mort. »

Les magistrats gardèrent le silence : un signe de tête fut toute leur réponse. Quand le soir fut venu, ils se retirèrent sans mot dire.

Le ministre Wang-yun, étant rentré chez lui, réfléchit aux scènes sanglantes qui s’étaient passées au milieu du festin. Il s’assit sur une natte, mais il ne put trouver le repos. Il prit son bâton, et alla à pied dans le jardin situé derrière sa maison.

Comme il regardait le ciel en versant des larmes, et l’âme en proie aux pensées les plus déchirantes, tout à coup il entendit des soupirs et des sanglots qui partaient d’un pavillon voisin, appelé Meou-tan-ting. Wang-yun se glisse furtivement ; il aperçoit une femme de sa maison : c’était une musicienne d’une beauté accomplie, nommée Tiao-tchan. Dès son enfance, elle avait été admise parmi ses comédiennes. Wang-yun, voyant qu’elle était douée d’une rare pénétration, lui avait fait apprendre le chant, la danse, la flûte et la guitare. Il lui suffisait de savoir une chose pour en comprendre cent. Les trois religions, les neuf sciences, n’avaient rien de caché pour elle. Elle avait reçu de la nature cette beauté qui fait tomber les villes et subjugue les États. Elle avait alors vingt-huit ans. Wang-yun l’aimait et la choyait comme sa propre fille.

Cette nuit-là, Wang-yun, après l’avoir longtemps écoutée, rompit le silence, et lui dit d’une voix courroucée :

« Misérable ! c’est sans doute quelque intrigue qui t’a conduite ici ? »

Tiao-tchan tomba toute tremblante à ses pieds :

« Seigneur, lui dit-elle, comment votre servante oserait-elle nourrir un amour coupable ?

— Si tu n’avais pas quelque intrigue secrète, comment viendrais-tu la nuit pleurer et soupirer dans ce pavillon ?

— Permettez-moi de vous découvrir le fond de mon cœur.

— Ne me cache rien, je veux savoir toute la vérité.

— Seigneur, votre humble servante a été comblée de vos bontés ; vous l’avez élevée avec toute la tendresse d’un père ; vous lui avez fait apprendre le chant, la danse, la flûte et la guitare, et jamais vous ne l’avez traitée comme une esclave ; vous la regardez au contraire comme votre propre fille. Quand même, pour vous servir, mes os seraient réduits en poudre, quand toute ma chair serait déchirée en lambeaux, je ne pourrais pas encore payer la dix-millième partie de vos bienfaits. J’ai vu vos sourcils froncés par la tristesse, et j’ai pensé que vous étiez tourmenté par les grands intérêts de l’État. J’aurais voulu, seigneur, dissiper vos ennuis, mais j’ai craint de vous interroger. Ce soir encore j’ai été témoin de vos inquiétudes ; j’ai vu que vous ne pouviez ni marcher, ni rester un moment en repos. Voilà, seigneur, la cause de mes larmes. Je ne pensais pas que Votre Excellence viendrait épier ma douleur et m’arracher mon secret. Si votre servante peut vous être utile à quelque chose, dussé-je souffrir dix mille morts, je suis prête à vous obéir. »

Wang-yun, frappant la terre avec son bâton : « Qui aurait pensé que le salut de l’empire fût entre vos mains ? Suivez-moi dans la salle peinte. »

Tiao-tchan suivit Wang-yun, qui fit retirer toutes ses concubines. Quand il fut seul avec Tiao-tchan, il la fit asseoir au milieu de la salle, et se prosterna devant elle en frappant la terre de son front.

Tiao-tchan fut remplie d’effroi. « Seigneur, lui dit-elle, en se précipitant à ses genoux, pourquoi vous prosterner ainsi devant votre humble servante ?

— Prenez pitié de l’empire des Han et de ses malheureux sujets ! Il dit, et deux sources de larmes ruissellent le long de ses joues.

— Je vous le répète, si vous avez quelque ordre à me donner, quand il faudrait subir dix mille morts, je suis prête à vous obéir. »

Wang-yun se prosterna de nouveau à ses genoux et lui dit : « Le peuple est dans un danger qui ne se peut comparer qu’à celui d’un homme suspendu la tête en bas. L’empereur et les ministres de la dynastie des Han sont sur le bord d’un précipice, et il n’y a que vous au monde qui puissiez les sauver. »

Tiao-tchan se prosterna trois fois devant lui, et le pria de lui révéler ce secret.

Wang-yun lui dit : « Tong-tcho veut s’emparer du trône ; et, parmi les officiers civils ou militaires qui entourent l’empereur, il n’en est pas un seul qui puisse trouver un stratagème pour se défaire de lui. Tong-tcho a près de lui un fils adoptif nommé Liu-pou ; il est doué d’un courage qui résisterait à dix mille soldats. Je pense que ces deux hommes sont amis du vin et de la volupté. Je désire vous offrir d’abord en mariage à Liu-pou, et ensuite à Tong-tcho, Profitez de cette occasion pour exciter la jalousie entre le père et le fils, et les armer l’un contre l’autre, tâchez que Liu-pou tue Tong-tcho. Vous nous aurez délivrés du fléau qui pèse sur l’empire, vous aurez relevé le trône chancelant des Han, et vous l’aurez protégé comme si on l’entourait d’une ceinture de mers et de montagnes. J’ignore quelles sont vos dispositions.

— Seigneur, votre servante est prête à vous obéir. Conduisez-moi promptement auprès de lui ; mon plan est tout arrêté.

— Si cette affaire venait à transpirer, Tong-tcho exterminerait toute ma famille.

— N’ayez aucune inquiétude. Si votre servante oublie les devoirs que lui imposent la justice et la reconnaissance, puisse-t-elle mourir sous le tranchant de dix mille glaives ! puisse-t-elle, de siècles en siècles, ne jamais transmigrer dans un corps humain ! »

Wang-yun la remercia en se prosternant devant elle, et garda un profond silence sur le projet qu’il méditait.

Le lendemain Wang-yun prit une escarboucle d’un prix inestimable, et la fit enchâsser au haut d’un bonnet tout rayonnant d’or, qu’il envoya secrètement au fils de Tong-tcho.

Liu-pou fut transporté de joie. Il alla droit à l’hôtel de Wang-yun pour le remercier de ce riche présent.

Wang-yun, qui s’attendait à la visite de Liu-pou, avait préparé un repas magnifique, où étaient étalés avec profusion les fruits les plus rares, les mets les plus exquis et les vins les plus délicieux. Quand on eut annoncé l’arrivée de Liu-pou, il sortit en dehors de la porte, pour aller le recevoir lui-même, et le conduisit dans la salle du festin. Il lui céda courtoisement sa place, et lui offrit un siège élevé.

« Seigneur, lui dit Liu-pou, je ne suis qu’un des derniers chefs qui obéissent à Votre Excellence ; mais vous, qui avez la dignité de Ssé-tou (ministre d’État), vous êtes un des plus anciens et des plus puissants ministres de l’empire. Pourquoi vous abaisser ainsi et me rendre des honneurs qui ne me sont pas dus ?

— Aujourd’hui, vous êtes le premier et le seul héros de l’empire. Ce n’est point votre charge que j’honore, mais, par vos vertus et votre courage sublime, vous avez conquis mes hommages et mon respect. »

Liu-pou était dans le ravissement.

Wang-yun s’empressait autour de Liu-pou, auquel il semblait rendre une espèce de culte. À chaque instant, il portait sa santé, et ne tarissait point sur ses louanges et sur celles de Tong-tcho.

« J’ose espérer, lui dit Liu-pou, déjà échauffé par les fumées du vin, qu’au premier jour Votre Excellence me recommandera à l’empereur.

— Vous vous trompez, général, vous n’en avez pas besoin. C’est moi, au contraire, qui ose espérer que vous voudrez bien m’appuyer auprès du Thaï-ssé (du premier ministre) ; de toute ma vie je n’oublierai cet immense bienfait. »

Liu-pou continua de boire, en riant et en faisant éclater les transports de sa joie.

Wang-yun congédia toutes les personnes de sa suite, et ne garda que quelques jeunes servantes pour faire l’office d’échansons.

« Qu’on appelle ma fille, dit alors Wang-yun, afin qu’elle boive à la santé du général. »

Quelques instants après, deux servantes vêtues de bleu amenèrent Tiao-tchan devant les convives.

Liu-pou demanda qui elle était.

« C’est ma fille Tiao-tchan. Comme je n’ai rien à vous offrir pour vous témoigner tout mon respect, j’ai voulu vous la présenter. »

Tiao-tchan but avec Liu-pou et ne cessa de porter sur lui ses yeux passionnés.

« Ma fille, dit Wang-yun, en feignant un air d’ivresse, je te prie de boire quelques tasses avec le général. Il est le protecteur et l’appui de toute ma maison. »

Liu-pou invita Tiao-tchan à s’asseoir ; mais elle voulut se retirer.

« Ma fille, lui dit Wang-yun, le général m’a comblé de bienfaits ; rien n’empêche que tu ne t’asseyes un instant auprès de lui. »

Tiao-tchan obéit, et offrit encore quelques tasses au général. Wang-yun était tout étourdi par le vin et pouvait à peine se soutenir. Tout à coup, il lève la tête d’un air exalté : « Général, dit-il en riant aux éclats, je veux vous offrir ma fille en mariage : daignerez-vous l’accepter ?

— Si cette offre est sincère, répondit Liu-pou en le remerciant, je veux, dans la vie suivante, passer dans le corps d’un chien ou d’un cheval, pour vous servir et vous témoigner ma reconnaissance.

— À la première occasion, je choisirai un jour heureux et je vous conduirai ma fille dans votre hôtel. »

Liu-pou n’était plus maître de sa joie, et dévorait des yeux Tiao-tchan.

De son côté, Tiao-tchan lui répondait par de gracieux sourires, et se plaisait à allumer sa passion, en fixant sur lui deux prunelles ardentes.

« J’aurais voulu, lui dit Wang-yun, prier le général de passer la nuit dans mon hôtel ; mais je crains que le Thaï-ssé (le premier ministre) ne conçoive quelques soupçons. En vérité, je n’ose vous faire cette invitation. »

Wang-yun fit retirer Tiao-tchan, et accompagna Liu-pou jusqu’à l’endroit où il monta à cheval.

Liu-pou le remercia et partit.

Wang-yun dit à Tiao-tchan : « Cette entrevue est le salut de l’empire. Au premier jour, j’inviterai le premier ministre. Tu éveilleras ses désirs par des chants passionnés et par une danse voluptueuse. » Tiao-tchan le lui promit.

Le lendemain, comme Wang-yun se trouvait dans la salle d’audience de l’empereur, il aperçut Tong-tcho qui, contre sa coutume, n’avait point Liu-pou à ses côtés.

« Seigneur, lui dit Wang-yun en se prosternant à ses genoux, je désirerais que le Thaï-ssé (le premier ministre) voulut bien s’abaisser jusqu’à venir dîner dans mon humble maison, mais j’ignore quelles sont ses nobles dispositions.

— Votre Excellence est un des plus anciens ministres de l’empire ; puisque vous m’invitez pour demain, comment pourrais-je vous refuser ? »

Wang-yun le remercia humblement. Dès qu’il fut rentré dans son hôtel, il ordonna de décorer le premier salon avec un luxe magnifique, de placer au milieu un siège étincelant d’or et de pierreries, et d’étendre par terre, au dedans et au dehors de la salle, des tapis de soie, ornés des plus riches broderies.

Le lendemain, vers la sixième heure, on vint annoncer l’arrivée du premier ministre, Wang-yun alla le recevoir revêtu de ses habits de cérémonie, et se prosterna deux fois devant lui. Quand Tong-tcho fut descendu de son char, une centaine de lanciers et de cuirassiers l’escortèrent jusque dans la salle et se rangèrent sur deux lignes. Leur armure était blanche comme la neige et brillante connue la rosée de printemps. Wang-yun se prosterna deux fois devant lui. Tong-tcho lui présenta la main pour le relever et le fit asseoir à sa droite.

« Seigneur, lui dit Wang-yun, la vertu de Votre Excellence est si grande et si sublime, qu’elle efface celle de I-in et de Tcheou-kong, ces héros de l’antiquité. »

Tong-tcho fut ravi de joie ; il prit une tasse remplie de vin, et donna lui-même le signal de la musique. Wang-yun lui prodigua toutes sortes de marques de déférence et de dévouement, et lui témoigna plus de respect que s’il eût été l’empereur.

Peu à peu le ciel devint sombre. Wang-yun, voyant que Tong-tcho commençait à être étourdi par les fumées du vin j l’invita à passer dans un salon retiré. Tong-tcho ordonna à ses soldats de rester en l’attendant dans l’intérieur du palais.

Wang-yun présenta une coupe à Tong-tcho et lui dit en le félicitant : « Depuis mon enfance, j’ai étudié les lois de l’astronomie ; d’après l’aspect que présentent ce soir les astres qui brillent au ciel, je vois que la dynastie de Han a achevé sa destinée. Tout l’empire retentit du bruit de vos exploits : vous remplacerez l’empereur des Han comme Chun succéda à Yao, comme Yu succéda à Chun. Telle est la volonté du ciel, tel est le vœu de tous les hommes de l’empire.

— Comment pourrais-je concevoir de si hautes espérances ?

— L’empire, lui dit Wang-yun, n’appartient pas à un seul individu ; il appartient à tous les hommes de l’empire. De tout temps, les hommes vertueux ont renversé les princes corrompus ; de tout temps, les souverains ineptes ont cédé leur place aux hommes de mérite. Qui empêche que Votre Excellence ne prenne la succession de l’empire ?

— Vous avez raison, dit Tong-tcho en souriant, c’est à moi que revient la couronne impériale ; je vous nomme Youan-hiun (c’est-à-dire le premier de ceux qui ont rendu de grands services à l’État). »

Wang-yun le remercia en se prosternant à ses pieds.


FIN DU DEUXIÈME VOLUME.



PARIS. — IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET Cie
Rues de Fleurus, 9, et de l’Ouest, 21.

TABLE DES MATIÈRES

DU DEUXIÈME VOLUME.
Pages.






LES AVADÂNAS


CONTES ET APOLOGUES INDIENS


LES AVADÂNAS
CONTES ET APOLOGUES INDIENS
INCONNUS JUSQU’À CE JOUR
SUIVIS
DE FABLES, DE POÉSIES ET DE NOUVELLES CHINOISES
TRADUITS
PAR M. STANISLAS JULIEN
MEMBRE DE L’INSTITUT
PROFESSEUR DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE CHINOISE
ADMINISTRATEUR DU COLLÈGE DE FRANCE, ETC.


TOME TROISIÈME



PARIS
BENJAMIN DUPRAT
LIBRAIRIE DE L’INSTITUT, DE LA BIBLIOTHÈQUE IMPÉRIALE, ETC.
7, RUE DU CLOÎTRE SAINT-BENOÎT
M DCCC LIX


NOUVELLES CHINOISES















LA MORT DE TONG-TCHO,


ÉPISODE TIRÉ DU ROMAN HISTORIQUE INTITULÉ
SAN-KOUÉ-TCHI,
OU L’HISTOIRE DES TROIS ROYAUMES.
(Suite.)

Quand les lampes furent allumées, ils ne gardèrent que les servantes pour présenter le vin et les mets dont la table était couverte.

« La musique vulgaire, lui dit Wang-yun, n’est pas digne de captiver votre noble attention, Daigneriez-vous écouter la musique des comédiennes de ma maison ?

— Avec plaisir, » répondit Tong-tcho.

Wang-yun renvoya les premiers musiciens, et ordonna d’aller chercher Tiao-tchan, afin qu’elle dansât aux sons du Seng-hoang[70], devant les fenêtres de la salle.

Quand elle eut fini de danser, Tong-tcho lui ordonna de s’approcher de lui.

Tiao-tchan vint dans la salle, et le salua deux fois en se prosternant jusqu’à terre.

« Quelle est cette jeune fille ? demanda Tong-tcho.

— C’est une jeune musicienne nommée Tiao-tchan.

— Sait-elle chanter ? »

Wang-Yun ordonna à Tiao-tchan de prendre ses castagnettes de santal, et de chanter à demi-voix.

Voici les paroles de sa chanson :

« Mes lèvres vermeilles ont l’incarnat de la cerise ;

« Mes dents ressemblent à deux rangées de perles ;

« Ma voix résonne comme la douce mélodie du printemps ;

« Ma langue parfumée darde une épée d’acier ;

« Je voudrais tuer les ministres pervers qui bouleversent l’empire. »

Quand elle eut fini de chanter, Tong-tcho ne put se lasser de faire son éloge et d’exalter sa grâce et ses talents. Wang-yun lui ordonna de présenter une coupe au premier ministre.

« Combien avez-vous de printemps ? lui demanda Tong-tcho, en prenant la coupe.

— J’ai vingt ans.

— En vérité, vous avez l’air d’une jeune immortelle.

— Seigneur, lui dit Wang-yun, après l’avoir salué deux fois, votre vieux serviteur désire offrir cette jeune fille à Votre Excellence ; mais il ignore si vous daignerez l’accepter.

— Si vous daignez me donner cette beauté divine, comment vous témoignerai-je ma reconnaissance ?

— Si elle obtient la faveur de vous servir, elle sera au comble du bonheur.

— Permettez-moi de vous remercier une seconde fois.

— Le ciel commence à s’obscurcir ; je vais faire apprêter un char mollement suspendu, pour conduire Tiao-tchan à votre hôtel. »

Tong-tcho se leva et lui adressa ses remercîments.

Dès que le char fut prêt, Wang-yun, précédant le char de Tiao-tchan, accompagna Tong-tcho jusqu’à la porte de son hôtel. Tong-tcho lui ordonna alors de se retirer.

Wang-yun montait un cheval blanc, et devant lui marchaient cinq ou six hommes qui lui servaient d’escorte.

Il était à peine éloigné de cent pas de l’hôtel du premier ministre, qu’il découvrit de loin deux files de lanternes qui éclairaient la route.

À la faveur de cette lumière, il aperçut un homme à cheval et armé d’une longue lance. C’était Liu-pou, qui était à moitié ivre. Ayant tout à coup rencontré Wang-yun, il alla droit à lui, le saisit d’un bras vigoureux, tira sa riche épée, et, arrondissant des yeux flamboyants :

« Vieux scélérat, lui dit-il, tu t’étais donc moqué de moi en m’offrant Tiao-tchan, et en la conduisant dans la couche du premier ministre ? »

Wang-yun, l’interrompant brusquement :

« Nous ne sommes point ici dans un lieu propre à converser. Venez chez moi, je vous ferai connaître les motifs qui justifient ma conduite.

Liu-pou suivit Wang-yun. Arrivé à sa maison, il descend de cheval et entre avec lui dans un appartement retiré.

« Général, lui dit Wang-yun, pourquoi avez-yous adressé à un vieillard comme moi d’aussi cruels reproches ?

— On est venu m’annoncer que vous aviez conduit une jeune femme dans l’hôtel du premier ministre. Si ce n’est pas Tiao-tchan, qui est-ce ?

— Général, vous ignorez ce qui s’est passé.

— Comment puis-je savoir le secret de vos affaires ?

— Hier, le premier ministre, se trouvant à l’audience impériale, s’approcha de moi et me dit : « J’ai quelque chose à vous demander ; demain j’irai vous trouver chez vous. » J’ai préparé un petit repas et j’ai attendu son arrivée. Aujourd’hui le premier ministre est venu chez moi. « J’ai appris, me dit-il au milieu du repas, que vous aviez une fille nommée Tiao-tchan, et que vous l’aviez promise à mon fils Fong-sian[71]. J’ai craint que vous ne pussiez vous décider à ce sacrifice, et je suis venu exprès pour vous demander si vous daignerez encore la lui accorder. » Voyant que le premier ministre était venu en personne, je ne pouvais différer un instant de lui obéir. Sur-le-champ, je fis appeler Tiao-tchan, afin qu’elle vînt présenter ses hommages à Son Excellence. « Nous voici dans un jour heureux, me dit le premier ministre ; je désire emmener aujourd’hui ma bru, faire préparer un grand festin, et la marier avec Fong-sian. » Réfléchissez vous-même, général. Son Excellence le premier ministre étant venue en personne, comment aurais-je osé repousser sa demande ?

— Seigneur, excusez mon crime : j’avais mal vu. Je veux venir demain recevoir mon châtiment.

— Ma fille ne manque pas de robes et d’ornements de tête ; dès qu’elle sera passée dans l’hôtel du général, je me ferai un devoir de vous les envoyer. »

Liu-pou le remercia et prit congé de lui.

Quand la nuit fut venue, Tong-tcho reçut Tiao-tchan dans son lit, et le lendemain à midi il était encore dans ses bras.

Liu-pou vint à l’hôtel du premier ministre pour obtenir quelques éclaircissements ; ce fut chose impossible. Il alla droit à l’appartement du milieu, et demanda à une servante où était le premier ministre.

« Le premier ministre est couché avec sa nouvelle femme ; il n’est pas encore levé. »

Liu-pou se glissa à la dérobée auprès de la chambre à coucher de Tong-tcho, afin de l’épier furtivement.

Tiao-tchan venait de se lever, et elle était occupée à se coiffer devant la fenêtre. Tout à coup, ayant regardé au dehors, elle aperçoit l’ombre d’un homme d’une taille élevée, qui se réfléchissait dans une pièce d’eau. Elle lance un œil furtif, et voit Liu-pou qui se tenait debout au bord du bassin. Elle prit un air triste et inquiet, et plaça un mouchoir devant ses yeux, comme pour cacher ses larmes.

Liu-pou l’observa longtemps à la dérobée, puis il s’éloigna pour réfléchir en silence, sans être encore sûr de la vérité. Il rentra quelque temps après. Tong-tcho déjeunait dans la salle du milieu. Voyant venir Liu-pou :

« Qu’y a-t-il de nouveau ? lui demanda-t-il.

— Rien de nouveau, » répondit Liu-pou.

Il resta debout à côté de la table, et, en regardant à la dérobée, il aperçut, derrière un rideau brodé, une personne qui allait et venait, et semblait l’épier avec curiosité. Un instant après, elle laisse voir la moitié de son visage, et fixe sur lui des yeux passionnés.

Liu-pou reconnaît Tiao-tchan ; il se trouble et n’est plus maître de son émotion. Tong-tcho est frappé de l’incohérence de ses paroles, il l’observe et voit qu’il ne songe qu’à plonger ses regards dans l’intérieur de l’appartement.

« Fong-sian, lui dit-il, puisque aucune affaire ne t’amène ici, retire-toi. »

Liu-pou revient chez lui, l’âme en proie aux plus cruels soupçons. Sa femme, voyant la tristesse et la douleur peintes sur son visage : « Qu’avez-vous ? lui dit-elle ; est-ce que le premier ministre vous aurait grondé ?

— Comment le premier ministre pourrait-il me faire la loi ? »

Sa femme n’osa pousser plus loin ses questions.

Depuis ce moment, Tiao-tchan absorbait toutes les pensées de Liu-pou. Chaque jour, il allait à l’hôtel du premier ministre, mais il ne put la voir une seule fois.

Dès que Tong-tcho fut en possession de Tiao-tchan, il s’abandonna tout entier à l’aveugle passion qu’elle avait su lui inspirer ; et il y avait déjà plus d’un mois qu’il n’était sorti de son palais pour s’occuper des affaires publiques. On était alors à la fin du printemps. Tong-tcho ayant eu une légère indisposition, Tiao-tchan ne déliait point sa ceinture, et se refusait le repos pour lui prodiguer les soins les plus tendres et les plus assidus. Ses attentions délicates, son dévouement de tous les instants, ne firent qu’enflammer davantage la passion de Tongtcho.

Un jour que Tong-tcho dormait sur son lit, Liu-pou vint se placer à côté de son chevet. Tiao-tchan se trouvait derrière le lit. Elle avance la moitié de son corps pour regarder Liu-pou, et, mettant la main sur son cœur, elle attache sur lui des yeux pleins d’amour. Liu-pou lui répond par des signes de tête. Tiao-tchan montre de la main Tong-tcho, et ses yeux se baignent de larmes.

Quoique les yeux de Tong-tcho fussent à moitié obscurcis par le sommeil, il distingua les gestes de Liu-pou. Il se retourne avec émotion, et voit Tiao-tchan placée derrière un paravent. Il ne peut contenir sa colère. « Quoi ! dit-il à Liu-pou, d’une voix foudroyante, tu oses faire la cour à la femme que j’aime ! »

À ces mots, il appelle ses officiers et le fait chasser de son palais, en lui défendant d’y jamais rentrer.

Liu-pou s’en revint chez lui bouillant de colère et d’indignation.

Li-jou, ayant appris ce qui venait de se passer, courut en toute hâte à l’hôtel de Tong-tcho.

« Seigneur, lui dit-il, pourquoi avez-vous grondé Liu-pou ?

— Il regardait furtivement une femme que j’aime ; voilà pourquoi je l’ai chassé.

— Si vous désirez, seigneur, devenir maître de l’empire, pourquoi le gronder pour de légères fautes ? Si vous perdez l’affection de Wen-heou[72], c’en est fait de vos grands desseins.

— Comment faire ?

— Invitez-le à venir vous voir demain, donnez-lui de l’or et des étoffes précieuses, et consolez-le, en lui parlant avec votre bonté accoutumée. »

Le lendemain Tong-tcho appela auprès de lui Liu-pou.

« Avant-hier, lui dit-il, la maladie avait troublé mes esprits ; je ne sentais point la portée de mes paroles. Je t’ai adressé des reproches ; promets-moi de les oublier. Dès ce jour, je veux que tu ne me quittes pas d’un instant. »

Aussitôt, il lui donna dix livres d’or, et vingt pièces de soie brodée.

« Seigneur, lui répondit Liu-pou, comment oserais-je me formaliser des reproches que Votre Excellence a daigné m’adresser ? »

Dès ce moment Liu-pou fréquenta de nouveau l’hôtel du premier ministre sans témoigner de crainte ni de haine. Tong-tcho se trouva bientôt en convalescence ; mais, comme il avait près de lui Tiao-tchan, il ne revint pas à la ville de Meï-ou.

Toutes les fois que Tong-tcho se rendait à la cour, Liu-pou, la lance en main, marchait à cheval devant son char. Lorsque Tong-tcho était descendu devant le palais impérial, et qu’il montait les degrés avec le glaive à son côté, Liu-pou, toujours armé de sa lance, restait debout au bas du grand escalier. Tous les magistrats se prosternaient dans le vestibule rouge, le front appuyé contre terre, et ils recevaient les ordres suprêmes de l’empereur. Quand l’audience était levée, Liu-pou remontait à cheval, et précédait de nouveau le char de Tong-tcho.

Un jour Liu-pou avait conduit Tong-tcho dans l’intérieur du palais, où il s’arrêta quelque temps pour converser avec l’empereur Hien-ti. Liu-pou saisit promptement sa lance, sortit de la porte intérieure, sauta sur son cheval et courut tout droit à l’hôtel du premier ministre. Il attacha son cheval dans le voisinage, et entra, la lance à la main, dans l’arrière-salle, pour chercher Tiao-tchan.

Tiao-tchan, voyant que Liu-pou la cherchait, sortit avec précipitation, et lui dit : « Allez m’attendre dans le pavillon du Phénix, qui est au fond du jardin ; je vais venir vous trouver. »

Liu-pou se rendit au lieu désigné, et se tint debout à côté de la balustrade qui était au bas du pavillon du Phénix. Quelques instants après, il vit venir Tiao-tchan, belle comme une déesse du palais de la Lune.

« Général, lui dit-elle en pleurant, quoique je ne sois point la propre fille du ministre Wang-yun, il me choie comme une perle, comme un diamant qui serait tombé du ciel. Dès que je vous ai vu, dès que vous avez daigné promettre de m’épouser, j’ai cru voir accomplir le bonheur que je rêvais. Aurais-je pu penser que le premier ministre concevrait une passion criminelle, et qu’il déshonorerait votre épouse ! Toute ma douleur était de n’avoir pu trouver la mort. Mais puisque j’ai le bonheur de vous rencontrer aujourd’hui, je veux vous prouver la vérité de mes sentiments. Mon corps a été souillé, il ne mérite plus d’appartenir à un héros. Il faut que je meure devant vous, pour éteindre les feux inutiles dont vous paraissez consumé. »

Elle dit et saisit la balustrade, comme pour s’élancer dans l’étang de Nymphæas. Liu-pou l’arrête avec émotion, et, l’embrassant en pleurant : « Il y a longtemps que je connais vos sentiments ; tout ce qui m’afflige, c’est de ne pouvoir m’entretenir davantage avec vous.

— Seigneur, lui dit Tiao-tchan, en saisissant sa main d’un air passionné, si votre servante ne peut, dans cette vie, devenir votre épouse, son unique vœu est de jouir de ce bonheur dans la vie suivante.

— Si je ne puis maintenant vous avoir pour épouse, je ne mérite pas d’être appelé le héros du siècle.

— Les jours que je passe loin de vous sont comme de longues années ; je vous en supplie, seigneur, ayez pitié de mon sort, et délivrez celle qui vous a voué son existence.

— J’étais dans le palais impérial, et j’ai profité d’un moment favorable pour venir vous voir ; mais je crains que ce vieux brigand ne conçoive des soupçons. Il faut que je parte en toute hâte. »

À ces mots, il prend sa lance, et, comme il se préparait à sortir : « Seigneur, lui dit Tiao-tchan, en le retenant par ses vêtements, si vous craignez ainsi ce vieux scélérat, votre servante ne verra jamais luire le jour du bonheur ! »

Liu-pou s’arrêtant : « Permettez-moi de réfléchir un instant, pour trouver un moyen de vous posséder toute ma vie.

— Dès mon enfance, j’aimais à entendre raconter vos exploits, dont la renommée croissante étonnait mon oreille, comme le bruit du tonnerre que propagent et agrandissent les échos. J’étais remplie de vous, je ne voyais que vous au monde ! Aurais-je pu penser qu’un jour vous vous laisseriez mener par un autre homme ! »

Elle dit, et verse une pluie de larmes. Les deux amants s’embrassent étroitement ; ils confondent leurs pleurs et leurs soupirs, et ne peuvent se détacher l’un de l’autre. Cependant Tong-tcho, qui se trouvait dans le palais, se retourna tout à coup, et, ne voyant plus Liu-pou, il conçut, au fond de son cœur, les plus cruels soupçons. Il voit le cheval de Liu-pou attaché à la porte. Il interroge le gardien, qui lui dit que Wen-heou est entré dans l’intérieur du palais. Tong-tcho fait retirer les officiers de sa suite, et pénètre seul dans l’appartement le plus reculé. Il cherche, et ne trouve ni Liu-pou, ni Tiao-tchan. Il interroge une servante qui lui dit : « Tout à l’heure, Wen-heou est passé par ici, armé d’une lance peinte ; mais j’ignore où il est allé. »

Tong-tcho poursuit ses recherches ; il entre dans le jardin situé derrière le palais, et voit Liu-pou qui était appuyé sur sa lance, et conversait avec Tiao-tchan, au bas du pavillon du Phénix.

Tong-tcho court jusqu’à lui et pousse un cri effrayant. Liu-pou tourne la tête, et, apercevant Tong-tcho, il est saisi de terreur. Tong-tcho lui arrache la lance qu’il tenait à la main, mais Liu-pou s’échappe en fuyant. Tong-tcho veut le poursuivre et le percer ; mais comme il était chargé d’embonpoint, et que Liu-pou avait le pied agile, il lui fut impossible de l’atteindre. Liu-pou frappe du poing la hampe de la lance et la fait tomber sur l’herbe. Tong-tcho ramasse la lance, et se met de nouveau à poursuivre Liu-pou, qui prit bientôt sur lui une avance de cinquante pas. Tong-tcho sortit du jardin en courant après lui ; mais un homme qui marchait précipitamment dans une direction opposée, vint heurter contre la poitrine de Tong-tcho et le renversa par terre.

Li-jou, étant allé à l’hôtel du premier ministre, vit une des personnes de sa suite qui lui dit : » Son Excellence est allée chercher Liu-pou, dont la conduite a allumé sa colère. »

Li-jou entra précipitamment ; il vit Liu-pou qui courait d’un air effaré, en criant : « Le premier ministre veut m’assassiner. »

Li-jou s’élança dans l’intérieur du palais, et ayant heurté contre Tong-tcho, qui courait dans une direction opposée, il l’avait renversé par terre.

Li-jou s’empresse de relever Tong-tcho, et l’ayant conduit dans sa bibliothèque : « Seigneur, lui dit-il après l’avoir salué deux fois, j’étais emporté par l’ardeur bouillante que m’inspire l’intérêt de l’État, lorsque j’ai renversé Votre Excellence. Je mérite la mort ; je mérite la mort.

— Ce brigand faisait la cour à la femme que j’aime, et j’ai juré de le tuer.

— Excellent seigneur, vous avez tort. Jadis Tchoang-wang, roi de Thsou, avait invité ses vassaux à un festin qui avait lieu pendant la nuit ; il ordonna à sa concubine favorite de présenter le vin aux convives. Soudain, il s’éleva un vent impétueux qui éteignit toutes les lampes. Un des convives profita de l’obscurité pour embrasser la favorite. Celle-ci saisit la houpe de son bonnet, et dénonça cette liberté au roi de Thsou.

« Bah ! s’écria Tchoang-wang, c’est un badinage sans conséquence, qu’il faut imputer à la folie du vin ! » Sur-le-champ, il ordonna à un officier d’apporter un plat d’or et d’ôter les houpes de tous les bonnets, de sorte que personne ne put reconnaître celui qui avait insulté la favorite. Ce festin fut appelé Tsioué-ing-hoeï, c’est-à-dire le Festin des houpes ôtées. Dans la suite, Tchoang-wang, roi de Thsou, se trouva étroitement cerné par les troupes du roi de Tsin, Un général se précipita au milieu des rangs ennemis, et délivra Tchoang-wang. Le roi, voyant qu’il avait reçu une profonde blessure, lui demanda son nom. « Seigneur, lui répondit le guerrier, je m’appelle Tsiang-hiong, Jadis, au Festin des houpes ôtées, le grand roi qui me parle a daigné me faire grâce de la mort que j’avais méritée. Voilà pourquoi je suis venu aujourd’hui pour lui témoigner ma reconnaissance. » Seigneur, ajouta Li-jou, imitez la grandeur d’âme de Tchoang-wang dans le Festin des houpes ôtées, et profitez de cette occasion pour donner Tiao-tchan à Liu-pou ; Liu-pou sera pénétré de reconnaissance, et, en tout temps, il sera prêt à mourir pour vous. »

Un sourire de joie brilla dans les yeux de Tong-tcho, et remplaça la colère qui avait contracté les traits de sa figure. « Allez trouver Liu-pou, lui dit-il, et annoncez-lui que je lui donne Tiao-tchan.

— Kao-tsou, de la dynastie des Han, donna vingt mille livres d’or à Tchin-ping, et son règne s’éleva au plus haut degré de splendeur. Votre Excellence imite aujourd’hui le noble désintéressement de Kao-tsou. »

À ces mots, Li-jou le remercia et partit. Tong-tcho entra dans l’appartement retiré où était Tiao-tchan et l’appela.

« Pourquoi avez-vous eu des relations secrètes avec Liu-pou ?

— Comme je savais, lui dit Tiao-tchan, en fondant en larmes, que Wen-heou était le fils de Votre Excellence, j’ai voulu me dérober à ses sollicitations ; mais ce scélérat m’a poursuivie, la lance au poing, jusqu’au pavillon du Phénix. Votre servante voulut se précipiter dans l’étang des Nymphæas ; mais il m’a retenue et s’est emparé de moi. J’étais entre la vie et la mort, quand Votre Excellence est venue me délivrer.

— Je veux vous offrir à Liu-pou.

Aussitôt, elle saisit une épée suspendue à la muraille, comme pour se percer le sein.

— Votre servante s’est déjà donnée à vous. Si vous me livrez à un esclave, j’aime mieux mourir que de me déshonorer. »

Tong-tcho se précipite au-devant d’elle, lui arrache l’épée, et, la pressant sur son cœur : « Je voulais seulement badiner avec vous ! »

Tiao-tchan tombe en sanglotant dans les bras de Tong-tcho.

« Je suis sûre que c’est un stratagème de Li-jou, qui est l’intime ami de Liu-pou.

— Comment pourrais-je vous donner à un autre ?

— Je ne crains qu’une chose, c’est d’être abandonnée de Votre Excellence.

— Je vous défendrai, même au péril de ma vie.

— Il n’est pas prudent de rester ici. Tout est à craindre de la part de Liu-pou.

— Demain je vous remmène dans la ville de Meï-ou. Vous y trouverez le bonheur.

— Ce séjour offre-t-il une entière sécurité ?

— La ville de Meï-ou renferme des vivres pour vingt ans, et en dehors sont rangés plusieurs millions de soldats. Si je réussis à m’emparer du trône, vous serez impératrice ; si je n’y réussis pas, vous serez la femme de l’homme le plus riche et le plus puissant de l’empire. Je vous en supplie, bannissez toutes vos inquiétudes. »

Le lendemain, Li-jou se présenta à Tong-tcho : « Nous voici dans un jour heureux ; profitez-en pour conduire Tiao-tchan à Liu-pou. »

Tong-tcho changea de couleur : « Donneriez-vous votre femme à Liu-pou ?

— Seigneur, vous ne devez pas vous laisser égarer par une femme.

— Quelle femme pourrait égarer mon cœur ? Ne me reparlez point de Tiao-tchan. Si vous en ouvrez le bouche, je vous fais trancher la tête. »

Li-jou leva les yeux au ciel en soupirant : « Nous périrons tous deux de la main d’une femme ! »

Tong-tcho appela ses officiers et fit chasser Li-jou. Il réunit ses troupes et retourna dans la ville de Meï-ou, accompagné de tous les magistrats.

Tiao-tchan était montée sur un char. En plongeant ses regards dans la foule des guerriers, elle aperçut Liu-pou qui la cherchait des yeux. Tiao-tchan cache son visage comme pour dissimuler sa douleur et ses larmes. Liu-pou lâche les rênes, et se dirige rapidement vers un petit tertre qui était devant lui.

Comme il était occupé à regarder Tiao-tchan : « Wen-heou, lui dit un cavalier qui le suivait, pourquoi pleurez-vous en regardant dans le lointain ? »

Liu-pou se retourne et reconnaît Wang-yun. « C’est à cause de votre fille ! »

Wang-yun, faisant l’étonné : « Ce n’est pas d’hier que je vous l’ai donnée en mariage : quoi ! général, elle n’est pas encore votre épouse !

— Ce vieux scélérat de Tong-tcho la possède depuis longtemps. »

Wang-yun, cachant sa figure : « C’est se conduire comme une bête brute ! »

Liu-pou raconta en détail à Wang-yun tout ce qui s’était passé.

« Venez chez moi, lui dit Wang-yun, afin que nous causions à loisir. »

Liu-pou le suivit. Wang-yun pria Liu-pou de passer dans un appartement retiré. Il fit apporter du vin, et le traita avec la plus grande distinction.

« Général, lui dit ensuite Wang-yun, le premier ministre a déshonoré ma fille ; il a ravi votre femme : voilà de quoi exciter la risée et les sarcasmes de tout l’empire. Et ce n’est point sur le premier ministre, mais sur Wang-yun et sur vous, général, que tomberont ces sarcasmes et ces railleries ! Mais moi, vieillard faible et débile, je suis de ces hommes qu’on ne compte plus pour rien. Que n’ai-je, hélas ! votre jeunesse, votre ardeur bouillante, et ce courage sublime qui vous a fait nommer le héros du siècle ! »

Liu-pou frémit de rage, ses esprits se troublent et il tombe à la renverse. Wang-yun s’empresse de le relever et de rappeler l’usage de ses sens :

« Général, j’ai laissé échapper des paroles imprudentes ; je vous en supplie, apaisez votre colère.

— Je jure que je tuerai ce monstre pour laver mon déshonneur. »

Wang-yun, lui fermant la bouche avec sa main : « Taisez-vous, général ! vous allez compromettre ce vieillard, et vous exposez toute sa famille à être exterminée ?

— Un homme de cœur vit à la face du ciel et de la terre : pourrait-il ramper honteusement sous le joug des autres ?

— Avec vos talents, avec votre héroïque courage, vous l’emportez cent fois sur Han-sin, et cependant Han-sin s’éleva au pouvoir suprême. Pourriez-vous, général, rester plus longtemps avec le titre obscur de Wen-heou ?

— Je suis décidé à tuer ce vieux brigand. Mais pourtant c’est mon père, et je crains d’appeler sur moi la haine de la postérité. »

Wang-yun, riant aux éclats : « Général, votre nom de famille est Liu, et celui de Tcho est Tong. Le jour où il a voulu vous percer de sa lance, il a rompu lui-même tous les liens qui attachent un fils à son père.

— Seigneur, reprit vivement Liu-pou, dont la colère s’accroissait par degrés, sans vos excellents avis, j’aurais péri moi-même sous les coups de ce vieux scélérat.

— Général, si vous relevez le trône chancelant des Han, vous agirez comme un fidèle et loyal sujet ; votre nom sera gravé dans les annales de l’empire, et il traversera dix mille générations, entouré d’une auréole de gloire qui ne s’effacera jamais. Mais, si vous soutenez Tong-tcho, vous agirez comme un sujet révolté. D’un coup de pinceau, l’inflexible histoire imprimera à votre nom une tache flétrissante, et le conservera jusqu’aux derniers âges du monde, couvert d’un éternel déshonneur ! »

Liu-pou, se prosternant à ses pieds : « Mon parti est pris ; seigneur, gardez-vous d’en douter.

— Je crains seulement que, si vous ne réussissez point, vous ne vous attiriez les plus grands malheurs. »

Liu-pou tire son épée, l’enfonce dans son bras, et, faisant jaillir le sang, il jure de se venger.

Wang-yun se précipite à ses genoux, et, après l’avoir remercié : « Puisque tel est votre courage, la dynastie des Han peut se promettre un avenir de quatre cents ans, et c’est à vous seul qu’elle devra ce bonheur inespéré. Tenez, général, voici un ordre secret de l’empereur ; gardez-le soigneusement, et n’en laissez rien transpirer. Quand le temps sera venu d’accomplir ce dessein, je viendrai vous avertir. »

Liu-pou prend vivement le décret, en donnant sa parole à Wang-yun, et se retire en silence. Wang-yun invite le ministre d’État Ssé-sun-jouï, l’inspecteur général Hoang-wan, et Ssé-li, l’intendant de cavalerie, à venir délibérer avec lui.

« Maintenant, dit Sun-jouï, l’empereur commence à entrer en convalescence ; il faut envoyer, à la ville de Meï-ou, un homme habile dans l’art de parler, et inviter Tong-tcho à venir au conseil. Nous placerons des troupes en embuscade dans l’intérieur du palais, et en arrivant il tombera sous leurs coups. Voilà, je crois, un plan excellent.

— Quel homme osera y aller, reprit Hoang-wan ?

— Je connais un homme du même pays que Liu-pou, un intendant de cavalerie nomme Li-sou. Ces jours derniers, il était furieux contre Tong-tcho de ce qu’il ne lui avait point donné de l’avancement. Ordonnez à Liu-pou d’envoyer Li-sou. Tong-tcho, qui ignore sa colère, ne concevra aucun soupçon.

— À merveille ! s’écria Wang-yun, et, sur-le-champ, il invita Liu-pou à venir délibérer avec eux.

— Lorsque, autrefois, je tuai Ting-kien-yang, leur dit Liu-pou, ce fut ce même homme qui lui porta la parole. S’il n’y va pas aujourd’hui, je lui fais trancher la tête. »

Il dit, et fait appeler Li-sou. « Autrefois, lui dit-il, grâce à votre éloquence, j’ai tué Ting-kien-yang, et je me suis rangé sous les ordres de Tong-tcho. Mais, aujourd’hui, il a étouffé tout sentiment d’humanité et de justice, il a violé toutes les lois de l’État. Il insulte l’empereur, il tyrannise le peuple, il a comblé la mesure de ses crimes, il a allumé la haine des hommes et le courroux des dieux. Portez ce décret impérial dans la ville de Meï-ou, et annoncez à Tong-tcho que l’empereur l’attend au palais. Quand il arrivera, vous fondrez sur lui avec tous vos soldats, et vous le tuerez. Vous aurez relevé l’empire chancelant des Han, et vous vous serez conduit comme un fidèle et loyal sujet. Quelles sont vos dispositions ?

— Il y a déjà longtemps que je voulais tuer ce monstre ; mais jusqu’ici je n’ai pu en trouver l’occasion. Cette circonstance est un présent du ciel. »

À ces mots, il fit serment en brisant une flèche.

« Si vous pouvez accomplir ce grand dessein, lui dit Wang-yun, les charges et les honneurs n’exciteront plus vos regrets. »

Le lendemain Li-sou prit quelques dizaines de cavaliers, et arriva avec eux dans la ville de Meï-ou. Tout à coup, on annonça à Tong-tcho que l’empereur lui envoyait un décret.

« Qu’on fasse entrer le messager impérial, » s’écria Tong-tcho.

Quand Li-sou eut fini sa double salutation : « Quel ordre apportez-vous ? demanda Tong-tcho.

— L’empereur commence à entrer en convalescence ; il désire réunir tous les chefs civils et militaires dans le palais Weï-ing-tien, et remettre sa couronne à Son Excellence le premier ministre. C’est là l’objet du décret que voici. Dès que j’ai vu ce décret, j’ai volé vers vous pour féliciter Votre Excellence.

— Que fait maintenant Wang-yun ?

— Le ministre Wang-yun a déjà envoyé des hommes pour décorer la salle où vous devez recevoir solennellement la puissance suprême. Le ministre Sun-jouï a transcrit ce décret dans les archives impériales, et l’on n’attend plus que l’arrivée de Votre Excellence. »

Tong tcho, riant aux éclats : « J’ai rêvé cette nuit qu’un dragon[73] m’entourait de ses replis. Puisque aujourd’hui je reçois cette heureuse nouvelle, il n’y a pas de temps à perdre. »

Sur-le-champ, il ordonna de préparer les chevaux et les chars avec lesquels il devait retourner dans la capitale.

« Seigneur, lui dit Li-sou, je souhaite que votre dynastie fleurisse pendant dix mille ans ; les descendants de Li-sou trouveront en elle leur appui et leur bonheur.

— Si je monte sur le trône, je vous donne la charge de Tchi-kin-’ou. »

Li-sou le remercia en se prosternant devant lui.

Tong-tcho était sur le point de partir : « Je vous avais promis, dit-il à Tiao-tchan, de vous faire un jour impératrice ; cette promesse va s’accomplir aujourd’hui. »

Tiao-tchan le remercia.

Tong-tcho alla faire ses adieux à sa mère, qui était âgée de quatre-vingt-dix ans. « Où allez-vous, mon fils ? lui dit-elle.

— Votre fils part pour Tchang-’an, où il doit recevoir solennellement l’héritage de la puissance suprême. Au premier jour vous porterez le titre de Thaï-heou (mère de l’empereur).

— Depuis quelques jours mon cœur est agité, tout mon corps palpite de crainte : mon fils, ce n’est pas d’un bon augure…

— Votre émotion n’a rien de surprenant, reprit Li-sou ; elle annonce que vous serez la mère d’une dynastie qui doit fleurir pendant dix mille générations. »

« Ce que dit mon ami, s’écria Tong-tcho, est parfaitement juste. »

Après avoir fait ses adieux à sa mère, Tong-tcho monta sur son char, qui était précédé et suivi de plusieurs milliers de soldats ; il sortit de la ville de Meï-ou et se dirigea vers la capitale. Il n’avait pas fait trente lis, qu’une roue de son char se brisa ; mais les personnes qui l’entouraient le soutinrent et l’empêchèrent de tomber.

Tong-tcho répara le désordre de ses vêtements et s’élança sur un cheval : mais, à peine avait-il parcouru dix lis, que son cheval poussa des hennissements furieux et rompit sa bride.

Tong-tcho interrogea Li-sou : « Une roue du char s’est brisée, le cheval a rompu sa bride ; qu’est-ce que cela veut dire ?

— Votre Excellence doit hériter de l’empire des Han ; un nouveau maître doit remplacer l’ancien.

— Ce que dit mon ami de cœur, reprit Tong-tcho, est parfaitement juste. »

Le lendemain s’éleva tout à coup un vent impétueux, et le ciel se couvrit de nuages.

« Que veulent dire ces présages ? demanda Tong-tcho.

— Votre Excellence monte aujourd’hui sur le trône du dragon (le trône impérial). Ces nuages rouges, ces vapeurs pourprées, annoncent que le ciel va vous entourer d’une majesté imposante. »

Tong-tcho étant arrivé aux portes de Tchang-’an, tous les magistrats vinrent à sa rencontre. Wang-yun, Hoang-wan, Yang-tsan, Chun-in-kiong et Hoang-fou-song, se prosternèrent devant lui sur le bord du chemin, et se proclamèrent ses sujets. Ils lui dirent que l’empereur devait réunir tous les magistrats dans le palais appelé Weï-ing-tien, et qu’il avait l’intention de lui céder sa couronne. Tong-tcho ordonna aux magistrats de se retirer.

Le lendemain, dès la pointe du jour, tous les grands dignitaires vinrent le recevoir. Liu-pou fut un des premiers à le féliciter :

« Seigneur, lui dit-il, demain vous devez n’entrer dans la ville qu’après vous être baigné et avoir pratiqué une abstinence sévère, si vous voulez recevoir la succession d’une dynastie qui est destinée à fleurir pendant dix mille générations.

— Mon fils, il paraît certain que je vais monter sur le trône ; je vous nommerai commandant de toutes les troupes de l’empire. »

Liu-pou le remercia, et dormit devant sa tente.

Pendant la nuit, il y eut une troupe d’enfants qui chantaient au dehors de la ville, et le vent apporta leur chanson jusque dans la tente de Tong-tcho.

Voici leur chanson : « À la distance de mille lis, l’herbe est fraîche et verdoyante ; « Mais, dans dix jours, elle ne poussera plus. »

Le ton de cette chanson était triste et plaintif.

Tong-tcho interrogea Li-sou : « Que veut dire cette chanson ? Est-ce un présage heureux ou malheureux ?

— Elle annonce simplement que le nom de Lieou s’éteint, et que celui de Tong va fleurir à sa place.

— Ce que dit Li-sou, reprit Tong-tcho, est parfaitement juste. »

Le lendemain matin, Tong-tcho fit ranger ses troupes sur deux lignes, et entra dans la ville monté sur son char. Il aperçut un Tao-ssé qui portait un manteau bleu et un bonnet d’étoffe blanche. Il tenait dans sa main une longue perche d’où pendait une pièce de toile de dix pieds de long, sur laquelle était écrit en gros caractère le mot Liu.

Tong-tcho demanda à Li-sou ce que voulait dire cet homme.

« C’est un fou, » répondit Li-sou ; et à ces mots il ordonna aux soldats de le faire éloigner. Le Tao-ssé étant tombé par terre, Li-sou le fit traîner au bord du chemin. Comme Tong-tcho entrait dans l’intérieur du palais, tous les magistrats vinrent à sa rencontre, vêtus de leurs habits de cérémonie. Li-sou, tenant dans sa main une épee d’un grand prix, marchait en soutenant le char.

Quand on fut arrivé à la porte Pé-yé-men, toutes les troupes de Tong-tcho restèrent en dehors, et il entra sur son char, accompagné seulement d’une vingtaine d’hommes. Tong-tcho, voyant que Wang-yun et ses amis gardaient, l’épée à la main, les portes du palais, fut glacé de crainte et interrogea Li-sou.

« Que veulent tous ces hommes armés ? »

Li-sou ne répondit point.

Tout à coup les roues du char furent enlevées.

« Le brigand est ici ! s’écria Wang-yun, où sont mes soldats ? »

Des deux côtés, sortent une centaine d’hommes qui s’élancent sur Tong-tcho et le frappent à coups de lance ; mais sa cuirasse le préserva. Tong-tcho, qui craignait toujours d’être assassiné, avait coutume de porter sous ses habits une cuirasse de mailles serrées.

Tong-tcho est blessé au bras ; il tombe de son char et appelle Liu-pou.

Liu-pou sort de derrière le char et s’écrie d’une voix formidable : « Un décret de l’empereur m’ordonne de tuer ce monstre. »

Et aussitôt il lui enfonce sa lance dans la gorge. Li-sou lui tranche la tête et l’élève en la tenant par les cheveux. Liu-pou prend sa lance de la main droite, et, tirant de la gauche le décret qui était caché dans son sein, il s’écrie d’une voix retentissante :

« Par ordre de l’empereur, j’ai tué Tong-tcho, son ministre révolté. Ne m’en demandez pas davantage. »

À ces mots, tous les magistrats qui étaient en dedans et en dehors de la salle se prosternèrent à terre, en criant : « Vive l’empereur ! Vive l’empereur ! »

Tong-tcho avait atteint sa cinquante-quatrième année. C’était la troisième année de la période Thsou-ping, du règne de Hien-ti, de la dynastie des Han. On était au vingt-deuxième jour du quatrième mois de l’année Jin-chin (l’an 192 après J. C.).

Liu-pou ajouta : « C’est Li-jou qui a aidé Tong-tcho à opprimer son souverain. Qui veut se charger d’aller le prendre ?

— J’y cours, » répondit Li-sou.

Comme il partait, on entendit à la porte des cris tumultueux, et un officier vint annoncer que les serviteurs de Li-jou l’amenaient eux-mêmes lié et garrotté.

« Ce monstre de Tong-tcho, dit Wangyun, a laissé, dans la ville de Meï-ou, toutes les personnes de sa famille. Qui veut aller les exterminer ?

— J’y cours, » répondit Lin-pou.

Wang-yun ordonna à Hoang-fou-song et à Li-sou d’accompagner Liu-pou. Liu-pou prit avec lui cinq mille hommes et marcha en toute hâte vers la ville de Meï-ou.

Tong-tcho avait quatre généraux qui lui étaient dévoués de cœur : c’étaient Li-kio, Kou-ssé, Tchong-si et Fan-tcheou ; ils gardaient la ville de Meï-ou avec trois mille soldats d’élite, et recevaient de lui de riches traitements. Dès qu’ils apprennent que Tong-tcho est tué et que Liu-pou s’avance avec une armée formidable, ils rentrent précipitamment dans la ville, emmènent leurs troupes et se retirent à Liang-tcheou.

Liu-pou, étant entré dans la ville de Meï-ou, prit d’abord Tiao-tchan et la conduisit à Tchang-’an.

« Il y a dans le palais, lui dit Hoang-fou-song, huit cents femmes issues de bonne famille ; il faut les réunir dans un même endroit avec toutes les autres personnes qui appartiennent à la maison de Tong-tcho, et les exterminer, sans avoir pitié de l’enfance ni de la vieillesse. »

À ces mots, la mère de Tong-tcho, qui était âgée de quatre-vingt-dix ans, sortit toute tremblante, et les supplia de lui épargner la vie. Elle avait à peine achevé de parler, que sa tête avait déjà roulé par terre.

Ce jour-la, tous les hommes et toutes les femmes de la maison de Tong-tcho furent massacrés au nombre de plus de mille cinq cents. On trouva, dans la ville de Meï-ou, vingt à trente mille livres d’or, quatre-vingt-dix mille livres d’argent, des monceaux d’étoffes brodées, de perles, de pierreries et de choses précieuses, et des greniers d’abondance renfermant huit millions de boisseaux de grains. Wang-yun ordonna de confisquer la moitié de ces richesses au profit de l’État, et d’employer l’autre à récompenser les soldats.

À l’époque où Tong-tcho fut tué, l’air était tranquille et le soleil et la lune brillaient d’un pur éclat. Le cadavre de Tong-tcho fut jeté, par ordre, sur la grande route. Comme Tong-tcho était chargé d’embonpoint, les soldats qui le gardaient mirent du feu sur son ventre, et en firent une lampe hideuse qui les éclaira toute la nuit, et la terre fut baignée de la graisse liquide qui découla de tout son corps.

Le peuple, en passant devant le cadavre, se plaisait à frapper la tête de Tong-tcho, jusqu’à ce qu’elle fût fracassée et moulue comme de la farine pétrie. Li-jou fut pendu sur la place publique ; et la foule, amassée autour du gibet, se disputa les lambeaux de son corps et les dévora pour assouvir sa fureur.

Au dedans et au dehors de la ville, les enfants et les vieillards couraient en dansant, et faisaient éclater les transports de leur joie. Les jeunes gens et les jeunes filles qui étaient pauvres vendirent leurs habits pour acheter de la viande et du vin. « Cette nuit, disaient-ils en se félicitant, nous pourrons dormir tranquillement dans nos lits. »

Tong-min, frère cadet de Tong-tcho, et Teng-hoang, son frère aîné, furent pendus par les quatre membres au milieu de la place publique. Tous les hommes qui étaient au service de Tong-tcho, tous ceux qui s’étaient dévoués à sa cause, furent massacrés en prison.

Wang-yun réunit tous les ministres et les grands dignitaires de l’État, et leur offrit un festin splendide dans une salle du palais, pour célébrer la joie et le bonheur qui, par la mort de Tong-tcho, allaient se répandre dans tout l’empire.


HING-LO-TOU,

OU LA PEINTURE MYSTÉRIEUSE.


Sous la dynastie actuelle, dans les années Yong-lo[74], dans le district de Hiang-ho, de la province de Pé-tchi-li, département de Chun-tien-fou, vivait un gouverneur appelé Ni, dont le double nom était Cheou-kien, et le nom honorifique, Y-tchi. Il possédait des milliers de pièces d’or, des terres fertiles et une maison magnifique. Sa femme Tchin-chi ne lui avait donné qu’un fils, qui fut surnommé Chen-k’i, c’est-à-dire digne continuateur de la réputation de son père. À peine fut-il devenu grand, qu’il prit une épouse, et bientôt après il eut le malheur de perdre sa mère. Le gouverneur résigna sa charge et resta veuf. Quoiqu’il fût fort avancé en âge, il était encore sain d’esprit et plein de force et de santé. Le soin d’aller recueillir ses loyers et toucher les intérêts qui lui étaient dus, offrait un aliment continuel à son infatigable activité. Il aurait rougi de laisser couler oisivement ses jours au milieu des jouissances que procurent le luxe et l’opulence.

Un jour que le vieillard venait d’atteindre sa soixante-dix-neuvième année : « Il est rare, lui dit Ni-chen-k’i, qu’un homme vive soixante-dix ans ; l’antiquité n’en offre que peu d’exemples. Maintenant, mon père, vous venez d’entrer dans votre soixante-dix-neuvième année ; encore un an, et la quatre-vingtième s’appesantira sur votre tête. Pourquoi ne point vous soulager des soins pénibles qui vous accablent, en me confiant l’administration de toutes vos affaires ? Ne seriez-vous pas plus heureux en partageant vos instants entre les plaisirs de la table et les douceurs du repos ?

— Si je n’ai plus qu’un jour à vivre, répondit le vieillard en remuant sa tête chauve, j’administrerai encore un jour ; par là je t’épargnerai maintes fatigues d’esprit et de corps, et je ferai quelques économies afin de pourvoir à tes besoins. Tant que ces deux frêles piliers pourront encore me soutenir, pourquoi ne me serait-il pas permis de gérer moi-même mes affaires ? »

Tous les ans, dans le dixième mois, le gouverneur allait chez ses fermiers pour recueillir ses loyers, et il y demeurait jusqu’au nouvel an. Le bon vieillard devenait, pour toutes les personnes de la maison, l’objet de mille prévenances et des attentions les plus délicates ; c’était à qui lui ferait fête. Poules et faisans, vins délicieux, conserves de fruits, rien n’était épargné pour multiplier ses jouissances.

Cette année, les deux derniers mois s’écoulèrent si rapidement pour lui, que, sans s’en apercevoir, il demeura quelque temps de plus qu’à l’ordinaire. Un jour qu’il avait du loisir, il sortit l’après-midi pour faire le tour de sa propriété, et jouir en se promenant de l’aspect varié des sites champêtres. Soudain, il voit venir une jeune personne accompagnée d’une vieille dame à cheveux blancs. Elle se dirigea vers une pièce d’eau, et, se penchant sur le bord, se mit à laver des vêtements, et à les battre sur une pierre blanche et polie. Quoique cette jeune fille fût vêtue comme une simple villageoise, son visage brillait d’une fraîcheur et d’une grâce modeste qui faisaient oublier son humble condition.

« Sa chevelure était d’un noir luisant[75] comme la laque de l’arbre Tsi ; ses yeux en amande brillaient comme les flots qui se jouaient à ses pieds ; ses doigts étaient blancs et délicats comme les jeunes tiges de Tsong ; sur son front se détachaient deux arcs gracieux, on eût dit qu’un habile pinceau en avait dessiné les contours ; une robe d’étoffe commune embrassait sa taille svelte et légère, et faisait ressortir ses attraits avec plus d’avantage que si elle eût été tissue de soie et ornée de riches broderies ; sa tête était surmontée d’un bouquet champêtre qui, grâce aux charmes répandus sur toute sa personne, la parait mieux qu’une aiguille à tête de perle ou que des fleurs d’étoffe brochée d’or. Cette jeune beauté comptait dix-huit printemps. »

À peine le gouverneur l’a-t-il aperçue, qu’un trouble secret s’empare de ses sens et se répand sur son visage ; ses yeux étincellent, tout son corps tressaille, il reste muet d’admiration.

Après avoir fini de laver ses vêtements, la jeune fille quitte le bassin, et s’éloigne sur les pas de la dame à cheveux blancs. Notre vieillard l’observe avec une inquiète émotion, la suit des yeux, et remarque qu’après avoir dépassé plusieurs maisons du village, elle va frapper à la porte d’une petite cabane blanche, dont l’accès était défendu par une haie de bambous entrelacés. Elle entre et disparaît.

Le gouverneur retourne en toute hâte sur ses pas, appelle le fermier, et lui expose en détail la rencontre qu’il vient de faire.

« Allez, lui dit-il, trouver les parents de cette jeune personne, et prenez sur elle d’exactes informations. Demandez surtout si elle est fiancée à quelqu’un ; dans le cas contraire, mon intention est de l’épouser en qualité de femme secondaire. Mais j’ignore si elle daignera écouter mes vœux. »

Le fermier partit comme un trait, impatient d’exécuter les ordres de son maître. Il ne fut pas longtemps à savoir que le nom de famille de la jeune personne était Meï, et que son père avait été un lettré de la première distinction. L’ayant perdu presque en même temps que sa mère, dès sa plus tendre enfance, elle avait été recueillie par sa grand’mère, qu’elle ne quittait pas un seul instant. Elle comptait alors dix-huit printemps, mais elle n’avait encore été promise à personne.

Après avoir obtenu tous les renseignements nécessaires, le fermier va trouver la dame à cheveux blancs. « Mon maître, dit-il, a remarqué votre petite-fille, et, charmé de sa beauté et de ses manières distinguées, il désire vous la demander en mariage pour en faire sa femme secondaire. Quoique ce soit un rang modeste, je puis vous assurer que, comme il a perdu depuis bien des années sa femme légitime, et n’a personne pour gouverner sa maison, aussitôt qu’elle sera devenue son épouse, elle sera richement vêtue et délicatement nourrie, et qu’enfin rien ne manquera à ses désirs. Vous-même, madame, vous pouvez compter, qu’il vous donnera, jusqu’à la fin de vos jours, du thé, du riz en abondance, et de beaux habits ; et quand votre dernière heure aura sonné, il se fera un devoir de vous conduire au champ du repos au milieu des cérémonies convenables, et avec une pompe digne de son rang et de sa fortune. Tout ce que je crains, madame, c’est que vous ne sachiez point profiter du bonheur qui vient au-devant de vos vœux. »

En entendant ces paroles, qui lui paraissaient belles comme une étoffe de soie ornée de fleurs et de broderies, la vieille dame fit un signe affirmatif ; et comme ce mariage lui paraissait fixé d’avance par le ciel, cette seule entrevue suffit pour le ratifier.

Le fermier revint trouver le gouverneur, que cette nouvelle transporta de joie. Il choisit les présents de noce, et prit un calendrier pour trouver un jour heureux. Cependant il craignait que son fils ne mît des obstacles à l’union qu’il projetait. Or, comme c’était dans la ferme que s’étaient faites les fiançailles, ce fut là aussi que s’accomplit le mariage. Le soir des noces, c’était vraiment un spectacle touchant que de voir le vieillard et sa jeune épouse. Le passage suivant, tiré d’une pièce galante faite à cette occasion, expliquera mieux ma pensée.

« D’un côté, c’est un vieillard à cheveux blancs, couvert d’un vêtement de crêpe foncé ; de l’autre, une jeune fille avec sa chevelure noire et ondoyante, et riche de toilette et d’attraits. La plante grimpante et l’arbrisseau jeune et parfumé qu’elle embrasse de ses branches arides, offrent une idée fidèle de ce couple inégalement assorti. Celle-ci palpite d’inquiétude, celui-là est agité d’une crainte secrète. Il craint que, dans la lutte qui va s’engager, son courage ne réponde mal à l’ardeur qui l’anime. »

Dès que la nuit fut venue, le vieillard soutint noblement le combat qui devait couronner ses vœux, et renouvela plus d’une fois ses anciennes prouesses.

Le quatrième jour, le gouverneur fit venir une chaise à porteurs, et conduisit chez lui sa nouvelle épouse pour la présenter à son fils et à sa bru.

Tous les gens de sa maison, hommes, femmes, jeunes filles, accoururent à l’envi pour lui rendre leurs devoirs, et, après s’être prosternés jusqu’à terre, l’appelèrent Siao-naï-naï, qualification respectueuse qui répond au titre de jeune épouse. Le gouverneur leur distribua à tous des pièces d’étoffes assorties à leur goût et à leur condition ; et chacun d’eux s’en retourna enchanté du maître et de ses cadeaux.

Cependant Ni-chen-k’ine partageait point l’allégresse générale. Il est vrai qu’en face, il n’osait ouvrir la bouche et manifester son mécontentement. Mais, lorsqu’il était à l’écart avec sa femme, il ne pouvait contenir son indignation. « Convenez, lui disait-il, que ce vieux barbon blesse tout sentiment de convenance, lui qui chancelle sous le poids des années, et dont la vie est comme la flamme d’une lampe exposée au souffle du vent. Peut-on prendre un tel parti sans en prévoir les conséquences ? Pour cinq ans, dix ans peut-être qu’il lui reste encore à être au monde, croit-il faire une chose bien louable, bien morale surtout, en épousant cette jeune personne, fraîche et brillante comme une branche chargée de fleurs, et qui, pour prix d’un tendre attachement, ne recevra que des caresses froides et impuissantes ? En second lieu, voit-on beaucoup d’octogénaires prendre des compagnes de dix-huit ans ? Bientôt, la décrépitude du mari le rendra insupportable à sa jeune épouse. Déçue dans son ardeur légitime, elle s’abandonnera à tous les travers du vice, et sa honte, son déshonneur, rejailliront sur notre famille. Enfin ce mariage ne ressemble-t-il pas à un fléau dont le ciel nous frapperait à la veille d’une abondante récolte ? Après avoir capté la confiance de son vieil époux, elle soustraira, tantôt un objet, tantôt un autre, pour se faire à nos dépens un riche pécule. Un jour, elle lui demandera des robes, un autre jour, des parures. Aveuglé par sa folle passion, il n’osera rien lui refuser, jusqu’à ce qu’enfin, pillé et dépouillé de tout, il voie se réaliser le proverbe : Quand l’arbre est abattu, les oiseaux s’envolent. Semblable au ver qui ronge le cœur de l’arbre et à l’insecte qui dévore les céréales, elle soutirera peu à peu la fortune de notre père et le réduira à la mendicité ; puis, un beau matin, elle pliera bagage et ira jouir ailleurs du fruit de ses rapines. Cette jeune femme, avec ses grâces et ses attraits tant vantés, n’a-t-elle pas tous les dehors d’une courtisane ? Entièrement dépourvue de dignité et de noblesse, elle n’a rien qui décèle une origine distinguée. Compagne assidue du vieillard qu’elle a rendu l’esclave de tous ses caprices, elle se donne des airs d’importance, et affecte le ton et les manières d’une personne de qualité ! Cependant quel est son rôle auprès de notre père. ? N’est-ce pas tour à tour celui d’une concubine et d’une domestique ? Espérons qu’un jour il lui faudra bien rabattre de ses prétentions. Peut-on concevoir l’aveuglement d’un père qui enjoint à tout le monde de ne désigner cette créature que par la plus noble qualification[76]. Croit-elle que nous nous soumettrons à cette humiliante étiquette, et que nous lui obéirons comme des valets ? Excellent moyen pour lui donner une haute idée d’elle-même, et nous attirer le lendemain de sa part les plus cruels affronts ! »

C’est ainsi que les deux époux murmuraient entre eux, et s’emportaient en injures grossières contre leurs parents. Ces propos, saisis par des personnes indiscrètes, se propagèrent de bouche en bouche, et arrivèrent bientôt aux oreilles du vieillard.

Quoique le gouverneur en fut vivement affligé, il sut se contenir et renfermer dans son sein la douleur qui l’accablait. Heureusement que sa jeune femme était douée du caractère le plus doux et le plus affable. Pleine de déférence et de soumission pour ses supérieurs, elle accueillait avec une grâce parfaite les personnes placées sous ses ordres ; de sorte que, dans la maison, elle rendait tout le monde heureux.

Deux mois étaient à peine passés qu’elle se trouva enceinte. Elle cacha si bien cet événement, qu’il n’y avait que son mari qui fut dans le secret. Trois mois, six mois s’écoulèrent sans que son état excitât le moindre soupçon ; enfin, le neuvième mois, elle donna le jour à un fils.

À cette nouvelle, toute la maison fut frappée d’étonnement et d’admiration. Comme ce jour était justement le neuvième de la neuvième lune, l’enfant fut appelé Tchong-yang-eul, nom qui devait être son nom d’enfance, et rappelait l’époque précise où il était venu au monde.

Le onzième jour du même mois était l’anniversaire de la naissance du gouverneur, qui entrait dans sa quatre-vingtième année. Sa maison fut bientôt remplie d’une foule de visiteurs, qui vinrent lui présenter leurs compliments et leurs félicitations. Le vieillard leur donna un repas splendide pour célébrer à la fois l’anniversaire de sa naissance, et la cérémonie où l’on baigne le nouveau-né, lorsqu’il a atteint son troisième jour.

« Seigneur, disaient les convives, en vous voyant obtenir un second fils dans un âge aussi avancé, il est aisé de juger que votre corps n’a rien perdu de sa vigueur, et que vous arriverez à la dernière période de la vieillesse. »

Mais cet événement, qui faisait le bonheur du père, excitait en secret le dépit de Ni-chen-k’i. Chacun sait, disait-il, qu’à soixante ans, l’homme perd communément cette qualité qui est le caractère de l’âge viril ; à plus forte raison à quatre-vingts ! A-t-on jamais vu un arbre desséché se couronner de fleurs ? Pour moi, je ne sais à qui attribuer cet être équivoque, mais je suis convaincu que mon père est complètement étranger à sa naissance. Décidément, je ne puis reconnaître pour mon frère un enfant dont l’illégitimité n’est que trop évidente. »

Ces propos revinrent encore aux oreilles du vieillard, qui les renferma au fond de son cœur.

Mais le temps s’écoule avec la rapidité de la flèche qui fend les airs. Une année révolue s’était écoulée depuis la naissance de Tchong-yang-eul. C’était l’époque où l’on célèbre la cérémonie antique appelée Souï-pan-hoeï[77]. Tous ses parents et ses amis vinrent le féliciter. Mais Ni-chen-k’i quitta la maison pour ne point tenir compagnie aux nouveaux hôtes.

Le vieillard, qui connaissait le motif secret de cette conduite, ne fit nulle tentative pour le ramener et l’inviter à la fête de famille qui se préparait. Pour lui, il resta auprès de ses parents et but avec eux tout le long du jour. Cependant, il avait le cœur si oppressé par le chagrin que lui causait son fils aîné, qu’il ne put ouvrir la bouche pour proférer une seule parole.

Comme Ni-chen-k’i était naturellement avare et jaloux, une seule chose absorbait sa pensée : c’était que Tchong-yang-eul n’héritât un jour d’une partie de la succession de son père. Voilà le vrai motif qui l’empêchait de le reconnaître pour son frère. Dans l’origine, il se vengea par l’injure et la calomnie ; plus tard, il alla jusqu’à maltraiter le fils et la mère.

Le gouverneur, que son savoir et sa pénétration avaient conduit aux emplois les plus éminents, n’eut pas de peine à démêler les ressorts secrets de sa conduite. Par malheur, il sentait chaque jour le progrès des ans, et il craignait de ne point voir l’époque où Tchong-yan-eul aurait atteint sa majorité. « Quand je ne serai plus, se disait-il, cet enfant tombera sous la puissance de son frère aîné. Si je traite ce dernier avec toute la sévérité qu’il mérite, ce sera lui fournir plus tard, contre mon second fils, mille prétextes d’animosité et de vengeance ; il vaut mieux user de patience et de ménagements. »

Si la vue du jeune enfant causait toujours au père un redoublement de tendresse, il ne pouvait se défendre d’un sentiment de pitié, en voyant sa mère si faible et si timide, qui allait bientôt se trouver sans appui. Cette pensée était sans cesse présente à son esprit, et y faisait naître tantôt les regrets les plus amers, tantôt la douleur et le désespoir.

Quatre printemps se passèrent encore, et l’enfant atteignit sa cinquième année. Le vieillard, voyant qu’il était doué d’une rare intelligence, et que, d’un autre côté, il aimait à jouer et à folâtrer, songea à l’envoyer à l’école, afin qu’il acquît un jour, par des études solides, du talent et de la réputation. Comme le frère aîné portait le nom de Chen-k’i, il voulut l’appeler Chen-chu, expression qui signifie également digne successeur de son père.

Il choisit un jour heureux, prépara une collation, et ordonna à Chen-chu d’aller de sa part inviter le maître qui devait lui donner des leçons.

Or, ce maître était le même à qui le gouverneur avait confié l’éducation de son petit-fils. Désormais le jeune oncle et le neveu devant avoir ensemble le même professeur, c’était, comme l’on dit, faire d’une pierre deux coups.

Qui aurait pensé que Ni-chen-k’i était bien loin de ne faire qu’un cœur et qu’une âme avec son père ? Voyant que le jeune enfant avait été surnommé Chen-chu, expression qui le mettait sur la même ligne que lui, il éprouva le plus vif mécontentement. « D’ailleurs, disait-il en lui-même, mon fils étudiant avec lui, ne faudra-t-il pas qu’il l’appelle son oncle ? Cette qualification, fortifiée par une longue habitude, inspirera à celui-ci un sentiment de supériorité qui dégénérera en tyrannie. Il vaut mieux retirer mon fils de l’école et lui donner un autre maître. »

Sans cesse, il allait chercher son fils sous prétexte qu’il était malade, et lui faisait souvent manquer la classe pendant plusieurs jours de suite.

Dans le commencement, le gouverneur s’imagina que son neveu avait en effet une indisposition réelle ; mais, au bout de quelque temps, le maître vint l’informer que Ni-chen-k’i avait trouvé un autre professeur pour son fils, et qu’ainsi les deux enfants fréquentaient chacun une école séparée. Il ajouta qu’il ne pouvait deviner le motif d’un tel changement.

Cette affaire n’aurait eu aucune suite fâcheuse, si le vieillard n’en eût rien su. Mais, à cette nouvelle, il entra dans une colère violente. Il voulait d’abord aller trouver son fils et lui faire expliquer sa conduite. Cependant, après quelques instants de réflexion : « Puisque le Ciel, dit-il, m’a donné un fils aussi pervers et aussi dénaturé, à quoi aboutiraient mes reproches ? Il est plus prudent de ne point m’occuper de lui. »

Le gouverneur revint chez lui, l’âme navrée de douleur. Dans le trouble où il était, il heurta du pied contre le seuil de la porte et tomba à la renverse. Meï-chi accourut le relever, et le conduisit sur un canapé ; il était privé de connaissance et de sentiment. Sans perdre de temps, elle appela un habile médecin, qui, après avoir tâté le pouls du vieillard, déclara qu’il avait gagné une fraîcheur, et qu’actuellement il était agité par la fièvre. Il prit de l’eau tiède, lui en arrosa le visage pour rappeler l’usage de ses sens et le fit porter sur son lit.

Quoique le vieillard eût repris connaissance, il se sentait comme paralysé de tous ses membres, et ne pouvait faire le plus léger mouvement. Meï-chi acquittait point le chevet de son lit ; tantôt elle faisait chauffer des bouillons, tantôt elle préparait les potions prescrites, et rendait à son époux tous les soins que lui suggérait sa tendresse.

Le vieillard ayant pris plusieurs médicaments sans éprouver aucune amélioration, le docteur lui ouvrit la veine ; puis il annonça que les ressources de l’art étaient impuissantes, et que le malade n’avait pas deux jours à vivre.

À cette nouvelle, Ni-chen-k’i vint plusieurs fois jeter un coup d’œil, et s’assurer de la véracité du médecin.

Voyant que l’état du vieillard empirait d’heure en heure, il resta convaincu qu’il ne relèverait pas de cette maladie. Alors il se mit à faire du bruit dans la maison, à gronder les servantes, à frapper les valets, et à déménager les effets de son père. Le vieillard s’en aperçut, et la douleur qu’il en ressentit avança encore le terme de ses jours. La jeune femme ne cessait de pleurer et de gémir. L’enfant lui-même n’alla point en classe, et resta dans la chambre pour veiller son père.

Le gouverneur, sentant que sa fin approchait, fit appeler auprès de lui son fils aîné, et prenant un registre qui contenait les titres de ses terres et de ses maisons, et l’état de toutes les personnes attachées à son service, il le lui remit et lui dit : « Chen-chu n’a que cinq ans ; il a encore besoin qu’on s’occupe de son entretien. Sa mère est trop jeune pour administrer ma maison ; si je lui donne une partie de ma fortune, elle ne saura pas en régler l’emploi. J’aime mieux vous instituer mon légataire universel. Si Chen-chu atteint l’âge viril, je vous prie de lui tenir lieu de père. Vous lui chercherez une compagne, et vous lui donnerez une petite maison et cinq ou six arpents de bonne terre, afin qu’il puisse se garantir de la faim et du froid, et pourvoir à tous ses besoins. Ces différentes recommandations sont consignées de point en point dans le livre que voici. Quant à vivre tous ensemble ou séparés, c’est une question que je laisse à votre choix. Si Meï-chi désire former de nouveaux liens, laissez-la suivre son inclination. Si, au contraire, elle persiste à demeurer veuve et à passer ses jours avec son fils, n’exercez aucune contrainte pour l’en détourner. Quand je ne serai plus, exécutez ponctuellement mes dernières volontés. Par là, vous ferez éclater votre piété filiale. Alors je pourrai reposer en paix dans le sombre empire. »

Ni-chen-k’i prit le livre, et, au premier coup d’œil, il y vit nettement exposés tous les détails de la succession. Son visage s’épanouit, et d’un air rayonnant : « Mon père, s’écria-t-il, n’ayez ni crainte ni inquiétude, j’exécuterai avec un soin religieux tous les ordres que vous venez de me donner. »

Sans perdre de temps, il recueillit le livre, et partit en bondissant de joie.

Meï-chi, le voyant déjà loin, se mit à sangloter et à fondre en larmes. Puis montrant son fils au vieillard : « Cet enfant, que vous traitez comme un ennemi, n’est-il point votre rejeton légitime ? n’est-ce point votre sang, n’est-ce point une portion de vous-même ? et cependant vous abandonnez à votre aîné la possession de tous vos biens ! Comment voulez-vous que moi et mon fils nous vivions le reste de nos jours ?

— Vous ignorez le vrai motif de ma conduite, reprit le gouverneur. Voyant que Chen-k’i était un homme sans principes et sans loyauté, j’ai pensé que, si je partageais également ma fortune entre mes deux fils, la vie de ce tendre enfant pourrait être exposée aux plus grands dangers. J’ai mieux aimé, pour le satisfaire, lui abandonner l’héritage de tous mes biens, afin que, dans la suite, vous n’eussiez rien à craindre de sa jalousie et de sa haine invétérée.

— Quoi qu’il en soit, répondit Meï-chi, vous connaissez l’ancien axiome : Qu’un fils soit né d’une femme du premier ou du second rang, c’est toujours un fils. Si donc un père se laisse guider par une aveugle partialité, et donne tout à l’un au préjudice de l’autre, il ne peut échapper aux traits de la raillerie.

— Ces observations, reprit le gouverneur, ne changeront rien à mes volontés ; j’ai mes raisons pour agir ainsi. Profitez du temps que je vis encore pour mettre votre fils sous la tutelle de Chen-k’i ; et, tôt ou tard, quand je ne serai plus, choisissez-vous un mari selon votre cœur, avec qui vous puissiez finir heureusement le reste de vos jours. Mais gardez-vous de demeurer auprès d’eux ; ils vous abreuveraient de peines continuelles.

— Quelles paroles se sont échappées de votre bouche ? s’écria Meï-chi. Votre servante appartient à une famille de lettrés ; elle repoussera jusqu’à la fin de sa vie la pensée de former de nouveaux liens. D’ailleurs, n’ai-je pas un fils à qui je me dois tout entière ? Comment aurais-je le cœur assez dur pour me détacher de lui ?

— Se peut-il, reprit le gouverneur, que vous soyez fermement décidée à demeurer toujours veuve ? Ne craignez-vous pas de vous en repentir bientôt ? »

Meï-chi scella par un serment la résolution qu’elle venait d’exprimer.

« Eh bien ! dit le gouverneur, puisque votre esprit est inébranlable, n’ayez point d’inquiétude sur votre sort et sur celui de votre fils : votre existence est assurée. »

À ces mots, il chercha sous son oreiller, et en retira un objet qu’il remit à Meï-chi. D’abord, elle s’imagina que c’était un manuscrit qui contenait la donation de quelque portion de son bien. Mais, au premier coup d’œil, elle reconnut que c’était une peinture d’un pied de large sur trois de long.

« Que voulez-vous que je fasse de cette peinture ? s’écria Meï-chi.

— C’est un portrait de famille, repartit le gouverneur ; il renferme un mystère de la plus haute importance. Conservez religieusement cette peinture, et gardez-vous surtout de la montrer à qui que ce soit. Mais quand votre fils sera devenu grand, si Chen-k’i ne lui donne aucune marque d’intérêt, renfermez votre secret au fond de votre cœur, et attendez jusqu’à ce qu’on vous signale un magistrat sage, intègre et d’une rare pénétration. Vous lui présenterez cette peinture, et, après lui avoir fait connaître mes dernières volontés à cet égard, vous le prierez de vous donner la solution de l’énigme qu’elle renferme. L’explication désirée viendra s’offrir naturellement à son esprit, et de suite vous trouverez de quoi vivre, vous et votre fils, et vous procurer même toutes les jouissances de la fortune. »

Meï-chi prit et serra la peinture, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure. Le gouverneur vécut encore quelques jours. Sa tendre épouse recueillit son dernier soupir, qui s’exhala au milieu d’une lente agonie. Il avait quatre-vingt-quatre ans.

« Le ciel nous donne une portion d’existence ; nous la dépensons de cent manières. Mais un jour la mort survient, et fait évanouir tous nos projets. »

Revenons maintenant à Ni-chen-k’i. Se voyant en possession du livre qui contenait les titres des propriétés de son père, il vint demander, l’une après l’autre, les clefs de tous les appartements. Chaque jour, il passait en revue le mobilier et en faisait d’avance l’inventaire. Comment aurait-il eu le temps d’aller chez son père pour s’informer de son état ? Mais lorsqu’il eut rendu le dernier soupir, Meï-chi envoya une servante lui porter cette triste nouvelle. Les deux époux accoururent en toute hâte, et, après avoir à peine donné quelques regrets à leur père, ils s’en retournèrent au bout d’une demi-heure, abandonnant à Meï-chi le soin de veiller sur ses restes inanimés.

Heureusement qu’avant leur arrivée, elle avait préparé elle-même tous les objets nécessaires pour les funérailles. Après avoir enveloppé le corps de son époux de ses derniers vêtements, et l’avoir déposé dans le cercueil, elle prit le costume de veuve, et resta avec son fils pour garder la salle funèbre. Du matin au soir, elle pleurait et poussait des sanglots, et ne s’éloignait pas un instant du cercueil, qu’elle tenait étroitement embrassé.

Chen-k’i ne s’occupait qu’à faire ou à recevoir des visites ; quant au deuil et à la douleur, il y restait complètement étranger. Il choisit un jour de la même semaine pour célébrer les obsèques. À peine cette triste cérémonie est-elle terminée, qu’il va dans la chambre de Meï-chi, bouleverse les coffres, et fouille toutes les cassettes, craignant sans doute que son père n’y eût laissé quelque argent provenant de ses économies.

Meï-chi, qui était douée d’une grande pénétration, eut peur qu’il ne s’emparât de la peinture. Elle prit deux petites caisses qu’elle avait apportées en ménage, les ouvrit elle-même la première, et, après en avoir retiré quelques anciens habits, elle engagea Chen-k’i et sa femme à venir les visiter. Chen-k’i, voyant son désintéressement, renonça à pousser plus loin ses recherches. Enfin les deux époux s’en retournèrent, laissant la maison paternelle dans un désordre complet.

Meï-chi, accablée de mille pensées douloureuses, ne cessait de pousser des cris et des sanglots. Le jeune enfant, témoin du désespoir de sa mère, mêlait ses larmes aux siennes, et faisait entendre des plaintes déchirantes.

« Quand on serait insensible comme une statue d’argile, comment pouvoir retenir ses pleurs ? Quand on aurait des entrailles de fer, comment se défendre d’un sentiment de compassion ?

Le lendemain Ni-chen-k’i fit venir un charpentier, visita avec lui la chambre du gouverneur, et lui donna ordre de la reconstruire sur un nouveau plan, et d’en changer les dispositions, afin qu’elle pût convenir à son fils. Quant à Meï-chi et et à son jeune enfant, il les relégua bien loin, dans une maison délabrée, située derrière son jardin, et leur donna pour tout mobilier un méchant grabat monté sur quatre pieds chancelants, une table composée de planches grossièrement assemblées, et quelques escabeaux vermoulus. Pour des ustensiles de ménage, il n’en fut nullement question.

Au commencement, Meï-chi se tenait dans sa chambre, et n’avait d’autre peine que de donner ses ordres à deux personnes qui la servaient. Après avoir perdu son mari, elle congédia l’aînée et ne garda que la plus jeune, qui était âgée de onze à douze ans. Celle-ci pleine d’attachement pour sa maîtresse, allait chaque jour, de maison en maison, quêter, à sa place, du riz et des herbes potagères, et se sacrifiait elle-même au point d’oublier ses propres besoins.

Meï-chi ne put souffrir une telle abnégation, et, surmontant sa timidité naturelle, alla elle-même demander le riz qui lui était nécessaire, construisit un petit fourneau en terre, et se mit à préparer ses modestes repas. Du matin au soir, et même pendant une partie de la nuit, elle travaillait de l’aiguille, et, avec le produit de ses veilles, elle achetait quelques légumes grossiers qui étaient presque sa seule nourriture. Le jeune écolier allait en classe chez un maître voisin, et il fallait encore qu’elle s’imposât un surcroît d’ouvrage pour subvenir aux frais de son éducation.

Plusieurs fois, Chen-k’i chargea sa femme de l’engager à contracter une seconde union, et envoya même des entremetteuses de mariage pour lui faire des propositions. Mais, voyant que la résistance de Meï-chi était invincible, il cessa de l’obséder.

Comme Meï-chi était douée d’un caractère patient et résigné, et supportait tout sans mot dire, Chen-k’i, quoique naturellement violent et emporté, finit par ne plus faire aucune attention à elle ni à son fils.

Mais le temps s’écoule avec la rapidité de la flèche qui fend les airs. Chen-chu grandit insensiblement et atteignit sa quatorzième année. Or, Meï-chi avait toujours gardé la plus grande réserve sur tout ce qui lui était arrivé précédemment, et s’abstenait d’y faire la moindre allusion en présence de son fils. Elle craignait qu’il ne commît quelque indiscrétion qui pût réveiller contre elle l’animosité de Ni-chen-k’i. Mais il avait quatorze ans, et son esprit avait acquis déjà tant de perspicacité et de pénétration, qu’il devenait impossible de lui cacher plus long-temps la vérité.

Un jour, il pria sa mère de lui acheter un vêtement de soie. Elle lui répondit qu’elle n’avait point d’argent.

« Mon père, répartit Chen-chu, a exercé jadis les fonctions de gouverneur, et il n’a laissé que deux enfants. Voyez maintenant la position brillante de mon frère aîné : il est comblé d’honneurs et de richesses ; et moi, je ne puis seulement me procurer un vêtement dont j’ai besoin ! Que signifie cette choquante inégalité ? Eh bien, ma mère, puisque vous manquez d’argent, je m’en vais en demander à mon frère. »

Il dit, et part. Meï-chi court après lui, et l’arrêtant par son habit : « Mon fils, lui dit-elle, est-ce une si grande affaire qu’un vêtement, pour aller l’acheter par une démarche humiliante ? Tu connais le proverbe : Le bonheur est comme un trésor ; on l’augmente en le ménageant. Tant que tu es encore jeune, je t’habille d’étoffe commune, mais, quand tu seras devenu grand, tu auras des vêtements de soie. Si je faisais le contraire aujourd’hui, et que je te vêtisse de soie, une fois que tu serais devenu grand, je n’aurais pas même de toile ordinaire pour te couvrir. Attends encore deux ans, et, si tu as fait des progrès dans l’étude, moi qui te parle, je n’hésiterai pas à me vendre pour te procurer de beaux habits. Il ne fait pas bon irriter ton frère aîné ; je t’en supplie, garde-toi de provoquer sa colère.

— Vous avez raison, répondit Chen-chu. »

Mais ces paroles n’étaient point sincères, et il s’en fallait de beaucoup que son cœur fut d’accord avec sa bouche.

« Je sais, disait-il en lui-même, que mon père avait beaucoup d’or et d’argent, et de vastes propriétés ; il ne pouvait manquer de les partager également entre nous deux. Croit-on que je vais rester éternellement avec ma mère, et ne me marier que sur la fin de ma carrière ? Faudra-t-il que j’abandonne l’étude, et que pour vivre je sois réduit à exercer les plus viles professions ? D’un côté, mon frère aîné, qui nage dans l’opulence, ne me donne aucune marque d’intérêt ; de l’autre, ma mère ne peut se procurer une pièce d’étoffe, et n’attend que le moment de se vendre pour me donner des vêtements. Le langage qu’elle m’a tenu a quelque chose de bien surprenant. Au reste, mon frère aîné n’est pas un tigre qui dévore les hommes ; qu’ai-je à redouter de sa part ? »

En disant ces mots, il sort furtivement, et va droit à la maison magnifique qu’habitait son frère aîné. Il le fait demander, et, dès qu’il l’aperçoit, lui fait une profonde salutation.

« Que viens-tu faire ici, s’écria Chen-k’i, frappé d’étonnement.

— Tout le monde sait, répartit Chen-chu, que je suis le fils d’un illustre magistrat ; cependant je suis couvert de haillons et j’excite la risée du public. Je viens exprès pour vous demander une pièce d’étoffe de soie, afin d’avoir des vêtements.

— Si tu veux des habits, tu n’as qu’à en demander à ta mère.

— Ce n’est point ma mère, c’est vous qui avez la jouissance de tous les biens du seigneur Ni, notre père. »

En entendant prononcer ces mots, qui paraissaient au-dessus de son âge, Chen-k’i devint rouge de colère. « Qu’est-ce qui t’a si bien fait la langue ? Qui t’a poussé à venir me demander des habits, pour avoir le prétexte de me chicaner sur mes biens ?

— Tôt ou tard, ces biens seront partagés. Mais ce n’est point là ce qui m’occupe aujourd’hui. Pour le moment, il me faut des habits qui répondent à mon rang et à ma naissance.

— Il te convient bien petit bâtard, de parler de rang et de naissance ! Quand le seigneur Ni, mon père, aurait laissé d’immenses trésors, n’a-t-il pas pour les partager un fils et un petit-fils nés de femmes légitimes ? Pour toi, dont la naissance est plus qu’équivoque, tu n’as rien à faire ici : va-t’en. Je sais bien que tu n’es point venu de ton propre mouvement. Quelqu’un t’a envoyé pour me faire cette scène scandaleuse. Mais prends garde de ne me point faire sortir de mon caractère. Je saurais bien vous expulser, toi et ta mère, de l’asile que je vous ai généreusement accordé, et vous réduire à ne pas savoir où poser la tête.

— Je suis comme vous le fils du gouverneur. Pourquoi élever des doutes sur la légitimité de ma naissance ? Qu’entendez-vous par vous faire sortir de votre caractère ? Auriez-vous formé le projet d’attenter à nos jours, afin de pouvoir dans la suite disposer seul de la succession ?

— Petit animal, s’écria Chen-k’i, les yeux étincelants de colère, tu veux donc pousser ma patience à bout ? »

À ces mots, il l’arrête par son habit, le secoue avec violence, et fait pleuvoir sur lui une grêle de coups.

Le pauvre enfant, meurtri et couvert de contusions, s’échappa à grand’peine, et vint en pleurant conter sa mésaventure à sa mère.

« Je t’avais bien défendu, lui dit Meï-chi d’un air fâché, d’aller provoquer sa colère. Tu as été sourd à mes conseils. Il t’a maltraité ; c’est bien fait pour toi. »

Tout en disant ces mots, cette bonne mère prend le pan de sa robe, et frotte doucement les contusions dont sa tête est couverte. Mais, à la vue des blessures qu’il avait reçues, deux ruisseaux de larmes s’échappent de ses yeux.

« Une jeune veuve tient embrassé son fils orphelin. Dénuée de toutes ressources, à peine peut-elle se garantir de la faim et du froid. Parce qu’elle a perdu le seul ami qu’elle avait au monde, elle voit se dessécher loin du tronc paternel deux rameaux qui auraient dû fleurir ensemble. »

Cependant Meï-chi était accablée de mille pensées douloureuses. Craignant donc que Chen-k’i ne conservât du ressentiment, elle lui envoya la jeune fille qui la servait pour le prier d’excuser l’étourderie d’un écolier qui, ignorant les usages du monde, avait imprudemment offensé son frère aîné et provoqué sa sévérité.

Mais le courroux de Chen-k’i était loin d’être apaisé. Le lendemain, il convoqua tous les membres de sa famille, sans oublier Meï-chi et son fils, afin de leur donner connaissance des dernières volontés de son père.

« Respectables parents, que je vois ici assemblés, leur dit-il, je vous déclare qu’un autre que moi n’aurait jamais daigné garder à sa charge cette créature et son fils. Hier, Chen-chu est venu me contester la possession de mes biens, et s’est permis même des injures auxquelles je dois mettre un terme, de peur que, plus tard, l’âge n’augmente encore son exigence et son humeur querelleuse. Aujourd’hui, je vais donner, au fils et à la mère, une habitation et sept ou huit arpents de terre ; et en cela je ne fais que me conformer aux volontés de mon père, que je veux exécuter avec un soin religieux. Approchez, respectables parents, et confirmez par votre témoignage la vérité de ce que j’avance. »

Ceux-ci, qui connaissaient depuis longtemps le caractère violent de Chen-k’i, et voyaient d’ailleurs que le testament était en effet écrit de la main du gouverneur, se gardèrent bien de le contredire, de peur de s’attirer quelque mauvaise affaire.

« Avec mille pièces d’or, disaient ceux qui voulaient capter ses bonnes grâces, on ne saurait se procurer de l’écriture d’un homme de l’autre monde. Oui, nous reconnaissons bien la main du gouverneur ; il ne peut y avoir le plus léger doute sur ce point. »

Ceux même qui s’attendrissaient le plus sur le sort de Chen-chu et de sa mère, n’osaient élever la voix en leur faveur. « Y a-t-il beaucoup d’hommes, disaient-ils, qui aient tous les jours de quoi subvenir à leurs besoins ? Y a-t-il beaucoup de filles qui se marient avec une dot et un trousseau ? Mais maintenant ils ont une habitation et des terres qui ne leur coûtent rien. Il ne faut que du courage et de la bonne volonté pour faire valoir cette propriété. Non-seulement ils auront du riz, à leur suffisance, mais ils pourront encore en avoir de reste et le vendre avantageusement. »

Meï-chi, qui avait déjà été réléguée dans un coin du jardin, savait parfaitement ce que valaient les dons de Chen-k’i, mais il fallait obéir et accepter le partage. Elle emmena son fils, salua ses parents et prit congé d’eux, après s’être prosternée devant la tablette de son époux.

Chen-k’i et sa femme lui abandonnèrent quelques vieux ustensiles de cuisine, ainsi que les deux cassettes qu’elle avait apportées en ménage. Meï-chi loue une bête de somme, et, après quelques jours de marche, elle arrive à l’habitation dont nous venons de parler plus haut. Elle n’aperçoit que des terres remplies d’herbes sauvages, et une maison recouverte de quelques tuiles rares et mal jointes, et qui depuis longtemps n’avaient reçu aucune réparation. Comment habiter une cabane dont le toit faisait eau de toutes parts, et dont le plancher était toujours trempé par l’humidité du sol ?

Meï-chi balaya une chambre et y dressa son lit. Ensuite, elle appela le fermier, de qui elle apprit que ces sept ou huit arpents se composaient de terres de la plus mauvaise qualité. Dans les années d’abondance, elles ne donnaient qu’une demi-récolte, qui était insuffisante pour nourrir le cultivateur ; mais, dans les années malheureuses, on ne pouvait subsister qu’à force d’emprunts et de sacrifices.

Comme Meï-chi ne cessait de répandre des larmes, le jeune écolier, qui était doué d’une raison prématurée, lui parla en ces termes : » Mon frère et moi, nous sommes les fils du même père. Pourquoi le testament me traite-t-il avec une parcimonie aussi choquante ? Il faut qu’il y ait là-dessous quelque secret que j’ignore. Ne serait-ce point par hasard que cette pièce est fausse, et que mon père, à qui on l’attribue, est tout à fait étranger à sa rédaction. Vous savez qu’en fait d’héritage, la justice ne fait acception de personne, et n’a égard ni à l’illustration ni à l’obscurité des prétendants. Pourquoi, ma mère, ne point aller trouver un magistrat à qui vous ferez connaître cette inégalité révoltante ? Sa décision fixera nos droits et mettra un terme à nos justes regrets. »

Meï-chi, se voyant sans cesse importunée par son fils, ne put garder plus longtemps le secret qu’elle renfermait depuis longtemps dans son sein.

« Mon fils, lui dit-elle, gardez-vous de douter de l’authenticité du testament. Il est bien vrai que le gouverneur l’a écrit en entier de sa main. Vous voyant en bas âge, et craignant que votre frère aîné n’attentât à vos jours, il aima mieux, pour satisfaire son avidité sans bornes, l’instituer son légataire universel ; mais, la veille de sa mort, il me remit une peinture et me recommanda de la garder secrètement. « Elle renferme, ajouta-t-il, un mystère de la plus haute importance. Attendez qu’on vous signale un magistrat doué d’une rare intelligence. Vous irez le trouver et vous lui en demanderez l’explication. Je vous réponds que vous et votre fils vous aurez de quoi vivre dans une heureuse aisance, et que, jusqu’à la fin de vos jours, vous n’aurez point à redouter les rigueurs de la misère. »

— Puisque cela était ainsi, repartit Chen-chu, pourquoi ne m’avoir pas prévenu plus tôt ? Où est cette peinture ? Je vous en prie, permettez à votre fils d’y jeter un moment les yeux. »

Meï-chi ouvrit une cassette et en retira un paquet revêtu de toile. Sous la première enveloppe, il y en avait encore une autre en papier vernissé. Après l’avoir enlevée avec précaution, elle déroula la peinture et l’étendit sur une chaise. Puis, se prosternant avec son fils le visage contre terre : « Dans une chaumière de village, s’écria-t-elle en parlant à la peinture, il n’est pas aisé de disposer une chapelle. Je vous en supplie, excusez-moi de ne pas vous rendre tous les honneurs qui vous sont dus. »

Chen-chu, ayant fini ses pieuses salutations, se leva pour examiner la peinture, avec la plus grande attention. Il voit un personnage assis. Il était vêtu de crêpe foncé, sa chevelure était blanche comme la neige, et les traits de son visage offraient une vérité d’expression qui faisait douter si c’était une peinture, ou un homme vivant. D’une main, il tenait un jeune enfant, qu’il pressait contre son sein ; de l’autre, qui était dirigée en bas, il semblait montrer la terre.

Le fils et la mère raisonnèrent long-temps sur cette peinture, sans pouvoir résoudre l’énigme. Enfin, las de recherches et de conjectures, ils se virent obligés de la remettre dans son enveloppe. Cette tentative infructueuse leur remplit l’âme de chagrin et de découragement.

Quelques jours après, Chen-chu alla à la ville voisine, pour trouver un maître habile qui lui donnât l’explication désirée. Tout à coup, en passant devant le temple de Kouan-in, il aperçoit une troupe de villageois portant un porc et un mouton qu’ils allaient offrir en sacrifice, afin de rendre des actions de grâces à la divinité qu’on adore en ce lieu.

Chen-chu s’arrête, et, levant les yeux, il aperçoit un vieillard qui, s’appuyant sur un bâton de bambou, s’approche de la troupe et demande le motif du sacrifice qu’ils allaient offrir. L’un d’eux dit : « Nous gémissions sous le poids d’une fausse accusation qui entraînait la peine capitale. Heureusement qu’un magistrat de cette ville, qui est un homme d’une sagacité extraordinaire, a pénétré le secret de cette affaire et nous a rendus à la vie. Dans l’origine, nous avions fait un vœu à la divinité qu’on appelle Kouan-in. Aujourd’hui qu’elle a exaucé notre prière, nous venons l’accomplir avec toute la solennité convenable.

Quelle était cette accusation calomnieuse, repartit le vieillard, et de quelle manière le magistrat a-t-il reconnu l’injustice dont vous étiez victimes, et fait éclater votre innocence ?

— Le préfet de la ville, répondit un homme de la troupe, avait, par ordre du prince, commandé à dix maisons un certain nombre de cuirasses. Moi, qui m’appelle Tching-ta, j’étais le directeur de cette entreprise. Parmi mes confrères il y avait un tailleur nommé Tchao ; c’était le plus habile ouvrier de l’endroit. Souvent, il quittait son domicile pour aller travailler en ville, et était quelquefois plusieurs jours sans revenir. Un jour, il sortit, et resta plus d’un mois dehors. Lieou-chi, sa femme, envoya de tous côtés, pour prendre des informations sur lui, et tâcher de le découvrir ; mais, quelque temps après sa disparition, le fleuve Jaune rejeta sur le rivage un cadavre dont la tête était fracassée. Les gens du pays ayant fait leur déclaration au magistrat de l’endroit, un homme d’entre eux reconnut que le corps était celui du tailleur Tchao.

« La veille du jour où il avait quitté son domicile, nous eûmes, en buvant ensemble, une petite altercation. Dans le feu de la dispute, j’entrai chez lui et je brisai quelques meubles de peu de valeur. Voilà l’affaire dans toute son exactitude. Qui aurait pensé que sa femme m’imputerait cet homicide ?

« Le préfet de la ville qui se nommait Tsi (celui auquel a succédé le préfet actuel), ajouta foi à l’accusation, et me condamna à la peine capitale. Sous prétexte que mes camarades ne m’avaient point dénoncé, il les traita comme mes complices, et les enveloppa dans la même condamnation. Ayant été privés de la faculté de nous justifier et de prouver notre innocence, nous restâmes dans les cachots pendant trois années entières. Heureusement, le Ciel voulut que ce magistrat cruel fût remplacé par le seigneur Teng.

« Quoiqu’il eût obtenu ses degrés dans un concours de province, c’était un homme de l’esprit le mieux cultivé et de la plus rare pénétration. Un jour, il vint nous visiter dans la prison, afin d’examiner mûrement le crime qui nous était imputé. Il nous écouta avec une extrême bienveillance, et, touché de nos larmes et de la vérité dont notre récit était empreint, il commença à douter de notre culpabilité.

« Je suis convaincu, s’écria-t-il, qu’une altercation survenue à table, entre camarades, ne peut exciter une haine assez profonde pour pousser un homme à immoler son ami. »

« Faisant droit à notre plainte, le magistrat lança un mandat d’amener contre les personnes que nous lui signalâmes comme les vrais auteurs du crime, afin de soumettre cette affaire à un nouveau jugement.

« Le seigneur Teng, voyant que la femme du tailleur Tchao ne voulait point se décider à faire elle même sa déposition, prit le parti de l’interroger, et lui demanda si elle avait convolé en secondes noces. Lieou-chi répondit qu’étant sans fortune, il lui avait été impossible de demeurer veuve, et que déjà elle avait un autre mari.

— Quel homme avez-vous épousé ? reprit le magistrat.

— Un ouvrier de la même profession que Tchao, un tailleur appelé Chin-pan-han. »

« Le seigneur Teng le fit amener sur-le-champ, et lui demanda depuis quelle époque il était marié avec cette femme.

— Il y avait, répondit-il, un mois et plus qu’elle était veuve lorsque je l’ai épousée.

— Quelle personne a rempli auprès d’elle le rôle d’entremetteuse de mariage ? Quels présents de noces lui avez-vous offerts ?

— Lorsque Tchao était du monde, il avait emprunté à votre serviteur sept à huit onces d’argent[78]. Dès que j’appris la nouvelle de sa mort, j’allai trouver sa veuve et je la pressai de me rembourser cette somme. Mais Lieou-chi, étant insolvable, me supplia de la prendre pour femme, afin qu’elle pût acquitter par ce sacrifice la dette de son mari. À vrai dire, je n’ai point envoyé d’entremetteuse.

— Comment, lui dit le seigneur Teng, un ouvrier ordinaire peut-il amasser une somme de sept à huit onces d’argent ?

— C’était, répondit Pa-han, le fruit de mes économies pendant de longues années, »

« Le seigneur Teng lui ordonna de prendre du papier et un pinceau[79], et de dresser le compte des différentes sommes qu’il avait successivement prêtées, et qui formaient la dette en litige.

« Pa-han eut bientôt terminé cette addition, qui se composait de trente articles, dont le total s’élevait à sept onces huit dixièmes.

« Mais à peine le magistrat y eut-il jeté les yeux, qu’il s’écria d’une voix terrible : « Tu es le meurtrier de Tchao ! Comment as-tu osé calomnier indignement un homme innocent ? »

« En disant ces mots, il fit un signe aux officiers de justice. Ceux-ci, prompts comme l’éclair, se saisissent de lui, l’étendent le ventre contre terre et lui appliquent une rude bastonnade.

« Comme Pa-han s’obstinait encore à cacher l’aveu de son crime : « J’ai découvert ton imposture, lui dit le seigneur Teng ; je t’ordonne d’obéir. Puisque tu as placé un capital, il est juste que tu en reçoives les intérêts. Ne pouvais-tu pas diviser tes fonds, et les confier, par parties égales, à plusieurs personnes ? Si donc tu as prêté la somme entière au tailleur, c’est sans doute parce que tu entretenais avec sa femme des relations criminelles. Afin de palper ton argent, Tchao était de connivence avec elle, et fermait les yeux sur vos coupables intrigues. Plus tard, impatients de vivre ensemble comme mari et femme, vous avez juré sa perte, et c’est toi qui as été l’instrument du crime. De plus, tu as poussé Lieou-chi à dresser une accusation où Tching-ta est présenté comme le meurtrier de son mari. L’écriture du compte que tu viens de rédiger sous mes yeux est exactement la même que celle de la plainte ; cette ressemblance achève ma conviction. Qui peut être l’assassin de Tchao, si ce n’est toi ? »

« Le magistrat fît ensuite amener la femme et ordonna de lui comprimer les doigts[80], afin de lui arracher la révélation du crime. « Soudain, Lieou-chi changea de couleur, et devint blême comme le gardien du sombre empire. Émue, hors d’elle-même, elle ne put résister aux douleurs de la torture, et laissa échapper l’aveu qu’on exigeait d’elle. Pa-han se vit obligé de suivre son exemple.

« Or, il faut savoir que Pa-han avait, depuis longtemps, des relations secrètes avec Lieou-chi, sans que cette conduite éveillât le moindre soupçon. Plus tard, leurs rapports devinrent plus fréquents et plus intimes. Tchao s’en étant aperçu, craignit d’être en butte aux railleries du public, et forma le projet de se séparer d’elle.

« Pa-han, étant une fois en tête-à-tête avec Lieou-chi, lui conseilla de se défaire de Tchao, afin de pouvoir vivre ensemble comme mari et comme femme, mais elle s’y était constamment refusée.

« Un jour que Tchao revenait de travailler en ville, il l’emmena adroitement dans un cabaret, et l’enivra de la manière la plus complète. Ensuite, il l’entraîna au bord du fleuve Jaune, et après lui avoir fracassé la tête avec une pierre, il le précipita au milieu du courant. Le cadavre s’enfonça dans l’eau et disparut.

« Lorsque Pa-han crut que l’affaire était suffisamment assoupie, il demanda la veuve en mariage, et vint habiter avec elle le domicile du défunt. Quelque temps après, le cadavre revint à la surface de l’eau, et fut reconnu par plusieurs personnes.

« Pa-han, ayant appris que j’avais eu une altercation avec Tchao la veille du jour où il avait disparu, pressa sa femme de dresser une plainte, et de rejeter ce meurtre sur moi.

« Ce n’est que quelque temps après la célébration des noces, qu’elle sut que Pa-han avait ôté la vie à son époux. Mais, une fois mariée, elle n’osa le dénoncer à la justice.

« Le seigneur Teng, ayant découvert les vrais coupables, leur fit subir la peine qu’ils méritaient et prononça notre acquittement.

« Ces messieurs que vous voyez sont nos parents et nos voisins, qui ont ouvert entre eux une souscription pour offrir un sacrifice, et remercier le ciel de notre délivrance. Dites-moi, vénérable vieillard, si l’on peut trouver un pareil exemple de perversité.

— Il est plus difficile encore, reprit le vieillard, de trouver un magistrat doué d’autant de sagesse et d’une aussi merveilleuse pénétration. Les habitants de notre ville doivent s’estimer heureux de le posséder. »

Après avoir écouté attentivement ce récit, Chen-chu revint trouver sa mère, et lui raconta l’histoire de ce procès dans tous ses détails. « Puisque nous avons, lui dit-il, un magistrat aussi éclairé, que tardons-nous d’aller lui présenter la peinture, et de lui exposer toutes les circonstances qui s’y rattachent. ? »

Après avoir arrêté leurs projets, ils s’informèrent du jour d’audience. Meï-chi se leva de grand matin, ordonna à son fils, âgé de quatorze ans, de porter la peinture, et se présenta au pied du tribunal, en poussant de grands cris, comme pour demander justice.

Le magistrat, voyant qu’au lieu d’une pétition, elle tenait une petite peinture, ne put s’empêcher d’en témoigner son étonnement. Meï-chi, pressé de s’expliquer, exposa dans le plus grand détail la conduite de Ni-chen-k’i à son égard, et termina sa déposition en rappelant les recommandations que le gouverneur lui avait faites, avant de mourir, au sujet de la peinture qu’elle tenait entre ses mains.

Le magistrat prit la peinture, et lui ordonna de se retirer, en attendant qu’il l’eût examinée avec toute l’attention nécessaire.

« Un portrait renferme un mystère important. De la découverte de ce secret, dépend la possession d’une fortune immense. Pour arracher à l’indigence une jeune veuve et son fils orphelin, un magistrat, doué d’une pénétration divine, déploie toutes les ressources de son cœur et de son esprit. »

Meï-chi et son fils s’en retournèrent. Mais parlons maintenant du seigneur Teng. À peine l’audience fut-elle terminée, qu’il se retira chez lui en toute hâte, et s’enferma dans sa chambre pour examiner la peinture. Il reconnut que c’était un portrait de famille, représentant le gouverneur. D’une main, il tenait un jeune enfant, qu’il pressait sur son sein ; l’autre était dirigée vers la terre.

Après avoir réfléchi une partie de la journée : « Il est évident, s’écria-t-il, que ce personnage est le gouverneur, et que ce jeune enfant est Chen-chu. En montrant la terre du doigt, ne semble-t-il pas indiquer qu’il désire qu’un magistrat se pénètre des sentiments qui, dans l’autre monde, occupent son cœur paternel, et devienne le soutien et le protecteur de ce tendre orphelin ?

« Cependant, se dit-il en lui-même, puisqu’il existe un testament olographe, cette affaire n’est pas de ma compétence ; les dernières volontés du défunt doivent servir de loi. Quoi qu’il en soit, le gouverneur a dit que cette peinture renfermait un mystère important ; il fallait bien qu’il eût de solides raisons pour parler ainsi. Pour moi, si je n’éclaircis point cette affaire, je compromets pour toujours ma réputation. »

Chaque jour, au sortir du tribunal, il prenait la peinture ; il s’amusait à l’examiner pendant des heures entières, et s’épuisait en vaines conjectures. Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi sans qu’il pût venir à bout de cette énigme, dont la solution le tourmentait jour et nuit.

Mais le ciel avait décidé que l’explication, si impatiemment désirée, viendrait se présenter d’elle-même ; et bientôt un accident fort ordinaire vint révéler ce secret qui semblait fait pour déjouer toute la prudence humaine.

Un jour, dans l’après-midi, le seigneur Teng était allé sur sa terrasse pour examiner encore cette peinture, et, tout en la regardant, il se fit servir le thé. Tandis qu’il fait un pas pour recevoir la tasse qu’on lui présente, il heurte du pied contre la table et renverse une partie du thé sur la peinture. Il dépose la tasse, et, prenant à deux mains la peinture, va la suspendre à la rampe de l’escalier, afin qu’elle se sèche à la chaleur du soleil. Tout à coup, un rayon vient éclairer la peinture humide, le papier devient transparent et laisse apercevoir, entre deux feuilles superposées, plusieurs lignes perpendiculaires qui ressemblaient à de l’écriture. Le magistrat est frappé comme d’un trait de lumière. Sur-le-champ, il dédouble le papier, et trouve, sous la peinture, une pièce tracée de la main du gouverneur, qui contenait les dispositions suivantes :

« Moi, qui écris ces lignes, j’ai rempli cinq fois de hautes fonctions administratives. Je suis âgé de plus de quatre-vingts ans, et je m’attends d’un jour à l’autre à sortir de la vie ; je la quitterai sans regret. Chen-chu, le fils de ma seconde femme, vient d’atteindre un an révolu, et je n’ai pas encore eu le temps de légitimer sa naissance et d’assurer ses droits. D’un autre côté, Chen-k’i, le fils de ma première femme, est tout à fait dépourvu de piété filiale pour moi et d’attachement pour son jeune frère. Je crains même que, dans la suite, il n’attente à ses jours. Les deux grandes maisons que j’ai achetées dernièrement et toutes mes propriétés rurales, je les lui abandonne en héritage, à l’exception d’une petite chaumière, qui se trouve à gauche de mon habitation. Je veux qu’elle revienne à Chen-chu.

« Quoique cette maison soit bien exiguë, elle n’est cependant pas sans valeur. J’y ai caché, sous terre, près du mur qui se trouve à gauche, cinq mille onces d’argent, contenues dans cinq vases de terre ; et, près du mur à droite, une égale somme et mille pièces d’or, réparties dans cinq autres vases. Cette somme totale équivaut au prix des terres et des propriétés que j’ai léguées à Ni-chen-k’i.

« Si, dans la suite, il se rencontre un magistrat sage et éclairé, qui rende une décision conforme aux volontés que j’exprime ici, Chen-chu lui offrira les mille pièces d’or, pour lui témoigner sa reconnaissance.

« Moi, le vieux gouverneur Ni, j’ai tracé ces dispositions de ma propre main : telle année, tel mois, tel jour ; scellé de mon cachet. »

Or, le portrait de famille avait été exécuté, par ordre du gouverneur, à l’époque où il venait d’entrer dans sa quatre-vingt-unième année, et où son jeune fils venait d’avoir douze mois accomplis.

Dès que le seigneur Teng eut vu qu’il s’agissait de mille pièces d’or, il ne put se défendre d’une joie secrète, en songeant que cette somme devait être la récompense de son adresse et de sa sagacité. C’était, comme nous l’avons vu, un homme fin, subtil, et capable d’imaginer les plus heureux stratagèmes. Il s’arrête, et, fronçant le sourcil, recueille et pèse mûrement les idées diverses qui se présentent en foule à son esprit.

Son plan étant bien arrêté, il envoie sous main une personne auprès de Chen-k’i pour l’inviter à venir le trouver. « Je veux, ajouta-t-il, lui donner communication d’une affaire qui l’intéresse. »

Il faut savoir que Ni-chen-k’i, qui était en possession de tous les biens de son père, ne songeait qu’à inventer chaque jour de nouveaux plaisirs, et à passer sa vie au milieu des jouissances que peuvent procurer le luxe et la fortune.

Dès qu’il aperçut le messager qui portait un ordre écrit, revêtu de la signature du premier magistrat de la ville, il partit sur-le-champ et se présenta à la préfecture.

Justement, le seigneur Teng venait de se rendre à son tribunal, où l’appelaient plusieurs affaires importantes. Le messager lui ayant annoncé l’arrivée de Ni-chen-k’i, il donna ordre de l’amener devant lui.

« N’est-ce pas vous, lui demanda-t-il, qui êtes le fils aîné du gouverneur Ni ?

— Oui, seigneur, je le suis.

— Meï-chi, votre belle-mère, m’a présenté une plainte où elle vous accuse de l’avoir expulsée avec son fils, et de vous être emparé de toutes les propriétés du gouverneur. Qu’avez-vous à répondre ?

— Mon jeune frère Chen-chu, né d’une femme secondaire, est resté auprès de moi pendant de longues années. Dès sa plus tendre enfance jusqu’à ce jour, je l’ai élevé avec le plus grand soin et je lui ai tenu lieu de père. Ces jours derniers, la mère et le fils ont voulu me quitter et avoir un domicile séparé du mien, mais il est injuste de dire que je les ai chassés. Quant au partage des propriétés paternelles, il est fondé sur un testament olographe que le gouverneur m’a remis la veille de sa mort. Votre serviteur n’aurait jamais osé contrevenir à ses dernières volontés.

— Où est ce testament olographe ?

— Il est chez moi. Si vous me permettez d’aller le chercher, je m’empresserai de le mettre sous vos yeux.

— L’accusation porte que la succession du gouverneur se monte à dix mille onces d’argent : ce n’est pas une petite fortune. Qui sait du reste si cette pièce est bien authentique ? Mais, comme vous êtes le fils d’un magistrat, on aura des ménagements pour vous. Demain, je ferai appeler Meï-chi et son fils, et j’irai moi-même vous trouver chez vous. Si le partage est fait d’une manière inégale, la justice est là. Aucun motif particulier ne pourra influer sur ma décision. »

Ensuite, d’un ton sévère, il ordonna à un officier du tribunal de faire retirer Chen-k’i, de le conduire jusque chez lui, et d’aller ensuite prévenir Meï-chi et son fils, afin qu’ils vinssent le lendemain entendre le jugement qu’ils sollicitaient.

Sur la route, l’officier, s’étant laissé gagner par les présents de Ni-chen-k’i, oublia le mandat qu’il avait reçu, et le laissa aller tranquillement. Pour lui, il se dirigea vers la chaumière qu’habitait Meï-chi avec son fils, et leur transmit les ordres du seigneur Teng. Chen-k’i fut frappé du ton ferme et sévère du magistrat, et se retira tout tremblant, dans la crainte qu’il ne vînt soumettre tous les détails de la succession à un examen rigoureux. Le fait est que les biens n’avaient point été partagés d’une manière équitable. Seulement, il s’était tenu strictement à la lettre du testament, et avait traité sa mère et son jeune frère avec une parcimonie sans exemple.

Pour justifier sa conduite et l’appuyer d’une autorité imposante, il sentit qu’il avait besoin du témoignage de ses parents et de ses amis, qu’il avait déjà convoqués jadis pour le même objet. Le soir même, il leur envoya de fortes sommes d’argent, et les invita d’une manière pressante à se rendre sans faute chez lui le lendemain matin, ajoutant que, si le magistrat les questionnait au sujet du testament, il les suppliait de le soutenir de tout leur pouvoir.

Or, depuis la mort du gouverneur, aucun d’eux n’avait été admis à sa table, mais, en recevant ces paquets d’onces d’argent, ils ne purent s’empêcher de se rappeler le proverbe : « Quand tout est tranquille, l’homme néglige les dieux et ne brille point d’encens en leur honneur, mais, au premier danger, il devient dévot et embrasse les pieds de leurs statues. »

Chacun d’eux, riant en lui-même, profita de cette bonne fortune pour faire diverses emplettes de fantaisie, se réservant bien d’examiner le lendemain la tournure que prendrait l’affaire et de se conduire en conséquence.

« Un fils aîné se laisse ordinairement guider par des vues d’intérêt, mais, quand il aurait pour belle-mère une femme du second rang, qu’il se garde de la traiter avec une dureté tyrannique. Aujourd’hui Chen-k’i achète au poids de l’or l’appui de ses parents et de ses amis. N’eût-il pas mieux valu, jadis, donner un vêtement de soie au jeune orphelin ? »

Dès que Meï-chi eut vu le messager et eut pris connaissance de l’ordre dont il était chargé, elle reconnut que le seigneur Teng faisait droit à sa plainte et allait devenir son soutien. Le lendemain, elle se lève de grand matin, et va à la préfecture pour lui rendre visite.

« Je suis touché de votre sort et de celui de votre fils, lui dit-il avec honte ; soyez assurée que j’emploierai tout mon pouvoir pour vous faire rendre justice. Mais j’ai appris que Chen-k’i possédait un testament olographe qui émane du gouverneur. Dites-moi, je vous prie, si cette pièce est bien authentique.

— Il est bien vrai, répondit Meï-chi, que ce testament est écrit en entier de la main du gouverneur, mais cet acte est loin d’être l’expression libre de ses sentiments et de ses volontés. Son but unique était de préserver son jeune fils d’une mort certaine. Vous vous en convaincrez aisément, généreux magistrat, en examinant le livre qui contient l’état et les titres de tous les biens du gouverneur.

— Vous savez le proverbe, repartit le seigneur Teng : Pour un magistrat intègre, c’est une tâche difficile et délicate que de partager un héritage. Quant à présent, je vous réponds que, pendant le reste de vos jours, vous et votre fils, vous aurez abondamment de quoi subvenir à votre entretien. Mais gardez-vous de concevoir de grandes espérances.

— Seigneur, répondit Meï-chi, pourvu que mon fils et moi nous soyons à l’abri de la faim et du froid, nous serons au comble de nos vœux. Nous n’avons point la prétention de marcher de pair avec Ni-chen-k’i, ni de rivaliser avec lui de luxe et d’opulence. »

Le seigneur Teng pria ensuite Meï-chi et son fils d’aller l’attendre dans la maison de Chen-k’i.

Celui-ci avait fait disposer richement la salle de réception, et y avait fait placer un fauteuil couvert d’une peau de tigre, ainsi qu’une cassolette d’où s’exhalaient les parfums les plus exquis. Sans perdre de temps, il avait envoyé chercher ses parents et ses amis, auxquels vinrent se joindre Meï-chi et son fils. Dès qu’il les vit assemblés, il alla les saluer l’un après l’autre, glissant à chacun quelques paroles flatteuses, pour se ménager leur appui.

Quoique Chen-k’i eût le cœur gonflé de dëpit et de colère, il sut se contenir et déguiser, sous un visage riant, les sentiments qui l’agitaient. Chacun préparait d’avance le compliment qu’il devait adresser au magistrat. Ils n’attendirent pas longtemps.

Tout à coup, on entendit dans le lointain un bruit de voix confuses ; il fut facile de juger que c’était le seigneur Teng qui arrivait.

Chen-k’i arrangea son costume et sa toque, et se disposa à aller le recevoir. Ceux d’entre les parents qui étaient les plus âgés, et qui avaient l’usage du monde, attendaient le magistrat dans une attitude grave et respectueuse. Les plus jeunes, faciles à intimider, se tenaient debout et l’œil fixe, ou bien allaient furtivement à l’entrée de la porte, et promenaient au loin leurs regards, où se peignaient l’impatience et la crainte.

Bientôt, ils aperçoivent deux huissiers du tribunal, qui marchaient derrière la chaise à porteurs, et, avec de grands parasols de soie bleue, ombrageaient le gouverneur, dont la prudence et les lumières allaient se déployer d’une manière si éclatante. Arrivés auprès de la maison de Ni-chen-k’i, les deux huissiers mettent le genou en terre, en poussant un grand cri. En un clin d’œil, Meï-chi et toutes les personnes de la maison de Ni-chen-k’i tombent à genoux, et restent immobiles dans cette attitude pour recevoir le magistrat.

Le concierge s’avance ; à sa voix les porteurs s’arrêtent, et déposent une chaise dont les jalousies étaient ornées de riches peintures.

Le seigneur Teng met le pied à terre, et marche vers la maison d’un pas grave et mesuré. Soudain, il s’arrête, et, regardant en haut, fait de profondes salutations, et articule nettement plusieurs réponses, comme s’il parlait à un hôte qui vînt au-devant de lui. L’assemblée est frappée de stupeur, et observe ses gestes extraordinaires et tous ses mouvements dans une muette immobilité. Ensuite, il s’avance, en faisant toujours des salutations, et marche droit à la salle de réception.

Là, il répète les mêmes cérémonies, et prononce une longue série de phrases dont personne ne peut encore saisir l’à-propos. D’abord, il se dirige vers le fauteuil, couvert d’une peau de tigre, qui était placé au midi, et fait un salut comme s’il voyait une personne assise. Ensuite, il se retourne, prend un autre fauteuil, et le pose du côté du nord, à la place que doit occuper le maître de la maison. Il s’arrête, regarde en haut, et à plusieurs reprises, s’incline d’une manière respectueuse. Enfin, il va s’asseoir sur le siège qui lui était réservé.

Toutes les personnes de l’assemblée ayant observé ses gestes et ses mouvements, qui semblaient annoncer qu’il parlait à un Dieu ou à une âme de l’autre monde, n’osèrent faire un pas en avant. Elles restèrent rangées sur deux lignes et le regardèrent d’un air stupéfait.

Soudain, le seigneur Teng s’incline sur son siège, et, croisant les mains sur sa poitrine, fait une profonde salutation. « Votre épouse, s’écria-t-il, a déposé entre mes mains une plainte relative à votre succession. Les faits qu’elle y énonce sont-ils vrais ? »

Il dit, et fait mine de prêter une oreille attentive. Puis, remuant la tête, et prenant un air consterné : « Quoi ! se peut-il que votre fils aîné soit un homme aussi pervers ? »

Il se recueille, et écoute encore un moment : « Où voulez-vous que votre second fils trouve des moyens d’existence ? »

Il s’arrête, et après une pause de quelques minutes : « Quelles ressources peut offrir, pour vivre, cette petite maison dont vous parlez ? » (Pause.)

« J’obéis, j’obéis. (Pause.)

« Je ferai remettre cet héritage à votre second fils. Comptez sur moi ; je veillerai soigneusement à l’exécution de vos volontés. »

À ces mots, il fait plusieurs salutations, s’arrête un instant, et, prenant l’air d’un homme qui refuse : « Il m’est impossible d’accepter un si riche cadeau, (Il écoute encore.) Eh bien vous l’ordonnez : j’obéis. »

Il dit, se lève, et, s’inclinant plusieurs fois d’une manière respectueuse. « Je vous suis, je vous suis. »

Tous les assistants le regardent d’un air stupéfait. Il se promène à grands pas dans la salle, tantôt à droite, tantôt à gauche ; puis s’arrêtant d’un air ému : « Où allez-vous, seigneur Ni ?

— Je ne vois point le seigneur Ni, s’écria le concierge avec vivacité.

— Ce prodige est cependant réel, repartit le magistrat. Ensuite, faisant approcher Ni-chen-k’i : Votre illustre père est venu me recevoir lui-même, il s’est assis tout près de moi, et m’a parlé pendant une heure. Je pense que, vous tous, vous avez entendu notre entretien.

— Pas un mot, répondit Chen-k’i.

— Je crois le voir encore, reprit le magistrat, avec sa taille élevée, ses joues pâles et décharnées, ses pommettes saillantes, ses yeux perçants, ses longs sourcils, ses larges oreilles, sa barbe argentée, son bonnet de crêpe foncé, ses bottes noires, son manteau rouge et sa ceinture d’or. Est-ce bien là son portrait ? »

Tous les assistants éprouvèrent un frémissement, et tombèrent à genoux en s’écriant :

« C’est bien lui ! c’est bien lui !

« Comment pourrais-je être si bien informé, continua-t-il, si je ne l’avais vu lui-même en personne ? Le gouverneur m’a encore dit qu’il avait laissé deux vastes maisons, et qu’à gauche de celle où nous sommes se trouvait une petite masure qui en dépend. Cette circonstance est-elle exacte ? »

Chenk’i ne put cacher la vérité.

« Eh bien ! lui dit le magistrat, allons la visiter ensemble. Quand nous y serons, j’aurai deux mots à dire. »

Toutes les personnes présentes, ayant entendu le seigneur Teng dépeindre avec tant de vérité la figure et le costume du gouverneur, se persuadèrent qu’il lui était réellement apparu, et restèrent quelque temps émus de crainte et de stupeur.

Cependant cette scène n’était qu’une adroite invention imaginée par le seigneur Teng. Quant à la vérité du portrait qu’il en avait fait, et à l’exactitude de son costume, elles lui avaient été suggérées par la connaissance particulière qu’il avait de la peinture.

« La sentence d’un sage n’est d’aucun poids dans l’esprit d’un homme pervers ; il n’y a que les dieux et les esprits qui en imposent aux méchants. Si le magistrat n’eût point employé cet ingénieux stratagème, jamais ce fils dénaturé ne se serait soumis à sa décision. »

Ni-chen-k’i ayant montré le chemin, le magistrat le suivit avec toute l’assemblée, et bientôt ils arrivèrent à la petite masure qui était située à l’est de la maison qu’ils venaient de quitter. C’était là que demeurait jadis le gouverneur, à l’époque où il n’avait encore obtenu aucun grade littéraire. Mais lorsqu’il fut élevé aux plus hautes charges de l’État, et qu’il lui fallut un hôtel vaste et richement décoré, il quitta cette modeste demeure, la convertit en un magasin, et y installa un fermier pour prendre soin des récoltes qui y étaient déposées.

Le seigneur Teng, ayant visité cette maison d’un bout à l’autre, s’arrêta dans la pièce du milieu et s’assit. Puis, s’adressant à Chen-k’i : « Votre père, lui dit-il, m’est réellement apparu ; il m’a décrit dans le plus grand détail tous les objets que renferme cette maison, et m’a chargé de la faire donner à Chen-chu, Quelles sont vos intentions à cet égard ?

— Je m’en rapporte à votre sage décision, » répondit Chen-k’i, en s’inclinant d’une manière respectueuse.

Le seigneur Teng demanda le livre qui contenait l’état de la succession, l’examina avec la plus grande attention, et s’écria à plusieurs reprises : « Quel riche héritage ! quel riche héritage ! »

Ensuite, ayant jeté les yeux sur le testament que contenait le dernier feuillet : « Le seigneur votre père, dit-il en souriant à Ni-chen-k’i, m’a précisément expliqué, il n’y a qu’un instant, tout ce que je vois écrit ici.

— Cela n’est pas possible, se dit celui-ci, en faisant un signe négatif ; ce vieillard m’a bien l’air de rêver en plein jour. »

Le magistrat, l’ayant fait approcher, lui montra que, d’après le texte même du testament, cette petite maison et les terres dont elle était entourée, revenaient de droit à Chen-chu.

Meï-chi, soupirant en elle-même, était sur le point de se jeter aux pieds du magistrat pour implorer sa pitié, lorsqu’il ajouta : « Cette maison tombe en partage à Chen-chu, ainsi que tous les objets qui s’y trouvent. »

Chen-k’i ne fit nulle réclamation. Cette maison, se dit-il en lui-même, ne renferme que des meubles brisés qui n’ont aucune valeur. Il est vrai qu’il s’y trouve encore une petite quantité de riz et de blé. Mais comme, il y a un mois, j’ai vendu les huit dixièmes de la récolte qui y était renfermée, ce qui peut en rester ne mérite aucune attention. « Sage magistrat, s’écria-t-il, je donne mon plein assentiment à ces dispositions, et je me ferai un devoir d’exécuter, de point en point, la sentence que vous aurez rendue.

— Songez bien, reprit le magistrat, à la promesse que vous venez d’exprimer ; n’allez pas en témoigner du regret, car il ne serait plus temps de revenir sur votre résolution. Puisque ces messieurs sont vos parents, je compte sur leur témoignage. »

Puis, élevant la voix : « Tout à l’heure, dit-il, le seigneur Ni, que j’ai vu face à face, m’a donné les instructions suivantes : « Au pied du mur qui se trouve à gauche en entrant, j’ai caché cinq mille onces d’argent, contenues dans cinq vases ; je les donne à mon second fils. »

Chen-k’i ne put ajouter foi à ces paroles.

« Si le fait est exact, ajouta-t-il, je vous déclare que, quand il y aurait dix mille onces, je les abandonnerais sans regret à mon jeune frère.

— Quand vous feriez des difficultés, repartit le magistrat, je saurais maintenir l’exécution de votre promesse. »

À ces mots, il ordonna aux huissiers de demander une pioche et une bêche.

Meï-chi fit un signe au fermier, qui obéit sur-le-champ, et ouvrit la terre au pied du mur qui se trouvait du côté de l’orient. On trouva, en effet, cinq grands vases de terre, qui étaient remplis jusqu’au haut d’onces d’argent. On prit un de ces vases, et on compta les lingots qu’il contenait ; il s’en trouva mille, qui formaient ensemble un poids de soixante-deux livres.

Tous les assistants furent frappés d’étonnement et d’admiration. Chen-k’i lui-même ne put s’empêcher de croire comme eux à la vérité de l’apparition. Si mon père ne s’était point montré au seigneur Teng, dit-il en lui-même, s’il ne lui avait pas révélé ces trésors, comment aurait-il pu en être instruit, puisque moi-même je n’avais aucune connaissance de ce dépôt ?

Le magistrat, reprenant la parole et s’adressant à Meï-chi : « Au pied du mur qui se trouve à droite, il y a encore cinq mille onces d’argent, réparties dans cinq autres vases de terre ; un sixième vase contient mille pièces d’or. Tout à l’heure, le seigneur Ni m’a offert cette dernière somme pour me témoigner sa reconnaissance. J’ai refusé d’accepter ce riche cadeau ; mais il m’en a prié avec tant d’instances, que j’ai promis d’obéir à ses ordres. »

Meï-chi s’inclina jusqu’à terre, et, répondant au magistrat : « Les cinq mille onces que voici, s’écria-t-elle, ont surpassé toutes mes espérances. Si, au pied de la muraille opposée, il y a une égale somme d’argent, nous prendrons la liberté de ne point l’accepter.

— Comment pourrais-je le savoir, reprit le seigneur Teng, si le gouverneur ne m’en avait donné connaissance ? Le fait que je viens d’énoncer n’est point une fiction. »

À ces mots, il ordonna au fermier d’ouvrir la terre au pied du mur opposé, et l’on trouva en effet cinq grands vases remplis d’argent, et un sixième qui ne contenait que de l’or.

Quand Chen-k’i eut aperçu cette énorme quantité d’or et d’argent, son visage s’enflamma et ses yeux étincelèrent de dépit. Il aurait voulu faire main basse sur ce trésor ; mais comme il venait de donner sa parole, il se garda bien de faire la plus légère réclamation.

Meï-chi et son fils, transportés de joie, remercièrent le seigneur Teng, en se prosternant jusqu’à terre.

Quoique Chen-k’i eût la rage dans le cœur, il fit un effort sur lui-même, et balbutia quelques mots de remercîment. Le magistrat prît plusieurs sacs de cuir, y mit les pièces d’or que renfermait le sixième vase, et les fit déposer dans sa chaise à porteurs. Tous les assistants reconnurent que cette somme lui avait été promise par le gouverneur, et ils trouvèrent que c’était la juste récompense des services qu’il venait de rendre à sa femme et à son second fils. Quel homme aurait refusé un si riche cadeau ? On a raison de dire : « Quand le crabe et le Ni[81] sont aux prises, le pêcheur vit à leurs dépens. »

Si Ni-chen-k’i eût été un homme probe et loyal, et qu’il eût vécu en bonne intelligence avec son jeune frère, il aurait partagé avec équité toute la succession paternelle. Chacun d’eux aurait eu cinq mille onces de plus à ajouter à sa portion d’héritage, et ces mille pièces d’or ne seraient point passées dans les mains du magistrat. Par cette conduite, Ni-chen-k’i se serait épargné bien des chagrins, et ne serait point devenu la fable du public. Cet exemple prouve que ceux qui emploient la ruse et l’artifice, trouvent encore des gens plus adroits et plus habiles qu’eux, et qu’en cherchant à nuire aux autres, on se nuit souvent à soi-même.

Parlons maintenant de Meï-chi et de son fils. Le lendemain matin, ils se rendirent à la préfecture pour aller remercier le seigneur Teng. Celui-ci, prenant le portrait du gouverneur, y recolla le testament, et le remit à Meï-chi.

Dès ce moment, la mère et le fils comprirent le mystère que recelait cette peinture, et ils reconnurent qu’en montrant la terre, le gouverneur indiquait les trésors qui y étaient cachés.

Devenus possesseurs des dix vases remplis d’argent, ils achetèrent des terres et des jardins, et élevèrent une maison opulente. Chen-chu se maria, et eut trois fils qui firent de rapides progrès dans l’étude et acquirent de la réputation. Cette branche de la famille du gouverneur fut la seule qui devint florissante, et conserva l’éclat et l’illustration qu’il lui avait légués.

Chen-k’i eut deux fils, qui ne se distinguèrent que par leur dissipation et par leurs vices ; sa maison dépérit de jour en jour, et, après sa mort, les deux grandes maisons dont ils avaient hérité, furent vendues par ses enfants à ceux de Chen-chu.

Cette histoire se répandit bientôt dans la province, et tous ceux qui en entendirent les détails, reconnurent la main de la Providence, qui châtie les méchants, et récompense les hommes vertueux jusque dans leur postérité.


TSÉ-HIONG-HIONG-TI,

OU
LES DEUX FRÈRES DE SEXE DIFFÉRENT.


Dans les années Siouan-té[82] vivait un vieillard dont le nom était Lieou, et le surnom .

Il demeurait à l’ouest du fleuve Jaune, dans un village appelé Wou, situé sur les bords du grand canal, et éloigné de la capitale d’environ deux cents li[83]. Comme les habitants des provinces qui venaient de la capitale, ou qui s’y rendaient, étaient obligés de passer par cet endroit, on y voyait sans cesse à l’ancre une multitude innombrable de barques, et, nuit et jour, on entendait le bruit des chevaux et des chars.

Le village était composé d’une centaine de familles, qui avaient établi un marché sur les bords du fleuve. La plupart d’entre elles jouissaient d’une heureuse aisance.

Lieou-té et sa femme touchaient à leur soixantième année et n’avaient point d’enfants. Leur petite fortune se composait de dix arpents de terre et de plusieurs maisons, dans l’une desquelles ils avaient ouvert une hôtellerie.

Lieou avait consacré toute sa vie à faire le bien, et son plus doux plaisir était de soulager les malheureux. Si, par hasard, les personnes qui venaient boire chez lui, se trouvaient sans argent, jamais on ne l’entendait se plaindre ; si on lui donnait trop, il prenait ce qui lui était dû et rendait le reste : il aurait été désolé d’avoir un denier à qui que ce fût. Ses amis lui disaient souvent : « Que vous êtes simple de restituer ce qui vous a été donné par erreur ! C’est un présent que le ciel vous envoie ; vous devez en profiter.

— Je n’ai pas d’enfants, répondait Lieou ; ce malheur vient sans doute de ce que, dans ma vie précédente, je n’ai point pratiqué la vertu ; le ciel m’en punit dans la vie présente, en me privant d’un héritier qui puisse, quand je ne serai plus, offrir à ma cendre des sacrifices funèbres ; et si ce malheur n’est point décrété par le destin, en gardant un seul denier à autrui, je m’attirerais quelque calamité, ou une maladie mortelle. D’ailleurs, quand j’aurais quelques pièces de monnaie de plus, quel profit m’en reviendrait-il ? Ne vaut-il pas mieux rendre à chacun ce qui lui appartient ; une telle conduite sera pour moi le gage de mille prospérités. »

Lieou-té était un modèle de droiture et de probité : aussi, dans le village, tout le monde l’appelait le bon Lieou, et il n’était personne qui ne fût pénétré pour lui du plus profond respect.

Un jour d’hiver, le froid se faisait sentir avec une rigueur inaccoutumée ; un vent perçant soufflait du côté du nord, le ciel était couvert de nuages rougeâtres et la neige tombait par torrents. Pour me servir des expressions d’un poëte connu :

« On eût cru voir tomber une pluie de fleurs de prunier ; les bambous, froissés les uns contre les autres, faisaient entendre un murmure continuel, et l’on sentait au loin l’odeur des aliziers.

« Dans ces jours rigoureux, le guerrier, retenu au delà des frontières, endosse la cuirasse d’hiver ; le prince, étendu sur un tapis moelleux, vide la coupe d’or, et la jeune beauté ajoute du charbon pour alimenter son foyer. »

Lieou, sentant l’intensité du froid, fit chauffer du meilleur vin, et, s’approchant du feu avec sa femme, ils vidèrent ensemble quelques tasses. Bientôt après, il se lève et va voir à l’entrée de la porte si la neige tombe encore. Il aperçoit, dans le lointain, un homme qui portait un paquet sur ses épaules. Il était accompagné d’un jeune enfant, et se dirigeait du côté d’où venaient le vent et la neige.

Lieou, frottant ses yeux obscurcis par l’âge, voit un homme d’une soixantaine d’années. Des bandes d’étoffes étaient roulées autour de ses jambes, il portait des chaussons de toile et un vêtement de soie bleue. L’enfant, qui était doué d’une figure charmante, avait des petites bottines de couleur rose et un surtout élégamment brodé.

« Le vent et la neige augmentent de plus en plus, dit le vieillard ; mes membres sont transis de froid et les forces m’abandonnent : il m’est impossible d’aller plus loin. On vend du vin ici ; allons en prendre quelques tasses pour nous réchauffer, puis nous continuerons notre route. »

À ces mots, il entre dans le cabaret, prend une chaise et s’assied, après avoir déposé sur la table le sac dont il est chargé, et l’enfant vient se placer auprès de lui.

Lieou se hâta de faire chauffer du vin, et servit, sur la table qui était devant eux, deux plats de viande et deux plats de légumes. L’enfant prend le vin, en verse une tasse qu’il présente au vieillard, et remplit ensuite la sienne.

Lieou, charmé de voir, dans un enfant de cet âge, autant de grâce et de prévenance, demanda au vieillard si c’était son fils, et quel âge il avait.

« C’est mon fils, répondit le vieillard ; son nom d’enfance est Chin-eul. Il a maintenant douze ans accomplis.

— Oserais-je encore vous demander quel est votre nom de famille, reprit Lieou, et vers quel endroit vous vous dirigez ? Comment pouvez-vous voyager dans une saison aussi rigoureuse ?

— Votre serviteur s’appelle Fang-yong, repartit le vieillard. Je reviens de la capitale, où je servais dans les gardes de l’empereur. Je suis né à Thsi-ning, ville du Chan-tong, et j’y retourne à l’aide de la solde de route qu’on accorde aux soldats. À mon tour, je prendrai la liberté de vous demander votre nom de famille.

— Mon nom de famille est Lieou, répondit celui-ci, et mon surnom Kin-ho. La ville de Thsi-ning, ajouta-t-il, est encore bien éloignée d’ici. Que ne prenez-vous une chaise pour vous y conduire ? Vous ne pourrez résister aux fatigues du voyage.

— Je suis un pauvre militaire, répondit le vieillard ; mes moyens ne me permettent pas de louer une chaise. Tout ce que je puis faire, c’est de me traîner à pied, en voyageant à petites journées. »

Lieou, attachant ses yeux sur le vieillard et sur son fils, s’aperçut qu’ils ne mangeaient que des légumes, et n’osaient toucher aux deux plats de viande qui étaient servis devant eux.

« Monsieur, lui dit-il, j’imagine que vous faites jeûne. »

— Nous autres militaires, répondit le vieillard, quelles raisons aurions-nous de faire jeûne ?

— S’il en est ainsi, reprit Leiou, pourquoi ne pas manger un peu de viande ?

— Je ne veux point vous cacher la vérité, dit le vieillard ; je n’ai que peu d’argent pour faire mon voyage, et c’est pour cela que je me contente de riz et de légumes ; encore dois-je craindre de ne pas avoir assez pour retourner dans ma ville natale. Si nous touchions aux autres mets, nous dépenserions en un instant l’argent de plusieurs jours. Comment pourrions-nous ensuite arriver chez nous ? »

Lieou, le voyant dans un si grand dénûment, se sentit ému jusqu’au fond du cœur.

« Par un temps aussi rigoureux, lui dit-il, vous avez besoin d’aliments solides pour réparer vos forces épuisées. Prenez de la viande et du riz, vous pourrez ensuite braver le vent et le froid. Je vous en prie, mangez suivant votre appétit ; je ne vous demande pas un denier pour votre dépense.

— Monsieur, lui dit le vieux militaire, ne riez point de ma franchise ; mais je ne puis croire qu’on donne à boire et à manger à un voyageur sans rien exiger de lui.

— Je ne vous en impose point, repartit Lieou ; votre serviteur ne ressemble point aux autres personnes de la même profession. Si par hasard un voyageur n’a point d’argent, nous le traitons avec les mêmes égards que s’il était riche, et il trouve chez nous, sans payer, tout ce dont il a besoin. Ainsi, monsieur, puisque vos provisions de voyage sont épuisées, figurez-vous que c’est moi qui vous ai invités. »

Le vieux militaire, voyant qu’il parlait sincèrement, lui répondit avec émotion : « Je vous remercie mille fois de votre générosité ; seulement, je regrette de recevoir des bienfaits sans les avoir mérités ; mais, à mon retour, j’espère pouvoir vous témoigner ma reconnaissance.

— Les hommes sont tous frères, reprit Lieou ; et, d’ailleurs, ces mets sont presque de nulle valeur. Pourquoi parler de reconnaissance ?

Le vieillard se laissa persuader, et, prenant les bâtonnets, il se mit à manger la viande qui lui avait été servie.

Lieou remplit encore deux plats de riz et les apporta sur la table. « Apaisez la faim qui vous presse, leur dit-il ; vous pourrez ensuite reprendre votre voyage.

« C’en est trop, répondit le vieux militaire ; il nous est impossible de rien accepter de plus. Mon fils et moi, nous mourions de besoin ; votre bonté nous a sauvé la vie. Jamais nous ne pourrons nous montrer assez reconnaissants. »

Le repas étant fini, Lieou pria sa femme de faire chauffer deux tasses de thé, et les leur servit.

Le vieux militaire, tirant de sa bourse plusieurs pièces de monnaie, voulut payer sa dépense, mais Lieou, l’arrêtant : « Tout à l’heure je viens de vous dire que c’est moi qui vous ai invités. Pourquoi chercher de l’argent ? Si j’en acceptais, j’aurais l’air de ne vous avoir fait cette offre que pour vendre un plat de viande. Je vous en prie, gardez tout ; cela vous servira pour continuer votre voyage. »

Le vieillard obéit et lui fit mille remercîments. Ensuite, il mit son sac sur ses épaules et prit congé de ses hôtes, mais à peine a-t-il quitté le seuil de la porte, qu’il voit la neige tomber en plus grande abondance qu’auparavant. Après avoir essuyé quelques instants le vent et le froid, il revient sur ses pas.

« Mon père, dit le jeune enfant, comment voyager au milieu de ces tourbillons de neige ?

— Il n’y a pas moyen, répond le vieillard ; tâchons seulement d’aller un peu plus loin pour trouver une hôtellerie où nous puissions passer la nuit. »

L’enfant ne put retenir ses larmes.

Lieou, touché de ce spectacle, s’écria avec émotion : « Mais quelle affaire importante peut vous faire braver le froid, le vent et la neige ? Nous avons ici plusieurs chambres et des lits vacants. Que ne restez-vous avec nous, en attendant que ce mauvais temps soit passé ?

— Cet arrangement me conviendrait beaucoup, répondit le vieillard, mais je sens que je ne dois pas vous importuner plus longtemps.

— Que parlez-vous d’importunité ? reprit Lieou. Allons ! rentrez ; ne vous exposez pas davantage au vent et à l’humidité. »

Le vieillard prend le bras de son jeune fils, et obéit à l’invitation de Lieou. Celui-ci va préparer une chambre et y dépose les effets de ses hôtes. Il examine si le lit est complet, et, dans la crainte que le vieillard n’ait froid, il y ajoute plusieurs couvertures.

Il était encore de bonne heure. Fang-yong prit d’abord un peu de repos, puis il sortit de sa chambre avec Chin-eul.

Lieou avait déjà fermé sa boutique et se chauffait auprès du foyer avec sa femme. « Monsieur, s’écria-t-il en apercevant le vieillard, si vous avez froid, il y a du feu ici ; venez vous chauffer avec nous.

— Avec plaisir, repartit Fang-yong, mais la présence de madame m’empêche de répondre à votre honnêteté ; je craindrais que ce ne fût manquer aux bienséances.

— Nous sommes tous trois du même âge, répond Lieou ; ce n’est point pour nous que sont faites ces sortes de cérémonies. »

Fang-yong s’approcha avec son fils et vint se placer auprès du feu.

Dès ce moment, il commença à se lier avec Lieou ; et, l’appelant par son surnom, qui était Kin-ho : « Comment se fait-il, lui dit-il, que vous habitiez seul ici ? Sans doute que vos fils ont ailleurs leur domicile.

— Je ne vous cacherai point la vérité, répondit Lieou : ma femme a comme moi soixante ans ; elle n’a jamais pu avoir d’enfants ; comment aurais-je des fils ?

— Pourquoi ne pas en adopter un ? repartit Fang-yong. Il serait l’appui et la consolation de votre vieillesse.

— C’était bien mon intention, dans le commencement ; mais, voyant, tous les jours, des enfants adoptifs payer leurs parents d’ingratitude, et, loin de les aider, ne leur causer que de l’embarras et du chagrin, j’ai mieux aimé n’en point prendre du tout que de faire un mauvais choix. Mais si je pouvais trouver un fils qui ressemblât au vôtre, je m’estimerais le plus heureux des hommes. »

Ils causèrent ainsi pendant quelque temps, et bientôt la nuit vint les séparer.

Le vieux militaire demanda une lumière, souhaita le bonsoir à ses hôtes, et se retira avec son fils dans la chambre qui lui était destinée.

« Cher enfant, lui dit-il, que nous sommes heureux d’avoir trouvé cet homme de bien ! sans lui nous serions morts de faim et de froid. Mais demain matin, que le temps soit beau ou mauvais, nous partirons de bonne heure, car il m’est pénible de lui causer tant d’importunité.

— Vous avez raison, mon père, répondit Chin-eul ; mais, en ce moment, il faut nous coucher pour goûter le repos dont nous avons besoin. »

Mais tout à coup, au milieu de la nuit, le vieux militaire, qui avait été exposé assez longtemps au vent et au froid, éprouva plusieurs accès de fièvre, et sa respiration devint pénible et haletante. Il demanda de l’eau pour apaiser la soif qui le consumait.

Au milieu des ténèbres et chez des étrangers, comment son jeune fils eût-il pu en aller chercher ? Il attend jusqu’au matin, se lève, et va entr’ouvrir la porte de la chambre de Lieou ; mais ni lui ni sa femme n’étaient encore levés.

L’enfant, n’osant faire du bruit, referme doucement la porte, et va, auprès du lit de son père, attendre leur réveil. Quelques instants après, il entend quelqu’un parler et sort avec précipitation.

« Mon petit monsieur, lui dit Lieou en l’apercevant, quel motif vous fait sortir de si bonne heure ?

— Monsieur, répondit-il, je vais vous l’apprendre. Cette nuit mon père a ressenti un accès de fièvre, et il ne respire qu’avec peine. Il désirerait avoir un verre d’eau. Voilà pourquoi je me suis levé si matin.

— Hélas ! s’écria Lieou, le froid d’hier l’aura saisi ; quel bien lui fera cette eau glacée ? Attendez quelques instants, je vais en faire chauffer.

— Je n’ose vous donner tant de peine, repartit le jeune enfant. »

Lieou pria aussitôt sa femme d’emplir une grande bouilloire ; et, quand l’eau fut chaude, il la porta lui-même dans la chambre de Fang-yong. L’enfant souleva un peu son père, et lui en fît boire deux tasses.

Le vieillard, promenant les yeux autour de lui, voit Lieou à ses côtés.

« Monsieur, lui dit-il avec attendrissement, je vous cause bien de la peine ; comment pourrai-je vous témoigner la reconnaissance dont je suis pénétré ?

— Que parlez-vous de reconnaissance ? répondit Lieou en s’approchant d’un air affectueux ; tranquillisez-vous, et ayez soin de vous bien couvrir, afin d’avoir chaud. Si vous pouvez transpirer, vous êtes sauvé. »

L’enfant s’éloigna du lit, et Lieou, tirant la couverture, en enveloppa avec soin le vieillard. Mais, remarquant la faiblesse du tissu : « Vous avez dû avoir froid, dit-il, avec des couvertures si légères : comment la transpiration pourrait-elle s’établir ? »

Mme Lieou était à la porte de la chambre ; elle entendit les paroles de son mari, et courut chercher une grande couverture d’un tissu épais et moelleux. « Avec cette couverture, dit-elle, je ne crains pas que notre hôte sente les atteintes du froid. »

Le jeune homme vint la recevoir ; Lieou la prit, en couvrit le malade, et se retira pour faire sa toilette.

Quand il revint dans la chambre, il demanda à Chin-eul si son père avait transpiré.

« Je l’ai touché tout à l’heure, répondit-il, et je n’ai trouvé aucun indice de transpiration

— S’il en est ainsi, dit Lieou, il faut que le froid ait pénétré tout son corps. Je vais appeler un médecin, et le prier d’employer le secours de son art pour exciter la transpiration. Alors il sera sauvé : car c’est le seul moyen de détruire les funestes effets du froid et du vent.

— Hélas ! dit le jeune homme, nous avons bien peu d’argent ; comment payer un médecin et acheter des médicaments ?

— Soyez sans inquiétude, répond Lieou : je me charge de tout cela. »

À ces mots, Chin-eul, frappant la terre de son front : « Je vous remercie mille fois, dit-il, de ce bienfait signalé ; vous sauvez la vie à mon père. Si, dans ce monde, je ne puis vous témoigner toute ma reconnaissance, mon unique désir est de vous servir dans la vie future, pour acquitter cette dette sacrée. »

Lieou, le relevant avec empressement : « Pourquoi tant de remercîments ? lui dit-il ; regardez-moi comme un parent : je veux en remplir les devoirs. Puis-je être insensible au malheur qui vous arrive ? Maintenant allez dans la chambre de votre père, tenez-vous auprès de lui, et rendez-lui les soins que réclame son état. Je ferai bientôt venir un habile médecin. »

Ce jour-là, la neige avait cessé de tomber, et le ciel était dégagé des nuages qui l’avaient obscurci la veille.

La neige, entassée dans les rues, avait été foulée par les chevaux et les voitures, et une boue liquide rendait les chemins impraticables. Lieou prit des sabots et alla jusqu’à l’entrée de la rue ; mais, voyant le mauvais état du chemin, il rentra dans la maison. Le jeune homme le vit revenir : il s’imagina que Lieou ne voulait pas sortir, et se mit à fondre en larmes.

Mais bientôt le bon Lieou reparut : il amenait, de la partie la plus reculée de la maison, un mulet sur lequel il monta, puis il s’éloigna en grande hâte.

Chin-eul reprit sa tranquillité. L’empressement de Lieou et l’arrivée prochaine du médecin, l’avaient rempli de confiance et d’espoir.

Le docteur, qui demeurait dans le voisinage, arriva bientôt. Il était monté sur un mulet, et derrière lui marchait un domestique, portant sur ses épaules un coffre qui contenait une petite pharmacie.

Arrivé devant la maison, le médecin mit pied à terre, et Lieou l’invita à entrer dans la salle de réception, où il lui offrit le thé ; puis, il le mena dans la chambre du malade.

En ce moment, le vieux militaire avait perdu connaissance ; il lui était impossible de voir ou de distinguer quoi que ce fût.

Le docteur lui tâta le pouls. « Il y a ici, dit-il, complication de maladie ; je reconnais la double influence du froid et du vent. Dans le traité des fièvres, il y a deux vers qui disent :

« Une fièvre compliquée est une maladie incurable.

« L’équilibre des deux principes se soutient à peine jusqu’au septième jour »

Un autre médecin vous dirait sans doute que son art peut triompher de cette maladie ; mais moi, qui me fais une loi de parler avec franchise, je vous déclare, pour ne pas vous tromper, que cette sorte de fièvre est absolument sans remède. »

À ces mots, le jeune homme est glacé d’effroi, et il verse un torrent de larmes. « Monsieur, dit-il au médecin en se prosternant à terre, prenez pitié de mon père : étranger dans ce pays, que deviendra-t-il si vous lui refusez votre assistance ? Je vous en conjure, employez toutes les ressources de votre art. Si vous lui sauvez la vie, nous ne serons point ingrats.

— Mon jeune monsieur, répond le médecin en le relevant, il ne dépend point de moi de rendre la santé à votre père. Le mal a fait des progrès effrayants ; dans les cas désespérés, la médecine est impuissante.

— Monsieur, reprend Lieou, le proverbe dit : Ce n’est point la médecine qui tue le malade. Je vous en prie, ne vous attachez pas strictement aux anciennes méthodes. Ayez plus de confiance en vous-même et suivez vos propres idées. Peut-être que le destin n’a point encore marqué le terme de sa vie ; qui peut assurer qu’il n’en reviendra pas ? Mais, s’il doit succomber, ne craignez pas que nous vous accusions de ce malheur.

— Eh bien ! dit le médecin, je cède à vos instances ; je vais lui donner un médicament. Si, après l’avoir pris, le malade transpire abondamment, tout espoir ne sera pas perdu. Venez promptement m’en avertir, et je vous donnerai quelque chose qui achèvera la guérison. Mais si nous n’obtenons pas l’effet que je désire, tout est fini, et il est inutile que vous me consultiez de nouveau. »

Le médecin ordonna à son domestique d’ouvrir la boîte aux médicaments, et, prenant du bout des doigts un petit paquet, il le présenta à Lieou. « Faites bouillir ceci, lui dit-il, et donnez-le au malade, après lui avoir fait prendre une infusion de gingembre. »

Lieou prit la dose, et, tirant cent deniers d’une enveloppe de papier, il les offrit au docteur. « Monsieur, lui dit-il, daignez recevoir cette somme comme une faible marque de notre gratitude. »

Le médecin s’y refusa absolument, et se retira sans rien accepter.

Pendant six jours, Lieou et sa femme prodiguèrent au malade les soins les plus assidus ; et, préoccupés de ce triste événement, ils négligeaient les affaires de leur commerce.

Le jeune homme restait auprès du vieux militaire, le soignant avec une tendre sollicitude. Il voyait la dangereuse position de son père ; et, le cœur navré de douleur, il ne songeait plus à prendre de la nourriture. À peine pouvait-on le décider à accepter quelques cuillerées de riz.

Enfin, le septième jour, Chin-eul n’avait plus de père.

« Le Ciel nous donne une portion d’existence, et nous la dépensons de vingt manières ; mais tout à coup la mort arrive, et nos projets sont renversés. »

Chin-eul, dans sa douleur, se roulait à terre et poussait des soupirs déchirants. Émus de ses cris douloureux et des pleurs qui couvraient son visage, Lieou et sa femme lui prennent les mains, le relèvent, le consolent. « Pauvre enfant, lui dirent-ils, vous paraissez accablé. Tâchez de prendre un peu de repos : vos pleurs ne peuvent rappeler à la vie celui que nous venons de perdre. »

Mais lui, se jetant à genoux devant Lieou : « Monsieur, dit-il en sanglotant, l’an dernier, j’ai perdu ma mère ! Plût au ciel que je fusse descendu dans la tombe avec elle ! Mon père et moi, nous retournions dans notre pays natal, espérant y trouver un peu d’argent pour faire les obsèques de ma mère. Tout à coup, nous avons été assaillis par ce déluge de neige. Le vent, le froid, les mauvais chemins, nous exposaient à mille dangers. Votre bienfaisance nous a préservés des rigueurs de la faim et des intempéries de la saison. Ainsi le Ciel semblait nous devenir favorable ; mais, hélas ! le mal est venu fondre sur mon père, et votre humanité s’est agrandie avec nos peines. Nous avons reçu, de votre inépuisable bonté, des secours que l’on trouve rarement chez de proches parents. Combien je désirais que mon père pût se rétablir, pour acquitter la dette de sa reconnaissance ! Maintenant j’ouvre les yeux et je me vois sans parents ; toutes mes ressources sont épuisées, et je n’ai pas d’argent pour acheter un cercueil et des linceuls funèbres. Je vous supplie, monsieur, d’ajouter à vos bienfaits le don de quelques pieds de terre où je puisse déposer les restes de mon père, et je n’aurai plus d’autre désir que de vous servir le reste de mes jours, pour vous payer sans cesse de tant de bienfaits. Daignerez-vous, monsieur, m’accorder la faveur que j’implore ? »

En disant ces mots, Chin-eul salue le vieillard et se prosterne jusqu’à terre.

« Mon enfant, répondit Lieou en le relevant, tranquillisez-vous ; je prends sur moi le soin de procurer à votre père des funérailles convenables. Faire le bien est mon vœu continuel ; je m’estimerai heureux si je puis adoucir vos peines. »

Lieou, ayant acheté un cercueil et des linceuls funèbres, fit venir deux fossoyeurs, prit avec eux le corps inanimé, le couvrit de ses derniers vêtements et le déposa dans la bière. Puis il prépara un repas, offrit un sacrifice, et brûla des images de papier doré.

Nous n’essayerons pas de peindre ici la douleur et les larmes du jeune enfant.

Lieou fit transporter le corps derrière la maison, dans un endroit qui n’était pas ensemencé, et l’ensevelit, avec un soin pieux, suivant les cérémonies prescrites. Il éleva sur sa tombe une petite colonne avec cette inscription : ici repose le corps de fang-yong, ancien garde de l’empereur.

Quand toutes les cérémonies funèbres furent terminées, le jeune Chin-eul alla se prosterner devant M. et Mme Lieou, et leur exprima sa reconnaissance.

Deux jours après, Lieou lui dit : « Peut-être voudriez-vous retourner dans votre pays natal, pour informer vos parents de la perte que vous avez faite, et y transporter les restes de votre père. Mais, avec votre extrême jeunesse, je crains que vous ne puissiez reconnaître les chemins. Restez encore quelque temps ici ; attendons qu’il passe dans ce village quelqu’un de mes amis ; je vous confierai à ses soins. Il vous conduira aux lieux de votre naissance, et nous nous occuperons ensuite des moyens d’y transporter le corps de votre père. Mais j’ignore vos intentions : veuillez me les faire connaître.

— Monsieur, s’écria l’enfant en se prosternant devant lui et fondant en larmes, j’ai reçu de vous des bienfaits aussi grands que le ciel et la terre, et je n’ai pas encore trouvé l’occasion de m’acquitter envers vous. Puis-je penser à retourner dans mon pays natal ? Vous n’avez point de fils, monsieur : quoique je sois bien dépourvu de talents, si vous daignez agréer ma demande, permettez-moi de devenir votre serviteur ; que je sois près de vous du matin au soir, et qu’à chaque instant du jour, je vous rende les devoirs de la piété filiale. Peut-être qu’ainsi, dans cent ans, quelqu’un viendra, près de votre tombeau, offrir à votre cendre des sacrifices funèbres. J’irai à la capitale chercher les ossements de ma mère, pour les réunir à ceux de mon père dans le tombeau que vous m’avez accordé le long de la route. Je veux demeurer près de vous, et garder jusqu’à la fin de mes jours ces restes précieux. Tels sont, monsieur, les vœux que forme mon cœur. »

Lieou répondit : « Si je puis trouver un fils en vous, je remercierai le Ciel de cette faveur inespérée. Mais pourrais-je souffrir que vous remplissiez ici les fonctions d’un serviteur ? Non, dès aujourd’hui nous ne devons employer que les noms de père et de fils.

— J’obéis avec joie à vos ordres, répondit le jeune homme. Dès aujourd’hui, vous serez mon père, et vous, madame, vous serez ma mère. »

Chin-eul se mit à genoux entre deux chaises, et, priant Lieou et sa femme de s’asseoir, il les salua quatre fois en qualité de fils adoptif.

Dès ce moment, Chin-eul changea son nom de famille en celui de Lieou. Mais Lieou ne put souffrir qu’il renonçât tout à fait à son premier nom ; il voulut que Fang devint son surnom, et l’appela Lieou-fang.

Depuis ce moment, il montra pour ses parents adoptifs toute sorte de soins et d’attentions. Jour et nuit auprès d’eux, il prévenait leurs désirs, et déployait le zèle et la déférence que la piété filiale la plus tendre peut inspirer.

Mais le temps s’écoule avec la rapidité de la flèche qui fend les airs. Il y avait déjà deux ans que Lieou-fang demeurait dans la maison de Lieou. On était dans les jours les plus brûlants de l’automne. Le vent, la pluie, la tempête, exerçaient de continuels ravages. Les eaux du grand canal, gonflées subitement, s’élevaient quelquefois à la hauteur de cent coudées, et leur sourd bruissement répandait au loin l’épouvante. Le nombre des barques que le fleuve engloutissait était incalculable.

Un jour, sur le midi, Lieou-fang était occupé dans la boutique. Il entend un bruit confus, accompagné de pleurs et de gémissements. « C’est sans doute un incendie, » s’écrie-t-il ; et il court vers le lieu d’où partent les soupirs et les cris qui l’ont frappé.

Il voit un peuple immense qui se portait sur les bords du fleuve. Il fend la presse, et aperçoit au haut du courant un bateau marchand à moitié fracassé par le vent, faisant eau de toutes parts, et sur le point d’être englouti par les flots. Une partie des passagers avaient déjà péri dans le fleuve. Les uns embrassaient le mât, les autres s’attachaient au gouvernail, et imploraient du secours en poussant des cris déchirants.

En un instant, le rivage fut couvert d’une multitude de peuple. Quelques-uns disaient bien qu’il fallait secourir ces malheureux ; mais comme leur cœur n’était ouvert qu’au plus sordide intérêt, il ne s’en trouva pas un seul qui, par humanité, se décidât à braver la fureur des flots pour leur sauver la vie. D’un œil avide, ils les regardaient tomber l’un après l’autre dans le fleuve, se contentant de laisser échapper quelques expressions d’une stérile pitié.

Mais, soudain, un coup de vent vient frapper le bateau et le pousse vers le rivage. Toute la multitude jette un cri de joie. En un clin d’œil, vingt perches armées de crochets sont dirigées sur la barque, la saisissent toutes à la fois et l’amènent au rivage.

Les personnes sauvées du naufrage étaient au nombre de douze. Parmi elles, se trouvait un jeune homme d’environ vingt ans. Il avait été blessé en plusieurs endroits par les crochets de fer lancés sur le bateau, et restait étendu par terre sans mouvement ; on eût dit qu’il allait rendre le dernier soupir. Cependant il embrassait à deux mains un coffre de bambou, et personne ne pouvait l’en détacher.

Lieou-fang se trouvait auprès de lui ; ce spectacle l’émut profondément, et lui rappela ce qui lui était arrivé l’hiver de l’année précédente. Son cœur se serra de douleur, et des larmes abondantes inondèrent son visage. « Le malheur de ce jeune homme ressemble tout à fait au mien, se dit-il en lui-même. Si je n’avais pas trouvé le bon Lieou, qui sait ce que seraient devenus les restes chéris de mon père ? Ce jeune homme n’a personne qui s’intéresse à lui. Je veux m’en retourner et avertir mes parents. Quel bonheur si je pouvais contribuer à lui sauver la vie ! »

Il court précipitamment à la maison, et raconte à M. et à Mme Lieou le malheur dont il vient d’être témoin, ajoutant qu’il avait le désir de ramener le jeune homme blessé, afin de le soigner et de le nourrir jusqu’à ce qu’il fut entièrement rétabli.

« J’applaudis à votre résolution, répond Lieou ; de tels sentiments sont au-dessus de tout éloge. Voilà la conduite qu’un homme doit tenir envers ses semblables.

— Mon fils, dit Mme Lieou, pourquoi n’avez-vous pas amené le jeune homme avec vous ?

— Je ne vous avais pas encore prévenus, répond Lieou-fang ; comment aurais-je pu prendre cette liberté ?

— Eh bien ! mon fils, dit Lieou, je vais aller avec vous le chercher. »

Ils partent et arrivent bientôt sur le rivage. Une multitude de peuple entourait le jeune homme, et le regardait tranquillement sans songer à le secourir.

Lieou écarte la foule, et, s’approchant de lui : « Mon jeune monsieur, lui dit-il, tâchez de vous lever ; mon fils et moi nous vous conduirons, en vous soutenant, jusqu’à la maison, afin que vous puissiez prendre du repos. »

Le jeune homme, ouvrant les yeux, fait un mouvement de tête en signe d’assentiment. Lieou et Lieou-fang se baissent, et, lui tendant la main, s’efforcent de le soulever. Mais que peuvent un enfant faible et délicat, et un vieillard cassé par les années ?

Près d’eux passa un porteur de chaise.

« Mon vieil ami, dit-il à Lieou, ôtez-vous, je vais vous aider. »

Il se baisse, prend le jeune homme et le relève sans effort. Ils le mettent entre eux deux, le porteur à droite et Lieou à gauche, et marchent en le soutenant sous les bras.

Quoique le jeune homme ne pût proférer aucune parole, il avait entièrement l’usage de ses sens, et tenait avec ses dents la petite cassette de bambou.

« Monsieur, dit Lieou-fang, permettez-moi de prendre ce coffre, dont le poids doit vous fatiguer. »

En disant ces mots, il le met sur son épaule et marche devant eux.

La foule, qui était rangée autour d’eux, leur ouvre un passage, et, poussée par la curiosité, les suit et se presse sur leurs pas.

Ceux qui connaissaient Lieou se plaisaient à louer sa droiture et son humanité. « Il y avait déjà quelque temps que ce pauvre jeune homme était ici, disaient-ils entre eux, et il ne se trouvait personne qui prît pitié de lui, et daignât le recueillir dans sa maison.

« Mais aussitôt que Lieou a été informé de ce triste événement, il est venu en toute hâte et s’est empressé de le conduire chez lui. Vraiment, il y a bien peu d’hommes qui lui ressemblent. Quel malheur qu’il n’ait point de fils ! Mais le Ciel est juste, et ses décrets sont impénétrables.

— Quoiqu’il n’ait point de fils, disaient les autres, il vient d’adopter ce jeune Lieou-fang, qui a pour lui une déférence et un attachement qu’on trouverait à peine dans ses propres enfants. On peut regarder ce bonheur comme une récompense du Ciel. »

Ceux qui ne connaissaient pas Lieou, voyant un vieillard et sa femme qui soutenaient le blessé, et un jeune enfant qui marchait devant eux, les prenaient pour ses parents.

Mais les gens de l’endroit, qui répétaient à haute voix le nom de Lieou, les tirèrent bientôt d’erreur. L’émotion était générale ; et il n’y avait personne qui n’exaltât l’humanité du bon vieillard.

Il y avait bien dans la foule quelques personnes intéressées qui pesaient, dans leur pensée, le coffre de bambou, et faisaient l’estimation des objets précieux ou de l’argent qu’il pouvait contenir. Mais ce sont de ces êtres qui ont une figure d’homme, sans en avoir le cœur ni les sentiments. Ils ne méritent pas de nous occuper.

Lieou, aidé du porteur, conduisit le jeune homme dans sa maison et le fit asseoir dans une chambre réservée aux étrangers. Ensuite, il remercia le porteur, qui se retira et disparut.

Lieou-fang, tenant le coffre de bambou, le dépose à côté du jeune homme.

Mme Lieou va promptement chercher de nouveaux habits, pour remplacer les siens, qui étaient encore tout mouillés. Quelques instants après, elle va le trouver, lui donne le bras et le conduit dans la boutique.

Lieou pria sa femme de faire tiédir une tasse de son meilleur vin et la fit boire au jeune homme. Ensuite, il alla prendre une couverture sur le lit de Lieou-fang, l’en enveloppa soigneusement, et quand la nuit fut venue, il le fit coucher dans la chambre de son fils.

Le lendemain matin, Lieou vint de bonne heure savoir des nouvelles du malade. Le jeune homme avait déjà repris ses forces et se sentait parfaitement rétabli. Il se leva sur son séant, et se disposait à descendre du lit, pour se prosterner devant Lieou et lui témoigner sa reconnaissance, mais celui-ci, le retenant : « Restez tranquille, lui dit-il ; vous avez encore besoin de garder le lit et de soigner votre santé. »

Le jeune homme leva sa tête de dessus l’oreiller, et, saluant Lieou d’un air ému : « Monsieur, dit-il, votre serviteur était à deux doigts de sa perte ; vous lui avez sauvé la vie, et vous avez été pour lui un second père. Oui, c’est le Ciel qui vous a envoyé pour être son libérateur. Par malheur, il a perdu tous ses effets et son argent ; comment pourra-t-il vous prouver sa reconnaissance et payer dignement vos bienfaits ?

— Vous êtes dans l’erreur, répond Lieou. Le sentiment de l’humanité est inné dans tous les hommes. Il vaut mieux sauver la vie à quelqu’un que d’élever en l’honneur de Bouddha une pagode à sept étages. Parler de récompense, ce serait me supposer des vues intéressées. De tels sentiments sont bien loin de mon cœur. »

Lieou-ki, l’entendant parler de la sorte, sentit redoubler en son cœur la gratitude dont il était pénétré. Après quelques jours de repos, Il se leva, vint trouver M. et Mme Lieou, et, après les avoir salués jusqu’à terre, les remercia en versant des larmes d’attendrissement.

Lieou-ki était d’un caractère plein de douceur et d’amabilité ; il avait cette politesse exquise et ces manières distinguées qui annoncent un heureux naturel et une excellente éducation. Lieou et sa femme avaient pour lui la plus tendre affection. Du matin au soir, ils lui prodiguaient mille soins, et lui offraient toujours le meilleur vin et les mets les plus recherchés.

Lieou-ki, quelque sensible qu’il fut aux attentions délicates dont il était l’objet, ne pouvait se défendre d’un sentiment de tristesse en voyant toutes les peines que prenaient M. et Mme Lieou pour le rétablir. Son plus ardent désir était de pouvoir les remercier bientôt et de prendre congé d’eux. Mais ses blessures étaient dans un tel état d’inflammation qu’il lui était impossible d’aller à pied. D’un autre côté, il n’avait plus ni argent ni provisions de voyage : il se vit donc obligé de rester dans la maison de Lieou.

Lieou-fang et Lieou-ki étaient à peu près du même âge ; ils se ressemblaient de figure, et leurs sentiments offraient une heureuse sympathie. Ils se racontèrent mutuellement les malheurs qu’ils avaient éprouvés, et cette conformité, qui se trouvait encore dans leur position, établit entre eux une étroite amitié. Bientôt, ils se lièrent intimement et se saluèrent l’un et l’autre du nom de frère. Dès ce moment, ils commencèrent à s’aimer avec la même tendresse que s’ils l’eussent été en effet.

Un jour, Lieou-ki dit à Lieou-fang : « Jeune comme vous êtes, et doué de tant d’agréments, que ne vous occupez-vous de l’étude des auteurs classiques et des historiens ?

— Mon frère, répondit Lieou-fang, j’ai bien ce désir depuis longtemps, mais où trouver quelqu’un qui me donne des leçons ?

— Je ne vous cacherai point la vérité, lui dit Lieou-ki : depuis mon enfance, j’ai cultivé la littérature, et je me suis rendu familiers les meilleurs ouvrages des auteurs anciens et modernes. J’espérais me faire un nom, et m’élever, un jour, par le savoir aux plus hauts emplois. Mais, depuis que j’ai eu le malheur de perdre mes parents, les succès académiques et l’éclat des dignités n’ont plus aucun attrait pour moi. Si vous voulez, mon frère, vous livrer à l’étude, il vous suffit de vous procurer quelques volumes ; j’aurais un plaisir infini à vous guider dans vos lectures.

— Si vous avez cette bonté, répondit Lieou-fang, ce sera pour moi un véritable bonheur, et je vous en aurai mille obligations. »

Lieou, voyant que Lieou-ki était un jeune homme plein d’instruction, et apprenant qu’il voulait bien servir de maître à Lieou-fang, ne put s’empêcher de lui témoigner la joie que lui causait cette résolution ; et, sans perdre de temps, il alla acheter un grand nombre de livres.

Lieou-ki ne quittait point son élève, et l’instruisait avec un zèle infatigable.

Lieou-fang était doué d’une rare pénétration ; à la première lecture, il comprenait tous les livres qui étaient l’objet de ses études. Pendant le jour, il restait dans la boutique à étudier ; la nuit même, il lisait souvent jusqu’au matin, sans songer à prendre du repos. Au bout de quelques mois, il connaissait à fond les quatre livres moraux et les cinq livres canoniques, et pouvait composer avec facilité sur toute sorte de sujets littéraires.

Mais revenons à Lieou-ki. Il y avait déjà six mois qu’il demeurait dans la maison de Lieou. Le vieillard et le jeune homme avaient l’un pour l’autre les mêmes égards et la même affection que s’ils eussent été unis par les liens du sang. Ils se convenaient, et se plaisaient tellement ensemble qu’ils ne pouvaient plus vivre séparés.

Cependant Lieou-ki ne pouvait se défendre d’un sentiment de tristesse, en songeant depuis combien de temps il vivait à la table de Lieou sans pouvoir reconnaître ses soins.

Aussitôt que ses blessures se furent cicatrisées, il songea à retourner dans son pays natal. « Monsieur, dit-il, à Lieou, vous avez conservé le souffle mourant de ma vie, et depuis six mois que je suis chez vous, vous n’avez cessé de me combler de toute sorte de bontés. Maintenant, je désire prendre congé de vous pour quelque temps, afin de retourner dans ma patrie, et y ensevelir les restes de mes parents. Les obsèques terminées, je reviendrai vous servir pour vous prouver ma reconnaissance.

— Cette conduite fait l’éloge de votre cœur, répondit Lieou ; loin de vous retenir, j’applaudis avec joie à votre piété filiale. Oserais-je vous demander le jour de votre départ ?

— Puisque je vous ai prévenu, et que j’ai obtenu votre agrément, répondit Lieou-ki, demain matin je me mettrai en route.

— Eh bien ! reprit Lieou, permettez-moi de vous chercher un bateau commode.

— La route par eau est sujette à mille dangers. Peu s’en est fallu, vous le savez, que je ne périsse au milieu des flots. D’ailleurs, je n’ai pas l’argent nécessaire pour un tel voyage : je préfère retourner par terre.

— Vous dépenserez deux fois plus en chaise qu’en bateau, repartit Lieou, et peut-être que vos jours ne seront pas moins exposés que sur l’eau.

— Je ne prendrai point de chaise ; j’irai simplement à pied.

— Vous êtes d’une santé faible et délicate. Comment aurez-vous la force de faire un long voyage ?

— Monsieur, reprit Lieou-ki, vous connaissez le proverbe : Quand on a de l’argent, on s’en sert ; quand on n’en a point, il ne faut compter que sur soi-même. Dénué de tout, comme je le suis, qu’ai-je à redouter sur la route ?

— L’affaire n’est pas difficile à arranger, » s’écria Lieou, après avoir réfléchi quelques instants en lui-même.

Aussitôt, il pria sa femme de préparer du vin et quelques plats de viande, pour offrir à Lieou-ki le repas du départ. Après que les deux amis eurent bu ensemble jusqu’à la moitié de la nuit : « Monsieur, dit Lieou les yeux humectés de larmes, nous nous sommes rencontrés dans cette vie comme deux algues légères, qui sont poussées l’une vers l’autre par les eaux du fleuve. Depuis près d’un an que nous sommes ensemble, nous avons contracté mutuellement un attachement plus intime que celui qu’inspirent la naissance et les liens de famille. Mon cœur se serre de tristesse quand je songe que nous allons nous séparer ; cependant les obsèques d’un père et d’une mère sont pour un fils l’affaire la plus noble et la plus importante de la vie. Vous pouvez partir : il ne me convient pas de retarder davantage l’accomplissement de ce devoir sacré ; mais, une fois que vous serez parti, qui sait si, dans la suite, il me sera permis de vous revoir ? »

Il dit, et pousse de profonds soupirs. Mme Lieou et le jeune Lieou-fang ne purent s’empêcher de verser des larmes d’attendrissement.

« Hélas ! s’écria Lieou-ki en pleurant, vous savez combien il m’est pénible de me séparer de vous ; mais, après les jours prescrits pour le deuil, je marcherai la nuit même, s’il le faut, pour venir vous rendre mes devoirs. Je vous en prie, ne vous abandonnez pas ainsi aux larmes et à la douleur.

— Moi et ma femme, répondit Lieou, nous toucherons bientôt à soixante-dix ans.

Notre frêle existence ressemble maintenant à la flamme tremblante d’une lampe exposée au souffle du vent. Chaque matin, à peine espérons-nous la conserver jusqu’au soir. Lorsque votre deuil sera passé et que vous viendrez ici, qui sait si nous serons encore du monde ? Si vous ne nous quittez pas pour toujours, je vous en prie, aussitôt que vous aurez achevé les obsèques de vos parents, et déposé dans la tombe leurs restes inanimés, revenez promptement nous voir. Je demanderais cette faveur à un ami d’un jour, mais vous, vous m’avez montré longtemps la tendresse d’un fils, et vous m’avez juré un éternel attachement !

— Puisque tel est votre désir, répondit Lieou-ki, comment pourrais-je ne pas y répondre avec empressement ? »

Le reste de la nuit se passa ainsi en plaintes touchantes et en tendres protestations.

Le lendemain matin, Mme Lieou se leva de bonne heure, et prépara du vin et du riz qu’elle fit prendre à Lieou-ki.

Lieou apporta un paquet et le déposa sur la table ; ensuite, il dit à Lieou-fang d’aller derrière la maison, et d’amener le mulet, qui était dans l’écurie.

« Mon jeune ami, dit-il à Lieou-ki, j’ai cette bête depuis longtemps, je m’en sers rarement et jamais elle ne m’a servi à faire de longs voyages ; mais je vous la donne pour une excellente monture. Vous épargnerez ainsi les frais d’une chaise à porteurs. Dans ce paquet, vous trouverez une couverture de lit, et quelques vêtements d’étoffe épaisse, pour vous garantir sur la route du vent et du froid. »

Lieou tira ensuite de sa manche un rouleau d’argent et le lui offrit. « Avec ces dix onces d’argent, lui dit-il, vous pourrez subvenir aux dépenses de votre voyage ; mais, après avoir terminé les affaires qui vous occupent, soyez fidèle à la parole que vous m’avez donnée, et revenez en toute hâte. »

Lieou-ki, en voyant les bontés dont le comblait Lieou, se prosterna devant lui jusqu’à terre. « Monsieur, lui dit-il d’une voix émue, après avoir reçu de vous d’aussi grands bienfaits, il m’est impossible d’acquitter en cette vie la dette de ma reconnaissance ; mais, dans la vie future, je veux vous servir pour récompenser, au moins autant qu’il sera en moi, vos soins généreux et les services sans nombre que vous m’avez rendus.

— Que parlez-vous de reconnaissance ? repartit Lieou : je n’ai fait que remplir bien imparfaitement les devoirs que l’humanité m’imposait. »

Lieou-ki prit le paquet et le coffre de bambou, et les mit sur sa mouture ; ensuite il fit ses adieux et partit.

Lieou et sa femme le reconduisirent jusqu’au seuil de la porte, et reçurent ses adieux en pleurant. Lieou-fang, ne pouvant se séparer de son ami, l’accompagna l’espace de dix li (une lieue), et enfin ils s’éloignèrent l’un de l’autre en donnant les marques de la plus vive douleur.

« On se rencontre comme deux algues poussées par les eaux, et l’on forme une amitié plus forte que les liens du sang ; mais, un matin, il faut se séparer ; on gémit, on verse un torrent de larmes. À peine avons-nous cessé d’entendre le coursier qui emporte notre ami, notre âme inquiète est agitée de mille songes. Son image nous suit partout ; dans le pavillon de repos, dans la salle d’étude, nous le voyons et nous nous entretenons avec lui. »

Lieou-ki marcha jour et nuit. Au bout de quelque temps, il revit son pays natal, situé dans le Chan-tong. Pouvait-il se douter que les pluies, qui étaient tombées par torrents, avaient fait déborder le fleuve Jaune, et que le village de Tchang-tsieou avait été englouti sous les eaux ? Les hommes et les animaux, les chaumières et les maisons, tout avait disparu.

Lieou-ki, ne trouvant d’asile nulle part, se vit obligé de s’arrêter dans une hôtellerie d’un village voisin, espérant obtenir une place convenable pour inhumer ses parents. Il alla de tous côtés et prit des informations sur toutes les personnes de sa famille : mais il n’en découvrit pas une seule : elles avaient péri avec le reste des habitants.

Après qu’il eut fait un séjour de trois mois dans ce pays désolé, ses dix onces d’argent, destinées aux frais du voyage, touchaient à leur fin. « Si je dépense tout mon argent, se dit-il avec inquiétude, que deviendrai-je dans cette contrée déserte ? Ne vaut-il pas mieux retourner dans le village de Wou ? Je demanderai au bon Lieou quelques pieds de terre pour inhumer les restes de mes parents, et, s’il veut agréer mes services, je demeurerai auprès de lui. »

Cette résolution prise, il paye le maître de l’hôtellerie, s’élance sur sa monture et marche jour et nuit, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à la maison de Lieou. Il voit quelqu’un dans la boutique. C’était Lieou-fang, qui tenait un livre et était occupé à étudier.

« Mon frère, s’écrie Lieou-ki, comment se portent votre père et votre mère depuis mon départ ? »

Lieou-fang lève les yeux et reconnaît Lieou-ki. Il laisse son livre, va recevoir son frère, et, prenant le mulet par la bride, le conduit jusqu’à la porte de la maison. Dès qu’il eut ôté les bagages et fait un salut à Lieou-ki : « Mon père et ma mère sont ici, lui dit-il ; depuis votre départ, ils n’ont cessé de penser à vous, il est impossible de venir plus à propos. »

En disant ces mots, il le prend par la main, et entre avec lui dans la salle où se trouvaient M. et Mme Lieou.

« Mon jeune ami, s’écria le vieillard, vous avez pensé nous faire mourir d’inquiétude. Quel bonheur que le ciel vous rende à nos vœux ! »

Lieou-ki, s’approchant de lui, se prosterne jusqu’à terre, et lui fait une profonde salutation.

Après les cérémonies d’usage :

« Je pense, dit Lieou, que l’affaire qui vous occupait est heureusement terminée, et que vous avez rendu à vos respectables parents les devoirs qu’impose la piété filiale. »

Lieou-ki lui raconta en pleurant tout ce qui lui était arrivé depuis leur séparation.

« Mon pays natal, ajouta-t-il, n’est plus maintenant qu’un lieu désolé ; un seul homme pourrait à peine y trouver un asile. Je rapporte avec moi les ossements de mes parents, et j’ose vous demander quelques pieds de terre pour les y ensevelir avec tous les honneurs prescrits par les rites. Mon unique désir est de vous saluer du nom de père, et demeurer auprès de vous, pour vous rendre, du matin au soir, les devoirs d’un fils, et vous servir jusqu’à la fin de vos jours. Mais j’ignore si vous daignerez mettre le comble à mes vœux.

— Pour de la terre vacante, répondit Lieou, ce n’est pas ce qui manque ici. Vous pouvez choisir l’endroit qui vous conviendra. Quant à vous tenir lieu de père, je crains d’en être trop indigne.

— Si vous vous excusez de la sorte, répondit Lieou-ki, c’est évidemment refuser de me prendre pour votre fils. Je vous en supplie, ne repoussez pas ma prière. »

Lieou et sa femme, cédant à ses instances, prennent chacun un siège et s’asseoient ; Lieou-ki se place entre eux, et, après avoir fait les révérences prescrites, les salue du nom de père et de mère. Ensuite, il va chercher les restes de ses parents, et les dépose dans un tombeau élevé derrière la maison.

Depuis cette époque, les deux frères rivalisèrent de soins pour faire prospérer le commerce de leurs parents adoptifs. Ils montraient pour leur père et leur mère les plus tendres attentions, et leur rendaient tous les devoirs qu’inspire la piété filiale. De leur côté, Lieou et sa femme, voyant leurs relations s’étendre de jour en jour, et leurs affaires prendre un aspect florissant, bénissaient le ciel de leur avoir donné des enfants aussi accomplis.

Dans tout le village, il n’y avait personne qui n’enviât le bonheur de Lieou. Tout le monde voyait, dans cette faveur inespérée, la récompense de ses vertus.

Mais le temps s’écoule avec la rapidité de l’éclair qui sillonne la nue. Il y avait déjà près d’un an que M. et Mme Lieou vivaient avec leurs enfants adoptifs, et jouissaient d’une heureuse aisance, fruit d’une active industrie, lorsque tout à coup ils tombent malades. Lieou-fang et Lieou-ki les veillaient jour et nuit, et oubliaient même de délier leur ceinture pour prendre quelques instants de repos. On offrit des sacrifices aux dieux, on appela les médecins les plus habiles ; tout fut inutile.

Les deux frères, ayant perdu tout espoir, étaient plongés dans la douleur. Mais, craignant encore d’alarmer leurs parents et de leur faire pressentir leur fin prochaine, ils s’efforçaient de paraître sans inquiétude, et leur adressaient des paroles consolantes. Souvent, le cœur gonflé de soupirs, ils se retiraient à l’écart et donnaient un libre cours à leurs larmes.

Lieou, sentant sa fin approcher, appela ses deux fils auprès de son lit pour leur donner ses dernières instructions.

« Mes enfants, leur dit-il, ma femme et moi nous étions sans postérité, et nous semblions condamnés à être privés, après notre mort, de sacrifices funèbres. Mais soudain le ciel a eu pitié de nous, et vous a envoyés pour nous tenir lieu de fils. Quoique vous ne fussiez qu’adoptifs, vous nous avez aimés avec autant de tendresse que si nous vous eussions donné le jour. Maintenant, nous pouvons mourir sans regret. Mais, quand nous aurons quitté la vie, redoublez de zèle et d’efforts pour faire prospérer votre commerce, et conserver le faible héritage que nous vous avons laissé. En songeant sans cesse, à votre bonne intelligence et à l’heureuse activité qui vous anime, nous pourrons reposer en paix auprès des neuf fontaines qui arrosent le sombre empire. »

Les deux fils, fondant en larmes, reçurent à genoux ces dernières instructions.

Lieou et sa femme languirent encore pendant deux jours, mais le troisième ils avaient fermé les yeux.

Nous essayerions en vain de peindre la douleur des deux frères. Ils pleurent, ils gémissent, ils accusent le ciel et la terre ; ils voudraient donner leur vie pour celle de leurs parents, ou du moins les suivre dans la tombe.

Aussitôt, ils préparèrent avec toute la magnificence possible, les cercueils et les linceuls funèbres, et firent appeler plusieurs bonzes pour réciter pendant neuf jours l’office des morts, et faire passer leur âme à un état plus heureux.

Après avoir enseveli leurs parents adoptifs, les deux frères font construire un tombeau pour y déposer leurs restes inanimés.

Lieou-fang partit aussitôt pour la capitale, et rapporta avec lui les ossements de sa mère.

Lorsque tout fut préparé, et qu’ils eurent choisi un jour heureux, ils placent, au milieu du tombeau, Lieou et sa femme, puis Lieou-ki dépose les ossements de son père à gauche et Lieou-fang ceux de sa mère du côté droit. Les trois cercueils étaient rangés sur une même ligne, comme trois perles d’une parfaite ressemblance.

Tous les habitants du village, qui avaient admiré la probité et l’humanité de Lieou, et qui étaient pénétrés de respect pour la piété filiale de ses deux fils, voulurent assister aux funérailles et donnèrent les marques de la plus vive douleur.

Depuis la mort de leurs parents, Lieou-ki et Lieou-fang mangeaient à la même table et partageaient le même lit. Leurs rapports mutuels et l’habitude de vivre comme des frères, n’avaient fait que fortifier leur amitié et resserrer les liens qui les unissaient. Bientôt, ils cédèrent leur commerce de vin et ouvrirent un magasin d’étoffes.

Les marchands des différentes provinces, qui voyaient briller dans ces jeunes gens tant de droiture et de probité, vantaient partout la qualité et le prix modéré de leurs étoffes, et étendaient au loin leur réputation. Du matin au soir, les acheteurs venaient en foule chez eux, et leur magasin ne désemplissait pas.

En moins de deux ans ils amassèrent une fortune qui surpassait de beaucoup celle qu’ils avaient reçue de Lieou.

Dans le village, il y avait plusieurs riches propriétaires, qui, voyant que ces deux jeunes gens étaient à la tête d’un commerce florissant, et n’avaient pas encore songé à s’établir, envoyèrent vers eux des entremetteurs de mariage pour leur faire des propositions.

Lieou-ki avait bien le désir de prendre une compagne, mais Lieou-fang refusait absolument de suivre son exemple.

« Mon frère, lui disait Lieou-ki, vous avez aujourd’hui dix-neuf ans ; moi j’en ai vingt-deux : voici le moment convenable pour choisir une épouse, afin d’avoir des enfants et de donner une postérité à nos parents légitimes et adoptifs. J’ignore pourquoi mon frère blâme cette résolution.

— Nous sommes dans la force de l’âge, répondait Lieou-fang ; à quelle époque de la vie peut-on mieux s’occuper des soins du commerce et déployer son industrie ? Avons-nous le temps de nous occuper de mariage ? D’ailleurs, nous vivons depuis longtemps comme des frères, et nous avons formé une association pleine de charmes : peut-on espérer un bonheur plus doux ? Si par hasard vous épousez une personne d’un mauvais naturel, sa présence entravera votre commerce, et sera pour vous une source de chagrins continuels. Ne vaut-il pas mieux rester unis et renoncer au mariage ?

— Vous connaissez le proverbe, disait Lieou-ki : « Sans femme point de bonne maison. » Pendant que nous sommes dans le magasin, occupés des détails du commerce, nous n’avons personne qui prenne soin de notre ménage. Maintenant que nos relations s’étendent de jour en jour, supposez qu’il nous vienne quelques étrangers, nous n’avons personne pour les recevoir d’une manière convenable, et faire les honneurs de notre maison. Dites-moi, je vous prie, quelle figure nous ferons dans le monde. Mais ceci n’est encore qu’une bagatelle. Lorsque, dans l’origine, le bon Lieou et sa femme nous adoptèrent pour leurs fils, c’était dans l’unique espoir d’avoir un jour des descendants, qui garderaient leur tombeau et offriraient des sacrifices à leur cendre.

« Mais, si vous refusez de vous marier, vous détruisez toutes leurs espérances, et vous répondez à leurs bienfaits par la plus noire ingratitude. De quel front soutiendrez-vous les reproches qu’ils vous adresseront dans le sombre empire ? »

Lieou-ki ramenait sans cesse la conversation sur le même sujet, mais Lieou-fang, répétant toujours les mêmes excuses, refusait absolument de céder à ses instances.

Lieou-ki, voyant l’obstination de son frère, n’osait se marier seul, et former sans lui rétablissement qu’il méditait. Un jour qu’il était allé faire visite à un de ses amis intimes, nommé Kin-ta-lang, la conversation tomba par hasard sur le chapitre du mariage. Lieou-ki raconta en détail le refus et les excuses de Lieou-fang. — « J’ignore, ajouta-t-il, quels peuvent être les motifs d’une telle conduite.

— Cela n’est pas difficile à deviner, s’écria en riant Kin-ta-lang : vous êtes, il est vrai, associés ensemble, et c’est par vos efforts réunis que vous avez élevé une maison aussi florissante ; mais comme votre jeune frère est venu ici avant vous, il compte peut-être avoir plus de droits à la fortune de Lieou, et ne serait pas fâché de vous voir marié le premier. Voilà, selon moi, l’énigme de toute sa conduite, et le motif de ses vaines excuses.

— Mon jeune frère est plein de droiture et de sincérité, reprit Lieou-ki : il est impossible qu’il se laisse guider par de telles considérations.

— Votre frère est dans la fleur de la jeunesse, ajouta Kin-ta-lang ; il est doué d’un esprit juste et d’une rare pénétration. Pensez-vous qu’il ignore les avantages du mariage et le bonheur d’une heureuse union ? Essayez un autre moyen : envoyez sous main une personne chargée de sonder ses intentions, et de lui faire des propositions de mariage. Je vous réponds de son consentement. »

Lieou-ki était ébranlé par ces raisons, mais il conservait encore quelques doutes sur le succès de la démarche que lui conseillait son ami. Il prend congé de lui et se retire. À peine a-t-il fait quelques pas qu’il rencontre deux entremetteuses de mariage.

C’était justement lui qu’elles venaient trouver, afin de lui faire des propositions pour son jeune frère. La jeune personne dont il s’agissait, était la fille d’un riche marchand de soieries, nommé Tsouï-san. La comparaison de l’heure de leur naissance, et des caractères dont se composait leur billet d’âge, offrait une correspondance parfaite, et annonçait l’union la mieux assortie.

« Ce parti convient à merveille à mon jeune frère, dit Lieou-ki, mais il a quelque chose de fort singulier. À la vue d’un homme, son front se couvre de rougeur, et il est impossible d’aborder en sa présence la question du mariage. Allez le trouver secrètement, et glissez-lui la proposition qui vous amène. Si vous réussissez à vaincre ses refus, comptez sur ma reconnaissance. Pour moi, je ne m’en retournerai point ; je vais m’asseoir dans cette boutique qui est à l’entrée de la rue, en attendant votre réponse. »

Les deux femmes le quittent et se rendent chez Lieou-fang. Elles furent de retour au bout de quelques instants.

« Monsieur, dirent-elles à Lieou-ki, votre jeune frère est vraiment un homme singulier. Nous avons employé mille moyens de persuasion : tout a été inutile. Il a refusé nettement d’écouter nos propositions, et, comme nous insistions, il s’est emporté, et nous a congédiées de la manière la plus désobligeante. »

Lieou-ki commença à se persuader que les refus de Lieou-fang étaient sincères, mais il ne pouvait en deviner la cause.

Un jour, il vit sur un toit une hirondelle occupée à construire son nid. Il prend un pinceau, et, pour sonder encore les intentions de Lieou-fang, il écrit sur le mur plusieurs vers, dont voici le sens :

« Les hirondelles construisent leur nid ; deux à deux, elles apportent matin et soir l’argile nécessaire pour leur frêle demeure. Elles s’aident mutuellement et partagent les mêmes soins et les mêmes fatigues. Si le mâle ne cherchait point une compagne pour avoir de jeunes nourrissons et se donner une postérité, à la fin de l’année le nid se trouverait vide. »

Lieou-fang, ayant vu ces vers, les lut plusieurs fois en souriant ; puis, prenant le pinceau, il écrivit les suivants sur les mêmes rimes :

« Les hirondelles construisent leur nid ; deux à deux, elles rasent la plaine ou s’élèvent dans les airs. Il y a bien longtemps que le Ciel a établi les rapports qui attachent le mâle à sa compagne. Quand celle-ci a trouvé un époux, tous ses vœux sont satisfaits. Existe-t-il au monde une hirondelle mâle qui ne reconnaisse pas sa compagne ? »

« D’après le sens renfermé dans ces vers, s’écria Lieou-ki, rempli d’étonnement, mon frère est une demoiselle. J’étais surpris en effet de la délicatesse de sa taille et de la douceur de sa voix. La nuit, lorsque nous partagions le même lit, il n’ôtait jamais son vêtement de dessous. Dans les plus grandes chaleurs de l’été, il restait couvert d’une double robe. Quoi qu’il en soit, tous mes doutes ne sont point encore entièrement dissipés. Je n’ose aller à la légère lui faire part de l’idée qui m’a frappé. »

De suite, il alla chez Kia-ta-lang, et lui récita ses vers sur le nid d’hirondelle ainsi que la réponse de Lieou-fang.

— Cela est clair comme le jour, s’écria Kin-ta-lang ; il n’y a plus à en douter, votre frère est une jeune fille. Mais, puisque vous avez partagé le même lit pendant plusieurs années, comment n’avez-vous pas découvert ce mystère ? »

Lieou-ki lui raconta l’extrême réserve de son frère, et le soin qu’il avait eu de ne jamais quitter ses vêtements en sa présence.

« C’est cela même, reprit Kin-ta-lang ; nous n’avons plus besoin de nouveaux éclaircissements. Mais maintenant vous devez lui parler franchement ; vous verrez ce qu’il vous répondra.

— Nous sommes liés ensemble depuis bien longtemps, et notre affection est celle de deux frères tendrement unis : comment oserais-je ouvrir la bouche sur un tel sujet ?

— Si c’est en effet une demoiselle, dit Kin-ta-lang, qui empêche que vous ne deveniez son époux ? Cette union ne fera que fortifier les sentiments qui vous animent l’un pour l’autre. »

Après avoir causé quelque temps, Kin-ta-lang fit servir à manger. Lieou-ki resta à table avec son ami, et il était déjà fort tard quand il songea à s’en retourner chez lui.

Lieou-fang vint le recevoir ; et, le voyant un peu étourdi par les fumées du vin, il lui donna le bras et le conduisit jusque dans sa chambre.

« Où êtes-vous resté à boire ? lui dit-il. Comment, mon frère, pouvez-vous revenir à une heure aussi avancée ? J’ai pensé mourir d’inquiétude.

— Je me trouvais, par hasard, chez M. Kin-ta-lang ; nous avons bu quelques tasses, et, tout en causant, nous sommes restés ensemble jusqu’à la nuit. »

Quoique Lieou-ki fut occupé à parler, il regardait attentivement Lieou-fang. Auparavant, lorsque son attention n’était point encore éveillée, il ne s’était nullement aperçu que son ami fût une demoiselle. Mais aujourd’hui qu’il avait l’esprit frappé de cette idée, plus il le regardait, plus ses doutes se changeaient en certitude. Néanmoins, il n’osait lui communiquer les pensées qui l’agitaient. Ne pouvant résister au désir d’éclaircir ce mystère, et d’acquérir une entière conviction, il eut encore recours à la poésie. « Mon frère, dit-il à Lieou-fang, j’admire les vers que vous avez composés sur le nid d’hirondelle, mais je suis trop dépourvu de talents pour écrire avec la même élégance. Oserais-je vous prier d’en faire encore quelques-uns sur le même sujet ? »

Lieou-fang prit en riant un pinceau et du papier, et écrivit les lignes suivantes :

« Les hirondelles bâtissent leur nid ; le mâle et sa compagne s’aident mutuellement et se répondent par de tendres cris. Ils craignent de laisser passer en vain les jours de leur printemps, et préparent d’avance le berceau qui doit recevoir leur jeune famille. »

« Qui n’aurait pitié de Ho-chi avec sa pierre sans défaut ? Comment se fait-il que le roi de Thsou n’ait pas voulu accepter la pierre précieuse qu’il lui offrait[84] ? »

Lieou-ki prend les vers, et, après les avoir lus :

« Mon frère, s’écrie-t-il, vous êtes donc réellement une demoiselle ? »

À ces mots, Lieou-fang baisse les yeux sans répondre, et tout son visage se colore d’une vive rougeur.

« Nous nous aimons l’un l’autre, reprend Lieou-ki, avec toute la tendresse que font naître les liens du sang. Pourquoi me cacher plus longtemps la vérité ? Mais j’oserai vous demander pourquoi vous avez toujours conservé ce costume.

— Après avoir perdu ma mère, répondit Lieou-fang, j’accompagnai mon père et je retournai avec lui dans mon pays natal. Votre servante a adopté les vêtements d’homme, parce qu’elle craignait qu’il n’y eût pour elle quelque inconvénient à voyager à pied sous les habits qui conviennent à son sexe. Ayant ensuite perdu mon père, et n’ayant pu l’ensevelir auprès de ma mère, je désirais trouver un endroit où je pusse me fixer, et y déposer les restes de mes parents. Le ciel a permis que je trouvasse un père adoptif qui, en me laissant une partie de sa fortune, m’a donné les moyens de les ensevelir d’une manière convenable. Je vais aujourd’hui vous parler sans détour. Voyant que notre fortune était encore peu avancée, et craignant que vous ne pussiez réussir seul, j’ai différé à dessein et j’ai tâché de retarder l’époque de notre établissement. Mais à présent que vous me pressez de prendre un époux, je ne puis m’empêcher de vous dire la vérité.

— Mon frère, reprend Lieou-ki, par cette conduite, vous avez accompli une œuvre difficile et digne des plus grands éloges ; elle montre une force d’âme au-dessus de votre âge et de votre sexe. Si j’en juge par le sens des vers que vous avez composés, vous semblez partager mes sentiments et répondre à mes vœux. Nous nous sommes rencontrés dans la vie comme deux algues légères poussées, l’une vers l’autre, par les eaux du fleuve, après avoir été, pendant plusieurs années, le jouet des vents et des flots. Auparavant, nous étions frères, maintenant nous sommes époux : c’est au ciel seul que nous devons ce bonheur inespéré. Si vous daignez consentir à mes vœux, nous formerons une union qui ne se dissoudra qu’à la mort.

— Votre désir est aussi le mien, répondit Lieou-fang, et cette félicité que vous vous promettez est également l’objet de mes espérances. Les trois tombes de nos parents se trouvent ensemble dans ce lieu. Si je prenais un autre époux, comment pourrais-je visiter, soir et matin, le sépulcre où repose ma mère ? D’ailleurs, mes parents adoptifs m’ont constamment traitée comme si j’eusse été leur propre enfant. Si j’abandonnais cette maison, qui renferme ce que j’ai de plus cher au monde, quelle joie pourrais-je goûter le reste de mes jours ? Ô mon frère, si vous ne me trouvez pas trop dépourvue d’agréments, permettez-moi de rester avec vous pour garder les tombes de nos parents et leur offrir des sacrifices funèbres : voilà le vœu le plus ardent que forme votre servante. Mais ce serait blesser les rites que de nous unir sans employer une entremetteuse de mariage. Nous devons aussi nous mettre à l’abri de tout soupçon, et éviter de donner prise à la malignité. »

Dès ce soir même, Lieou-ki et Lieou-fang eurent une chambre séparée. Le lendemain Lieou-ki alla informer Kin-ta-lang de tout ce qui s’était passé, et pria l’épouse de son ami de remplir auprès de Lieou-fang l’office d’entremetteuse de mariage.

Lieou-fang prit les vêtements qui convenaient à son sexe, et, après avoir choisi un jour heureux, alla avec Lieou-ki près des tombes de ses parents et leur offrit un sacrifice funèbre. Ensuite, ils firent allumer une multitude innombrable de lanternes, et préparèrent pour les noces un festin magnifique. Cet événement répandit la joie dans tout le village. Il n’y avait personne qui ne le racontât avec l’accent de l’admiration. On exaltait en même temps la probité, la piété filiale et la rare pureté de mœurs dont Lieou et ses deux enfants avaient offert le modèle.

Lieou-ki et Lieou-fang, devenus époux, s’aimèrent tendrement, et eurent toujours l’un pour l’autre les mêmes attentions et les mêmes égards que deux hôtes prévenants et respectueux. Ils acquirent une fortune immense, et eurent un grand nombre d’enfants, dont plusieurs vivent encore aujourd’hui. L’endroit qu’ils avaient habité fut surnommé le Village des trois justes, comme l’attestent plusieurs vers dont voici le sens :

« Des parents qui ne s’aiment point, deviennent aussi étrangers les uns pour les autres que les barbares de Wou et de Youei ; mais des étrangers qu’anime la justice, deviennent aussi intimes que s’ils étaient unis par les liens du sang. »

Le Village des trois justes retentit sans cesse des louanges de Lieou-fang ; pendant mille années, le pays situé à l’ouest du fleuve Jaune gardera le souvenir de Lieou-ki.

FIN.

OUVRAGES RÉCENTS DE M. STANISLAS JULIEN

QUI SE TROUVENT À LA LIBRAIRIE DE BENJAMIN DUPRAT.


Histoire et Fabrication de la Porcelaine chinoise. 1 volume in-8 de cxxii et 320 pages, avec une carte de la géologie céramique et 14 planches relatives aux procédés de fabrication.
Histoire de la Vie de Hiouen-Thsang et de ses voyages dans l’Inde depuis l’an 629 jusqu’en 645, etc., traduite du chinois. 1 volume in-8 de lxxxiv et 572 pages.
Mémoires de Hiouen-Thsang, sur les contrées occidentales, etc., traduits du chinois.

Tome I. 1 vol. in-8 de lxxviii et 493 pages ; avec une carte de l’Asie centrale et de l’Inde.

Tome II. 1 vol, in-8 de xix et 576 pages.

La traduction du texte est suivie d’un Mémoire analytique sur la carte du 1er, volume, de 5 index et d’une carte japonaise de l’Asie centrale et de l’Inde.


PUBLICATION PROCHAINE.
Méthode pour le déchiffrement et la transcription des mots indiens, figurés dans les livres chinois par des signes phonétiques, suivie d’un catalogue de 1200 caractères chinois, dont les valeurs diverses fournissent plusieurs milliers d’articulations, justifiées, chacune, par un ou plusieurs exemples sanscrits.
  1. Sse-kou-thsiouen-chou-tsong-mo-ti-yao, livre CXXXVI, fol. 6.
  2. Voici le titre du grand ouvrage de M. Benfey : Pantschatantra : Fünf Bücher indischer Fabeln, Maerchen und Erzaehlungen. Aus dem Sanskrit übersetzt, mit Anmerkungen und Einleitung von Theodor Benfey. Erster Theil : Einleitung über das indische Grundwerk und dessen Ausflüsse, so wie über die Quellen und Verbreitung des Inhalts derselben. — Zweiter-Theil : Uebersetzungen und Anmerkungen.
  3. Ces fables sont tirées d’un Recueil in-18 en 4 volumes, intitulé Siao-lin-kouang-ki « La forêt des contes pour rire. »
  4. 1o Ne pas tuer ; 2o ne pas voler ; 3o ne pas se livrer à la luxure ; 4o ne pas mentir ; 5o ne pas boire de liqueurs spiritueuses.
  5. 1o Ne pas tuer ; 2o ne pas voler ; 3o ne pas se livrer à la luxure ; 4o ne pas mentir ; 5o éviter la duplicité ; 6o ne pas injurier les autres ; 7o ne pas farder ses paroles ; 8o se défendre de la convoitise ; 9o ne pas se mettre en colère ; 10o ne pas regarder autrui d’un mauvais œil.
  6. Les six moyens d’arriver au Nirvân’a, savoir : 1o l’aumône ; 2o la conduite morale ; 3o la patience ; 4o le zèle ardent pour le bien ; 5o la méditation ; 6o l’intelligence.
  7. La même histoire se trouve en d’autres termes à la suite de celle-ci. Elle est extraite de San-hoei-king-tsie, livre VIII.
  8. Voy. l’Hltôpadêça, traduction de Lancereau, page 172.
  9. En chinois Leou-ho-tchi, mot formé de Leou-ho, vêtement grossier de fil de chanvre, et de tchi, brûlé. Je ne puis garantir le nom sanscrit. J’ai tiré le mot Bhângaka, vêtement de fil de chanvre, du Dictionnaire Mahavyoutpatti, fol. 207. Dagdha est le mot sanscrit le plus usité pour dire brûlé.
  10. Homme de la caste militaire et royale.
  11. Le mot sanscrit gâthâ, signifie vers, stance.
  12. Le mot sanscrit Tchân’d’âla désigne un homme d’une condition abjecte, qu’on pouvait employer à exécuter des actes cruels ou odieux aux autres hommes.
  13. On a dit de cet arbre : Quot rami, tot arbores. Sa végétation est si vigoureuse et si rapide qu’il étouffe bientôt tous les faibles arbustes qui l’entourent. C’est ce fait qui explique ici l’inimitié du Cotonnier.
  14. La terre, l’eau, le feu, le vent. (Dictionn. San-thsang-fa-sou, livre XIX, fol. 6.
  15. Les désirs de l’amour ; le désir de la musique ; le désir des parfums ; le désir du goût ; le désir du toucher. (Dictionn. San-thsang-fa-sou, livre XXIV, fol. 6.)
  16. Il faut supposer que la servante tenait ce feu sur une pelle ou avec des pincettes.
  17. L’ouvrage d’où est tirée cette histoire, en offre une autre absolument semblable, seulement le voleur a pris des fruits au lieu d’épis.
  18. Ce mot sanscrit signifie un religieux bouddhiste.
  19. C’est-à-dire : Les affections qui naissent de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût, du (contact) du corps (Sparça) et de la pensée (Kiao-ching-fa-sou, livre VI, fol. 3.)
  20. C’est-à-dire : faisant semblant de lui montrer avec le doigt quelque chose dans l’air.
  21. La même fable se trouve, mais fort abrégée, dans le livre XLVII, fol. 22, dans la section intitulée : « Du danger des dissentiments. »
  22. Suivant le dictionnaire Yun-fou-kiun-yu (livre XI, fol. 39), l’expression chinoise ye-ma (nuage de poussière) répond, dans les livres bouddhiques, à Yang-yen, que le dictionnaire Mahàvyoutpatti donne pour synonyme du mot sanscrit Mrigatrichâ, vapeur qui flotte au-dessus des sables, et qui de loin a l’apparence de l’eau (Wilson).
  23. Par exemple : celui qui lancerait une escarboucle pour tuer un moineau, qui se servirait d’un grand char pour transporter une souris, ou qui ferait cuire un poulet dans une chaudière assez grande pour contenir un bœuf. (Extrait du même ouvrage.)
  24. Nous avons déjà traduit un conte du même genre. Celui-ci est placé dans la section qui regarde les personnes qu’aveugle la convoitise ; mais l’homme dont il s’agit est poussé de péril en péril par l’amour de la vie.
  25. Il voulait évidemment se servir de cette racine pour se laisser glisser dans le puits.
  26. La terre, l’eau, le feu et le vent (Dictionn. San-thsang-fa-sou, livre XIX, fol. 6.)
  27. Ceux qui ne doivent pas revenir, c’est-à-dire renaître dans le monde. Ce mot, qui est synonyme de Anâgamins, désigne ceux qui sont arrivés au troisième degré de la sanctification ; le quatrième et le dernier est la dignité d’Arhat.
  28. 1o La connaissance du sens (artha) ; 2o la connaissance de la loi (dharma) • 3o la connaissance des explications (nirouktî) ; 4o la connaissance de l’intelligence (pratibhâna).
  29. Ils se livrent à des exercices de piété et à des mortifications qui ont pour objet de les faire arriver peu à peu à l’intelligence, c’est-à-dire à l’état de Bouddha (Bouddhaivam).
  30. L’expression chinoise répond au mot sanscrit Hansarâdja, le roi des Hansas. Le genre féminin du mot français, m’a obligé de mettre la reine.
  31. Perdrix du genre francolin.
  32. Figuier sacré.
  33. Littéralement : Grana cum stercore exierunt.
  34. Ici cette expression s’applique à la trompe de l’éléphant, et, plus bas, à la circonspection dans les paroles.
  35. Cette légende se trouve dans les Mémoires de Hiouen-thsang, livre VI, page 337 de la traduction française.
  36. Le texte porte Tch’i-tchin-tchou, expression qui répond, dans le Si-yu-ki, au mot sanscrit Padmarâga, rubis. Il est évident qu’il n’est point question ici de rubis, puisque ce maître de maison, pour obtenir ce qui lui manque, va chercher dans la mer des huîtres à perles.
  37. Cette expression veut dire que follement abandonnés à leurs passions, ils ne songent pas à arriver au Nirvân’a qui les affranchirait, pour toujours, des vicissitudes de la vie et de la mort.
  38. Voyez les Mémoires de Hiouen-thsang, sur les contrées occidentales, t. II, p. 150.
  39. Dans le royaume de Gândhâra, dit l’histoire des Wei postérieurs, il y a 700 éléphants de guerre, qui sont conduits par dix-huit hommes montés chacun sur un éléphant. Ces hommes sont armés d’une lance ; tous les éléphants portent une lance tranchante attachée à leur trompe. (Youen-kien-louï-han, livre CDXXX.)
  40. C’est-à-dire de ceux qui emploient des moyens impropres au but qu’ils se proposent, par exemple de ceux qui mettraient du sable sous un pressoir pour en tirer de l’huile, qui mettraient de l’eau dans une baratte pour obtenir du beurre, etc.
  41. On ne voit pas bien comment l’on peut obtenir du feu par ce procédé. Suivant quelques auteurs, on perçait un trou circulaire dans une pièce de bois, et l’on y introduisait une branche ronde que l’on enflammait par une friction rotatoire.
    (Note du traducteur.)
  42. Il y a en chinois Kin-chou, littéralement rat d’or. J’ai adopté le nom de rat doré parce que je vois le mot kin employé adjectivement dans les noms d’une multitude d’animaux, tels que le lion, le lièvre, le renard. Il est évident, qu’ici le rat doré doit être considéré comme un animal fabuleux. On lit, en effet, dans le dict. P’ing-tseu-louï-pien, livre LXXIII, fol. 33 : Dans le pays de Nan-kang, le mont Ing-chan offrait une grotte qu’on appelait la salle d’or (Kin-thang). De temps en temps, on y voyait apparaître des rais dorés.
    (Note du traducteur.)
  43. En chinois Kong-ming-niao. Le mot sanscrit Djwandjiva, que les dictionnaires bouddhiques donnent pour synonyme de Kong-ming-niao, désigne évidemment ici un oiseau fabuleux.
  44. C’était précisément son ami par qui il espérait d’être secouru.
  45. Les morceaux cx, cxi, cxii ne sont ni des contes ni des apologues. Nous les publions à cause des idées curieuses qu’ils offrent au point de vue bouddhique.
  46. Les Chinois figurent dans leur Encyclopédie une tortue fabuleuse, avec une queue de longs poils verts. (Dictionn. P’ing-tseu-loui-pien, livre CCXXII, fol. 27.)
  47. Il s’agit ici de lièvres fabuleux
  48. C’est-à-dire complètement nues.
  49. Ouvrage qui fait les délices des femmes distinguées.
  50. Cet ouvrage, qui est la lecture familière des hommes sérieux, est rempli de récits de batailles.
  51. C’est-à-dire qu’il paraît avoir coûté beaucoup de peine et de travail.
  52. Tcheou kong était le frère de l’empereur Wen-wang, qui fonda la dynastie des Tcheou, l’an 1122 avant notre ère.
  53. Il est évident que le roi des morts laisserait vivre longuement le médecin qui grossirait chaque jour le nombre de ses sujets. Mais un médecin célèbre, qui prolonge la vie de ses malades, doit naturellement devenir sa proie.
  54. On voit par ce passage que ce médecin n’avait pas eu le temps de faire les affaires du roi du sombre empire, puisqu’il n’avait encore tué qu’un seul homme.
  55. Il y a ici un jeu de mots intraduisible. En chinois, le mot tchang, numérale des peaux, s’écrit et se prononce de même que tchang, compte, calcul, dans la locution Ti-tchang, régler ses comptes, payer ses dettes.
      Le vieux tigre qui avait l’oreille dure et la vue basse, n’a probablement entendu que les derniers mots du cerf, et il a dû détaler au plus vite pour ne pas être dévoré, à son tour, par le grand animal dont il se promettait de faire sa proie.
  56. Suivant le commentateur, tsi-tsi eut un adverbe imitatif qui exprime à la fois le bruit de la navette et les soupirs de la jeune fille.
  57. Nous avons séparé chaque vers par une ligne verticale. Quand le discours change, avec un nouveau vers, nous nous sommes contenté d’employer un tiret —, pour ne pas trop multiplier les signes de convention.
  58. Chez les Chinois, la lune, personnifiée sous le le nom de Tchang-’o, préside à l’amour et au mariage ; son disque arrondi est le symbole d’une heureuse union.
  59. O-mi, ou ’O-mi-to-to, (Amita, le même que Amitayous) est le nom d’un Bouddha. Kouan-chi-in répond en sanscrit à Avalôtités’vara, et Nân-wou, à Namô (Adoration à).
  60. Voyez la strophe VI. Le vin des Chinois est une eau-de-vie de grains distillée.
  61. C’était une espèce de confrérie, dont les membres cultivaient la littérature, sous l’invocation du dieu Wen-tchang-ti-kiun.
  62. Lou-nân-tse se voyant un jour obligé de passer la nuit dans une maison où se trouvait une femme seule, il alluma une lampe, et lut jusqu’au matin, de peur de donner lieu à d’injustes soupçons.
  63. Ces deux dissyllabes signifient très-bon, très-compatissant. Ce sont les épithètes ordinaires de Kouân-în, divinité indienne, que vénèrent aussi les Tao-ssé, et dont les qualifications précitées répondent, en sanscrit, aux mots Mahâmaitreya, Mahakaroun’a.
  64. L’année 1574.
  65. L’examen des candidats qui aspirent au grade de docteur.
  66. Cent lieues.
  67. Petits bâtons dont les Chinois se servent au lieu de fourchettes.
  68. Le Thaï-ssé, c’est-à-dire le conservateur des archives. La transcription chinoise de ce mot le distingue de Thaï-ssé (premier ministre), qui est le titre de Tong-tcho.
  69. Nom honorifique de Liu-pou.
  70. Instrument à vent composé de plusieurs tuyaux de bambou.
  71. On a vu plus haut que Fong-sian est le nom honorifique de Liu-pou.
  72. Titre de Liu-pou.
  73. Le dragon est le symbole de la puissance impériale.
  74. C’est-à-dire, les années de la joie perpétuelle. C’est le nom des années du règne de Tching-sou, de la dynastie des Ming, qui occupa le trône de la Chine depuis l’an 1403 jusqu’en 1424.
  75. Les passages marqués de guillemets sont écrits en vers.
  76. Celle de Siao-nai-nai. Voy. plus haut, p. 74, ligne 4.
  77. Dès qu’un enfant est âgé de douze mois accomplis, toute la famille se réunit dans la maison du père. On place devant lui, si c’est un garçon, des jouets ayant la forme d’arc, de flèches et de pinceaux ; et, si c’est une fille, un couteau, une petite aune, des aiguilles et du fil. Le choix que fait l’enfant, permet de juger de ses dispositions futures.
  78. L’once d’argent équivaut à 7 fr. 50 c. de notre monnaie.
  79. Les Chinois écrivent avec un pinceau qu’ils tiennent perpendiculairement.
  80. Espèce de question qu’on fait subir aux femmes. On place leurs doigts entre de petits bâtons que l’on serre, d’un bout à l’autre, avec une corde.
  81. Nom d’un oiseau aquatique.
  82. Sous le règne de Siouan-tsong, de la dynastie des Ming. Il régna en Chine depuis 1426 jusqu’en 1436.
  83. C’est-à-dire vingt lieues. Un li équivaut à la dixième partie d’une lieue.
  84. Un homme, nommé Pien-ho (ou Ho-chi), ayant trouvé une pierre brute dans laquelle il soupçonnait avec raison l’existence d’une pierre précieuse, la porta au roi de Thsou, qui, trompé par l’ignorance de son lapidaire, le regarda comme un imposteur, et lui fit couper le pied droit. (Voy. Gonçalvez, Arte China, p. 354.)