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MICHEL CORDAY Le journal de la Huronne

La houille rouge ·�. PARIS ERNEST FLAMMARION. ÉDITEUR 26, Rue Racine, 26

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La houille rouge

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ll a été tiré de cet ouvrage quinze exemplaires sur papier pur fil vergé Lafuma, numérotés de 1 à .f 5. OUVRAGES DU MÊME AUTEUR Chez le même éditew· : LES "HAUTS FOUHNEAUX" (Le journal de la Huronne). VÉNUS ou LES DEUX RISQUES, roman. LE CHARME, roman. LES FEUX DU COUCHANT, roman. LES EMBRASÉS, roman. SÉSAME ou LA MATERNITÉ CONSENTIE, roman. LES FRÈRES JOLIDAN, roman. LES DEMI-FOUS, roman. LA MÉMOIRE DU CŒUP., roman. MARIAGE DE JJEMAIN, roman. LES RÉVÉLÉES, roman. CONFESSION D'UN ENFANT DU SIÈGE, roman. L'AMOUR OPPRl.\IÉ, roman. LES MAINS PROPRES. (Essai d'éducation sans dogme. r �- . . En préparation : L'llOM:l lE DE LEUR \'Ill, roman. i:;. GREY!:\ - !.l l l'lll:\ŒRIE DE LAGMY

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MICHEL CORDAY 'Le journal de la Huronne

La houille rouge PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 'l'ous d1·oiL.s de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés· _ pour tous les pays.

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Un roman, paru pendant la Guerre, s'intitule déjà La Houille Rouge. C'est un généreux plaidoyer en faveur des enfants nés de la violence. Son auteur, il'Jine Odette Dulac, a bien voulu m'autoriser à conser- 1.1er ce türe, que je croyais inédit quandje l'ai choisi, dans une acception toute di(férente, pour la suite des Hauts Fourneaux. .11. c. .'• Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. Copyright 1923, by ERNEST FLAMa!ARION. /.

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INTRODUCTION La première partie rlu « Journal de la Huronne » a paru sous le titre les Hauts Fourneaux. Voici les princi­ paux passages d'une conférence faite sur ce livre, qui donneront un aperçu de cette première partie aux lec­ teurs de la seconde. C'est le Journal d'une fe mme pendant les deux premières années de la Guerre . Le caractère et la situation de cette fe mme , Mm• Pierre Ciboure, sont ' assez particuliers . Elle les expose dès ses premières notes, qui datent du 27 juillet i914. Elle est seule, au château de Ganville, en Bo urgogne, près de son fils René, âgé de 16 ans, qui relève à peine d'une longue typhoïde. Son mari lui a téléphoné de Paris la menace de guerre. Elle écrit: « Je n'ai pour confident que

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LA HOUILLE ROUGE -ce papier. Au fond, je n'en ai jamais eu d'autre. J'ai toujours été une silencieuse. Sije parle, c'est pour parler franc. Alors, je gêne etje m'arrête .. . Je cr ois bien qu� mon mari m'a encore repliée sur mo.i-même. Brusque et jovial, avide et pressé, il m'a touj ours déconcertée. Même avant qu'il eût des maîtres ses, il était déjà tout accaparé par ses énormes entreprises métallurgiques, les industries qu'il commande, les sociétés qu'il administre. Il me rangeait da�1s un coin de sa vie. Et puis, ce gros manieur d'hommes et de· millions méprise mon ignorance du langage des affaires et de l'argent. Parce que je m'intéresse à la littérature, à la politique, il se moque de moi. Pourtant, j'aurais pu être p�ur lui la bonne compagne . .Je n'ai su être qu'une bonne mère. Oh 1 Je l'ai été farouchement. Une vraie mère lionne . Oui, je l'aime comme une bête, mon petit. Je me suis vouée à lui. ll La guerre éclate. Pendant six semaines , M'"" Cibo ure interrompt son journal . En sép­ tembre i9i4, nous la retrouvons à Andernos, au bord du bassin d'Arcachon, où son fils achève sa convalescence, à proximité de Bordeaux, où son mari séjourne souvent, ear, dit-il, « on y traite les grosses affaires et l'on y i·encontre les gens utiles. l>

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LA HOP'ILLE ROUGE 7 Elle a bien cru qu'elle n'aurait plus le co u­ r.age d'écrire. Tout, dans la guerre, atteint -et ruine sa foi dans l'avenir meilleur, dans le pro­ grès, la lente conquête du bonheur. Pour elle, c' est une affreuse faillite. Mais il lui est apparu qu'une existence privi- ' légiée comme la sienne p0uvait encore servir son idéal. Le but a resplendi devant elle, dominant, lumineux, co mme un sommet : puisque l'im­ mense catastrophe est déchaînée, il faut en démt!­ ler les causes afin d'en évùer le retour. «. Oh! écrit-elle, je n'ai pas la prétention ridi­ cule d'y parvenir toute seule, ni de si tôt. Mais ma contribution, si modeste qu'elle soit, ne peut pas être inutile. Il faut que je cherche, que j'écoute,. que je retienne. Maintenant, je vois ma tâche. Je la poursuivrai. ll Très vite, elle se découvre un allié. Elle ren"'.' contre à Bordeaux son fidèle Paron. C'est un vieil ami. Il a dépassé la soixantaine. Elle a con­ fiance en sa r ude droiture, et sa tendresse atten­ tive lui est toujours très chère. . Au premier contact avec Paron, elle appré­ hende l'inévitable conversation sur la guerre , les propos prudents et convenus cru'on échange <l'abord. Mais , dès les premiers mots, le vieil­ lard lui avoue que cette guerre lui inspire une

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8 LA IIOUILLE ROUGE ' horreur sans nom. Et il lui confie qu'il est hanté, lui aussi, par le besoin de délier les causes du conflit, de découvrir le jeu des ressorts secrets qui ont préparé, provoqué l'explosion. Sa con­ solation serait de vivre assez pour étaler au jour le plan , le mécanisme de l'épouvantable engin, pour crier <«casse-cou ! » à ceux qui nous sui­ vront sur la terre. Rentrée à Paris, Mm• Ciboure confie à son jour­ . nal, au début de'19'.lti:. « Ilfaut bienquej'ar­ ri ve à m'avouer ici mon tourment secret. Depuis des mois, je recule. Aujourd'hui, mon mari avait amené un capitaine aviateur qui prit part à un raid aérien sur Ludwigshafen et qui conta ses impressions. Je regardais mon fils. Il écoutait,, tendu, vibrant, avide, heureux . Devant moi s'évoquaient les victimes possibles, la cruauté du geste qui déclanche la mort. Lui, ne voyait que l'exploit et n'admirait que le héros. Lui et moi, nous ne pensons pas à l'unisson sur la guerre . A Andernos, dans nos longs tête-à-tête , dans la langueur de sa convalescence, je-- pouvais encore me le dissimuler. J'étais simplement effleurée du soupçon que, dans sa délicate pré­ venance, son joli souci d'élégance morale , il exagérait sa lassitude pour se taire; pour m'épar­ gner . Mais depuis qu'il se mêle à notre vie, en

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.LA HOUILI.E ROUGE 9 pleine ardeur, en pleine santé, je vois bien qu'il vibre et qu'il sent comme ceux qui nous entou­ rent. » Cette mélancolie, l\f m• Ciboure veut l'avouer au fidèle Paron. Mais son vieil ami change, depuis quelque temps. Il raréfie ses visites. Son humeur s'altère. Et quand M'.' '" Ciboure se plaint à lui du désaccord qui s'affirme entre elle et son fils, il lui répond sur un ton d'amertume irritée qu'elle ne lui connaissait pas . · · « Vous vous étonnez, dit-il, que votre fils aime ia guerre. Réfléchissez. Il a dix-sept ans. Voilà dix ans qu'il comprend, qu'il voit, qu'il écoute. Qu'a-t -il appris ? Tout de suite, le prestige et la vénération des emblèmes militaires, la noblesse et l'éclat sans égal du métier des armes . Dans ses manl!-els d'histoire, les grands événements sont les guerres , et les grands héros sont les conqué­ rants . Dans la ville, partout des noms de rues célèbrent d�s victoires et des maréchaux, par­ touf des dômes, des colonnes, des arcs de triom phe sont dressés à la gloire des massacres . Dans les premiers livres dont il s'est récréé, figure toujours un Anglais ridicule ou un traître allemand, selon que l'ennemi héréditaire est à l'ouest ou à l'est. Car il change. Tous les dis­ cours officiels lui ont appris, non pas à aimer

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10 LA HOUILLE ROUGE son pays pour lui-même, mais à l'aimer contre les autres, d'un amour orgueilleux et jaloux, avide de suprématie totale, plein de raillerie, de dédain ou d'hostilité à l'endroit des voisins . Même le sport, si salutaire en soi, a été dévié de son but, est devenu pour lui une école de vio­ lence et de chauvinisme : les premiers avions, survolant les frontières, lui ont été représentés non pas comme les messagers de la paix, mais comme les engins possibles d'une victoire. Et les premiers journaux qu'il ait lus, les premières pièces qu'il ait vues, exploitant les mêmes ins­ tincts , perpétuant les mêmes malentendus,· les. mêmes erreurs, n'ont fait qu'exalter en lui ce fanatisme furieux. Tout le vouait au culte de la Force et de la Haine. «Et en regard, dans un esprit im partial , lui a-t-on inspiré l'amour et le respect des grandes vertus d'humanité ? Après l'avoir prosterné devant le passé, l'a-t -on tourné vers l'avenir. ? A-t -on fait luire à ses yeux l'espoir de temps meilleurs , a-t-on éveillé dans son esprit-le. désir sincère de les préparer ? Lui a-t -on montré que les hommes pourraient guérir de la guerre, que des ar bitrages suprêmes, appuyés d'une police internationale, pourraient prévenir les conflits nouveaux et vider les vieilles querelles ? Que les

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LA HOUILLE ROUGE siècles pourraient unir les nations, de même qu'ils ont soudé entre elles des provinces jadis ennemies, comme la Neustrie et l'Austrasie , qui s'appellent aujourd'hui la France ? Allons donc ! On l'a détourné de ces hautes espérances, on ll!i en a montré le péril et la vanité, on lui a hurlé qu'elles étaient dérisoires , chimériques ou cri­ minelles ... Et vous vous étonnez que votre fils aime la guerre ! )> Pendant l'été HH 5, Paron garde ce tte attitude de gêne irritée. 11 refuse d'aller à Ganville où M"'" Ciboure l'a invité. Il lui écrit rarement, de courtes lettres . Aussi, à son retour à Paris, veut­ elle dissiper ce malentendu, percer le secret de ce malaise insaisissable et certain . Il se dérobe encore. Elle insiste . Il balance. Enfin, moitié railleur, moitié sérieux : - Eh bien, tenez, je vous écrirai. Oui, je vous écrirai. Quel que temps plus tard, elle reçoit en effet Une longue lettre de Paron, qui est en voyage. La voici : « Vous allez vite comprendre mes hésitation s, ma gêne . Je crois avoir enfin une vue nette sur les origines de la guerre . C'est elle qui vous expliquera mes scrupules et mon embarras. Oh ! cette vue, je n ' e l'ai pas découverte d> « Voilà, tracées de main de maître, les grandes· lignes dn tableau . . Mais comment la violence industrielle a-t -elle abouti à la violence mili­ taire ? Tout est là. « Il faut d'abord vous rendre compte qu'il existe à notre époque une industrie qui dépasse et qui commande toutes les autres : la métallur­ gie. Elle fa brique les armements, les machines, les charpentes , les outilla ges, les rails et les . moteurs. Qu'elle disparaisse, le monde s'éél.�oule. Elle dessine vraiment l'ossature, le symbole de la haute indu strie . Dans chaque pays, elle se groupe, s'agglomère en sociétés , comptoirs, ·ententes, comités, trusts et cartels. Puis, partout, ,elle a lié partie avec la finance . Derrière chacun

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LA HOUILLE HOUGE 13 de ces vastes groupements, on découvre une banque. Le métallurgiste et le financier se sont étroitement unis sur le dos du travail, la bonne bète de somme. Le fer et l'or ont fusionné : ils ont réalisé un alliage irréd uctible. « Enfin - et voilà le véritable secret de sa puissance - dans chaque pays encore , la féoda­ lité du métal dqmine la grande presse. D'abord,­ elle a ses organes avérés, dont elle est souvent l'unique actionnaire. Mais les autres ne lui échappent pas . Leurs patrons inclineraient spon­ tanément à la ser"Vir, ne fût-ce que par esprit de caste et solidarité d'appétits . Mais une loi plus inflexible les y contraint : actuellement, les grands journaux ne peuvent pas vivre sans publicité . Ce sont des murs où l'on achète le droit . d'afticher. S'ils ne sont pas ù vendre, ils sont il louer. Et la finance industrielle, princi­ pale locataire, abondante en largesses, est là comme chez elle. «Alors , maîtresse de ce formidable instrument, elle s'en sert pour fa briquer l'opinion. Parfaite­ ment. Et la tâche est facile. Car nous vivons juste dans un temps où l'on a appris il lire à la fo ule, mais où on ne lui a pas encore appris à réfléchir. Le lecteur ne discute pas « son jour­ nal ». Il le croit aveuglément. Pour lui, chaque

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LA HOUILLE ROUGE article est un article de foi. Il l'avale les yeux fermés, comme l'hostie. Il l'assimile, il le mêle à sa propre substance'. Son journal pense pour lui : mais il c�oit penser par lui-même. Grâce à eette illusion, c'est un jeu, pour ceux qui tiennent la pres se, de manœuvrer les masses. « Maintenant nos maîtres - nos vrais maîtres - touchent leur but : disposant de la foule, ils disposent des hommes au pouvoir. Quiconque a vécu dans les coulisses de la politique sait bien que les gens en place sont animés avant tout du désir d'y rester, et les autres du désir de les supplanter. Ministres et ministrables ressemblent à de vieux collégiens qui jouent à chat-perché. · A la recherche d'une majorité nécessaire à leur ambitio n, les uns et les autres flairent le vent, scrutent les journa ux, écoutent la fo ule. Ils murmurent : « Le pays s'inquiète .. . le pays s'ir­ rite... Il y a une ambiance... Il y a un mouve­ ment d'opinion... » Parbleu ! L'opinion, ce sont nos féodaux qui l'ont claironnée, dans l'énorme · porte-voix de la presse. L'opinion, ce-sont eux qui l'ont décrétée, qui l'ont imposée .. . . Ah! Comme ils doivent rire de ces Excellences, de ces Chefs d'État, de ces Empereurs, dont ils ont fait leurs complices, de ces girouettes qui s'orientent dans le sens où ils ont soufflé, de ces

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LA HOUILLE ROUGE fantoches, en casque ou en casquette, qui, croyant satisfaire l'opinion, ne font que satisfaire les fabricants d'opinion! Vous croyez que tous ces chamarrés de la politique sont les grands res­ ponsables ? Allons donc l Ils ne sont que 'des avocats qui plaident, à leur insu parfois, les dos­ siers de la haute industrie . « Ne cherchez pas le pouvoir dans les palafa ministériels ou royaux, ni dans l'enceinte des ' parlements . Le vrai pouvoir, vous le trouverez dans la Salle du Conseil de quelques Sociétés, éparses par la ville. La, puissance réelle, dans chaque pays, appartient à une poignée d'hommes. C'est là, autour de quelques tables à tapis vert, que s'agitent les gros intérêts privés qui déter­ mineront les destinées publiques. C'est de là que vont partir les grands mots d'ordre qu'il s'agit d'imprimer dans les cœurs . «Ces hommes qui font l'opinion, et qui par lù g:ouvernentle gouvernement, vont, bien entendu, mettre leur pouvoir, �ans contrôle et sans bOrJ?.eS, au service de leurs entreprises. Ils veulent en assurer la prospérité. Car il importe .que leurs parts privilégiées, leurs « tantièmes l> d'admi­ nistrateurs, soient fructueux, bien plus encore que le dividende de leurs actionnaires. <( Or, la .do uble condition de cette prospérité,

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16 LA HOUILLE nOUGE c'est de produire et de vendre. Donc, les moteurs tournent, les fruits du travail s'engerbent jus­ qu'au faîte des magasins. C'est fort bien . Mais il faut les écouler. Voilà le drame. « Ah ! C'est que la concurrence est rude, entre les féodalités natio nales . Hcnonçant à franchir ces hautes barrières do uanières où s'enferment les vieilles nations, nos maîtres regardent au loin, vers les pays neu fs, vers les terres vierges, afin d'y lancer du rail et du câble électrique, d'y placer des machines et des canons. On civi­ lise, on colonise. Mais déjà les riva ux sont là, à pied d'œuvre ! Alors, on se montre les crocs, on s'arrache avec acharnemen t chaque concession. Et, à la fi n, on s'irrite de rencontrer , sur tous les marchés du monde , des concurrents dont on n'aurait raison qu'en rognant son propre béné­ fice... Il fa ut pourtant sortir d'une situation intolérable, surtou t qu'on est talonné par cette incessante, cette double nécessité de produire, de toujours produire, et de vendre . ". · « C'est alors qu'on décide d'agiter· l'opinion, afin d'agir sur les gouvernants. On les contrain­ dra de servir et d'épouser sa cause . D'un même coup de clairon d'alarme, fier et grave, on va les jeter à la surenchère si pro fitable des armements et des effectifs et, en même temps, faire d'eux

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LA HOUILLE ROUGE 1.7 des alliés nécessaires et précieux dans la guerre des tarifs . Encore une fois, c'est facile. Surtout qu'on sera soutenu tout de suite par un chœur de fanatiques, les uns ambitieux, les autres sin­ cères, tous épris de violence . « Donc, on joue de la presse, comme on joue­ rait des grandes orgues, afin d'exalter la foule, de jeter sur elle ces ondes fr émissantes qui l'an­ goissent et l'enivrent. L 'exécutant invisible, assis au cfa.vier derrière son formidable instrument, déchaîne les rafales sonores sur le docile tro u­ peau des fidèles . Aussitôt, des voix ardentes s'éveillent et l'acco mpagnent, toute une maîtrise qui le soutient à l'unisson : diplomates qui vivent de l'intrigue et de la discorde, militaires impa­ tients d'avancer, chauvins furieux, auteurs habiles et patriotes de carrière. Et la jeunesse, élevée dans le culte de la force, mêle un chœur enfan­ tin à ce concert far ouche. Les orgues mugissent touj ours . Leurs grandes voix de métal tour à tour se làmentent et triomphent : « Trahis on ! , Revanche ! On nous. étouffe 1 On nous, humilie! On nous menace ! Soyons forts 1 Soyons prêts ! Soyons fiers! La guerre est inévitable .. . >> Et les ondes puissantes. éveillent en frissons , dans la foule prosternée, les instincts éternels d'orgueil et de crainte, de haine et de lutte.

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l8 LA HOUILLE ROUGE << Cependant,' en face , chez le voisin, un autre porche se dresse, tout pareil. Et dans la nef opposée, les mêmes mains invisibles déchaînent les mêmes rafales sonores, les mêmes choristes les accompagnent des mêmes hymnes, et la foule agenouillée frémit des mêmes instincts. · «Alors, les deux clameurs, l'une par l'autre stimulées, s'efforcent de se dépasser et de se couvrir . Les grandes voix de métal hurlent et grondent, en roulements de tonnerre et de canon.• Les chants montent et s'achèvent en cris. Et quand les deux foules, fanatisées, éblouies, se ruent au grand jour du parvis, tant pis si elles se cognent . .. >> Désormais, les notes de Mm• Ciboure m<;mtrent qu'elle est obsédée de cette pensée effroyable : « Des deux côtés de la fr ontière, des hommes comme mon mari auraient amené la guerre. >> Mais bientôt, une préoccupation plus directe encore l'assaille. On décide d'appeler la classe i 7. Mm• Ciboure s'alarme : le tour de son fils/va venir. Il appartient à la classe !8. �telle ne garde plus qu'un espoir : la paix. Sur ces entrefaites, Paron rentre de voyage. Heureux d'avoir libéré sa conscience, il justifie ses hésitatio ns, ses scrupules. Tous.deux s'expli­ quent cœur à cœur. Il conte comment s'est fix ée

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LA HOUILLE ROUGE en lui la certitude, dont il a fait cent fois la preuve , que la grande presse fabrique l'opinion, que la foule pense d'après ses journaux. Il cite aussi les livres techniques, les rapports, les documents qui l'ont conduit à la conviction que la haute industrie exerce le suprême pou�oir des deux côtés de la frontière . Et il illustre d'un fait ces âpres antagonismes . « Je voudrais, dit Paron, vous faire toucher par un ex emple ces impitoyables rivalités de la haute industrie . Les métallurgistes allemands de la.Ruhr sont installés sur leurs mines de char­ bon. Les métallurgistes français de Briey sont installés sur leurs gisements de minerai. Les premiers ne possèdent que le charbon. Les seconds ne possèdent que le minerai. Or, leurs hauts fourneaux, dressés face a face, doivent s'alimenter en minerai et en charbon, · afin de produire de• la fonte. Avant la guerre, les Alle­ mands fournissaient du charbon aux Français, et. les Français fournissaient du min�rai aux Allemands. Mais cet échange n'allait pas sans friction. Cette dépendance mutuelle leur pesait. Ils se sentaient tributaires les uns des autres. La guerre déchaînée, les Allemands se démas­ quent. Ils veulent êtrè propriétaires du minerai. J'ai les traductions officielles de leurs préten-

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20 LA HOUILLE llOUGE tions. Ils disent : « Le traité de Francfort nous avait donné toute la Lorraine. Mais les géologues consultés par �ismarck n'ont pas découvert Briey. Maintenant, nous le te nons. Nous avions déjà le charbon . . Gardons le minerai de Briey. Pour la vie de notre peuple, il est nécessaire de posséder ces ressources militaires et commer­ ciales ». Car, naturellement, on voile ses convoi­ tises sous les plis du drapeau. «  · De leur côté, les métallurgistes français supp ortaient mal la nécessité de recourir au char bon allemand. Ils ne dissimulaient pas leurs doléances et leurs vœux : on les rationnait, on leur fournissait ce charbon « au compte­ gouttes », juste assez pour garder leur clien­ tèle, insuffisamment pour concurrencer les ' produits allemands sur les marchés extérieurs. Les maîtres du minerai de Briey étaient à la merci des maîtres du charbon de la Ruhr. Cette question du charbon devenait pour eux « une hantise l>. Ils aspiraient à s'affranchir , , .de cette tutelle, à devenir propriétaires� �e char­ bonnages. « Tout de suite, une objection se présente à l'esprit. Pourquoi les Allemands ne se pro­ curent-ils pas en Suèrle, en Espagne, où il abonde, le minerai dont ils manquent? Et pour-

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LA HOUILLE ROUGE quoi les Français n'achètent-ils pas en Angleterre· le charbon dont ils ont besoin ? « Ah! C'est que les trans ports coûtent cher. A qualité égale, le meilleur minerai, le meilleur· charbon, c'est le plus proche. C'est celui qu'on a presque à portée de la main, c'est celui da voisin. Et notez bien qu'il s'agit de réaliser sur chaque tonne une minime économie . Ces énormes antagonismes se réduisent littéralement à des questions de gros sous. Au prix d'un léger: sacrifice, on aurait pu éviter cette irritante dépen­ dance mutuelle. On ne l'a pas voulu. » Et Paron s'emporte, avec une extrême vio­ lence, contre ces hommès, lancés à la conquête de superbénéfices, et dont l'appétit dévorant, insatiable, ressemble à ct:ilui de leurs hauts fourneaux. Mais nous voici au moment de l'attaque de Verdun, en février i9i6. Mm• Ciboure reste presque sourde aux inquiétudes de son entou­ rag� : son fils veut s'engager! Elle se confie à Paron. Elle note : « Paron m'a tout de suite demandé : « Qu'en dit son père ? » Pierre est absent. Il ignore le pro.jet de son fils. Mais je sens que, pour Paron, cette simple question contient tout un drame. A ses yeux, mon mari n'est-il pas l'un de ces-

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22 LA l!OUILLE ROUGE hommes qui, se menaçant par-dessus les fron­ tières, ont allumé la guerre au choc de leurs intérêts ? Et il lui apparaît monstrueux , hors nature, qu'un de ceux qui ont mis le feu au bùcher y puisse pousser prématurément son enfant. (( Hélas ! Ces féodaux de toutes races ne se so upçonnent pas d'un crime . Ils n'en ont pas conscience. Si on lem criait que leurs âpres rivalités ont embrasé le monde, ils éclateraient de rire. Ils se retrancheraient vite derrière les grands responsables officiels, ceux qu'on dénonce à la tribune et dans la presse. ll Le lendemain, elle écrit : « J'ai élé chercher Pierre à la gare. Dans l'auto, je hü ai dit l'intention de René. J'ai voulu lui montrer la folie de devancer sa classe, qui ne sera peut-être pas appelée avant la fin de la guerre. Pierre a-t-il voulu masquer de brus­ querie son émotion ? Chez lui, l'orgueil l'a-t -il tout de suite emporté sur l'i nquiétude? A-t:-il été sincère? Il m'a interrompue : ,, « - Allo ns, allons. Nos buts dè guerre ne peuvent pas être atteints avant deux ans. Le petit a raison de vouloir s'engager. Il partirait en tout cas. Et cela lui permettra de choisir son arme. << J'ai eu sur les lèvres : « Quels buts? Pour-

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LA HOUILLE ROUGE 23 quoi deux ans ? ) Mais c'était ouvrir to ut son procès, soulever un monde. Et, frappée par son dernier argument, je n'ai rien répondu. )) Mme Ciboure laisse donc son fils réunir son dossier . Mais, avant que ses démarches p.e deviennent définitives, elle tente un dernier effort près de lui. Voici comment elle rapporte ce suprême débat : « Une dernière fois, j'ai voulu essayer d'obte­ nir qu'il attende son tour, par pitié pour moi. J'étais bien émue. Jamais nous n'avions discuté ' à fond tous les deux . Rien que de petites escar- mouches en trois phrases . Je lui ai dit <l'abord que je haïssais la guerre en soi, qu'elle me meur­ trissait, qu'elle me piétinait chaque jour, depuis vingt mois, que je le suppliais de ne pas aj outer, avant l'heure, à mon déchirement. « Il m'a interro mpue doucement : « - Je sais bien, ma petite maman, que nous ne sommes pas d'accord. Aussi ai-j e évité de di;cuter avec toi. Mais convie · ns tout de même que, si tout le monde avait tes idées, nous nous serions laissé envahir et que nous n'existerions plus aujourd'hui. « J'ai crié : « - Si tout le monde avait mes idées , il n'y aurait pas eu de guerre ! 2

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24 LA HOUILLE ROUGE « Et c'est vrai. Si, dans tous les pays, tout le monde avait été élevé dans l'horreur de la guerre, au lieu d'être élevé dans sa vénération ; si l'on montrait à tout le monde la guerre dépouillée de ses ornements et de son clinquant, toute nue, laide et sale ; si l'on enseignait à tout le monde l'histoire véritable des guerres , comment elles se machinent, comment elles éclatent, les inté­ rêts qu'elles servent et les peuples qu'elles dupent ... alors tant de braves ge ns, tous paci­ fiques au fond, ne seraient plus grisés par des mots et refuseraient de se laisser jeter les uns contre les autres . « Mais René a hoché la tête : « - Nous n'en sommes pas là, maman . Met­ tons, si tu veux , que nous sommes encore dans, un temps barbare. Nous ne l'avons pas choisi. Nous avons été attaqués. Et vois-tu d'autres moyens de se défendre contre l'invasion enne­ mie , que de lui barrer la route, l'arme au poing? Que veux-tu ? No us ne serions pas tranqûiile­ ment à Paris, notre maison de Ganviil(5 ne serait plus qu'une ruine, si des hommes ne nous avaient pas fait un rempart de leurs corps. Tu me demandes d'attendre . Quand la maison brtJ.le� est-ce qu'on attend pour faire la chaîne? « - On aimerait savoir qui a mis le feu!. ••

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LA. HOUILLE ROUGE 25 « - Pas de doute : l'ennemi. « - Chaque pays le dit du voisin, mon enfant. Ce n'est pas si sim ple.. « Je n'en ai pas dit plus . Mais je les voyais, les porteurs de torche, qui, à force d'agiter leurs brandons par-dessus les frontières, avaient fini· par déchaîner l'incendie . René a tranché, d'un· petit geste net : « - Peu importe, d'ailleurs . On jugera plus tard . L'es sentiel , c'est de résister . Car si on ces­ sait de tenir, ce serait vraiment la fin de notre pays : il disparaîtrait, corrime Athènes a disparu. Il nous faudrait vivre sous le joug, dans une amosphère irre spirable, dans la plus lourde ser­ vitude.. . « Hélas 1 Ce sont des servitudes économique . s, que les maîtres cachés de la guerre rêvent de s'imposer les uns aux autres. Mais on a voilé ces basses menaces : devant elles, on a brandi de plus nobles. craintes, plus dignes d'enflammer les èœurs . Devais-je donc démasquer ces féroces convoitises ? Je n'osais pas , je n'osais pas. Et je me suis bor née à répondre qu'on ne rayait plus de la carte un grand État moderne, qu'on ne pouvait plus l'absorber par la conquête . « - En tout cas, m'a répliqué vivement René, tu sais bien que l'ennemi, s'il était vainqueur,

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26 LA HOUILLE ROUGE imposerait à l'Euro pe sa culture brutale. Ne devons-nous pas, au contraire, et fût-ce par la · force, assurer le triomphe de notre culture libé­ rale? Car tu sais bien qu'il existe des traits de race, des qualités de terroir, qu'il y a des vertus de France comme il y a des vins de France. Et ce n'est pas seulement notre sol, que nous devons dé . fendre, mais ce sont aussi toutes ces idées qui sont nôtres , les idées de justice et de liberté, d'honneur et de droiture,, de civilisation et de paix définitive, les idées mêmes qui te sont chères, à toi, maman... « L'entendre.. . etpenser que de jeunes Anglais , de jeunes Allemands, convaincus aussi dès le berceau que leur patrie est la « reine du monde », et qu'ils doivent en défendre les suprématies j ns­ qu'au dernier souffle , penser que tant de jeunes hommes mouraient en ce moment, le même cantique aux lèvres •. . L'entendre... Lui aussi, mon René, était dupé par le prestige des mots. Lui aussi marchait au mirage . Et j'ai pris cons­ cience du crime, si vivement, si atrocement, que j'ai senti dans ma bouche un goût de sang... Le crime .. . c'est d'avoir exalté dans les jeunes cœurs la fierté, la bravoure, le goût de l'exploit, l'hé­ roïsme, l'abnégation, et cette divine · fa �ulté, ce privilège suprême de la créature humaine, de

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LA HOUILLE ROUGE 27 pouvoir se sacrifier à une idée., . C'es t d'avoir éveillé toutes ces générosités, toutes ces ardeurs, au nom des intérêts les plus sacrés, et de les mettre au service d'intérêts de boutique . .. Le crime, c'est d'avoir lancé toutes ces merveil­ leuses énergies à la défense d'un idéal , et de leur· faire défendre un capital . . . Le crime, c'est d'avoir déployé le drapeau, pour co uvrir la marchan­ dise... « Et tandis que René murmurait encore la sainte litanie des vertus à défendre, d'a utres mots bourdonnaient à mes oreilles : « Des mar­ chés, des débouchés ..: du minerai, du charbon, du pétrole. . . Des ports, des colonies .. . Des tarifs, des barrières douanières ! » Je n'ai pas, résisté. Et tandis qu'il concluait, la voix câline . et chaude : « - Va, maman, c 'est tout de même la Guerre du Droit ! « J'ai éclaté : «:_ _ Non. C'est la guerre du Droit de Douane t « Et j'ai tout dit. Les rudes antagonismes. industriels ... Les rivaux, dans chaque pays, la grande presse aux mains, décrétant l'opinion et par là manœuvrant ministres, parlements et chefs d'É tat... Le vrai pouvoir installé dans quelques salles du Conseil.. . La fo ule travail-

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28 LA HOUILLE ROUGE lée, alarmée, exaltée par ses maîtres secrets .. . Chaque peuple épousant leurs querelles de mar­ chands , travesties en querelles de race ... Enfin toutes les nations s'inspirant, au spectacle même de leur frénésie, une mutuelle terreur, et se précipitant les unes sur les autres. « Je le vois encore , mori pauvre petit, les bras écartés , les mains tombantes, ses mains trop " . longues pour sa taille inachevée : « - .Mai s, maman ... Si tout cela était vrai. .. Si tous ceux qui sont morts s'étaient fait tuer pour cela... Ce serait une raison de plus pour que je parte, moi..• le fils d'un de ces hommes ... ) Il part. D'abord à Rennes, au dépôt. Puis à Fontainebleau, en stage . Enfin, le 12 décembre 1916, - la veille même du jour où son fils doit rejoindre les armées, - elle dîne chez le plus haut seigneur du fer, l'homme mystérieux et tout-puissant, celui, dit-elle, « qui peut tout et dont on ne sait rien. » Il traite ce soir-là ses grands vassaux, toute la noblesse du métal. Vers dix heures, ces hommes sortent-du fumoir, en masse et en 't umulte . Un coup de téléphone vient de leur apprendre que l'Allemagne pro­ pose la paix. On a connu la note adressée aux Neutres à deux heures de l'après-midi. On se résout enfin à publier la nouvelle. Les journa-

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LA HOUILLE ROUGE 29 listes seront convoqués au Quai d'Orsay dans la nuit. Un flot d'espoir inonde Mm• Ciboure . Son fils sauvé . . . et tant de pauvres petits avec lui ... Mais une des invitées, qui porte un collier .o ù des balles de shrapnell alternent avec de gr osses perles, crie : ,, ,- - La paix! Jamais ! Et les hommes éclatent en un concert farouche. Tous hurlent, I es mêmes paroles : « Mensonge ! Manœuvre ! Piège grossier ! Amorce empoi­ sonnée ! Paix allemande ! » Ce sont les mots mêmes, les mots d'ordre qu'adopteront le len­ demain la presse et le gouvernement, pour flétrir cette paix dont ils ne connaissent même pas les conditions. Alors, Mm• Ciboure comprend que ces ho mmes prolongeront la guerre - même si cette prolbn­ gation doit frapper l'univers entier d'une mor­ telle anémie - parce que leurs buts mercan tiles , leürs fameux buts qu'ils refusent de faire con­ naître, ne sont pas encore atteints . Elle comprend que son fils partira demain, et qu'elle devra commencer de gravir son calvaire. Et alors elle se rappelle les paroles indignées dont Paron flétrissait ces féodaux qui, sous des · couleurs éclatantes et trompeuses, sacrifient des

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.30 LA HOUILLE ROUGE peuples entiers à leurs appétits voraces, h leur appétit sans fond. Paron disait : 4: Et voilà ce que je ne peux pas pardonner à ces hommes: c'est leur avidité insa­ tiable. Il y a des gens qui se sont donné pour devise: «Plus haut», ou « plus fort », ou «plus loin >> . Pour eux, c'est « plus»tout court. Ils

gagnent pour gagner. Ils n'ont même pas l'ex­

cuse de thésauriser.pour leurs enfants, car beau­ coup d'entre eux, sans descendance proche ou lointaine, entassent pourtant avec la même ardeur féroce. Ils n'ont pas l'excuse de besoins sans limites. Car on ne peut pas indéfinimen t aimer, manger, jouir. Tous les organes ont Ûne puissance ou une capacité restreinte. Toutes les glo utonneries et toutes les ivresses aboutissent à la nausée. On se blase même, à la fin, d'ache­ ter des châteaux, des bijoux, des meubles et des tableaux, car on ne fait qu'échanger des valeurs contre d'autres valeurs, que transformer son portefeuille. Et cependant, lorsqu'ils ont ;.com­ blé tous leurs vœux, atteint tou.tes le-urs bornes , lorsque leur désir n'à plus l'excuse du désir, ils continuent. . . Ils veulent le superflu du superflu . Leur démon les pousse, qui leur crie': « Davan­ tage, davantage l Encore ! Encore ! >> « Ils :ressemblent, tenez, à leurs hauts four-

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LA HOUILLE ROUGE 31 neaux, à ces tours féodales dressées face à face le long des froQtières, et dont il faut sans ces se, le jour, la nuit, emplir les entrailles dévorantes de mine rai, de charbon, afin que ruisselle au bas la coulée de métal . Eux aussi, leur insatiable appétit exige� qu'on jette au feu sa�s relâche, dans la paix, dans la guerre, et toutes les richesses du sol, et tous les fruits du travail, et les hommes, oui, les hommes même, par trou­ peaux, par armées, tous précipités, pêle-mêle , dans la fournaise béante, afin que s'amassent à leurs pieds les lingots, encore plus de lingots, toujours p!us de lingo�s ... Oui, voilà bien leur emblème, leurs armes parlantes , à leur image . Ce sont eux, les vrais hauts fourneaux! >>

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. I /. .... �..

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La houille ro uge 23 d�cern.bre 1916. Si mon fils est tué, je me tue. Il doit arriver au front aujourd'hui. Désormais, à chaque minute, je peux apprendre une affreuse nouvelle. Ah! J'envie presque ces femmes, autour de moi, qui, tou·t en tremblant pour un être aimé, admettent la guerre, s'y résignent, la croient nécessaire, imposée, la voient belle et glorieuse. Au moins, leur foi les aide à supporter l'angoisse. Mais· moi, qui hais, qui vomis la guerre, moi qui m'imagine connaître ceux qui, dans chaque pays, l'allumèrent et l'entretiennent, moi qui suis obligée de vivre aux côtés d'un. de ces hommes, ne suis-:je pas plus à plaindre qu.e les autres femmes? Pn seul espoir me soutient: l'espoir de la paix.

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34 LA HOUILLE ROUGE Il m'aide à vivre. J'en ai encore senti le réconfort ce matin, juste au lendemain du départ de mon René, quand j'ai appris l'initiative des Etats­ Unis, qui demandent à tous les belligérants leurs buts de guerre. Si c'était la médiation, la fin?.. . Je n'ose pas y croire. Je me rappelle, il y a dix jours, les propositions de paix de l'Alle­ magne . Avant même d'en connaître la teneur, on les a piétinées, enfouies. Mon mari, ses pareils, tous les grands féodaux du métal, de la haute industrie, ont donné le mot d'ordre et l'exemple, suivi le lendemain par la presse et le pouvoir. Mais va-t-on traiter aussi dédaigneuse­ ment l'Amérique, oublier qu'elle peut, en se jetant dans l'un ou l'autre camp, décider du conflit? Le comique et l'atroce, c'est que je dois gar­ der pour moi mes craintes et mes espérances. Je ne peux les confier à personne, sauf à mon vieil ami Paron, qui pense co mme moi. Sans lui, je serais seule, toute seule, parmi les centaines· de gens que je coudoie . Qui le croira, pl . us tard? Après trente mois d'une guerre sans exemple , pour une maman, c'est une honte, un crime, d'appeler}a paix !

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LA HOUILLE ROUGE 35 25 décembre 1916. Noël. Un journal populaire publie un dessin qui représente un petit enfant agenouillé, les mains jointes, devant l'àtre. Légende : « Mon Dieu, faites que papa revienne avec la victoire. » Allons donc l Le cri du cœur, pour un tout petit, c'est : « Mon Dieu, faites que papa revienne 1 » Mais il faut entretenir, exalter encore la fr énésie générale, il faut que les marmots soient corné­ liens. 2G décembre 1916. Le premier signe de vie de René. Un mot hâtif et joyeux, jeté sur une carte de Reim s. Je voudrais savoir au juste l'existence qu'il va mener, les risques qu'il va courir. Je ne peux pas . Quand j'essaye de me les représenter, ma pensée s'y refuse, se dérobe et s'effondre, comme prise de vertige. .

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- 36 LA HOUILLE ROUGE Souvent, je me dis : « Il ne lui arrivera rien, à lui. » Et puis, je me rends compte : toutes les mères croient qu'il n'arrivera rien à leur fils; " Toutes les mères... Non. Il faut guetter le courrier, vivre de lettre en lettre, se dire à chacune d'elles : « Il vivait encore ce jour-là. >> Il faut attendre, tou­ jours attendre. Combien de temps? Mais je ne veux plus confier à ce papier ces plaintes continuelles. Je me suis promis de noter ce que je sais, ce que je vois, ce que j'entends de la guerre, afin de la dénoncer de toutes mes humbles forces. Voilà ma tâche . Elle me détour­ -. nera de mes so ucis, de moi-même . 27 décembre 1916. Mes craintes n'étaient que trop justifiées, . La tentative de médiation des É tats-Unis v. . a.. échouer, 'les belligérants ne fe ront pas connaître les vrais buts de guerre . Toute la presse bafoue la not.e américaine . Un des journaux de haut-bord qui ceommandent l'opinion a, dès le premier jour, -Oonné le ton : « On ne peut pas nous con-

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LA HOUILLE ROUGE 37 train<lre à remettre l'épée au fourreau ! » Fier défi, d'autant plus admirable qu'il <lut être lancé , au chaud d'une salle de rédaction, par quelque scribe qui n'avait pas d'épée, ni même de fo ur­ reau . Le lendemain, la protestation est unanime� On montre le poing à l'Amérique. On lui crie la nécessité de la « Victoire par les armes ». On lui reproche de n'avoir pas pris parti pour !'En­ tente dès le début de la guerre . On l:accuse d'offrir sa médiation à la suite des propositions allemandes du 1.2 décembre. Et c'est faux. Car Washington et Berne se concertaient depuis cinq semaines pour la rédaction de cette note. La Suisse, en effet, a joint ses instances à celles de l'Amérique. Aussi la presse aj oute-t-elle à l'injure la lourde ironie. Elle feirit d'ap prendre que les minuscules républiques d'Andorre et de San-Marin prétendent à leur tour imposer la paix aux belligérants. . Entin, les journaux allemands qu'on nous laisse connaître témoignent de la même fureur indignée. Il semblè que, dans tous les pays, les maîtres de la guerre soient dévorés du même désir fr énétique de la prolonger jusqu'à ces buts .. . qu'ils refusent de révéler. Encore un espoir qui s'en va.

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38 LA HOUILT.E ROUGE 29 décembre 1916. Joffre est pro mu maréchal. Voici quinze jours, en lui donnant pour successeur aux armées le général Nivelle, on le nommait conseiller des Alliés. Il croyait garder le pouvoir suprême. Mais il s'est vite aperçu que sa nouvelle charge était une sinécure. « Plus souvent consulté qu'écouté », sou pirait-il amèrement. Ses plaintes furent entendues . En somme, . son bâton de maréchal est une fiche de consolation. On craignait que sa disgrâce, bien qu'elle fût déguisée, dorée, ne soulevât l'émoi universel. Songez donc : le va inqueur de la Marne mis à l'écart. Nul n'a levé un cil . Personne ne s'étonne plus de rien . G janvier 1917. J'avais accompagné des amis à la gare de Lyon. Au retour, la voiture prit la ligne des

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LA HOUILLE ROUGE 39 Boulevards. Huit heures du soir. La chaussée et les trottoirs sont plongés dans l'obscurité. En contraste, les restaurants illuminés brillent au bas des façades noires. Ils se suivent, souvent côte à côte . A travers les vitrages , le regard pénètre jusqu'au fond de leurs nefs étincelantes � A perte de vue, les dîneurs se pressent, en ali­ gnements drus . Pas une place vide. Un coude à coude farouche. Les yeux rient, les fronts luisent, les mâchoires marchent., les garçons voltigent. Et, à quatre-vingts kilomètres de cette formidable goinfrerie, les autres, dan s les tran­ chées, s'enlisent jusqu'aux aisselles dans la boue glacée. Voilà la belle guerre. Les journaux illustrés in' ont pas fixé cette vision, ni celle des thés, des einémas, des théâtres et de.s music-hall. Et, de même qu'ils laissent ignorer par pudeur les aspects trop joyeux de la vie �e l'arrière, ils en laissent ignorer pa.i-: orgueil les aspects trop misérables. Ils ne montrent pas les intérieurs noyés dans . la pénombre, où les lumières doivent être -res­ treintes et les lam pes voilées d'étoffe ; ni les devantures de fastueux magasins, piteusement éclairées à la bougie ; ni les trottoirs encombrés jusqu'à l'après-m idi de boîtes à ordures , fa ute

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40 LA HOUILLE ROUGE . de personnel ; ni ces queues de trois mille per­ sonnes qui attendent du sucre devant les grandes épiceries . Ah ! Nos descendants n'auront pas une idée plus exacte de cette guerre en regardant les images qu'en fe uilletant les textes .. . 15 janyier 1917 . Quel vent de fa natisme a soulevé la guerre ... On se croirait rej eté au tem ps d'une religion primitive et cruelle, dont les initiés délirants recherchent la volupté du martyre. Je lisais dans un journal un de ces contes qui �e flattent de refléter, en l'exaltant encore, l'esprit public. On y voit un adolescent, désespéré de ne pas pou­ voir s'engager encore, qui se perce la main d 'une balle de revolver, « afin de souffrir pour notre belle France et <l'être digne d'ell-c�· » Mon vieil ami Paron, à quije rapportais l'aven­ ture de ce héros singulier, a ricané : - Eh bien, quoi ? JI sera réformé.

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LA HOUILLE ROUGE 41 23 janvier 1917. Le président Wilson, dans un message au Sénat américai n, plaide la cause de la Paix. Ah ! S'il pouvait être entendu.. . Un passage, sur­ tout , me frappe : « J'espère, dit-il, parler pour cette masse silencieuse de l'humanité, qui n'a pas encore eu l'occasion d'exprimer les véri­ tables sentiments de son cœur, devant la mort et les ruines qui accablent les êtres et les foyers ». C'est vrai : pour la première fois, quelqu'un prend la parole au nom de cette énorme majo­ rité · muette, au nom de quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent ! Et comme il voit clair et loin, lorsqu'il assure que la _ paix la plus durable, celle qui laisserait le moins de germes de haine et de revanche dans les cœurs , serait la paix sans vainqueurs ni vamcu s.

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LA HOUILLE ROUGE 24 janvier 1917. Dans le train de banlieue où nous voyagio:1s au gqmd complet, une femme accompagnait son mari, en officier. Il a été blessé. Il part en congé. Ah ! Elle ne nous eii a rien laissé ignorer. Tout le long de la route, elle égrène pour la g.alerie des phrases de ce genre : « Fais bien attention à ton bras blessé ...Quand tu étais à la Fille-Morte ... Tu n'as pas oublié ta feuille de congé de convalescence ? ... Toi qui as fait la campagne depuis le début. .. Oh ! Comme tu as gardé le langage des tranchées ... Il faudra acheter tous les journaux illustrés qui donnent les cartes du front, pour marquer l'endroit où tu as été blessé... > Cette blessure, pourt�n t, elle a représenté de la souffrance pour son �ari, de l'angoisse pour elle-même. Un� ·· sorte de· pudeur devrait la retenir de l'étaler, de s'en orner. Non. Elle en tire vanité. Jamais je n'ai mieux senti le rôle énorme du respect humain,. de l'ostentation, dans l'efîroyable aventure.

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LA HOUILLE ROUGE 43 27 janvier 1917. Hélas ! Le noble message de Wilson au Sénat américain ne sera pas écouté. Encore une chance qui s'éloigne. Tout d'abord, le document a déconcerté. On hésitait. Les uns disaient : « C'est admirable ! ' » et les autres : «Il estplus boche que les Boches ». Mais la presse nous a vite montré comment il convenait de penser. Elle a donné le mot d'ordre : « Chimère ! Illu­ sion l Mégalomanie !. . . l > Un de ces ironistes légers , descendus du Cha.t ­ Noir, et qui sont devenus, dans le renversement universel, les plus graves officiants devant l'au­ tel de la Patrie, a prononcé dédaigneusement : « Moi, j.e .ne demande jamais conseil à mes four­ nisseurs . » Et toujours la note comique et sinistre. Écou� tez cet appel belliqueux, lancé du fond d'un fa uteuil : « Que Wilson nous laisse écrire notre histoire avec notre sang ! » La phrase, pourtant, n'était écrite qu'avec de l'encre. L'expression « paix sans vainqueurs ni vain-

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44 LA HOUILLE BO UGE ' · eus > exaspère les chauvins des deux camps. « La vi ctoire, nous l'avons », disent les uns ; < No us l'aurons », disent les autres. Un jeune diplo mate a déclaré devant moi d'un ton précieux : « Il est sans exemple qu'une guerre se termine sans vainqueurs ni vaincus ». Mais, cr uel petit serin , cette guerre est précisément sans exem ple . Jamais on n'a précipité le� unes contre les autres des nations en armes . Jamais trente millions d'hommes ne se sont affrontés pendant des années. Et ne serait-il pas logique qu'une guerre nouvelle s'achevât par une paix nouvelle? 30 janvier 1917. Que de petites régressions ... Ainsi, le progrès tendait sans cesse à diminuer le prix des lettres, le prix de tous les tr ansports . Voilà tous ces tarifs majorés . •·· De même, on perfectio nnait indéfiniment l'éclairage. P our dissiper la nuit, les lumières devenaient toujours plus nombreuses et plus viv es . L'ombre gagne de nouveau les foyers et les rues, comme au moyen ù.ge.

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LA ROUILLE ROUGE 45, L'inquisition ressuscite : elle épie les paroles, elle éventre les correspondances. On ne connaissait plus la disette. Elle menace . La vie retourne aux formes rudes du passé. Elle se dépouille peu à peu des bienfaits dont les. siècles l'avaient patiemment ornée. 4 février 1D17. Coup de théâtre ! Rupture diplomatique entre les États-Unis et l'Allemagne. Elle est provoquée par la décision des Allemands de développer la guerre sous-marine. Qu'un navire américain soit attaqué, les États-Unis se jettent dans le confliL Nul doute, cette fois : un tel événement hâte­ rait la fin. Déjà, je vois la guerre finie, mon fils : sauvé . , Paron, accouru ce matin, fo rtifie - ma con­ fiance. Il espère que les Allemands, voyant sur­ gir devant eux ce nouvel et formidable adver­ saire, en prendront pré texte pour céder. Il paraît qu'ils se plaisent, depuis quelque temps, à sou­ ligner dans leurs journaux l'inégalité des forces. en présence . Dans leur camp, quatre peuples ;.

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46. LA HOUILLE ROUGE dans l'autre, onze peuples. D'un côté, 170 mil­ lions d'habitants ; ' de l'autre, 800 millions, la moitié de la planète . Chose étrange. Mon mari et ses pareils - ceux que Paron surnomme « les Hauts Four­ neaux >> - restent sur la réserve. L'entrée pro­ bable de l'immense Amérique dans la guerre n'éveille pas en eux le même enthousiasme que celle de l'Italie ou de la Roumanie. Veulent-ils, selon leur expression, une victoire « bien fran­ çaise ? » Craignent-ils que ce puissant allié ne dérange leurs plans, n'impose ses propres con­ ceptions de la paix , ne les empêche d'atteindre ces fa meux buts qu'ils se sont donnés ? ... Et puis, leur presse a si copieusement injurié le président Wilson, tous ces temps derniers , qu'ils doivent éprouver quelque embarras de lui tresser, du jour au lendemain, des couronnes . ... 5 fé vrier 1917. Depuis trois semaines, le fr oid sévit, impla­ cable. Souvent, la nuit, le thermomètre descend à vingt degrés. Jamais il n'a remonté jusqu'au

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LA HOUILLE ROUGE 47 zéro. J'imagine sans cesse l'effroyable misère des tranchées, les indicibles souffrances des sol­ dats , sous ce ciel polaire. Dans les journaux, pas une allusion, pas une seule, à leur long martyre. Les peuples doivent l'ignorer, afin qu'il dure. Cette rigueur du fr oid rend plus sensible la moni.e stupidité de la guerre . A lce fléau naturel, irrésistible, aj outer des fléaux artificiels, qu'on pourrait instantanément supprimer ... Et le charbon manque. La crise dure depuis une quinzaine. Des usines de guerre ont dû fermer. Des ouvrières, ainsi jetées à la rue, ont manifesté devant les Travaux Publics. Leur cor­ tège parcourut la ville jusqu'à la Place de !'Opéra . Mais la plupart des femmes se résignent. Par centain es, elles stationnent sur le trottoir, devant les centres de distribution. Et souvent on les renvoie les mains vides, après des heures .. . Pénible spectacle, celui de ces foules transies et patientes . Je voyais hier une de ces << queues », qui s'alignent, toutes noires, contre les murs . Deux cents femmes, parquées, attendaient de recevoir un sac de charbon, grand comme un oreiller d'enfant. La plupart des visages étaient blêmes, presque verts. Quelques propos puérils et timides. Nulle révolte. Vingt-cinq sergents 3

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48 LA HOUILLE ROUGE d.e ville - je les ai comptés - jeunes, solides , florissants,. surveillaie0t ces deux cen.ts fan­ tômes. La pénurie de charbon modifie d'autres aspects de la rue. Nombre de magasins, qu'on ne peut plus chauffe r, étal ent maintenant des vitrages tout givrés , opaques , qui masquent les éta­ lages. Afin d'économiser le combustible, on a fermé les musées. Ph:is de bains publics. Les théâtres et les cinémas n'ouvriront phis que trois jours sur sept. 9 février 1917. Sur les récents titres de permission des troupes de Salonique, figure . cette note : « En cas d'ar­ mistice, rej oindre le dépôt ». Ces quelques mots ont follement ému les permissionnaires et JeUrs familles. Ils y ont vu le présage de la.: fin. Moi­ même, toujours prom pte à l'espoir, j'étais près de partager leur illusion. Mais le sénateur Fou­ card, pour qui la paix est le plus grand des maux , courut enquêter dans .Jes bur.eaux. Il en revint triomphant. Dieu merci, la note était de

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LA HOUILLE ROUGE 49 pure forme et ne prévoyait nullement un pro­ chain armistice. 12 février 1917. Autour de moi, les gens affectent de suppor­ ter allègiement les privations . Ils rivalisent de joyeux entrain. J'entends : « Nous avons été chercher du charbon, en bande, à quatre heures du matin. On a bu du punch sur un comptoir . C'était amusant comme une exécution capitale )) . Ou encore : « Nous avions deux degrés dans la salle à manger ; alors nous prenons nos repas . dans la cuisine, où il fait chaud )> . Les fem mes, sur le conseil des journaux, transforment leurs cartons à chapeaux en marmites norvégiennes. Elles essaient des combustibles inédits : du papier froissé, de la sciure , les ordures ménagères. Et de s:en déclàrer ravies . Tout le monde a « du cran )) . Les légumes frais deviennent-ils rares ? « On mangera du riz : c'est plus sain. )> ltes timbres-poste sont-ils augmentés ? « Quelle chance ! on écrira moins )) . Le tabac manque­ t-il? « Tant mie ux, on ne fumera plus >> . Tous croient souffrir enfin de la guerre. Ils ont l'illu-

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50 LA HOUILLE ROUGE l'liOn d'y participer, héroïquement. E't ils n'en �ont pas peu fiers. Si glorieux qu'ils soient de partager l'épreuve, ils s'efforcent d'en atténuer les rigueurs . Dès qu'une denrée menace de disparaître, ils eri accumulent discrètement des stocks énormes . Congédiée, la fe mme de chambre de Madeleine Delaplane a jeté, par vengeance, cent kilos de sucre dans la baignoire pleine. Elle savait. bien que sa patronne n'oserait pas se plaindre, avouer au commissaire que la nouvelle carte de sucre n'était pour elle qu'un chiffOJ?. de papier. En fait, ils échappent aux restrictions, même les plus récentes . Il suffit d'y me'ttre le prix . Peu leur importe que le menu des restaurants soit limité à deux plats , qu'il y ait des jours sans pâtisserie, que le pain soit vendu rassis, douze heures après sa cuisson. Ces mesures ne sont pas pour eux . Ils les tournent sans effort. Leur vie n'a pas changé. Et quel égoïsme fr ivole et féroce, dans� leur ignorance des vraies privations ! N!ai-je pas entendu, au restaurant, à une table voisine, une femme s'écrier : - Oh! moi, tant que j'aurai du lait pour ma chatte, la guerre peut durer.

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llA HOUILLE ROUGE 15 février 1n:l7. L'offensive ... Pour moi ce mot ne représente­ plus qu'un surcroît de risque et d'alarmes, u11 massacre intense et vain où périssent, en une matinée, plus de victimes qu'en un mois de guerre. Et combien de mères doivent penser­ comme moi, sans oser l'avouer ? Ce soir, après dîner, entre hommes politiques� industriels, militaires, tous de haute volée, ils discutaient la date de la prochaine hécatombe. J'écoutais, oppressée, rétrécie, plus anxieuse que si mon propre sort eât été en jeu : il s'agis­ sait peut-être de celui de René. Il paraît qu'on n'est pas d'accord sur cette date, dans l� haut commandement. Les uns sont impatients de courir la chance, les autres vou­ draient temporiser. Sur ce point, les gens au po uvoir sont également divisés. Et là, da:ns ce· salon, ces deux mêmes courants se dessinaient. On entendait : « Les Anglais ne veulent pas attendre . Ils ont raison. Les militaires sont faits pour se battre. Il faut un vainqueur et un vaincu.

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52 LA HOUILLE ROUGE Les hommes sont entraînés. Les sondages qu'on pratique dans leurs lettres montrent que leur moral est excellent. Ils sont en forme. Mais on ne peut pas les y maintenir indéfiniment. Il faut en profiter .. . » Ou, au contraire : « Oui, c'est la carte à jouer . Mais, avant de l'abattre, il faut ayoir tous les atouts dans la main. ll Mon mari s'était rangé au parti de l'attente. Mais je sentais bien qu'il n'obéissait pas à la pitié. Non. Ils craignent, lui et ses pareils , que cette offonsive ne soit la dernière, qu'elle ne soit suivie d'une paix incapable de combler leurs intérêts, leurs ambitions, leurs engagements. Ce sont en effet des joueurs qui attendent l'ins­ tant favorable pour risquer la partie décisive. Voilà leur seule raison. d'aj ourner le massacre de cent mille jeunes hommes. Peu après, je passai dans un petit salon . Colette Faucard, la maîtresse de mon mari, se tenait devant la glace aux côtés d'une de ses amies. Les deux coquettes essayaient la mode des cheveux rejetés en arrière, comparai.ent ses mérites à ceux de la fra nge ou des bandeaux bouffants. Et Colette me dit gaîment : - Nous aussi, nous faisons des opérations sur le fr ont.

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LA HOUILLE ROUGE 53 18 févr ier 1917. S'imaginera-t - on plus tard le temps où nous vivons, celte continuelle, cette infatigable glori­ fication du meurtre? De gais magazines servent des anecdotes à goût de sang, chaudes et fades . C'est le petit garçon qui porte à la Banque le sou neuf qu'il croit en or « pour qu'on tue beaucoup de Prussiens », et que les dames employées couvrent de baisers frénétiques. Cher trésor ! C'est le bon tireur qui montre à l'aumô­ nier deux Allemands dans leur tranchée : « Fou­ tez-leur l'absolution avant que je les abatte. >> 27 février 1917. Encore un coup de théâtre . Hier, on a appris que les Allemands s'étaient retirés sans combat jusqu'aux abords de Bapaume, devant les An.­ glais. Depuis longtemps, on prêtait au maréchal

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LA HOUILLE ROUGE ' Hindenburg l'intention de rectifier le fr ont de la Somme. Le bruit courut même qu'il avait inuti-'­ foment demandé une trêve pour opérer ce repli. Cependant, I'é 'f'énement a tout d'abord décon­ <eerté. On a si fortement exalté dans les âmes le · g oût de l'exploit de sang, que seul il compte . Mais la presse .s 'est vite ressaisie. Et dès ce maÙn, elle représente le recul allemand comme le résultat d'une victoire par les armes . « C'est le triomphe des gaz ! » proclame-t -elle. 7 mars 1917. A la Sorbonne, dix-huit discours belliqueux, .:à, la fil e. " Durons . Endurons. Tous deho.ut. » Dix-huit discours , pas un de moins . Les assis­ tants ont battu tous les records d'endurance, .stoïquement : qui donc osera prétendre encore .que les classes privilégiées ne prennent pas leur part de souffrance ? Le Parlement, le · P.ouvoir, l'Acàdémie, les Églises, les grandes Ligues , les Groupements patronaux, tous les milieux favo­ rables à la guerre, hostiles à la .paix, étaient représentés . Seul le peuple de France était .absent.

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LA HOUILLE ROUGE 55 9 mars 1917. Une fe mme volait des porte-monnaie. Mais, quand elle y trouvait de l'or, elle prenait grand soin, selon le devoir de tout bon citoyen, de l'échanger contre des billets, à la Banque de France. Chaque fois, selon la règle, on lui déli­ vrait un certificat de civisme. Quand on 1'.arrêta, la voleuse portait sur elle cent dix-neuf attesta­ tions glorieuses . Ironique sans le savoir, le journal qui rapporte ce fait-divers l'intitule : « Voleuse, mais patriote. > JO mars 1917. « Comment la guerre, me disait Paron , ne serait-elle pas agréable aux fidèles du Passé ? Elle ne cesse :pas de les servir. Aujourd'h ui, l'Angleterre, obligée de se restreindre, se fe rme a ux importations , s'entoure de hautes barrières

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56 LA HOUILLE ROUGE protectrices. Les Britanniques, libre-échangistes, font marche arrière , reto urnent au protection­ nisme. Quel triomphe, l'abandon de ce libre­ échange détesté, qui supprimerait tant de chances de conflit, dans un tem ps où les guerres sont des guerres de tarifs ! .. . >> 11 m.irs 1917. Y aurait-il anguille sous roche ? Un journal annoilce, de source autrichienne, que les Empires Centraux vont offrir la paix. Il aj oute bien vite que cette paix, favorable en apparence aux Alliés, laisserait à l'ennemi de tels avàntages écon o­ miques, qu'elle constituerait pour lui une véri­ table revanche. Nous voilà prévenus. Mais peu importe. Cette note présage une prochaine pro:. positio n. Voilà ce que j'en retiens. Chaque fois en effet, qu'un espoir de paix, va surgir, la presse orthodoxe prend les- devants, le dénonce et le ruine. Elle montre qu'il est vain ou fallacieux ; elle met en garde les esprits contre lui. Hier encore, elle imprimait : « Même si la France obtenait l'Alsace-Lorraine, ce serait encore pour elle la défaite . >l Si on se reporte

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LA HOUILLE ROUGE 57 par la pensée au début de la guerre, la phrase paraît folle. Etle est habile. Sans doute nos maîtres craignent-ils que cette satisfaction sen­ timentale ne soit prochainement offerte au pays et qu'il ne s'en contente. Eux, ne s'en c@ntent�nt plus. Hs sont devenus plus exigeants . Ils ve·ldent des réparations, des garanties, des « dédomma­ gements ». Et je ne peux pas ignorer, hélas ! les convoitises qui s'abritent derrière ces trois mots-là.. . Et comme ils sont ingénieux et prompts à écarter toute menace de paix, ces hommes qui veulent prolonger la guerre jusqu'à leurs fins ·! ... Ce soir, un officier permissionnaire nous assu­ rait que les Allemands préparaient un no uve.au repli dans la Somme. Ils détruisaient des ouvrages d'art afin de ralentir la poursuite. On entendait les explosions . - Et si, dis-je, pressés par le blocus, la pénurie, la disette, ils se retiraient ainsi pro­ gressivement jusqu'à la frontière, afin de faciliter les négociations ? Il ne faut pas oublier, en effet, les solennelles et récentes déclarations du Sénat, qui ne recule devant aucun sacrifice : « La France ne peut pas signer la paix avec un ennemi qui occupe son territoire . »

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58 LA HOUILLE f\OUGE Mon mari parut un instant déconcerté devant un tel péril. Mais l'inspiration jaillit : - Ah ! pardon, il faudrait les chasser de Belgique . Oui, ils montent tous une garde vigilante autour de la guerre. Qu'on n'y touche pas ! Le sénateur Fo ucard, le regard som bre, le cheveu noble, le jabot en bataille, arpentait le salon. Toutes ces rumeurs de propositions nouvelles , de replis allemands , même d'armistice et de révolution russe, l'agitaient d'inquiétude. Il se campa devant moi et, se pétrissant les mains, la voix jugulée : - Non, non. Pas de paix blanche ! Pas de paix blanche ! Jè n'ai pas pu retenir : - Vous préférez une paix rouge. Ah ! je serais morte depuis longtemps, si les. regards fusillaient. ,- 13 mars 1917. On voit maintenant, aux terrasses des cafés, dans les restaurants, des soldats mutilés, déco­ rés de la croix de guerre ou de la médaille mili-

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LA HOUILLE !\OUGE 59 taire, qui vendent des cartes postales ou qui chante nt des refrains patriotiques . Puis, ils fo nt la quête . Naturellement, tout le monde donne. La caissière, qui manque toujours de monnaie, leur change leur billon contre des billets . C'est un protocole réglé. Autre spectacle, aussi fré quent, mais plus pénible. Dans la rue, deux gardes républicains, confortables, sanglés dans leur buffleterie neuve,. ç,laquant dans leur tunique comme une morta­ delle dans sa peau, arrêtent, pour lui demander ses papiers , nn pauvre petit soldat en capote boueuse, émiettée par trois ans de guerre. 1G murs 1917. Pendant la soirée d'hier, chasse aux nou­ velleS', à coups de télépho ne. Depuis le 11, on ne savait presque plus rien de la Russie. Le bruit courait que le tzar avait été assassiné, ou qu'.il marchait sur Pétrograd. En dernière heure, on assurait qu'il avait abdiqué, qu'il était rem­ placé par un grand-duc régent. L'allégresse est vive parmi les [gens de mon ento urage. Car ils

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··6 0 LA HOUILLE ROUGE affirment que ce grand-duc est un des meur­ triers du prêtre Raspoutine et que, germano­ phobe avéré, il va anéantir tout le parti germa­ nophile qui gravitait autour du tzar. Le spectacle est .l'Ilême assez comique, de tous ces hauts bourgeois qui célèbrent la Douma, dans l'espoir qu'elle va, pareille à la Convention, donner à la guerre une vigueur et une extension nouvelles. Pour moi, je crois bien que les révo­ lutions subissent la guerre, mais veu lent la paix. ·Cette opinion, que j'ai émise à déjeuner devant douze convives, a d'ailleurs glacé toute la table• . Attendons. 18 mars 1917. Démission du cabinet Briand. EUe semble · entraînée par ce lle du général Lyautey, ministre de la Guerre depuis le « rajeunissement )) " de décembre dernier. Il y a trois jours, · le général lut à la tribune un discours qui n'exprimait peut-être plus par faitement sa pensée du moment et qui reçut de la Chambre . un accueil agité. Il en prit prétexte pour rendre son portefe uille, qui d'ailleurs lui pesait au bras. Il s'embourbait

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LA HOUILLE ROUGE 61 dans la vie politique. On a parlé d'un coup d'État : ce n'était qu'un coup de tête. 19 mars 1917. Réoccupation, ces deux jours, de Péronne, Roye, Lassigny, Noyon, Bapaume, Nesle et Chaulnes , à la fave ur d'un repli allemand. Bien qu'il ait été prévu de p_uis longtemps, l'évé­ nement provoque une surprise générale. Il paraît que certaines troupes de première ligne ont ignoré pendant douze heures qu'elles n'avaient plus d'ennemis devant elles . Seule, la presse ne s'est pas laissé démonter . Dès ce matin, elle entonne un chant triomphal : « Le recul n'est plus consenti par l'ennemi.. . Le canon a vaincu, le front est brisé ... La victoire dé,ploie ses jeunes ailes. ll 21 mars 1917. Le ministère Ribot, constitué depuis le 19,

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62 LA HOUILLE ROUGE s'est présenté aujourd'hui devant le Parlemen t. A la Chambre, lorsque le nouveau président du Conseil eut achevé la lecture de sa déclaration, un député socialiste proposa : « Et mainte1rnnt, si nous parlions des buts de guerre ? » Ribot répliqua vertement : « Nous ne le tolérerons pas ! » Est-ce croyable ? �e peuple en démo­ cratie qui ne peut pas savoir pourquoi on le maint�ent en guerre ? 22 mars 1917. On nous laisse tout ignorer de la Révolution r-0. sse . Les déclarations du tzar, du grand-duc Micne,t, du gouvernement nouveau, ne nous apprennent pas grand'c, hose. Elles me ra ppellent ce mot d'un attaché civil au cabinet du ministre de la Guerre, à qui je demandais des nouvelles des événements militaires, et qui me répondit gentiment . « Oh 1 nous, au ministère,. . , }Jous ne pouvons rien savoir : nous ne recevons que des rapports officiels . » Nous ne pouvons pas imaginer la vraie figure de la révolution russe, puisque nous ne con­ naiss�ns pas l'attitude des partis extrêmes .

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LA HOUILLE ROUGE 63 Paron me dit qu'en tout cas e1le .faicilitera l'auto­ nomie de la Pologne et déliera les Alliés de 1, . • lG engagement - pris meme av:a:nt a uerre - <le donner Constantinople aux Russes. 25 mars 1917. Depuis plusieurs jours, lesjournaux s'étendent sur le vandalisme de l'ennemi dans la zone abandonnée par lui : destructions, pillages, déportations, incendies, mutilations , d'arbres fruitiers. Ce dernier trait fra ppe plus fort que les autres. L'indignation semble emporter parfois les reporters au delà de la vérité. L'.un d'eux affirme que si les Allemands n'avaient pas été vigo,u ­ reusement poursuivis , ils auraient massacré toufes les populations. Beaucoup assurent que les sources ont été empoisonnées, bien qu'O'n nie le fait au service de Santé. D'autres encore s'apitoient sur l'état de délabrement des habi­ tants libérés. Nul n'ajoute - chose curieuse, cette remarque évidente a le · don d

irriter tous ceux qui l'entendent - que le blocus, destiné à

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64 LA HOUILLE ROUGE affamer l'Allemagne, devait fat alement exercer ses effe ts, non · seulement sur les Allemands eux-mêmes, mais aussi sur les prisonniers qu'ils garde nt et sur les pays qu'ils occupent. Nul n'envi sage non plus que les plus meur­ trières offe nsives n'ont jamais reco nquis , sur un fro nt étroit, que quelques kilomètres d'un ter­ rain également dévasté, tandis que le repli alle­ mand représente la reprise de 400 communes, la ci nquième partie du territoire envahi, sans pertes. On ne nous montre que l'horreur stupide de la dévastation. Elle devient prétexte à exalter la fure ur. Des discours vouent ces forfaits à l'exé­ cration universelle. « La haine est désormais le plus saint des devoirs ». Aussi les passions s'exaspèrent-elles . Pour la première fois depuis le début de la guerre, la population s'est dépar­ tie de sa calme et digne attitude. On a poussé des cris de mort devant des trains de prison­ niers allemands, stationnés dans des gares de l'arrière . •-. 3 avril 19li. René est arrivé à l'improviste en permission,

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LA HOUILLE ROUGE 65 il y a huit jours . Le reste n'existait plus pour moi. Je n'ai pas touché ma plume, de toute cette semaine-là. Je n'essaierai pas de conter mon bonheur - trop court, hélas ! D'abord, je ne pourrais pas . Je ne saurais pas. Les mots me manqueraient. Et puis, pourquoi dire ma joie, puisqut. je ne dis pas ma peine ? Chaque jour, depuis quatre mois, ai-je avo ué ma tristes se, mes rages impuissantes, ces alertes, ces faux pres-. sentiments qui m'arrêtent le cœur quand une dépêche arrive, quand le téléphone tinte, quand une porte s'ouvre ? Si je parlais de lui, chaque fois que je pense à lui, ce journal ne contien­ drait que son nom. Je n'ai même pas à rapporter ses impressions . De vive voix, comme dans ses lettres, il s'inter­ dit toute allusion à la guerre. Dès que j'ai voulu l'interroger sur sa vie, sur la paix possible, il m'a interrompue : « Oh 1 tu sais, ma petite maman, là-bas , dans notre p op ote, on met à l'amende cèlui qui parle de la guerre >> . Peut-être aussi voulait-il m'épargner. Car il sait que nous différons tellement d'opinion.. . Mais, lui-même, pense-t -il toujours cvmme à l'époque où il s'est engagé ? Il a bien changé, en quatre mois. Je ne peux pas dire qu'il ait vieilli. Le mot serait ridicule, appliqué à ses dix-neuf

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66 LA HOUILLE ROUGE ans. Il a mûri. Une sorte de stoïcisme semble remplacer son enjouement. Est-ce l'habitude de commander d'autres hommes ? Est-ce le voisi­ nage, Ie spectacle, le risque de la mort ? Parfois, devant ce grand garçon, solide et pensif, je me demandais : < C'est lui, c'est bien lui, mon petit enfant ? ll Une consolation m'adoucit l'aiffreuse mélan­ colie du départ. Pendant quelque temps - et 1'offensive est prochaine - je n'aurai pas à trem­ bler pour lui. Il part pour un centre d'instruc­ tion , près de Châlons, où il va étudier je ne sais quel engin nouvea u. 4 avr il 1917. Les É tats -Unis entrent dans la guerre . Puis­ �ent-ils l'abréger 1 Comment n'y réussiraient-ils pas , grâce à leurs ressources insondables, à la: puissance, à la diversité de leurs moyens d'action ? L'abréger, n'es t-ce. pas le hut même qu'ils se proposent ? Que de causes disparates ne donne-t -on pas de cette intervention .. . Aujourd'hui, avec Paron, nous cherchions à les rassembler. L'opinion. générale, celle que les journaux ont imprimée

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LA HOUILLE ROUGE 67 dans les esprits, c'est que les Américains sont emportés par· un de ces grands mouvements idéalistes qui parfois s'emparent des individus et des peuples, et que leur pays veut rendre à la France l'aide qu'elle lui apporta voici cent cin- , quante ans. Les atrocités allemandes, les soule­ vant d'horreur, les auraient décid·é ment jetés dans le camp des alliés. Puis la guerre n'est-elle pas contagie use ? N'attrape-t -on pas la fièvre rouge comme la fièvre jaune ? Enflammés par le récit de tant d'exploits, ils brù.leraient de devenir à leur tom· des héros. Mais on dit aussi que l'extension pe la guerre sous -marine, paralysant leurs livraisons au con­ tinent, les a exaspérés. On murmure également qu'ils ne veulent pas laisser s'établir sur le monde commercial une prépondérance alle­ mande .. . ou anglaise ; qu'ils ne sont pas fâchés de se constitμer, à l'occasion du conflit actuel, une flotte et une armée surtout destinées à sou­ tenir contre le Japon la guerre « inévitable ». Et, le président Wilson , en se ralliant au parti de la guerre, n'a:.t-il pas recherché le suffrage des hautes classes, naturellement belliqueuses ? On chuchote encore que les Américains, qui ont consenti de fortes avances à !'Entente, courent

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68 LA HOUILLE l10UGE après leur argent et veulent éviter la défaite de leurs créanciers . Enfin, ils auraient réfléchi que, grands fournisseurs de guerre, ils n'auraient pas de plus sûr ni de meill eur client que leur propre pays : ils auraient découvert l'Amérique. Comment choisir parmi tous ces mobiles ? Mais mon vieil ami J:>aron, qui m'a d'ailleurs ralliée à son opinio n, reste plus convaincu que jamais que les industriels et les financiers sont, dans chu que pays, les grands artisar1s de la guerr,e moderne. Et il en voit, dans le concours américai n, une preuve nouvelle. - Sans doute, toutes ces raisons ont-elles joué. Mais comment ont-elles joué? Voil à l'intéres­ sant. Oui, le peuple américain s'est souvenu de La Fayette ; oui, il a vibré au récit des ex ploits, il a frémi des atrocités'. Mais qui donc attisa ces sentiments gé néreux, qui donc a soufflé dessus jusqu'à ce qu'ils aient pris feu ? Qui donc a, par la voix formidable de la presse, exalté l'opinion jusqu'à ce qu'elle s'imposât au pouvoir ? Qui ? Sinon ceux que lésait la guerre sou& -marine , ceux qui appréhendaient également la fai llite possible des alliés et l'hégémonie commerciale étrangère, bref tous ceux qui, leur pays jeté dans la guerre , verraient à la fois leurs craintes s'apaiser et leurs affaires s'accroître ?

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LA HOUILLE ROUGE G11nvi!le, 10 avril 1917. Pâques nous a ramenés à Gauville. Je n'y étais pas revenue depuis que mon fils est aux armées . . Chaque fois que je passe devant sa chambre vide , je revois notre séjour de f9i4, où nous étions tous deux seuls ici, où je l'ai sauvé de cette atroce typhorde acharnée à me le prendre, où j'ai appris la déclaration de guerre à son che­ vet de convalescent. Penser que j'ai pu l'arracher à la stupidité de la nature, et que je n'ai pas le droit de le disputer à la stupidité des hommes ! .. . J'ai revu Mm• Mitry, la fe mme de notre fer­ mier. Son fils unique est au front depuis un an . De tous ceux du village qui servaient dans l'in­ fanterie, il . est le seul qui vive encore. Cela semble à sa mère une sorte de miracle quoti­ dien ... Qui la comprendrait, qui la plaindrait mieux que moi ? Elle vit, comme moi, de lettre en lettre. Depuis une semaine, elle n'en a pas reçu. Peut­ être, par une de ces cruelles mesures dont on invoque ' en haut lieu la nécessité, a-t-on sus-

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70 LA HOUILLE ROUGE pendu la corres pondance des soldats aux appro­ ches de l'ollensive ? Quand nous avons quitté Paris, on ne parlait autour de moi que de cette tentative imminente et décisive. Mais j'ai laissé Mm• Mitry dans l'igno­ rn nce. Ils savent trop bien, dans les campagnes, que leurs enfants périssent surtout dans ces grands massacres à date fixée. C'est aux jours d'offensive que s'allonge la liste de leurs mort s. Elle m'a donné à lire la dernière lettre de son fils. J'en ai recopié un fragment. Quelle révolte désespérée ! Et pourtant, il était simple et doux, ce petit. « En première ligne, nous avions cha­ cun un petit morceau de viande, et une boîte de sardines pour quatorze. Avec cela, monter la garde et rester huit jours sans dormir. Nous sommes descendus en réserve le 20 à 3 heures du matin. Le 20 au soir, il fallut remonter tra­ vailler en première ligne. Nous ne tenions plus debout. Nous avons refusé. On nous a promis le Conseil de Guerre. Mais rien ne nous fait !feur. On ne peut pas nous rendre plus malhe ureux . On nous traite d'anarchistes. On le serait à moins. S'ils veulent qu'on y reste tous, ils n'ont qu'à le dire . Ceux qui disent que le moral est bon ne viennent pas le demander aux poilus de première ligne. »

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LA HOUILLE ROUGE 71 Les journaux ne publient que des lettres en fan fa re. Ils éto uffent ces plaintes . Comment la foule ne se résignerait-elle pas à la guerre, dont on ne lui montre que Ja face héroïque , dont on lui cache les indicibles misères? Mais voiler l'hor­ reur vraie de la guerre actuelle, n'est-ce pas pré­ parer les guerres futures ? Ganville, 11 avril 1917. Dans son message du 4 avril au Con grès, le président Wilson déclarait que les Alliés ne traiteraient pas avec les Hohenzollern . On est donc en droit d'espérer que le peuple allemand , afin d'obtenir la paix, se débarrassera de son empereur . Déjà, sous l'influence de la Révolu­ tion russe, le Reichstag a réclamé de profondes r.éformes · politiques . Mais, chez nous, les parti­ sans de la guerre indéfinie font bonne garde . Quoi ? L'abdication du kaiser arrêterait le. mas ­ sacre ? Ils voient le péril et renouvellent leur tactique, qui consiste à . frapper d'avance de sus­ picion tout espoir de paix . « La révolution alle­ mande, font-ils écrire dans leurs journaux, sera 4

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LA HOUILLE ROUGE tru quée , m 11.q uillée , camouflée. Destinée à sau ver le kaiser , d'accord avec lui, elle ne sera qu'une duperie. Il ne faudra pas y croire. » Paris 1!i avril rnn. H.etour à Paris. Mal gl'é mor, Je pense à cette (lélinition du secret par un e n fant : « Un secret, c'est quelque chose que tout le monde se dit tout bas. ll Tout le monde, en effet, parle de l'offen­ sive , qui doit rester secrèl.e . Chucun apporte son butin. On donne les emp lacements, les e ffe c tifs , les buts, la date et l'heure . Elle fut d'abord fixée au 12 avril, à 9 heures du mali n. Mais des voies ferrées, établies sur de la nei ge durcie, s'effondrai ent au dégel . Le génie demandait cinq jours pour les réparer. De leur côté, les Anglais , devant Arras, s'étaient. lancés /. ( sans attendre , afin d'o bten ir un effet de surl'rise. Le temps p ressait. On sauta par-d��� us le .ven­ dredi , qui tombait un 13, on choisit le samedi U, en lln le lundi 16, aujourd 'hui même. Des sacri­ fices q u 'e ntraî nera cette entre prise, naturelle­ ment, pas un mot . L'insensibilité à la mort des

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LA HOUILLE ROUGE 73 autres est absolue. Mais on entend (( C'est la décision, c'est la grande bataille, c'est la rup­ ture. Tout est prêt. » On afiiche de la confiance. Po urtant, les visages et les propos sont fébriles. A vrai dire , il y a dans l'air d'autres rais ons de nervosité . Des délégués de tous les social istes belligé­ rants doivent se rencontrer à Stockholm le mois prochain. Que de malentendus dissiperait une tel le réunion ! Comme elle hàterait la fi n de la guerre. . . Aussi, la presse orthodoxe dénonce cette « manœuvre l> d'un ton de fureur inouï. D'autre part, le gouvernement provisoire russe , qui reconnaît le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et s'interdit toute annexion, a reçu des oITres officieuses de l'Autriche . Il inclinerait vers la paix . Aussi lui a-t-on dépêché de Paris un socialiste notoire et patenté, qui va réveiller ces vision naires et leur montrer le péril qu'ils côtoient. On va leur déclarer que s'ils font fa . paix avec les Empires Centraux, ils auront la guerre avec le Japo n. Qu'ils choisissent. On va les enfermer dans un dilemme, en attendant mieux.

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74 LA HOUILLE ROUGE 19 avril 1917. Ilien que les communiqués pavoisent, on a su dès le i 7 que la tentative de rupture avait échoué. Elle s'achève. Tous ceux qui, à un titre quel­ co nque, ont assisté à ce vain massacre, sont imprégnés de la même horreur . Certaines unités auraient perdu la moitié, les deux tiers de leur effectif. An téléphone, afin de nous faire con­ naît re les pertes totales sans citer de chiffres, un de nos amis nous dit tranquillement : « La population de Troyes. » So us le coup de la déception, les cœurs se lib�rent. On conte maintenant le fa meux Co nseil du 6 avril à Compiègne, où fut décidée l'offen­ sive . Les militaires étaient partagés. Un des futurs exécutants afl irmait bien sa confiance · dans son étoile, étalait ses dét:isions,, _ �out l'ave­ nir prévu et fixé dans �es ordres, assurait qu'il prendrait l'apéritif ù Laon le premier soir. Mais les commandants de groupes d'armées doutaient d'une victoire stratégique . L'un d'eux s'entendit même âprement rabrouer : «Sans doute, général,

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LA HOUILLE ROUGE 75 parce que vous n'avez jamais remporté de vic­ toire stratégique l> . Devant ce manque de foi, le chef su prème aura it menacé de sa démissio n. Puis on s'évada de la te chnique. Abandon ner l'offe nsive, ne serait-ce pas décourager les sol­ dats, gorgés d'espéra nce ? Ne serait-ce pas per­ mettre aux Allemands de frapper où bon leur se mble rait un fr ont dégarni ? L'exten sion de la gue r�e sous-marine permettrait-elle une longue pa tience ? Enfin, une ilpre voix fit valoir lïntérèt d' une victoire purement nationale, remportée ava nt l'arrivée des Américuins, et qui ne leur dût r1en .. . Auj ourd'h ui, les excuses pleuvent. J'e nte nds des lam beaux de phrases : l'abstention russe ; le repli allemand ; la préparation insuffi.sante , qui laissait in tactes les défenses. et les mitrailleuses ennemies ; le mauvais te mps, dont souffr it l'ob­ servatio il aérienne ; les ordres d'opérations d'une armée découverts par les Allemands, dix j o u rs avant f'attaque, sur le cJ.davre d'un sergent. . . Que sais-je encore? Bref, la bataille apaisée, sur les morts innom­ brables une vilaine clameur s'élève, tout u n croassement où s'entrechoq nent les intérêts poli­ tiques et les ambitions militaires, les vanités déçue s et les responsabilités inquiètes ..•

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76 LA HOUILLE ROUGE 21 avril 1917. La Censure déploie, dans la guerre à la Paix , le même zèle qu'.a u premier jour. On a célébré récemment, dans la basilique de Sain t-Denis , une cérémonie destinée à obtenir la fi n victo­ rieuse des hostilités . Un journal voulut la signaler sous le titre : « La guerre va finir ». En dernière heure, on ne lui laissa que : « La guerre va ... )) Une autre fe uille intitulait le compte re ndn fa ntaisiste d'un spectacle de marionnettes : « Guignol veut la paix )> . On l'amputa. Il dut imprimer : « Guignol veut la.. . )> Le mot abhorré ne doit pas être placé sous les yeux du lecteur. La censure ne laisse pas écrire que « la guerre est la folie de l'humanité ». Mieux encore . L'é'c ri­ vain anglais Normann Angell a publié ta Grande Illusion. Pour lui, l'illusion consiste à croire que la guerre peut procurer des conquêtes profi­ tables. La censure interdit d'approuver Normann Angell . Elle ne veut pas que la guerre de con­ quêtes soit une illusion !

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LA HOUILLE ROUGE 77 Cette même censure laisse passer les rumeurs les plus baro ques, lorsqu'elles servent la haine . D'après une information qui a fait le tour de la presse et qui a soulevé des commentaires faciles ù imu giner, les Allemands tireraient de la glycé­ rine et de la graisse des cadavres de leurs sol­ dats ... Un traducteur tendancieux avait confondu Jes cadavres des animaux et ceux des soldats . 22 uvril 1917. On jouait cet après-midi Shylock - personni­ fié par l'admirable Gémier - en l'honneur de la Société Shakespeare . La représentatio n, qui devait s'achever vers cinq heures, se prolongea jusqu'à sept heures. Le rideau tombé , l'orchestre attaqua .une Marseillaise imprévue, tandis que quelques spectateurs, fort en retard, se hàtaient déjà vers la sortie. Au bord d'une loge, une dame impérieuse les immobilisa, en décré tant d'une voix forte qu'on ne bougeait pas pen'dant la Marseillai'se. L'incident est menu, mais signi­ !lcatif. Dans quel temple, au cours de q uellc cérémonie, même au moment le plus recueilli,

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78 LA llOUll.LE HOUCE in terdirait-on ù quelques fi.dèles de se retirer discrètement ? En réalité, un no uveau cul te s'installe, ombrageux, intolérant, faro uche. Avez- vous remurq ué qu'un homme peut déni­ grer impunément sa province, sa ville , sa mai­ son, sa fa mille, ses amis, sa maîtresse , mais qu'il n'a pas le droi t de risquer la moindre cri­ tiq ue sur sà. patrie ? Elle n'a pas de trave rs. Elle a to n ies les ve rtus. Elle est divine. Le patriotism<' devient la plus som bre des religions. N ullc n'exigea tant de victimes.

!.3 avril JD17.

J(fffr e, accompagné de Viviani , débarque ù Ncw-Yorlc On pressa la remise de son bi'tton de maréchal afin qu'il pi'tt l'em porter en voyage . Sans duüte récoltera-t-il en Amérique un regai'ii d'ovations. Non pas qu'il ait tout à filii cessé d'ètre populaire ici . Pendant sa promenade ma­ tinale au Bois, bien d·es mè res , sur son passage , quête nt pour leur progéniture une auguste caresse. On �·a dit qu'il distribuait parfois des montres aux petits enfants. Un de ces bambins,

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LA IlOUILLE ROUGI� 7!) ébloui par les étoiles qui constellent la manche du maréchal, s'est écrié : « Oh ! maman : la Grande Ourse ! » 25 avril 1917. A partir d'aujourd'hui on n'a plus le droit de manger de viande le . soir. Les boucheries ferment à une heure après-midi. Cette mes ure ne fr appe en réalité que les restaurants. Ete11core les établisse ments de luxe sauront-ils y échap­ per. Elle épro uve surto ut les res ta urants popu­ laires, les gros appé tits des travailleurs man uels. La bourgeoisie, qui d'aille urs s'approvisionnera le ma lin pour le soir, accepte stoïq uemen t cette restrict.ion nouvelle. Notre ami Villequier, qui ne cesse pas d'être héroïque, m'a déclaré d'un ton agre � sif que tout Français po11vait perdre Îîn l 'uuémeut la moitié de son poids. -A ce moment-l à, mon cher Villequier , nous serons vraiment devenus le peuple le plus léger du monde.

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80 LA HOUILLE ROUGE 28 avri l '1917. Millième jour de guerre ! .. . A ce tte occasion, la grosse presse a consulté l'opinion, cette opi­ nio n qu'elle a faite. Naturellement, elle ne rap­ porte que des propos d'un e orthodoxie fa rouche, des appels à la guerre sans fi n. É co utez le petit bourgeois : « Nous avo ns été attaq ués. Nous serio ns propres si nous lftchio ns la partie ! » La pauvre veuve : « On sait bien qu'il fa ut les chasser et leur faire payer le plus cher possible tous leurs crimes . »Le modeste débitant , derrière son comp­ toir : << Vaincre à tout prix , sans s'occuper du reste. ll Le glorieux blessé : « Nous savo ns tous pourquoi nous nous ba t.to ns. Vous voyf'z comment ils m'ont arrangé ? Si c'e:;t permis ! Ils ne seront jamais punis comme ils le méritent. Le temps n'y fait rie n. l> L'hérnïque ouvrière €1.e guerre : « Y a-t-il une seule Française qui veuille la paix sans la vic toire? S'il y en avait, je ne sais pas ce qu'on devrait)eur faire. Je mépriserais mon pays, s'il n'allait pas jusq u'au bout. l> Quelle unanimité ! Et pourtant. . . Malgré la

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LA HOUILLE nOUGE 81 toute- puissante oppression du pouvoir, des révoltl's désespérées secouent le monde ouvr ier. Malgré le res pect humain, la crainte de paraître tiède Où sus pect, de ne pas «dire comme tout le monde )) , des soupirs mon lent de l'énorme masse populaire. Dans la rue, en wa go n, dans les maga­ sins, on surprend de timides cris de pitié : « As sez de sacrilices. .. La paix... La fi n, vivement la fin. )) Ces plaintes , nos journalis tes les ont certaine­ ment enlendLtes, s'ils ont vraiment écouté L1 fo ule. Mais ils ne les ont pas rap portées. Ils ne pouvai'ent pas les rapp o1'ter. Et c'est une fois de plus la sophisticatio11, la drogue em poisonnée . Jamais, jamais on ne se reudra suffisamment compte de la duperie abominable dont la foule fut la victime quotidienne. Elle ne voit qu'une face des choses. Elle n'entend qu'un son. Elle ne co nnaît qu'une version du dram e. On voile l'au tre face , on étouffe l'autre son, on tait l'a utre ver­ sio 11. Quelle mentalité résisterait donc à ce trai­ teme nt infligé tous les jours , (l epuis mm· _, jours?

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82 LA HO UILLE ROUGE 5 mai 191i. .Jo ffre retrouve bien en Amérique une popu­ larité toute neuve . Ce ne sont qu'accolades et baise-mains. On est résolu, là-bas, à tout admirer de lui. Son unique discours en anglais - juste cinq mots, « I do not speak english », pour déclarer qu'il ne parlait pas anglais -a déchaîné du délire. Mais l'entho usias me devint indicible lorsqu'on apprit que son train avait déraillé pendant son repas et qu'en pleine catastrophe il avait imperturbablement continué de manger . 10 mai 1917• . � '.. Singulière situation, celle des officiers russes attachés, à Paris, aux diverses commissions interalliées . Ils ne recoivent plus de nouvelles de leur famille ni de leur pays. Ils savent uni­ quement de la révolution ce que nos journaux

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LA HOUILLE ROUGE 83 en laissent connaître . Les voilà bien informés ! L'un d'eux disait devant moi d'un tou go uaillt->ur : « Doue, nous avons quatre gouvernements : le provisoire, le tzariste, fa Douma, les Comités ouvriers. Et encore ces derniers sont-ils scindés par un schisme . ll 15 mai 1911. Le gén éral Pétain aura vite avancé. Major général de puis quinze jours, le voici généra­ lissime, bien qu'il se soit attiré l'hostilité d'un vindicatif personnage dont dépendait son sort. On dit qu'il est plus ménager que d'autres de Ja vie des soldats . C'est tout ce que j'en veux savoir . Foch l'a remplacé comme major général. Depuis une quinzaine, on parlait de ces chan­ gements . � 'entreprise avortée du :16 avril a été suivie d'offe nsives « d'usure l> - où d'ailleurs l'assaillant s'use plus que !'assailli - qui de­ vaient aider l'effort anglais. On m'a écrit qu'èlles représentaient aussi, pour les grands chefs du moment, une sorte d'épreuve et qu'ils eussent évité la disgrâce s'ils s'en étaient tirés victorieu­ sement. Non, non, je ne m'accoutume pas à la

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84 LA HOUILLE ROUGE pensée que le massacre de milliers d'hommes puisse servir l 'a m bition de quelques-uns. Pour­ tant, c'est l'image mème de la guerre . .. 17 mai '1917. (l uel le est donc cette rumeur persistante d'une pai x séparée de l'Autriche ? .Je l ' ai déj;'t notée. Aujourd'hui, un Lémoin véri1lique, relotH d'Angleterre, m'a11irme que Lloyd George, dan s l'intimité, se flatte de préparer cette pai x . Et il faut b ie n que ce bruit soit clans l'air, car déj:\ l'arde ur patriotique des chansonniers montmar­ tr ois s'en alarme. L'un de ces Tyrtées de taverne raille lïn:pératrice d'Autriche, soupçonnée cl'in­ te r1tior1s pacifiques . Il déclare que son prénom de Zita évoque moins la paix que la rue de la Paix. Que cela est donc délicat et léger 1 /. ' ,.. 20 mai 1917. Au Grand�Palais, on traite les blessés par la mécanothérapie. Beaucou p d'entre eux s 'e s- '

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LA HOUILLE ROUGE 85 sayent à marcher dans les Champs-É lysées. Et c'est , dans ce décor �dorable, sous les marro n­ niers illuminés de fleurs , dans cette fête du printem ps, le plus affreux dé lilé de silhouettes convulsées et tordues . L'un de ces hommes est obligé de lancer et de détendre brusquement la jambe à chaque pas, dans un perpétuel 11. jeté >> de danseuse. Un autre marche · 1es deux genoux complètement pliés, comme ces acteurs qui jouent les vieillards. Et son visage a vi ngt ans. Les petits enfants courent gaî me nt parmi ces déchets d'humanité . Ils fo uettent leurs sabots qui parfois s'égarent entre les pauvres jambes inlirmcs. Ils ne s'en émeuvent pas plus que s'ils heurtaie nt un passant valide ou un arbre. 21 mai 1917. Maintenant, on a décidé de supprimer la viande, non plus tous les soirs, mais deux jours par semaine , où les bo ucheries seront fe rmées. C'était aujourd'hui le premier jour maigre. Natu­ rellement, tout le monde prit hier les boucheries d'assaut, afin de s'approvisionner pour deux

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86 LA HOUILLE ROUGE jours . Les cuisinières racontent leurs ex pl oits . Les bouchers mirent la viande aux enchères. La hau s:;e l'ut é11orme. On s'arrachait, on se volait les morceaux . Dès dix heures du matin, il ne restait rien, nulle part. On signale des troubles véritables. 11 va <l e soi que les restrictions, ainsi tour­ nées, sont allègrement supportées. On afliche un entrain q ue l'on juge héroïque. Dans une de ces rev ues de music-hall dont mon mari raffole, une div ette se taille un succès en proclamant, sur l'air de « Au tem ps des Cerises », que nous regrl'ltcrons le te mps des crises. üui, la paix et l'abo ndance reve n u es , ou regrettera les glo­ rieuses privations de laguerre. El la salle éclate d'e11 Lhousiasme. Chac u n se sent magnanime, le derrière dans son fa uteuil . 22 nrni 1917. L'i ngénieur Griset, q ui revient des États-Unis, rac o n te qu'il a rencontré pa·rtout l'accueil le plu s enthousias te. Il su ffit d'être Français pour être reçu à bras ouverts , porte ouverte, cmssc ouverte. L 'argent s'offrè à torrent.

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T,A HOUILLE ROUGE 87 11 disait aussi la fi èvre belliqueuse qui a ga gné les Américains , leurs préparatifs colossaux, leur ardeur de grands en fants qui vont enfiu jouer aux soldats . Les femmes �e réjouissent d'ètre habillées en infirmières . Elles souh.. itent que des sous-marins allemands s'approchent des côtes ! « afin qu'il y ait des blessés à soigner. ' l> Mai s nos journaux, nos magazines , leur ont donné de la guerre de_s peint ures tellement em­ bellies , te llement idéalisées , que les Américai us n'ont aucun soupçon de l'atroce réalité. En voici une preuve typiq11e. A travers ces descrip­ tio 11s, le séjour en première ligne leur apparaît si co nfor table, �ue l'un d'eux a pu de mander à Griset' si les tranchées étaient pourvues de salles de bain. 25 mai 1917. Beaucoup de grèves · depuis quelques jours . D'abord , celle des petites ouvrières de la mode et de la co uture, les « midinettes ». Leurs cor­ tège s parcourent le quartier de l'Opéra . La plu­ part sont jeunes, coquettes, en ;(( tailleur » bleu

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88 LA HOUILLE ROUGE marine. Elles rient . Elles chantent. Ou bien, sur l'air des « Lampions », elles réclament : « Nos vingt sous, nos vi ngt sous. » D'autres corps de métier ont suivi . Aujour­ d'hui, par hasard, j'ai assisté à des manifesta­ tio ns plus graves, vers la place de la Ré pub lique. Le boulevard, en ces parages, avait un as pect inaccoutumé. De ci, de là, sur le trottoir, un vieux chanteur, accompagné par deux ou trois violons, au milieu d'un cercle religieux d'audi­ te urs, disait une chanson qui s'achevait par : « Vive la grève. » ' Sur la place , même effervescence . Des cor­ tèges se forment à la Bo urse du Travail, to ute proche. Des pancartes , à l'extrémité d'un bù.ton so uvent orné d'un bouquet, servent de signe de ralliement : « Ilijoutières . Fleuristes. Plumas­ sières. » Une petite troupe passe, ardente et sévère . Beauco up de très jeunes hommes, l'insigne de la croix de guerre ou des réformés au , ..veston. Ce sont des grévistes, employés de- resta urants ou de cafés. Ils s'arrêtent devant chaq ue établis­ sement encore ouvert, afin d'entraîner le i�rs ca m arades . Un gro upe y pénètre. - Les autres crient : « Tabliers 1 Tabliers ! » Les délégués seirtent, annoncent que le personnel se met en

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LA HOUILLE ROUGE 89 grève . On les acclame . Les consommateurs quittent vivement la terrasse. Des grévistes rangent les verres, les porte-allumettes , recu­ lent les tables et les chaises, soucieux d'éviter tout vol et tout dégât. La devanture de fer tombe à grand bruit. L'opération n'a pas duré cinq minutes . Cepe ndant des femmes en cheveux se carrent à la terrasse abando nnée , l'air fier et riant. D'autres , le visage fa rouche, crient et gesti­ culent. On pense & des scènes révolutionnaires . On sent la force irrésistible de la fo ule . Ces manifestations ne se déroulent pas tou­ jours aussi paisiblement. Même les cortèges de rieuses midinettes ont provoqué des échauffou­ rées . Un souffle d'émeute passe sur les quartiers excentriq ues. A Ménilmontant, à Belleville, on a contraiut des autos de luxe à rebrousser ch emin . Ce matin, des cafés ont été saccagés à la gare de l'Est. Mais les journaux n'en soufflent pas mot: La censure cède à la fa cile tentation d'effa cer toute ombre au tableau .

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90 LA ROUILLE ROUGE 28 mai 1917. Hier di manche, le congrès socialisle a décidé, à la quasi-unanimilé, l'envoi de délé�ués fran­ çais à la conférence de Stockholm, qui doit réu­ nir les représentants de tous les be11igérants. Paron m'a conté cette grande séance . Deux dépulés qui rentrent de Russie, Cachin et Mou let, ont décidé du vote. Ils ont établi que la co nvo­ ca lion à Stockholm venait des Russes et non pas des Allemands , comme le prétendait la presse orthodoxe, acharnée contre cette co nfére nce . Ils ont montré que les délégués français pourraient u Lile ment défendre leur pays contre l'acc usation d'impérialisme et ùémasquer le� arrière- p ensées de conq uêtes de leurs rivaux ; tandis que leur absence laisserait face à face les [f osses et- lès Allemands . Majoritaires et minoritaires. se sont unis aux cris de : « Vive Jaurès ! » Cette récou­ cil iation n'était pas sans gra ndeur. Les socia­ listes de gouver nemen t sont eux-mêmes acq uis à la conférence de Stockholm. La foule qui stationnait devant l'HôtelModerne,

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J, A HOUI.LLE ROUGE 91 oü se tenait le congrès, a salué de fo lles ova­ tions la proclwmatiou du vote. Paro n exulte. Il dit que celle conférence peut être le plns grand événement de la G uerre. Mon ento urage paraît consterné. · 2juin 1917. Ainsi, les socialistes français n'iro nt pas à Stockholm ! Encore une chance de paix qui s'éva.:. . nouit. Moi qui me ttais un si grand es poir dans cette réunion... Les pas seports sont refusés . Ribot l'a déclaré hier ve ndredi à la tribune, avant le comité secret. Narquois, il a mèrne aj outé qu'il interdirait aux délégués fra nçais d'aller à Pétrograd, aussi longtemps qu'ils ris1ucraient de renco n trer en ro ute des Allemands délégués à Stockholm. Or, on assure, dans les milieux socialistes , qu'il avait promis jeudi ces mèmes passe ports qu'il a refusés le vendredi. Il s'est déj ugé. Sans doute a-t-il céd é aux formidables pressions qui ont pesé sur lui. Tant de gens avaient intérêt à empêcher cette Gonférence . .. D'abord, qui sait si des documents ,

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92 LA HOUILLE ROUGE tirés des archives russes, n.'y auraient pas vu le grand jour? Message imprudent de quelque chef d'É tat, correspondance diplomatique, impatiente et belliqueuse, tractations secrètes, qui eussent donn é aux origines de la guerre une physionomie nouvelle . Tous ceux qui se sentaient menacés par cette divulgation devaient être prêts à tout pour l'interdire. Puis, de la lumière eût jailli de cette confron­ tation internationale. Elle a-urait dissipé des erreurs , des préjugés, des fictions, dont la foule est nourrie. Par là, elle aurait hftté la paix. Non pas la paix des dirigeants , avec annexions et indemnités, mais la paix des dirigés , sans annexions ni indemnités. Voilà surtout la coe.damnation de la confé­ rence. Car , au fo nd , la vraie lutte n'est plus en tre les nations belligérantes. Elle est, dans chaque pays, entre ces deux partis . L'un, qui détien t loutes les forces, tous les pouvoirs ; l'autre dont on bâillonne les cris de souffrance. Ceux qui durent et ceux qui endure nt. La bataille autour de Stockholm 11•-e· st qu'une des péripéties de ce grand drame. Aussi, que d'efforts acharnés contre cette réunion ... Ah ! la guerre à la paix est fortement conduite . Toute la grande presse a donné, au

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LA llOUILLE ROUGE ,93 . signal de ses inspirateurs. Malgré l'adhésion des Bel?;es, le concours actif de neutres comme les Hol landais et les Scandinaves,. on représente Stockholm comme une entreprise allema111ie, montée par les socialistes modérés , au service du Kaiser. Dès que se produit une abstention isolée,· on généralise : « Vous voyez, personne n'y va. » On. tripote les textes. Des extrémistes russes décl arent-ils1 se désintéresser de l'Alsace -Lor­ raine ? On impute aussitôt ce propos au gouvet· ­ nement régulier. On imprime que les R11sses veulent régler la paix d'a près le statu quo, c'est­ à-dire d'a près la position actuelle des bell igé- · rants, alors qu'ils veulent la régler d'après le statu quo ante bellum , c'est-à-dire d'après la situation géographique d'avant-guerre . Les denx mots ante bellum sont tombés à la transmissio n télégra phique, comme par hasard .· Puis l'Institut, le Sénat , toutes les grandes phalanges conservatrices , ont assiégé le pr:e mier ministre encore hésitant. Un de ses collègues du Cabinèt l'a menacé de sa démissio n. Le Haut Commandement a déclaré que les soldats croi­ raient à la paix prochaine si la conférence se ré.unissait et qu'il ne répondrait plus des tro u pes quand cette espérance serait deçue. Les É tats­ Unis , jugeant cette tentative inopportune au

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94 LA HOUILLE ROUGE moment où ils développent leur effort militaire, auraient mis leur veto à la conférence. Enfin le bruit a couru qu'un message présidentiel demanderait au Sénat la dissol ution de la Cha mbre, si les passeports étaient signés . Ils n'ont pas été signés . . . Tous ceux qu'ani­ ment à la fois la haine du socialisme et l'amour de la guerre triomphent, exultent ; leur presse félicite Ribot de son « admirable redressement >> . Je regardais ce soir Madeleine Delaplane dans son salon. Née Foucard, elle appartient à l'une de ces fortes fa milles q•1i, dep uis ce nt ans, admi­ nis trent la peine des au tres . Elle expliqllait à son mari, le banquier Delaplane , et à son patito, l'héroïque Vilquier, la miraculeuse volte-face du premier ministre. L'œil dur, la voix sèche, la main en couperet de guillotine, elle disait : « Ils n'iront même pas à Pétrograd avant que les Alle­ mands ne soient rev enus de Stockh olm. » Cetle fe mme aride et congelée éprouvait une véri­ table jo uissance, pour la première fois de. sa vie . , .-. �: • 3 juin 1917. Stupeur 1 ! Ainsi, ça n'était pas , comme no us

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LA HOUILLE ROUGE 95 le croyions tous, l'Alsace de 1871, l'Alsace qui nous fut arrachée par les Allemands, que nous revendiquons ! ... Non, c'est l'Alsace de i8i4, la plus grande Alsace, l'Alsace étendue à la vallée de la Sarre, jusqu'au Rhin. C'est le grand rêve des métallurgistes. Ils n.e s.' en cachai ent même plus. Je revois encore, en 'avril dernier, un Par on blême, nerveux , narines pincées , mrétalant sous les yeux quelques lignes de journal collées sur un morceau de papier . C'était le vœu d'un Co ngrès minier, réuni à l'oc­ casion de la Foire de Lyon, qui réclàmait ouver­ tement la Sarre « afin de ne pas accroitre les - achats de houill� à l'étranger. » Les hauts four­ neaux allemands convoitaient Briey. Dans l'autre camp, on convoitait la Sarre, en attendant la Ruhr. Et cette plus grande Alsace est devenue l'un des buts de guerre ... On l'a appris hier, au Comité secret. Rien n'est moins secret qu'un comité secret. Ces réu­ nions éveillent plus de curiosité que les séances publiques. Bien des députés se taillent un succès en les contant le soir, en famille ou ailleurft. Donc, o n a su hier qu'un ancien ministre fr ançais avait soumis à l'assentiment du tzar, cri février dernier, un accord franco-anglais sur les buts de guerre. Constantinople était promis 5

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LA HOUILLE ROUGE dep uis longte mps aux Russes ; il était juste d'as ­ surer aux autres alliés des avantages équivalents. Rihot dut donner lecture de ce docu ment, tiré sans doute des archives tzaristes par le nouveau go uvernement russe . . La France recevait en par­ tage , non seulement l'Alsace de 1814, mais enwre la Syrie , terre promise à de pieuses inlluences et aux entreprei;ieurs de voies fe rrées, et enfin le Kurd istan. La plupart des députés ignoraient jusqu'à l'exist ence de ce dernier pays . Pendant une suspension de séance, ils se ruèrent 1bns les couloirs , afln de le découvrir sur les grandes cartes murales . Mon mari acc ueillit ces stupéfiantes nouvelles de fo rt méchante humeur. Il semblait con na ître l'accord franco-anglais de février dei-n ier. Mais il était f1 1rieux q u'on l'eCtt divulgué, surtout qu'on eût ouvertement parlé des charbo nnages de la Sarre et de la rive gauche du Rhin. C'était inutile et s t u pide. Il en prit à témoin le sénateur Foucard et le petit père Butat, le directeur�du puissant journal le Bonjour. N'aurai t-en. pas dCt se borner à cette fo rmule inattaquable : « La séc urité assurée de notre frontière de l'Est ? >>

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LA HOUILLE ROUGE '97 6 juin 1917. · On murmure que des mutineries auraient éclat é au front : soldats s'adjugeant des permis­ sions , officiers molestés, troupes en marche sur Paris. A la fin de la séance d'avant-hier, au comité secret, le député Laval, fort ému, donna lecture d'une lettre qui annonçait la rébellion d'une division entière . Quelles sont les causes de ces mouvements ? Il fa ut attendre. Bien entend u, les journaux sont muets . 'ï juin 1917. Apre , ingénieuse à prolonger la guerre tout en masquant ses buts véritables, la presse lance des formules que la foule accepte : « Il ne faut pas qu'il y ait eu tant de morts pour rien. » Mais ceux qui pro pagent, ceux qui acceptent une telle devise, se rendent-ils compte qu'ils exigent ainsi

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98 LA HOUILLE ROUGE autant d'autres morts ? On me cite une jeu ne fille q ui récl ame une guerre illimitée afin qu({ son liancé n'ait pas été t ué pour rien. Elle veut donc que d'autres jeunes fi lles perdent a u s si leur fiancé ? Un orateur de carrière vient de pronon­ cer cette parole : « 11 ne faut pas qne les fils de nos fils périssent dans de tels co nflits. » Il aime mieux que nos fils périssent tout d roit dans le co nllit actuel. Quoi ? Toujonrs exiger le m assacre certain pour éviter le massacre i11certai n? Ces cruel s raisonnements de Gribouille continuent Je me confondre. 12 juin 1917. Tous les récits de rébellion concordent à peu prè s . Des ofl lciers houspillés dans la nuit tom­ bante ; d'autres, hués dans le wagon qui les emporte en j) errnission ; un généra l emmené de force dans les tranchées. lei, -WO �oldu ts en révolte se j e tte n t dans un vil l�ge : nourris par les habitants , cernés par la cavalerie, trahis par quelq ues camarades , ils �e rendent le cinq uième jour. Ailleurs,. .les soldats et les C<Lp oraux d'un 1:égiment se choisissent des chefs dans leurs

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LA HOUILLE ROUGE 99 rangs et se dis posent à marcher sur Pari s, afin de manifester devant la Chambre ; on laisse les sacs ; on vide même les bidons, afin d'éviter le� cas d'ivresse ; on n'em porte que les grenades et les mitrailleuses ; mais la cavalerie en eut encore raiso n. Dans Soissons, toute une division est chambrée sous la me nace des bal!es. Ce n� sont là que des vues isol ées. Elles laissent deviner l'am pleur d'un ' so ulèvement qui, paraît-il, s'a-· paise . Le fi ls Foucard , qui revient du front, et dont la lucidité fr oide résiste à « l'es prit de guerre », m 'e x pliq uait aujourd'hui les causes multiples de mécontentement. En voici la liste , d'après lui : l'it1tervalle des permissions, souvent allongé bien au delà des qua tre mois réglementaires ; les tro p longues présences en première ligne après les at taques; les « repos ll , remplis d'exer­ cices fas tidieux, de marches brisantes , ram en•\s

\ la vie de caserne
fa vai ne et coliteuse affaire

du 16 avri l dernier ; le rejet des propositions tle paix de l'Allemagne du ·l 2 décembrn 1916 ; l'in­ terdiction de la conférence de Stockholm.

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iOO LA HOUILLE ROUGE 13 juin 1917. On se félicite autour de moi de l'abdication de Constantin, roi de Grèce . Notre gouvernement se flatte d'en être l'artisan. Il par:iît que les résistances de l'Angleterre et de l'Italie furent difficiles à vaincre. Les Anglais appréhe ndaient une républiqufl grecque. C'est curieux, dans cette guerre qui doit marquer l'avènement des démocraties, toute république nouvelle apparaît comme une catastrophe. 17 juin 1917. Depuis un mois, le pain est bluté à 85 °f� . Il est noir, gl uant, indigeste. Ces inconvénients seraient dus à une vé�étation microscopique qui s'y développe instantanément et qui, par sur­ croît, en détruit les principes nutritifs. Beau­ coup de gens souffre nt Je troubles intestinaux, mais s'en vantent comme d'une action d'éclat.

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LA HOUILLE ROUGE 101 « Une façon pour eux de connaître les tran­ chées », grommelle mon vieux Paron, à qui sa haine des héros de l'arrière arrache ce piètre jeu de mots . 22 juin 1917. Pour la première fois, les journaux parlent des rébellions. Mais c'est pour dénoncer la main de l'Allemagne et pour exiger de sévères répres­ s10ns. Hélas ! Pour sévir, on n'a pas attendu le signal de la presse. Ces exécutions me hantent. Je les vois. Combien a-t-on fusillé de ces malheureux? Impossible de savoir. Les uns disent seize , les autres cent, deux cents , quatre cents .. . Comment les a-t-on choisis ? Com ment les a-t -on jugés? Je sais seulement que, dep uis une quinzaine de jours , on leur a enlevé le droit de re courir à la révisi on. Qui les a fusillés ? On a dit : des Anna­ mites . Mais il s'est trouvé aussi des Français pour tirer sur leurs camarades , dont les pauvres corps . avaient bien reçu les douze balles. Oh ! la sur- horreur.. . Et je pense sans cesse à ce mot terrible d'un

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1.02 LA HOUILLE BOUGE des condamnés qu'on amenait devant Je peloton : « Au moir1s, je saurai pourquoi je meurs. » G juillet 1911. C'était hier l'Indé pendencc- Day, fê te natio nale des Etats-Unis . Joffre et Viviani assistaient au banquet qui couronna la journée. Un orateur américain rappela leur voyage triom phal et déclara que « le plus grand événement de la troisième année de gur rre était la conquête du l'Am érique par le maréchal JoITre ) . Mais, crai­ gnant <l'offe nser Viviani en le laissant dans l'ombre, il ajouta , . en se tournant ver·s lui : « ·•.. el par le maréchal de l'éloquence. » Par cette fête, les Américains célèbrent l'an­ nive rsaire de lem . indé penda11ce, qu'ils arra­ chèrent d ans le sa n g aux An glais, après sept aus d' une lutte impitoyable. Et les voici qC1i com ­ battent aujourd 'hui aux cotés des . 'Anglais . Un tel exem ple ne devrai t-il pas rnont�er combien les relations des peuples sont changeantes , tran­ sitoiref> ? En France, de Je anne d'Arc j us<l u' ;\ Fachoda, l' A nglai s ne fut-il pas l'ennemi même'?

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LA HOUILLE ROUGE 103 Le voici notre cordial allié. L'autre jour, l'hé­ roïq ue Villequfor déclarait devant moi : « Nous sommes latins, nous autres ... i> J'avais envie de lui ra ppeler que nous avions été élevés dans l'ad miration de Vercingétorix , qui perso nnifie la résistance à l'invasion de ces mêmes latins. E t ce nom de Français , dont nous sommes si fiers, ne porte-t-il pas la marque des . F rancs , venus d'O u t1;e-Rhin? Les haines évolurnt et les rares se mêlent. L'affreu x, c'est de prêcher l'anta go­ nisme des races et la fixité des haines . 0 la fragilité des dogmes éternels .. . 7 juillet 1917. Dans la boutique, for t achalandée, d'un mar­ chand de prime urs , on peut lire cette affiche : c: Défe1q;;e de pr ono ncer des paroles de critique ou de contrôle qui pourraient affai blir notre con fiance dans les chefs >> . Cette affiche est géniale . Elle dit, net et vile, la règle essentielle, observée par la presse et sui vie par la fo ule. Soyons muets, sourds , aveugles. Gardons da ns les chefs une confiance ro buste, inaltérable,

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104 LA HOUILLE ROUGE même s'ils ne la justifient pas. Soyons béats, souriants, sans souci des mille jeunes Français qui meurent chaque jour, depuis plus de mille jours . · La sérénité est de rigueur. Dans le quartier de l'Etcile, un bar s'ap pelait : « Tout. va bien ». Cen t pas plus loin, un autre bar s'est ouvert, qui s'est appelé :«Tout va mieux ll . Quelle vail­ lance, dans cette sure nchère d'optimisme ... 8 juillet 19li. L� Chambre vient encore de se réunir en Comité secre t. On y a donné d'affreux détails sur les ex écutions qui suivire nt les mutineries de mai. On a nommé ce général qui morigénait les mem bres d'un Conseil de guerre pour leur indulgence relative . On a lu à la tribune la lettre d'un jeune caporal, condam mé à m-O-J: t après tirage au sort parmi dix camarades. Cl\tle lettre n'était qu'un long cri d'innocence. Elle erra dans les burea ux. Le ca poral fut exécuté.. . On a cité le cas de ce soldat de dix-neuf ans dont les parents avaient été fusillés par les Allemands et

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LA HOUILLE ROUGE '.I05 qui lui-même avait été cité deux fois à l'ordre <lu jour. Il avait menacé son commandant pen­ dant les mutineries de Soissons. C'était la mort. Toutes les·tentatives d'obten ir sa gi·âce restèren t vai nes. Ceux qui pouvaient la lui acc order furent im placables. Le général en chef offr it tragiquement sa ùémissiou : « Sa tête ou lu mienne. » Le ministre de la Guerre aurait déclaré , pour justifier sa rigueur, qu'il ne restait plus, à un moment et sur un point donnés, entre Paris et le fr ont, qu'une division fidèle. �J ju illet 191î. Dans la séance publique qui suivit le Comité secret et qni se prolongea fort tard dans la nuit du 7 au 8, les discours ministériels ont encore stigmatisé Ja·paix d'épithètes accablantes. C'é tait comme un çoncours entre ks orateurs : « Paix qu 'on ne peut pas recevoir, qu'aucun Fmnçais ne peut entrevoir à c.ette heure ; paix que dicterait l'Allemagne ; paix qui serait pour la France un déshori neur ; paix d'abdication, htJ.milian te et. cri minelle ; paix qui serait le plus pesan t, le

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1.06 LA HOUILLE ROUGE plus odieux, le plus dégradant des servages ; paix qui serait la pierre du tombeau de nos espé­ rances. » Les plus sonores de ces formules étaient acclamées d'enthousiasme. Tous les députés se levaie nt. D'ailleurs, on les mettrait debout en agitant un drapeau d'enfant. Mais on m'assure que chacu n applaudit en séance les airs de bravoure par une sorte d'au­ tomatisme, par tactique sous le regard de l'en­ nemi et par souci du voisin. Dans les couloirs, la raison recouvrée, le masque déposé, la majo­ rité serait fa vorable à la paix ... Ainsi, la Chambre serait à l'image de la foule : tout bas, on appelle la fin ; tout haut, on la repousse. Mais cette orgueilleuse hypocrisie sert les prolongeurs de guerre . 10 juillet 19ii. Les vingt mille premiers Américains ont débarqué à Sain t-Nazaire. La ville n'en était pas prévenue. Aussi, la réception a-t-elle manqué d'entho usiasme et de drapeaux. Le soir , ces

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LA HOUILLE ROUGE i07 hommes font grand lapage dans le quartier mal fam é, malgré leur police, qui les mène à la matraq ue. Déjà, des légendes courent, sur les promptes méthodes des Américains. Ainsi, quand ils jettent leur dévolu sur des cham ps afin d'y éta­ blir leurs cantonnemen ts , en vain leur fait-on remarquer que ces champs ont des propriétaires et qu'une enquête serait au moins nécessaire. Ils répondent : « Nous prenons d'abord. Nous enquêtons après . 'JI Autre histoire. Un général américain, qui vo ulait téléphoner de Saint­ Nazaire à un bourg voisin , reçut un numéro d'ordre afin de prendre son tour. C'était le numéro 23 . Stupéfait de ces mœurs lentes et caduq ues, il fit lancer une ligne téléphonique entre les deux localités . Peut-être espérait-il avoir ainsi plus vite sa .communication. ' Leur général en chef, le général Pershing, est à Paris. Quand il porte un toast, il boit ten­ . dremen't à « notre France ll . Il séduit tous ceux qui l'ap prochent . Le charme américain succède au charme slave . On raconte qu'il a vaincu les Philippins sans coup férir, en démontrant à l'ennemi cerné qu'il ne lui restait plus qu'à se rendre . J'ai essayé cette anecdote sympathique dans un salon, en

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108 LA HOUILLE ROUG'E aj outan t qu'il devrait bien appliquer cette mé­ thode aux Allemands . Et une fois de plus, j'ai soulevé autour de moi la fr oide réprobation . On a tol lement exalté dans les esprits la g-loire mili­ taire, une fureur cruelle, que nul ne ve ut plus entendre parler d'un adversaire réduit à merci par un investissement rigoureux . Seul compte l'exploit de sang, dra peau au ve nt, sabre au clai r. Les matelots améri cains visitent Paris . Ils ont envahi les terrasses des cafés , sur les boulevards. Aurlacieux et sourian ts, ils fo nt des signPS ù tou tes les passantes. Car ils arrivent. évidem­ ment convaincus qu'il suffit d'avancer la main, pour cueillir toutes les Fra nçaises . Granville, 14 jui llet rnii. Je lis ici un disco urs de distributiç � de prix , _ pron oncé à Paris par Antonin Dubost, président du Sé nat : « L'Allemagne nous verse le perni­ cieux poison du pacifisme erémat uré, qui mar­ querait l'irrémédiable défaite de lu France . >> Et dix lignes plus loin : t< Cette manœ uvre de l'en-

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LA HOUILLE ROUGE 109 nem1 est l'aveu de sa défaite . » Alors , tout le monde est défait, l'ennemi, la France ? Com­ prenne qui pourra. Et c'est un des plus hauts • personnages de l'É tat qui tient ces propos dis­ cordants devant des enfants, dont l'âme est sen­ sible et crédule. Ah ! Quand les deuils seront estompés, dans le recul du temps, nos petits-fils s'amuseront bien de nous, en découvrant les stupéfiants bergers qui menaient notre p auvre troupeau . Ganville, 15 juillet 1917. • J'ap prends par les journaux la démission de Bethmann-Holweg , premier minis tre allemand dep uis le déb ut de la guerre. Toujours aux aguets d'une lueur d'es poir, je veux voir dans ce départ u _ n signe favorable. Déjà, la semame dernière, les catholiques et les socialistes alle­ mands se sont unis pour réclamer la paix . Le Conseil de la Couronne a dû congédier plusieurs ministres . Le régime craq ue. Il faut qu'il cro ule , pour que la guerre cesse. Les Américai ns n'ont­ ils pas fait de la disparition des Hohenzollern la condition de la paix ? Lloyd George, dans un

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HO LA HOUILLE ROUGE récent discours, n'a-t -il pas dit qu'il traiterait pl us vo lontiers avec une Allemagne démocra­ tisée ? Et, la preuve que l'édifice impéri a l se fis­ sure , que sa chute approche, c'est que nos pro­ lon geurs de guerre s'émeuvent. Les . journaux ren ouvellent une fois de plus leur tactique , jcttenl d'avance la sus picion sur les réformes, sur la révolution allemandes. «Autant de comé­ dies , clament-ils, d o n t nous ne devons pas èt re dupes . )> Songez à lem épouvante . Si le peuple all e­ mand, débarrassé de son Kaiser, se to urnait vers les Alliés : «Vous l'avez vou lu. C'est fa it. Traitons. ·)> Traiter? Avant que tous les buls promis ne soient atteints? Jamais. Ganvilk, ii juillet 191î. J'ai monfils..; G;tn YillP , 27 juillet '1917. Il est parti. .J'ai voulu rouvrir les journau:;,

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LA HOUILLE ROUGE . 111 . renouer la triste vie . .Je lis : « La paix préma­ turée ... >> Formule no.nvelle. La paix prematurée ! Après trois ans d'un massacre où périssent chaque jour mille jeunes Français ! Après trois ans d'une guerre sans exemple ! Oni, sa ns exemple ! Comparez à 1870. On est bien obligé de prendre les ch iffres allemands , puisque la Fra nce, seule par mi tous les belligérants, ne publie aucune perle. Offl ciellemen t, en 1870, les Alh�mands ont eu 28.000 mort s. Depuis ao ût i9H, toujours officiellement, ils en avouent J • .<!00.000 . Cinquante fois plus ! Une guerre Cin­ quante fois plus meurtrière, cinquante fois pl us sauvage , que celle de 1870. Et la paix serait pré maturée ! De temps en temps, la presse, qui entretien t, qui attise la haine d'un souffl e inlassable, forge un vo èab le nouveau pour flétrir les réfracta,ircs. Auj ourd'bui, elle les nommeles défaitis tes. Nul, sau f quelques misérables insensés , ne souha ite nat urelle . ment la défaite de son pays. Non. Les défaitistes, ce sont ceux qui ont horreur de la guerre en soi ; ceux ;\ qui la vie des autres a ppa­ raît plus précieuse que des annexions et des ind em nités, ceux qui refu se nt d'atteindre , par de nouvea ux sacrifices, des buts cupides, pavoisés de nobles ·coulems ; ceux à qui la paix actuelle

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112 LA HOUILLE ROUGE apparaît moins grosse de rancœurs et de re­ vanches, plus paùible que la paix future . Mal­ heur à eux ! Et les échansons, chargés d'enivrer la fo ule, marquent d'un mot igno ble ceux qui gardent un peu de raiso n. Ganvillc, 2 aolit 1917. D'une lettre de Paro n : « Oh ! Le boulevar<l , vers sept heures d'un soir d'été, à la quatrième année de guerre.. . Aux terrasses des cafés , où les vi olons ont reparu, c'est un incroyable déchaînement de vie et de plaisir. Des permis­ sionnaires, qui fl ambent en dix jours les réserves d'ardeur et d'argent acc umulées en quatre mois . De jeunes officiers, passementés des signes de la gloire , crava tés de satin blanc, le cul ouver t, les jambes guêtrées de hautes bottes fauves, pro mènent des filles éclatantes, Ie.s ..étreig nent, les pétrissent, leur parlent dans la bo uche. Et les autos , où les couples s'aspirent et se pftment , sont autant d'alcôves ouvertes sur la rue. « Sur le trottoir, des catins coiffées de cha ­ peaux en forme d'ombrelle ou de marmite, la

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LA HOUILLE ROUGE 113 jupe au genou, le sein nu, le bas transparent , la face peinte ; des alliés, !'Anglais musclé, !'Américain hardi, le Belge gras, le Portugais fa tal, le Russe tout en bottes ; des rastaquouères boucanés ; des éphèbes en veston pincé, la gorge avantageuse ; et, roulant à travers cette foule faisa ndée, le soldat ivre, amputé, terrible, qui mendie un sou, une cigarette, et qui éructe : « La paix... la paix... l> Ganville, 7 aotît 1917. Grosse agitation autour du referendum pour l'Asace-Lorraine. Tous les socialistes belligé­ rants paraissaient l'accepter, d'après leurs ré­ ponses écrites au questionnaire qui devait pré­ céder la Conférence de Stockholm. Mais les ' grands administrateurs de la guerre le repoussent de toutes leurs forces. Craignent­ ils que ce re ferendum ne leur donne pas toute cette plus grande Alsace, Sarre comprise, to ute cette terre promise par les accords secrets de février dernier ? Ils pavoisent leur convoitise , selon leur coutume. Leur presse joue sur les

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H.4 LA HOUILLE ROUGE cœurs. Elle y fait vibrer ce sentiment pur et vivace, qui s'in surge toujours contre l'odieuse el stupide annexion de 1871. « Ces deux pro­ vi nces n'ont pas cessé d'être fr ançaises . Leur demandcra-t-o n de le redevenir ? . . . A quoi bon consulter ces p o pula tio ns qui, depuis quarante­ sept ans, tendent vers nous des bras suppliants, q11i résis.tenl héroïquement à la germanisa­ tio n ? >> JJfaù on se garde b-ien dïnd1'quer qu'il s'agù cette (o ù de .l'Alsace de 181!,. Et la fo ule l'i',r;nore ! lei, on en discute· fort, les journaux en mai n . On s'i ndigne con tre les socialistes , une fois de rlus. Mon mari cache sous de grands mots son arrière-pensée . Il sait q ne je ne suis pas dupe et s'en inite. Il fo nce sur moi : - Erdin, est-ce qnc tu de manderais aux Bour­ guignons s'ils veulent ètre Français ? -- En tout cas , je n'y verrais pas dïnconvé­ uie nt. Son compère, notre voisin F au car d , voit ro uge it la sc ille pensée q u 'on puisse inviter les Alsa­ ciens-Lorrains à disposer d'eux-m êmes. Et il déclare superbement : - Nous ferons leur bonheur malgré eux.

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LA ROUILLE ROUGE 1.:15 Ganville, 9 noût 1917. Une lettre m'arrive, fra ppée du tirnbre « Ouve rle par l'auto rité militaire. » La dictature qui nous opprime est servie par la résig11ation gén érale , par la plasticité imprévue de la créa­ Lure . 011 s'est plié sans révolte an co n1 rôle postal. On a accepté que les lettres fussent ouvertes - les lettres où l'on vai nc ses pudeurs plus q11P dans les paroles , les lettres à q11i l'on co nlic les cris de sa tendresse et lïn timilé de son cœ ur, les lettres par fois si cha udes , si fré­ missa 11 tes , qu'elles semblent un fragment de notre p r opr e vie arrac hé de nous-même, comme un fe 1 1 i llet d'un bloc-n otes . Et ouvertes par 4ui? Par des fonctionnaires im pro-Visés , q 11e nous coudoyo ns, que nous connaissons peut-èl re et qui scraie11 t &urltumains si, tout en acco mplissant le'.ur besogne, ils ne sμtis faisaient pas leur curio­ sité. Gauville, 13 août 1917. Encore un coup de surprise. Le par ti travail-

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116 LA HOUILLE HOUGE liste an glais décide, par deux millions de voix contre cinq cent mille, d'envoyer des délégués à Stockholm. Aussi, quelle ievée de boucliers contre lui ... Frénétiquement attaqué, le ministre travai lliste Henderson, qui est le principal arti­ san de ce vote, a dû donner sa démission. Déjà, le mois dernier, l'association des marins anglais avait déclaré qu'elle refuserait de transporter les délégués en Suède. Elle ohéissait, paraît-il , à ces mêmes influences qui dirigent la grosse presse anglaise. Ah ! Les tout-puissants adver­ saires de la .C onférence ne désarment pas . Ils ne ve ulent pas que des belligérants se rencontrent, sau f pour s'entretuer. Récemment, le ministre allemand Erzberger disait dans une interwiev : « Si je pouvais causer cinq minutes avec Lloyd George, la paix serait conclue. » Je comprends que nos maîtres ré­ pugnent à de tels entretiens. La paix en cinq minutes ! Quel désastre l Canville, 14 aoùt 1917. La Société d'études et de documentation his-

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LA HOUILLE ROUGE H7 toriques se permettait de rechercher les o rigines de la guerre. Elle compte parmi ses mem bres le général Percin, Séveri ne, Demartial , Math ias Morhardt . On m'écrit que, ces jour.s derniers , les sociétaires, se présentant au siège de leur réunion, ont trouvé porte close. Leur signi fi e­ t-on ainsi la suppression? Il y a juste un mois , la Ligue pour la Société des Nations devait tenir un congrès. Cert<'s, la Société des Nations a des adversaires . Les uns la méprisent, n'y croient pas , la traitent de « fi chaise »et d'utopie. Les autres la redou tent : si elle pre nait de la force et de la consistance, elle abat trait les barrières douanières qui pro­ tègent leurs formidables in térêts : elle abolirait lcs granrlsan tagonismes mercantiles. Mais enfin, sa ,réali satio n est un des buts avoués de la guerre. Si le Sénat lui bat froid, la Chambre en approuva le principe dans un de ses récents ordres du jour. Pourtant, ce congrès fut interdit. Ganville, 15 août 1917. Le directeur du journal le Bonnet Rouge ,

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118 LA HOUILLE ROUGE Almereyda, arrêté la semaine dernière, est mort à la pris on de Fres nes . Juste un mois plus tôt, on avait arrêté l'un des administrate u rs de ce journal , nommé Duval, pour commerce avec l'ennemi. L ' origine d'un chèque à son adresse avait paru régulière à la police militaire et sus­ pecte à la police civile. On dit qu'Almereyda s'est pendu avec Li ll lace t de bottine attaché à la barre de son li t. Mais nous ·ne sommes renseignés ici que par les journaux. Impossible d'approcher la vérité. Gauville, 1G août 191i. Propositions de paix du Pape . La Note, forcé­ ment indécise de lignes, mais large de vues et génére use d 'int entions, ressemble aux p re miers messages de Wilson. Hélas ! Ses exhortations ne seront pas écoutées. Dès le p remfor jour, la grande presse jette contre elles le plus furieux anathème, les accuse d'être d'inspiration alle­ mande. Couverte de soupçons, d'injures, de cra­ chats, la Note est repoussée du pied. Les journaux très catholiques , dont la posi-

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LA HOUILLE ROUGE 119 lion est délicate, rappellent respectueusement que le Pape est leur chef spirituel et n'a pas à connaître du Temporel. Ganvillo, 22 août 191i. Quelques im pressions recueillies à Paris, au cours d'un bref passage , entre deux trains. Tous les propos, reflétant la pres se, sont hos­ tiles à la Note du Pape. J'entends dire : « C'est la paix », du même ton de catastrophe dont on disait jadis : « C'est la guerre >> . On s'indigne des lacunes du texte . On ne tient nul compte de ses suggestions fa vorables : libération du Nord fra nçais, de la Belgique, discussion des points litigie ux, Société des Nations. Un lieutenant automobiliste déclare devant moi : .« Tous · les catholiques seront de mon avis : en somme, ce pape, è'est un autrichien ». Singulier, ce conflit du catholicisme et du patrio­ tisme qui, tous deux exaltés et servis par la guerre , s'unissaient dans tant de cœurs ... Sou­ dain, il a fallu choisir. Ah ! Ça n'a pas traîné. On a renié le pape, qui vo ulait la paix. Une fois 6

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1.20 LA HOUILLE ROUGE tle plus, la preuve éclate q u e , parmi to utes les re ligions, celle de la pat rie est la plus farouche, la pbs forte. Ilier, on a su que les Empires Centraux repoussaient roffre pontificale, préciséme nt parce r1u elle ouvre la discussion sur l'Als.1 ce -Lor­ rai ne el le Trentin . AUaÜ-on reeon11aître au mo ins qu'on l'avait ealo mniéc, qu'el le n'élait pas inspirée par l'Allemag ne ? Jamais. On a to ut cle suile trouvé une subtile explication de l'atti­ tude e11nemie : les E m pires Centraux r0ponssent l a pro position du Pa p e , parce qu'ils savent que l'En1 cnle l'avait repo ussée la première . En fa it, cc n'e::;l pas !'Entente q11i a p arlé , ce sont ses journaux. Mais ne so nt -ils pas le porte-voix de nos maîtres ? Le Pape n'acr:apare pas toute l'attention. Le Conseil des Ministres a dtJ. s'occuper de Deau­ vil le, oü deux généraux anglais, fo rt ivres de champu gne, ont déchaîné un tel sca ndale qu'il a fa l 1 u - mesure extrème - supprimer Je ta ngo. Lù-bas, le luxe est plus insolent, la fèt.e plus effré née q ue jamais . Ceux qui prèteut au grand massacre une vertu rédemptrice disent : <l Oh! il y aurn quelque chose de changé, ap rès la guerre ». Allons donc ! Rien n'a changé, rnème pendant la guerre .

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LA HOUILLE ROUGE ' 121 On s'entretient beaucoup de la mort mysté­ rieuse d'Almereyda. Les experts , dont on a publié des rapports incomplets, concluent au suicid e. On a puni des gardiens, des médecins de la prisnn. Quelques personnes disent qu'Al­ mereyda n'était pas homme à se tuer, qu'on l'a aidé en tout cas à mourir, afin de l'empêcher de parler , de découvrir de puissaf!lS protecteurs. D'autres assurent qu'il était à demi-mort d'un cancer au foie, et que la brusque privation de la morphine, dont il abusait d'ordinaire, l'a poussé à s'achever. Une nuit, trouvant sa cellule ou­ verte , il aurait pris ses souliers dehors et se serait vraiment étranglé avec un cordon attaché à son lit. Mais, le matin , afin de masquer le manque de surveillance, on aurait simulé un autre mode de su icide , celui qu'Almcreyda aurait adopté s'il n'avait pas trouvé sa porte ouverte . Ganville, 24 août 1917. Encore une bataille devant Verdun .. . Après la malheureuse tentative du 16 avril dernier, on nous a déclaré que « c'en était fini des opérations

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1.22 U HOUILLE ROUGE à grande envergure , à la Napoléon, etc. )) .. Nous sommes, paraît-il, dans l'ère des offensives à « objectifs limités ». Depuis un mois, une offen­ .� ive anglaise , entre Ypres et Dixmude, piétine dan s le sang. Aujourd'hui , Verdun. La presse triomphe : « Nous sommes revenus aux posi­ tions que nous occupions avant la grande attaque de 19L G l> . Cette phrase ne crie-t -elle pas la stu pide inanité de la guerre en soi ? En dix-huit mois , les deux adversaires ont enfoui 200.000.. ca­ rlavres dans ce coin de terre, pour revenir aux positions qu'ils occupaient avant de s'affronter, <lonc pour rien ! Un critique militaire a écrit : « Nos pertes sont ridicules . ll Gauville, 1" septembre 1917. On ne dira jamais ass�z la résignation una­ nime qui permet aux maîtres de la guerre de la rrolonger jusqu'à la satisfaction de leurs àpres accords, sans souci des deuils nouveaux, suns souci de cette frappan te parole d'un député socia­ liste : « Le temps, c'est du sang. l> L'autre jour, dans le train qui me ramenait ici - un de ces trains raréfiés, lents, capricieux,

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LA HOUILLE ROUGE 123 surbondés, qui se coulent comme ils peuvent entre les grands rapides et les innombra bles convois de tr oupes et de matériel - j'éco utais les pro pos. Dans le couloir, un permission naire dit d'un ton bonasse : « Enfln, toutes les choses ont deux lrnuts . On a commencé par un · bout. Faudra bien fi nir par l'au tre. » Dev<1 nt moi, une vieille dame cossue explique à sa voisine la diflicul té de composer des menus maigres. Son mari demande timidement : « Est­ ce que lts topinam bo urs sont vraiment co mes­ tibl es ? l> Leur fils était aviateur, en Cham pagne. Et ils poussaient des sou pirs légers en évoq11ant les périls qu'il co urait, comme en parla nt des menus maigres et des topinam bours. La voisine avait un !ils dans l'iilfanterie. Elle avoue qu'il se plaignait de la mauvaise no urri­ ture. Effarée de son audace, elle aj uma bien vite : « Mais, quand on est jeune et quand on a fai m, tout est bon, n'est-ce pa s? ll Et pas un mot pour souhaiter que ce tte folie· cesse, qu'on étudie les moyens d'y mettre fi n. On admire cette longue patience. Allo ns do11c ! Elle n�est que res pect humain, orgueil, mouton­ nerie, ignorance dupée. Et je me ra ppelle encore ce mot d'une très vieille dévote, qui montre co mbien les croyances

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124 !.A HOUILLE ROUGE religieuses peuvent renforcer encore cette rési­ gnation. C'était une grand'mère . Ses trois petits­ lils avaient été tués à la guerre. Et devant ce trip le deuil, qui la laissait seule au monde, elle ilûupirait : - Ah ! comme nous avions besoin d'être chil­ tiés ... Ganvil lc, 3 scplcmhrc 19'!7. Sous la menace ll u canon japonais braqué dans leur dos - menace que nos journaux eux­ mêmes ont ouvertement avouée - les Russes avaient tenté une offensive, bientôt suivie d'un refl ux qui ne s'arrête pas. Aujourd'hui, on anno nce qu'ils abandonnent Riga. Autour . de moi, les visages et les poings se crispent. Sans doute, si on ne nous avait pas tout caché de la révol ution russe, aurions-nous appris qu'elle s'insurgeait autant contre la guerre que contre le tzarisme. '- . Canville, 8 sepleml1re 1917. Je ne résiste pas au plaisir de recopier cette

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LA HOUILLE ROUGE 125 ironique lettre d'Anatole France à un très ortho­ doxe corresponda nt : « Cher ami, j'augure d'après votre lettre que vous vous portez bien, car elle est robuste et révèle une àme forte. Il apparaît que nous pou­ vons faire la paix comme nous voudrons et que ce n'est qu'une affaire de te mps, sans quoi les Alliés n'en auraient pas dicté d'avance les con­ ditions et vous ne les auriez pas confirmées dans votre lettre. Or, puisqu'il nous est loisible de faire la paix avec ou sans victoire à notre choix , je repousse avec indignation sur votre \:)xemple la paix sans victoire . « Paix sans victoire, est-ce contentement ? « Paix sans victoire, c'est pain sans levain, civet sans vin, bar sans câpres, cèpes sans ail, amour sans querel!es, chameau sans bosse, nuit sans lune, toit sans fu mée, ville sans bo rdel, porc sans sel, perle sans trou, rose sans parfum, Républiql!� sans dilapidation, gigot sans manche, chat sans poil, ando uille sans moutarde, enfin c'est chose insipide. , « Se peut-il qu'entre tant de paix qui nous sont . ofîertes, les socialistes, n'ayant que l'embarras du choix, mettent la main sur une paix sans vic­ toire, sur une paix boiteuse, selon votre fo rte et originale expression ? Que dis-je? Non pas même

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1.26 LA HOUILLE ROUGE une paix boite use, claudicante, béquillarde, mais une paix cul-de-jatte, qui mettra une fesse sur chaque parti, une paix dégoûtante, fé tide , igno­ min ieuse, obscène, fi stuleuse, brenneuse, hémor­ roïdale et, pour tout dire d'un mot, une paix sans victoire . Mai s qu'attendre de ces scélérats q ui pensaient imposer le revenu et faire c0ntri­ buer le .riche ? « Aussi, l'article que vo us joignez à votre lettre a-t-il Oétri impitoyablement ces ennemis du genre humain. On go i' ite à le lire une joie au stère. C'est un spectacle terrible et beau que l'inJigna­ tion des honnêtes gens. « Oh 1 cher ami, qu'il faut louer ce bon go ût qui vous fait choisir une paix bien fait e, parfai­ tement formée, dodue, cossue , nous apportant ho nneur et profit, enfin une paix avec victoire . « A vrai dire, çe tte aimable paix peut se faire attendre encore assez longtemps. Mais nous ne sommes pas pressés . La Guerre ne fait perdre à la France que mille hommes par jour . l> Ganville, 13 septembre 1917. Un cabinet Painlevé remplac� le cabinet Ribot .

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LI\ HOUILLE ROUGE 127 De loin, il est difficile d'imaginer au juste les circonstances de cette relève. Il faut être dans la coulisse pour voir comment s'.exécute un chan­ gem ent de tableau. Le certain, c'est que Cle­ menceau se ruait depuis longtemps contre le ministère Ribot, le soupçonnant - ô ironie ! - de vouloir faire la paix , lui reprochant de ne pas savoir faire la guerre. Il avait obtenu l'arresta­ tion d'Almereyda et, trois semaines plus tard, la démission du ministre Malvy . Ribot tenta de tonifi er, par un habile remaniement, son minis­ tère affaibli. Mais , les socialistes ne figurant pas dans la combinaison nouvelle , Painlevé s'en re tira. Elle en mourut . Ganvillc, 15 septembre 1917. On doit proèhainement établir une carte de pain. Ici, cette restriction possible émeut vive­ ment les paysans . Ils ne s'en cachent pas . En a.pparence, elle les trouble plus que la menace indéfiniment suspendue sur leurs fils aux armées . 11 est vrai que la disette touche tout le monde. Tandis qu'ils ne sont plus nom breux, à Ganville,

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1.28 LA HOUILLE ROUGE ceux dont les enfants sont encore exposés : la plu­ part de ceux qui avaient des fils au front les ont déjà perd us . Le fils Mitry .est un des derniers sur­ vivants. Et puis, la mentalité patriotique, créée, en tretenue par la presse, permet de dire publi­ quement : « Je veux du pain . >> Et elle ne permet pasdedire : « Je veux lapaix. Je veuxmon fils. >> Paris, '18 septembre 1917. Rentrée des Chambres. Début du nouveau Cabinet. Pour la première fois depuis le mois d'août :1914, les socialistes ne sont pas repré­ sentés dans le ministère . Ils lui ont, au dernier moment, re fusé leur concours. La présence de Ribo t, qui reste aux Affaires É trangères, expli­ querait leur retraite. L'heure n'est pas favorable aux socialistes. Ces jo urs derniers, on a fai t grand accueil à la nouvelle de la marche sur Pétrogr:ad d'un cer­ tain général Kornilo f qtli imposerait à la Russie une dictature militaire . Ici, on souhaite qu'il joue les Bonaparte au 18 brumaire . Notre bour­ geoisie, qui est née de la Révolution française, espère l'écrasement de la révolution russe. Tous

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LA HOUILLE ROUGE 129 les vœux en faveur du retour du tza1· ne sont pas platoniques .. . A n'écouter que ses dirigean ts, notre République considère comme une calumité la naissance d'une autre république, russe ou alleman de. On croit rêver . Par une coïncidence fùcheuse, une dépêche anno 11ça , pendant la c;ourte genèse du no uveau ministère , que ce général Kornilof avait réussi son cou p d'lhat militaire . Sans do ute verrait -il d'un œi l satisfait s'établir en France un gou ver­ nement qui fî1t, à l'exemple du sien, délié des partis avancés. Ses désirs se trouvaie nt Jonc exa ucés . La dépêche fut reconnue fau sse, trnp tard ... Ce divorce entre les socialistes et le pouvoir, aprè s trois ans d'union, marque Lien que la véri­ table lutte n'est pas entre les peuples qu'on a jetés les uns contre les autres , mais qu'elle est, dans chaque pays, entre dirigés et dirigeac ts. Dans un cam p, le� partisans de la paix <l 'éq u ilibre ; dans' l'autre , les partisa ns de la paix d' écrase­ ment. La guerre courte co ntre la guerre longue. D'un côté, crux qui ont lié partie avec le peu ple, s'inspirent de son sentiment vrai, de ses souf­ frances étouffé es. De l'autre ce ux, qui, insen­ sibles aux pertes, n'écoutent que leurs intérêts ,passionnés.

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130 LA HOUILLE ROUGE 20 scplcm!Jrc 181;. Les cafés continuant de fermer à neuf heures et demie, il paraît que d'ingénieuses demi-mon­ daines se sont avisées de tenir table ouverte et de donner _ à souper chez elles. On paye le repas , Je champagne, tout comme dans un restauran t de nuit. Souvent, une petite sauterie anime la fète. Public d'étrangers, d'officiers permission­ naires, de noctam bules inc urables. On me cite aussi un restaurant de quartier qui devient très achalandé : on y mange du poulet les jours sans viande, car le commissaire de police y prend ses repas . 30 �e�tcmbre 1917. Entrons-nous dans une ère de scandales , ouverte par l'arrestation de Duva l, la mort �nigmatique d'Almereyda ? A mon retour à Paris, une rumeur courait .

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LA HOUILLE ROUGE 1.31. A la Chambre, un huissier avait découvert, dans le vestiaire du député Turmel , 25.000 fra ncs en billets suisses dont on sus pectait l'origine. Il y a deux jours, on apprit que le président Monnier était traduit devant ses pairs, pour imprudences professionnelles. Il se serait porté garant d'un certain Bolo, personnage mystérieux qui, chargé de mi : lion s, achèterait des journaux au compte de l'ennemi. Hier, ce Bolo fut arrêté dans des circonstances dramatiques. Il était malade au GranJ-Hôtel . On le descendit sur une civière . Et, tandis qu'on le glissait dans une voiture d'amb ulance, la foule criait : « A mort ! A mort !>> Certes, quelques aventuriers, se flattant d'une influence qu'ils n'ont pas , plus soucie ux encore de duper l'enne.mi que de le servir, ont pu lui promettre de soudoyer des journaux afin de pré­ cipiter la paix . Prétention imbécile , puisque la Censure, a;rmée d'un pouvoir absolu, interdit tout article qui lui semble pernicieux. D'ailleurs, commerit s'étonner que quelques misérables veuillent exploiter la paix, quand il y en a tant pour exploiter la guerre ? Mais n'eussent-ils commis qu'un crime d'in­ tention, sans doute seront-ils sévèrement châtiés. Car il fa ut que le coup porté aux trafiquants du

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{32 L,\ HOUILLE ROUGE pacifisme frappe le pacifisme lui-même. Il faut qu'il atteigne, à travers ces tristes fantoches, tous ceux qui ne co nçoive nt pas la tactique sociale, la co nduite de la guerre, la concl usion de la pa ix, selon l'orthodoxie ; tous ceux qui gènen t le dogme, tous les grands schismatiques . Il faut qu'ils soient balayés de la route, afi n que soient atteints les buts convoités et promis. C'est le duel de deux politiques. Duel impla­ cable, car les passions s'exas pèrent et se tendent à mesure que le drame se prolonge. C'est un aspect nouveau, tragi que, de l'antagonisme entre l'esprit de paix et l'esprit de guerre. 2 octobre 1911. Ce soir, dans un dîner, un jeune capitaine, couvert de décorations, conta ceci : - Un de mes soldats vo ulut passer à l'ennemi. Il fut pris et jugé par un régiment voisin. L'exé­ cution était certaine, in évitable. J'obtins de voir cet homme . Je lui donnai un revolver et cinq minutes pour se tuer. Ainsi, on pourrait écrire à sa vieille mère qu'il était mort glorieusement.

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LA HOUILLE ROUGE 1.33 .J e le laissai seul. Les cinq minutes écoulées, je le trouvai en larmes, disant qu'il ne ponvait pas ... Je lui donnai encore trois minutes . Ce temps passé, il vivait encore. Je l'ai tué. 4 octobre 'I an. Le scandale continue . A la Chambre , à la Jemande de Malvy et de l'assemblée, Painlevé a lu une lettre de Léon Daudet au président de la Hépublique, où il accuse Malvy d'avoir prévenu l'ennemi de l'attaque du 1.6 avril et d'avoir fo menté les mutineries de mai . En tem μs de paix et de raison, on so urirait de ces charges énormes . Dans le délire universel on les discute sérieusement. Déjà, au Sénat, à la fin de jui llet, Clemenceau, jouant avec les mots, avait acc usé ce ministre de « trahir les intérêts de la France >l . Certes, en réglant depuis trois ans les co nflits ouvriers dans un sens qui n'était pas toujours fav orable aux intérêts patro naux, Malvy a dû s'attirer des haines furieuses. Mais surto ut, les partis les plus arde nts à prolonger la guerre se renco ntrent et s'unissent pour lui reprocher de

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134 LA IIOUILL.E ROUGE n'avoir pas combattu assez énergiquement le pacifisme. Au fon d, c'est toujours le même anta­ gonisme, le même procès . 9 octo!JrE' 1a1ï. A Paris, on semble accepter le quatriè me hiver de guerre plus <l ocilemcnt encore que le troisième. La vie est plus intense que jamais . Les revues théâtral es, fort à la mode, étalent des Litres comme : la Revue excitante , la Revue des Mollets. Tout regorge, tout s'enlève, tout s'arrache, malgré la hausse folle. Le pro fiteur pullule. La plupart de ces frais enrichis sont grisés par la facilité de gagner, de dépense r , de jouir. Nouveaux venus à la fortune, ils ne · l'exercent pas avec cette décence prudente , cette gén érosité discrète qui seules pourraient l'ex­ cuser. / Et quelle inconscience ... Obser vez ce dîneur ,-. de restauran t. Il poivre, il citronne, gobe s.es marennes, les arrose d'un sauternes doré et , clappan t de la lan gue, en tre deux lam pées, déclare : « Ah ! cc sont ces cochon.s de Russes qui ne vont pas... »

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LA HOUILLE ROUGE 135 Cela finit par sembler tout naturel . Mais, à la réflexion, n'est-ce pas effroyable, ces gens qui nagent dans .la sécurité, dans le bien-être et qui, tout en gobant de fines huîtres, se plaignent sévèrement que les paysans russes ne se fa ssent pas assez tuer ? 16 octobre 1917. « La Victoire ? Nous l'avons . » Cette parole d'espérance, c'est Briand qui l'a prononcée ' aujourd'hui à la Chambre. Que de chemin par­ couru depuis dix mois juste , depuis le jour où, du haut du pouvoir, il repo ussait du pied les propositions de l'Allemagne et flagellait la paix d'épithètes infamantes. · Donc, il le reconnaît : la paix est possible. Dès maintenant, . on pourrait régler honora ble­ ment l'affreux conflit. Les Alliés n'ont-ils pas des gages : ces colonies, si précieuses aux Alle­ mands, et dont on ne parle jamais, par je ne sais quelle mystérieuse discrétion? Les Alliés . n'ont-ils pas conservé la liberté des mers , mal­ gré l'extension de la guerre sous-marine ? N'exercent-ils pas un blocus que le conco urs

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136 LA ROUILLE ROUGE américaii1 va resserrer encore ? N'ont-ils pas pour eux le nombre ? S'ils restent uni _ s dans la pai x , leur supériorité économique, brandissant la menace du boycottage, ne peut-elle pas tout obtenir des Allemands , qu'on dit avant tout soucieux de placer leurs marchandises ? N'ont­ ils pas brisé en fa it le fa meux militarisme prus ­ sien, puisque celte lourde machine de guerre , préparée, mo ntée pendant un demi-siècle, reste em bourbée depuis trois ans, vaine et stupide? Non, non. On repo ussera la paix . Pourquoi ? Ah 1 sans doute parce que ceux qui mènent la guerre n'en pourraient pas encore tirer tous les avan tages - mines , voies fe rrées, pétroles , tari fs , annexions, indemnités - qu'ils se sont promis les uns aux autres . 13 oc!obre/ 1917. La belle danseuse Mata-Hari a été fusillée ce matin comme espionne. Les journaux sont dis­ l'..re ts, mais les légendes courent . Condamnée depuis plus de deux mois , malade , on l'aurait guérie d'accidents graves avant de la mettre à

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LA HOUILLE ROUGE 137 mort. .. Il paraît que la date de l'exécution fot reculée de trois jours, afin d'obtenir des révéla­ tions sur l'affaire Bolo . A-t -elle parlé? A-t-elle espéré survivre ? Les Allemands auraient offert la libération d'une dizaine d'officiers français en échange de sa vie. De hauts person nages, pour qui elle avait eu des bontés, auraie�t eu l'élégant coura ge de solliciter en sa faveur. Son vieil avocat , dont le fils est mort de la guerre, a tout tenté, tout dit , pour épargner à cette femme la peine suprême. Le Chef de l'Etat a repoussé toutes ces sup­ pliques , que la Commission des Grâces n'avait pu qu'enregistrer. Mata-Hari choisit sa plus jolie toilette décolle­ tée, exigea un corset parce que sa robe allait mal san s lui, mit des bas violets assortis, son chapeau le plus seyant. En dernier geste, elle envoya de la main un baiser à son avocat. 16 octobre 1917. · Ainsi, les faits que l'on colportait depuis quatre jours sont véridiques : Briand a tenté de faire la paix, il a échoué..•

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138 LA HOUILLE ROUGE Lui-même a dév oilé sa tentative et son échec tlans les co· uloirs , après la séa nce du 12. La Chambre en a discuté aujourd 'h ui mème, en comité sec re t. Voici cc qu'on raconte : Deux perso nnalités belges , successiveme nt, lui représe ntèren t que sa situation ac t ue ll e et son passé le désignaient pour fai r e la paix . Elles lui en tirent connaitre les contlitions possibles. Le Kaiser craignait la Révolution. Il était prèt à évacuer les pays envahis , à ouvrir la discussion sur l'Alsace- Lorrai 11e; il reconn<iissai t le prin­ cipe des réparations et de man dait la liberté éco­ n o mique absolue. 13riand se renseigna sur ces émissaires près du roi des Belges et de M. de Bro­ 'l ucville. La réponse fu t très fav ora ble . Troublé, il poussa plus avant, cor res p o ndit avec Lau­ s<1.nne. 11 paraît m1�me que les Affaires É tra n­ gères , nyar.t surpris le chiffre des dépêches, les suiva ien t avec curiosité. Les offres se p réci­ sèrent. M. Briand pourrait rencontrer à Lau­ sa nne Michaclis, ou !3e thman n-Ho lweg, .oü M. de Bii low, ou mèmc un person nage pJ!}s ha u t placé : sans doute un rn ernhrc de la fa mille impériale. Il prit graml soin Je stipuler qu'il ne s'agissait pas d'une paix séparée, que le pacte de Londres· serai t res pecté . On l ui répondit affirmativement, sous la réserve de lraiter de gré à gré avec l.es

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LA HOUILLE ROUGE 139 Russes. Ainsi prémuni, il fut conduit à se con­ fier au Minis tre des Affaires Étran gères , Ribot, q ni l'engagea à rédiger une note anonyme . 13riand préféra écrire une lettre , qu'on dit fort belle , oü des vues d'ense mble précèdent l'exposé des pourparlers et la proposition de les pour­ suivre personnellement en pays neufre, avec l'assentiment du pouvoir. Cette lettre est du 20 septembre dernie r.· Malheureusement, le ministre Ribot, en com­ m uniriuant aux Alliés un bref résumé de l'affaire , omit de nommer Briand et de spécilîer que le pacte de Londres serait respecté... Dès lors, l'échec était inévitable . Les partisans de Ribot assurent que cette ten­ tative n'était qu'un piège grossier, que les Alle­ ma nds eussent dénoncé les pourparlers , désa ­ voué leur re présentant en cours de route, et discrédité ai nsi la France aux yeux de ses alliés . Briand décln:re qu'il n'aurait rien divulgué de cette ·his toire si Ribot, dans son disco urs du 12 octo bre , n'avait pas fait allusion à une « olîre louche >> et si Clemenceau, sans doute averti de ces pour·parlers, n'avait pas dénoncé dans son journal une « paix ignominieuse ». Une fois de plus, le parti de la guerre l'em­ porte ...

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140 LA HOUILLE nO.UGE 18 octobre 1917. D'une lettre d'Anatole France : « •. • On veut tro p prouver. Un Tourangeau , pour me démon­ trer que les Américains vont se battre furie use­ ment, me contait hier que quelques-uns d'entre eux établissent en France une grande fabrique de jambes articulées . >> , 24 octobre 1917. Le ministère Painlevé, qui démission nait ava nt-hier, reparaît aujourd'hui sans Ribot. Il fallut cette plongée en bloc pour détacher ce minis tre de son banc. En vain lui avait- on di:scrètr ment montré l'opportunité de sa retraite. L'h ostilité des socialistes grandissait chaque jour contre lui. Il leur apparaissait comme un haut bourge ois, ami des }JUissances feodales, an imé du même esprit qu'elles, plus préocu pé, en dé pit de l'âge , de son avenir que de l'avenir. Ils lui fai saient grief de leur avoir refusé les passe-

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LA HOUILLE ROUGE Ut ports pour Stockholm, après les leur avoir pro­ mis · . Ils lui reprochaie nt. quand furent dévoilés les fa meux accords �ecrets de février 1917, sur la plus grande Alsace , la Sarre, la rive ga uche du Rhin, le Kurdis tan, <le n'avoir pas répudié franchement les annexions. Enfin, deux cents députés l'avaient désapprouvé, il y a huit jours, d'avoir déterminé l'échec de la tentative de Briand ... Est-ce bien la première fois qu'il écarte la paix , d'un(; main débile, mais d'un geste résolu? Il a prononcé le 12, à la Cham bre, une phrase qui me frappe et m'in trigue : « Hier, c'était l'Au­ triche q ui se déclarait disp osée à faire la p�ix et à satisfaire nos désirs, mais qui laissait volontaire­ ment de coté l'Italie... Nous n'avons pas con­ senti. >> Quoi? L'Au triche a donc offert la paix ? Quand ? Comment? 2G octobre 1917 Encore des arrestatio ns . Un nommé Lenoir et l'ancien avoué Desouches sont accusés d'avoir voulu acheter un journal pour le compte de l'en.-

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142 LA HOUILLE ROUGE nemi. On m'assure que la police militaire, celle du deuxième bureau, si tragiquement illustré par l'a/Taire Dreyfus, renseigne, sur ces tenta­ tives de trahison, les partis de guerre. Les uns lancés à l'assaut du régime, les autres à l'assaut du po uvoir, mais tous communiant dans le culte de la violence, ils harcèlent le gouverne­ ment, lui désignent les accusés et lui montrent la route. Les ministres n'ont souci que de cette opposition belliq ueuse. Ils ne la quittent pas des yeux et se guident sur ses gestes, comme s'ils craignaient de lui paraître suspects de tiédeur ou de mollesse, ils lui prodiguent des gages de zèle et d'énergie. Sous les coups de fouet qui soulèvent la poussière du scandale, ils marche nt. 30 octobre 1917. Une véritable armée franco-angl�ise est brus­ quement envoyée en Italie. On avouait en effet, depuis quelques jours, une défaite italienne. Mais on cache encore l'occu pation, par les Autri­ chiens, <le Goritz et d'Udine. Les événemen ts d'Italie ont nui, malgré les

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LA HOUILLE ROUGE i4J efforts d'une presse habilement stylée, à l'en­ thousiasme que devait déchaîner une récente offensive française sur l'Aisne et l'Ailette . Pour moi, ces massacres à heure fixe m'inspirent une horreur grandissante. J'imagine seulement les mobiles qui les déterminent et les morts qu'ils coûtent. 28 novembre 1917. Mon pauvre cahier, j'ai bien cru que je ne te rouvrirais pas.. . Comme�t résiste-t -on à de telles secousses? D'abord, le coup de matraque sur le crâne : mon fils blessé ...La dépêche ambiguë du médecin laisse tout craindre . Mon mari voyage, je ne sais où. Une détresse où l'on se sent réduite à rien, un immense écœurement de vivre, une envie d'achever de mourir. Puis, une révolte : « Ce n'est pas possible ! Ce n'est pas possible. .. » Désormais; un seul but : voir René. Il est à Epinal. La valise entassée d'une main qui tremble et qui n'obéit plus . Le départ retardé par des for­ malités imbécilei, pendant qu'on défaille d'im- 7

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144 l,A IIQUILLE ROUG.E patience. Le voy age, où le train et le temps, IÙ!., vau,ce n t plu s., où_, parn.ü les v:oisins insou­ ciants ou b avards, les pcr'missionnaires a,.viné's ou tu1·bulents, on ne cess,e pas de penser : <( Le· trn uverai-j e v.iv·ant? )� Vivant, mais si peu... . Ur�e infirmière m'a con­ duite ù sa chambre d'hôpital . La porte OU'ler te, j'ai cru m'être tro mpée : je ne le reconnaissais pas ! La face exsangue, creusée, le regard inté­ rieur, la barbedesixjours : « Ce n'est pas lui. » Oh ! c'est une sensa tion atroce, q ui res tera là, sous mon fr out, tant que je vivrai. Et ce méde­ cin, qui se l'é.serv:e, qu.i ne se fJl'O n o nce pas : « Eclats d'obus ... débris de vêtememts . ... r égion , du foie ... vésic ule... délicat. .. attendre . )) , Ce médecin, qu'011 vouch:a,.it to ur ù tour inj urier co.r1:irr!e u�1 so.l et p�·ier c o mme un die u. , Atte).1d,rc . . . Chaq ue j,our:, au seuil de l'hôpital,. le coup au cœur : <c Que vai,s-je apprendre? >>< Ces co uloirs , dont .ie garde a,ux narines. l'o,d:euJ.• phéniq uée, où l'on frôle au pas.sa.go, comm.e deS; présages d'espoü· et d'effroi, des convnlescenJ& • et des morts .. . D .aiD.S: la cham bre nuP-, le p1•em;i,ei:· regard à la fe uille de temp érature, à cette coud�tt qui n.e fléchit pa,s . E.t cette; rag!t (l'imp. uisfi.iln,Qe . Et, cette néc.e.ssi.té de pa�;a,.ît�; e r.a.ss,Lffée, p.aisit>i�,. de; s ,ouri,l(e:-.

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LA HOUILLE ROUGE 1.45 Dehors , essayer de se fuir, traîner le boulet de son angoisse dans l'âpre crépuscule, par les rues vivantes de la ville, toutes bleues de soldats qui s'arrêtent et s'émerveillent, les pauvres petits , devant les magasins de glorieuses cou­ ronnes funéraires. Rentrer à l'hôtel, s'étonner et presque rougir de pouvoir manger, de po uvoir accomplir les gestes accoutumés . Parcourir des yeux une page de livre, un article de journal, et n'en rien rete­ nir . Appeler, pendant des heures , l'oubli du sommeil . Penser sans cesse que là, tout près, une part de soi-même lutte contre la mort. Sentir que cette vie vous est bien plus précieuse que votre propre vie. Et ne pouvoir rien, qu'at­ tendre. Oh ! l'insomnie, dans cet hôtel.. . Il abrite d'autres parents en alerte, qui ont un fils blessé, ou malade. Et aussi des couples d'amoureux, de ces militaires qui joignent enfin leur amie . Par­ fois, quand la grande porte est close, le timbre d'entrée réso nne par to ute la maison, dans le calme nocturne : l'hôpital fait avertir d'urgence une fa mille. Une agonie .. . On sursaute, comme le condamné dont l'exécution approche : « Est-ce pour moi? Est-ce mon tour? » Et tandis qu'on Qpie, le cœur battant à gros coups sourds jusque

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HG LA llOUJI.U: BOUGE da ns la gorge, on entend, ù trave rs les cloison s minces, les duos d'am our, leurs roucou.lements, le urs indicibles audaces de paroles, et tous les cri::; élu plaisir. .. Eniin, un maliu, le médeci n m'a ressuscitée d'un rnoL : << Sauvé. l> Dès que j'ai pu, j'ai cm porlé mon Gls . Le voici près de nous, pour un mois. Pe ul-être pourra-t -on prolonger son repos. !\luis je ne veux pas penser siJoin. Je suis tro p lasse, cl trop he ure use. Pendant ces jo urs ou .i e vivais iL peine, J at tout ignoré de la guerre . Ma parole, on aurait signé lu paix, que je ne ! 'a urais pas su. Pour moi, une page manquait à l'histoire . Aussi, to ute . au bonheur <l ·avoir ramené mon Gls, j e ne m'ex pliq uais pas les vis8;g�s crispés, les pro pos fébriles des gens accourus pour nous féliciter . Mais on m'a appris l'arrivée des maxi­ malistes russes au pouvoir, leur demande d'ar­ mistice ,jHsle au lendemain de la défaite italienne . J'ai com pris la cons ternation générale . On .se

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LA IlOUlLLE 1 HOUGE 147 t"-roirait au début de la guerre. C'est la même angoisse furieuse et résolue. Les craintes ont encore exalté les vindictes et les e x ige n ces . Un vieux petit diplo mate, friable et blanc corn me un os de seiche, reprend par les armes tous les territoires envahis . Villequier, n'écoutant que le co urage des autres , s'élance jusqu'au Hhin. Un vaudevilliste, promu stratège, pousse plus loin, afin que l'ennemi connaisse les horre urs de l'occupation. Notre bon doc�eur Daville, malgré ses quatre-vingts ans, dépèce l'All0mLJ.gne . Et tous exigen t, si c'est nécessaire, dix ans, vi ngt ans de lutte. Ren é, encore pâlot de sa bless ure, éco utait d'un air surpris to us ces héros qui prolo ngeaient la guerre sans la connaître . Mon mari semblait satisfait, un éclair de malice an coin de s e s yeux qni rient toujours : J'ai su par mon vie ux Paron les n.utres évé­ nements de ces dernières semaines . Encore des p � ursuites. : Paix-Séailles, accusé d'avoir commu­ niqué à des journaux un rap port sur les effec tifs de Salonique, qu'il tenait d'un officie� de l'en­ t o u rage de Sarrail ; l'ancien directe ur de la Sûreté générale Leymarie, inculpé de com ­ plicité de co mmerce avec l'ermemi ; le prési,,. denl Momüer: frappé de la plus ha.ute pein e, la.

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148 LA HOUILLE RO UGE déchéance, par la Cour de Cassation : deux institutrices arrêtées pour propagande pacifiste ; enfin, hier, Malvy renvoyé par la Chambre, sur sa pro pre de mande, devant la Haute-Cour. Puis , l'avènement de Clemenceau. A force de le proclamer inévitable, on l'avait rendu inévi­ table, lui aussi. Paron me dit la popularité dont · il jouit. < Enfin nous avons un chef, un maître, une poigne. ll Mats comment ne pas appréhender son dur scep ticisme, ses boutades, ses à-c oups, sa brusque fantaisie, sa haine du socialisme, son avidité de revanche ? Déjà, dans ses pre­ mières déclara tions, perce son dédain de ia Société des Nations, de la « dernière guerre ll , de la « guerre à la guerre ll , de tous ces idéals qui, pourtan t, soutiennent la résignation douloureuse d'innombrables soldats . . J 'ai trouvé Paris chan gé . Les murs dispa­ raissent sous les placards du troisième Emprunt. Cette fois, chaque banque lance son affiche. On dirait un ccncours : la paysanne qui tient le fusil du soldat-laboureur ; le héros qui plante le drapeau du Droit sur le Globe ; la statue de la Liberté à demi submergée. Enfin la mère qui se penche sur son enfant au berceau : « Sous­ crivez pour qu'il ne connaisse. pas les horreun de la guerre . >> Ah 1 mais , pardon. Il faudrait

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LA HOUILLE ROUGE 149 représenter aussi la mère dont le fils est soldat. A ce tte maman-là, les prolongeurs de guerre imposent tout de suite un sacrifice certain, sous couleur .d'éviter à l'autre un sacrifice incertain , dans vingt ans ... Touj ours la même gribouillade sangmnaire. On a ouvert des guichets de souscription dans des tanks, dans la nacelle d'un zep pelin. Il paraît que, dans les cinémas, on projette des vues de cimetières militaires , des alignements drus de croix innombrables . Le texte adjure les spectateurs de souscrire pour venger nos morts . Et pour en faire d'autres ! 6 décembre 1: 917. Toute. entrave nouvelle à la paix m'inquiète " et m'exaspère . Voici que la question d'Alsace­ Lorraine renaît, sous un aspect neuf. Les Amé­ ricains exigeraient que le retour de ces deux provinces ne fût pas une condition préalable de la paix , mais qu'il fût discuté au cours des pourparlers . Cette impression s'est dégagée d'une confé-

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150 LA llOUJLLE ROUGE rcnce interal liée qui vient de s'achever ù Paris. Par aillenrs, on y aurait discuté va inement, une fois de pins, d'un haut commandement unique. Elle s'est terminée, comme un vaudeville, dans un grnnd hruit rl e portes claqu ées. Lloyd George pai·Lit précipitamment pour l'An gleterre atin, dit-on, d'y combattre l'infl uence de lorù Lans­ downe. Ce t ancien ministre des Affaires Étran­ gères a publié, à la veille de la Con férence, une lettre oü il se propose de montrer à l'Allemagne qu'on ne ve ut p�s attenter à son existence, mais qu'il s'agit d'établir le Droit. Cette lettre a pro­ vo qué, dans ln grosse presse anglaise, des articles furjeux qu'on nous sert copieusement. On voit encore une preuve des intentions américuines sur le retour <le l'Alsace-Lorra ine dans le sile'r1ce qu'observe sur ce point le der­ nier mess age du président Wilson. A propos de ce message, voici les réflexions - décou pées dans une lettre - que le ton général de ce doc u­ ment inspire ù Anatole France : . « Le présiden t 'V ilso . n a ses dessein�,· qu! ne sont pas ceux de l'Angleterre, de la France et de l'Italie. Il fait la guerre aux Allemands pour leur perfectionnem ent moral . Il ne déposera les armes que lorsque les Boches, formant un peuple de Jus tes , marcheront dan s les vo ies du Sei-

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LA HOUILLE ROGGE gneur, sous des chefs inspirés du Ciel, tel s q,ue le s Juges d'Israël ou les présidents des États­ Unis d'Amérique, et · suivront les préceptes saints d'un nouveau Gédéon ou d'un ,autre Wïl­ son. Il prie son dieu d'opérer promptement cette transformat.ion me;veilleuse. Cependant Guil­ laume demande au sien de ne pas permettre que Io peuple all emand soit soumis aux dieux <les nations étrangère s. Le dieu do Wilson et le dieu de Guillaume sont deux puissants dieux , dont les fo udres peuvent longtemps s'entrecroiser sur nos têtes. Lord Lansdowne ve ut détourner ce présage . Sa lettre a soulevé en An gleterre des colères de presse qu'on hous a étalées. On ne nous a pas commun iqué les approbations que les journaux libéraux ont données à ce vieux conser­ va teur. Au reste, nous ne savons rien des choses <l 'Angleterre. )> 8 déccmlire 1917. La presse cache soigneusement les vastes grèves qui ont agité la région métallurgique de la Loire . Hi0.000 ouvriers auraient aban­ donné le travail . Le nouveau gouvernement

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LA HOUILLE ROUGE voulut employer la manière forte et menaça de renvoyer au fr ont les ouvriers d'usines de guerre. Déjà, à la fin du mois dernier, pour réprimer à Paris les grèves du bâtiment, il avait appelé un bataillon de chasseurs ù pied , composé de jeunes soldats qui eussent moins hésité que leurs aînés ù réprimer une émeute. En général, les of!iciers ne répondent plus des troupes qui seraient chargées de cette besogne . Mais le gouvernement a dû composer et revenir, en somme, aux procédés de ses prédécesseurs . Sur le conseil du secrétaire du syndicat des métaux, Merrheim, il a ra ppelé un syndicaliste dont l'envoi au front avait provoqué le soul ève­ ment. 10 décembre 1917. Paron m'apporte une caricature parue dans un journal pacifiste américain, peu avant l'en­ trée en guerre des ,É tats-Unis . Le roi de l'acier présente des canons au prési­ dent Wilson . - Achetez-moi ces ca nons. - Mais je n'ai pas d'ennemis.

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LA HOUILLE RoUGE 153 �Achetez- moi toujou1·s ces canons. Je vous procurerai ensuite des ennemis . 17 �éccmbre 191i. La demande d-e p o ur suites contre Cuillaux . éclate. Malgré les attaque·s de presse, les rumeurs de couloirs, qui la laissaient pr évoir, c'est une stup·eur. Le réquisitoire qui demawl e la levée de l'immunité parlementaire fait état de propos, rapportés par des a t taohé s d'ambassade, qu'il aurait tenu en 1talie, et de banales relations avec Almereyda et Bolo. A travets ces deux hommes, c'est donc bien lui qu'on visait. Depuis l o ngtemps, il s'était attiré la haine de tous ceux qll'e menaçait l'impôt sur le revenu. Et cette host�lité apparaît aujourd'hui amèrement c omique, quand on réO.échit que la guerre, acceptée, honorée, sanctifiée par ces mêmres gens, les écrasera sans doute d'impôts dix fois supérieurs à èelui qu'ils voulaient écarter. Ges haines s'aiguisèrent au moment d'Agadir -. Pour­ tant, l'accord de 19H év<ita.it un col'lflit ·â l'heure la plus défavorable et déchaîna, ·chez les panger:. .

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154 LA HOUILLE ROUGE maniste s, des fureurs qui dépassèrent celles de nos nationalistes. Mais c'est de cette politique de détente, de cette politique humaine, que les partis de guerre prennent ombrage , en France et en Angleterre . Elle gêne leurs vues, leurs plans. Elle leur est intolérable. C'est elle qu'ils veulent atteindre en lui. Clemenceau exécute au pouvoir les mes ures qu'il réclamait dans l'opposition. Tragique­ ment, l'antagonisme des deux doctrines se con­ crète . Foucard, administrateur innombrable, solen­ nel et creux - il a, dit Paron, la majesté vide d'un ballon : du néant sous de la soie - déclare, la barbe horizontale : - Il faut qu'il soit disqualifié. Pour le perdre, les adversaires de Caillaux jouent de la trahison. J'imagine qu'ils n'y croient pas . Mais la foule y croit. En temps de guerre , cette idée de trahison se répand dans les masses comme un toxique foudroyant. Il semble même qu'elles en aient besoin , comme les - malades ont besoin de -m orphine. Ce poison devient un baume sur les blessures de l'orgueil . La trahison explique tout : les échecs , les lenteurs , les mécomptes ; elle endosse toutes les fa utes . Et elle satisfait aussi ces ft cre� instincts de défiance,

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LA HOUILLE ROUGE de vindicte-et de cruauté que la guerre a déchaî­ nés dans les âmes. Jamais , depuis trois ans , le rôle tout-puissant de la presse !l 'apparut aussi nettement, dans une aussi dure lumière. Car le passant n'est rense.i­ gné que par la presse . Ce qu'il croit savoir de Caillau� , il le tient uniquement de la pr.esse. L'opinion qu'il croit s'être faite de Caillaux fut forgée par la presse. Et le cri de haine qu'il croit jailli de son cœur n'est que le docile écho des fureurs calculées de la presse. Pouvoir sans pareil au monde, seul capable d'aussi détestables miracles : un grand bourgeois , s'attirant par là même la vindicte de sa caste, sert à deux reprises la cause des humbles, en leur évitant la guerre et en s'efforçant d'alléger leurs charges ; et la presse parvient à déchaîner ces humbles contre lui... Sous ce cou p de stu peur, on ·oublie les autres événements. de ces derniers jours . Certains, pourtant, étaient d'importance. L'armistice signé par cette même Roumanie dont l'interve ntion éveilla de miraculeuses espéra nces. La prise de Jérusalem par les Anglais, que les cloches de Londres, muettes depuis trois ans , célèbrent à toute volée. Charles Humbert poursuivi . Il aurait accepté pour son journal les millions de Bolo.

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lA HOUfLLE ROCf>E Quelle houleuse destinée ... 11 rapp,elait volon� tiers ses débuts humbles et rudes. Puis il dev:i'n t officier, journaliste, sénateur. En a n û t :1914, il appréhen dait pi)ur lui le sort de .Ja urès : ne l' accusait-on pas d'avoir précipité la guerre 'en dénonçant à]a tribune un man que de préparation militaire? Au contraire, sa campagne « Des canotls ! Des munitions! » le met au rang des grands prophètes orLhodoxes. Son journal for·­ tifie sa puissance . Gens en place, généraux, lui fo nt une plate cour. Il dédaigne d'être ministre : « .l 'en vaux trois )) . Éclate l'affaire Bolo. Le « gros Charles ll se sent�il atteint? Il se roidit, lutte, menace, debout. Soudain, il s'affaisse. Poursuivi par la justice, re nié par la piupart de ses rédncteurs, il n'est plus rien� pour un te mps. ' 17 décembre 19.JI. Et pendant que l'atmosphère de drame se trouble et s'épaissit. on col porte des mots .. .. .. . plus ou moins véridiques - de Clemenceau. Avant le premier Conseil du nouveau Cabinet, le ha�ard des allées et venues le 1aissa seul avec

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LA HOUILLE ROUGE 157 Poincaré, qu'il attaquait depuis trois ans dans son journal avec une violence effrénée. On lui demanda : - Qu'avez-vous fait, dans ce tète-à-tête ? - L'amour. Un autre jour, au Conseil, on s'émut de la situation précaire que l'arrivée des maximalistes au pouvoir créait aux Français restés à Pétro­ grad. On craignait en particulier que l'ambassa­ deur Noulens ne fût molesté. Clemenceau dit : - Si on les tue, on les mangera, car la famine règne . Il rèva un instant, puis : - C'est peut-être bon, du Noulens. 18 décembre 1D17. Dans un lycée par1Slen, les élèves ont reçu des tracts qu'ils étaient chàrgés de répandre dans leur entourage. On y donne comme buts de guerre, non seulement des indemnités , mais le démembrement de l'Allemagne, la rive gauche du Rhin . J'ai sous les yeux le sujet de composition fran-

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158 IA HOUILLE ROUGE çaise Ju concours tl 'entrée dans une école com­ m erciale . Pour mériter une bonne note, il fa ut célébrer l'héroïsme cornélien, l'àme r omai n e , l'uni q ue volupté du sacrifice, tout le pur idéal obscurci un instant par l'affreux naturali s m e, par la thèse néfaste du droit au bonheur. A tous les degrés de l'enseignemen t, chez les filles comme ch ez les garçons, par des récits , par des lectures, on exalte les ex ploils m eur ­ triers, les beautés <le la guerre . Et certains vou­ draient que cette guerre fût la dernière guerre ? Allons donc ! On ensemence la suivante. n décembre 1917. On me dit que Cailla ux s'est magnifiquement défendu à la Chambre . Dans le sile nce subjugué de ses adversaires, il a détruit les c harges amas­ sées contre lui et, sur les ruines deJ' accusation, il s'est élevé j m q u 'a ux sommets de sa politique. Un spectateur de tribune, animé pourtant contre lui d' une âpre inimitié personnelle et qui souhai­ tait sans doute assister ù sa défaite, reconnais­ sait en sortant son envergure et sa maîtr�se.

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LA HOUILLE ROUGE 159 Mais je ne parviens pas à fixer mon esprit sur les événements du jour. Le congé de mon fils touche ù sa fin . J�aurais voulu prolonger son repos, obtenir pour lui quel que emploi à !'>inté­ rieur. U me semblait qu'il avait acquiitté sa dette, même aux yeux des plus orthodoxes . Mais il s'y est nettement opposé, de ·ce ton sto ïque et bref dont ü parle désormais de la guerre . D-evais-je plaider à fo nd, vider mon cœur ! .J'avais si mal réussi, une première fois., au moment de son engagement. .. N'avais-je pas , malgré moi, aj onté à ses raisons, en lui · mon­ trant que son pèl'e était de c , eux qui avaient appelé la guerre ? En lui prouvant aujourd'hui que les mêmes hommes entendent la prolonger, ne fortifierais-je pas sa résolution de rej oindre sans délai les armées ? Et personne pour me soutenir utilement. Mon mari approuve René. Pressenti par moi, il m'a lourdement répondu que des habitants de Gan.­ ville avaient vu leur fils, trois fois blessé, trois fois repartir, que nous devions donner l'ex emple au. village et que nous en étions justiciables. 0 re spect humain , sans qui là guerre serait impos­ sible .. . Pourtant, n'est-c�. pas monstrueux; de guérir , de réparer, de recoudre des hommes massacrés,

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160 LA HOUILLE ROUGE pour les renvoyer au massacre ? De faire des miracles , de rendre l'ouïe aux sourds, la parole aux muets, le mouvement aux paralytiques, de les ressusciter pour les rejeter à la mort ? Et personne non plus, sau f mon vieux Paron, pour me comprendre. Je suis seule . Il me semble que je parle une autre langue que les autres ... Autour de moi, tout le monde admet la guerre en soi, s'y résigne comme à la mort, comme aux grands fléau x naturels ; on adopte son langage et ses coutumes ; on accepte les règles du jeu fé roce ; loin de le honnir, on l'ho­ nore. Voilà contre quoi mon cœur et ma rais on protestent. Je ne conçois pas qu'une nation s'ap­ proprie une ville, une province parce qu'elle l'a prise « par les armes >> . Je ne conçois pas qu'on mette au sommet de la gloire des hommes qui ont « tué de leurs mains » d'autres hommes. Je ne conçois pas que les différends et les con­ flits entre peuples se règlent d'après le nombre des ventres affamés et des ventres crevés/ · ·--- �.. 25 décembre 191i. On publie les propositions de paix de la Russie.

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LA HO{/ILLE ROUGE 161 La nouvelle officielle de la signature de l'ar­ mistice avait été accueillie par un silence de deuil et de répro bation. Mais aujourd'hui, les jour­ naux là�hent leurs cataractes d'injures . C'est que les maximalistes - qui proclament par ail­ leurs le droit des peuples à disposer d'eux­ mêmes et à se gro uper selon leurs origines ethniques - demandent que des représentants alliés assistent aux négociations . On veut voir dans cette suggestion une manœuvre, destinée à en traîner la paix générale. Auasi se h&te-t-on de dénoncer, de conj urer une fois de plus l'affreuse menace. Paron me dit , narquois : « Selon la thèse offi­ cielle, la France, au lieu de rester neutre, s'est portée aux côtés de son alliée la Russie, enga­ gée dans la q uerelle serbe. L'ayant suivie dans la guerre , pourquoi ne la suit-elle pas dans la paix ? ll 5 janvier 1918. « Mais si la guerre s'arrêtait maintenant, nous serions ruinés ! » C'est une réplique que je m'at­ tire souvent, quand j'appelle la paix . Ne serons­ Flous pas ruinés davantage, si elle ne s'arrête pas ?

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16:.l LA llO UlLLE ROUGE Cette idée d'ob tenir une indemnité ca pabl e d'allét�er les impôts futurs a été lancée· ran der­ nier. Elle a fait <l u chemin. Elle séduit nom.ure d'esp rits . Moi, elle me stupéfie . Ses partisans se rendent-ils compte qu'ils font tuer des h o mme & pour sauver leur argent, qu'ils exigent des sacri­ lices humains pour s'é viter des sacrifices pécu ­ niaires ? Et le calcul est a uss i stuμide que cruel. Plus la guerre se prolonge, moins elle a de chances d'èlre sérieusement indemnisée. Car le m o ntant de cette indemnité devr ait s'élever avec celui. des dépense s , qui s'accroissent l'olle ment, sans fre:i n s ni bornes . Cen:t trente mil.lions par jour ! Et elle devrait être p ayée wr des resso urces qui, au contraire, diminuent, clans un conflit où to u s le& belligénmls vont. ù l'épuisement. G jctnvicr )918. ,.. Wilson publie les quatorze co�d'itio n s de la paix. Son message. me semble le · do.cument le plu::; importan t de la guerJ.le .. Pour la première fois, des buts simples,. p récis , génér�u:x, sont exp o sés. en pleine: lumière. Si Ges, qu11to1;ze

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LA HOUILLE J\ OUGE i63 conditions étaie nt accep tées , respectées, la paix serait pr o m p te et durable. Dans le recul du temps, quelque éclipse que subisse son destin ou sa mémoire, cet homme apparaîtra grand . .Mon mari, Fo ucard, leurs pareils, font au · me ssage un acc ueil ambigu. Ils sentent bien que l'Amérique règlera la guerre, non se ulement avec les combattants qu'elle ne cesse pas de déverser sur le continent, mais g rù ce à ses res­ sources sans limites, à ses possibilités de blocus économique. Quoi qu'il en coûte à leur orgueil , ils sont tenus de la ménager. Mais certaines phrases du message les irritent : cette « répara­ tion du tort fait à la France en 1871 )), leur assutera-t -clle cette Alsace de f814, Sarre com­ prise, si âprement exigée chaque fois que s'amor­ cent des pourparlers secrets ? Sans doute crai­ gnent-ils que, sur la base solide et plane des quatorze conditions, la paix ne soit conclue avant qu'elle ne leur accorde tout le sol et tout le sous-sol p romis à leurs ambitions . 10 janvier 1918. , D 'une lettre ll 'Anatole France : « Si vous vou-

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164 LA HOUILLE ROUGE lez mon avis, je ne crois pas, contrairement à l'opinion générale, publique, souveraine, auguste, que ce soient Malvy et Caillaux qui aient empê­ ché nos braves généraux de chasser les Alle­ mands de France et de Belgique ; je ne crois pas que cette poignée de financiers et d'agents d'af­ faires qu' on va juger militaire ment aient eu beaucoup d'infl uence, par leurs escroqueries, sur la marche de la guerre . Je ne crois pas que ces pauvres institutrices et ces innocentes gar­ diennes d'ouvroir, coupables seulement de pitié et qu'on livre aux rigueurs des conseils de guerre, aient porté le trouble dans le cœur de nos soldats . Mais la commune bo ' urgeoisie le croit fermement. Et si Clemenceau ne se hâte pas d'assurer la victoire par le supplice· de ces millions de traîtres qui se montrent dans les cauchemars dès concierges et des propriétaire s, il sera bientôt tenu lui-même pour un homme faible ... >> 11 janvier 1918. Afin d'obéir aux sollicitations, si pressantes et si tendres, du président Wilson en faveur de la

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I,,\ HOUILLE R O UG,E 165. jeune Russie, des socialistes ont. tenté •:l'aller à Pétrograd. On le ur a refusé leurs passeports. . On les le ur: avait déjà refusés récem;.nent, lors - qu'ils avaient v.oulu se rendre en R!lssie afm d'em p êchei• la paix séparé e. Auj ourd'h.ui, , à, la. Cham bre, le Ministre des Affaires Étrangères,, Pichon, a voulu. j ustifier ce tte intrar)sigeance , Il a ressorti ce vieil argume nt , si singulier : « Il serait indécent ll ue des Françai.s et des Alleman.Js. fussent face à face ta nt que ces, d.erniers e. nva­ hissent notre territoire . », Si la guerre de tran ­ chées s'é tait. ins tallée s.u,r le sol allemand, n'au­ rait-il pas tenu le mème langage ? Il a avoué sa crainte faro u che d'être entrainé vers une paix générale et déclaré que les révol1;1tionnaires rnsses étaient les erl:nemis de la France. Une · niaj orité frénétiq ue, belliqueuse, moussait d'e. n­ tho müasme : « Oui, vaÏilCI'.e, vaincre ... Gagner· la guerre ... Victoire par l es. armes . .. La par.ole au caJ,i:o1i. .• >> âh 1 que · cette folie collective sert don.c bien les convoitises en profonde ur des maîtres caché.s de la guerre, de ceux qui attendent l'heure: des gisem ents ! Déj.à, les eons.équenc. es a pparaissent! de: cette rigueur à !!endroit de la RRssie. Le �,uv;e;;ne ­ rnent russe avait dcm:�n d.é all4 alliés, d:asS;istex

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166 LA HOUILLE ROUGE aux négociations de paix afin de se porter ga­ rants des engagements pris, des conditions ado ptées . Ainsi, les Allemands n'eussent aban­ donné les territoires russes, par eux envahis, qu'en échange de restitutions - lems colonies, par exemple - que la Ru11sie, à ell ' seule, ne peut pas leur promettre. Mais !'Entente a refusé d'envoyer des représentants à Brest-Litowsk. Aussitôt, les annexionnistes allemands de triom­ pher: Ils prétendent garder leurs gages terri­ toriaux , puisque la Russie ne peut pas leur garantir des compensations qui devraient être ratifiées par !'Entente . Non, on n'a pas écouté les adjurations de Wils on. On n'aide pas la jeune Russie. On lui tient rigueur d'être lasse du carnage, d'avoir publié les fameux accords secrets de février 1917, d'avoir ainsi donné aux vues de !'Entente un caractère impërialiste , d'être. un dangereux exem ple de libération populaire . Et pourtant. .. Ne devrait-on pas lui savoir gré d'avoir rép,.aridu jusqu'en Allemagne les ferments de . ;: gvolution ? Grâce à eux, la lutte entre les partis de guerre et les partis pacifiques s'aggrave en ce pays. Qui sait si elle n'entraînera pas cette démocra­ tisation de l'Allemagne dont l'Amérique a fait une des conditions de la paix ?

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LA HOUILLE ROUGE 167 13 janvier 1918. Une revue de music -hall jouit d'une telle vogue qu'on doit louer trois semaines à l'avance et qu'on interdit chaque soir la circulation des voitures dans la rue qui borde cet établissement. Dans . la salle, un luxe aveuglant de lumières, de toilettes et de bijoux. Des affiches étalent de friandes promesses : Les 32 jambes en fe u. Les 64 fle urs merveilleuses. Les 130 fe mmes qui marchent en l'air. Et, à 100 kilomètres de là, depuis 42 mois, au fr ont, il meurt en moyenne 30 Fr ançais p ar heur·e ! 14 janvier 1918. L'arr·estation de Caillaux accapare toute l'at­ tention. La porte de la prison, en se fermant sur lui, a fait un tel bruit qu'on n'en entend plus · d'au tres . Les journaux d'hier après-midi, annon­ çaient la nouvelle en caractères de victoire. Elle provoque la même stupeur indignée chez ses partisans, le même déchaînement aveugle dans 8

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168 LA HOUILLE I\OUGE · la fo ule, que les poursuites engagées contre ltii . De celte arrestation, on donne des raisons occultes : << A l'instruction, les témoins restaient muets ; mai ntenant qu'il est arrèté, ils parle­ ront ll . Les gens au pouvoir murmuren t : «Il y a une ambiance . . . Il fa llait rassurer les soldats, qui se croient trahis ll . Oublient-ils donc qui a créé l'ambiance, qui a jeté le cri de trahison? Quant aux raisons appare ntes, elles diffèrent Je celles des poursuites : la découverte d'un co ffre- fort à Florence ; les dépêches de Lux­ bourg, ministre d'Allemagne en Argentine. Les assertions les plus folles - accueillies par la presse avec l'agrément de la censure - courent sur les valeurs et les documents trouvés à Flo­ rence· . Aujourd hui, à la Chambre, les socialistes ont pro testé contre l'ouver ture illégale de ce coffre , hors de la présence de l'intéressé ou de son représentant. A propos des dépêches Luxbourg;, un trait significatif. Eu i9Hi, quand Cailla ux, en,,voyé en mission en Argentine, rentra e.q France, le r,n inistre d'Allemagne signala à son g·ouverne­ ment ce départ et le nom dll paquebo.t avec ce commentaire : Capture dés ira ble. Upe a gence a perfidemen t traduit : Cap�ure indésira ble. Ainsi, avec Jeux lettres aj outées, l'otage à s.aisir de-

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LA HOUILLE ROUGE 169 vient le complice à ménager. On a reconnu l'erreur. Mais l'effet est produit. De la lecture de ces dépêches Luxbourg, écrites par un homme qui cherche à faire mousser son rôle et son zèle, une certitude se dégage : Caillaux a refusé de le voir, malgré . l'insistance d'un intermédiaire italien. Mais, en torturant un texte ou un homme, on parvient à lui faire dire le contraire de ce . qu'il veut dire. Les adversaires de Caillaux - ou plutôt de sa politique - affectent d'être tr oublés par ces dépêches . Et nous assistons à ce spectacle d'un comique sinistre. Depuis quarante-deux mois,. nos va-t­ on-guerre nous crient chaque jour que toute parole allemande est mensonge, duperie, piège, félonie, manœuvre, fo urberie, et qu'il n'en faut rien croire. Mais dès qu'il s'agit de perdre un Français qui les gêne, le témoignage d'un Alle­ mand devient soudain auguste et sacré. Il faut croire tou ' t ce qu'il dit. Et même ce qu'il ne dit pas . 19 janvier 1918. Les ouvriers ne se rendent pas compte que le

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1.70 LA HOUILLE ROUGE colit de la vie augmente au moins autant que leur suluire. Ils constatent simplement qu'ils ont plus d'argent dans les main s. Et sa fa cile abo ndance les incitant à le <l épenser, ils n'en épargnent plus. Voib îa vraie différence, à ce point de vue, avec le temps de paix . , Les fe mmes ont d'abord sacrifié ù la toilette : hauls talo ns, bas de soie, bijoux. A Grenelle, autour d'une usine . do guerre, cinq coiITeu rs­ posticheurs onL ouvert boutique. Vien t ensuite la bonne chère : on ne se refuse ni les ha uts morceaux, ni les fi nes victuailles , ni les vins délectables. L'été, dans les res taurants de plein air, on voit souvent deux fe mmes en cheve ux, attablées devant une bouteille de Sa uternes ou de Cham bertin couchée dans son bercea u d'osier . Mes amies s'en offusquenl. Ah ! nous ne sommes pas près de concevoir l'équivalence des ètres.. . On s'indigne encore qu'un travailleur mange et boive les mêmes choses qu'un oisif. 23 jo.nvicr 1918. Les amis de la paix, marqués de l'épithète de

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LA HOUILLE ROUGE 171_ Jéfaitis tes , baptisent à leur tour les prolongeurs de guerre. En Angleterre, ou les appelle les neverendistes, de never end, jamais de fin. En Fra nce, ce sont les jusqu' auboutistes, les exter­ ministes, ou d'après les initiales de « pourvu que ça dure », les P. Q. C. D. Gageons que ces vocables n'auront pas la même fortune que le mot défaitiste . Car la presse, qui accueille l'un, rejettera les, autres. . . Il fa ut que la guerre dure . 26 janvier 1nl8. Je sais qu'en ce moment mème, des Améri­ cains ·et des Anglais; à Berne, tentent de traiter avec les Empires Centraux . Déjà, enjniliet dernier, les Américains avaie nt offert la paix à l'Allemagne en Suisse. Mais l'exi- . gcnce française de faire du retour de l'Alsace­ Lorraine une condition préalable de la paix, avait fait échouer les pourparlers . Les AUemands avaient. hésité une dizaine de jours avant de les rompre. Cette fois-ci, les négociations, bien que la France n'y prenne pas part, tournent encore

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172 LA HOUILLE ROUGE autour de la question d'Alsace-L orraine . Les Allemands, en échange des deux provinces, de­ mandent qu'une part de la production du miùe­ rai du bassin de Driey leur soit assurée. Leurs hauts fo urneaux en auraient besoin . Faut-il donc toujours tro uver, au fond de ces débats, les intérêts opposés de la métallurgie? Ils ne se concéderont rien. Je n'ose plus es pérer. 28 ja.nYic·r '1018. Les ouvriers des constructions navales de la Clyde ont décrété la grève pour le 31 janvier « si les négociations de paix ne sont pas entamées à cette date ». Les · mécaniciens de Londres ont adhéré à cet ultimatum. Glascow est en pleine effe rvescence . A Nottingham, le Labour-Party a décidé de tenir en Suisse une prochaine réu­ nion inte rnationale qui rem placerait celle de Stockolm. .-. Ces traits sont graves . Nul n'y prête attention. Pourtant, ne dessinent-ils pas la physionomie nouvelle que prend la guerre à sa quatrième année ; l'antagonisme, dans chaque pays, du peuple pacifique et de ses maîtres belliqueux ?

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LA HOUILLE ROUGE 173 29 janvier 1918. Aujourd'hui commence à Paris le régime ' des 300 grammes de pain. Bien que cet aliment ne se conserve guère, la foule faisait queue depuis plusieurs jours devant les boulangeries, afin d'accumuler des provisions . Cette brusque restriction serait provoquée par la disette ita­ lienne. Notre voisine criait grâc e. On lui a expédié de la fari ne. Là France s'est retiré le pain de la bouche. Hier, à la Chambre, au milieu de l'indifférence généralt on a lu des lettres déchirantes de pauvres gens dont le pain est la principale nour­ ritul'e et qui n'en trouvaient plus. On a révélé qu'il avait manqué, dans certaines régio ns, pen­ dant 4, 6, même 16 jours. Et nulle révolte . Le spectacle serait bouffon, s'il n'était pas lamentable , de tous ces peuples résignés qui se serrent la ceinture : « Encore un cran. Encore un. Je tiens, tu tiens, il tient. .. », qui luttent à qui résistera le plus longtemps, qui guettent la première défaillance , sans connaître au juste l'enjeu de cette folle gage ure .

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lï4 LA !!OUILLE ROGGE 1·· févr ier 1918. Dans la nuit du 30 au :H janvier, les avions allemands sont venns sur Paris . C'est, je crois , leur premier raid nocturne sur la ville même. Le cri des sirènes automobil es, que les pompiers mènent gra nd train par les rues, a précédé de peu les tirs de barra ge et le bombardement. L es projecteurs, les sign au x , les fu sées, !es éclate­ ments <l'obus, faisaient feu d'artifice à l'hori zon. Au zénith, les phar2s des avions de chasse cons­ tellaient d'étoiles mobiles le ciel pur, écluiré de lune . Les journaux d'hier et d'auj ourd'hui sont muets sur les points de chute, d'Ol'dre de la censure. Ils tire nt de l'événement les conséquences qu'ils en espèrent : « Ce raid exaltera encore noLre vaillance. .. Sursaut d'énergie... C'en est fini des. defaitistes.. . Soyons tous groupés autour de n ôs admirables chefs militaires ». L'un d'eux·d "éclare sérieusement que nous étions humiliés et jaloux de n'ètre pas bombardés comme Londres, et que nous voilà enfin satisfaits. Ils réclament des représailles. Mais le com­ muniqué allemand du ;3 1 janvier, p ublié par les

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LA HO UILLE ROUGE 175 journaux suisses, représente le bombardement aérien de Paris comme une réponse aux raids exécutés sur les villes allemandes dans la nuit de Noël. C'est un enchaînement sans fin. La foule s'amasse devant les édifices atteints . L'o pinion s'y répand que l'ennemi, en visan t le Crédit Lyonnais , l'École des :Mines, l'l�colc des Beaux-Arts, a voulu systématiquement détrnire nos richesses, nos pépinières d'ingénieurs et d'artistes . Imaginer qu'à 2.000 mètres, en pleine nuit, avec une bombe, en puisse attei ndre un toit désigné, dans l'océan de Paris . . . Cette cré­ dulité ne témoigne-t-elle pas du désordre des esprits ? Un jeune député aviateur, qui a fait des rondes nocturnes au-dessus de Paris, expliquait aujourd'hui, devant moi, qu'on ne distin gue que les gares, la Sein e, et l'étoile d'avenues qui rayonnent , de l'Arc de Triomphe . Il aj outait qu'un aviateur n'a que le souci de jeter ses bombes au plus vite, tl 'éviter Je remous et de s'en · reto urner. Villequier, toujours héroïque, réclama la sup� pression de l'alerte : les pompiers l'empêchent de dormir. Et comme on signde dans les gares une recrudescence de départs, chacun de s'en féliciter autour de moi : « Tant mieux . Paris sera plus facile à ravitailler. l>

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176 LA HO UILLE ROUGE 4 f1Svrier 1918. D'après les journaux de pays neutres, les ouvriers allemands ont créé des Comités ana­ logues aux Soviets russes . On nous cache l'exis­ tence de ces organisations . Pourquoi? Peut-être craint-on de nous montrer que ce peuple n'est pas aussi servilement caporalisé qu'on nous l'a toujours dit? Pe ut-être appréhende-t -on la con­ tagion de l'exemple ? J'y vois surtout l'hostilité de nos maîtres contre une révolution alle mande, qui serait capable de hâter la fi n de la guerre, d'amener la paix avant qu'ils n'aient touché leurs buts . Certains de ces journaux rapportent une inter­ view de Clemenceau par un journaliste hollan­ dais . Il aurai t dit d'un ton goguenard /à son interlocuteur : « Vous y croyez, vous, à la Société des Nations ?» Ce n'est pas possible ·

Même s'il

ne lui apparaît pas que cette guerre diffère tota­ lement de celles du passé, dans ses formes et sans doute dans ses conséquences, comment Clemenceau découragerait-il délibérément les innombrables combattants qui croient préparer

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Ll\. l!OùILLE: ROUGE 177 par leur sacrifice un avenir meilleur, et qui voient, dans une Société des Nations vraiment souveraine, le symhole même de leurs espé­ rances ? 8 février 1918. Mai ntenant, on rei.1cbntre parfois sur le hou� lcvard un cortège singulier, qui se mê�e à la foule. D'abord un vieux commandant. Cinq pas plus loin, un sous-o fficier. Cinq pas encore, deux gardes municipaux . Un soldat ne salue-t -il pas ? Le commandant le réprimande, exige ses papiers. Le sous-officier prend des notes . Si le délinquant se rebiffa it, les deux gardes prête­ r aient main-forte. Pendant des heures , le vieux commandant bat ainsi le trottoir . On m'assure qu'il existe une « t<> urnée » inverse . Celle du sous�officie1• qui s'abstient à dessein de saluer ses supérieurs . L'un d'eux néglige+il de l'admonester ? Le sous-officier relève le nom de son régiment. Il paraît que le salut militaire languissait. Ces mesures de contrôle , soutenues de virulentes circulaires, sont destinées à lui rendre sa vi·

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'178 I.A IIOUILL E ROUG E gueur et son pres tige . Mais n'est-ce pas un peu confondre le salut militaire et le salut du pays ? Les effets de ce redressement se fo nt déjà sentir . Dans la rue, les altercations sont fré­ quentes entre officiers de grade différent. Le supérieur qu'on ne salue pas rappelle au devoir et met au « garde à vous ll l'inférie ur négligent. « Vous n'avez donc pas lu, monsieur, les nou­ velles circulaires ? )) Quant à ceux qui les ont lues, ils se saluent cérémonieusement, d'un grand geste arrondi. Certains, emportés par leur zèle, esquissent une légère révérence, thorax bombé, ventre avalé. Ils saluent du derrière . 14 février 1918. Bolo est condamné à mort. Son procès durait depuis une semaine. On l'accusait d'avoir .acheté des journaux avec une part des iO millions reçus de !'Allemand Bernsdorf. Depuïs· deux mois circulent des listes - plus ou moins authen­ tiques - de ces journaux . Les uns sont paci­ fistes et les autres chauvins. Cela semble d'abord étrange . Mais il paraît qu'en répandant des appels à la paix , on anémie le «moral ll fra nçais , tandis

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L.\ HOUILLE ROUGE 179 qu'en montrant de dures exigences, comme 600 milliards d'indemnité ou l'annexion de la rive gauche du Rhin, on exalte et on tonifie le moral allemai:id. Ainsi, on trahit à tout coup. La plupart de ceux qui assistèrent au procès de Bolo en rapportent l'impression d'un vulgaire fa iseur, d'un aventurier vaniteux, peut-ètre d'un escroc, bien plus que d'un traître . Riant, plai­ santant, il jouait sa tête avec une légèreté proche de l'in conscience. Il n'a pleuré que pendant la déposition pathétique de son fr ère, monseigneur Bolo, qui a tout tenté pour le sauver . Et l'on me disait encore le contraste entre cette inconce­ vable insouciance et la sombre atmosphère de passion, de fure ur, de fa natis me, où se dérou­ lèrent les débats, celle qu'on imagine aux tri­ bunaux révolutionnaires de 93, où l'accusation sanctifie la haine, prétend incarner la patrie, et réclame une tête d'abord « afin de donner satis- . faction · à l'opinion publique . ll . Terrible, quand on réfléchit à la fa çon dont elle est fa briquée, lopinion publique.. . 1i févr ier 1918. Que de hasards frivoles ont dû se conjurer

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180 LA llOU!LLE ROUGE pour nous apprendre - - ou plutôt pour nous confi rmer -:- -- - que l'impératri . ce d'Autriche tra­ vaillait à la paix ! Un capitaine, attaché d'ambassade, roucoulait en taxi près d'une jolie actrice du boulevard. Dans le trouble des adieux, il oublie sur la ban­ que tte des documen ts diplomatiques qu'il devait reme ttre à un ancien ministre . Aussitôt son compagnon parti, la jeune femme les découvre . Que faire ? Les rapporter au capitaine ? Impos­ sible : elle est attendue par un aviateur . C'est à lui qu'elle confie sa tr ouva ille. Ma is, jugeant inutile de lui révéler l'existence d'un prédéces­ seur im médiat, elle conte simplement qu'elle a découvert ces papiers dans sa voiture . L'aviateur les feuille tte. C'est la copie de la correspondance entre la rei ne douairière d'un pays voisin et l'im­ pératrice d'Autriche , correspondance relative à une p aix séparée, soutenue par le Pap e . Frappé de leur importance, il les remet, sans hésite_r , au président du Conseil. .. L'aventure s'est ébruitée. On instruit contre le capitaine. Le théàtre de la jeune actrice fait recette. On a augmenté le cachet de l'héroïne de 25 fra ncs par soir.

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LA HOUILLE ROUGE 1.81 18 février 1918. Le sénateur Humbert est arrêté. On dit « Après la condamnation de Bolo, c'était inévi­ table >> . De temps en temps, soufile une rumeur d'arrestations nouvelles . « Les cellules sont prêtes >> . On cite des députés, des sénateurs, des généraux, des anciens ministres. On nomme éga­ lement des actrices qui, chargées d'espionner pour la France, es pionneraient auss� pour l'Alle·· magne. Mais ta nt de jeunes vedettes en plein succès sont ainsi dénoncées , que je me demande si leurs noms ne sont pas mis en circulation par leurs bonnes petites camarades . 20 février 1al8. Depuis plus d'un mois, on annonce une énorme offensive ennemie . On en donne des signes cer­ tains : frontières fe rmées, aveux de prisonniers, suppression des permissions dans l'armée alle­ mande . On cite des dates1 des points d'attaq ue. On précise qu'elle s'accompagnera de grands raids aériens sur Paris.

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182 L\ IJO UILl.E fl OUGE Pourquoi ces nonveaux massacres, déchaînés par des gens qui seraient tellemen t avides de paix ? Sans doute, là comme ailleurs, deux influences rivalisen t-elles. Sans do ute les partis de guerre - tout le clan du métal, industriels et militair0s, ceux qui tournent les obus et ceux qui les lancent - l'emportent-ils encore sur le kaiser qui tremble et sur le peuple qui souffre . Peut-être encore les Allemands craignent-ils une offe nsive de !'Entente et veulent-il s prendre les <levants ? Que de fois on attaque par peur d'être attaqué ! Souve nt, une image me hante, comme un sym­ bole de la guerre. Par la nuit opaque, dans une rue étroite, deux hommes s'avancent l'un vers l'autre, chacun serrant un bâton dans sa main. On leur a répété que l'heure était alarmante, l'endroit redoutable , le passant dan gereux. Ils se rencontrent. Chacun croit que l'au tre en ve ut à sa vie . Et, sans au tre rais on, ils s'accablent de coups. ... Les adversaires de Caillaux pensaient l'al-

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I.A HOUILI.E ROUGE: 183 teindre à travers Bolo . Quand l'ancien président du Conseil fut arrêté, ils disaient en argot poli­ cier : « Maintenant, Bolo va se mettre à table >>. Ils escomptaient que Bolo tenterait de lier son sort à celui de Caillau x, afind'être traduit devant. la Haute Cour et de sauver sa tête. Mais au procès, il apparut clairement que Caillaux n'était pas le personnage politique dont l'aventurier promettait le concours à ses dupes . Cependant ses ennemis ne se découragent pas . 1ls évoquent maintenant contre lui une affaire Lipscher, une lettre Cavallini. Dans la folie uni­ verselle, une nouvelle mentalité judiciaire paraît s'installer . On arrête d'abord, on s'efforce ensuite de justifier l'arrestation. C'est de cette sombre justice de guerre qu'Anat ole France disait récem­ ment : « Elle trouve toujours le criminel, rare­ ment le crime. >> A propos de l'ins�ruction de l'affaire Caillaux, Foucard, so�ennel, inspiré, la barbe répandue sur Ie jabot, disait auj ourd'hui devant moi : - On bat les buissons afin de faire lever le lièvre. Car il y a un lièvre . Paron a grincé : - C'est un lapin .

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18i LA HOUILLE ROUGE 2:; février 1918. Encore des poings crispés, des bouches écu­ man tes, des yeux exorbités, une marée d'inj ures répandues par la presse. Lénine et Trotsky, devant la marche des Allemands sur Pétrograd, ont acce pté la paix des Em pires Centraux. Paix d'annexions et de démembrement, dit-on . Déjà les Allemands ont traité avec l'Ukraine, la Fin­ lande, la Roumanie. Satisfaits à l'est, ne vont-ils pas refl uer vers l'ouest de toutes leurs forces ? Mais nos partis de guerre n'ap puient pas sur cette crainte . Pour eux, l'événement fai t surtout exemple . Oubliant que les Russes ont démobi­ lisé, que les Allemands marchent contre un peuple désarmé, ils s'écrient : « Vous voyez, c'est la victoire par les arm es . C'est le triomphe de la fo rce . Voilà comment on imp.o§e la paix >> . Et d'exalter l'excellence de la méthode. Toute la haine se concentre sur la révolution russe. On la traite comme les Im périaux trai­ tèrent la Révol ution fr ançaise de 1789. Au lieu de lui marquer de la sollicit ude, de la sympathie, suivant les vues lucides de Wils on, on a rompu

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LA HOUILLE ROUGE 185 avec elle. Ne devrait-on pas lui montrer, par exemple, que les 'buts des Alliés ne sont pas impérialistes, comme elle l'a cru sur la foi des accords secrets de février 1917, découverts par elle dans les archives tzaristes ? Ah ! pour que Sembat, dont la san té chancelle, s'offrît à tenter le voyage de Russie en décembre dernier, il fallait qu'il sentît bien vivement la nécessité de ce role tu Lélaire, amical et clairvoyant. .. 28 fé vrier 1918. Il paraît que la France gaspille. Lloyd George, à son dernier voyage, en fut scandalisé. Sur le chemin du retour, à Beauvais, il dîna bien, à bon marché . Il vit un charcutier qui vendait encore de la charcuterie. Même, il découvrit du beurr� . Et il ·en acheta, car ils n'en ont plus en Angleterre . Après quoi, il déclara que cette abo ndance devait cesser. Les nouvelles restrictions, applicables à partir d'aujourd'hui, seraient donc destinées à satis­ faire nos alliés par un étalage d'austérité. Elles frappent encore ces infortunés restaurants . Pour eux, plus de beurre, de fromage, de sucre .

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LA HOUILLE ROUGE Les pàtissiers et les confiseurs doivent égale­ men t fermer boutique� Par aille urs , la vie continue à se rétrécir . L'usage de l'auto es t pratiquement interfüt à qui n'es t pas général , fo urnisseur de guerre, ministre ou dame infirmière . Le matériel des chemins de fer s'effrite : vitres briséE>s, ban­ quettes éventrées ou souillées, portières qui refusent également de s'ouvrir et <le se fermer ; Jans un rayon de 1 OO kilomètres autour de Paris, tous les trains roulent lum[ères éteintes, sous prétexte de se dissimuler aux: avions enne­ mis . De Ganville, on m'écrit que la province s'éclaire ù la chandelle , faute de pétrole . Le bon vie ux temps ... Maints produits de demi­ nécessité manquent, ou deviennent inaccessibles de prix au plus grand nombre. Beaucoup de petites disparitions , de petites morts , qui font une grande agonie . - �--. 3 m<irs 1918. Il y a maintenant près de 200.000 Américains en France. Ils sont durement menés . Dans les centres de débarquement, des agents spéciaux, munis d'échelles, pénètrent par la fe nê tr e dans

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LA IIOUILLE I\OUGE 181 les chambres où des soldats se cachent en galante compagnie . Dans la zone des armé es, on en a pendu une douzaine, pour pillage . Leurs cadavres restent accrochés aux arbres. C ette vue laisse rêveurs les soldats français . He ureusemen t pour eux, il y a Paris. Ils y sont n o m b re ux . Un certain music-hall les attire partic ulièrement : bars fastueux, or gies de lumières, orchestres endiablés . Là, trois p olices fo nctio nnent : fr ançaise, a n g lais e , · américaine. Chacune se charge de ses nationaux qui ont bu plus que leur saoul. �j mars 1V18. Un médecin me signale - tout bas, car ce sont de ces choses qu'il ne faut pas dire - que les restrictions provoquent des troubles chez les adolescents en crise de croissance, particulière- . ment des kystes qui tendraient à prendre une nature « maligne >i. Il paraît qu'aucune revue technique ne relève ce fa it. Par co ntre, une revue allemande, qui a circulé dans le monde scientifique, assure qu'outre-Rhin beaucoup d'en­ fants naissent sans ongles, de mères « déphos­ p hatées l> . Des adolescents, de petits enfants . . .

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188 LA HOUILLE ROUGE Et pourquoi, tout cela, pourquoi ? Je n' ose plus me répondre. a mars 1!!18. A propos du raid d'avions de la nuit dernière, qui - à part trois bombes tombées en plein centre de Paris - a surtout éprouvé les quar­ tiers et la banlieue du Nord. Dès le premier signal d'alarme, donné maintenant par trois coups de ca non à blanc, on éteint les rares ré verbères qui éclairent encore les rues. La ville est soudain plongée dans l'ombre absolue . Or, hier, dans cette obscurité opaque, voulue, on vit circuler une auto munie d'un phare énorme, éb�ouissant, solaire. Un vrai défi. On la pour­ suit, on l'arrête. C'était l'auto de la police, chargée de surveiller l'extinction des lumières . .-. 10 mars '1918. Qua�d une bombe éclate, les vitres du voisi­ nage sont brisées par la commotion. On a cru

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LA BOUILLI!: ROUGE 1.89 que des bandes de papier collées suffiraient à. les pro téger co ntre ce genre d'accident. Aussi­ tôt, les glaces des devantures, les carreaux des fenêtres, se sont couverts de quadrillages de papier. Sur certaines vitrüies, ces déco upages sont devenus des motifs de décoration, parfois fort heureux . C'est eücore un aspect nouveau de la rue. Le soir, la ville devient bleue . Il paraît que la lumière bleue est presque invisible aux avions ennemis. Aussi a-t -on bleui les vitrages des ateliers, les verres des lanternes. Les tramways , le métro aérien, sont éclairés d'ampoules bleues. Cette lumière décompose le teint des fe mmes qui, de plus en plus fardées , prennent des aspects de cadavres avancés . 12 mars 1918. Hier, j'assistais à la première représei;itation des Noces Corinthiennes, cl 'Aoatole France, à la Comédie-Française . Au milieu du deuxième acte, Silvain, interrompant son rôle , s'avança jusq u'à la rampe et dit : « On annonce une

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'190 LA HOUILLE ROUGE alerte >> . A l'orchestre, deux ou trois voix ordon­ nèrent, d'un ton bref et fier : « Continuez >> . On continua. A part quelques exceptions, personne ne bo ugea. Ainsi, deux ou trois voix a.vaient décidé du sort de la salle, des acteurs et du personnel . Quel symbole de la guerre, ces deux ou trois individus qùi disposent de milliers d'existences, grâce à l'orgueil unanime ! Oui, l'orgueil . Chacun, dans cette salle, sou­ haitait d'être à l'abri et ne restait à sa place que par so uci du voisin, de ce voisin qui, lui-même, aurait bien voulu être ailleurs . Se lever, c'était se déshonorer, aux yeux des autres. Ah ! le respect humain ... L'immense et mutuelle dupe­ rie .. On dit que l'amour est plus fort que la mort . L'umour-propre aussi. Cependant le hurlement des sirènes, puis le tambourinement dru des tirs de barrage, l'explo­ sion sèche des bombes, couvraient la voix des acteurs . Pendant l'entr'actc, oü l'on apprit que c,es bombes tombaient à quelques centaiu.,es de mètres, boulevard Saint-Germain, on tint con­ seil autour de l'administrateur : devait-on arrêter la représen tation, ou bien jouer le troisième acte , achever la pièce ? Naturellement, là comme ailleurs, le «ju squ'au bout >> l'emporta .

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LA HOUILLE ROUGE 191 Un brouillard impénétrable emplissait la rue quand, l'alerte et la représentation terminées , les spectateurs sortirent du théâtre. Des cen­ taines de lampes électriques de poche, aux mains des passants, s'efforçaient en vain de le percer. Des gens assuraient gravement qu'il était arti­ ficiel. Tel est le délire des imaginations. Pendant la pièce, Anatole France était resté près de l'administrateur, qui se renseignait au téléphone sur les points de chute. Quand on apprit que, le feu s'étan.t déclaré au Ministère de la Guerre, des dossiers, des paperasses innom­ brables brûlaient, Anatole France dit en sou­ riant : « Maintenant, je commence à croire à la victoire. » Il ad mira la conscience professionnelle des comédiennes, qui continuèrent de jouer malgré le danger. Il assura que l'une d'elles avait même pro fité du trouble pour rétablir des tirades qu'on lui avait coupées aux répétitions. Et pourtant, on avait décidé de « déblayer », d'accélérer le troisième acte . « Pour la première fois, dit-il, on a parlé il la Comédie-Française comme dans un théàtre du boulevard. » Encore un écho de ce raid : l'explosion d'une bombe a défoncé la grande porte de l'ambas­ sade d'Allemagne. 9

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LA IJOUlLLE ROUGE 13 mars 1918. Dans une récente séance de la Chambre, où il foudroya les socialistes, Clemenceau déchaîna l'enthousiasme de la majorité en proclama nt : « Ma politique intérieure : je fais la guerre. Ma politique extérieure : je fais la guerre ... >> Cette parole de vieux grognard appelle toutefois une objection que je retrouve au bas de ce quatrain, timidement colporté : Déjà drapé dans son linceul Clemenceau dil : «Je fa is la guerre )) . <( Ilélas ! pleure un humanitaire, C'est qu'il ne la fa it pas tout seul. >> 15 mars 1918. A deux heures après-midi, explosion inouïe. Chacun croit que son quartier, que sa miiison sau te . On se précipite aux fe nêtres. Un gigan­ tesque << chou-fleur » de fumée blanche pousse

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' LA HOUILLE ROUGE 193 dans le ciel très pur. Quinze millions de gre­ nades viennent de sauter, à la Courneuve, près de Saint-Denis . Impossible de connaître le nombre des victim es. Les chiffres diffèren.t folle­ ment les uns des autres, selon qu'ils sont ou ne sont pas officiels. II en fut ainsi pour les exécu­ tions qui suivirent les mutineries . Cette fois , on parle de 16, 30; 800 morts. 17 mars 1918. Ecrira-t -on la chronique des caves ? Des communiqués officiels, vantant leur sécu­ rité, invitent la population à s:y réfugier en cas d'alerte. Ces conseils sont écoutés. La cou­ tume s'installe. Dès le premier cri de la sirè ne, les portes claquent à tous les étages. L'escalier s'� mplit d'un continuel bruit de pas . Les loca ­ taires descendent en tenue ·d'alerte, les uns emportant une sacoche précieuse, les autres des pliants. Puis, dans la pénombre . des couloirs vo ôtés, la foule résignée, somnolente, attend la fin de la canonnade, dont on entend par les sou­ piraux le roulement amorti. Seuls, les domes-

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LA HOUILLE ROUGE tiq ues gardent quelque entrain . Ils tra nsportent à la cave les potins de l'office, et - satisfaits peut-être d'étonner la galerie - ils étalent leurs prodigieuse connaissance de la vie secrète de leurs patrons. Quelques pro priétaires d'hôtels particuliers se sont aménagé nu réduit souterrain selon le der­ nier cri du confort. Une de mes amies m'a fait visiter sa cave modèle. Rien n'y manq ue : divan­ hamac, tables volantes, petite bibliothèque . Tout y est prévu : Hacons d'hyposul llte contre les effets d'un nouveau gaz vési cant, l'ypérite, dont les bombes seraient chargées ; lampes électriques portatives , destinées à rem édier à la r•1p lure du courant ; fourneau à pétrole, boîtes de conserves, qui permettraient de s'alimenter pendant un long ensevelissement ; même des sifflets d'argent pour appeler au secours, signa­ ler qn'on est encore vivant sous les décombres. Les gares du métro, tout au moins celles qui sent suffisamment pro fondes, servent aussi de refuge. Paro n, surpris par une alerte dans une des stations de la périphérie, mè· décrivait la foule entassée sur les quais , pendr:nt des heures . D'ignobles plaisan teries , des femmes étouffées, qui hurlent et s'éva nouissent ; des enfants qui satisfont tous leurs besoins ; des mains auda-

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LA HOUILLE RO.UGE eieuses qui volent et qui violent ; et toute une population iuquiétante, insoupço nnée, d'apaches et de vagabonds, que la peur a fait sortir du gîte . Naturellement, il y a des héros qui ne des­ cendent jam@,is à la: cave. Ils disent le lendemain, d'un ton de fa usse modestie : «Oh! moi, je suis resté dans mon lit. >> Ou bien : o: .J'ai· tisonné, au coin du fe u. >> L'amour-propre continue. Quand les convives d'un dîner nombreux sont surpri5 par l'alerte, nul d'entre eux n'ose prendre l'initiative de la prudence . On se dupe mutuel­ lement. Mème le maitre de la mais on aime mieux exposer ses invités que de paraître avoir peur. D'a utres consentent à s'abriter, mais pavoisent leur attitude de raisons furieusement patrio­ tiq ues. Une dame de la haute médecine décla­ rait : « Moi, je descend s à la cave parce que j'aurais honte d'être assassinée par un Boche . » Quelle chance pour les prolongeurs de guetTe qu e les soldats n'aient point de ces héroïq ue s scrupules ! Mais voilà que je «huronne »encore. Oü ai-je la tête ? Dès qu'on est vêtu de bleu horizon) on n'est plus honteusement assassiné par un boche, on est glorieusemcn.t tué à l'en­ nemi. A propos de la sécurité des abris votités , on colporte encore un mot de Clemenceau. Un de

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1.96 LA HOUILLE ROUGE ses familiers, lui montrant la longue et courbe silhouette de Ribot, s'exclamait : « Co mme il est voûté !.. . » A quoi Clamenceau : oc Oui, mais ce n'est pas un abri sûr. )) 19 mars 1918. « C'est la première fois dans l'histoire du monde . .. )) Voilà une phrase qui, depuis quel­ ques semaines, revient souvent dans les jour­ naux et les disco urs . Mais elle s'applique toujours aux derniers évé nements russes . Ne de­ vrait-elle pas s'appliquer à toute la guerre? N'est­ ce pas la première fois dans l'histoire du monde que des peuples entiers, des peuples en ar mes, sont jetés les uns contre les autres ? Et je me demande, avec mon vieil ami Paron , si la pire erreur n'est pas de traiter cette guerre comme celles du passé, où ne s'affro ntaie nt / que des armées de métier, de vouloir l'enfermer dans ces vieilles formules qu'elle fuit éclater, de l'envisager au point de vue étroitement militaire, alors que tant d'autres forces entrent en conflit. Qui sait si cette con ception surannée de la

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LA HOUILLE ROUGE 197 guerre ne retentira pas sur celle de la paix, de cette paix qui, elle aussi, devait être nouvelle dans l' histoire du monde ? 24 mars 1918. Singulière , l'histoire de ce canon monstre qui, depuis deux jours, envoie de temps en temps ses obus de Saint-Gobain sur Paris, à 120 kilo­ mètres .. . D'abord, on crut à un raid d'avions. L'alarme fut ;donnée comme à l'ordinaire. Les alertes , vraies ou fa usses, deviennent si fr équentes qu'on s'y accoutume . Mais celle-ci se prolongeait dé­ mesurément. Commencée à sept heures du matin , elle durait encore dans l'après-midi quand la vérité commença de se ré,pandre . Le commu ­ niqué a partagé l'erreur générale. Avant d'an­ noncer le soir qu'un canon à longue portée bombardait Paris, il avait signalé à trois heures un raid aérien ; et il aj outait même hardiment q•.i e les avions enn.emis avaient été pris en chasse .. . L'existence du super-canon, bien qu'elle ait été confirmée par un radio allemand, est encore dis-

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'198 LA llOUILLE !\OUGE culée, même parmi les ingénieurs qui entourent mon mari . Ils se livre nt au jeu des hypo thèses. Dirigeable à gr ande hauteur, armé d'un canon sans rec ul : ballonnets poussés par le vent et munis d'un mouvement d'horlogerie . Tout un cliq uclis de termes techniques - projectile auto- propulseur, tubes télesco piq ues - se mêl e à des imaginations de roman-feuilleton : un sim ple canon lourd, caché au fond d'un parc dans la banlieue, serait servi , selon les uns par des ar tilleurs en révo lte, selon les autres par des Allemands déguisés en soldats français ... Ce malin, le bombardement a repris à sept he ures. On a voul u donner l'alerte au tambour. Mais le sergent de ville transformé en « tapin >> provoque l'hilarité de l� fo ule insouciante. Aux fe nêtres, les ménagères continuent de battre le urs tapis à grands coups retentissants, qui eus sen t dominé le bruit des explosions. La vie n'est pas troublée. . / L' o ffensive allemande préoccupe davantage. Co m mencée, paraît-il , dep uis trois j �urs, elle était ann oncée dep uis trois mois . Elle se déroule précisément dans cette zone abandonnée depuis un an par l'ennemi, au point où se joignent les fr onts anglais et français. Heureusement pour moi, mon fils est dans les Vosges.

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.LA HOUILLE ROUGE 199 Les Anglais avouent un recul . Mais on sait peu de chose. Des règles nouvelles, rigides, sont imposées à la presse pendant la durée de l'o'fîensive . Comme compte rendu des événe­ ments, elle ne devra publier que les comrn.u­ niq ués officiels et des notes de correspondants de guerre, visées par le ministère. Les ar ticl.es de fond qui apprécieraient les opérations « ne devront rien contenir qui soit en contradiction avec la teneur des communiqués officiels. >> Nous voilà prévenus ... Le jour même où débutait l'offe nsive, le séna­ teur américain Owen proposait au Congrès de créer une Ligue internationale qui menacerait l'Allemagne d'un boycottage · économique de cinq années si elle ne signe pas la paix dans les soixante jours. Réalisée, une telle proposition achèverait la guerre où, malgré l'apparence, les faits économiques l'emportent sur les faits mili­ taires. Mais elle passe presque inaperçue et ne soulève aucun commè ntaire . Elle n'est pas mar­ quée de sang. 2ï mars 1918. Jours noirs . Innombrables départs , provoqués par les

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200 LA HOUILLE ROUGE divers bombardements et par la crainte de l'in­ ves tissement... Dans les gares, les trains res­ semblent aux convois de pèlerins pour Lourdes . Dans des chariots, des fa uteuils roulants , des civières, on apporte des impotents qui ne pou­ vaient pas descendre au signal de l'alerte et qui, par surcroît, immobilisaient autour d'eux leur fa mille. On n'admet plus que les voyageurs sans bagages. Encom brés de paquets à la main , ils s'alignent jusque dans la rue. Cependant l'orgueil n'abdique pas . Auto ur de moi, l'ap­ proche de Pâques sert de prétexte aux départs : « Oh ! nous ne fa isons qu'avancer nos vacances. l> On sourit jaune du mot charmant de Lucien Guitry : « Nous, nous ne partons . pas pour les mêmes raisons que les autres : c'est parce que nous avons peur. l> Autour des banques, ·un double courant de foule affairée ... Les uns emportent leurs fonds, qu'ils voient déjà saisis par l'ennemi. Les autres apportent au contraire des bibelots précieux, des tableaux, qu'ils mettent à l'al5fi des obus et des bombes dans les coffres souterrains. Une sorte de terreur policière .. . On est arrêté pour avoir nommé les points de chute des pro­ jectiles que le super-canon égrène sur la ville , pour avoir dressé la liste de ces points de chute,

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LA flOûILLE ROUG1': même pour l'avoir colportée . On était arrêté, ces joars derniers, pour avoir dit au téléphone que l'explosion de la Courneuve serait suivie cl'explosi:ons partielles jusqu'à complète extinc­ tion dn foyer; ou pour avoir cité un n:ombre dé victimes différent cln éhiffre officiel. . On v'iel'lt d'arrêter le socialiste Rappoport pour pro pos « défaitistes )) , pendant une alerte , sur la dénon­ ciation d' un de ses compagnons de cave , un répétiteur de lycée. Des agressions noctumes , favorisées par l'obs­ cul' ité opaque de là ville sous l'alerte .. . Des déscr­ tem•s ont or ga.nisé de véritables bandes. Ils détroussent les passants , s'attaquent mème ù des couples, à des autos. Beaucoup de ge ns n'osent plus sortir, la nuit tombée. Nous retom­ bons au moyen âge, au temps des tire-laine . Surtout, on vit sous l'oppression de l'offensive. Les Allemands, dépassant les lignes qu'ils avaient abando!lnées voici juste un an, se dirigent vets · Amiens. On éraint qu'ils ne poussent jusqu'a la mer, qu'ils n'isolent les armées anglaisés au nord de la Somme. Ils sont à Montdidier. Le Grand-Qu'artier s'est transporté de Compiègne â Provins. Ü'n parle d'une contre-attaque. Je p ens e­ aux morts, à tant de petits gars lancés àu carnage. Serais-j e seufo à y penser 1 Ceux-là mêm� quf

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202 LA HOUILLE ROUGE répudiaient la guerre en soi, qui en appelaient la fin, sont repris par le jeu féroce. Il y a dans tout homme un stratège qui sommeille. On parle à mi-voix, comme dans une chambre de malade. On s'aborde d'un air anxieux : « Savez­ vous quelque chose ? » On est contradictoire : < Ça va mieux. Ça va plus mal ». Les plus bel­ liqueux sont les plus affolés. Et c'est logique . Car pour eux l'événement militaire compte seul, alors que tant d'autres forces jouent. Beaucoup d'entre eux quittent Paris. Ce mouvement est si marqué qu'un journal d'avant- garde a publié cette caricature, échappée à la censure. Deux hommes, dans une rue déserte. Légende : « Nous ne sommes plus qu'entre défaitis tes . » Tous soulagent leur angoisse en accablant les Anglais, leurs négligences, leurs fléchisse­ ments . On oppose le Français qui, garde son « allant )) malgré les privations, ll l'Anglais qui exige ses trois repas pour donner un effort. On répète l'apostrophe crueile, et peut-être ,,a po­ cryphe, du commandant en chef au. _ !1 1- aréchal Douglas Haig : « Eh bien, monsieur le Maré­ chal, allez-vous reculer jusqu'à la mer ? Il fa u­ drait pourtant s'arrêter )) . Les miichoires grin­ cent, les yeux luisent de méchanceté . Ils n'avaient donc pas encore épuisé toute leur haine ?

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LA HOUILLE ROUGE 203 ' 28 mars 1918. La brutale violence de mon mari s'aggrave. Récemment, il présidait un Conseil d'adminis ­ tration qui dut examiner une demande de_ relè­ vement de salaires, justifiée par la cherté de la vie. Avec une inconscience fér oce, sur un ton bassement comique, il s'est écrié ! - La cherté de la vie ? Qué qu'c'est qu'ça ? Hier, il exigeait, devant moi, trois ans, cinq ans de lutte . « Gagner la guerre ... vaincre ». Toujours sans préciser l'enjeu, ni définir la vic­ toire . Le député Lancerot lui représenta les dépenses effroyables, l'abîme creusé, l'avenir compromis . Il l'interrompit :

-

- La �ituation financière ? Ça n'existe plus . Toute l'Europe est en faillite. Donc, autant con­ tinuer. - Et les hommes '? ai-j e dit. - Les hommes ? Je m'en fo us. L'angoisse de l'offensive ' ne suffit pas à expli­ quer sa fure ur. Il a d'autres déboires. Sa maî­ tresse, Colette Foucard, s'entoure au plus près

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204 LA HOUILL.E ROUGE de jeunes aviateurs . Combien de fois le grand Drame et le drame intime doivent-ils ainsi se superposer ? ... Colette devait fatalement donner dan s l'aviatem. C'est une sportive. Paron disait d'elle avant son mariage : « Ce n'est plus l'oie blanche, c'est l'oie de comse ll . Elle devait être attirée vers ces jeunes hommes, ré :mlus à jouir éperdCLment d'une vie qu'ils risquen t aveG insou­ ciance dans leurs joutes mortelles. Et puis, la guerre a affranchi Colet�e, comme tan t d'autres . La lo ngue absence de son mari lni a révélé l' usage et donné le golit de la liberté. Selon ses affi nités, elle s'est aménagé une vie personnelle , toute · de plaisrr. La légende veu t que René Fou­ card, tombant à l'improviste en permission, ait tr nuvé chez lui do uze convives attablés, qui lui étaient tous inconn us.

io mrrrs 1918.

·.. . -�.. Hier, un obus du supercanon est t0rnbé sur l'ég1ise Saint-Gervais. La voûte s'est écroulée sur la foule cho·Ï!si:e· qui assistait au concert du ven­ <lrefli saint. On c©Jm pte 75 mort5.

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LA !!OUILLE ROUGE 205 Je passais place du Palais-Royal quand une fem me, sortant du Métro, annonça la catas tr ophe. Quelques passants l'écoutèrent un instant, l'air distrait, puis continuèrent leur chemiq. De très jeunes ge ns, accoudés à la balustrade de la station, plaisantèrent bruyamment. Ce fut tout. Un obus tombe, fait des morts . Quelques centaines de mètres plus loin, on achète, on vend, on mange, on aime. La vie n'est pas troublée. Ainsi des goujons, massés sur un fond de sable, continuent tranquillement de chercher pâture quand l'un d'eux est enlevé par le pêcheur . Comment s'in­ dfgner que Paris ne réalise pas le massacre du front, alors qu'il semble ignorer celui de la rue prochaine ! , Cependant, la presse, rompant son mutisme ordinaire, pleure longuement ceux que la mort a fra ppés dans l'assistance d'élite de Saint-Ger­ vais. La quinzaine dernière, elle avait escamoté l'affreuse �atastrophe de la station de ' métro Bolivar, qui coûta pourtant plus de victimes . Un soir d'alerte, parmi la foule abritée dans le sou­ terrain, le bruit courut qu'on y répandait des gaz asphyxiants . Un flot se rua vers l'escalier. Mais un fl ot contraire s'y engouffrait, cherchant refuge contre les bombes. La panique, la mêlée furent indicibles. On soigne encore à l'hôpital

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206 LA HOUILLE HOUGE des enfants blessés de coups de couteau . Des hommes ont 'voulu tuer pour s'ouvrir passage . Mai s, com me écrit M"'0 de Sévigné à sa fille à propos de je ne sais quel accident : « Heu­ reusement, aucu n nom. » . 'J . avril 1a1s. On me disait il Ganville, où nous avons passé le jour de Pt't.ques, qu'un cultivateur avait obtenu cinq prisonniers allemands pour des travaux agricoles . Et les villageois de s'étonner : « Il y en a qui sont mariés ! Et pères de- fa mille ... Ils montren t les photographies de le urs gos.ses .. . C'est des hommes comme les autres ll ... La pres se, abusant de leur ignorance , leur peint depuis quatre ans l'en nemi sous des couleurs tellement abjectes, qu'ils s'attendaient à voir des monstres, des démons . Et ce n'étaien( que de pauvres diables .. . Et penser qu'en Allemagne, une presse furieuse doit également représenter tous les Français comme des créatures d'épou­ van te.

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LA HOUILLE BOUGE 207 5 avri l 1918. Vraiment, c'est à désespérer parfois de l'es­ pèce humaine, tant sa bêtise apparaît insondable à la lueur de la guerre. Au village, ces conscrits hurla,nts, avinés, inconscients, qui défilent a.u son de la grosse caisse, devant tant de mais ons en deuil.. . A la ville, ces foules du dimanche soir, si bestiales, si brutales encore .. . Ces con­ ver sations <le train, où éclatent l'ignorance et la vanité, où s'éructent tous les poisons versés par la presse.. . Et l'odieux stratège de restaurant qui, fout en déco upant son « poussin cocote >> , tourne l'e nnemi, enveloppe l'aile gauche, rabat ses armées ... Pour reprendre espoir, il me fa ut évoquer la finesse, le bon sens savoureux, l'intelligence latente de ces ar tisans, de ces cultivateurs, « fil­ leuls de guerre >> que j'accueille en permission, tan t à Paris qu'à Ganville, m'efforçant de mon mieux d'atténuer le contraste injuste et choquant de notre bien-être et de leur dénuement. Terrain fertile, qu'on laisse en friche. Ceux-là sauveront-

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208 LA HOUILLE ROUGE ils l'avenir, quand ils auront l'instruction que notre époque leur refuse encore ? 9 avril 1918. Quoi? Il y a un an, en mars :l9i7, lejeune empereur d'Autriche aurait offert la paix sépa­ rée? .. . Il aurait, dans une lettre autographe, reconnu « les justes revendications de la France sur l'Alsace-Lorraine >> ?Et nul n'en a rien su ... C'est Clemenceau qui, dans un de ces écarts dont il est coutumier, a révélé l'existence de cette lettre. La semaine dernière, le comte Czernin, premier ministre autrichien, prétendit publique­ ment que Clemenceau avait proposé la paix avant l'offe nsive et que les pourparlers avaient accroché sur la question d'Alsace-Lorraine. Il faisait all usion aux entretiens Armand-Rever­ tera qui, engagés en Suisse avant l'ayènement de Clemenceau, se poursuivaient sous son minis­ tère. Clemenceau démentit brutalement ; puis , sur une réplique d-e Czernin, il jeta dans le débat la lettre impériale. A qui fut-elle adressée ? A quelle date ? Une fois de plus, a-t-on fr ôlé la

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LA HOUILLE ROUGE 209 paix ? Et quelles mains l'ont obstinément repous­ sée ? Cette divulgation, qui me bouleverse, n'émeut personne. C'est à peine si la presse socialiste, dans les co urtes limites què lui laisse la censure, déplore qu'on n'ait pas saisi cette occasion de traiter et qu'on rejette l'Autriche vers l'Alle- . magne. En fait de révélations, on s'intéresse bien davantage à celles que promet Bolo . Il devait être fusillé ce matin ... Son exécution est aj ournée . 14 avril 1918. On avoue maintenant que des prisonniers alle­ mands dénoncèrent, il y a six mois, l'existence du canon monstre que la foule surnomme la Bertha. On ne les crut pas, naturellement. Mais quang la pièce commença de tirer, on réentendit ces hommes, qui en désignèrent l'emplacement sur la c�rte. On raconte aussi les essais du can on, pendant la quinzaine qui précéda le bombardement. La pièce tira d'abord à 70 kilomètres, puis allongea progressivement sa portée. Les obus ' tombaient '

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210 LA HOUILLE ROUGE le plus souvent dans des champs . La défense aérienne de Paris imagina qu'ils étaient lancés par des avions camouflés à la couleur du ciel . Elle les chercha vai nement. Un de ces projectiles d'essai aurait provoqué l'ex plosion de la Cour­ neuve. On répugne aux mesures de protectio n, ana­ logues à celles qui furent prises à Dunkerque, lors du bombardement à longue portée. A cha­ cune d'elles, on oppose un inconvénient . On pourrait avertir la ville dès le coup parti. Car le formidable voyage du projectile, qui monte, dit­ on, à fG.000 mètres , dure trois minutes. Mais cette alerte provoquerait, par exemple dans les grands m:1 gasins, des paniques plus meurtrières que l'obus. Évacuer les hôpitaux de la zone dan­ gereuse ? Mais telle région, épargnée aujour­ d'hui, peut être battue demain. Prolonger pour les écoles les congés de Pâques ? Les études en seraie nt perturbées . Indiquer dans chaque rue les trottoirs abrités ? On ne les su ivrait pas . Q ne chacun s'arrange. Aussi _yoit-on des fem mes étudier gravement le pla.n de Paris , repérer les points de chute et se promettre d'évi­ ter leur voisinage . Mais qu'un essayage les . réclame di;i.ns ces quartiers pérille ux, et les sages résolutions s'envolent .

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LA HOUILLE ROUGE 2H Est-ce à dire qu'on ne fasse rien pour la foule ? Loin de là. Chaque jour, la presse la réconforte d'articles héroïques . On écrit le << l{a non » par un K. On déclare que le grand dommage du tir de nuit, c'est d'interrompre les beaux rêves. On fait état d'un coup tombé dans un poulaille1;, et l'on plaint gentiment le coq, veuf de ses huit poules . Et l'on va jusqu'à condamner la descente à la cave , où guette la pneumonie, plus dange- reuse que la bombe. 1 Mon fils, qui ne parle jamais de la guerre dans ses lettres, s'inquiète pour nous : « Le bombardement de Paris m'émeut p_l us que celui du front, écrit-il . Car au fr ' ont, on fait une si folle dépense de projectiles, qu'en somme l'obus qui tue est l'exception, l'oiseau rare . Un sur mille . Tandis que, sur Paris, je pense que chaque coup l'ait des victimes. ll 18 aYril 191�.. Exécution de Bolo. La fo ule paraît soulagée. Après avoir excité sa haine - sans la Presse, que saurait-on d'un Bolo ? - on la satisfait.

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212 LA HOUILLE ROUGE Depuis huit j ' ours , les plus folles rumeurs cou­ raient sur ses suprêmes révélations qui, pour la plupart, visaient Caillaux. Une note - sans doute of!1cieuse, car elle est identique dans tous les journaux - énumère aujourd'hui ces accu­ sations désespérées . Bon gré, mal gré , elle les représente comme autant d'odieuses cal omnies, car leur extravagance même en fait justice. Mais tout est affreusement pénible dans l'épilogue de l'affaire Bolo : cette mort suspendue dans l'es­ poir d'un aveu, cet em pressement à le recueillir, cet homme qui s'efforce sauvage ment d'en perdre un autre pour se sauver et, toute cette sanie tirée, la fusillade. 20 av ril 1918. Toute cette stupéfiante histoire de la� lettre impériale sort enfin de l'ombre. p_�s députés, des sénateurs, ont parlé. Car les commissions des Affaires Extérieures des deux Chambres ont obtenu d'en examiner le dossier . Le prince Sixte de Bourbon, officier dans l'armée belge et beau-frère de l'empereur d'Au-

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LA f!OUILLE ROUGE 213 triche, semble l'unique artisan de cette média­ tion. C'est lui qui soumit à Charles J•r les quatre conditions essentielles de la paix des alliés, telles qu'elles se dégagèrent de se s premiers · entretiens diplomatiques, notamment avec Jules Cambon . C'est lui qui rapporta de Vien:ne à Poincaré , en mars i9i7, la fa meuse lettre impé­ riale, publiée ces jours derniers, qui accepte le principe de ces ,conditions. Il demanda au Chef de l'Etat le secret absolu, dont dépendait la vie m·�me de !'Empereur. Mais Poincaré, lié par la Constitution, dut communiquer la lettre à son premier ministre Ribot. Lloyd George en prit également connaissance et se montra nettement favorable à ces ouvertures. Restait l'Italie. Lloyd George, Ribot, Sonino , se rencontrèrent en avril i9i7 à Saint-Jean de Maurienne. Mais la néce ssité de ne pas découvrir l.a personne et la lettre de !'Empereur, de rester dans le vague, pesa sur l'entretien. Sonino fut . hostile · à un arrangement avec l'Autriche ; il prédit la révolution, la république . Et sans doute Ribot, qui avait toujours fait grise mi,o.e à ces propositio ns, n'épro nva-t-il pas une vive décep­ tion d'un échec qu'il avait prévu, sinon souhaité. Cependant, la partie n'était pas perdue . Car, au mois de mai 1:9iï, le prince Sixte rapportait

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214 LA HOUILLE ROUGE à Poincaré une seconde lettre de Charles d'Au- . triche, où celui-ci se félicitait des résultats acquis . Cette lettre, qui n'a pas été publi ée, figure au dossier. Néanmoins, les pourparlers échouèrent en octobre i9f7, sur le refus défi­ nitif de Ribot .. . La plupart des parlementaires qui ont fe uil­ leté le dossier gard ent l'impression que l'empe­ reur d'Autriche était sincère et loyal. (Bien que Clemenceau vienne de le traiter de « conscience pourrie ii ). Il agit à l'insu de l'Allemagne. Et il espérait l'amener, fût-ce par la contrainte, à accepter la paix qu'il eût conclue lui-même. Les causes de l'échec ? Les orthodoxes, par­ ticulièrement les partisans de Ribot, prétendent, selon leur coutume, que ces offres cachaient un piège , qu'elles étaient destinées à diss ocier les alliés, qu'elles eussent entraîné la rupture avec l'Italie, à qui l'Autriche n'offrait rien. Cepen­ dant, dans sa seconde lettre , l'empereur Char­ les Jcr n'envisage-t-il pas des transaction� capa­ bles de satisfaire les demandes italiennes ? Et n'est-ce pas pour cette raison mème � qu'on ne l'a pas publiée ? Nos maîtres, pour qui ne compten t ni le temps ni les deuils nouveaux qu'il entraîne, n'ont-ils pas plutôt écarté cette chance de paix afin d'at-

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LA HOUILLE RO UGE 215 teindre le plein, l'écrasant triomphe de la force ? Lui seul pourrait apaiser ces exigences dont la trace apparaît obstinément au cours de ces longs pourparlers :. « Alsace de i814, Alsace complète, Alsace de jadis , réparations, garanties sur la rive gauche du Rhin , voire de plus amples dédommagements .. . > Mais ceux qui ont perdu leur fils depuis un an, ceux qui le perdront désormais , n'étouffe­ ront-ils pas de révolte et de rage, quand ils apprendront qu'on aurait pu faire une paix heu­ reuse et digne au printemps i9i7? 23 avril tü!S. Lalevrette, le secrétaire de la rédaction du Bonjo ur, le puissant journal du petit père Butat, . disait cè soir en ricanant que le métier de jour­ naliste devenait simple et facile sous la dictature de Clemenceau. Qu'il s'agisse des séances de la Commission de l'affaire autrichienne, de l' offen­ sive, du bombardement de Paris, des raids aériens, le pouvoir n'autorise jamais qu'un sec communiqué en trois lignes. C'est I.e gouverne- iO

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216 LA HOUILLE RO UGE ment qui fournit la « copie ». On n'a qu'à trans­ crire . Lalevrette supporte d'ailleurs gaîment cette servitude, en homme plié à suivre docile­ ment les directives <le ses hauts patrons. Il s'en venge en traits innocents : « Ah ! Qu'est-ce qu'écrirait Clemenceau; s'il était dans l'opposi ­ tion ! >> avril 1018. Sous couleur que le co ût de fa guerre s'accroît avec sa durée, que leurs propositions de paix ont été repoussées , que la siluation militaire est modifiée, les dirigeants allema nds, grisés par les premiers rés ultats de leur offensive, pré­ tendent dénoncer la résolution du Reichstag de juillet '191.7, qui réclamait une paix « sans an­ nexion ni indemnités. >> L'admirable, c'est qu'on nous avait to ùj8urs caché ce tte résolution. La presse .n�en avait pas so ufflé mot. On ne nous en révèlel'existence que lejour où les pango,rmanistes entendent l'abolir . D'ailleurs, cette offensive, qui dure depuis un mois, paraît s'apaiser, après .des soubresauts chaque fois décroissan ts . Il semble, une fois de

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LA HOUILLE ROUGE 217 plus, que ces fronts de fer, dans leurs chocs stupides et cruels, doivent toujours se bosseler sans se briser. Ces armées démesurées ne rompront-elles vraiment que le jour où le peuple qui les épaule , les nourrit et les entretient, le peuple dont elles sont issues, s'effondrera lui-même de lassitude, de faim et de dégoù.t ? 21 a Yl'Îl 1918. On annonce la mort d'un aviateur allemand qui abattit 80 avions . .. C'est seulement à de telles occasions que nous prenons conscience de nos propres pertes. Car nos communiqués les taisent et donnent l'impression qu'on tue sans être tué. D'ap:r;ès les traductions officielles, la presse allemande célèbre son apothéose : héros, sur­ homme, gloire immense, gloire sublime, respect agenouillé ... Décidément, tout en moi s� révolte contre une pareille mentali té. Exalter en termes délirants l'homme qui a tué quatre-vingts fois ...

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21.8 LA HOUILLE ROUGE 3 mai 1918. Tours est un gros centre am éricain . Beaucoup de soldats rendent visite à Anatole France, qui habite, dans la banlieue, une propriété nommée la Béchellerie . Il écrit à ·ce propos : « ••.A cet endroit, ma lettre a été interrompue Rar des Américains. Il m'en vient tous les dimanches une vingtaine, qui me présentent des cartes pos­ tales à signer et qui s'en vont sans avoir dit un seul mot. Certains, plus loquaces, m'assurent de leur dévouement à la Fr ance, à la liberté, à la civilisation. L'autre jour, quelques-uns ont été surpris par la jardinière, tandis qu'ils déta­ chaient une traverse de la porte à claire-voie qui ferme la Béchellerie du côté de l'est. Cette fe mme, me supposant une célébrité que je n'ai pas, se persuada qu'ils emportaient / ce bois comme une relique. Elle fut très dépitée et assez choquée lorsqu'elle apprit que ces jeunes soldat s démolissaient ma porte pour pénétrer dans le clos avec de galantes tourangelles, et faire l'amour sous un bouquet d'arbres .

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l lJA HO UILLE ROUGE 2.19 « Tout à l'heure, j'ai eu l'honne ur de recevoir un major américain, homme d'âge, de sens ,rassis , qui me parla pendant une heure avec beaucoup <le savoir, d'esprit et de jugement. il l me déclara , en prenant congé, que les Américains mettraient quatre ans à finir la guerre. Après lui · avoir ex primé l'admiration et la reconnaissance dues à une telle résolution, je lui présentai timide­ ment quelques objections que vous devinez sans doute . Mais il n'en parut nullement to uché. Je reçus encore un industriel de New-York, volon­ taire, sim pl e soldat, occupé à des œuvres de guerre. Il vient de fonder dans les environs une grande manufacture de savon. » s mai 1a18. Épiiogue de la paix séparée autrichienne. La commission des Affaires Extérieures de la Chambre, chargée · d'èn e�aminer le dossier, a déclaré « qu'il n'y eut à aucun moment de paix acceptable pour la France et ses alliés dans iles . oJJ'res de l'Autriche . >J · C'était la thèse du gouvernement : acharné ·

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220 LA HOUILLE RO UGE lui- même ù poursuivre la guerre, il ne pouvait pas reprocher à ses prédécesseurs de ne l'avoir pas arrêtée l'an dernier. Cependant, bien des consciences étaient ébranlées : la motion ne fut votée que par 14 voix contre 5, et 6 abstentions. Et, en l'adoptant, certains députés obéissaient au souci, ingénument avoué, d'éviter un débat public : « Il ne faut pas que les soldats, en pleine bataille, puissent croire qu'on aurait pu faire la paix depuis un an ». Le but est atteint : ils i gnorent ... Paro n, qui m'a signalé la faible majorité du vote, ajouta : -- Quoi qu'il en soit, l'offre de paix séparée ùe l'Autriche est enterrée. C'� st même son bout · de l'an. Mais il faudra l'exhumer, plus tard, afin <le connaître les mains qui l'ont étouffée. Les origines de la guerre, bien qu'ellts me semblent claires, resteront nébuleuses à la plupart des yeux . Tandis que les responsa bilités . des pro­ longeurs de guerre pourront être nette91ent dé gagées. S'il est bien établi qu'on pol!Y.ait signer une paix paisible au printemps 1917, quel ensei­ gnement pour l'avenir ! Car alors · apparaitront en pleine lumière les plus féroces artisans du massacre, ceux qui, pour toucher des buts secrètement convoités, auront accumulé de non-

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LA HOUILLE ROUGE 221 veaux deuils et de nouvelles ruines , ceux qui, sous couleur d'obtenir des réparations , aurlont fait de l'irréparable ! 12 mai mis. L'accord de Berne, sur l'échange des priso n­ niers français et allemands, est enfin conclu . Il paraît à l' Officiel. Au cours des pourpa rlers accide ntés, qui traînè rent longtemps - et mena­ cèrent vingt fois de se rompre, nos représentants remportèrent de sérieux avantages. Ils obtinren t q ne les Alsaciens-Lorrains ne fussent pas con si­ dérés comme des sujets allemands . Dans cer­ taines catégoi.'ies, les Français récupérés sont plus nombreux que les Allemands livrés en échange. Cependant les grands journaux sont muets sur cet événement et ses heureuses conséquences . C'était fatal . Avouer que des Français ont pu conclure un accord avec des Allemands et même leur tirer des avantages ? Mais on serait tou ' tde suite tenté de renouveler, d'él!lrgir �es tractations . Non, non. Il faut laisser intacte la notion d'un ennemi intraitable. Ah l Cet effort obstiné, multiple, quotidien,

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222 LA HOUILLE ROUGE de maintenir la foule dans la guerre ... le parti­ pris de la duper par tous les moyens, de lui cacher la vérité, de laisser dans l'ombre toute l'abomination du massacre, de n'en montrer que la face resplendissante , gl orieuse . Songez à cc communiqué qui, deux fois par jour, depuis lrcize cents jours, proclame que « tous nos coups de main ont réussi ll , que « tous les coups de main de l'ennemi ont échoué sous nos feux l> . Jamais d'échec . Jamais de pertes . Sous ce mar­ tllllement, quel cerveau garderait sa lucidité ? Quelle malédiction c). 'avoir vu cela .. . Cette / p oignée de gens qui dirigent la masse et qui, chau ffant au ro uge son orgueil et sa cruauté, la poussent et la maintiennen t sous le marteau­ pi lon. Û!1 ne pourra donc pas montrer la guerre telle qu'elle est, abjecte, sauvage, stupide '! On ne pourra donc pas dénoncer l'hypocrisie dont elle a masqué, comme d:un lupus _ ignoble, ]a face des· hommes? On ne pourra même pas crier qu 'elle ne ra pportel'U jamais le cer(tième de ce q u�clle colitc"!... �... 15 mai 19H. Ce soir vers dix heures, nous rcntrio ns à pied

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LA HOUILLE ROUGE . 223 quand l'alerte sonna. Dev:ant nous, dans l'..ombre absolue, un passant s'efforçait de d·écouvrir le numéro d'une maison à l'aide d'une lampe élec­ trique de poche . Et tous l'es gr.oupes, massés sur les seuifs , lui lançaient d'acres et. sales injures,. dégorgeaient cette méchanceté abondante·, ingé­ nieuse, de l'âme collective . Son petit lumignon attirait l'ennemi !... Jugez de l'éclat de ce ver luisa:o,t, comparé aux puissantes constellations des gares, qui ne s'éteignent pas . Mais c'est une mode. On se jette sauvagement sur le fumeur qui garde sa cigarette allumée. L'ennemi pour­ rait voir ce point de feu ! Et cette même foule va rester béatement sur les trottoirs tout le temps du raid . Il est vrai qu'un de nos grands pontifes orthodoxes a écrit : « La foule qui reste dans la ru:e pendant les raids est animée de l'esprit de sacrifice à la patrie ». En quoi la foule, en se fais ant niaisement tuer par badauderie, peut­ elle bien sèrvir la patrie? 16 mai 1918. Le procès du Bonnet Rouge, qui - se t11aînait

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224 LA HOUILLE RO UGE depuis do uze jours dans l'indifférence générale, s'est terminé par la condamnation à mort de l'administrateur Duval et par la condamnation aux travaux forcés derédacteurs qui ne cessèrent pas de crier leur innocence . Cc journal était accusé d'avoir entrepris - dans la courte mesure où le lui permit la cen­ sure - « la première campagne destinée à pré ­ parer les Français à l'idée d'un compromis de nature à hâter la fin de la guerre. » C'est un crime . D'ailleurs, pour l'accusation , tout article qui n'attise pas la haine, qui ne réclame pas la vengeance, est criminel. C'est un crime de vou ­ loir rester impartial, ou de maudire la guerre en SOL Ce procès s'est déroulé, comme celui de Bolo , dans une rouge atmosphère de fure ur, de passion , de zèle exalté, d'âpre fanatisme . Là encore, on réclame « pour satisfaire l'opinion publique » des têtes que la presse avait désignées à cette même opinion. " 19 mai 1918. Les hasards de la mise en pages .

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LA HOUILLE ROUGE 225 Un journal ù gros tirage raille copieusement les Allemands qui viennent de d·onner les noms de huit de leurs généra ux aux huit tours d'un vieux burg. A la colonne suivante, une seconde note juxtaposée à la première : « Les Américains viennent de donner le nom d{) huit généraux français b. huit pics des Montagnes Rocheuses . » 1� mai 1918, Touj ours l'antagonisme entre les peuples et 1 eurs maîtres. Dans les usines de guerre de la banlieue parisienne, des grèves ont éclaté, voici dix jours. Elles s'apaisent aujourd 'hui. Les jour­ naux n'en ont pas parlé. N'est-ce pas un signe du temps où nous vivons : cent mille hommes ont quitt� le travail aux portes de Paris, et Paris l'ignorait? Ces grèves ne visaient pas un relève� ment de salaires. Elles entendaient protester contre l'échec des ofires de paix séparée de l'Autriche en i9i'7, et surtout obtenir la publi­ cation des buts de guerre. Avant-hier, Clemen­ ceau reçut les délégués syndicaux : « Vos buts de guerre diffèrent de ceux de vV ilson, dirent-

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226 LA HOUJLT.E ROUGE ils . Mettez-vous d'accord. » Clemenceau, désa­ busé, déclara qu'il avait cru avoir derrière lui la France de i793. Il laissa entendre qu'on par­ lerait de la paix dans deux ou trois mois ... 20 mui 1918. Pour la guerre, on peut tout dire . Contre elle, rien. Certains pères, dont les fils furent tués, peuvent proclamer clans une affiche qu'il faut venger ces morts et prolonger indéfiniment la guerre ; mais si des mères , dont les fils furent tués , voulant épargner à d'autres mères leur propre torture, imploraient la fin du massacre, on lacérerait leurs affiches . . Une ligue peut exiger par voie d'affiches que chacun dénonce les « alarmistes ; » mais si une autre ligue demandait la liberté des opinions, on lacérerait ses affi ches. � Des gr oupements économiques eouvrent la France d'affiches blanches, d'aspect officiel , où ils réclament le retour pur et simple de l'Alsace ­ Lorraine ; mais si d'autres groupements suggé - raient que l'on consultât les Alsaciens-Lorrains, on la.cérerait leurs affiches .

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LA HOUILLE ROUGE 22'1 21 mai 1918. Et les condamnations de pleuvoir. Un soldat du fr ont est condamné à la prison pour avoir dit que ceux qui s'endchissent dan s la guerre veulent la continuer . Un coiffeur, mobilisé, a dit : « L'affaire Caillaux est de tendance politique. On arrête les hommes capables de faire la paix . Les jusqu'au-boutistes ne vont pas au fr ont. Sans quoi, la guerre serait finie depuis longtemps. >> Mille francs · d'amende et un an de prison, sans sursis . Un chau ffe ur est condamné à quinze jours de prison pour avoir dit :«Les dégùts sont affreux », devant une maison bombardée. « Attendu, dit le jugement, que cette expression constitue une information sur les opérations militaires et qu'elle est de nature à influencer l'esprit des populations . >> N'oublions pas qu'au début de la guerre une femme fut condamnée pour avoir dit : « La guerre durera trois ans . » ]\fais comment connaître l'opinion vraie d'un peuple qui vit sous urte telle terreur ?

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LA HOUILLE ROUGE 22 mai 1918. La vie se rétrécit toujours. Les journaux nous engagent à nous coucher tôt, afin d'économiser le luminaire . Dans les hôtels , on n'a plus Je droit de se laver à l'eau chaude que le dimanche. Et. nous sommes au régime des trois jours sans viande . Il fa ut ménager veaux, bœufs, vaches et moutons. Quel ironique co ntraste entre la sollicitude dont on entoure le cheptel animal et les sacrifices sans bornes qu'on impose au cheptel humain.• . Je devine tout un ignoble gr ouillement de « poches grasses l> , de tous .ceux que ces mesures enrichissent et qui les imposent au pouvoir. Au milieu des patriotiques protestations de la Chambre, le député Bracke a dénoncé le · bas cal­ cul de ceux qui entendent garder l e -plus de bes­ tiaux possible, afin de les revendre très cher aux nations épuisées qui devront, à la paix , recons ti­ tuer leurs troupeaux. 0 beautés de la guerre .. .

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. LA HOUILLE ROUGE 229 29 mai 1DIS. Accompagnée d'une reprise d'alertes noc­ turnes, et de bombardement à longue portée , une nouvelle offensive allemande déferle depuis deux jours dans la région de l'Aisne. C'est bien la guerre intégrale , selon l'expression chère à nos belliqueux . L'inquiétude et le dépit s'entremêlent. A en croire les rumeurs, nombre de généraux passe ­ raient en conseil de guerre : ils n'en connaîtront sans doute jamais les sévérités. Q.uand on apprit, dans les couloirs de la Cham bre, que les Alle­ mands avaient dépassé le Chemin des Dames, de sanglante mémoire, un député aborda Cle - menceau : «Eh bien, monsieur le Président, cette fois, ce n'est ni Malvy ni Caillaux qui ont livré le Chemin des Dames ? >> 1" juin 1918. La houille rouge.. .

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230 tA HOUILLE ROUGE Nous étions une douzaine à ce déjeuner. Des politiciens avaient dénigré les puissants du jour, avec cette inconcevable légèreté des hommes in fo�més, qui veulent à tout prix étonner, éblouir. A les entendre, l'un cachait un scepticisme glacé, l'autre une âpre et sinueuse ambition, sous une tumultueuse ardeur patriotique. Un . troisième savait allier un chauvinisme effervescent aux pratiques d'une noce crapuleuse. Tout un défilé pénible et gr otesque, l'envers de la guerre . .J'écoutais, attristée, déçue , bien que j'eusse cent fois entendu de ces propos féroces : c'est en perdant des illusions qu'on s'aperçoit qu'on en avait encore. On glissa sur l'offe nsive . On déplora les pertes imposées à quelques usines de la banlieue par les grèves récentes. On énuméra les chiffres con­ solants des bénéfices qu'elles réalisaient depuis quatre ans. On cita, dans un cordial abandon, des coups de fortune imprévus, de soudains enrichis sements, à tous les degrés de l'échéile . On convint que, du petit au grand, cniît un s'ef­ forçait de tremper sa roue dans le torrent de la guerre, afin de faire tourner son moulin . Un gros industriel dit, en philosophe : - La houille blanche ... Une jeune femme corrigea timideme nt :

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LA HOUILLE ROUGE 23'1 La h@uille rouge. � peine· eut-elle parlé que l'image, à mes yeux, s'agrandit et s:e précisa. Sur le fleuve de "' sa ng qui coule depuis quatre ans, se dressent en effet., jusqù'à l'estuaire, d'innombrables mou­ lins de !oute taille, dont les meuniers récoltent une mouture dorée, de fortune et d'honneurs. Mais , près de la source, dans le repli de la mon­ tagne, d'autres , hommes, tout-puissants, ont déjà capté le plus p�r de l'énergie . Ce sont les vrais maîtres, de la guerre, ceux qui en attendent les gr ands bénéfices d'industrie, de commerce , de mines et de douanes . Et, tandis que dans la vallée tout un peuple de profiteurs fait tourner sa roue, eux, sur les hauteurs, accumulent au servi<1e de l�urs énormes entreprises les forces. vives de ce torrent de sang. 5 juin 1918.

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La préo<1cupation de l'offe nsive· domine, bien que l'élan de la première poussée semble s'.apai­ ser. Selon la coutume, on soulage le mal en recherchant ses <1auses. De l'avis unanime, le

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232 LA HOUILLE ROUGE fléchissement d'une division anglaise, au repo� à Berry-au-Bac, entraîna le recul général. Puis · viennent les gaz toxiques, irrésistibles . La défec­ tion russe, qui permit aux Allemands de se con­ cen trer ùl'oucst. Hier, à la Chambre, Clemenceau donna, sur l'inégalité des forces en présence, des précisions qu'on a prudemmen t supprimées c't !' Officiel. J'entends déplorer aussi des mal­ chances militaires. Le 27 mai, Foch, croyant que l'attaque sur l'Aisne n'était qu'une feinte, se réservait pour le Nord . Mais tou l le monde peut SC tromper : le 21 mars, Pétain, croyant que l'attaque sur la Somme n'était qn'une feinte, se réservait pour l'Argonn e. On invoque enfin l'effet de surprise, bien qu'on nous eût annoncé chaque matin depuis quinze jours : « C'est pour demai n l> . Et les anecdotes de courir. Le 27 mai, des infirmières c;l'une for­ mation sanitaire virent arriver une auto-mitrail­ leuse pleine d'officiers allemands . Elles s'esclaf­ fèrent d'abord : elles croyaient à urrê bonne plaisanterie d'officiers français · -déguisés ... A propos de déguisements, on conte aussi que des ofliciers, surpris par l'attaque pendant qu'ils jouaien t la comédie à l'arrière-front, durent se replier sans prendre le temps de quitter leurs travestissements . Et sur les ponts de l'Aisne,

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LA HOUILLE ROUGE 23:J qu'on avait omis de détruire, faute d'ordre, Français et Allemands se coulaient côte à côte , tan t ces der,niers étaient pressés d'atteindre sans combat leur objectif. 6 juin ms. Les journaux dénoncent encore une « offensive de paix » dont le chancelier Hertling donnerai,t bientôt le signal. Surtout après la leçon de l'af­ faire autrichienne, je trouve de plus en plus abominable cette tactique qui consiste à procla­ mer a pri"ori que les offres énoncées seront fal­ lacieuses et inacceptables . Car enfin, si l'Alle­ magne, bloquée, réduite économiquement - surtout depuis que l'Amérique rationne jusqu'aux neutres - se plie aux exigences des Alliés, s'ils ont atteint leurs buts, pourquoi déclarent-ils . d'avancè qu'il3 ne les ont pas atteints ? C'est donc bien que ces buts ont une ampleur insoupçonnée, et que le sang des autres ne collte pas à nos maîtres. Toujours la houille ro uge ... Je dois reconnaître que, dans les journaux avanc és, un contre- courant se dessine, malgré la censure, et tend à l'examen_des propositions

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234 l�A HOUILLE ROUGE allemandes . On y fait allusion à un discours significatif que le kaiser aurait prononcé dans la · fo rêt de Pinoo. Mais la presse orthodoxe, non contente de l'escamoter, en nie même l'exis-­ tence . J'entends aussi blâmer, en timides propos, cette défiance préalable, systématique. La popu­ larité de Clemencea u semble d'une matière fr iable , cuite à trop grand fe u. Elle s'écaille. On murmure : «En somme, pour lui, faire la guerre , c'est surto ut ne pas faire la paix )) . Beauco up réclament l'entrée de Briand dans le Cabinet. Ce dont s'indignent les admirate urs de ·Clemen­ ceau : on ne peut pas atteler ensemble une grenouille et un pur-sang. A quoi les amis de Briand répliquent que la greno uille est un ani ­ mal ù sang fr oid, ce qui n'est.pas à dédaigner , et qu'il ne suffi t pas , pour être un pur-,sang, de ruer dans les brancards. .. .... 9 juin 1918. Les deux offensives du 21 mars et du 27 mai se ressemblent. Toutes deux procèdent par

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LA HOUILLE ROUGE 235 poussées successives et décroissantes , avant de se stabiliser. Toutes deux provoquent les mêmes phénomènes : retraits de fonds dans les Banques, départs fous dans les gares. Aujourd'hui, comme en mars , les âmes et les feuilles orthodoxes sont les plus promptes à l'émoi, au décourage­ ment. Car elles continuent de croire uniq ue­ ment aux opérations militaires. Tandis que le concours de forces moins tangibles, d'ordre économique et politique, semble nécessaire à rompre le grand équilibre des nations en armes. Mais, cette fois , les craintes sont plus vives, à en juger par les mesures qu'elles entraînent. Des usines de guerre de la banlieue sont invitées 011 contraintes à s'installer en province. La Banque de France, la Bibliothèque Nationale, les Fi­ nances, prêtes à partir, envoient devant elles leurs gros bagages. Maintes circulaires envisa­ gent minutieusement le départ des administra­ tions publiques . Un débat s'ouvre entre fo gou­ yernement et le Grand Quartier : le cas échéant, devrait-on déclarer Paris ville ouverte , afin d'éviter la destruction de la capitale et de :laisser aux armées leur liberté de manœ uvre , ou. devrait-on la défendre rue à rue ? Bien· que la plupart des ministres soient résolus à se laisser plutôt ensevelir sous les décombres de la ville,

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236 LA HO UILLE ROUGE . on cite déjà des villes où pourrait se transfé­ rer le gouvernement : Tours, Nantes, Rennes, Bourges, Clermont-Ferrand. Tandis que se poursuivent ces préparatifs discrets, la press� étale sajactance. Elle accueille la reprise des divers bom bardements sur ce ton <le fanfaronnade qui s'accorde si peu avec la gravité de l'heure et la pensée des victimes tombées sous les bombes . Un article badine : « La grosse Bertha fait plus de bruit que de besogne ... Son silence nous est aussi indifférent que son vacarme ... Bertha est un sujet de con­ versation pour les Parisiens, et pour les Boches un sujet de communiqué l> . Mais voici mieux : « En entendant le gros canon , on dissimule mal une espèce de joie. L'événement met dàns la vie monotone une excitation, · un orgueil et presque un plaisir. Les physionomies moroses s'éclairent, les dos lassés se redressent. Il se répand dans les rues une allégresse » . Et des obus sod t tombés sur une éc ole en fantine, sur un asile de folles, sur une Maternité 1 /. Les rai ds nocturnes excitent le . même enthou­ siasme verbal. Depuis quelque temps, dès l'alarme, on hisse au- dessus de Paris des ballons captifs que les soldats appellent des «saucisses >> et dont le fil doit con trarier le vol des avions

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LA HO UILLE ROUGE 237 ennemis . Aussi un journal a-t-il baptisé dédai­ girnusement l'alerte : « L'heure où les saucisses montent et où les andouilles descendent >> . Les andouilles, se sont les gens qui s'abritent dans les caves. La plaisanterie témoigne donc d'autant de bravoure que d'esprit. Seulement, l'autre soir, aux Gobelins, une bombe a tué quatorze per­ sonnes en pleine rue . Sans la crainte de passer pour des andouilles , elles vivraient encore . D'ailleurs nous marchons la tête à l'enve rs . Les mêmes gens qui néglige nt de s:abriter des bombes sous une vollte, se protègent contre elles en portant en pendentif deux figurines de laine appelées Nén ette et Rintin tin . Comme excès de plume, jo relève encore ce trait, à propos de l'offe nsive. Un ciel splendide favorisa les Allemands. Un jour, le temp s se couvrit. L'attaque en fut ralentie. Un journa l imprima, en caractères d'affiche : <1. Le soleil lui ­ mème est leur ennemi. » . Enfin, la fanfaronnade verse parfois dans l'in­ conscience . Méditez cette phrase : « Cette nuit, les avions ennemis , pours uivant leur misérable besogne, n'ont fait qu'un homicide. Es pérons que les avions alliés auront mieux travaillé sur Trèves . »

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238 LA HOUILLE ROUGE 14 juin 1Dl8. Après quatre ans, le communiqué m'étonne par son subtil génie. Il ne marque jamais un recul sur un point. Il dit : « Pàrtout ailleurs, nous avons conservé nos positions >> . Il n'avoue jamais l'abandon d'un village. Il dit : « Nous nous sommes reportés à l'ouest et au sud de cette localité >>. Et c'est en annonçant triomphalement la reprise d'une position qu'il nous amène à déco uvrir : « Tiens ? Nous l'avions donc perdue? » Ah ! l'hypocrisie est bien le vice le plus hyper­ tr ophié par la guerre . Tout est hypocrite : les discours, les articles, les propos même. C'est le règne officiel du mensonge . La grande victim e de la guerre, c'est la vérité . ... 17 juin 1D18. On va donner à une rue le nom du Président

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LA HOUILLE ROUGE 239 Wilson. Il y a vingt mois, lors de sa réélection, il était « plus boche que les boches ». On l'au­ rait traîné dans la boue de cette rue qui va . por­ ter son nom. Quelle comédie ... Lisez ce toast du Kaiser à Hindenburg : « C'est la lutte entre deux conceptions du monde . Ou bien la conception allemande du Droit, de la Liberté, de la Morale, de !'Honneur sera respec­ tée ; ou bien la conce ption anglaise triomphera, c'est-à -dire que tout sera ramené à l'adoration de l'argent, et que les peuples devront travailler comme des esclaves pour la race qu\ les tiendra sous le joug » . .Maintenant, remplacez anglais par allemand et vice versa : « C'est la lutte entre deux conceptions du monde : ou bien la concep­ tion anglaise du Droit, de la Liberté, de la Mo­ ral e, de !'Honneur, sera res pectée ; ou bien la conception allemande triomphera, . c'est-à -dire que tout sera ramené à l'adoration de l'argent, et que les peuples devront travailler comme des. esclaves pour la race qui les tiendra sous le joug . N'est-ce pas tout à fait un speech de Lloyd George ? Ah ! quelle pantalonnade à �re­ ver de rire, si dix millions de jeunes hommes n'étaient pas déjà morts de ces discours-là ... H

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240 LA HOUILLE ROUGE 21 juin '1918. Et la vie se rétrécit touj ours . Le moindre voyage devient difficile. Même pour la banlieue, un sauf-conduit est nécessaire, depuis l'exten- · sion de la zone des arm ées. On n'obtient cette pièce qu'après inquisitio n, quand on l'obtient. Les fe mmes surtout sont molestées. « Quel est le motif du vo yage ? C'est une parente qui vous appelle ? Pro uvez-le . Montrez sa lettre. On ne fait pas de voyage d'agrément pendant la guerre. Refusé >> . Bref, d' un côté du guichet, lu lmsse jouissance, le zèle excessif d'un bureau­ crate saoùlé de pouvoir et, de l'autre, la résigna ­ tion moutonnière, universelle, inépuisable ... D'ailleurs ces exigences sont aussi vaines que stupides . Car un espion présenterait des papiers parfaitement en règle. .-. 27 juin 1918. Paron me disait : « Les convoitises allumées

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LA HOUILLE ROUGE 24i par le minerai de Briey ont fait dire : c'est la guerre du Fer. Les convoitises allumées par le coke de la Ruhr font dire : C'est l� guerre du Charbon. Le rôle ca pital que les pétroles de Rus­ sie et de Roumanie jouent dans les négociations de paix de ces deux pays fait dire : c'est la guerre du Pétrole. Mais il n'y a pas de guerre du Blé, du Seigle, ou de !'Avoine. On ne fait battre les . peuples que pour les produits du sous-sol. Jamais pour ceux du sol. Pourquoi ? Sans doute parce que, dans chaque pays, les fruits du sol sont éparpillés entre d'innombrables tenanciers, tandis que les richesses du sous-sol sont concen­ trées aux mains de quelques hommes, avides d'accroître leur empire et d'éclipser 1eurs rivaux. « Hélas 1 Tous ces gisements réunis ne valent pas la centième partie des milliers de milliards que coûtera la guerre . Mais la dette de la guerre pèsera sur tous les hommes, tandis que les pro­ fits de <'.es gisements iront à quelques hommes . » 10 juillet 1918. Un député a voulu interpeller sur les actes de

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242 LA HOUILLE ROUGE pillage commis par les tro upes pendant la retraite, dans les localités qu'elles abandonnèrent et qui ne furent pas occupées par l'ennemi. Le gouver­ nement s'est opposé à ce que ces plaintes fu ssent apportées à la tribune. Elles sont malheureuse­ ment jus tifiées et montrent une fois de plus . que la guerre en elle-même déchaîne la sauvagerie · des combattants. Ils obéissent ù l'instinct du viol plus qu'à '.celui du vol, car ils ne peuvent rien emporter . Mais ils détruisent tout, malgré les consignes mortelles. C'est un délire . Dans cer­ taines mais ons, pas un tiroir qui n'ait été vidé, pas un meuble qui n'ait été forcé, pas une glace, un battant d'armoire , une porte qui n'aient été brisés . Les lettres, les livres , les albums, déchi­ rés, gisent en monceaux entassés au milieu des pièces. Le linge, les vêtements de femme, les nippes vénérables, ont servi à de folles masca­ rades ... i'r juillct 1918. La revue classique du H Juillet. Par une de ces innombrables tartuferies que la guerre a fait éclore , on l'a baptisée : prise d'armes . Des

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. LA HOUILLE ROUGE 243 soldats de , toutes couleurs et de tous pays ont défilé devant une foule frénétique. Av'ant qu'ils ne retournent au fe u, les femmes les ;bombar ­ daient de fle urs. Furent-elles nombreuses à pen­ ser que, demain, les éclats d'obus et les volées de mitrailleuses remplaceraie nt leurs ·bouquets ? 1G juillet !GIS. Hier, une nouvelle ·offensive allemande a commencé vers Reims. C'est bien singulier . . . Depuis une quinzaine, on avait l'impression très nette que des pourparlers secrets étaient engagés . On en donnait des indices troublants : la trêve du bombardement de Paris ; l'ajournement des projets de raid aérien sur Berlin ; l'ordre, reçu par les journaux, de mettre une sourdine à leurs violences · contre les Allemands ; la présence de · Denis Cochin à Rome, celle du roi d'Espagne à Paris . Sembat avait pu écrire dans un jo.urnal modéré : « On cause. Mais · dit-on de bonnes choses? >> On affirmait que les dirigeants alle ­ mands étaient prêts à rendre l'Alsace-Lorraine '.et que, seule, la crainte des pangermanistes les rete�

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244 LA HOUILLE ROUGE nait de l'avouer ouvertement. Comment accorder toute ces rumeurs avec le canon de l'offe nsive ? D'ailleurs, dès aujourd'hui, cette attaque appa­ raît toute différente de celles de mars et mai. Elle n'a pas produit d'effet de surprise et semble con­ tenue . La foule s'en félicite. Dans la chaude et cordiale atmosphère des dîners, des réunions . d'amis ou de famille, on a l'espoir féroce : « Il paraît qu'on en tue énormément... Tant mieux . .. On n'en tuera jamais assez. » L'idéal de l'hu­ manité est devenu : «Tuer du Boche . l> On relit, on approuve l'ordre du jour récent d'un général à ses troupes : « Chacun n'aura qu'une pensée : en tuer, en tuer beaucoup, jusqu'à ce qu'ils en aient assez. l> 17 juillet 1918. Ceux qui se félicitent du comm unLq�é, d'un air gourmand : « c'est bon )) , ceux-là vont au résultat sans s'arrêter au prix qu'il coûte . Leur satisfaction n'est pas voilée par la pensée de nos morts . Sans doute ne réalisent-ils pas la guerre, parce

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LA HOUILLE ROUGE 245 qu'ils en gardent, au fond de leur cerveau, une notion surannée. Je ne peux pas m'expliquer autrement leur insensibilité. Ils en sont encore aux images anciennes, aux batailles rangé�s entre petites armées, aux mousquetaires, aux. lansquenets, qui avaient accepté les avantages et les risques du métier et qui ouvraient la tran­ chée au son du violon. La preuve en est qu'on emploie toujours les mots de jadis, pivot, charnière, rabattement, enveloppement, écrasement, qui ne s'appliquent plus aux masses énormes des nations en armes. Elles font éclater ces moules étroits . Dans cette guerre, tout est nouveau, pour tout le monde. Cependant, on conserve ces notions et ces vocables périmés. C'est vouloir faire tenir la plaQète dans un coquetier . 21 juillet 1918. En trois jours, la face des êtres et des choses a changé. Une contre-attaqué, commencée le i8, a déjà. . délivré ChtLteau-Thierry, que les Alle­ mands occupaient, paraît-il, depuis leur offensive

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246 LA HOUILLE ROUGE de mai . On publie des chiffres impressionnants de prisonniers, de matériel capturé . La grosse presse est déchaînée : « N'hésitons pas à jeter toutes nos réserves l> . Elle lance les troupes jusqu'en Allemagne. Cependant, la hau te ortho­ doxie veille sur la guerre. Un de ses pontifes, ancien vaudevillîste, jette le cri d'alarme : « Ce n'est pas le moment de faire la p�ix . l> Ces grands sacrificateurs sont ter-ribles . Qu'on recule, qu'on s.toppe, qu'on avance, pour eux, ce n'est jamais le moment de faire la paix. 22 juillet 1918. En feuilletant des illustrés, je m'aperçois que chaque peuple a choisi un casque conforme à son génie . Le casque français a quelque chose de religieux, celui des Allemands tient de l'âlambic et de la chaudière ; l'américain ressemble au pétase de l'athlète antique ; l'anglais est colonial .

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LA HOUILLE ROUGE 24,7 2G juillet 1918 . . Depuis que mon fils a été blessé, j'évite de m'éloigner longtemps de Paris, où l'on est au centre des nouvelles. Je ne fais ·� Ganville que de courtes apparitions . Je viens d'y passer deux . JOUrs . Les Mitry, nos fermiers, se plaignent timide­ ment de n'avoir pas vu le�r fils depuis le mois de février. En effet, pendant les offe nsives alle­ mandes de mars et de mai, les permissions des soldats ont été à peu près supprimées . Comme cette mesure apparaît cruelle , quand on pense au prix qu'ils attachent à ces brèves dét�ntes. Combien d'entre eux demandent à participer à un coùp de .main , au risque de leur vie, afin d'ob­ tenir la croix de guerre, qui donne droit à deux jours de permission supplémentaires ! Au retour, dans mon wagon , allégresse una­ nime. On brandit les journaux en étendards. Les Allemands abandonnent la rive sud de la Marne, qu'ils avaient abordée en mai . Une phrase court, ardente : « Nous progressons partout ». Tout le

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248 LA HOUILLE ROUGE monde se parle . Un lieutenant montre le commu ­ niqué à un Anglais qui ne comprend pas le fran­ çais et lui explique : « Good, good, very good >. Dans le couloir, un civil enseigne un capitaine : « Je vous dis qn'ils sont huit cent mille dans la nasse >. L'officier demande timidement : « Vous êtes sûr? > Le stratège 1'entrai ne à l'écart et, d'un doigt décisif, sur la carte du fr ont pub liée par son journal, il indique la manœuvre : < Tenez : comme ça et comme ça :». Le capitaine ne paraissant pas absolument convaincu, l'autr e insiste : « Huit cent mille, je vous dis, pas un de moins . Eton les raflera tous . » 1" août 1918. Les journaux marquent l'entrée dans la cin­ quième année de guerre . Tous annoncent 'la vic­ toire . Aucun ne la définit . Mais' ·surtout, ils prêchent les sacrifices, la résignation, sur un ton et dans un esprit religieux.

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LA ROUILLE ROUGE 249· 3 août 1918. Un ancien ministre écrit dans un journal : « Maintenant1 tout est cho,ngé. C'est la victoire. Pas de paix de compromis . Il fa ut l'écrasement >> . La reprise de Soissons, où les Allemands étaient rentrés en mars dernier , surexcite l' enthou-. siasme de la presse et de la fo ule . Les ambitions et les exigences grandissent. Tout au moins elles se révèlent. Dans un article que tous les journaux montent précieusement en broche, un amiral exige la destruction, pierre à pierre, de l'Allemagne. Et j'entends réclamer vingt ans de lutte par un industriel, follement enrichi dans la fa brication des masques et des asphyxiants, « afin d'anéantir cette nation de proie qui vi t de la guerre >> : G août 1!JJS. Le procès de lVlalvy, commencé en même temps que la contre-attaque française, vient de

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250 LA HOUILLE ROUGE s'achever devant la Haute-Cour. Il s'est déroulé dans une atmosphère favorable à l'ancien mi­ nistre. Ses trois présidents du Conseil, Viviani, Briand, Ribot, ont largement couvert leur colla-:­ borateur . Un journal a même imprimé en man ­ chette : « Malvy a abattu son jeu : brelan d'as ». Et un autre aj outa : « L'ad versaire n'a que deux valets ». Bref, il fut disculpé de l'accusation de trahison et de complicité de trahison. C'était l'acquittement. Mais un sénateur suggéra la « forfaiture ». La Cour se déclara souveraine . Nombre de sénateurs entendaient, en haine du socialisme, condamner une politique qui se con­ ciliait les militants au lieu de les combattre . D'autres s'estimaient obligés de suivre le gou­ vernement. .. Cependant, c'est à dix voix seule­ ment de majorité que Malvy fut condamné à cinq ans de bannissement. Le même jour, Foch, généralissime interallié depuis avril, est nommé maréchal . .'• 8 août 1918. Pendant quatre ans, la publication des corn-

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LA HOUILLE ROUGE muniqués allemands fut sévèrement interdite . Défense de connaître l'autre face de la vérité . Depuis quelques jours, cette consigne est levée . On veut nous montrer comment ils travestissent l'aveu de leur retraite : « Nous avons passé la rivière à l'insu de l'ennemi ... Nous nou� somme

& repliés sur de meilleures positions ... L'ennem i n'a pas atteint ses objectifs stratégiques .. . Le br�ouillard a gêné nos observations. . . Fore es. supérieures en nombre. >> Ah ! Je me suis fait joliment rabrouer, quan d j'ai déclaré que, décidément, tous les états­ majors parlaient le même langage et que tous les ' communiqués chargés de révéler un recul employaient les mêmes mots . 10 aotH 1918 Les Américains ne portent pas de décorations et celles de nos officiers les étonnent touj·ours . Aujourd'hui, j'assistais à cette petite scène de restaurant. Un Américain 'déjeunait avec un capi­ taine français, tout habillé de distinctions, et il l'interrogeait sur chacun de ces insignes glo-

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252 LA HOUILLE ROUGE Tieux. Son compagnon se prêtait avec beaucoup de gentillesse et de patience à cette initiation. Et il lui expliquait les brisques de puésence, qu'il ne faut pas confondre avec les chevrons de blessures, les barrettes de la Légion d'Hon­ neur, de la Médaille militaire, des médailles coloniales , de la Croix de Guerre , les palmes , les étoiles d'or, d'argent, de bronze, la fourra­ gère , distinction collective, qui peut être simple ou double, verte, rouge {)U panachée. L'Améri­ cain, béant, en oubliait de manger et de boire. 12 août 1918. La discrétion du communiqué, lors de la double avance ennemie du printemps dernier, a cette conséquence singulière : en apprenant qu'une ville es t reprise, on apprend du même coup qu'elle était perd ue. Aujo urd'hui, la femme d'un général s'écriait d�vant moi, en lisant la. réoccupation de Montdidier : « Comment? Nous n'y étions d·onc plus ? >> Terrible, d'ailleurs, cette nécessité de pilonner une ville franc;aise sous les -obus fr ançais .

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LA HOUILLE ROUGE 253 Les Anglais, jus qu'ici Stationnaires, prennent part à cette nouvelle contre-attaq ue, commencée depuis quatre jours . Chez eux aussi, le succès tourne les cervelles , aiguise les appétits . Balfour a pu9liquement déclaré que l'Angleterre ne ren­ drait pas les colonies allemandes à l'Allemagne actuelle « parce qu'elle tyrannisait les popula­ tions ». Généreuses paroles, qui feront tressaillir d'espérance l'Inde et l'Égypte . En même tem ps, !e ministre Churchill fou­ froyait le malheureux Lansdowne, pacifiste impénitent, qui lançait un nouveau cri de pitié : < Cette guerre n'a-t -elle pas coûté assez de vies humaines ? Ne pourrait-on pas traiter? » A quoi le , ministre répliquait : « Nous avons jeté à la fournaise la fleur de l'humanité. Et ce serait pour traiter à l'amiable ? Non, non. Il faut que les Allemands soient battus de façon décisive, à jamais . » Éterne�s sophismes ... Toujours exiger de nou­ velles hécatombes au nom des hécatombes pas­ sées. Toujours sacrifier sô.rement les générations àctu _ elles au salut incertain des générations futures. Lisez-vous donc dans le trouble avenir ? Savez-vous ce que sera l'Europe dans vingt ans ? En enfermant dans les creurs tant de fer­ ments de haine et de revanche , ne préparez-

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254 LA ITOUILLE ROUGE vous pas justement le massacre dd générations $utures?

Non. Tous ce'S hommes-là convoitent des buts

et des butins profonds. Ecoutez : déjà Balfour les dévoile . Et puis , et puis.. . Certes, personne ne sou haite plus ardemment que moi de voir briser l'odieux instrument du militarisme, de tous les militarism6ls. Mais si le militarisme al lemand était insupportable, le navalisme anglais le serait­ il moins ? 1G août 1918. Hier, dans le train qui me ·ramenait de Gau­ ville, quatre aviateurs sont montés dans mon compartiment . A eùx quatre, ils n'avaient pas quatre-vingts an s. D'abord, ils étalèrent leur jeune insouciance. Ils évoquèrent, avec, une égale gaîté, la mort qu'ils donnent et ce1le qu'ils

risquent. lls se plaignirent en riant qu'on retînt

sur leur solde les cotisations pour les couronnes aux camarades tués : vraiment, il y en avait trop. Ils traitaient plaisamment la guerre . Paraphra­

sant le fa meux « jusqu'au bout )) , ils déclarè­

rent qu'ils iraient plus loin que le bout.

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LA HOUILLE ROUGE 255 Puis ilis s'assagii::ent et panlèrent de la retraite allemande; Ils Favaient suivie de haut. A les entendre , elle était strictement ordonnée. Des centres de résistance, puissamment organ.isés·, ne devaient üéder qu'à une date, une heure fixées'. Leurs défenseurs, liés à leurs mitrailleuses, étaient d'avance con.damnés à mort . Aussi les troupes, lorsqu'elles se heurtaient à ces obsta­ cles, étaient-elles cruellement éprouvées . Au con- · traire, elles passaient librement dans les inter­ valles. Ainsi s'ex pliquaient pour moi deux impres­ sions contradictoires. Des lettres du front, des articles de journaux, déclaraient que les soldats avançaient l'arme à la. bretelle, sans pertes . Et, en même temps , j'apprenais depuis une quinzaine des deuils nouveaux, plus rapprochés, plus nombreux que jamais . 17 aoüt 1918. Si je n'avais pas entenùu ces jeunes gens <lépeindre sous ce jour la retraite allemande , sans doute n'aurais-je pas attaché tant d'impor-

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2ti6 LA HOUILLE JWUGE tance aux propos, toujours un peu visionnaires, que tenait ce soir devant moi le directeur d'un journal très cha uvin . Ces pro pos, il les réservait pour l'intimité, car il se garderait bien de do,nner à ses belliqueux lecteurs l'impressio n que le recul allemand ait un caractère calculé, diplomatique, et qu'il ne soit pas uniquement dû à l'effort mili­ taire. D'après lui, cette retraite a pour but de favo­ riser les négociations de la paix. Le Kaiser l'a fait pressentir dans son fameux discours de la forêt de Pin on, qu'on a caché, dont on a même nié l'existence . Il tremble pour · sa dynastie et devant les pangermanistes . Mais il veut la paix . Ludendorff est dans son jeu. L'ancien ministre allemand des Affaires Étrangères Kuhlmann, disait récemment à un Scandinave : « Que !'En­ tente ait une petite victoire. Cela mtttera nos militaristes . Je reviendrai au pouvoir et je trai­ terai )) . L'attaque allemande du i5' juillet sur Reims ne fut qu'une invité 'à la riposte : « Attaquez-nous donc l> . La résistance des Alle­ mands, à bout de souffle, couvrira leur retraite et soulignera notre victoire . En réalité, ils s'en vont. Et c'est la paix . Ayant développé cette thèse audacieuse, notre

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LA IIOUILLE ROUGE 257 homme, pour donner plus de poids à ses paroles , invita toutes les personnes présentes à déjeuner à Bruxelles, au début d'octobre .. . 22 août 1918. Si cet homme avait dit vrai, l'autre soir ? .. . Pourtant, ces lentes réoccupations, qui durent depuis plus d'un mois, coûtent si cher, si cher. Pas de jour où ne soit atteinte une famille jus­ qu'alors épargnée. D'innombrables convois de blessés sont dirigés, la nuit, sur les hôpitaux de Paris. Mais nul ne déplore les pertes. On les ignore. L'inconscience, l'insensibilité, se durcissent en­ core. On est hypnotisé par les communiqués flamboyants. Fouettés par la presse, grisés de gloire écrite, les plus modérés deviennent intrai­ tables, les plus doux exigent une lutte sans merci . Ceux-là même qui proclamaient la fail­ lite des armées sont mordus par le démon , repris par le jeu féroce de la guerre. Tout le monde · est stratège . Le matin, dans­ la rue, les ména�ères s'abordent, le journal à la

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258 LA HOUILm · ROUGE main : (( Eh bien, ça marche. C'est superbe . Nous tenons le bon bout )) , Une énorme :bou­ chère , au se uil de sa boutique, se penche sur sa carte et dit ù son commis : « Mais alors ? ... Du moment que nous sommes à Coucy-le-Châ ­ teau ?... ll Un vieux cordonnier annonce, fier comme s'il y était : « Nous sommes à Lassi­ gny. l> Et l'ignorance où l'on nous a tenus, notre paresse géographique sont telles , qu'à peine nous rendons-nous compte que ces localités, ces régions si chèrement reconquises, furent enva ­ hies par les Allemands en mars et mai derniers . Avant même que le reflux ne les ramène à leur ligne de départ, à l'ancien front, combien de milliers et de milliers de morts ? .. . .J'ai avouè tout haut cette angoisse, ce soir. Mon mari s'est planté deva nt moi, bourru, mena­ çant : - Alors, tu veux la paix imm édiate ? Des faces mauvaises se tournaient vers moi : des chiens ù qui l'on enlève un o�. J'ai crié : - Oui. Les alliés l'emportent : ils ont pomr eux le nombre, l'argent, les matières premières . Les Allemands sont réduits. Ils cèdent . .. Qu'0n discute des années s'il . le faut. Mais qu'on ,ne tue plus, qu'on ne tue plus !

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LA HOUILLE ROUGE 25! On hausse les épaules. On me tourne le dos. Je sais bien leur pensée, à -tous. Si j'appelle la fin du massacre, c'.est que mon fils ·est au front. Ce n'est pas juste. Car j'ai bien CI'U qu'il ne par.tirait jamais , pendant les deux premières années de la guerre. ,fü depuis le début, je n'ai pas cessé, une seconde, de la maudire. 25 <lOltL 19lt. Jusqu'ici , la presse ne parlait jamais des raids aériens sur les villes allemandes. Elle semblait vouloir laisser à l'ennemi l'atroce privilège de tuer femmes et enfants . Mais, depuis quelques jours, les journaux rendent compte des raids: « efficaces )) , du « bon travail J> , comme disent les Britanniques, des destructions , du nombre des· morts èt des blessés. Et, de source officielle, ils publient des lettres trouvées sur des prison - niers, où le& habitants des villes du Rhin pei ­ gnent leur épouvante des bombardements aériens. On me dit qu'op a voulu donner. satis­ faction à l'opinion et lui montrer qu'on exerçait des représailles.

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260 LA . HOUILLE ROUGE Et voici qu'un chroniqueur suggère d'apposer des plaques commém oratives sur toutes les maisons bombardées de Paris. Mais alors, Carls­ ruhe, Trèves, Mannheim, Cologne, Sarrebruck, Francfort, vont également apposer des plaques ? C'est donc un parti-pris de perpétuer les hàines ? Et ces gens-là préten dent assurer, par la guerre actuelle, le salut des générations futures 1 3 septembre 19:8. André Mitry est tué . Un fils unique, adoré, la raison de vivre de ses malheureux parents. Nul.le consolation possible. Ma présence même offen-' serait leur douleur : mon fils vit ; il est près de moi. André Mitry est tombé devant Noyon, ce Noyon cinq fois pris et repris depuis 1914, dans le flux et le reflux des peuples en arme,s.. Tous les jours, on apprend autour de soi.�es morts de soldats . Si cette tuerie continue, il n'en restera plus. C'est une frénésie déchaînée, des pertes sans nom, des massacres sans exemple. Voir cela. . . Tous les instinCts lâchés, comme une monstrueuse déjection . . . Convoitises indus-

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LA HOUILLE RO{jGE . :261:: . trielles, avidités marchandes, âpres ambitions, haines, jalousies, cruauté, · orgueil, .égoïsme, hypocrisie, dureté, in sondable sottis.e ..• , Pense:i· que les plus pures , les plus éclatantes ;vertus , l'héroïsme, le dévouement, la fo�, la bravoure , le sacrifice, servent cette _bassesse . Elles la cou-: vrent. Elles la parent. Ah ! la guerre, des dia- · mants sur de la fiente . Et pas un cri de pitié, d'alarme, pas un appel à la raison, à la prudence de l'avenir. Pas un « assez ! ll Qui le lancerait ? Où? Neuf journaux sur dix sont inféodés à la guerre. Le reste est ce nsuré . Les réunions sont interdites . Toute parole de paix fait écumer la Chambre . Et la foule elle-même, à la fois orgueilleuse et timo­ rée, ivre du vin que lui verse la presse, lapide­ rait encore le messie . Alors ? Pro pager ses idées autour de soi ? Impossible, plus que jamais . Toutes les appro­ bations, toutes les facilités, toutes les tribunes sont réservéès à ceu·x qui exaltent la haine, la vengeance et la guerre. Quiconque .prononce une parole humaine s'attire la réprobation, . la vindicte, le soupçon, la raillerie, l'inj ure . Qui dira la violence brutale, explosive, meurtrière , d'un surpatriote dont on discute la foi? D'une visite dans un asile, au quartier des fous furieux,

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' 262 LA l!OUILLE ROUGE on garde la hantise hallucinante de visages démontés, hystériques, apparus aux guichets des . cellules. Ce sont des moutons à côté d'un chau­ vin qui entend aujourd'hui parler de la paix . 12 septembre 1918. l\lon fils repart demain pour l'est, après dix jours de permission. Paron entre nous deux, nous avons achevé la soirée dans le petit salon. Ils ont discuté de la guerre et de l'avenir. Comme ce dernier entre­ tien m'a frappée... Peut-être pour me consoler, me réconforter, mon vieil ami annonçait l'issue prochaine, mal­ gré la démence accrue, l'onde furieuse qui nous emporte. Et il prévoyait, dans le lointain du te mps, le retour à la raison, la fin des massacres .. ". Ren é n'aime pas parler de la gu�e_:re. Là-des- sus, il est muet. On le devine stoïque. Pourtant, il a protesté fer mement contre les dernières paroles de Paron : - Il y aura toujours des guerres . Croyez-moi. Les hommes aiment se battre, les nôtres comme

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LA HOUILLE ROUGE 263 ceux d'en fa ce. Dès qu'on leur met une arme aux mains, ils brûlent de s'en servir, pour se défendre et pour tuer. Dites que le barbare repa­ raît, que la bête est lâchée, que c'est horrible. C'est ainsi. L'attrait de la lutte, du risque et de la chasse est en nous, dans nos moelles. L'ins­ tinct ne change pas, si les prétextes varient de lui donner carrière. Aussi n'avons-nous rriême pas à examiner ces rais ons apparentes . Le devoir est simple. Il y a la guerre : il faut la faire. Tout en moi protestait contre lui. Mais je n'étais même pas tentée de lé contredire, tant je le plaignais. Comme il devait souffrir ! Que de pensées je devinais sous les mots.. . Ainsi, il n'était plus soutenu par la foi qui l'avait emporté. Il ne croyait plus à ces buts généreux : le droit, la liberté, la civilisation, la fin des guerres. Il ne s'en prenait plus qu'à un instinct, fixe et. rude. Aussi jugeait-il superflu de chercher au conflit d'autres causes. Et je .me' demande maintenant s'il n'obéissait pas à une sorte de pudeur filiale .. . Si ce parti_. pris de n'accuser que la b_ête déchaînée ne· lui permettait pas d'ignorer et <l'absoudre ceux qui avaient lâché la meute. Cependant Paron continuait de proclamer sa . · foi dans l'avenir amélioré.

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264 LA HOUILLE ROUGE - Non , la guerre n'est pas éternelle. La pla­ nète est un organisme, dont les êtres humains sont les cellules. La guerre est une maladie. On · la guérira comme on guérit peu à peu toutes les autres. Des microbes nocifs se répandent dans la masse, l'é . chauITent, lui donnent la fièvre . On découvrira bien le sérum capable de détruire les microbes et d'immuniser la masse . « La guerre ? l\fais les hommes la condamne­ ront, la vomiront dès qu'ils connaîtront vraiment la guerre actuelle , dès qu'ils découvriront ses sales dessous, dès qu'ils s'aperceVIlon t qu'elle n'est qu'une immense duperie, qu'elle édifie · une fortune sur mille ruines, qu'elle épuise également les vaincus, les neutres et les vainqueurs, qu'elle est grosse de revanches, et qu'elle mettra bas, s'ils ne lui écrasent pas dans le ventre toute sa portée . « Comment seront-ils éclairés ? Par finstruc­ tion pour tous. Et la métamorphose est prompte . En quelques années de collège, un petit .paysan ne devient-il pas un bourgeois ? ..L. 'instruction pour tous, qui seule leur permettra de voir clair et juste, �e réfléchir, de ne plus être dupes, de discerner la vérité du mensonge dans les · dis -- cours et surtout dans les textes, de ne plus se laisser im primer une opinion dans la cervelle,

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LA HOUILLE ROUGE 265 en un mot d'échapper au joug écrasant de la presse e� de ses maîtres . « L'avenir ? Mais il s'élabore en pleine gu,erre, il se construit pendant que , nos forcenés ' détruisent. Tous les plans qu'en ont tracés les congrès tra­ vaillistes, te n us-depuis quatre ans dans tous les pays, amis, ennemis, neutres, ne se superposent­ ils pas dans leurs grandes lignes : droit d'option 9.es peuples , suppression de la diplomatie secrète, arbitrage obligatoire, limitation des armements ? « Ce plan, qui le réalisera ? Une fédération des États . Mais une fédération qu'on aura fait aimer, re specter, vénérer, qu'on aura représentée à to us les yeux comme le symbole unique du salut. Une fédération vraiment souveraine, forte d'un po uvoir effectif, d' une police internationale, ca pable d'imposer ses arrêts par le monde. L�s villages se sont agglomérés en provinces , les provinces en nations. Comment les nations - éc happeraient-elles à cette loi historique ? Oui, l� venir èst à la Société des Nations. Et elle est ac cueillie de mauvaise grâce par les dirigeants ,de ce pays - lui-même si jaloux pourtant d'ètre , · Je porte-drapeau des idées généreuses - préci­ sém ent parce qu'elle gêne leurs vues étroites et , r'étro grades de protectionnisme et de con quêtes , , p�rce qu'elle est le libre-échange et la paix .

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266 LA HOUILLE ROUG.E « Instruction pour tous, qui dissoudra le pou­ voir tyrannique de la grosse presse. Fédération Jes États , qui abolira les impérialismes écono ­ miques. Instruction, fédératio n. Voilà les deu x points qui jalonnent la .ro ute. Millgré des arrêts , des reculs, il faudra bien que les peuples la suivent, dussent-ils se débarrasser en chemin de s régimes qui, sans même entraver leur marche, n'auraient pars la sagesse de la soutenir. « Oui, la haine, malgré les étendards et les rhétoriques, malgré les flots de rubans et les musiques, cessera unjour de diriger les hommes . L'avenir humain n'est pas <'t la haine qui détruit, mais à l'amour qui crée. L'instinct d'aimer est au centre de l'être . C'est la flamme même de sa vie . Elle rayonnera. Elle régnera . Et des jours clairs se lèveront. Je ne les verrai pas . Mais je m'endormirai dans la douceur de les avoir pré­ vus ... La nuit devient légère, quand on presse nt l'aurore . )) 18 ,septembre i918. Dans le vide, la mélancolie indicible où me laisse le départ de mon fils, j'ai eu un sursaut

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LA .HOUILLE ·noUGE 267 d'espoir. Avant hier, l'Autriche a demandé offi­ ciellement la paix . Je me rappelais la tentati ve de Sixte de Bourbon en i 917, les consciences troublées par cette révélation tardive , la forte minorité qui désapprouva rétrospectivement le cabinet Ribot d'avoir rejeté ces offr es. Peut­ ètre la leçon por terait-elle ses fruits ? Mais j'oubliais que la retraite allemande, si chèrement talonnée, bouleverse les cervelles . Naguère, on repoussait la paix parce qu'on n'était pas vainqueur. Aujourd 'hui, on la repousse parce qu'on n'est pas assez vain queur. Nos maîtres savent toujours suggérer des raisons de prolonger la guerre jusqu'à leurs vastes buts . La presse marche comme un seul homme de guerre : « La parole est à nos sublimes soldats ... L'.heure des diplomates sonnera après celle du cation. ll La foule avale ces formules., les mâche, et les recrache , envenimées : « On leur en foutra des pourparlers. ... On ne peut pas causer àvec ces salauds-là. l> Clemenceau, devant le Sénat érigé, a récité la Marseillaise · et ·déclaré qu'il réduirait par la force les 9.ernières .fur.eur,s de la force. Le ministre des Affaires ,Étrangères ,

Pich on, espiègle, a expédié au médiateur., en

. guise de réponse, le. numéro de l' Off i .cie'l qui coutient le discours de Clemencea u.

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268 LA HOUILLE ROUGE 22 septembre 1918. Je fe uillette un luxueux al b um de dessins. Ils représentent des enfants amp utés des mains par les Allemands . Ces pauvres petits sont nom­ bre ux. Ils se réunissent en gro upes et ils tien­ nent, sur ces atrocités, des propos à crever le cœur.. . Je me rappelle qu'une fe mme <le lettres, au débu t de la guerre, s'efforça de retrouver un de ces enfants afin de l'emmener en Amérique. Je ne crois pas qu'elle ait abouti. Mais si d'autres avaient été plus heureux dans leurs recherches, nos illustrés n'auraient-ils pas publié à profusion le rortrait de la petite victime, afin de soulever l'indignation ? ( Tout est bon à exaltèr la haine », ai-j e entendu souvent répéter.� Et la propagande, qui dispose de plus de.. vingt mil- 1 ions par an , aurait couvert le monde de ces photographies . QQoi ? Ces enfa nts n'auraient� ils pas existé? Mais alors, quel signe effroyable de l'aberration où la guerre a jeté les peuples ... Ce même jour, je vois que de puissantes asso-

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LA HOUILLE R'OUGE 269 ciations continuent de se réunir en séances solen­ nelles, de s'y régaler de discours de feu. On exalte les courages, on décrète la victoire intégrale '. 0 n prolonge la guerre, du fond de sa stalle . Certes , je serais tentée de sourire de ces derviches hur­ leurs qui tombent en crise, de tous ces convertis qui se prêchent entre eux . Mais il ne faut pas oublier que ces mots sont plus meurtriers que des volées de mitraille uses , car ils envoient de nouvelles légions de jeunes hommes à la mort . 1" oc tobre 1918. Pour la première fois , !'Entente traite avec un des pays ennemis . Elle a conclu un armistice avec les Bulgares. Si cela pouvait être le com­ mence.ment du déboulonnage final ? On nous représente cette demande d'armistice comme la conséquence d'une offensive., lancée , dB Salonique à la mi-septembre et qui envahit promptement le pays ennemi. Les pourparlers fa.rent également très rapides. Ils durèrent deux jours . J'entends dire que les '.Angla:is avaient déblayé le terrain : ils négociaient avec les Bul-

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270 LA HOUILLE ROUGE gares en Suisse, depuis le mois d'août. S'agit­ il donc d'un de ces « succès négociables » d on t parlait devant moi l'un de nos plus agiles politiques ! !l semble bie n que, dans cette guerre nou­ velle, un peuple, las de la lutte pour des raisons d'ordre intérieur, facilite la paix en cédant pas à pas du terrain à son adversaire. Ainsi se satis­ fait h vieille idée de lil victoire « par les armes ». Peut-être les choses se passent-elles ainsi sur tous les fronts? Jepense au « ils s'en vont l> de mon directeur de journal . Malheureusement, nos stratèges prépare nt l' his toire . Et l'on enseignera à nos descendants que ces « décisions » furent uniquement mili­ taires . 6 octobre 1018. Les Em pires Cen tra ux demandent âu·présiden t Wilson l'armistice immédiat ! Ah ! cette fois, pour moi c'est bien la fin. Et' se u l e , la crainte de me tromper encore me retient de crier mon espoir. lis ofirent d'ouvr ir les négociations de. paix

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LA HOUILLE ROUGE 271 sur les bases des quatorze conditions de Wilson et de ses << dernières déclarations ll . Il s'agit là d'un discours prononcé par Wilson le 27 sep­ tembre et qui fut censuré. N'est-ce pas incroyable - qu'on puisse nous cacher les paroles publiques du chef d'un grand pays ami? Ma�s Wilson invitait les alliés à parler clair et à donner leurs buts de guerre . Et, dès lors, l'escamotage des « natio ns associées » s'explique. H leur en. coûte de nous avouer que, faute de pouvoir s'accorder sur leurs amples buts de guerre, elles ne les ont pas encore fait connaître. Autre fait surprenant de cette journée histo­ rique· : la presse annonçait, en même temps que ee · grand événement, une avance autour de Reims. Il ne s'agissait, cette fois, que de ces · positions âprement disputées depuis quatre ans, d'e ·ces déser ts chaotiques, engraissés de cadavres. Eh; bien, les journaux, par leurs dispositions. typographiques, et la foule par son enthousiasme, .attachaient plus d'importance à l'avance qu:'ù l'armistice. Qui le croira ? L'attrait de l'exploit de sang, de l'opération armée, demeure si vif, ' , q11e· le fa it' militaire du jour passait dans; les esprits avant cette nouvelle formidable dont ils , ,êussen1i dCt follement s'enorgueillir· : l'Allemagne den;,rand'ant l'armistice !

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272 tA HOUILLE ROUGE 8 octo bre 1918. Je suis épouvantée. Les maîtres de la presse lancent contre la paix un assau t désespéré. A dix reprises, depuis quatre ans , ils l'ont dénoncée, automatiquement, criant au piège, à la duperie . Mais, ce tte fois, c'est un paroxys me. Depuis trois jours , leur fureur va croissant. Tous se placent aY point de vue uniquement militaire, sans souci des autres forces en jeu, ni des pertes à venir . « Faudra-t -il s'arrêter en plein triomphe ? Tan t de san g aura-t -il été versé en vain ? Serons-nous frustrés du résultat de tant de sacrifices? Gagnons la guerre sur le champ de bataille. Nos fo rces sont sans limites. Frap­ pons impitoyablemen t. ll Le plus puissant moniteur de la haute j,ndus­ tric, qui ne peut rien savoir des con.d.�ti ons de la paix et qui ne veut rien savoir de la situation intérieure de l'Allemagne , déclare que cette paix sera « désastreuse . ll Un autre journal orthod oxe, ne mettant point en doute que la dem ande d'armistice ne soit

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LA HOUILLE ROUGE 273 1 repoùssée ' sel�n ses vœux, inti�ule froideinent' son éditorial : « Après le refus. >> Et une feuille officieuse demande ao/ec une exquise inconscience : « Pourquoi serions­ nous pressés ? >> Est-ce que cela compte , la vie des pauvres petits gars échappés · jusqu'ici âu massacre ? En effet, pourquoi serions-nous pressés ? , Et toujours le comique sinistre de la guerre. Une seule presse égale la nôtre en fureur : la presse pangermaniste. l\fais on la voile pudique­ ment. Car une paix qui déçoit si cruellement l'ennemi po urrait nous paraître favorable. Il ne faut pas. La foule pense selon la presse . Au 6 octobre, jour de la demande d'armistice, seuls les soldats ont dansé de joie. A l'arrière, l'espoir se cache et se tait. On nous a tellement fait honte d'appeler la paix . On n'a d'yeux· que pour l'action militaire . D-'elle , on attend tout. Quant aux pertes, elles ne . eompteùt pas . Nul n'envisage que les Alle­ mands soient vraiment à bout de résistance et que· les- fa meux buts de guerre puissent être · dès maintenant atteints. Il est vrai que tout le monde les· ignore. ' ©ni, à la cinquième année <le guerre, la foule, empoisonnée par la presse, déplOre la paix. Car

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274 LA HOUILLE ROUGE on a l'impudence de la lui prédire encore désastreuse , sans la connaître . Mon vieux petit diplomate, désespéré, tres­ sautant d'angoisse, demande à Foticard : - Dites, dites, on ne va pas faire la paix ? Et une jeune fe mme qui est née, paraît-il; le 6 octobre, gémit en se tordant les mains : - Oh ! oh ! Le jour de ma naissance, cette chose abominable, la paix .. . Voilà oit nous en sommes. 14 octobre 1918'. Les Allemands ont accepté les conditions pré­ liminaires de l'armistice, que Wilson leur avait fait connaître le 9 octobre. Nul ne sem ble soup ­ çonner ce qu'il doit en . co t'lter à leur orgJieil d'évacuer les territoires envahis et .d, � renier humblement le Kaiser. Aucun triomphe. Les visages sont mornes. Ceux qui admettent la guerre devraient pourtant se montrer satisfaits, après trois mois de succès militaires, par une victoire qui s'annonce selon leurs vœux ? Non .

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LA HOUILLE ROUGE 275' Ils n'y croient pas. Ou bien, ils craignent qu'elle · ne soit pas encore assez complète . · Ils courent sur leur erre . Saturés du poison· de la presse , ils continuent de répro uver une paix qu'on a salie de honte à leurs yeux depuis quatre ans et qu'on ne cesse pas de leur prédire déplorable. Ils refusent encore d'imaginer que l'Allemagne soit vaincue. Ils restent persuadés que « plus on avancera, plus la paix sera avan - tageuse ». Ils clament toujours « qu'il fa ut battre l'ennemi par les armes > alors qu'il s'avoue battu ; qu'il faut tuer du Boche », oubliant qu'ils ' font tuer autant de Français ; ou encore « qu'il faut leur prendre leur matériel par la force >l , sans savoir si l'armistice ne leur livrera pas ce matériel sans combat. 0 l'horreur de ces suprêmes massacres, qui sont peut-être deux fois inu ­ tiles ! Ces fo rmules toutes faites, ces opinions sug - gérées, sont d'autant plus vite admises qu'e lles flattent clans les âmes les vieux instincts de poursuite, de vengeance et de meurtre . Et comme elles servent bien l'effort exaspéré. des prolongeurs grands et petits, de tous ceux que la guerre fav orise, de tous ceux qui ont fondé leur vie sur elle, de tous ceux, surtout, qui tremblent de ne pas pouvoir encore asso uvir

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216 LA HOUILLE. ROUGE leurs larges ambitions économiques. La houill� rouge, toujours , toujours. Et lellr presse, un instant déconcertée par l'acceptation des préliminaires, se ressaisit, bat la charge et dénonce la. ruse, tout comme au G octobre . Avec l'ag.rément de la censure, elle inj urie ·wilson , porte-p m·ole des Alliés ! Elle l'aceuse de se mêler de ce qui ne le regarde pas' raille « ses ency cli ques nuageuses, sa vague' littérature , ses dialogues malencontreux >> . Elle réclame « la parole au canon >> . Et enfin elle ramasse toute son angoisse dans ce cri d'alarme sincère : « Les valeurs de guerre s'alourdissent ! >> 2� octobre 191.8. Les débats préalaùles durent toujours . Puis- , sen t-ils ne pas se rompre... Wilson précise )es exigences de l'Entente. Deux notes, .� qu'on a baptisées la Sentence et l'Ultimatum, ont encore franchi l'Océan. La presse continue de jeter u:n d·éluge d'in­ jures sur les réponses des Allemands. On nie leur effort de démocratisation . « La métamor-

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LA HOUiLLE ROU!iE 277 phose est trop rapide, trop fraîche ». On sus­ pecte d'avance leur révolution : « . Ce sera la maison Hohenzollern peinte en rouge ». Leur militarisme se dérobe, mais il fa ut l'écraser. On déclare fastidieux ces marcha ndages pourtant inévitables . « Fermons l'oreille . Le canon, le canon! >> . La foule se · désintéresse de ces pourparlers . Elle reste uniquement sensible aux événe­ ments militaire s. Paris célèbre la libération de Lille. Personne ne se demande si cette poursuite, qui coûte encore tant de vies humaines, ne sert pas surtout cette frénésie d'avancement, de distinctions, « l'avancite )), dont on m'a cité , tout au long de la guerre , des traits si cruels que je n'ai jamais voulu le3 retenir. Personne ne se demande si cet acharnement, si meurtrier pour les nôtres, modifiera vraiment les grandes lignes d'une paix qui semble dès maintenant imposée à l'ènnemi recru. Et ces extrêmes sacrifices sont exigés tandis qu'une épidémie sans pareille s'est abattue sur notre pays . Elle sévit depuis deux mois . On nous la cache éperdument. Son nom ino ffensif, la grip pe, n'éveille pas les alarmes. É� réalité, c'est une sorte de peste, compliquée d'accidents

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278' LA HOUILLE ROUGE pulmonaires ou méningés, qui tue en quelques jours ou en quelques heures . Elle éprouve par­ ticulièrement les soldats, à l'arrière comme aui fr ont. Mais elle n'épargne personne . En Bre­ tagne, des familles entières sont anéanties . En ee moment, elle fait à Paris 300 victimes p ar jour, autant que les obus et les bombes en quatTe ans ! Le personnel des hopitaux est débordé. A Lyon, les cercueils manquent. Cependant, nos invulnérables héros de salon nient la grippe : « Bah ! On baptise grippe to utes les maladies dont on meurt. >> Et des esprits religieux assu­ rent que la Ptovidence a voulu rétablir l'équi­ libre. Elle déchaîne un fléau qui tue aussi des femmes , parce que la guerre ne tuait que des hommes . 28 octobre 1918. ... . .... . Dans une note brève, le gouvernement al'le­ mand s'incline devant les injonctions de la Sen­ tence et de !'Ultimatum, confirme qu'il est issu de la représentation nationale et demande à connaître les conditions de l'armistice . Ainsi, les

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LA HOUILliE ROUGE. difficultés: sont aplanies, la conversation doit aboutir .. Le croira-t-on ? Cet événement décisif passe inaperçu ... Les opérations miHtaires captent plus q- ue jamais l'attention publique. La soumis_. sion allemande marque bien la suprême étape: sur la route de la paix , désormais balayée. La presse publie cette: réponse, sans lui donner, il est vrai, l'importarice typographique qu'elle· i;nérite . Eh bien, interrogez le le-cteur d'un jour­ nal : « Quoi de nouveau ? » Il vous répondra : « Nous avançons vers Valenciennes. l> · Et .l' effort des prolongeurs de guerre <mlmine. On jette au· brasier de nouveaux brandons : les armées allemandes, dont on nous laisse pour'­ tan:t pressentir la misère et la rébellion, vont se regrouper derrière la frontière et s'y réorga,­ ni:ser puissamment. Partout des- appels à la ven­ geance , à la . haine inextinguibles. On fait parler les morts . Des - tracts sont répandus dans les usines : « P euple de France, ta haine n'est pas assez farouche, assez enflammée... L'Allemagne . est une race vouée au diable ... Tu devras lécher la botte prussienne souiliée de sang. l> Des affiches couvrent les murs des moindres villages. E.Ues. dénoncent le piège·. « Pas de pour parlers. Lm paix: sans conditions . La. victoire complète .. m

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280 LA HOUILLE ROUGE Et ce cri stupéfiant : « On veut nous voler notre victoire ! >> La victoire ? Comment peuvent-ils savoir qu'ils ne l'ont pas ? Enfin, c'est un délire si furieux que �'excès en apparaît à quelques esprits et qu'un journal encore lucide imprime en gros caractères : «Ah! si l'on avait développé, pour empêcher la guerre, la moitié des efforts qu'on déploie pour empêcher la paix... l A l'heure act uelle , la besogne apparaît plus abominable que jamais, de ces gens qui, autour d'une table, au fond d'un fa uteuil , poussent les · autres au charnier, pour satisfaÎI'e leurs pas­ sions et surtout leurs in térêts . Car il faut bien l'avouer : partout les grandes convoitises indus­ trielles - mines, colonies, pétroles - se mon­ trent derrière leurs voile3 hypocrites . Ah ! mon petit, mon che::- petit René, tu as raison, la guerre n'a plus le visage qui t'a sé­ duit.. . ... . ..... 2 novembre 1918. L'Autriche s'est rendue sans conditions . On a . su hier que l'armistice était conclu. Une stupeur

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LA !IOUILUE HOUGE 281 . dans la · fo ule. Elle es t presque incrédule. Elle n'ose pas se réjouir . On lui a tellement répété que la paix était honteuse, impossible . . Bien que l'offre de paix séparée fût du 28, les Italiens ont poussé jusqu'à l'armistice une offen­ sive « foudroyante ». Ah ! l'inutile cruauté de ces ruées suprêmes .. . Elles ne satisfont vraiment que !'_instinct de poursuite et de vengeance, le goû.t de l'exploit guerriei· et des distinctions. L'avance des Italiens pouvait- elle, selon la for­ mule, leur assurer une paix plus avantageuse ? Non, puisque l'Autriche se rendait à merci. Et je pense aux deux meurtri�res offensives des Belges, le mois dernier . Tous les pourparlers de paix - et plus sûrement les derniers - pro­ mettaient en première ligne la libération de la Belgique. Les Bel ges étaient certains de recou­ vrer leur territoire . Pourtant, ils ont voulu le réconquérir « par les armes. >> Nos stratèges de presse s'efforcent de donner à la reddition autrichienne un caractère pure­ ment. militaire. Déjà, ils avaient démontré que les Bulgares et les Turcs - ces derniers ont conclu un armistice le 31 octobre - avaient été vaincus par la seule force des ar mes. Il est pour­ tant bien certain que l'Autriche a surtout · suc:­ combé sous l'excès de ses misères et de ses

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282 LA HOUJI;LE R'0UGE souffrances . La situation militaire n'.a joué qn�un rôle de second plan. La preuve ? C'est que J'.Au­ triche envahissait l'ltalie jusqu'à la .Piave et qu'elle n'avait pas subi d'échec récent. Cepen ­ dan t, elle s'est rendue sans conditions ! Vainement s' efforcera-t-on d'appliquer les notions anciennes à cette guerre nouvelle, de la faire entrer dans ces cadres vermoulus. Mais on prépare l'histoire . .. et les futurs armements. On' habille en militaires les causes économiques .. Et puis , crier qu'aujourd'hui , en régime ,de nations armées, les peuples demandent la :paix quand ils crèvent de lassitude et de faim, ce serait enlever à la guerre son auréole . 7 novembre 1918. Enfin ! ... Foch va faire connaître ;uioc plénipo..: tentiaires allemands les condi.tions de l'armis­ tice . Pourvu qu'ils puissent les accepter ... . Ah ! voir ce jour sans pareil, où l'on ne tuer.a · plus.

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LA .HOUILLE ROUGE 283 9 novembre 19'1S . Les délégués allemands ont 72 heure� pour répondre. Leur demande de suspension d'armes immé­ diate est repoussée . . On se bat toujours . Je vo udrais tant avoir mon. fils près de moi.. . 10 novembre 1918. ' Demain, on saura . Oh ! cette attente ... Le Kaiser abdique. Pendant qu'on traite, on tue. Hier, les journaux imprimaient : « Poursuite triomphale ! Reprise de Rethel ... >> Horreur, triple horreur ! ... Journaux du 12 novembre 4948 .

« Nous avons le regret d'annoncer la mort de NJmc Pierre Cib?ure, femme du président dll l.

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284 LA HOUILLE ROUGE Conseil <l'Administration des Forgés et Aciéries de Val- Oreuse, décédée accidentellement à son domicile, le H novembre i9i8. " Elle venait d'apprendre la mort de son fils René Ciboure, Sous-lieutenant d'Artillerie, Croix de Guerre, tombé glorieusement devant Rethel , au Champ d'Honneur. > !!. GHEYIN - lm 'l\BI EHIE DE LAGN_Y

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