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HISTOIRE
DELA
REVOLUTION DE 1848
t
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M~s. – mr. S~OK r.Aço. ET coxr., r.UE t)’t:r.FL’KTn, 1.
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HISTOIRE
DEt.A
REVOLUTION
DE t848
PAR DANIEL STERN
r~A~f ~~&e~~Tj
!i .et fHturorumpr.~s.tgia
[a:ta,tristi!),nmhigua,manifesta.
TtCtTE.
TOME PREMIER
DEUXIÈME ÉDITION 1;
f IIFVUE PATI i.’nuTrsos
PARIS
CHÂRPENÏtER, LIBRAIRE-EDITEUR
QUAI Bt! L’ECOLE, 9S
1862
Toï)sf]roitst’~sf’rv~s.
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PRÉFACE
DE LA SECONDE EDITION
Ce n’est pas sans émotion que, après un intervalle
de dix années, je revois, pour une édition nouvelle,
l’R!~r6dc~Ret’~Mt!OHd!e’i848.
Ce livre, il faut le dire, est pour moi plus ou moins
qu’un livre. Il n’a pas été médité dans le recueillement,
ni composé à loisir, comme doit l’étre toute œuvre vé-
ritablement littéraire. Je l’ai écrit sous l’impression
vive des événements, au milieu d’une très-grande agi-
tation politique. Souvent, je prenais la plume au sortir
d’une séance parlementaire où d’orageux débats avaient
jeté le trouble dans ma pensée; d’autres fois, j’écrivais
pendant que l’émeute grondait dans la rue~ à plus
d’une reprise, mon travail a été suspendu par le bruit
des armes, par les angoisses, par les cruels déchire-
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ri PKËFACË
ments de nos-guerres civiles. Écho vivant d’un temps qui n’est plus, ce livre en garde l’accent passionné. Je crois sentir encore, en le parcourant, quelque chose de l’électricité dont l’atmosphère alors était chargée et qui se communiquait aux âmes les plus froides. J’y retrouve des mots dont nous avons perdu-le sens. L’amour de la patrie et l’amour de la liberté y parlent un langage que nous n’entendons plus.
Aussi ai-je hésité avant de me résoudre a publier, pour la seconde fois, cette histoire, et plus d’un sage avis m’en est-il venu dissuader. « Qu’allez-vous faire, m’at-on dit, et quelle erreur est la vôtre, si vous croyez nous intéresser en rappelant des souvenirs importuns, des sentiments hors de mode, des choses et des gens qui n’ont pas réussi! A quoi bon venir parler encore d’une révolution avortée? Ne voyez-vous donc pas combien ceux qui l’ont faite en paraissent embarrassés, et comme ils s’entr’accusent en des apologies où chacun rejette sur autrui la part qui lui revient à lui-même dans la commune disgrâce? Laissez plutôt dans l’ombre un livre inutile et qui ne viendrait point à son heure. Trop éloigné ou trop proche des événements, il portera la peine de ce double défaut. Passionne pour des idées qui ne passionnent plus personne, désintéressé entre des rivalités rétrospectives qui cherchent des panégyristes et non des juges, il ravivera des piqûres d’amour-propre et des colères mal éteintes, mais il ne
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DE LA SECONDE ÉDITION, vn
saurait ressusciter des convictions mortes, ni soulever le poids de l’indifférence publique. »
A ces prévisions chagrines, s’ajoute l’expérience, ac-
quise à mes dépens, de ce qu’il en coûte d’écrire l’histoire contemporaine, quand on veut le faire librement, sans subir la loi des partis.
Lorsque parut, en d85d, le premier volume de cette
histoire, on voulut bien, il est vrai, rendre hommage
à mes intentions droites; on alla jusqu’à dire que
j’avais « l’héroïsme de l’impartialité; » mais on m’obligea, plusque~ene l’aurais souhaité, d’être héroïque,
les uns, en m’attaquant avec une extrême violence, les autres, en ne me défendant pas, ou bien en me défen-
dant avec une extrême froideur d’où j’aurais dû con-
clure à une désapprobation générale, si des marques
de sympathie venues de loin, une à une, mais d’année
en année plus vives et plus nombreuses, ne m’avaient
fait sentir que je n’étais pas, en réalité, aussi seule que
je pouvais le paraître.
Dans cet accueil, dans cette douteuse et lente for-
tune d’un livre qui n’a pas mis moins de dix années à
faire son chemin, je ne saurais voir, pour une publi-
cation nouvelle, de grands sujets d’espérer ce qu’on
appelle le succès. Écrite d’une plume inquiète, au plus fort de la mêlée, l’Histoire de JsR~o/M<!OM 1848 ne
répond plus, d’ailleurs, à mes propres exigences et ne
satisfait plus ma conscience d’écrivain, devenue pi ussé-
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y, PRÉFACE
vère avec les années. Pourquoi donc en vouloir ou
en permettre la réimpression? Par un motif qui
semblera bizarre à plusieurs le devoir; le devoir, tel
qu’il m’apparaît pour chacun de nous, plus impérieux
à mesure qu’il devient plus difficile, de solliciter, par
tous les moyens et sans trop consulter ses forces, l’at-
tention publique à l’examen des vérités contestées; de
protester, aussi haut qu’on le peut, contre l’indiffé-
rence en matière de politique et de dire résolûment
ce que l’on croit juste, à ceux-là même qui font pro-
fession de n’estimer que ce qu’ils croient utiles. C’est
aussi parce que j’ai l’assurance, qu’aucun des récits
publiés par les acteurs ou par les spectateurs de la ré-
volution de 1848 n’a pu être écrit dans un ensemble
de circonstances aussi propices à l’indépendance com-
plète des vues et des jugements. Mais ceci demande
explication.
Lorsque éclata la révolution de Février, mon atten-
tion, mes vœux étaient depuis longtemps tournés vers
le progrès des idées démocratiques. L’intérêt que je
prenais à la chose publique était vif, mais il n’avait
rien de personnel. Quelle que dût être l’issue d’une
révolution prochaine, je n’avais pas beaucoup à en
craindre, je n’avais absolument rien à en attendre
pour moi-même. Mon sexe, sous tous les régimes,
m’interdisait les ambitions politiques; la convoitise
féminine du pouvoir pour mes amis ne m’était pas
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DE LA SECONDE ÉDtTION. ’x
n.
permise davantage; car, si j’étais étrangère au parti que la Révolution allait confondre, je n’appartenais pas non plus à celui dont elle préparait le triomphe. Bercée dans mon enfance aux légendes des guerres vendéennes, attachée par des liens de famille à la branche aînée des Bourbons, mais ne gardant des princes de la maison d’Orléans que le souvenir d’un accueil aimable, l’étude, la calme étude des idées, non la haine des personnes, m’avait conduite à des opinions différentes de celles des miens. L’influence d’une éducation très-chrétienne m’inclinait vers les humbles, vers ceux qui souffrent, mais on ne m’avait point enseigné les formules du socialisme. J’admirais, dans l’histoire, le génie des républiques italiennes et l’héroïque liberté de la république batave, mais je connaissais peu la démocratie contemporaine et j’ignorais ses grands hommes. A l’exception de M. de Lamennais et de M. de Lamartine, je n’avais fréquenté ni les républicains qui formèrent le gouvernement provisoire, ni les républicains qui tentèrent de le renverser. Les rivalités du Nf<<tMt~ et de la Rf~onHë me touchaient aussi peu que les rivalités du Com~tMtOKH~ et du Siècle. Ce fut seulement après l’élection du prince Louis-Napoléon Bonaparte que mes travaux historiques me mirent en relations suivies avec le parti vaincu.
Je n’étais donc influencée, en retraçant la suite
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x l’KÉt’ACE E
des événements, par des préjugés d’aucune sorte;
je n’avais à me disculper ni à me venger d’aucun
tort. C’était là un état d’esprit très-favorable à la re-
cherche pure et simple de la vérité c’est pourquoi
j’ai cru devoir l’entreprendre; c’est pourquoi, après
tant d’années, je me sens autorisée à remettre sous les
yeux du public, un livre, à d’autres égards, extrê-
mement défectueux.
J’aurais pu, j’aurais dû, sans doute, désirant le
faire agréer, le refondre entièrement dans un ordre
meilleur, dans une composition plus savante. Je ne
l’ai pas voulu. Il m’a paru que, à ce remaniement,
s’il gagnait quelque mérite, il perdrait sa valeur
principale, son caractère de sincérité spontanée et
de vivant témoignage. Je me suis donc bornée à
rectifier les inexactitudes de détail; j’ai supprimé
des anecdotes contestées, qui ne valaient pas une
nouvelle enquête; j’ai effacé des épithètes échap-
pées à l’improvisation; j’ai tâché de faire disparaître
quelque disproportion dans l’importance relative de
certains personnages, vus, ceux-ci, dans le feu de leur
propre narration, ceux-là, dans le miroir trop com-
plaisant de l’amitié, d’autres enfin avec ma prédilection
propre pour le courage de l’esprit et du caractère.
Telle qu’elle est, avec tous ses défauts, je soumets
au lecteur, en 1862, cette Histoire ~6 R~o/M-
<!OM de d848. Mais, dans mon intention, ce lecteur
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DE L.~ SECONDE EDITION. xi
~f ~,t. IL 1 11,
n’est plus aujourd’hui le même qu’il y a dix années. Ce n’est plus aux personnes qui ont fait ou qui ont subi la République que mon livre s’adresse. Je considère qu’il leur serait inutile ou fâcheux. A de rares exceptions près, cette génération est fatiguée; elle a visiblement besoin de repos. Quelques-uns, les plus stoïques, le demandent à la solitude; d’autres l’ont su trouver au sein dela famille; la science, les arts, l’industrie en ont distrait ou consolé plusieurs. Inviter des âmes tristement résignées, bienfaisantes à leur manière et dont j’honore le renoncement, à étudier avec moi les causes de nos désastres passés, ou les moyens de préparer un avenir meilleur, ce serait, sans raison, y ramener le trouble tel n’est pas mon dessein. C’est à une autre classe de lecteurs que je voudrais offrir mon livre, dans l’espoir qu’il lui pourrait être de quelque utilité.
Depuis la chute de la République, une génération nouvelle est venue. Entrée à peine dans la vie publique, appelée à son tour A prendre part aux affaires, à voter dans les comices, à siéger dans tes assemblées, à exercer les professions libérales et les droits civiques, cette génération, un peu déconcertée par la fréquence et la contradiction de nos changements politiques, se demande, à cette heure, ce que l’on doit entendre chez nous par le droit et la liberté. Dans le brusque passage de la royauté à la république, de la république à l’em-
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XII PRÉFACE
l’iiKfAUM t;
pire, qu’elle a vu s’accomplir avant l’âge où elle eût été
engagée d’honneur sous l’une ou l’autre bannière, la
jeunesse, sans opinions préconçues, sans passions,
mais aussi sans préjugés, cherche un enseignement
pratique. N’étant point compromise encore par son
passé, elle écoute les leçons de l’histoire. Elle inter-
roge les hommes et les événements.
C’est de cette génération studieuse et impartiale
que j’attends une appréciation définitive de l’H~fo~
de la Révolution de 1848.
Si, comme on semble le croire, nos espérances
d’alors devaient la faire sourire; si la générosité
trompée d’un peuple qui croyait donner sa vie à la
liberté, lui fournissait matière à raillerie si elle ne
voulait tirer de nos crises révolutionnaires qu’une
leçon de prudence égoïste; si les grands pressentiments,
ambigus ou mani festes, de ces temps agités ne lui
causaient nulle émotion, j’aurais manqué mon but:
mais je ne crains guère, je l’avoue, un semblable
mécompte.
Malgré des différences très-sensibles dans l’inspira-
tion et dans la discipline des esprits, on n’est pas, au
déclin du dix-neuvième siècle, moins révolutionnaire
qu’on ne le fut en ses commencements on l’est seu-
lement d’une autre manière.
La Révolution a quitté le monde souterrain des
conjurations, des sociétés secrètes; elle a cessé, dans
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DELA SECONDE EDITION, xni
le même temps, d’agiter la place publique. Elle
n’exalte plus les imaginations; elle ne parle plus par
la voix des sybilles et des prophètes; le trépied est
renversé; l’oracle se tait; les ténèbres et les mystères
sont évanouis. C’est au grand jour de la raison pu-
blique que la Révolution s’avance à pas comptés, à
visage découvert. C’est dans les réalités palpables,
dans la science, dans l’industrie, dans la rigueur ma-
thématique des vérités positives qu’elle a trouvé sa
force et fondé sa puissance.
La science, au dix-neuvième siècle, est profondé-
ment révolutionnaire, car elle a établi dans l’immité
des mondes.le règne de la loi; et, vengeant Galilée,
elle a chassé des conseils de l’éternelle sagesse les
oppresseurs insolents de la raison humaine.
L’industrie, comme la science, est acquise à la
Révolution, car ses Intérêts lui commandent la
liberté avec la liberté, l’émulation du travail, d’où
naissent la sollicitude pour la vie du travailleur et le
respect du génie populaire.
La politique aussi, l’antique droit des gens, se
transforme au souffle magique de la Révolution elle
iuvoquelevœu des nations; elle reconnaît, en des pactes
solennels, les faits accomplis, contre la volonté des
rois, par la. volonté des peuples.
La Révolution, enfin, occupe’les hauteurs, elle
est maîtresse des positions stratégiques de la civi-
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M PRÉFACE
1 _11_
lisation. Calme et grave, elle est venu s’asseoir
dans le conseil des rois; elle a parlé dans le congrès
des nations; elle y a dit, à son tour, d’une voix
assurée « L’État c’est moi. Hors de moi, point de
salut. »
On le sent, on commence à le comprendre, la Réso-
lution, qui fut, en 1792, un essor héroïque de la
nation, en 1850, un calcul hardi de la bourgeoisie,
en 1848, un élan des classes populaires, est, en 1862,
la nécessité même des choses. Les assises morales de
la société ancienne sont irréparablement ébranlées.
Au sein d’un ordre apparent, chaque jour voit s’ag-
graver le trouble des esprits. Plus de lien, plus de
tradition; entre hier et aujourd’hui, entre aujourd’hui
et demain, rien qu’incertitude et désaccord; entre les
générations qui se suivent, rien que malentendu,
méconnaissance mutuelle.
La jeunesse, que l’on accuse d’indifférence, souffre
de ce malaise beaucoup plus qu’on ne le sait. Elle le
supporte d’autant plus impatiemment qu’il est plus
contraire à ses instincts. Isolée, refoulée dans l’âge
de l’expansion, saisie, avant toute expérience, d’un
désabusement prématuré, elle s’attriste, beaucoup
plus que nous ne le croyons, de cet esprit de critique
qui la possède; et c’est très-injustement qu’on le lui
reproche, puisqu’il ïl’est, après tout, qu’une peine su-
bie pour des fautes qu’elle n’a pas commises.
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DE LA SECONDE ÉDITION. xv
Quant à moi, si je dois dire toute ma pensée, loin de considérer comme un mal les dispositions présentes de la jeunesse, je serais tentée plutôt d’y applaudir. Loin de m’Inquiéter, ce doute sérieux et sincère qu’elle porte sur toutes choses me rassure. Il m’apparaît, non comme un ennemi, mais comme un auxiliaire de la Révolution. J’y trouve, plus sûrement que dans certains enthousiasmes, une garantie contre la durée de ces réactions extrêmes qui suivent, d’ordinaire, nos grands élans politiques. Il me semble y voir l’impossibilité d’un retour vers l’ordre ancien, vers ces droits de mystérieuse origine qu’invoquent encore tout bas de prétendus croyants, au mépris du progrès de la raison humaine.
L’esprit de critique et d’examen qu’est-ce autre chose, en effet, que la nécessité révolutionnaire qui, de Descartes à Condorcet, de Calvin à Voltaire, n’a cessé, depuis trois siècles, d’agiter et de pousser en avant la pensée française?
A Vous donc, jeunes esprits sceptiques, j’oserai dédier ici un livre plein de foi. Je me persuade que vous ne dédaignerez pas d’y lire. l’histoire d’une révolution à laquelle vous devez cet affranchissement complet, cette prédominance exclusive de la raison qui vous semble à charge, à cette heure, comme une richesse sans emploi, mais qui, vienne le jour de la
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xvt PRÉFACE DE LA SECONDE ÉDITION.
aaumuma., uwu, .ma~ al. .» "· -vous l’intelligence du vrai et la volonté du bien.
Je m’assure que vous saurez honorer, chez vos
devanciers, des passions qui vous sont étrangères, mais que vous regrettez peut-être de n’avoir pas connues. J’ai l’espoir que, pour exalter moins vos âmes, la patrie et l’honneur, s’ils étaient en péril, ne vous trouveraient pas moins ildèles, et que vous diriez, vous aussi, avec le moraliste, si le choix vous était offert « Quand tous les périls seraient dans la liberté, toute la tranquillité dans la servitude, je préférerais encore la liberté; car la liberté,, c’est la vie; et la servitude, c’est la mort. »
Paris, 1" avril 1862.
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-–~ ~~ucit~ u s erajt courbe s) bas, me fait 1. 1
AVANT-PROPOS
DU PRE~tEU VOLUME
DE LA PREMIERE ÉDITION
Le volume que j’offre en ce moment au lecteur ne
comprend qu’une partie des événements dont je me
propose de raconter la suite sous Je titre d’Histoire de
/s jRe’t~/M~M de 1848.
Des considérations particulières me déterminant à
différer la publication de la totalité.de mon travail, je
crois pouvoir en détacher un fragment complet en soi,
puisqu’il conduit jusqu’au dénoûment de la lutte des
trois journées de Février, par la proclamation de la
République à l’Hôtel de Ville.
L’esprit de parti qui s’attaque à cette heure avec
tant d’arrogance et d’acharnement à la révolution po.
pulaire devant laquelle il s’était courbé si bas, me tait
I.
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2 AYANT-PROPOS.
un devoir de publier, sans plus attendre, une étude
consciencieuse, que je crois de nature à jeter un jour
vrai sur des hommes et des choses étrangement défi-
gurés.
J’ai apporté dans mes recherches, avec la plus scru-
puleuse bonne foi, un sincère désir d’Impartialité. Si,
comme il n’est que trop probable, des erreurs sont
échappées à ma plume, je puis du moins afnrmer
qu’elles n’ont rien de systématique, et je m’estimerai
heureux, à mesure qu’elles me seront signalées, de les
faire disparaître.
C’est tout ce que j’ai à dire d’un livre qui, selon
toute apparence, m’attirera plus d’une inimitié; car il
n’est guère possible d’écrire l’histoire contemporaine
sans irriter beaucoup d’amours-propres et sans blesser
même beaucoup d’esprits délicats auxquels la vérité
nue semble une inconvenance qui les offusque tou-
jours et souvent les scandalise. Un maître dans l’art
d’écrire l’histoire le savait bien
« Io mi sono ingegnato, in queste mie discrizioni,
« non maculando la verità, di sodisfare a ciascuno, e
« forse non arù sodisfatto a persona. Né quando questo
« fusse, me ne maraviglierei: perchè io giudico che
« sia impossible, senza offendere moiti, discrivere le
«-cose de’ tcmpi suoi, » dit Machiavel.
Paris, 24 fërnel’ i8M.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/19[modifier]
INTRODUCTION
La vie des peuples, comme la vie même du globe
où s’accomplissent leurs destinées, n’est qu’une per-
pétuelle métamorphose. Sans s’arrêter jamais, cette
puissance insaisissable que nous appelons la vie opère
dans la société, comme elle le fait dans toute la nature,
un travail simultané de formation et de dissolution,
soumis, malgré les apparences fortuites qu’y produit
l’intervention de la liberté humaine, à des lois
mystérieuses au sein d’un ordre invariable. Crises
violentes de la nature sociale, les révolutions ne font
autre chose que précipiter tantôt le travail de dissolu-
tion, c’est-à-dire la décadence d’un peuple, tantôt le
travail de formation, c’est-à-dire le progrès de ce
même peuple dans la civilisation qui lui est propre.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/20[modifier]
4 INTRODUCTION.
La révolution de 1848, que je me suis proposé de
raconter ici, va nous montrer dans un même moment
cette double action de deux forces contraires. Essen-
tiellement transformatrice, elle tend à décomposer et
à recomposer, à dissoudre et à constituer; elle est
critique et organique, ou, pour emprunter les termes
par lesquels l’instinct populaire a, dès le premier jour,
exprimé son caractère complexe avec sa signification
véritable, elle est poH~Mg et sociale. Ses convulsions
annoncent tout ensemble l’agonie d’une force épuisée
et l’avènement d’une force nouvelle que la société
moderne renferme obscurément dans son sein. De là
les vagues terreurs et les espérances plus vagues en-
core que la révolution de 1848 a suscitées dans les
esprits. Selon qu’ils étaient plus ou moins frappés par
l’un ou par l’autre de ces aspects, selon qu’ils appar-
tenaient plus ou moins intimement au passé ou à l’ave-
nir, à ce qui finissait ou à ce qui allait commencer
d’être, on les a vus, en proie à un trouble extraordi-
naire, signaler dans les moindres faits, ceux-ci les
symptômes effrayants d’une ruine complète, ceux-là
le présage assuré d’une complète rénovation de l’ordre
social. M n’est pas très-aisé, à cette heure où le pays
semble avoir entièrement oublié cet étrange moment
de son histoire, de se rendre un compte exact d’une
telle confusion d’idées. C’est pourquoi, avant d’entrer
dans le récit des événements, avant de suivre le
cours rapide d’une révolution si diversement com-
prise, je crois utile de remonter à son origine, afin de
mieux marquer sa nature et de rendre plus sensible
cette double action politique et sociale qu’il ne faut
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/21[modifier]
INTRODUCTION. 5
JJVU-I..d1 {;>.
1.
pas perdre un seul instant de vue, si l’on veut em-
brasser dans son ensemble et juger selon les règles
d’une saine et calme critique la métamorphose com-
plète qui s’accomplit en France depuis un siècle, et
dont la révolution de 1848, bien que ses effets immé-
diats n’aient point paru répondre à ses promesses,
demeure à mes yeux l’une des phases les plus impor-
tantes et les plus décisives.
L’état républicain démocratique proclamé le 24 fé-
vrier par l’accord spontané et en quelque sorte invo-
lontaire du peuple et de la bourgeoisie’, n’était
point, comme on l’a trop répété, le résultat d’un acci-
dent et d’une surprise, d’un coup de main que le
hasard-avait bien servi. Il était la conséquence natu-
relle de cette double initiative du dix-huitième siècle,
qui conquit à la fois pour les classes lettrées la liberté
de penser et pour les classes laborieuses la liberté
d’agir. Il était le terme où devait aboutir, dans un
temps plus ou moins proche, le mouvement philoso-
phique, critique, rationnel, libéral ou révolutionnaire,
comme on voudra le nommer, qui, parti des hauteurs
de la société, avait ébranlé une à une toutes les
croyances sur lesquelles s’appuyait l’autorité de droit
divin dans l’état féodal catholique et monarchique.
On le peut considérer en même temps comme la
manifestation la plus complète jusqu’ici de ce mou-
vement instinctif qui, agitant confusément les masses
1 Je me sers à regret de ces deux termes dans le sens étroit et
inexact qu’on leur a donné en.1848, estimant qu’on ne pourrait les
remplacer par des termes plus justes sans ôter en quelque sorte
l’accent vrai du temps où ils étaient dans toutes les bouches.
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C INTRODUCTION
populaires, s’efforce, depuis 1789, de les faire entrer
dans l’état démocratique, de procurer par l’association
libre des citoyens un ordre égalitaire capable de sup-
pléer l’ancienne hiérarchie féodale, de reconstituer au
moyen du suffrage universel l’autorité sur la raison
commune, de substituer au droit divin le droit hu-
main, en un mot d’organiser la démocratie.
Ce serait un travail trop étendu et qui m’entraîne-
rait hors de mon sujet, de rechercher par quelle rela-
tion secrète, par quelle nécessité cachée les attaques
répétées de la philosophie du dix-huitième siècle contre
l’institution de l’église chrétienne atteignaient à leur
insu l’institution politique; comment la négation de la
révélation, du péché originel, de l’expiation, de la
rédemption, par les souffrances d’un Dieu entraînaient
à des négations de même nature dans l’ordre social,
et devaient offenser, jusque dans le principe même de
son existence, une société qui n’était pas même ima-
ginable sans la souffrance et la résignation du plus
grand nombre. 11 serait intéressant, à coup sûr, de
montrer comment des hauteurs de la spéculation mé-
taphysique l’esprit des encyclopédistes descendit dans
la réalité, pénétra nos assemblées politiques et par
suite toutes les classes de la société française; mais
sans rattacher ainsi le mouvement de 1848 à ses causes
les plus éloignées, il suffira, pour s’en former une
idée juste, d’expliquer ses causes prochaines et de
rappeler dans son caractère général le règne du roi
Louis-Philippe.
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INTRODUCTION. 7
° II
L’avènement de la branche cadette des Bourbons,
qui, dans l’ordre politique, avait un sens très-simple,
compris de tous; le retour à l’esprit libéral et l’in-
lluence prépondérante de la classe moyenne sur le gou-
vernement des affaires politiques, trouvaient ta France
dans un état social plus difficile à définir et qui échap-
paitencore aux regards du plus grand nombre. Cet état
très-récent, mais dont s’inquiétaient déjà les esprits at-
1 entifs, était produit par l’accroissement excessif d’une
fraction importante des masses populaires qui, par un
concours de circonstances en quelque sorte fatal, en
étaitvenue à former comme une classe à part, comme
une nation dans la nation, et que l’on commençait à
désigner sous un nom nouveau le prolétariat indus-
triel. l’existence de ce prolétariat ne datait pas de
loin; il était né chez nous avec la liberté du commerce
et de l’industrie. Pendant de longues années son dé-
veloppement avait été presque insensible, et les dé-
crets de l’Assemblée constituante, qui, en abolissant
les corporations, les jurandes et les maîtrises, avaient
détruit une organisation incompatible avec le nouvel
ordre social, ne s’étaient fait sentir que par leurs ré-
sultats heureux. Sous les guerres de la Républi-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/24[modifier]
S INTRODUCTION.
.f’I 1 1 J
que, du Consulat et de l’Empire, les bras avaient
manqué au travail plutôt que le travail aux bras. Rien
n’avait provaqué l’antagonisme du maître et de l’ou-
vrier, qui trouvaient dans des gains suffisants l’équité
naturelle des rapports. Mais à la paix continentale les
choses changèrent d’aspect. Avec la sécurité publique
et l’accroissement de la population, la vie industrielle
prit un essor rapide. De vastes ateliers, des usines im-
menses s’ouvrirent où, à l’aide de procédés nouveaux
et de machines merveilleuses, on multiplia les pro-
duits avec une célérité, une économie, une perfection
inconnues jusque-là. La prompte fortune des fabri-
cants étonna, éblouit elle éveilla une émulation dés-
ordonnée. Le salaire des ouvriers, porté à un taux
énorme par cette émulation des fabricants, attira dans
les grands centres manufacturiers une population en-
levée aux campagnes et poussa de plus en plus vers la
production excessive. La consommation bientôt ne ré-
pondit plus à une telle multiplication des produits;
la disproportion entre l’offre et la demande devint sen-
sible l’encombrement se fit; l’équilibre fut rompu.
La concurrence étrangère et la concurrence intérieure
entre les entrepreneurs, les chefs d’ateliers et les ou-
vriers amenèrent le chômage en même temps qu’elles
nécessitaient la baisse des salaires. Une lutte acharnée
s’engagea, et cette lutte eut pour effet une misère d’une
espèce nouvelle qui, en frappant une classe très-active,
très-intelligente et très-énergique de la population, la
poussait convulsivement de la souffrance à la révolte,
de la révolte à une souffrance plus grande, et la faisait
ainsi descendre jusqu’à la plus irrémédiable détresse.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/25[modifier]
INTRODUCTION. 9
-U.V.
« Aucune jouissance n’est plus attachée à l’existence
de ces classes malheureuses la faim, les souffrances
étouffent en elles toutes les affections morales. Lors-
qu’il faut lutter chaque heure pour vivre, toutes les
passions se concentrent dans l’égoïsme, chacun oublie
la douleur des autres dans la sienne propre, les senti-
ments de la nature s’émoussent. Un travail constant,
opiniâtre, uniforme, abrutit toutes les facultés. On s
honte pOM)- l’espèce humaine de voir à quel f~re de dé-
gradation elle peut ~(;<< à quelle vie inférieure Ô
celle des animaux elle peut se .soMmeMrg. »
Ainsi s’exprime, en parlant de la classe ouvrière,
l’un des écrivains les plus véridiques et les plus auto-
risés de ce siècle, M. de Sismondi 1. Et cette vie in fé-
rieure à celle des animaux, cet état exceptionnel et en
quelque sorte sous-humain du prolétariat industriel
devenait chaque jour plus haïssable, parce qu’il for-
mait chaque jour un contraste plus sensible avec le
niveau ascendant du bien-être général, avec le prin-
cipe d’égalité qui régnait partout dans la loi française.
Les droits du travail, solennellement proclamés dans
nos assemblées, le peuple déclaré souverain, ne per-
mettaient plus d’ailleurs de parler au prolétaire de
résignation ou d’humilité. L’ironie de l’égalité légale
’On pourra, si l’on veut concevoir quelque idée d’un état dont aucun
tableau ne saurait exagérer les désolations, consulter les ouvrages sui-
vants, écrits sur des documents officiels
VfU.EMtE, yaMMM /’<~p/M/M<!< HM~ des ouvriers.
BtJRET, De la Misère des classes laborieuses.
FtŒEiER, Des Classes dangereuses.
BLANoni, Rapport à l’Académie des Sciences morales et politiques.
DE MOROGUES, Du Paupérisme.
DupONT-WmT)!, &MM sur les relations du travail ~MC e<!p:7<
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/26[modifier]
10 INTRODUCTION:
t~- *Tj~ ~1~~ ~1.,r. f~~t
au sein des inégalités réelles, l’ironie plus forte encore
de la souveraineté populaire criant la faim et gisant
sur le grabat, apparaissaient sous le plus triste jour. Les
temps étaient passés où le malheureux accablé sous
l’injustice du sort en appelait silencieusement, le front
dans la poussière, à la miséricorde divine et à la vie
future. Debout et impatient, il allait désormais de-
mander raison de sa souffrance à la société. Il voulait
sa part ici-bas. Il ne l’implorait plus au nom de la
pitié, il l’exigeait au nom de la justice. On conçoit que
ces besoins nouveaux du prolétariat industriel, trop
légitimes et trop impérieux pour être indéfiniment
négligés, étaient cependant de telle nature qu’onpou-
vait encore moins les satisfaire immédiatement, et
c’était là pour le gouvernement, quelle que fût sa forme
politique, l’embarras, la difficulté, le péril véritable.
Mais au moment où Louis-Philippe monta sur le trône,
ce péril était à peine entrevu, et aucun des hommes
d’État que la révolution de 1850 portait au pou-
voir ne s’en formait, il faut bien le dire, la moindre
idée.
Cependant, depuis plusieurs années déjà, deux
esprits éminents, qui devaient donner leur nom à deux
systèmes d’économie sociale devenus célèbres, avaient
fait de ce sourd conflit entre les classes supérieures
et les classes inférieures le sujet de leurs méditations;
et tous deux, bien qu’inconnus l’un à l’autre, diffé-
rents d’origine, d’éducation, de génie, ils avaient en-
trepris une œuvre analogue la critique radicale de
tous les rapports sociaux actuellement existants, et la
réformation complète de ces rapports selon des lois
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/27[modifier]
INTRODUCTION. 11
Il-- L "1 1 ~1.
nouvelles en harmonie avec le degré de civilisation où
l’humanité était parvenue.
Rétablir sur les ruines de l’autorité catholique un
pouvoir religieux qui dirigeât tous les progrès de l’in-
dustrie, de la science et de l’art vers ce but suprême
rame’~ora~on plus rapide possible du sort de la classe
la plus nombreuse et la plus pauvre, telle était en sub-
stance la conception de Saint-Simon.
En publiant le ~Vo<<t’6f<MMo?:{~tH~M~n~ socié-
taire, Charles Fourier s’attaquait plus spécialement à
la fausse industrie et au commerce mensonger; mais il
n’hésitait pas plus que Saint-Simon devant la nécessité
d’un renouvellement complet de la société et d’une
entière transformation de notre civilisation prétendue,
qu’il qualifiait de honteuse et abominable barbarie.
Ces deux hommes s’étaient vus de leur vivant raillés
et bafoués. Esprits intuitifs, absolus; d’une excentri-
,cité que l’orgueil égara jusqu’à l’hallucination, et qui
confondaient perpétuellement le monde des réalités
avec le monde des chimères, trop en dehors du milieu
social .pour y pouvoir être compris, Saint-Simon et
Fourier étaient morts dans l’isolement; mais leur pa-
role n’était point morte avec eux. Elle avait été re-
cueillie par des disciples pleins de zèle. Elle s’était
répandue lentement d’abord, puis avec une rapidité
toujours croissante. Elle avait donné naissance à des doc-
trines, à des théories, à des systèmes divers et souvent
contradictoires en apparence, mais d’accord néanmoins
sur les points essentiels. Toutes ces doctrines protes-
taient contre l’excès de la liberté et contre les abus du
droit individuel, auquel elles opposaient le principe de
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/28[modifier]
12 INTRODUCTION.
l’association, de la solidarité des individus, des classes et des peuples. Comprises vingt ans plus tard sous le nom collectif de socialisme, elles appelaient toutes l’intervention de l’état dans les relations commerciales et industrielles elles posaient avec une èffrayante audace le problème que la philosophie du dixhuitième siècle, en ruinant dans les consciences les assises morales du monde chrétien, avait légué sans le savoir, et peut-être sans le vouloir, à la science et à la politique modernes.
Ce problème, qui n’était autre au fond que celui de l’organisation démocratique, il fallait bien du temps pour l’étudier, l’élaborer, le dégager de ses obscurités, pour le faire passer des vagues théories aux solutions pratiques.
C’était la tâche et c’eût été la gloire du roi LouisPhilippe de favoriser ce travail pendant son long règne. Tout semblait le convier à une œuvre si sage. L’indépendance de son esprit, l’humanité de ses sentiments, son éducation, son expérience, la connaissance personnelle qu’il avait acquise, dans les épreuves d’une fortune variable, des relations de classe à classe et de peuple à peuple, l’occasion et les moyens de son élévation au trône, ses rapports difficiles avec les souverains étrangers, bien des voix éloquentes et plus d’une menace, tout en lui et autour de lui appelait son attention sur ce grand malentendu entre la liberté et l’égalité, sur ces dissentiments entre les premiers et les derniers-nés de la révolution qui rendaient précaire son pouvoir et douteux l’établissement de sa dynastie. Fils d’un
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INTRODUCTfOX. 13
chez d’autres peuples la justice gratuite pour tes pauvres établie eu
2
et. accommoder à nos mœurs d’excellentes institutions en pleine vigueur
royal régicide, élevé par la philosophie enthousiaste
du dix-neuvième siècle au sein d’une génération
passionnée, soldat d’une république, Louis-Philippe
ne devait-il pas sentir couler avec son sang dans ses
veines les espérances et les angoisses de son temps et
de son peuple? Quel scrupule pouvait le détourner
d’une réforme sociale qui ne rencontrait dans sa
pensée aucune croyance, aucune tradition, aucun
préjugé contraires?
Poser les seuls fondements solides d’une égalité vé-
ritable en mettant en pratique le système d’éducation
nationale dont la Convention avait tracé le plan; amé-
liorer, relever l’existence des classes laborieuses, leur
faire une part plus large dans les bienfaits d’une civi-
lisation à laquelle elles apportent un concours si actif;
les initier peu à peu à la vie politique; multiplier,
resserrer les liens de la France avec les nations étran-
gères prévenir, par une insensible transformation
économique, la violence soudaine des révolutions po-
litiques intéresser à cette noble entréprise l’orgueil
des classes supérieures y convier les hommes d’État
associer enfin, au lieu d’opposer l’une à l’autre, les
forces vives de la nation, que l’on eût ainsi arrachées
aux ennuis d’une paix prolongée et consolées du pres-
tige perdu de la gloire militaire certes, c’était la une
tâche assez haute et faite pour tenter une ambition
vraiment royale. Louis-Philippe ne semble pas l’avoir
entrevue~. Il s’en est donné une autre inférieure, in-
Le règne de Louis-Philippe ne \it pas même importer en France
et accommoder à nos mœurs d’excellentes institutions en pleine vigueur
chez d’autres peuples la justice gratuite pour les pauvres établie en
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14 !NTRODUCT!ON.
grate, impossible, et qui, pour lui avoir été trop facile
en apparence, tournera dans l’histoire à sa confusion.
Il a voulu retenir une nation magnanime au niveau
d’une bourgeoisie parvenue, qui, dans ce qu’elle avait
de plus étroit et de plus égoïste, lui fournissait le type
et, pour ainsi parler, la matière de son gouvernement.
On a reproché a ce prince d’avoir manqué de gran-
deur; mais ce n’est point assez l’histoire sévère doit
l’accuser aussi d’avoir manqué d’amour. Non assuré-
ment qu’il ne fût porté par nature à la bonté, à la tolé-
rance, à une sagesse toujours inclinant au pardon;
mais sagesse et bonté demeuraient en lui stériles,
parce qu’elles n’étaient point animées de cette chaleur
généreuse qui fait les rois pères du peuple. Louis-
Philippe n’aima point les classes laborieuses. Il les
considérait comme une force aveugle dont on ne de-
Piémont, les banques agricoles de l’Allemagne, les cités ouvrières, etc.
M a été constaté que, de 1830 à 1M8, tout l’effort du gouvernement
pour résoudre les questions d’amélioration sociale s’est borné à trois
circulaires relatives au paupérisme, adressées par le ministre de l’in-
térieur aux préfets et restées dans les cartons de l’administration.
Quant à la loi sur l’enseignement primaire, promulguée sous le mi-
nistère de M. Guizot et si vantée à son apparition; elle parait bien
timide et bien insuffisante si on la rapproche des livres de Condorcet
et des idées émises au sein de la Convention (voir le rapport de
Lakanal, 26 juin 1795]. En ne la donnant pas gratuite et en ne la ren-
dant pas obligatoire, M. Guizot annulait de fait cette éducation populaire
dont il posait le principe avec solennité. Les instituteurs primaires,
rejetës en dehors de la hiérarchie universitaire, à peine rétribués,
sans aucun avancement, sans retraite assurée, se voyaient placés dans
des conditions si infimes qu’il leur devenait impossible d’exercer l’in-
fluence et de remplir la mission auxquelles on semblait les appeler.
Dans la discussion à la Chambre des députés, M. Salverte fit sentir une
autre lacune de cette toi en demandant qu’on ajoutât au programme
de l’instruction primaire la connaissance des droits et des devoirs du
citoyen.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/31[modifier]
INTRODUCTION. 15
n##nnflr·~ ""o lo rlÓC<I’fl~A. Tl Y\’o~tY)o. ,,r,o r,nr, ,l.,n
litiJ~UJUUUtiUi~. iU
vait attendre que le désordre. Il n’aima pas non plus
cette bourgeoisie à laquelle il s’efforçait de complaire,
car il s’employa sans relâche à l’asservir en l’avilis-
sant, et se fit un jeu de tromper le vieil esprit parle-
mentaire et municipal qui vivait encore en elle, en
masquant, sous l’appareil des formes représentatives
et du langage républicain, un gouvernement qu’il
voulait exclusivement dynastique et personnel. Indé-
vot, indiffèrent à la philosophie, il assista passive-
ment aux luttes de l’Église et de l’Université, et livra,
sans en prendre souci, à la direction contraire de ces
deux puissances hostiles, l’esprit déconcerté de la jeu-
nesse française. S’attachant obstinément à maintenir
la paix, sans tirer de la paix autre chose qu’une pro-
spérité et un repos mensongers; s’infatuant de la mé-
diocrité de ses pensées à mesure qu’il la voyait plus
généralement partagée; se félicitant de sa sagacité à
mesure que le pouvoir et l’expérience lui montraient
les hommes plus aisément corruptibles; se riant de
tous les conseils, s’isolant dans le sentiment exagéré
d’une autorité que la vieillesse avait rendue jalouse,
ce malheureux prince finit par devenir totalement
étranger à son siècle et à son pays. Par un jeu cruel
du sort, il devait trouver sa perte dans ce qui faisait le
sujet- de son contentement. Cette bourgeoisie qu’il
avait façonnée à sa guise, ces intérêts inférieurs, ces
égoïsmes qu’il avait tournés à ses fins, ces passions
basses dont il avait tiré si bon parti, en rendant son
gouvernement très-facile, ne donnaient à son règne
aucune base solide. Quand vint le jour de la lutte, lors-
qu’il eût fallu faire appel au dévouement, au courage
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/32[modifier]
~i INTRODUCTION.
civique, aux convictions désintéressées, il sentit, à je
ne sais quoi de tiède et de mou dans l’atmosphère mo-
rale, combien un tel appel éveillerait peu d’échos. Il
avait abaissé les caractères, il avait raillé les vertus, il
avait refoulé, éteint dans les âmes ces sentiments
élevés, ces nobles passions qui l’eussent sauvé, ou
tout ou moins glorieusement défendu. En méprisant
les hommes, il les avait rendus dignes de mépris. Et,
pour parler le langage de la Bible, il avait semé la
corruption, il recueillit la pourriture.
Entre les circonstances principales qui contri-
buèrent à entretenir la confiance exagérée que
nourrissait Louis-Philippe dans ses propres lumières,
il faut compter en première ligne le concours de
-plusieurs hommes d’une rare capacité dont il était
parvenu à faire des instruments diversement, mais
presque également dociles. Depuis la mort de Casimir
Périer, brisé dans la lutte qu’il avait osé entreprendre
contre le gouvernement personnel du roi, MM. Guizot,
Thiers, Mole, de Broglie, appelés simultanément ou
tour à tour au conseil, selon l’opportunité d’une
attitude inflexible ou conciliatrice, n’avaient opposé
aux volontés royales qu’une faible résistance et des
vues à peine divergentes, se préoccupant uniquement
du soin intéressé de retenir ou de ramener dans leurs
mains les fils de l’intrigue parlementaire, et persuadés,
d’ailleurs, avant tout examen, du danger ou de l’im-
possibilité de la moindre réforme sociale. Entre ces
quatre figures qui représentaient différemment la mo-
narchie de 1830, il en est une surtout qu’il nous im-
porterait de bien connaître, parce qu’elle représente
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/33[modifier]
INTRODUCTION. 17
plus particulièrement encore que les autres l’esprit du
gouvernement de juillet; mais c’est aussi la plus
difficile à reproduire avec exactitude, tant les traits qui
la composent semblent se heurter ou s’exclure. Je
veux parler de François Guizot.
A voir cette vaste tête, trop pesante pour ces épaules
chétives, se rejeter avec effort en arrière comme pour
ressaisir le commandement qui lui échappe; à re-
garder ce pâle et austère visage, ce grand front sillonné,
cette bouche fine et ilère, les tons bilieux de ces
tempes amaigries, cet œil où brille un feu contenu,
on croirait qu’après une longue lutte le principe du
bien est demeuré vainqueur dans cette âme superbe et
règne seul sur les mauvaises passions domptées.
Mais, dès qu’il parle, l’homme sans conviction se
trahit. Sous ses formules impératives, un sceptisme
invétéré transpire et se communique à vous. On
hésite, on reste en suspens on éprouve un insurmon-
table malaise, soit qu’on refuse à regret son estime à
l’orateur, soit qu’on lui accorde une admiration con-
sternée.
Noble esprit enchaîné à des ambitions subalternes;
simplicité, intégrité, grandeur même dans la vie
privée, et qui force de s’arrêter au seuil du foyer
domestique l’indignation soulevée par l’esprit corrup-
teur de l’homme d’État; éloquence magistrale défen-
dant des ignominies; opiniâtreté dédaigneuse et pro-
vocatrice de la parole perpétuellement démentie par
les défaillances de la volonté; discipline sévère cachant
à autrui et peut-être à soi-même l’absence de toute
doctrine religieuse ou sociale, telles sont les lignes
2.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/34[modifier]
.)S !NTRODUCTION.
1
’ig lHTHUUU~iHJ).’<.
anguleuses et contradictoires sous lesquelles nous
apparaît la personne hautaine, impérieuse et pas-
sionnée de l’homme d’État aux mains de qui périt la
royauté dont je vais raconter la chute.
Un tel homme, par ses défauts et par ses qualités,
par la nature même de ses ambitions et de ses talents,
semblait prédestiné à perdre la monarchie. Bourgeois
par le hasard de la naissance, il avait été aisément
amené à l’adoption du système appelé de juste-milieu,
par lequel il prenait son point d’appui dans la classe d’où il sortait. Mais ce système, il n’aurait pu le
soutenir qu’à la condition de l’étayer sur les vertus, et
non pas, comme il le fit, sur les vices de la bour-
geoisie. Au lieu d’exciter dans son sein le patriotisme,
l’ardeur du bien public, il y sollicita l’intérêt indi-
viduel et l’intérêt de classe, croyant ainsi opposer une
barrière plus solide aux progrès des classes popu-
laires vers la vie politique. Au rebours des véritables hommes d’État, qui embrassent d’une même vue les
destinées d’une nation, M. Guizot concevait le pouvoir
comme une force indépendante, ayant en soi sa raison
d’être et vivant d’une vie séparée, en butte aux
attaques perpétuelles d’un ennemi qui n’était autre, à
ses yeux, que la masse du peuple. Résister, toujours
résister, c’était là, suivant lui, tout le devoir et tout le
génie d’un bon gouvernement. Le système parle-
mentaire plaisait à M. Guizot, parce que cet équilibre
un peu artificiel semblait conseiller l’intrigue où
il excellait, parce qu’il y fallait un talent oratoire que
peu de gens lui pouvaient disputer.
Le besoin de la domination joint au goût de la
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/35[modifier]
INTRODUCTION. 19
discussion libre, voilà ce qui rend raison des ano-
malies d’une politique, qu’il a définie lui-même avec
un accent de réprobation inimitable, en l’attribuant,
il est vrai, au cabinet de M. Mole en 1858 « Politique
sans principe et sans drapeau, toute d’expédients et
d’apparence, qui exploite, fomente, aggrave cette mol-
lesse des cœurs, ce défaut de foi, de consistance,
de persévérance et d’énergie, qui fait le malaise du
pays et la faiblesse du pouvoir. » Ses adversaires, en `
1847, ne s’exprimaient pas différemment.
Les travaux historiques et littéraires de M. Guizot
sont nombreux et estimables, mais ils s’effacent devant
sa gloire d’orateur. A la tribune, M. Guizot ne fut point
surpassé. La sobre et lumineuse ampleur de ses im-
provisations philosophiques, l’art si rare de composer
par masses, de généraliser les idées et de trouver la
beauté dans l’abstraction sans le secours de l’image,
un ’calme dédain d’accent, une puissance concentrée
de’geste et de regard qui dominait les plus violents
tumultes, le rendaient à peu près invincible dans les
luttes parlementaires. Cependant, chose bizarre, cet
homme, si longtemps maintenu au pouvoir par la vo-
lonté du roi et l’appui du pays légal, était antipathi-
que à tous les deux. Louis-Philippe était tropbourbon,
sous son écorce bourgeoise, pour ne pas goûter sin-
gulièrement les allures de gentilhomme; et jamais
M. Guizot ne réussit à dépouiller le professeur, le ge-
nevois, le calviniste. Son port, sa démarche, son sou-
rire même, et jusqu’à ses complaisances retinrent toujours une sorte de hauteur apprise, une morgue de
lettré souverainement répulsive au prince qui se ser-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/36[modifier]
M INTRODUCTION.
vait de lui et au pays qui se laissait conduire. Tout,
dans ce partisan opiniâtre de. la paix et de l’alliance
anglaise, blessait le génie de la France. En acceptant
sa domination elle subissait en quelque sorte un joug
étranger.
Ce fut la supériorité et la fortune de M. Thiers, pen-
dant sa longue lutte avec M. Guizot, d’être éminem-
ment français par l’esprit, par le cœur, par l’instinct
et par la volonté. Les allures libres et souples de sa
personne, de son intelligence, de son talent forment
avec le dogmatisme et la roideur de ce dernier un
frappant contraste. A la tribune, comme dans les con-
seils, M. Thiers ne s’imposait pas, il s’insinuait. Il y
a de la volonté mais point d’autorité dans les lignes
carrées de son visage. Un front ouvert, un œil vif et
doux, les lignes fines d’une bouche qu’effleure au
moindre propos le sourire d’une malicieuse bonhomie,
la mobilité expressive d’une physionomie bienveil-
lante, un débit animé, une phrase limpide, une verve
naturelle et soutenue, exerçaient un charme d’une
nature particulière, mais dans lequel il n’entrait ni
admiration ni respect. M. Thiers a des ouvertures
d’esprit si faciles que chacun, croyant le pénétrer tout
à l’aise, .se laissait, sans défiance, pénétrer par lui. Un
don merveilleux, qui parfois supplée le génie, lui livrait
en quelque sorte la pensée d’autrui; il s’en emparait,
se l’appropriait, la rendait sienne. Son activité infati-
gable et sa promptitude de conception lui avaient d’ail-
leurs fait parcourir presque en entier le cercle des con-
naissances acquises à notre époque.
L’ascendant de Talleyrand, que M. Thiers subit dans
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/37[modifier]
INTRODUCTION. 21
sa jeunesse, avait sans doute, plus que toute autre
cause, incliné aux ambitions politiques sa vie encore
incertaine. Porté d’instinct à je ne sais quel fatalisme
insouciant, M. Thiers se pénétra sans peine de cette
adoration du succès qui tenait lieu à son illustre
patron de principes et de conscience. Le respect du
droit se subordonna chez lui à l’importance du fait.
Il apprécia plus volontiers les hommes et les choses
dans leurs rapports avec les nécessités du moment
que selon les règles immuables du juste et de
l’injuste. Aussi, à cause de ce vice essentiel qui.de-
vait à la fois fausser ses jugements historiques et
ses conceptions politiques, quelques esprits sévères,
refusant également à M. Thiers la gloire de l’homme
d’État et celle du grand historien, ne consentent-
ils à applaudir en lui que le mieux informé, le plus
habile, le plus sagace et le plus disert des journa-
listes. L’apologie de la Convention, l’éloge de Danton,
protestation hardie contre les opinions reçues à cette
époque, avaient fait la fortune de l’Histoire de ~« Révo-
lution française, livre écrit de verve et dont une cer-
taine flamme de jeunesse échauffe encore lesceptisme
caché. Grâce au produit des éditions qui se multi-
pliaient, M. Thiers, de concert avec M. Mignet et Ar-
mand Carrel, avait fondé le National, dont la critique
acerbe, funeste au gouvernement de la branche ainée,
contribua puissammment à l’élévation de la maison
d’Orléans.
Jeté dans les régions du pouvoir par la révolution
de juillet, successivement conseiller d’État, député,
secrétaire général au ministère des finances, ministre
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/38[modifier]
2~ iKTRODUCTtON.
de l’intérieur et des travaux publics, M. Thiers mit
fin à la guerre civile de la Vendée en soudoyant un
traître et en divulguant les faiblesses d’une femme.
Cet homme sans fiel ni haine fit de la répression à
outrance et du terrorisme constitutionnel, bien plutôt
par fatuité d’énergie que par violence de tempérament
ou par rigueur systématique. Les échecs de son mi-
nistère, auquel on a donné le nom de ministère du
i~ mars, lui aliénèrent néanmoins et pour longtemps
la confiance du parti conservateur.
Si M. Thiers a paru très-différent de M. Guizot, par
certaines opinions particulières, par le côté exté-
rieur du talent et par les habitudes du style, il lui
est absolument semblable quant au principe et à la
fin de la science politique. Également consommé dans
l’intrigue et s’y plaisant comme à un exercice utile à
l’élasticité de son esprit, insensible autant que M. Gui-
zot à la passion du bien public, quoique plus aisément
saisi, non par le côté grand, mais par le côté brillant
des choses, le ministre du 1er mars a, sur son rival,
l’avantage de posséder une fibre plus révolutionnaire
et, sous ses cheveux gris, une sorte de juvénilité per-
sistante qui charme souvent et désarme parfois ses ad-
versaires. Il s’irrite et s’indigne au souvenir de Wa-
terloo lestraités de 1815 l’onttoujours trouvé rebelle.
C’est par là qu’il encourait fréquemment la disgrâce
du roi, mais c’est par la aussi qu’il séduisait et rame-
nait à lui l’opinion publique.
Quand les richesses lui sont venues, M. Thiers s’est
pressé d’en jouir en homme qui a longtemps pâti.
Aussi a-t-il laissé approcher de sa vie privée des cri-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/39[modifier]
INTRODUCTION..23 5
tiques que la simplicité de mœurs de M. Guizot a su
toujours tenir à distance. Mais le tort principal de son
coeur, devenu l’erreur de son esprit, c’est qu’oubliant
trop vite son origine il n’a pas songé, dans l’exercice
du pouvoir, à ce peuple dont il est sorti. L’améliora-
tion du sort des classes pauvres n’a point occupé sa
pensée. Le progrès qui l’amenait aux honneurs lui
semblait le progrès définitif de l’esprit humain. L’é-
galité et la, liberté qui l’avaient fait puissant et riche
lui ont paru suffire au bonheur du monde.
C’est aux deux ministères de M. Guizot et de
M. Thiers que revient la plus grande part de respon-
sabilité dans les événements, dans les lois, et même,
jusqu’à un certain point, dans les mœurs qui donnent
au règne de Louis-Philippe un si triste sens historique.
Ni M. Mole, ni M. de Broglie n’eurent à beaucoup
près la même influence. Le premier, ancien ministre
de Napoléon Bonaparte, dont le génie lui inspirait une
admiration excessive, partisan de l’autorité à ce point
de n’avoir jamais refusé à aucun gouvernement le
concours de ses lumières, avait fourni, depuis la
révolution de juillet, une carrière politique assez
heureuse; mais ses différents passages au pouvoir
n’eurent pas un sens très-déterminé et se rattachaient
presque uniquement à des questions de personnes.
M. Molé, homme de l’ordre ancien, ne pouvait ni ne
voulait comprendre le génie des temps nouveaux; il
n’exerça point d’action sérieuse, et, si nous trouvons
son nom à l’heure suprême de la royauté, ce sera
comme un témoignage de plus de l’incurable aveugle-
ment dont elle était frappée.
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2t. INTRODUCTION.
Quant au rôle de M. de Broglie, il parut moins actif
encore. Elève de Voyer d’Argenson, libéral à la façon
dont on l’entendait alors, il professait la haine du des-
potisme, ce qui ne l’avait point empêché de le servir.
Sous la Restauration, il avait donné des marques de
courage politique. A la Chambre des pairs, où il était
entré en 1814, il avait soutenu seul l’incompétence
dé la cour dans le procès du maréchal Ney. Et, seul
aussi, dans les années suivantes, il’avait appuyé les
rares motions favorables à la liberté qui avaient osé se
produire. Mais cette générosité des jeunes années
s’abaissa peu à peu à la froide température de la
coterie doctrinaire. Peu goûté du roi qu’il n’aimait
guère, il n’en fut pas moins, par aversion pour la dé-
motratie, le défenseur opiniâtre de la politique con-
servatrice et s’efforça maintes fois, mais en vain, de
rapprocher M. Guizot et M. Thiers, dont il considérait
le bon accord comme le salut de la monarchie consti-
tutionnelle. Dans les dernières années du règne de
Louis-Philippe, M. de Broglie semblait avoir abdiqué
toute ambition et vivait retranché derrière les dédains
systématiques de son intelligence hautaine.
Négligeant, oubliant, dédaignant ou redoutant le
peuple, ces hommes considérables à plus d’un titre,
unis en cela d’intention et de vues avec Louis-Philippe,
s’étaient appliqués à former dans la grande nation
française une petite nation de juste-milieu, seule ad-
mise, par la loi du cens électoral, à la vie politique,
et qu’ils appelaient le pays légal. Ce pays légal manifes-
tait ses opinions et sa volonté par le corps des électeurs,
par les deux chambres législatives, par la garde natio-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/41[modifier]
INTRODUCTION. 25
Dresse. narle iurv et nar la magistrature.
-.0- ,a, ’¡’U, -.1~- .u~
3
nale, par la presse, par le jury et par la magistrature. Sous ces formes diverses, malgré quelques paroles frondeuses, quelques dissidences passagères, quelques actes de dépit dirigés contre tel ou tel ministre, ou plus volontiers en ces derniers temps contre le roi, il prêtait aux cabinets sùccessifs auxquels était remise la conduite des affaires un appui intéressé et qui paraissait solide. La bourgeoisie était prépondérante dans le corps électoral. Alanguie par la prospérité et par l’action continue d’un gouvernement qui la voulait soumise et non puissante; elle ne montrait plus aucune trace de cette vertu politique qui l’avait poussée à la glorieuse révolte de 1789. En conquérant le pouvoir, les dignités, la fortune, elle avait comme perdu le sentiment du droit. Le but atteint, son premier soin avait été de construire des barrières qui le rendissent inaccessible au reste des hommes. La classe moyenne, si sage en apparence, essayait une œuvre insensée elle voulait arrêter à elle le mouvement de la liberté. Elle ne voyait plus dans le peuple qu’un compétiteur incommode, un ennemi qu’il fallait repousser à outrance dans les bas-fonds de la société, sous peine de se voir ravir par lui des biens,dont elle voulait la possession exclusive.
Les deux chambres législatives secondaient de leur mieux ces instincts égoïstes. Frappée d’un coup funeste e à son indépendance par l’abolition de l’hérédité, composée, suivant les besoins ministériels, de légitimistes ralliés, de nobles de l’Empire, de révolutionnaires de 1850, la Chambre des pairs n’en présentait pas moins, malgré ces éléments hétérogènes, une immense majo-
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26 INTRODUCTION
°., 1. 1 lj_L_L
rité conservatrice plus étroitement unie, il faut le
dire à la honte du coeur humain, par l’intérêt et la peur,
que ne le sont souvent les hommes de bien par les tra-
ditions communes et par l’amour de la patrie. Sous la
présidence d’un homme dont le seul principe politique
était de n’en avoir point, on voyait au Luxembourg la
représentation solennelle de toutes les passions ser-
viles et de toutes les palinodies. Abritant sous les mots
vénérés de religion, famille, ordre et morale, les cu-
pidités les moins respectables, sans élan, sans fierté,
sans honneur politique, la Chambre des pairs demeu-
rait imperturbable dans son inertie; et s’il arrivait
qu’une parole généreuse, isolée, s’égarât dans cette
enceinte, elle n’obtenait des mieux disposés qu’un sou-
rire de compassion.
Au Palais-Bourbon, le pouvoir rencontrait bien une
opposition, mais c’était une opposition sans caractère.
M. Thiers, lorsqu’il passait du banc des ministres à son
banc du centre gauche, et même M. Odilon Barrot,
le chef de l’opposition appelée dynastique, ne se mon-
traient guère soucieux d’autre chose que d’un succès
de tribune. Ni l’un ni l’autre, absorbés qu’ils étaient
dans le jeu compliqué de la tactique parlementaire,
n’avaient pris le temps d’étudier la transformation qui
s’opérait,depuisl850, ausein des masses. Ils songeaient
à peine au peuple, ou du moins, s’ils y songeaient, c’é-
Jamais expression ne fut plus détournée de son acception vraie. Le
parti conservateur ne conservait rien que des apparences. Les dogmes,
il ne s’en souciait point; les traditions, il les avait oubliées; la hiérar-
chie, il ne savait plus où la prendre. 11 ne défendait que le /M accom-
pli, et ce n’est certes pas là un principe en vertu duquel une société
puisse être conservée.
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INTRODUCTION. 27
tait tantôt comme à un soldat que l’on pousserait au
premier jour vers le Rhin pour s’y faire tuer, tantôt
comme à un nécessiteux que l’on tiendrait facilement
en repos au moyen de quelques aumônes parcimo-
nieuses. Le génie populaire était muet pour eux. Ce
fut leur perte au jour de la lutte ce sera leur con-
damnation dans l’histoire.
Les idées démocratiques, radicales, révolution-
naires, n’étaient représentées à la Chambre des dé-
putés que par un très-petit nombre d’hommes, parmi
lesquels M. Ledru-Rollin jouait, depuis 184l, le rôle
principal. Le pouvoir redoutait peu cette opposition
discréditée dans le pays par un ton violent de menaces
restées depuis longtemps sans effet, et par des at-
taques mal concertées. Accoutumées à leur rôle subal-
terne, les majorités, d’ailleurs, ne voulaient point être
éclairées. Elles votaient coup sur coup toutes les lois
répressives souhaitées par le pouvoir, sans songer à
trouver étrange cette législation purement négative 1
d’un peuple que l’histoire nous montre toujours im-
patient d’agir, courant plutôt que marchant à la tête
de la civilisation européenne.
Les journaux subventionnés par le gouvernement
servaient avec zèle tantôt les pensées intimes du roi,
tantôt sa politique officielle, toujours les intérêts du
1 Depuis 1830 on compte sept lois répressives votées par des majo-
rités considérables loi du 29 novembre, qui punit les offenses contre
le roi et les chambres; loi du 8 avril 1851, relative aux délits de presse;
loi du 10 avril 1851, contre les attroupements; loi du 16 février 1854,
contre les crieurs publics; loi du 10 avril 183i, contre les associations;
loi du 24 mai 1834, contre les détenteurs d’armes; loi du 9 septembre
1835, contre la presse et le jury.
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2S !KTRODUCTtON.
pays légal. Le Journal des Débats, fondé sous le Consulat par les frères Bertin, et qui devait une grande importance à la supériorité de sa rédaction littéraire, la Revue des Deux Mondes, où s’exerçaient à la polémique de jeunes écrivains chargés de louer les médiocrités en crédit et de rabaisser les renommées que soutenait un caractère incorruptible, étaient, le premier avec plus d’expérience et d’autorité, la seconde avec plus d’ardeur et de fantaisie, les organes accrédités de la politique conservatrice, de l’esprit libéral et universitaire. Écrire dans le Journal des Débats ou dans la Revue des Deux Mondes, c’était se créer un titre à toutes les faveurs et s’ouvrir toutes les carrières. Le CotMtt<M<MHM~ et la Presse avaient aussi, bien qu’à un moindre degré, leur part dans les largesses ministérielles. Quant au Siècle, sous l’influence des orateurs de ce que l’on nommait alors la gauche dynastique, il restait dans une mesure d’opposition tempérée qui portait peu d’ombrage et peu de préjudice au pouvoir. Les journaux qui défendaient les intérêts populaires
et l’esprit de la Révolution n’avaient qu’une publicité restreinte; ils ne pouvaient se soutenir que par des sacrifices pécuniaires considérables et par une abnégation complète des plus légitimes ambitions chez quiconque leur prêtait le concours de sa plume.
Ainsi le pays légal et le gouvernement semblaient
prendre à tâche de se préserver de toute vérité. Le roi ne nommait à la Chambre des pairs que ses créatures; le corps électoral envoyait de préférence à la Chambre des députés des fonctionnaires publics; les tribunaux ruinaient par des procès et des amendes la presse libre;
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tNTRODUCTtON. 59
5.
la garde nationale, pour avoir montré quelque déplai-
sir de la marche imprimée aux affaires par M. Guizot’,
n’était jamais convoquée. On en arriva à ce point que
personne dans les rangs élevés de la société ne connut
plus l’état vrai du pays. Quelques-uns entendaient bien
parler confusément d’écoles et de sectes nouvelles,
mais on ne savait trop de quoi il s’agissait. A peine
retenait-on un ou deux noms voués au ridicule. Et si
plusieurs conservaient quelque appréhension du com-
munisme dont la menace grondait dans le lointain, au
lieu de se rapprocher du peuple pour en apprendre
la signification, mesurer le péril et le conjurer, ils
pensaient agir sagement en évitant de songer à des
choses qui leur étaient importunes.
On aurait pu croire que le clergé, plus en rapport
avec les classes souffrantes par les écoles et les autres
institutions de la charité chrétienne, pénétrait mieux
l’âme populaire. Loin delà, les prêtres et leurs adhé-
rents nourrissaient à cet égard d’étranges illusions.
Ils se plaçaient toujours au point de vue étroit de l’au-
mône et, comme ils avaient à distribuer un fonds
inépuisable fourni par la charité des fidèles, ils se
flattaient d’exercer sur le peuple une influence crois-
sante. Les uns se bornaient à lui prêcher par état la
résignation; les autres, les habiles, l’abbé de Genoudc
en tête, demandaient dans leurs journaux la liberté
d’enseignement et le suffrage universel comme deux
En 1S40, dans une revue de la garde nationale passée à l’occasion
du retour des cendres de Napoléon, les cris de ~4 bas G:<~o// re :en-
tirent dans les rangs. Depuis cette époque, Louis-Philippe ne passa plus
de grandes revues, et l’on augmenta considérablement l’effectif des
régiments casernés dans Paris.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/46[modifier]
30 INTRODUCTION.
w t Il 1 au vu Ill I VI,.
moyens assurés de manifester aux yeux de tous l’es-
prit catholique et légitimiste de la nation.
Active, retentissante, riche en connaissances exactes
et en observations de détail, une école d’économistes
célèbres s’occupait, il est vrai, des moyens d’amé-
liorer les conditions de la vie commune, mais elle
tournait aussi, sans méthode et sans ensemble, dans
un cercle de doctrines impuissantes. Aux yeux de ce
libéralisme scientifique dont M. Guizot avait été, dans
ses cours sur la civilisation moderne, l’organe le plus
éloquent, le peuple illettré, dépourvu de sens poli-
tique, devait être amené par des progrès strictement
mesurés, non pas à faire jamais ses propres affaires,
c’eut été le comble de la démence’, mais à jouir de
quelque loisir et, par suite, de quelque culture intel-
lectuelle qui profiterait aux développements de l’agri-
culture et de l’industrie.
Les principaux économistes de cette école, hommes
de savoir et de bonnes intentions pour la plupart, en
étaient restés aux questions qui avaient préoccupé
)eurs devanciers, sans se rendre compte de la diffé-
rence des temps et de la marche de l’esprit humain.
Absorbés dans leurs calculs de statistique et dans leurs
recherches sur la production et la consommation, ils
négligeaient une partie importante de la science so-
ciale, dont ils ne voulaient voir que le côté matériel;
ils ne saisissaient pas le lien qui, dans une société
moderne, rattache le bien-être des classes laborieuses
<t II n’y a pas de jour pour le suffrage universel, avait dit M. Gui-
zot, pour ce système absurde qui appellerait toutes les créatures vi-
vantes à l’exercice des droits politiques. »
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INTRODUCTION. 51
A.. 1
aux plus hauts intérêts de la civilisation générale.
Hostiles par principe à toute intervention de l’État
dans les transactions commerciales et dans la législa-
tion industrielle, tout en l’admettant par nécessité
dans certains cas, ils ne proposaient aucun moyen
efficace de remédier aux dangers d’une liberté illi-
mitée, et semblaient ne pas croire qu’on peut consti-
tuer une action sociale, indépendante du pouvoir poli-
tique, exercée par tous au profit de tous, corrigeant
la liberté par la solidarité, la rivalité par l’association,
et l’abus du droit par une justice supérieure*.
L’aveuglement était partout. Science aride, igno-
rances dédaigneuses, sagesses rétrogrades, railleries
provoquantes, voilà ce qui faisait grand bruit de pa-
roles à la surface du pays, dans les sphères du pou-
voir, dans les salons, à la Bourse, au Parquet, à la
table des riches. Transportons-nous ailleurs laissons
pour un moment au tourbillon de ses plaisirs et de
ses affaires cette France à l’entendement épaissi, aux
entrailles muettes. Il n’y a là que le mensonge de la
vie. C’est dans d’autres régions que nous sentirons
la vie véritable, la passion sous toutes ses formes,
l’amour et la haine, le sentiment du droit et l’instinct
de la vengeance, les convoitises sauvages et les nobles
On peut se former une idée de l’esprit qui anime cette école par
une parole échappée à M. Blanqui à propos des misères du peuple
On en parlait bien moins alors qu’il en existait davantage, dit-il dans
son .fhfppO~ s ~MK~MM ~M~ M<M«’<M?: C~MM OM!)n~M jtMM-
son Rapport 1848; méconnaissant ainsi le progrès même du senti-
ment humain qui veut guérir les maux et non plus les supporter, accu-
sant implicitement la liberté de la parole qui porte à la connaissance
saut implicitement la lil)erté de la parole qui porte à la connaissance
de tous les plaintes jusque-là étouffées dans le silence.
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M INTRODUCTION.
dévouements, la foi surtout dans les principes, l’enthousiasme pour les idées, le pressentiment de l’avenir.
Ce peuple que le gouvernement et les classes supé-
rieures ne voulaient point appeler à la vie nationale, qu’ils ne voulaient pas même y préparer ces travailleurs qui ne se sentaient ni aimés ni honores ces pauvres devenus capables de réfléchir sur les causes de leur pauvreté ces hommes de cœur et d’intelligence exaltés par le contact fiévreux de l’atelier, exaspérés par les détresses chaque jour croissantes de la famille, cherchaient avidement, en dehors des influences officielles, en dehors de l’instruction légale et de la charité privée si insuffisantes, un remède à leurs maux, un aliment à l’inquiétude de leur esprit. Il n’était pas difficile de prendre de l’empire sur de tels hommes. Également privés du pain du corps et du pain de l’âme, ils se précipitaient au-devant de la main qui leur apportait, ou seulement de la voix qui leur promettait l’un ou l’autre. Surpris, émus, reconnaissants, dés qu’on paraissait sensible à leur misère;
enclins à une curiosité crédule qu’augmentait encore un système d’instruction inconsidéré; disposés par les conditions même de leur existence insalubre à une continuelle surexcitation nerveuse, les ouvriers des villes, oubliés par l’État, devaient se livrer sans réserve aux hommes ou aux partis qui, les premiers,
comprendraient que là était la force de la société moderne, et que l’avenir appartenait à celui ou à ceux qui sauraient s’en emparer.
Le socialisme et le radicalisme entreprirent cette
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/49[modifier]
!NTRODUCTION. 35
tâche. La révolution de 1850, en jetant une grande
perturbation dans le monde politique, la leur avait
rendu aisée. Elle avait étendu le champ de la dis-
cussion libre et favorisait ainsi la prédication et la
propagande de toutes les nouveautés. Aussi vit-on
instantanément paraître au grand jour une multitude
de doctrines et de systèmes religieux ou sociaux qui
jusque-là étaient demeurés dans l’ombre, circonscrits
dans un petit nombre de livres et médités en silence
par un petit nombre d’homme,s. II se fit une véritable
irruption d’idées, suivie d’un mouvement de polé-
mique qui agita les esprits, comme au temps de la
réformation, et qui entraîna dans son cours les plus
nobles intelligences. La première impulsion de ce
mouvement était partie, nous l’avons vu, de Saint-
Simon et de Fourier; mais son action réelle, efficace,
cette action qui remua jusqu’aux dernières couches de
la société, et qui épouvanta plus tard les classes supé-
rieures sous le nom de socialisme’, ne s’exerça dans
toute son extension et dans sa pleine liberté que sous
le règne de Louis-Philippe. Nous allons essayer de la
suivre dans ses directions diverses.
La première en date et en éclat de toutes les écoles
socialistes fut l’école saint-simonienne. Dirigée depuis
la mort de son fondatour, en ~825, par MM. Bazard
et Enfantin, composée d’une jeunesse enthousiaste,
Le nom collectif de socialisme n’a été donné aux différents systè-
mes de réformation sociale qu’après la révolution de 1848. Jusque-là
on n’avait considéré les écoles et les sectes socialistes qu’isolement, sous
le nom de babouvisme, de saint-simonisme, de fouriérisme, etc.; sans
les rapporter’ à ce principe commun qui les a fait désigner depuis sous
le terme général de socialisme.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/50[modifier]
5; INTRODUCTION.
studieuse et disciplinée, elle développa, en les exage-
rant, les idées contenues dans le Nouveau ChfMtM-
MMtHf’. Elle élabora une constitution théocratique
qui prenait son point de départ dans une conception
très-élevée de la nature humaine et la considérait, avec
le dix-huitième siècle, comme indénnimentperfectible.
Selon cette constitution, un pouvoir nouveau, tout à
la fois spirituel et temporel, juge du mérite et distri-
buteur des récompenses, organisàteur du travail et de
l’industrie, comme le pouvoir ancien avait été organi-
sateur de la guerre, recevrait la mission de maintenir
dans la société l’ordre parfait fondé sur la parfaite
justice et contenu tout entier dans cette formule cé-
lèbre A chacun suivant sa capacité, à chaque capacité
selon ses o~r~.
Relevant le sexe féminin de son incapacité civile et
politique, le saint-simonisme lui accordait une égalité
complète avec le sexe masculin, non-seulement dans
la famille, mais dans l’État. Prêtresse et législatrice,
la femme devait concourir activement à la transfor-
mation de la société. La famille, d’ailleurs, ainsi que
Œuvre capitale de Saint-Simon. Le titre de ce livre et les prédica-
tions de la plupart des réformateurs font voir que le socialisme se pré-
sente volontiers comme l’accomplissement de la loi chrétienne idée
selon moi très-erronée; car, s’il est vrai de dire que le socialisme
semble au premier abord une extension du principe de fraternité ap-
porté au monde par Jésus-Christ, il est en même temps et surtout une
réaction contre le dogme essentiel du christianisme la chute et l’ex-
piation. On pourrait, je crois, avec plus de justesse, considérer le so-
cialisme, dans son principe général, comme une tentative pour maté-
t’M~M~ et immédiatiser, si l’on peut parler ainsi, le paradis spirituel
et la vie future des chrétiens. C’est peut-être là accomplir la loi, mais
c’est l’accomplir en l’abolissant.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/51[modifier]
INTRODUCTION. 35
l 1 1 r 1\
la propriété, subissait une altération profonde par l’a-
bolition de l’hérédité et du mariage indissoluble.
Pendant quelque temps les prédications saint-simo-
niennes attirèrent la foule et gagnèrent à la doctrine
de nombreux adeptes. Éloquentes et pénétrées d’une
onction communicative, elles faisaient appel à la
science, à l’industrie, à l’art, à la beauté sous toutes
ses formes, promettant aux plus aimants, aux plus
capables, un empire illimité et incontesté sur des
âmes perpétuellement dilatées par le dévouement.
En même temps de nombreux travaux d’examen his-
torique et de vigoureuses attaques contre l’économie
politique du libéralisme qui continuaient et dépassaient
de bien loin la réaction commencée par M. de Sismondi
dans son Traité fi’’6coMonMf po/î~M<?, faisaient honneur
à l’école et lui valaient l’estime des hommes sérieux
Les dons affluaient et la propagande redoublait d’acti-
vité. Déjà l’on adoptait, pour les élever danslafoi saint-
simonienne, des enfants de prolétaires, missionnaires
futurs de la nouvelle doctrine, lorsqu’un schisme,
longtemps étouffé par le commun effort des disciples,
éclata entre les deux chefs du saint-simonisme et
porta un coup mortel à leur apostolat. Enfantin, dont
l’influence magnétique était toute-puissante sur ceux
qui l’approchaient, aspira ouvertement au rôle de
révélateur et voulut fonder une religion dont le prin-
cipal dogme, la réhabilitation de la chair, conduisait à
Voir la collection du Globe, revue passée des mains des doctri-
naires sous la direction de MM. Michel Chevalier, Pierre Leroux et Jean
Raynaud, et les travaux de MM. Buchez, Carnot, Charles Duverner,
Emile Barrault, Charton, Margerin,Rodrigues, Abel Transon, etc ,etc.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/52[modifier]
M INTRODUCTION.
des pratiques d’un sensualisme mystique qui épouvan-
tèrent les moins timorés. Un grand déchirement se
fit entre des hommes jusque-là tendrement unis. Il se
passa entre eux des scènes inouïes, renouvelées des
anabaptistes des extases, des délires, des transports,
qui inquiétèrent la morale publique vaguement in-
formée. Poursuivie par la police et les tribunaux,
huée par la foule, la famille se dispersa; l’apostolat
fut frappé d’interdit; la religion saint-simonienne s’é-
vanouit avant même d’avoir existé. Mais les idées cri-
tiques de l’école restèrent acquises à la raison com-
mune chacun fit son profit de ses travaux multiples;
les mots saint-simoniens de réhabilitation, d’ë’MMHC:-
pation, d’organisation scientifique et iH~M~neMg, de
solidarité, etc., passèrent dans le langage de la presse
quotidienne, influençant à leur insu ceux-là mêmes
qui se disaient et se croyaient adversaires de la
doctrine
Même fortune, à peu près, échut au fouriérisme.
Le bon sens français rejeta les extravagances de la
cosmogonie de Fourier il se divertit aux dépens du
pMaH~’c et de l’état ~’motMCM; mais il retint du
système des vues très-justes et très-pratiques sur l’as-
sociation, sur l’exploitation agricole, sur l’éducation;
C’était le nom qu’avait pris le groupe peu nombreux, mais fer-
vent, réuni autour du Père En fantin, à Ménilmontant.
Parmi les disciples de Saint-Simon devenus indépendante, il con-
vient de citer au premier rang Il. Auguste Comte, qui, dans son cours
de Philosophie positive, a exposé une nouvelle méthode de classifica-.
tion des sciences et une théorie des développements historiques de
l’humanité, sur laquelle il s’efforce de constituer la science sociale
ou .Mew/fX/M.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/53[modifier]
INTRODUCTION. 57
1. 4
il se laissa même aller, sans trop de répugnance, avec
les fouriéristes, à la réprobation d’un ordre social qui,
pour se maintenir, avait eu besoin de diviniser et
conséquemment de perpétuer la souffrance du plus
grand nombre.
Les premiers disciples de Fourier, M. Just Muiron
et M. Victor Considérant, élève distingué de l’école
polytechnique, commencèrent en 1825 l’œuvre de
propagande. Après la mort du maître, en 1857,
M. Considérant, ayant groupé autour de lui des
hommes de savoir et de talent, MM. Cantagrel, Vidal,
Toussenel, Laverdant, etc., réussit à constituer défi-
nitivement l’école. Sous la direction de ces hommes
moins enthousiastes, moins mystiques que les saint-
simoniens, plus habiles par conséquent et plus portés aux concessions, l’école fouriériste, si elle n’eut point
l’éclat de l’école saint-simonienne, s’établit sur de
plus solides bases, parce qu’au lieu d’exagérer les doc-
trines du maître, à l’exemple des disciples. de Saint-
Simon, elle s’appliqua à les atténuer, à n’en présenter
que le côté acceptable. Fourier avait été, dans les
hallucinations de sa solitude, jusqu’à penser que le
genre humain devait un jour achever de soumettre
tous les éléments, et, changeant à son gré les condi-
tions de l’atmosphère, contraindre la nature à produire
des \égétaux et des animaux supérieurs. L’école fou-
riériste se borna à enseigner que l’homme pouvait et
devait changer le milieu social, et que, le principe
vital de la société moderne étant l’industrie, c’était
l’industrie qu’il lui importait de transformer, en
substituant, dans les travaux agricoles et manufac-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/54[modifier]
58 INTRODUCTION.
tuners, l’association à l’antagonisme, en remplaçant la
<;otHtKMMg incohérente et morcelée, par le phalanstère
qui cultiverait, d’après un plan bien combiné, une
étendue commune, et serait administré par un conseil
électif, chargé de la répartition des produits selon
l’apport de chacun en capital, en travail et en talent.
Le travail, selon la doctrine fouriériste, étant une loi
naturelle que nul ne viole sans souffrance, devait, si
notre éducation et notre vie sociales ne nous ren-
daient rebelles aux vues de Dieu, être toujours
cMren/NHt et ~Mwh<ct! De cette conception fonda-
mentale découlaient dans tous les ordres de la pensée,
dans la science, dans les arts, une foule de combinai-
sons ingénieuses. Quant aux idées de Fourier sur les
relations des sexes, comme elles étaient de nature à
choquer tout autant et plus encore peut-être que la
doctrine saint-simonienne, on les laissa dans l’ombre
on ne les traita plus qu’entre initiés; elles passèrent
à l’état de questions réservées. Mais, tout en occupant
avec le saint-simonisme une place considérable dans
la publicité, le fouriérisme ne fut jamais non plus, à
proprement parler, populaire. La hiérarchie théocra-
tique de Saint-Simon et les combinaisons compliquées
de l’arithmétique fouriériste ne pouvaient point saisir
l’esprit des masses. Il y avait là beaucoup trop de doc-
trine et d’érudition. Le retentissement de ces deux
écoiesapprit aux travailleurs que desphilosophës s’oc-
cupaient sérieusement d’améliorer leur sort; mais la
simplicité du génie populaire ne fut point touchée par
des théories qui parlaient le langage de l’abstraction
et de la science.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/55[modifier]
INTRODUCTION. 39
Vint enfin le communisme qui, s’adressant au sen-
timent et à l’instinct, laissant de côté toute notion
,philosophique ou scientinque, devait s’emparer aisé-
ment des âmes simples, d’autant plus qu’il prenait
pour mot de ralliement, alors même qu’il dissimulait
le moins ses projets spoliateurs, une parole émou-
vante, facilement comprise et retenue fraternité!
Le communisme ne faisait point son entrée dans le
monde. Dès l’origine des sociétés on le voit apparaître,
et jamais il n’a cessé de tenir sa place dans l’histoire
de la civilisation, soit à l’état de secte, soit même à
l’état d’institution dans la législation des peuples. On
en trouve des traces dans une partie des gouverne-
ments de la Grèce antique, dans les doctrines plato-
niciennes, dans les commencements de l’Église chré’
tienne, chez les anabaptistes, dans les congrégations
moraves, chez les ~e~ parmi les compagnons de
Penn en Amérique, dans les missions ou r~Mcttom
des jésuites au Paraguay, dans l’organisation du village
russe, dans les écrits des Morus,.des Campanella, des
Towers, des Filangieri, des Mably, des Morelly, etc.
A quinze siècles d’intervalle, l’empereur Galien et le
second Bourbon de Naples tentaient de réaliser, pres-
que dans les mêmes lieux, les utopies communistes de
Platon et de Filangieri. En ’1795, la conspiration de
Babœuf fit entrevoir à la France l’épouvantail d’un
communisme sanglant. Le communisme de nos jours
ne se différenciait de ses aînés dans l’histoire que par
sa plus complète incompatibilité avec l’état de civilisa-
tion scientifique dont la société commence à avoircon-
science et vers lequel elle progresse de plus en plus.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/56[modifier]
M INTRODUCTION.
.rv .v.mm.
L’auteur du Voyage en Icarie, M. Cabet, l’apôtre
moderne d’un communisme instinctif et populaire,
et ses disciples avec lui, font gloire de ne tenir nul
compte de cette civilisation au milieu de laquelle ils
apparaissent comme un phénomène bizarre. S’auto-
risant des pratiques de la primitive Église, ils prêchent
le retour à la pure morale évangélique, l’imitation du
Christ, le renoncement volontaire aux richesses per-
sonnelles. Ils posent en principe l’administration par
l’État de la fortune sociale, répartie à chaque membre
de la société, non plus suivant sa capacité, mais sui-
vant ses besoins, ce qui renverse de fond en comble
la dernière des inégalités, celle qui résulte de la dis-
proportion des intelligences entre elles, et s’attaque
ainsi non plus seulement aux lois de la société, mais
à celles de la nature.
L’apostolat de M. Cabet, éminemment pacifique, ne
voulant agir que par insinuation et se fiant volontiers
à l’avenir, se distingue du communisme matérialiste
des sectateurs de Ba.bœuf, en ce que ceux-ci veulent
opérer immédiatement, sans transaction ni concilia-
tion, par la violence s’il le faut, l’abolition de la pro-
priété qui, dans l’Jcsn~ de M. Cabet, subit de lentes
transformations, à mesure que l’opinion y donne son
assentiment. Vagues aspirations d’une sensibilité
exaltée, ébauches confuses d’une société chimérique,
les théories icariennes n’auraient nulle valeur si elles
ne se présentaient comme un caractère symptomatique
de la maladie morale qui mine la société moderne.
Toute protestation, si aveugle qu’elle paraisse, s’at-
taque a un vice réel. Le vice de la bourgeoisie par"
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/57[modifier]
INTRODUCTION.
.:+. l Á. ~+~+, a.. w..
4.
venue, c’était, nous l’avons constaté, l’étroitesse du
cœur, l’oubli du droit, l’indifférence religieuse et
politique. Ce vice invétéré devait provoquer une réac-
tion violente. Tout excès suscite inévitablement l’excès
contraire. Le jour où l’indifférence égoïste de la bour-
geoisie, personnifiée dans Louis-Philippe, parut triom-
phante, le fanatisme de la fraternité communiste eut
sa raison d’être.
Sans grande action sur la population des campagnes
où la propriété, devenue un fait presque universel de-
puis 1789, est inattaquable, les doctrines commu-
nistes furent avidement recueillies par les ouvriers
des villes. Les plus intelligents employèrent leurs
loisirs à l’étude et à la discussion des lois sociales. En-
couragés par des écrivains célèbres qui vinrent se
mêler à eux, ils fondèrent des écrits périodiques où
pour la première fois on les vit poser eux-mêmes leurs
principes, développer leurs idées, peindre en des essais
littéraires imités des poëtes contemporains, leurs dou-
leurs physiques et morales’. Le Bon S~Ms, sous la di-
rection de MM. Cauchois-Lemaire et Rodde, ouvrit, dès
cette époque, une large place dans ses colonnes aux
travaux littéraires des ouvriers.
La Frciternité et le Populaire, en ’1855, traitèrent
les questions d’avenir au point de vue communiste.
Une de leurs premières tentatives eut pour but de moraliser les
réunions du dimanche dans les guinguettes, en substituant aux chan-
sons obscènes qui égayaient ces réunions, des chansons d’un caractère
plus élevé et d’une tendance socialiste. La société dite des infernaux
s’y employa activement.Vinçard,Pierre Lachambaudie,Carle Supermann,
Elisa Fleury, furent les poëtes les plus goûtés de la guinguette ainsi
renouvelée.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/58[modifier]
42 INTRODUCTION.
D’autres feuilles également populaires, mais rédigées
dans un esprit un peu différent, leur répondirent~.
Un débat régulier s’engagea, où les lois de l’industrie
et de la politique étaient confondues. Dès lors il de-
vint aisé de comprendre qu’une force nouvelle sur-
gissait dans le pays, que la direction de l’esprit public
n’appartenait plus au pouvoir officiel et que l’avenir
de la France échapperait tôt ou tard aux mains de
ceux qui la voulaient retenir à mi-chemin de sa car-
rière révolutionnaire.
En dehors du communisme proprement dit, on vit
paraître vers la même époque, sous des noms diffé-
rents, plusieurs systèmes dont le communisme était
le but caché. Parmi ceux-ci l’on distingua bientôt le
système de M. Buchez. L’un des fondateurs de la char-
bonnerie en 1821, M. Buchez, après avoir traversé le
saint-simonisme, remontant au christianisme, s’ef-
força de le réconcilier avec le dix-huitième siècle, avec
la Convention, avec le communisme moderne. Labo-
rieux, persévérant, pénétré de la notion du devoir et
du sacrifice, il fonda, avec l’aide de M. Roux-Laver-
gne, une école catholique-conventionnelle. Partant de
Jésus-Christ pour arriver à Robespierre, cette école
j ustifiait également l’Inquisition et le Comité de salut
public, et concevait pour la société un idéal d’insti-
tution cénobitique qui séduisit dans les rangs popu-
laires quelques hommes religieux et disposés à une
sévère discipline morale. L’Ris~M’g parlementaire,
l’Européen et surtout l’Atelier, organes de l’école bu-
Voir la Ruche populaire, l’Atelier, rédige par MM. Peupin, Corbon,
Danguy. Pascal. etc.. en t839.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/59[modifier]
INTRODUCTION.
· ai a. v a a v a y.a
chézienne, rédiges avec un grand talent, firent une
sérieuse propagande d’idées socialistes quant au sys-
tème particulier d’organisation industrielle proposé
par M. Buchez, il ne rencontra que des adhésions très-
peu nombreuses 1.
Un autre’chef d’école, également sorti du saint-
simonisme à l’époque où MM. Bazard et Enfantin se
séparèrent, M. Pierre Leroux, prit aussi rang parmi
les réformateurs. Porté par nature aux contempla-
tions synthétiques, doué d’une grande puissance d’in-
tuition, M. Pierre Leroux s’absorba dans une sorte de
panthéisme emprunté aux Indes et à l’Allemagne. II
prit aux philosophes des âges primitifs leur symboli-
que, à Pythagore sa métempsycose, au catholicisme sa
conception ternaire, et tenta, au moyen de ces maté-
riaux hétérogènes, d’édifier une philosophie religieuse
de l’humanité La première exposition de ces idées
revêtit des formes obscures et nuageuses. Peu à peu,
dans des brochures et des livres écrits avec l’éloquence
d’une âme tendre et expansive~, M. Pierre Leroux
s’efforça de dégager ses conceptions et de les conden-
ser en un système d’organisation sociale et politique
mais il n’y parvint jamais entièrement, pas même
alors qu’abandonné de ses premiers adeptes, il se vit
libre et seul responsable des audaces de sa pensée.
Esprit vif et brillant, journaliste et historien en pOs-
Les essais de réalisation de ce système ne furent point heureux. Voir
le rapport de M. Delessert, Revue rétrospective, n° 6, sur la &MM~
des industries unies et le G’~aM<Sa!H~c~p/
Voir l’Encyclopédie nouvelle et la Revue sociale.
Yoyex De l’égalité, 1838; jR~e~om de l’éclectisme, 1859; .Mt;M<M
et les économistes; De /’AMMMHKf~, ’18~0; De la P~OtMMf~M. 1MS.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/60[modifier]
4t- « INTRODUCTION
session d’une célébrité précoce, M. Louis Blanc, tout
en jetant par son talent un grand éclat sur l’idée so-
cialiste, rallia à son système particulier et passionna
pour sa personne la partie la plus intelligente des ou-
vriers des villes. Dans un livre intitulé: De ro’~am-
sation du travail, il exposa l’ensemble de’sa doctrine,
dont les germes se trouvaient déjà épars dans l’BM-
toire de dix OKS; doctrine fort simple au premier
abord, car il s’agissait, sans plus, de supprimer les
mauvais effets de la concurrence industrielle, en met-
tant aux mains de l’État l’industrie collective, organisée
en ateliers nationaux, administrée par des conseils
électifs, sous le régime de l’égalité des salaires. Le
mobile de l’honneur collectif substitué à celui de l’in-
térêt personnel, une disposition présumée permanente
au dévouement et à la fraternité, forment les assises
morales de cet état industriel, ce qui revient à dire
que l’organisation imaginée par M. Louis Blanc est
une généreuse chimère; carie dévouement, cette ma-
gnificencede l’âme, ne pourra jamais, en aucun temps,
quel que soit le perfectionnement de l’humanité, s’é-
crire dans une constitution sociale jamais il ne pourra
se commander de par la loi. On conçoit cependant
qu’une telle théorie, présentée aux imaginations po-
pulaires avec une verve et une abondance juvéniles,
ait dû les séduire préférablement à toute autre. Aussi
la retrouverons-nous bientôt portée par le flot révolu-
tionnaire au gouvernement dans la personne de son
auteur. Nous y reviendrons alors pour l’examiner non
pas tant dans sa valeur propre que dans son action
sur les masses.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/61[modifier]
INTRODUCTION. 45
INTRODUCTION. 45
Plus isolé par la nature de son esprit, de son carac-
tère et de ses travaux, M. Raspail se consacrait aussi,
avec un zèle persévérant, à la propagation des idées
socialistes. Bien connu du peuple par les luttes de sa
vie politique et par son action bienfaisante dans les
faubourgs de Paris, où il exerçait gratuitement la mé-
decine, nourri de fortes études, en renommée pour
sa science, il s’était montré le constant défenseur des
principes de la Révolution française, et poursuivait,
comme le but suprême de ses études, l’amélioration
du sort de la classe souffrante. L’abolition de la peine
de mort, l’établissement du suffrage universel, qu’il
considérait comme devant ouvrir la voie à tous les
progrès des t’mps modernes, l’association agricole, la
liberté de discussion, n’avaient pas d’apôtre plus cou-
rageux. Ses tendances étaient communistes, mais il
n’avait pas de système formulé pour une application
immédiate. Aucun des hommes qui ont embrassé la
cause du peuple n’a été en butte à plus d’outrages et
de persécutions. Par la hardiesse de ses opinions, par
l’incorruptibilité de ses mœurs, par l’ironie de son
langage, il avait irrité contre lui deux puissances im-
placables dans leur ressentiment la médecine sco-
lastique et la politique conservatrice.
Seul, bien plus seul encore, car il n’avait ni clients,
ni émules, ni disciples, M. Proudhon parut dans l’arène
socialiste avec une audace d’allures et une étrangeté
d’accent qui frappèrent aussitôt les esprits, et, quand
les circonstances le servirent, fixèrent l’attention pu-
blique sur sa personne et sur ses ouvrages. Né dans un
village de la’Franche-Comté, il fit àgrand’peine, au
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/62[modifier]
-!6 INTRODUCTION.
-!6 INTRODUCTION.
prix des plus durs sacrifices, des études très-incom-
plètes. Avec la rude opiniâtreté des hommes de son
pays, il tourna d’abord son esprit vers les questions
religieuses et s’occupa de recherches sur les origines
du christianisme. Mais bientôt ses travaux prirent un
autre cours, et, en 1840, il adressait à l’Académie des
sciences morales, un Mémoire dans lequel ayant choisi,
ce sont ses propres expressions, pour sMj~ d’expé-
hëMC~S ce qu’il avait trouvé de plus ancien, d&.ph~
pectable, de plus universel, de moins controversé, /6f.
p?’opr!ë’të, il concluait à une négation absolue, devenue
célèbre par sa formule La propriété, c’est le vol. A
cette première négation succédèrent coup sur coup,
dans ses différents ouvrages, une série de négations
comprises dans la négation générale de tout pouvoir,
et conséquemment du pouvoir suprême de Dieu.
La hardiesse des propositions de M. Proudhon, mise
en relief par une vigueur et une âpreté de style peu
communes, ce défi jeté a toutes les croyances, à toutes
les opinions reçues, excita une indignation violente.
Difficile à comprendre, impossible à mettre d’accord
avec lui-même, habile à manier le sophisme, con-
sommé dans l’art du paradoxe et de l’ironie, M. Prou-
dhon conquit subitement dans un cercle restreint d’a-
bord, mais de plus en plus élargi, une renommée où
la répulsion avait plus de part que la sympathie et
qui se composait plus de scandale que d’admiration.
Une sorte de terreur s’attacha à son nom et fit sa puis-
sance. Étourdi par l’excentricité de la forme, le vul-
gaire, incapable de pénétrer plus avant, crut à une
originalité profonde dans les idées de M. Proudhon.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/63[modifier]
INTRODUCTION. 4~
-.s. -1- ~t.
Une lecture superficielle de ses ouvrages abusa même
à .cet égard un certain nombre d’esprits sérieux. On
s’accorda à le considérer comme un philosophe, tandis
qu’il n’était qu’un sophiste. On le redouta comme
l’incarnation même du socialisme, tandis qu’il n’était
qu’une superfétation bizarre de la séve révolution-
naire’. En effet, ce qui ressort de l’étude attentive des
ouvrages de M. Proudhon, c’est précisément le con-
traire de ce qu’on y a vu jusqu’ici; c’est, malgré les
apparences d’une excentricité calculée, l’absence de
toute originalité créatrice, ou du moins c’est l’écra-
sement volontaire d’une spontanéité qui n’était peut-
être pas sans génie, sous le lourd fardeau d’une érudi-
tion scolastique. Esprit de pure souche gauloise, talent
satirique dont la verve rappelle souvent Montaigne et
Rabelais, parfois Voltaire, entraîné hors de ses voies
et comme fasciné par les profondeurs entrevues de la
métaphysique allemande, M. Proudhon se laissait eni-
vrer en quelque sorte par les abstractions de Hegel,
de Strauss, de Feuerbach en même temps qu’il
Une proposition jadis fameuse, mais oubliée de Brissot de War-
ville, contribua beaucoup à lui donner ce vernis d’excentricité auquel il
’tut, après que la révolution de Février l’eut mis en rapport avec les
classes populaires, le retentissement de son nom. « La propriété, c’est
le vol ne se dit pas en mille ans un mot comme celui-là Je n’ai
d’autre bien sur la terre que cette définition de la propriété; mais je
la tiens plus précieuse que les millions de Rothschild. » Ainsi s’exprime
M. Proudhon. Restituons cet axiome à son possesseur légitime. Brissot
de Warville avait dit,, en 1780 « La propriété exclusive est un vol dans
la nature. Le voleur, dans l’état naturel, c’est le riche. » (Kec~~M
philosophiques sur le droit de propriété et le vol.)
Les antinomies, le devenir, <’<~ en soi et pour toute cette
terminologie de provenance étrangère, antipathique au génie de la lan-
gue française et dont M. Proudhon se plaît à obscurcir son style, a paru
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/64[modifier]
4S INTRODUCTION.
remplissait sa mémoire d’hypothèses bizarres et de
formules algébriques empruntées à son compatriote
Fourier. Dans une solitude austère où il sevrait son
imagination et son cœur de toute joie, hostile à la poc-
sie, à l’art, concentrant toutes ses facultés dans d’ab-
struses recherches, il lut beaucoup, il lut avec fana-
tisme et s’identifia si bien avec ses lectures qu’il prit
de très-bonne foi pour siennes les nouveautés qu’il dé-
couvrait chez ses auteurs de prédilection.
Ayant une vue plus nette des besoins de la civilisa-
tion moderne que le vulgaire des socialistes, M. Prou-
dhon ne se lasse pas de répéter que c’est à la science
seule qu’il appartient de guérir les plaies sociales.
Mais, comme nous le verrons plus tard, la science de
M. Proudhon, incohérente et sans méthode, mêlant
tout, les questions de salaire et les théodicées, le prêt
gratuit et les hallucinations bibliques, l’algèbre et le
pot-au-feu, ne voulant voir l’univers que sous le
grossier aspect de la pro~MctMH et de la consommation,
ne devait aboutir qu’à un laborieux avortement et à
une glorification de l’ironie~.
A côté des sectaires et des apôtres que je viens de
nommer, des écrivains brillants, des romanciers
pleins de verve, employaient leur talent à vulgariser
les idées, ou plutôt les tendances socialistes, dans la
classe lettrée du peuple. L’un des plus célèbres,
M. Eugène Sue, faisait parler à ses personnages la
aux lecteurs français, peu familiers avec la métaphysique allemande,
l’indice certain d’une grande invention et d’une science profonde.
Voir les statuts de la Banque du peuple et les Confessions d’M:
~OMM?!MC:M, 1849.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/65[modifier]
INTRODUCTION. 49
i. 5
langue du phalanstère, tandis que madame Sand, pas-
sionnée pour le communisme pur, pour ce qu’elle
appelait le sublime et terrible but du partage des ~ns,
revêtait de toutes les splendeurs d’un style magique
les utopies de M. Pierre Leroux. Une autre femme,
madame Flora Tristan, après avoir visité les réceptacles
les plus abjects de la misère du peuple, entreprenait,
non sans succès, de prêcher aux ouvriers l’association
et le secours mutuel.
Ainsi qu’on peut s’en convaincre d’après cet exposé
succinct, l’ensemble des doctrines comprises sous le
nom de socialisme ne puisait sa force ni dans le génie
de l’invention ni dans la science organisatrice; mais,
comme il était né d’un besoin vrai et profond, comme
il exprimait avec éloquence un état moral et physique
qui ne se pouvait souffrir sans crime et que l’État
laissait s’aggraver chaque jour, sans songer même à
y chercher quelque palliatif, le peuple, qui n’avait ni
le temps, ni les connaissances nécessaires pour ana-
lyser et critiquer les principes et les hommes, ac-
courut et se rangea autour des nouveaux apôtres par
curiosité d’abord, puis avec enthousiasme et recon-
naissance. Il salua de ses acclamations, il honora de
ses déférences et de sa docilité les chefs du socia-
lisme. Une puissance considérable, hors de proportion
avec leur génie, leur fut ainsi donnée sur l’opinion
des masses.
Le radicalisme ou le républicanisme exclusif, qui,
depuis 1793, n’avait pas cessé d’être en rapport avec le
peuple et qui cherchait, comme le socialisme, son
point d’appui dans les masses, perdait du terrain à
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/66[modifier]
50 INTRODUCTION.
mesure que le socialisme en gagnait. Depuis 1859,
les hommes les plus énergiques de ce parti étaient
découragés parles échecs constants de leurs tentatives
a main armée. Barbes et Blanqui, les deux chefs de
conspiration les plus actifs, étaient en prison. Pour
échapper à la police, les sociétés secrètes avaient été
forcées de se transformer de tant de manières que leur
organisation, chaque jour affaiblie, n’exerçait plus
d’action efficace. Elles se bornaient en ces dernières
années à de vagues projets de complots et à une pro-
pagande subalterne. Le journal qui naguère avait été
l’expression vive du républicanisme, le National, ré-
digé, depuis la mort d’Armand Carrel, par MM. Marrast,
Thomas, Jules Bastidel, Trélat, quoique toujours très-
agressif dans la forme, inclinait sensiblement vers
une entente avec l’opposition dynastique. Les républi-
cains austères tenaient en grande suspicion èette co-
terie habile de républicains bourgeois (c’est le nom
qu’on leur donnait), qu’ils accusaient d’intrigues et
d’ambitions égoïstes. Le seul foyer ardent du républi-
canisme montagnard était la Réforme. Fondée en
1845 par MM. Flocon’, Baune et Grandménil, dans
le dessein formel de renverser la dynastie d’Orléans,
la ~e/ormc, qui comptait parmi ses rédacteurs
MM. Godefroi Cavaignac, Ledru-Bollin, Louis Blanc,
Ribeyrolles, Etienne Arago, Scheelcher", avait mieux
M. Bastide s’était éloigne depuis quelque lemps du National pour
devenir le collaborateur de M. Buchezdans la Revue Nationale; mais la
bonne intelligence n’était pas rompue néanmoins entre le voltairia-
nisme de M. Marrastet le catholicisme de son ancien collaborateur
La ~t)rMM recevait l’impulsion d’un comité composé de MM. Fran-
çois et ELienue Arago, Bautte, Dupoty, Flocon, Guinard, Joly, Lesseré,
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/67[modifier]
INTRODUCTION. 51
T T7 r 1 1 1_ _1~ 11 1
compris que ~Ys~oM~ les tendances nouvelles du
peuple, et, quoique la tradition jacobine fût le fonds de
sa politique, elle ne repoussait ni ne raillait, comme
le faisait le. journal de M. Marrast, les idées socialistes;
souvent même elle en admettait l’exposition dans ses
colonnes. Par M. Louis Blanc, elle leur donnait un
gage’. Aussi la Ré forme devint-elle en peu de temps
beaucoup plus populaire que le ~Va~OMs~, qui sentit
avec dépit la direction du mouvement démocratique
lui échapper. H en résulta bientôt entre les deux jour-
naux une polémique acrimonieuse et remplie de per-
sonnalités. La discorde les sépara en deux camps hos-
tiles l’intérêt d’une même cause à soutenir fut moins
puissant que les rivalités d’une ambition pareille~.
Nous retrouverons ces rivalités acharnées dans le
moment même de l’action et surtout au lendemain de
la victoire.
Le parti légitimiste ’et le parti demeuré fidèle au
nom de Bonaparte concouraient aussi, le premier par
une polémique ouverte, l’autre par des menées, des
complots, des intrigues, à miner le gouvernement.
Il faut ajouter à ce travail combiné des sectes, des
écoles et des partis socialistes et radicaux, l’influence
des forces isolées qui concouraient les unes à exalter,
Lemasson, Louis Blanc, Pascal Duprat, Recurt., Schœlcher, Félix Avril
et Vallier.
M. Louis Blanc était, parvenu en ces derniers temps à faire signer
au comité de la He/~nM un programme tout à fait socialiste. (Voir le
texte aux documents historiques, n°l.)
« Je crains moins la différence de vos opinions que la ressemblance
de vos ambitions, » disait, à ce propos, Beranger à M. Narras), au
lendemain de la révolution de Février.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/68[modifier]
52 INTRODUCTION.
« 1 1 T"’t.
les autres à éclairer le peuple. Des statistiques irrécu-
sables, publiées en grand nombre, donnaient sur l’état
des prisons, des bagnes, des maisons de prostitution
et des hospices, des chiffres accablants, et faisaient
maudire un gouvernement inhabile à guérir de telles
plaies. Au-dessus du chœur encore étouffé des malé-
dictions populaires, s’élevaient à intervalles toujours
plus rapprochés des voix prophétiques. Les Paroles
~’MM croyant, en 1835, firent un effet immense. Sorti
avec éclat de l’Église romaine, mais demeuré profon-
dément chrétien par le cœur, l’abbé de Lamennais
cherchait dans l’Évangile la condamnation de la race
pharisienne qui gouvernait la France, et promettait, au
nom du Christ, à la démocratie régénérée, l’ère pro-
chaine de la justice et de la vérité. La charité ardente
de sa grande âme blessée, sa vie solitaire, la fierté
simple d’une pauvreté qu’il avait préférée à la pour-
pre, l’autorité même du sacerdoce restée empreinte
sur sa personne et dans les habitudes de son langage,
lui donnaient un grand prestige. Au Collège de France
les cours de MM. Michelet Quinet et Mickiewicz vivi-
fiaient les traditions républicaines des écoles, répan-
daient dans la jeunesse des sentiments d’amour pour
le peuple, de mépris pour l’Église et la société o~c~-
M. Michelet et M. de Lamennais étaient adversaires déclarés du
communisme. L’un et l’autre défendirent avec éclat et énergie la fa-
mille et la propriété au plus fort de la tempête révolutionnaire (voir
)e Peuple constituant, n" des 28 et 23 mai 184S, et le 5’ volume de
)’FM<<we de la ~c<K<:<Mt française), à un moment où ceux qui les
accusent aujourd’hui de tendances anarchiques baissaient la tête et
gardaient le sitence. A cet égard l’opinion publique est singulièrement
abusée. Mais sur quoi ne l’est-elle pas à l’heure où je tiens la plume
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/69[modifier]
INTRODUCTION. S5
ient de la sorte cette union des étu-
5.
les, et préparaient de la sorte cette union des étu-
diants et des prolétaires qui devait se manifester- sur
les barricades. C’est ainsi que volontairement et invo-
lontairement, par une action lente ou rapide, par la
résistance inintelligente autant que par l’attaque pas-
sionnée, tous concouraient à un travail révolution-
naire caché encore aux esprits inattentifs, mais qui se
révélait de loin en loin par des signes terribles~, et
que le premier accident allait faire apparaître dans
son effrayante étendue aux yeux de la société con-
sternée
On le voit, sous d’apparentes prospérités, la société
française recélait dans son sein bien des éléments de
perturbation, et le gouvernement de Louis-Philippe,
au lieu de la soutenir dans ses efforts instinctifs vers
un ordre supérieur, la livrait, par le plus triste calcul, à
une désorganisation morale qui, si elle se fût prolongée,
amenait, avec l’abaissement de son caractère et de son
honneur, le rapide, l’irréparabledéclin de son influence
européenne. Car la politique du gouvernement de
Entre autres la grande grève de 1840, la grève des charpentiers
en t845, les troubles de Buzançais, etc.
Un rapportadressé par M. Delessert, préfet, de police, au président
du conseil, en date du 19janvier 18’H, constate que dans l’annëe’t846
les publications socialistes ont été encore plus nombreuses que pen-
dant les années précédentes que la ~H<f<M!M vers les idées de rénova-
tion sociale est plus vive que jamais et mérite une attention sérieuse.
H signalé parmi les ouvrages dangereux les Evangiles avec des notes
et r~~M’MM, par Lamennais; le Système des contradictions écono-
tM~MM, par Proudhon;l’BMS:~f~Mff<~ par Daniel Stern, etc., etc.;
et termine par ces mots « Là est la véritable plaie de l’époque, et on
doit reconnaître que chaque année elle fait de nouveaux progrès. Un
pareil état de choses me paraît de nature à éveiller la haute sollicitude
du gouvernement. ))
5.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/70[modifier]
Ht i INTRODUCTION.
Juillet était aussi mesquine dans ses rapports avec
l’étranger qu’elle se montrait aveugle dans la conduite
des affaires intérieures. La pusillanimité du plus vul-
gaire égoïsme y faisait taire les hardies traditions et
le grand instinct de la France. Dominé par un faux
amour-propre dynastique et par un désir puéril d’ob-
tenir l’amitié des royautés légitimes, la quasi-légiti-
mité, c’est le nom qu’on donnait à la royauté issue
des barricades, acceptait, en fait et en droit, l’équilibre
européen tel que rayait créé la solennelle injustice des
traités de 18i5. Elle écartait les sympathies, elle tra-
hissait les espérances des nationalités sacrifiées au con-
grès de Vienne, et tantôt par son langage, tantôt même
par ses actes équivoques, elle décourageait ses alliés
naturels pour obtenir des princes absolus le pardon
de son origine révolutionnaire. Pendant les sept an-
nées du ministère présidé par M. Guizot, la tendance
de plus en plus marquée de la politique conservatrice
fut de se rapprocher des puissances absolutistes, et
d’abandonner, pour les bonnes grâces douteuses de
l’Autriche et de la Russie, les principes et les tra-
ditions de 89, l’intérêt historique et politique de la
France.
Ainsi, par son action diplomatique tout autant que
par son action administrative, le gouvernement de
Louis-Philippe allait manifestement à l’encontre des
vœux du pays et de ses intérêts véritables. Les classes
riches, chez qui la fierté nationale s’alanguit aisé-
ment dans la mollesse cosmopolite d’une civilisation
très-compliquée, suivirent sans trop de répugnance la
politique àntifrançaise de la branche cadette des Bour-
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INTRODUCTION. 55
bons. Mais l’instinct populaire ne fut point étouffé, et
la portion non encore enrichie de la bourgeoisie, en
exprimant, dans son opposition parlementaire, les sen-
timents confus des masses, leur donna une puissance
inattendue. Les tendances rétrogrades du gouverne-
ment, ses provocations multipliées avancèrent l’heure
du conflit. Dans la lutte qui s’engagea, l’instinct l’em-
porta sur la science, le sentiment populaire fut plus
fort que l’habileté politique. La France démocratique,
dans un accès d’indignation, renversa le gouverne-
ment de la France bourgeoise et se proclama libre
sous un gouvernement républicain. C’était là un juste
châtiment des erreurs de la bourgeoisie dynastique.
Mais bientôt on s’aperçut que les circonstances avaient
précipité un dénoûment auquel on n’était pas assez
préparé. Républicaine avant l’heure, par la faute d’un
pouvoir sans discernement, insuffisamment initiée à
la vie politique, la démocratie révolutionnaire s’est
trouvée tout d’un coup aux prises avec des difficultés
de tous genres qu’elle avait à peine entrevues. Ni elle
ne se connaissait bien elle-même dans ses éléments
complexes, ni surtout elle ne se formait une Idée exacte
de l’état social, tout à la fois très-nouveau et très-
ancien, où se trouvaient la France et l’Europe. De là
les étonnements et les incertitudes des hommes portés
au pouvoir par la faveur populaire. De là les oscilla-
tions, le prompt discrédit d’une politique qui, négli-
geant les réformes possibles, prêtant l’oreille aux uto-
pies, applaudissant aux contre-coups de la révolution
en Europe et rassurant les princes par des promesses
de paix, parut tout à la fois, à l’extérieur comme à
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56 INTRODUCTION.
l’intérieur, prudente jusqu’à la faiblesse, hardie jusqu’à la témérité. Dans ces oscillations, la confiance enthousiaste des masses se retira d’un gouvernement qui ne savait qu’en faire. Leur désappointement tourna vite en irritation. Les souffrances matérielles inséparables d’une révolution qui inquiète les classes riches et suspend le travail, exploitées par les partis vaincus et par quelques sectaires, achevèrent de briser le lien qui rattachait le prolétariat des villes au gouvernement républicain. Le peuple demandait sans retard l’effet des promesses de la révolution, l’organisation du travail, exigence qui lui semblait très-simple, mais qui pourtant était formidable à cett~ heure où, pas plus dans les choses que dans les esprits, rien n’était prêt pour la satisfaire la situation était grave et pleine d’obscurités. Rien ne pouvait s’ajourner et rien ne paraissait immédiatement possible. Entre ceux qui supposaient tout facile et ceux qui ne voyaient rien de praticable, quel milieu tenir? Comment, dans ce grand malentendu des esprits et des volontés, prononcer le mot décisif? Cependant le temps s’écoulait; chaque jour, chaque heure de retard accroissait le péril avec les exigences des prolétaires. De son côté, la bourgeoisie, craignant pour ses biens, en venait, par une sorte d’héroïsme de la peur, à les préférer à sa vie. Elle voulait tout risquer plutôt que de consentir à rien perdre. Bientôt les passions contenues quelque temps, par l’espoir chez les uns, par la stupeur chez les autres, se heurtèrent. L’explosion se lit. Divisée contre elle-même, la révolution courut aux armes la république de d848, comme la royauté de 1850,
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INTRODUCTION.. 57
~t,tn~!n~1tA. ~)1~J~
combattit le prolétariat révolte elle pointa ses canons,elle tourna ses baïonnettes contre le désespoir popu-
laire, et la révolution sociale fut vaincue. Mais la révo-
lution politique était atteinte. A partir des néfastes
journées de juin, elle ne fit plus que languir; épuisée
par le sang répandu, chancelante en ses conseils,
reniée par le peuple qui se croyait trahi, abandonnée,
comme l’avait été la royauté, par une bourgeoisie
ingrate et sans discernement à qui elle avait donné
et demandé la force, isolée dans une politique indé-
cise qui lui avait aliéné la sympathie des peuples sans
lui gagner l’amitié des rois, elle entra dans un rapide
déclin, et déjà elle n’existait plus que de nom, lors-
qu’un second Bonaparte vint occuper sa place. Dans
ce même palais d’où le peuple, en se jouant, avait
ôté, comme un. meuble inutile, le fauteuil d’un roi
citoyen, Napoléon Ht fit remettre, avec l’appareil mi-
litaire et la pompe des cours, le trône impérial. Au-
jourd’hui, de la révolution de 1848, il ne reste plus
qu’une seule institution, et c’est précisément l’insti-
tution qui a servi à la détruire le suffrage universel.
Aussi, par un grand nombre de gens, la révolution de
février est-elle considérée comme une tentative dérai-
sonnable, un accident, un contre-sens historique dont
il serait souhaitable d’effacer jusqu’à la dernière trace.
Telle n’est pas la conclusion à laquelle nous conduit,
après un intervalle de quatorze années, l’examen nou-
veau de la suite des événements. Ce n’est point ici le
lieu des conjectures et des prophéties. Cependant,
malgré les apparences contraires, il est permis de
penser que la révolution de 1848 n’a été dénniti-
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58 INTRODUCTION.
-vement vaincue ni en France ni en Europe. Les espérances qu’elle a fait naître, nous les voyons plus ardentes peut-être, plus profondes à coup sûr, et plus près de se réaliser, en Italie, en Hongrie, en Pologne, chez tous les peuples qui n’ont point conquis encore leur indépendance nationale, l’entière liberté de conscience, la parfaite égalité démocratique. Partout les gouvernements absolus paraissent plus haïs des populations et plus menacés qu’ils ne l’ont été jamais par l’esprit de la révolution française. Jamais non plus l’avenir de notre pays n’a été plus visiblement lié aux progrès de la démocratie. Cet avenir, par le suffrage universel, est aujourd’hui dans les mains du peuple. Il dépend tout entier de l’exercice intelligent de ce droit nouveau que la révolution de 8 48 lui a remis; et ce droit, bien qu’il n’ait pas produit du premier coup tout le bien qu’on en devait attendre et qu’il ait paru se tourner contre ceux-là même qui l’avaient établi, n’en estpas moinsl’assisevéritable delà démocratie moderne.tl contient ensoi, il rend nécessaires,inévitables, prochains même, cette am~ïorattOM du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pNMffë, cet ennoblissement du peuple par l’instruction et par le bien-être, qui furent le rêve des premiers réformateurs et qui sont la réalité sérieuse poursuivie, à travers mille chimères, par le socialisme moderne. Si le peuple aujourd’hui n’accomplissait pas pacifiquement cette grande trans- formation sociale dont les philosophes du dix-huitième siècle et les législateurs de la Constituante lui ont tracé les voies, il ne pourrait plus en accuser que luimême, car il est devenu maître de ses destinées.
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INTRODUCTION. 59
La révolution de i848 et l’institution républicaine
ne dussent-elles produire d’autre résultat immédiat
que d’avoir procuré au peuple les moyens légaux de
son émancipation, il les faudrait encore saluer du
cœur et de l’esprit comme le gage certain d’une
œuvre providentielle, d’une métamorphose ascendante
qui s’opère dans le monde, en dépit des faiblesses,
des fautes et des crimes, en dépit surtout de l’aveu-
glement des hommes.
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6
HISTOIRE
DE LA
RÉVOLUTION DE i848
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Les conservateurs et les réformistes.
Les élections de l’année 1846 apportaient au ministère
conservateur, désigné dans le langage du temps sous le
nom de cabinet du 29 octobre, une majorité considérable.
Cette majorité-se composait presque entièrement de fonc-
tionnaires publics; il n’en entrait pas moins de deux cents à
la Chambre fait exorbitant, sans exemple depuis l’établis-
sement du régime parlementaire et qui ne laissait que trop
paraître l’abus des influences corruptrices exercées par le
pouvoir sur le corps électoral. Jamais M. Guizot, qui prési-
dait le conseil, et M. Duchâtel, qui, au ministère de l’in-
térieur, était plus spécialement chargé de mener à bien
l’entreprise des élections, n’avaient remporté de victoire
plus facile et plus complète; jamais ils n’avaient rencontré
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02 IIISTOIRE
V;o U..f,U.I. V,l.J.t,u
dans les mœurs moins d’indépendance et de vertu poli-
tique. Le goût des places et l’émulation d’un zèle servile
semblaient devenus les seuls mobiles d’activité dans ce
pays légal auquel seul ils avaient affaire et qui leur ca-
chait l’autre. Aussi les deux premiers ministres ne conce-
vaient-ils pas un doute sur l’heureuse issue de la session
qui s’allait ouvrir, et tout en eux trahissait, avec la confiance
la plus entière, l’extrême dédain que leur inspiraient pres-
que également et les complaisances de leurs amis et l’in-
habileté manifeste de leurs adversaires.
A ne considérer que le p<K/s M~a~, en effet, la satisfac-
tion des ministres était parfaitement motivée. La sécurité
que donne un long état de paix, le bien-être qui s’y déve-
loppe, entretenaient dans les classes aisées des dispositions
favorablés au pouvoir. La brillante alliance du duc de
Montpensier avec l’infante d’Espagne, ce succès personnel
des ambitions du roi, était présentée par la presse conser-
vatrice comme un triomphe diplomatique remporté sur
l’Angleterre. «Nous rentrons danslapolitique deLouisXlV,))
disaient les courtisans; « la France se relève de ses abais-
sements, » répétaient les gens crédules. L’opposition d’ail-
leurs, dans la session précédente, avait été si molle et si
mal conduite que, amoindrie comme elle l’était encore par
les élections nouvelles, elle ne pouvait songer à une lutte
sérieuse. La- bataille parlementaire se bornerait, tout le
faisait présager, à de légères escarmouches, dont vien-
draient aisément à bout l’éloquence de M. Guizot et les
habiles manœuvres de M. Duchâtel. C’était la pensée de
Louis-Philipppe et de tout ce qui l’entourait.
A la vérité, des émeutes très-graves, provoquées dans
plusieurs départements par la cherté des grains, vinrent
pour un moment troubler la sécurité du cabinet. La révolte
des paysans de Buzançais et les exécutions qui en furent la
C’est ainsi que, dans le tangage paftementah’e, on désignait t’cn-
semhie des citoyens qui rempilaient les conditions du cens électoral.
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DE LA RÉVOLUTION DE-1848. 63
suite, en rappelant les scènes analogues qui avaient signalé
les commencements de la Révolution, jetèrent dans quel-
ques esprits des appréhensions, des pressentiments facheux.
Mais, les émeutes réprimées par la troupe, qui ne montra
nulle part d’hésitation dans l’accomplissement du devoir
militaire, et le danger de la disette conjuré par de nom-
breux arrivages, l’on n’y songea plus. Lesdébatsde l’adresse
furent pour le ministère l’occasion d’un éclatant succès.
Cependant quelques conservateurs de bonne foi, qui
avaient pris au sérieux les promesses du ministère aux élec-
teurs~, élevaient la voix pour en réclamer I’accomplisse-
ment. Cette témérité déplut à M. Guizot. Enflé par le succès
croissant de sa politique, il ne cacha pas son dédain pour
ces honnêtes dupes et s’oublia jusqu’à les provoquer ouver-
tement à la défection. « Ceux qui ne sont pas contents de la
marche du cabinet, dit-il, dans un débat relatif à une pro-
position de M. Duvergier de Hauranne sur l’abaissement du
cens électoral, peuvent passer dans le camp de l’opposi-
tion. » Cette vive injure adressée à la plus complaisante des
majorités fut l’origine d’une fraction dissidente, qui, très-
peu considérable en nombre et même en force morale, car
elle ne se composait guère, avec les hommes insignifiants
et de bonne foi dont je viens de parler, que de frondeurs
suffisants et frivoles, acquit néanmoins quelque importance
par l’énergie, l’activité et l’habileté peu communes d’un
homme dont elle désavouait à demi le concours M. de
Girardin 2. Le rédacteur en chef de la Pr&Mg avait été
« Tous les partis vous promettront le progrès, avait dit M. Guizot
au banquet des électeurs de Lisieux, le 2 août d846; seul le parti con-
servateur vous le donnera. »
Cette petite fraction des progressites, à laquelle M. de Girardin
suggérait des ambitions hors de proportion avec sa force, avait pour
guide un jeune homme épuisé par la maladie et qui mourut bientôt
(M. de Castellane). M. Guizot parlait fort dédaigneusement de cette co-
terie. « Nous sommes bien menacés, avait-il dit un jour, nous avons
contre nous un impotent et un impossible. » Impossible, soit, ré-
pondit M. de Girardin, mais encore plus inévitable. » .Te cite ces bons
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6t HISTOIRE
froissé comme tant d’autres dans ses rapports personnels avec M. Guizot; mais plus vindicatif et surtout mieux en
mesure de donner cours à son désir de vengeance, il ten-
dait vers ce but tous les ressorts de son esprit. Devinant bien que les promesses du banquet de Lisieux n’étaient qu’un leurre, il les avait inscrites en guise d’épitaphe en tête de son journal, et les rappelait en toutes circonstances à ses nombreux lecteurs. Le jour où M Guizot fit son imprudente sommation aux conservateurs, M. de Girardin,
comme pour marquer l’indignation d’une confiance subi-
tement déçue, effaça l’épigraphe de la P~~ë et lui en substitua une autre extraite d’un discours de M. Desmous-
seaux de Givré, dans la séance du 27 avril. « Qu’a-t-on fait depuis sept ans? s’était écrié ce conservateur poussé à bout,
rien, rien, rien. » Ces trois mots devinrent la devise iro-
nique de la Presse. A partir de ce jour elle se posa en ac-
cusatrice du ministère, et ne lui laissa plus aucun dépit.
Usant tantôt de ruses, tantôt de violence, M. de Girardin
fut, pour M. Guizot, le plus dangereux des ennemis, parce
que ayant longtemps servi sa politique, il en connaissait
bien et en dévoilait sans scrupule les ressorts secrets.
Sans autorité dans la Chambre, sans ascendant sur les
masses, M. de Girardin n’en était pas moins, par la vigueur
de sa dialectique, par son habileté à tendre des piéges, par
sa familiarité avec l’utopie, par une science de l’effet
merveilleusement appropriée à (’état de nos mœurs, par la
justesse acérée de son sens critique, un redoutable adversaire. Les blessures qu’il fit dans cette session au minis-
tère conservateur furent des blessures mortelles; mais on
était loin encore de concevoir des inquiétudes sérieuses
tout semblait, au contraire, justifier l’infatuation des ministres.
mots et j’en rapporterai d’autres, en leur place, parce qu’en France
les bons mots et les quolibets font partie intégrante de l’histoire poli-
tique.
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DE L.\ RÉVOLUTION DE 1848. 65
6.
’e électorale; à
DE L.\ RÉVOLUTION DE 1848. 65
Battue dans la question des mariages espagnols, amoin-
drie par la défection de MM. Billault et Dufaure, deux des membres les plus influents de la Chambre, que suivirent aussitôt une trentaine de députés, humiliée, découragée, l’opposition brandissait d’une main débile sa vieille arme émoussèe la réforme. Ce n’était pas là chose bien formidable. M. Duchâtel ne s’en tourmentait guère; M. Guizot haussait les épaules le roi riait sous cape de ces honnêtes niaiseries. Personne en France, non assurément personne, ne pouvait soupçonner le tour extraordinaire qu’allait prendre, à peu de temps de là, une discussion usée à l’avance par sa monotonie. Depuis quinze ans déjà, cette question de réforme électorale et parlementaire se reproduisait invariablement à chaque session. L’opposition répétait que le pays n’était pas représenté avec sincérité, et que l’indépendance de la Chambre n’était pas suffisamment garantie. Elle s’appuyait sur des considérations et des exemples d’une justesse incontestable mais, tout en signalant une partie du mal extérieur, elle se gardait bien de descendre jusqu’au vice essentiel de la constitution, jusqu’au principe immoral du cens qui subordonnait la capacité politique au privilège grossier de la fortune. On aura peine à comprendre un jour comment la nation la plus chevaleresque, la plus délicatement sensible du monde moderne, a pu laisser fausser son jugement à ce point d’admettre que la richesse, si souvent acquise aux dépens de la probité, soit non-seulement la plus sûre, mais la seule garantie de la capacité politique. On s’étonnera qu’un peuple élevé par une religion et une philosophie éninemment spiritualistes ait accepté comme modelé des gouvernements un système dont le matérialisme formait la base et se trahissait jusque dans le langage. Quelle pauvre idée ne concevra-t-on pas dans l’avenir d’une génération si promptement façonnée à considérer l’État comme une machine, ayant son jeu, sa pondération, ses rouages; à dire, en se désignant soi-même, la Mm<M?’<? électorale; à t!
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M HISTOIRE
ne se servir enfin, en parlant de ce qu’il y a de plus idéal
au monde, le génie d’un peuple exprimé dans ses institu-
tions, que de locutions empruntées à la mécanique J’ai la
certitude de ne pas faire ici une observation puérile. Rien
n’est puéril dans ce qui tient essentiellement à la vie d’une
nation; il n’entre pas de hasard dans la formation des
langues; l’idiome d’un peuple, c’est ce peuple lui-même.
Mais les vues de l’opposition n’allaient pas si loin. Nous
verrons bientôt qu’elle ne se piquait pas de logiquu.
M. Barrot et son parti, ne voulant point comprendre que la
source de la moralité publique était empoisonnée, s’in-
qui étaient seulement de la voir un peu trouble à la surface,
et s’occupaient avec une conscience puérile à lui rendre sa
limpidité en la faisant passer par le filtre de la réforme.
Quant à M. Thiers, un certain goût pour les aventures ré-
volutionnaires, le plaisir vaniteux de s’imposer à un roi
réputé pour ses habiletés, par-dessus tout l’intempérance
remuante d’un enfant gâté de la fortune, le jetaient en
avant, à tous hasards, à tous risques, à tous périls. De son
côté, le pouvoir, par simple répugnance pour le mouvement
quel qu’il fût, répondait sans se lasser, tantôt que la me-
sure était inopportune, tantôt qu’il la trouvait dangereuse;
toujours que les ministres donneraient leur démission si
elle était adoptée
Ayant perdu l’espoir d’obtenir un résultat quelconque
dans la lutte parlementaire, les radicaux, en 1840, avaient
essayé de faire appel à l’opinion du dehors. Ils étaient par-
venus à réunir cent mille signatures au bas d’une pétition
ferme et explicite; mais c’est à peine si cette pétition avait
été discutée à la Chambre, tant l’opposition modérée répu-
gnait à une alliance aussi scabreuse. Cette année, deux
hommes de conviction, appartenant l’un au radicalisme
tempéré, l’autre à la gauche dynastique, tentèrent, sans
s’être entendus, un rapprochement politique qui leur pa-
raissait l’unique moyen d’arracher quelques concessions à
l’obstination du pouvoir. M. Carnot, fils de l’illustre con-
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 67
U~ LA KËVULUtIUM UNISYS. 67
ventionnel, dans une brochure intitulée Les ~o~!c~<
la Charte, tout en confessant ses sympathies républicaines,
exprimait le désir de se conformer à la volonté nationale
attachée aux institutions de Juillet, et montrait que la ré-
forme n’était aucunement en contradiction avec elles. « In-
sensé, disait-il, quiconque demanderait aux révolutions ce
qu’il peut obtenir du simple vœu des électeurs. Quant à
M. Duvergierde Hauranne esprit actif, désintéressé, d’une
inattaquable probité politique, il conjurait tous les. chefs de
l’opposition de s’unir pour provoquer ce. que l’on devait
plus tard appeler la pression du ~ho~, c’est-à-dire une
agitation extra-parlementaire, de nature à convaincre le
pouvoir que le pays blâmait la politique conservatrice et
voulait entrer dans les voies d’un progrès large et sincère.
Ces deux écrits non concertés, dictés par la conscience
d’un état de choses où tout semblait perdu si l’on ajournait
les résolutions hardies, facilitèrent le rapprochement des
radicaux et des dynastiques. Depuis quelque temps, le
comité central des élections y travaillait. Ce comité venait
de remporter des succès signalés dans les élections muni-
cipales et dans celles de la garde nationale. A l’instigation
de MM. Marrast et Duvergier de Hauranne, d’accord ponr
commencer l’attaque qui, dans la pensée du premier, de-
vait ébranler la dynastie, tandis que, selon le programme
du second, elle devait seulement renverser le ministère, on
rédigea une pétition qui fut approuvée par les comités
locaux, par les chefs parlementaires, et qu’appuya toute la
presse libérale; on résolut d’organiser une manifestation
imposante et de réveiller l’opinion engourdie en élevant
une tribune libre en face de la tribune asservie du parle-
ment un banquet fut décidé.
11 n’y avait rien d’illégal, ni même d’insolite dans une
telle réunion. Non-seulement dans les usages de l’Angle-
terre politique les banquets étaient considérés comme une
Dg la M/~fme électorale et parlementaire.
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.68 HISTOIRE
partie essentielle du gouvernement représentatif, mais, en
France même, il n’était pas rare de voirles députés accepter
de leurs commettants des ovations de ce genre. MM. Guizot
et Duchâtel en avaient très-récemment donné l’exemple.
Cependant le ministère vit avec déplaisir les préparatifs du
banquet réformiste. H n’était plus animé, à la fin de la
session, de cette confiance superbe qu’il faisait paraître au
commencement. Sans avoir éprouvé d’échec considérable,
il se trouvait sensiblement affaibli par l’ensemble des débats.
En ne préparant aucun projet de loi important; en repous-
sant ou négligeant les réformes les plus simples et les plus
impérieusement réclamées par l’opinion: la réforme pos-
tale, la proposition de dégrèvement sur l’impôt du sel; en
laissant à l’état de rapports des projets de loi sur le régime
des prisons, sur le travail des enfants dans les manufactures,
sur les livrets des ouvriers, etc., etc., il n’avait pas su tenir
la majorité en éveil. Elle s’était relâchée de sa discipline,
et, de temps à autre, s’amusait à des velléités d’opposition.
La discussion sur l’expédition de Kabylie avait trahi la fai-
blesse du pouvoir devant l’attitude dictatoriale du maréchal
Bugeaud. Dans les débats sur le budget on avait vu la for-
tune publique compromise. L’administration de la liste
civile, les conditions d’un nouvel emprunt, de nouveaux
avantages accordés aux compagnies de chemins de fer, tout
cela excitait un mécontentement général. Enfin, des accu-
sations de corruption, qui d’abord n’avaient rencontré que
des dénégations hautaines, prenaient un caractère sérieux.
Des faits jugés impossibles se précisaient, se prouvaient.
Tantôt c’étaitia vente, dans le cabinet du ministre de l’inté-
rieur, d’un privilège de théâtre, tantôt celle de la présen-
tation d’un projet de loi, tantôt la protection accordée à un
munitionnaire infidèle. Le scandale fut au comble, lorsqu’un
acte d’accusation amena devant la cour des pairs un ancien
ministre, M. Teste, président de la cour de cassation, grand
officier de la Légion d’honneur, convaincu bientôt d’a-
voir reçu une somme considérable pour la concession
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. M
d’une mine de sel gemme. Un lieutenant général, pair de
France, M. Cubières, s’était fait l’intermédiaire de ce marché
honteux. Les débats de ce procès mirent toute la France en
émoi. La condamnation des accusés retentit jusque dans
les profondeurs du pays. Le peuple prit en grand mépris
un gouvernement et une société capables de telles turpi-
tudes~. 1..
Que faisait cependant le cabinet pour parer ou pour at-
ténuer de tels coups? Accusé des plus vils trafics, il re-
fusait l’enquête et se faisait donner par la Chambre un
bill d’indemnité. A la suite d’une discussion remplie de
personnalités où M. de Girardin offrait de prouver que
M. Guizot avait mis à prix une pairie, le ministre, par un
discours d’une habileté perfide, et ne craignant pas de des-
cendre dans ses récriminations jusqu’à la communication
de lettres confidentielles, arrachait à une majorité de 325
voix un ordre du jour devenu célèbre, par lequel, entou-
rée, pressée d’évidences ignominieuses, celle-ci osait encore
braver la conscience publique et se déclarer satisfaite. Puis
le cabinet tentait de se donner,un peu de vie en sacrifiant
trois de ses membres MM. de Macl:au, Lacave-LapIagne
et Moline-Saint-Yon, battus dans la discussion sur les cré-
dits extraordinaires, et en appelant à leur place trois nou-
veaux ministrés d’une égale médiocrité politique MM. de
Montebelto, Jayr, TrézeP. Puis, enfin, M. Duchâtel s’effor-
çait de faire avorter par des tracasseries de police la mani-
festation du banquet réformiste, devenue inquiétante en de
semblables conjonctures. Par malheur, il ne trouvait point
de prétexte à un refus officiel. On avait bien pu, naguère,
w Plusieurs faits antérieurs avaient préparé cette déconsidération des
classes élevées dans l’opinion un grand seigneur, fabricant de faux
jetons; un aide de camp du roi, surpris en flagrant délit de tricherie
au jeu; un pair de France, disparaissant à la suite d’un grave attentat
étouffé par les soins de sa famille, etc., etc.
Ces nominations ne furent faites que sur le refus blessant de plu-
sieurs hommes politiques, qui ne voulaient point prendre la responsa-
bilité des actes du cabinet.
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70 HtSTOIHE E
interdire un banquet offert par les électeurs du Mans à M. Ledru-Rollin, dont le radicalisme séditieux épouvantait la bourgeoisie; mais comment avouer la moindre crainte au sujet d’une réunion à laquelle assisteraient MM. Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne, réunion dont le caractère était si bien défini à l’avance que les radicaux extrêmes refusaient d’y prendre part 1 ? q
En effet, rien de moins subversif que les intentions des
douze cents convives réunis, sous la présidence de M. de Lasteyrie père, le 9 juillet 1847, au banquet du ChâteauBouge. Quatre-vingts députés, représentant l’ancien libéralisme, s’y trouvaient. On avait expressément réservé les opinions individuelles, « afin d’éviter, comme l’avait dit M. Duvergier de Hauranne, les querelles de ménage sur l’avenir de l’enfant à naître, avant de l’avoir mis au monde. » Dans ces vues conciliatrices, on avait, à dessein, omis -le toast au roi sur la liste des toasts arrêtés à l’avance ce fut l’acte le plus significatif de la réunion. Les toasts portés par MM. Odilon Barrot, Marie, Gustave de Beaumont, Chainbolle et Malleville, A la révolution <<hnHe<, A la presse, A la réforme, A l’amélioration du sort des classes laborieuses, etc., etc. exprimaient en termes si convenables des vœux si constitutionnels que les républicains regrettaient de s’y être associés. Cependant toute la presse de l’opposition dynastique célébra l’éloquence des orateurs du Château-Rouge. La Réforme, il est vrai, les railla amèrement mais cela ne suffit pas à rassurer le JûKfM~ des Débats il ouvrit, dès le lendemain, contre le banquet, un feu roulant de sarcasmes, de menaces, qui ne devait plus s’arrêter qu’à la veille des catastrophes. Un mois après, le 9 août, la session était close. « Elle n’a pas été bonne, M. Arago, quoique d’une opinion politique tempérée par la nature
de ses travaux et par ses relations sociales, désapprouvait l’alliance et ne voulut point paraître au banquet.
Cette omission fut le motif ou le prétexte de l’abstention de
MN. Thiers, de Rëmusat, Vivien et Dufaure;
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DE LA RËYOLUT!Of) DE 1848. 71
disaient les Débats; la prochaine, si elle n’était meilleure, serait funeste 1. ) » Et ils disaient vrai. Le mépris et la colère du peuple commençaient à monter à la surface. Au retour d’une fête donnée par le duc de Montpensier à Vincennes, les équipages armoriés des convives, en traversant le faubourg Saint-Antoine, avaient été hués. « A bas les voleurs » criait-on sur leur passage; et des pierres lancées dans les glaces des voitures donnaient à ces apostrophes un sens plus expressif. Aux obsèques du ministre de la justice, M. Martin (du Nord), des propos séditieux se proféraient à haute voix dans la foule. C’étaient autant de signes précurseurs d’une explosion prochaine. Elle fut hâtée par un événement tout à fait étranger à la politique, et qui n’avait aucune relation directe avec les causes générales de l’irritation populaire. Une femme encore belle et de mœurs irréprochables, R)le d’un maréchal de France, fut assassinée avec une atrocité sans exemple par son mari, le duc de Praslin, qui n’échappa que par le suicide à la juridiction de la cour des pairs. Cet événement, longtemps inexpliqué, ce drame sanglant passionna le pays. Le nom de l’infortunée duchesse de Praslin courait de bouche en bouche et pénétrait jusque dans les campagnes les plus reculées. On s’abordait sans se connaître, sur les routes et sur les places publiques, pour se demander des éclaircissements et pour se communiquer une indignation qui ne se pouvait contenir. Le peuple, toujours si aisément ému par l’image d’une femme que sa faiblesse livre sans défense a la haine, se prit à maudire tout haut une société où se commettaient de tels forfaits. H multiplia, il généralisa dans ses soupçons ce crime individuel. Cette tragédie Le gendre du duc de Broglie, M. d’Haussonville, conservateur zélé, l’un des 225 satisfaits, s’exprimait ainsi dans un article de la ~<<e des Deux-Mondes intitulé de la M<M<MM!t actuelle « ~’ayoir pas su la gouverner, cette majorité, tel est bien le tort réel du cabinet. Gouvcrner, c’est vouloir gouverner; c’est agir, c’est aussi faire les choses à propos et d’une façon qui les fasse valoir; c’est savoir parler au besoin a l’imagmation des peuples. »
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72 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848.
domestique prit les proportions d’une calamité nationale. Elle suscita des pensées sinistres dans tous les cœurs.
Quelque temps auparavant, un événement purement lit-
téraire en apparence, une coïncidence que le hasard seul semblait avoir amenée, avait frappé les esprits comme un présage. La publication presque simultanée de trois histoires de la Révolution française, par trois écrivains célèbres, MM. Michelet, Louis Blanc, Lamartine, causa une émotion générale.
De ces histoires, écrites toutes trois dans un sentiment
d’admiration pour ce grand moment de notre vie nationale, les deux premières furent beaucoup I~s à Paris et discutées par les esprits sérieux; la troisième eut un retentissement en quelque sorte électrique dans la France tout entière. La splendeur du style, le pathétique des récits, la sensibilité poétique qui débordait dans ce livre prodigieux, entraînant avec elle la sévérité du juge, l’impartialité de l’historien, la logique même et trop souvent la vérité, lui donnèrent une puissance inouie. Partout, dans tous les rangs de la société, dans tous les partis, on lut, on dévora ces pages tracées avec du sang et des larmes. Des enthousiasmes excessifs et des indignations bruyantes formèrent en se choquant une clameur immense qui porta le nom de Lamartine au-dessus de tous les noms contemporains. En vain aurait-on essayé d’apprécier avec calme l’Histoire des Girondins. Tout éloge mesuré, toute critique impartiale semblaientsuspects. La passion seule parlait pour ou contre cette œuvre de poëte. Assurément, entre les causes immédiates qui ont fait éclater au dehors la révolution accomplie déjà dans les cœurs, l’Histoire des Girondins a été l’une dés plus décisives, en ranimant soudain, par un don d’évocation véritablement magique, les ombres des héros et des martyrs de 89 et de 95, dont la grandeur semblait un reproche muet à nos petitesses, dont les ardentes convictions venaient réveiller notre assoupissement et faire honte à notre inertie.
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utiH. jueb eveuMueuLs vont se presser et nous emporter avec
1. 7
CHAPITRE II
Les banquets. MM. de Lamartine, Odilon Bai-rot,
Ledru-Rollin, Louis Blanc.
Cette agitation des esprits, très-favorable en apparence
aux manifestations réformistes, n’avait pas néanmoins une
grande profondeur. Dans les provinces, la plupart des ban-
quets furent moins une affaire de principes qu’une révolte
d’amour-propre. Chaque ville voulut avoir son banquet pré-
sidé par un député en renom.
Le premier en date, offert à l’auteur de l’Histoire des Gi-
rondins par sa ville natale, le banquet de Mâcon, eut un
caractère particulier, quelque chose de recueilli, d’atten-
dri comme une fête de famille, malgré un concours de con-
vives et de spectateurs tel que cela s’était vu seulement en
nos meilleurs jours de joie civique; quelque chose aussi de
saisissant pour l’imagination et de prophétique, lorsqu’aux
derniers grondements du tonnerre, à la vue d’un ciel
sombre sillonné d’éclairs, sous une tente battue par l’oura-
gan, on entendit, dominant le craquement des charpentes,
le sifflement du vent dans les toiles déchirées, le bris des
tables, des bancs, des vaisselles et le tumulte d’une foule
en désordre, la voix sévère d’un poëte prédire la chute du
trône et le renversement de la monarchie.
Il est temps que nous nous occupions de M. de Lamar-
tine. Les événements vont se presser et nous emporter avec
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74 IIISTOtHE
eux. Profitons d’un moment de répit pour étudier cet homme qui, tout à l’heure, va jouer un rôle si considérable et si étrange. Ne craignons pas de nous approcher bien prés pour lire sur son visage et pour pénétrer dans son âme. Si nous y rencontrons des inconséquences, des faiblesses, du moins n’y découvrirons-nous rien qui ne soit ennobli par l’aspiration à la grandeur, par la générosité, par le courage. Né à Mâcon, en 1790, d’une de ces familles nobles de province qui conservent inaltérées les pieuses traditions et la simplicité des anciennes mœurs, Alphonse de Lamartine passa toute son enfance au sein des campagnes de la Bourgogne, dans un village appelé Milly, où ses parents possédaient une maison modeste, entourée de vignobles. Entré au collège de Belley en i 801, il y montra de rares aptitudes. Les mathématiques exceptées, pour lesquelles il éprouvait une répugnance invincible, il apprenait et devinait en quelque sorte toute choses avec une facilité prodigieuse. Son caractère ouvert et généreux, la douceur qui se conciliait chez lui avec une volonté prononcée, lui gagnaient, à Belley comme à Milly, les coeurs les moins aisément touchés. En 1814, il entra dans la maison militaire de Louis XVUt. Le bruit et la dissipation du mondé semblent n’avoir fait qu’accuser davantage, par un brusque contraste, ses penchants rêveurs. Un voyage en Italie acheva de donner l’essor à sa verve poétique. Le volume des Me~tations, publié en 1820, obtint un succès inouï. La jeunesse tout entière, hommes et femmes, l’enfance même, lut ce livre et redit ces vers écrits au pied du crucifix et d’où s’exhalait pourtant je ne sais quelle mélancolie de la volupté.
A partir du jour où parurent les Méditations, M. de Lamartine dut se sentir aimé de la France et de l’Europe, comme il l’avait été à Milly et à Belley. On peut dire que sa "loire ne fut qu’une première extension d’amour; le pouvoir auquel il devait parvenir nn jour en fut une autre. Afin que ses prospérités fussent complètes, la richesse aussi lui
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DELARÉYOLUnONDEtS~. 75 I ÍY’L.~1’>r. o 1..+ ~1., h ~+.,
vint avec la gloire par le mariage et par des héritages opu-
lents. De 1820 à 1850, tout en suivant la carrière diploma-
tique, M. de Lamartine publiait des poésies dont la beauté
fut plus contestée, mais dont le caractère était en affinité
intime avec l’état. des esprits durant cette période. Ce qu’on
y peut regretter en fermeté de contour, en correction, en
sobriété, en rapport parfait de l’expression avec ta pensée,
contribuait à les faire mieux goûter d’une jeunesse agitée
alors d’aspirations confuses, en proie à ce !)a~Kë des pas-
sions qui voulait se laisser bercer dans les régions du rêve
et répugnait à toute discipline. Mais autant par leurs défauts
ces poésies appartenaient à l’époque fugitive qui les a vues
éclore, autant ’par leurs qualités essentielles elles se ratta-
chent aux essors impérissables de la nature humaine
Après la révolution de Juillet, M. de Lamartine demeura
quelque temps à l’écart, puis il écrivit une brochure poli-
tique dans laquelle, sans dissimuler les regrets de son
cœur, il expliquait et légitimait aux yeux de la raison l’évé-
nement qui venait de porter au trône la branche cadette.
Dès les premières pages de cette brochure on voit que la
politique de M. de Lamartine jaillira, comme sa poésie,
de source chrétienne. Il la définit lui-même en des termes
que Fénelon n’eût pas désavoués « La politique, dont les
anciens ont fait un mystère, dont les modernes ont fait un art, n’est ni l’un ni l’autre il n’y a là ni habileté, ni force,
ni ruse à l’époque rationnelle du monde, dans l’acception
vraie et divine du mot, la politique, c’est de la morale, de
la raison et de la vertu. )) Et il pose aussitôt les points es-
sentiels de cette politique qui est la sienne le suffrage
universel, l’enseignement donné gratuitement à tous par
l’Ëtat, l’extinction de toute aristocratie héréditaire, l’abo-
lition de l’esclavage et de la peine de mort, la séparation
complète de l’Église et de l’Etat, la paix européenne et
De la poH~M rationnelle.
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76 IIISTOIRE
76 mSTUlKE E
l’assistance publique. Tels sont les principes qu’il puise dans le spiritualisme religieux qui fait le fond de sa nature et subsiste invariablement, malgré les inconséquences fréquentes auxquelles il s’est vu entraîné, comme tous les hommes d’imagination quand ils ne donnent point pour lest à leurs opinions spontanées la science rèftéchie.
La première marque de sympathie politique fut donnée à M. de Lamartine deux ans après la publication de sa brochure par les électeurs de Berghes (Nord), qui le nommèrent député en 1855. H reçut cette nouvelle à Jérusalem. Elle abrégea un voyage en Orient entrepris avec sa femme et sa fille unique; qu’il perdit à Beyrouth. M. de Lamartine avait voulu voir dans la vivante réalité cette nature grandiose qu’une bible imagée, donnée par sa mère, avait rendue familière à son enfance. Au sommet du Liban, dans l’enceinte crénelée d’un ancien couvent de Druses, sous des berceaux d’orangers, de figuiers, de citronniers, la voix d’une moderne sibylle lui avait annoncé de hautes destinées. « Vous êtes l’un de ces hommes de désir -et de bonne volonté dont Dieu a besoin comme d’instruments pour les œuvres merveilleuses qu’il va bientôt accomplir parmi les hommes, » lui avait dit lady Stanhope Étrange et poétique rencontre qui, on peut le croire, ne contribua pas faiblement à exalter les ambitions d’un homme si accessible aux séductions de lajoésie.
En arrivant à la Chambre, M. de Lamartine s’assit aux On sait que lady Esther. Stanhope était la nièce de M. Pitt. Longtemps initiée aux secrets de sa politique, elle n’avait pu supporter, après sa mort, l’ennui d’une existence devenue trop inoccupée pour son imagination ardente, et elle était venue demander à l’Orient d’autres émotions, d’autres grandeurs. La rare perspicacité de son esprit, surexcitée par la solitude, lui faisait voir les choses à venir avec une lucidité qui semblait un don prophétique. « L’aristocratie, bientôt effacée du monde, disait-elle un jour à un voyageur français, M. de Marcellus, qui ne partageait point cette opinion, y donne sa place à une bourgeoisie mesquine et éphémère, sans germe ni vigueur. Le peuple seul, mais le peuple qui laboure, garde encore un caractère et quelque vertu. Tremblez s’il connaît jamais sa force, »
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. T? fÏ~O ~r~C’~T~f~T~ ï~ ~0~ ~,r. ~0/ ~)
sentielles de la vie 7.
bancs des conservateurs. Depuis 1854 jusqu’à 1845, il jugea les hommes et les choses d’un point de vue très-peu juste, qui lui faisait considérer les formes politiques comme d’importance médiocre pour le progrès social. C’est à cette erreur qu’il faut attribuer en majeure partie le peu d’accord de ses votes entre eux. Tantôt, trouvant le pouvoir trop faible et ne comprenant pas encore qu’il manquait de force parce qu’il n’émanait pas du sein même de la nation, il appuyait la loi contre les associations et soutenait, avec le ministère Mole, la prérogative royale; tantôt il combattait les lois de septembre, la dotation et les fortifications de Paris. Ces oscillations produites par la mobilité naturelle de son esprit, par les espérances et les désappointements de son ambition personnelle, mais aussi par un vrai désir de conciliation entre les pouvoirs anciens et la liberté moderne, s’arrêtèrent subitement et se fixèrent dans le discours du 27 janvier 1845. Il y motivait son vote contre l’adresse par ces paroles sévères, inattendues dans sa bouche « Convaincu que le gouvernement s’égare de plus en plus, que la pensée du règne tout entier se trompe convaincu que le gouvernement s’éloigne de jour en jour, depuis 1854, de son principe et des conséquences qui devaient en découler pour le bien-être intérieur et la force extérieure de mon pays convaincu que tous les pas que la France a faits depuis huit ans sont des pas en arrière et non des pas en avant; convaincu que l’heure des complaisances est passée, qu’elles seraient funestes, j’apporte ici mon vote consciencieux contre l’adresse, contre l’esprit qui l’a rédigée, contre l’esprit du gouvernement qui l’accepte, et que je combattrai avec douleur, mais avec fermeté dans le passé, dans le présent et peut-être dans l’avenir. »
Jusque-là, nourri dans la tradition catholique et royaliste M. de Lamartine s’en était éloigné à regret, et pour C’est à cette tradition qu’il faut rapporter les solutions incomplètes de M. de Lamartine à plusieurs questions essentielles de la vie mo7.
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78 HISTOIRE
78 $ HtSiUlitK L
y revenir de loin en loin en ce jour, la séparation fut com-
plète et parut devoir être définitive « Lamartine est une
comète dont on n’a pas encore calculé l’orbite, » disait, au
sortir de la séance du 27 janvier, un savant illustre Les
applaudissements unanimes de la presse démocratique sa-
luèrent cette conversion. Le parti conservateur, qui avait
toujours raillé M. de Lamartine comme un rêveur sans con-
sistance, mesura d’un œil chagrin l’étendue de sa perte.
Elle était grande, en effet à la tribune, M. de Lamar-
tine compte peu de rivaux. Son improvisation abondante
et colorée, éclatante jusqu’à l’éblouissement; la mélopée
sonore de sa diction qu’accompagnent un geste et un air de
tête pleins de noblesse l’enroulement de ses périodes, qui
se déploient et retentissent, dans leur majestueuse mono-
tonie, comme les vagues sur la falaise, font de lui un ora-
teur aux proportions grandioses. Rarement il se passionne,
plus rarement encore il descend au ton familier. Ni la viva-
cité de la repartie, ni le droit de représailles, ne lui ont
arraché jamais une personnalité, une parole amère, ou
seulement un sarcasme. Sa pensée habite les régions se-
reines. La nature de son esprit est étrangère à l’ironie
On pourrait même dire que le sens critique n’existe pas chez
lui, et qu’il éprouve à un très-faible degré le besoin de la
certitude. Son génie tout lyrique comprend à peine le scep-
derne. Son système de charité sociale, entre autres, cette organisation
de l’aumône, ne peut s’expliquer autrement.
< Le voyage en Orient eut, à cet égard, une influence sensible sur
l’âme de M. de Lamartine. tl en rapporta et laissa depuis lors percer dans tous ses écrits un sentiment de vague panthéisme, très-conforme à son génie. Le christianisme, même tel qu’il l’avait conçu, dépouillé de tout dogme et de toute logique, était encore beaucoup trop précis dans sa morale et dans ses solutions pour cette nature essentiellement ’ondoyante.
M. de Humboldt.
s Tout ce cote de la nature humaine et du génie français en parti-
culier lui est absolument étranger. Il n’a jamais lu Aristophane, il dé-
testc Rabelais, il ne comprend ni Montaigne ni la Fontaine.
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DE LA REVOLUTION DE 1848: 79
ticisme et ne saurait pas le convaincre. Ce qu’il veut, ce
qu’il obtient sans efforts, c’est enchanter, ravir par la
beauté de l’inspiration et par des accents magiques.
Les formes extérieures de M. de Lamartine sont en par-
fait accord avec les idées et les sentiments dont il s’est fait
l’organe. Sa taille est haute, son attitude calme, son profil
d’une grande noblesse. Il y a de l’autorité dans le large dé-
veloppement de son front. Tout en lui décelé l’élévation, le
courage. On sent là comme une native familiarité avec la
grandeur.
Doué d’une clairvoyance qui tient de l’intuition plus que
de l’observation et du jugement, c’est lui qui a prononcé
tous les mots qui, depuis quelques années, ont caractérisé la
situation du pays et prophétisé l’avenir. « La l’YMMM
s’ennuie, » disait-il en 1859. « Dans votre système, il n’est
besoin d’un homme d’État, suffirait d’une borne. » Et,
enfin, à ce banquet dé Mâcon, où nous venons de le voir
entouré de si vives sympathies, c’est lui qui lance l’ana-
thème sous lequel, six mois plus tard, la monarchie de
Juillet va s’abîmer. « Si la royauté, disait-il en se servant
par nécessité de la forme conditionnelle, trompe les espé-
rances que la prudence du pays a placées, en 1830, moins
dans sa nature que dans son’nom; si elle s’isole sur son
élévation constitutionnelle; si elle ne s’incorpore pas entiè-
rement dans l’esprit et dans l’intérêt légitime des masses;
si .elle s’entoure d’une aristocratie électorale, au lieu de
se.faire peuple tout entier; si, sous prétexte de favoriser le
sentiment religieux des populations, le plus beau, le plus
haut, le plus saint des sentiments de l’humanité, m ais qui
n’est beau et saint qu’autant qu’il est libre, elle se ligue
avec les réactions sourdes de sacerdoces affidés pour ache-
ter de leurs mains les respects superstitieux des peuples;
si elle se campe dans une capitale fortifiée; si elle se déne
de la nation organisée en milices civiques et la désarme
peu à peu comme un vaincu; si elle caresse l’esprit mili-
taire à la fois si nécessaire et si dangereux à la liberté dans
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M HISTOIRE E
_·n 1 1 T:
un pays continental et brave comme la France; si, sans
attenter ouvertement à la volonté de la nation, elle cor-
rompt cette volonté et achète, sous le nom d’influence, une
dictature d’autant plus dangereuse qu’elle aura été achetée sous le manteau de la constitution; si elle parvient à
faire d’une nation de citoyens une vile meute de trafi-
quants,. n’ayant conquis leur liberté au prix du sang de
leurs pères que pour la revendre aux enchères des plus
sordides faveurs; si elle fait rougir la France de ses vices
officiels et si elle nous laisse descendre, comme nous le
voyons en ce moment même dans un procès déplorable, si
elle nous laisse descendre jusqu’aux tragédies de la corrup-
tion si elle laisse affliger, humilier la nation et la posté-
rité par l’improbité des pouvoirs publics; elle tombera
cette royauté, soyez-en sûrs, elle tombera non dans son
sang, comme celle de 89, mais elle tombera dans son
piége! Et après avoir eu les révolutions de la liberté et les
contre-révolutions de la gloire, vous aurez la révolution
de la conscience publique et la révolution cht mépris »
C’est ainsi que M. de Lamartine, par une merveilleuse
faculté d’assimilation, se pénétrait successivement des éléments variables de l’opinion publique, rendait sensible
sous la forme la plus noble et personnifiait en quelque sorte l’attente universelle Sa voix puissante et douce tout ensemble familiarisait les esprits avec le mot terrible de A mesure que se dérouleront les événements qui ont porté M. de
Lamartine au faite du pouvoir pour l’en précipiter presque aussitôt,
j’aurai à compléter, par de nouveaux traits, cette esquisse. J’aurai à
juger comme homme d’action, comme homme d’État, celui qui n’est
encore ici qu’un poëte politique. Me conformant à la méthode d’un
illustre historien, je ne craindrai pas plus que M. Michelet de sembler
me contredire en <M<m~, comme il le dit si bien, mes ~’Mhe~, en
louant provisoirement des hommes qu’il faudra Nâmer plus tard. Les
révolutions font apparaitre, dans leurs plus brusques contrastes, les
contradictions de la nature humaine; et, s’il veut être impartial, l’his-
torien d’une révolution doit plus constamment que tout autre, dans
l’appréciation qu’il fait des individus, avoir présent à la pensée le mot
de Pascal « Si on l’élève, je l’abaisse. Si on l’abaisse, je l’élève. »
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DE LA RÉVOLUTION DE 1S4S. 81
révolution. Une révolution qui apparaissait dans les nuages dorés de la poésie, qui prenait dans les imaginations, le nom de Lamartine, n’avait plus rien d’effrayant. On s’accoutumait à la voir sous un aspect idéal. De même que, dans les créations de sa jeunesse, Lamartine avait renouvelé la tradition chrétienne en la dépouillant de toutes ses rigueurs, de même, dans les inspirations de sa maturité, il renouvelait la tradition révolutionnaire en éloignant d’elle les images sanglantes.
e banquet de Mâcon déplut au ministère, mais ne l’inquiéta pas. Il en fut de même de ceux qui suivirent, à Colmar, à Reims, à Soissons, à la Charité, à Chartres, etc. MM. Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne continuant de régler la discipline de ces banquets, les apparences étaient sauvées; c’était assez pour qu’on n’osât pas montrer un mécontentement sérieux. Les railleries soutenues du JoMrtM~ des Débats, la défense faite aux fonctionnaires publics d’assister aux banquets, le refus d’ouvrir aux réformistes les salles des municipalités, la condamnation de quelques gérants de la presse radicale, mille tracasseries de détail enfin témoignaient bien d’une mauvaise humeur qui, disaiton, venait surtout de Louis-Philippe; mais, de part et d’autre, on en était encore, à la taquinerie politique, au dépit. L’intrusion des ultra-radicaux au banquet de Lille vint changer la face des affaires.
J’ai dit que jusque-là le parti radical s’était abstenu des manifestations réformistes. Ainsi que le ministère, il n’avait vu dans les premiers banquets qu’une fanfaronnade de l’opposition en goguettes. De ce grand bruit de paroles, pensaient les radicaux, il ne pouvait résulter qu’une modification dans les personnes, l’avénement d’hommes moins usés dans l’opinion que MM. Guizot et Duchâtel, et qui peutêtre apporteraient au gouvernement, avec un peu plus d’initiative, une popularité nouvelle. Cependant, voyant l’agitation se perpétuer et s’étendre dans le pays, comprenant qu’il fallait profiter d’un concours de circonstances qui ne
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82 HISTOIRE E
se reproduirait peut-être pas de longtemps, et tenter du
moins un effort, les radicaux choisirent avec habileté le
lieu et l’heure et parurent inopinément à la réunion de
Lille (7 novembre 1847), au moment où M. Odilon Barrot
achevait de régler le cérémonial du banquet. Assuré à
l’avance d’une majorité considérable, M. Ledru-Rollin re-
fusa le toast à /a fg/ot’me tel que l’avait rédigé M. Barrot’.
Le débat s’engagea, la lutte fut vive; M. Barrot et ses amis
reconnurent, à leur grande surprise, qu’ils n’étaient pas les
plus forts, et se retirèrent.
Cette retraite jeta l’alarme dans le parti conservateur.
« Les girondins cèdent la place aux montagnards, » disait
la presse ministérielle. Ni le refus de M. Dufaure, choisi
pour présider à Saintes 2, ni l’abstention de MM. Thiers et
de Kémusat, auxquels on laissait entrevoir depuis longtemps
la possibilité prochaine d’un changement de cabinet,
n’amoindrirent l’effet d’un échec aussi complet qu’inat-
tendu. On commença d’avoir peur et de s’entre-regarder en
se demandant s’il n’y aurait pas là autre chose en jeu que
le ministère. Tant que M. Barrot avait semblé le maître, on
avait été rassuré. Personne n’ignorait la sincérité de ses
opinions dynastiques. On lui passait volontiers ses discours
sonores et vides; l’indignation monotone de son fronce-
ment de sourcil ne causait aucun effroi. On ne s’inquiétait
pas de voir la tribune souvent occupée par un orateur
de cette trempe., M. Barrot était un adversaire précieux.
Partisan déclaré de la monarchie fM<OM)’ee d’institutions
~!t&Hc<.HHM, il n’avait pas dévié, depuis 1850, de ce
fameux programme de l’Hôtel de Ville, qui convenait à la
nature de son esprit. Jamais, même,au plus fort delà jeu-
nesse, aucune excentricité, aucune passion, aucun enthou-
« A la réforme électorale et parlementaire comme moyen d’a/~t’MKf
les institutions de Juillet. » M. Ledru-Rollin exigeait la suppression de
ce dernier membre de phrase.
J,e refus de M. Dufaure était conçu en ces termes: < Je regarde
une manifestation nouvelle, dans la forme projetée; comme superflue
et même nuisible au triomphe de nos principes. ))
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. M
siasme ne l’avait entraîne au delà des strictes convenances dans la vie privée, au delà d’une légalité scrupuleuse dans la vie politique. Fils d’un conventionnel obscur, avocat distingue, M. Barrot aimait le gouvernement monarchique et ne combattit qu’à regret la Restauration. Ce fut lui qui, en 1850, contribua le plus à détourner la Fayette de l’établissement de la république. Après la mort de Casimir Périer, dont il avait attaqué avec persistance les tendances rétrogrades, il rédigea pour l’opposition un programme e qui, sous le titre de Comp~~M~M, déclarait ouvertement la guerre à la politique personnelle du roi. Mais une fraction de son parti, effrayée par les émeutes des 5 et 6 juin, refusa de signer le Compte rendu et se rejeta dans les rangs ministériels, tandis qu’une autre fraction, excitée par cette défection subite, entrait résolument dans les voies radicales. Dès lors M. Barrot demeura trés-affaibli dans le parlement contre un parti compacte, fort de l’union de MM. Thiers et Guizot, fort surtout de la peur des. insurrections. Ce ne fut qu’après la division survenue entre ces deux chefs, quand M. Mole eut pris en main les affaires, et quand, le danger passé, on commença d’ourdir des intrigués pour renverser le cabinet du i5 avril, que M. Barrot, caressé, flatté par ses adversaires, devint un homme important. Dès cette époque, il se laissa séduire par l’esprit insinuant de M. Thiers; et, sans en avoir conscience, il servit, au détriment des siennes, les ambitions de l’adroit ministre. Toujours influencé, soit directement, soit indirectement, par MM Thiers et Duveigier de Hauranne, M. Odilon Barrot n’en jouait pas moins, avec un aplomb imperturbable, le personnage de chef d’opposition. Il se complaisait dans ce rôle de parade dont il ne sentait pas l’Inanité. Son œil bleu et placide exprimait une grande quiétude. Son visage rond et plein, je ne sais quelle roideur bourgeoise qui vise à la solennité, sa parole emphatique, son air de tête, son port et jusqu’à sa main droite invariablement passée entre deux boutonnières de sa
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84 HISTOIRE E
redingote bleue, tout, dans son honnête personne, caracté-
risait la satisfaction d’un esprit étroit et la consciencieuse
gravité d’une importance qui s’abuse.
Ce dut être pour lui un étonnement extrême de voir la
facilité avec laquelle M. Ledru-Rollin, dont la position à la
Chambre n’avait rien eu jusque-là de bien inquiétant, le
dépossédait au banquet de Lille de sa paisible dictature. La
réunion de Dijon posa plus nettement encore la question.
Elle déchira le tissu d’équivoques dont on s’était enveloppé
un moment, et laissa voir au pays deux partis inconcilia-
bles, plus hostiles l’un à l’autre qu’ils ne l’étaient tous deux
au ministère. On aperçut clairement deux volontés oppo-
sées, dont l’une prétendait affermir la royauté en l’éclai-
rant, dont l’autre visait droit et juste au renversement de la
monarchie. A partir du banquet de Lille, M. Ledru-Rollin
parla ef agit comme chef de ce dernier parti, qui ne cacha
plus ni ses tendances, ni même ses projets révolutionnaires.
Fils d’un honnête bourgeois dont la famille possédait à
Fontenay-aux-Roses la maison qu’habita Scarron petit-fils
d’un prestidigitateur devenu célèbre sous le nom de
ComM~, et qui avait gagné par ses talents une fortune assez
considérable pour se voir dénoncé, en 95, comme déten-
teur de numéraire; avocat paresseux, mais de verve facile,
M. Ledru-Rollin, élu député du Mans, en 1841, à la suite
d’un procès politique, était venu occuper, au sein du parti
radical, la place de Garnier-Pagès. On ne savait trop encore
à quoi s’en tenir sur ses opinions et son caractère. Le Na-
tional ne se déclarait qu’à demi satisfait de ce choix. Ce-
pendant la profession de foi de M. Ledru-Rollin était
explicite. « Pour nous, messieurs, y disait-il, le peuple
c’est tout. Passer par la question politique pour arriver à
l’amélioration sociale, telle est la marche qui caractérise
le parti démocratique en face des autres partis. » Depuis
ce jour jusqu’au banquet de Dijon’, pendant six années de
Au banquet de Dijon, M. Ledru-Rollin parlait ainsi <( Nous sommes
des ultra-radicaux si vous entendez par ce mot le parti qui veut faire
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DE LA RÉVOLUTION’DE 1848. 85
8
qm nous y conduira, ht, comme les vengeurs de la liberté batave, d’un outrage faisons un drapeau, »
luttes parlementaires, M. Ledru-Rollin n’avait pas varié dans son langage. La nature semblait l’avoir préparé au rôle de chef populaire. Sa haute et forte stature, sa belle prestance, son œil noir et vif, son sourire aimable, toute une apparence robuste de jeunesse qui contrastait avec la contenance fatiguée des vétérans du radicalisme, le désignaient aux sympathies du peuple. Sa parole chaleureuse, parfois éloquente, était l’expression naturelle d’un tempérament révolutionnaire, plus encore peut-être que celle d’un caractère républicain. Ses ennemis voyaient alors, et ils ont vu longtemps en lui un terroriste. Ses amis l’accusaient plutôt de quelque mollesse. A leurs yeux, M. LedruRollin était un homme de mœurs faciles et d’humeur nonchalante, aimant le bien-être, le luxe même, depuis qu’un mariage riche l’avait mis à sa portée, et un peu plus qu’il ne convient aux représentants de la démocratie. lis reconnaissaient en lui un esprit capable d’activité, mais par intermittence, un cœur généreux, mais par élans, et ils déploraient des habitudes de laisser-aller et de désordres, dont sa réputation eut plus d’une fois à souffrir. Nous -n’avons pas ici à juger ses actes. En ce moment, il ne faisait encore que des discours mais ces discours poussaient en quelque sorte les événements et hâtaient la catastrophe. A ses côtés, au banquet de Dijon, on vit paraître un homme de toute petite taille et d’aspect enfantin, toujours riant et montrant ses belles dents blanches, toujours parlant et gesticulant, toujours promenant sur l’auditoire de grands yeux noirs brillants de hardiesse et d’esprit. C’était un jeune écrivain d’origine corse, déjà célèbre, c’était Louis Blanc, qui cherchait depuis longtemps, pour ses entrer dans la réali1é de la vie, le grand symbole de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, sans se laisser annuler par les vieillis ou les corrompus, oh! oui, nous tous qui sommes ici, nous sommes des ultraradicaux. Les mots n’effrayent que les enfants. D’autres ont glorifié le nom de gueux en le conduisant à la victoire; peu nous importe celui qui nous y conduira. Et, comme les vengeurs de la liberté batave, d’un outrage faisons un drapeau, »
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86 HISTOIRE
ambitions, un point d’appui sonde dans l’amour des classes ouvrières, et que nous verrons bientôt disputer à ses aînés dans le radicalisme la première place.
Entré avec éclat dans la publicité par son Histoire de dix ans, où s’annonçaient des qualités d’esprit extrêmement goûtées en France, une certaine façon dégagée de raconter les choses et de juger les hommes, l’abondance, la verve, la clarté, M. Louis Blanc fut trés-prôné, surtout par le parti légitimiste, dont il flattait les rancunes en rehaussant a plaisir quelques vertus de la branche aînée, par opposition aux défauts transformés en vices de la branche cadette. Enhardi par le succès d’une œuvre anecdotique ’et pittoresque où les traits heureux abondent, mais où le sens historique est souvent sacrifié à la rhétorique d’un système, M. Louis Blanc aborda cavalièrement les problèmes de la science économique, et publia son petit volume de l’Organisation du travail, qui eut quatre éditions coup sur coup, tant il arrivait à propos et répondait juste aux préoccupations du moment. Journaliste, orateur, écrivain toujours sur la brèche, M. Louis Blanc, par sa polémique, par ses discours, par ses livres, fomentait l’agitation des esprits; il eut une part considérable d’influence dans le mouvement que .nous allons voir tout à l’heure emporter le trône et la dynastie.
Le banquet de Châlons (18 décembre) dévoila plus complétenient encore que ne l’avait fait le banquet de Dijon la pensée audacieuse du parti radical. Un toast à ~CoMfëM~tOK, longuement développé par M. Ledru-Rollin, la date de 1795, revendiquée par lui au nom de la France MMfee ~M joug des rois, montraient assez que l’on se préparait* à une révolution et que l’on ne reculerait devant aucune de ses conséquences.
Qu’on ne se figure pas cependant que la manifestation réformiste, malgré l’extension qu’elle avaitprise, eût encore aux yeux du pays, je ne dis pas un caractère séditieux, mais même une couleur d’opposition radicale. A compter du
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DE LA REVOLUTION DE 1S48. 87
premier banquet du Château-Rouge, jusqu’au banquet de
Rouen’, le dernier qui eut lieu avant l’ouverture des
Chambres, le mécontentement dont ces manifestations fu-
rent l’expression bruyante, sauf les violences accidentelles
dont j’ai parlé, ne fut autre que le mécontentement de ce
pays légal qui s’était laissé entraîner sans trop de peine à
la corruption, mais qu’on avait contraint d’en rougir
et qui, maintenant, indigné de sa propre indignité,
voulait rentrer dans la décence du gouvernement parle-
mentaire. L’erreur du ministère fut de croire’ la classe
moyenne plus avilie qu’elle ne l’était. Une certaine fleur de
probité était, à la vérité, flétrie chez elle, mais la racine
n’était point atteinte. Au moment où on la croyait énervée
et sans pudeur, la bourgeoisie se redressait et demandait
compte de son honneur entaché à ceux qu’elle avait com-
mis à sa garde. En exigeant la réforme, la bourgeoisie enten-
dait surtout appeler au pouvoir des hommes intègres, assez
énergiques pour résister aux volontés de ce roi qu’elle avait
longtemps aimé comme l’expression fidèle de ses propres
tendances, mais qui lui devenait suspcct depuis qu’elle voyait
les finances gaspitlées, l’administration vénale, et le soin de
l’intérêt dynastique l’emportersensiblementsurl’intérêt na-
tional. Toutefois, ilétaitloin de sa pensée de vouloir ébranler
la monarchie; elle ne sentait pas derrière elle la force popu-
laire qui la poussait son instinct politique engourdi ne l’a-
vertissait pas. Elle ne se rappelait point cette logique révo-
lutionnaire, si prompte et si invincible, dont notre histoire
fournit tant d’exemples, et qui allait l’entraîner bien au delà
du but très-rapproché que s’était proposé sa probité révoltée.
Quant au peuple, il était mû par le même sentiment que
la bourgeoisie, et c’est ce qui fit leur accord momentané.
Seulement, au lieu de concentrer son indignation et son
mépris sur la personne du roi et de quelques ministres, il
Ce banquet, préside par 5t. Odilon Barrot, avait réuni 1,700
électeurs.
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88 HISTOIRE
1’ _1_°01- il --l 1- 1- _1_ -u-u
l’étendait à l’ensemble de la classe gouvernante. Toute
richesse lui semblait mal acquise, toute prérogative injuste,
tout pouvoir exercé à son détriment. Excité, comme nous
l’avons vu, depuis plusieurs années, par la presse, il faisait des
comparaisons de plus en plus menaçantes entre sa misère
laborieuse et l’oisiveté insolente des parvenus. Beaucoup
moins malheureux matériellement qu’aux époques anté-
rieures, il souffrait cependant davantage, parce qu’il avait
plus conscience de l’infériorité de sa position. Une culture
encore bien imparfaite, et par cela même fatale à son
repos, lui avait fait perdre la soumission stupide de la
brute à des nécessités qu’elle ne saurait ni comprendre ni
discuter; la résignation chrétienne, ce sentiment plus
noble, parce que du moins il fait appel à la justice divine
de l’injustice humaine, était plus qu’ébranlée en lui parles
interprétations nouvelles que le socialisme donnait à l’Evan-
gile. Tout cela préparait de longue main le peuple des villes
à la révolte, et minait non-seulement l’ordre politique,
mais l’ordre social. On ne peut pas dire que le peuple fût
précisément républicain. Il voulait moins ou plus que la
République. Il était prêt à suivre quiconque ferait appel à
son honneur, et lui promettrait une existence plus libre,
plus noble, plus conforme à l’égalité et à la fraternité
démocratiques. Voilà ce qu’ignoraient les hommes du pays
légal. Tout se bornait pour eux à des questions de per-
sonnes. Les passions <K~M<j~ dont parla bientôt l’adresse
régnaient en effet dans leur cceur. Ainsi que dans la poé-
tique composition d’un artiste contemporain’, c’étaient
des morts qui combattaient des morts.
Au point de vue de leur propre conservation, les minis-
tres avaient commis une faute énorme en tolérant les ban-
quets réformistes. S’ils avaient mieux étudié le caractère
de la nation, ils auraient compris que rien ne devait lui
plaire davantage, ni entrer plus facilement dans ses mœurs;
’LaB~<t//<’<&m.<,pM’Kat)ibach.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1S48. 89
8.
ils auraient compris qu au bout de très-peu de temps, par
une émulation de popularité, ces réunions retentissantes
deviendraient frondeuses, agressives, et gêneraient le pou-
voir dans tous ses mouvements. On a dit que le peuple
français est un soldat cela est vrai, surtout si l’on ajoute
que ce soldat est un rhéteur. Aucun sacrifice ne lui coûte,
sauf celui de la parole. Dès qu’il ne croise plus la baïon-
nette, il lui faut croiser des épigrammes. Il y avait danger
pour le cabinet à tolérer ce goût de discourir qui tourne si
vite chez nous en passion. Il fallait que le roi et ses minis-
tres eussent bien complètement perdu le sentiment de
l’honnêteté politique pour ne pas prévoir qu’il devait se ra-
viver dans l’agitation des banquets. Cependant, et j’insiste,
parce qu’il serait aisé de se méprendre sur le sens véri-
table de la campagne réformiste, cette honnêteté soule-
vée ne menaçait encore que le ministère. La réforme,
accordée au commencement de la session par M. Thiers, ou
même par M. Molé, aurait pu retarder indéfiniment la
chute du trône que la bourgeoisie n’entendait aucunement
renverser. Ce fut en prolongeant le conftit entre elle et le
pouvoir que l’on donna au peuple l’occasion de paraître en
scène et de trancher, avec sa logique passionnée, le nœud
inextricable de la politique parlementaire.
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CHAPITRE IM
Situation extérieure. Famille royale,
Ainsi embarrassé, tenu en échec à l’intérieur par l’oppo-
sition réformiste, le ministère n’avait pas au dehors une
situation beaucoup plus nette. L’alliance anglaise, tou-
jours précaire et chèrement achetée, fortement ébranlée
sous le ministère Thiers par les dissentiments sur les af-
faires d’Orient, n’existait plus, même en apparence, de-
puis le mariage du duc de Montpensier. En vain Louis-
Philippe épuisait-il les petits artifices de sa diplomatie
personnelle pour déjouer l’influence hostile de lord Pal-
merston et ramener à de meilleurs sentiments la reine
Victoria en vain s’était-il efforcé, dans des lettres intimes,
d’expliquer, de commenter, dejustifier, pièces en main, les
négociations de cette alliance espagnole qui offusquait si
fort l’orgueil de l’Angleterre toutes ces condescendances
étaient demeurées sans résultat. Lord Palmerston conti-
nuait à nous attaquer partout, en Italie, en Espagne, en
Orient.
M. Guizot dépité se tournait vers l’Autriche, et faisait au
prince de Metternichdes ouvertures auxquelles le vieux
ministre prêtait depuis quelque temps une oreille plus fa-
vorable. Quoiqu’il ne prévit pas des catastrophes immé-
diates, le prince de Metternich s’abusait moins que le cabi-
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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 9t
~ùtrT’c.C.Atn~1’C\1.
net français sur l’état de l’Europe, parce qu’il le connais-
sait mieux. Il voyait s’amasser les difficultés, se compli-
quer les événements il comprenait l’importance, pour
l’Autriche, d’enlever l’appui de la France au mouvement
révolutionnaire 1. Ce fut le but de son rapprochement; il
eut bientôt à s’en applaudir. Au lieu de seconder en Suisse
l’effort des radicaux pour créer un pouvoir central qui les
mit à même de réviser le pacte fédéral, cette œuvre ab-
surde du congrès de Vienne, M. Guizot soutenait, avec une
opiniâtreté inconcevable, l’intégrité des traités de 1 Si 5,
qu’il avait naguère, devant les Chambres, déclaré violés
par l’occupation de Cracovie. S’éprenant d’un amour sin-
gulier pour les libertés .cantonales, le protestant, le philo-
sophe défendait avec véhémence les jésuites de Lucerne et
la ligue séparée. Notre ambassadeur avait ordre d’encoura-
ger par tous les moyens la résistance, et de menacer la
Diète en termes à la fois violents et ambigus, qui fissent
croire à une intervention sans y engager, car on la savait
chez nous impossible. La politique de Louis-Philippe, c’é-
tait de fomenter la guerre civile pour se donner le temps
de concerter une médiation des cinq puissances qui eût
détruit l’indépendance helvétique. Triste dessein, conçu
et conduit avec hésitation, avorté en quelques heures, par
la faiblesse de ce parti dont on avait voulu enfler l’audace
sans lui accorder d’autres secours que des promesses vagues
et des envois d’armes clandestins; mis à néant par la fer-
M. de Metternich prévoyait dès lors les éventualités qui pourraient
forcer le pape à quitter ses États. Il admettait, dans ce cas, l’occupa-
tion française comme plus prudente et moins antipathique aux Italiens
que l’intervention autrichienne.
M. Guixot était tombé d’accord avec M. de Mettërnich pour résoudre
concurremment la question suisse. Il se flattait de renouer ainsi l’al-
liance continentale et de montrer à l’Angleterre qu’on pouvait se pas-
ser d’elle. Mais Louis-Philippe, malgré l’avis du duc de Broglie, alors
ambassadeur à Londres, ne put se décider à courir la chance d’une
rupture, et voulut absolument attirer lord Palmerston dans ces négo-
ciations. De là des lenteurs et des duplicités qui ne contribuèrent pas
médiocrement au salut de la Diète helvétique.
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02 IIISTOIRE
m inatumn
meté de la Diète, qui, avertie par la diplomatie anglaise du
peu qu’elle avait à redouter de nos velléités d’intimidation,
termina, sans presque verser de sang, une lutte insensée r
En Prusse, Frédéric-Guillaume, après avoir convoqué,
par fantaisie d’imagination et désir de popularité, les États-
o-énéraux, refusait de leur accorder une charte, et, tout en
lançant des épigrammes contre le r’égime constitutionnel
de la France,.il donnait à la sagesse, à l’énergie; à l’ha-
bileté avec lesquelles le roi éludait les conséquences fâ-
cheuses de ce régime, des louanges qui n’étaient pas de
nature à réconcilier Louis-Philippe avec les libéraux fran-
çais.
En Italie, le pape Pie IX avait accordé des réformes aux-
quelles le pays tout entier applaudissait. De proche en
proche, le saint-père, qui n’avait songé d’abord qu’à des
réformes administratives, se voyait conduit à l’émancipa-
tion politique, et reculait effrayé, mais trop tard. L’esprit
de liberté s’était ranimé soudain dans ces belles popula-
tions italiennes. Le royaume de Naples, la Toscane, le Pié-
mont demandaient des constitutions. La Lombardie s’agi-
tait. L’Autriche faisait avancer des troupes. Nos diplomates
assistaient indécis à cette résurrection des nationalités; ils
parlaient un langage équivoque; ils rendaient à M. Guizot,
préoccupé de l’alliance autrichienne bien plus que de l’af-
franchissement de l’Italie, un compte si peu exact de la
situation, que celui-ci, quarante-huit heures avant la révo-
lution de Palerme, croyait encore la répression aisée et la
cause des Bourbons hors de péril.
Pour se consoler de ses échecs et de l’indignation que
soulevait, en France et à l’étranger, une politique si coh-
M. Guizot arrêtait au commencement de janvier, avec MM. de Ra-
dowitz et de Colloredo, envoyés de Prusse et d’Autriche, le texte de la
déclaration à la Diète helvétique. La Russie attendait, disait-elle, pour
entrer dans cette coalition, qu’on en vint à des mesures plus décisives.
Quant à lord Palmerston, il soutenait, plutôt par opposition à la poli-
tique de la France que par sympathie pour le radicalisme helvétique,
la pleine indépendance de la Suisse dans son régime intérieur.
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EI.A REVOLUTION DE’18~8. 95
traire à nos traditions, à nos intérêts, à notre honneur,
M. Guizot se berçait d’un vague espoir de rapprochement
avec l’empereur de Russie. Depuis quelque temps, Nicolas
se montrait, non pas plus gracieux, mais moins insultant
envers la gouvernement français il avait imposé silence à
cette verve sarcastique qui, depuis 1850, s’exerçait impi-
toyablement sur la personne de Louis-Philippe; il venait
d’acheter pour cinquante millions de rentes françaises. En-
fin le grand-duc Constantin, autorisé à passer quelques
heures à Toulon au retour d’un voyage en Afrique, échan-
geait des présents avec le duc d’Aumale. C’est sur d’aussi
faibles indices de bon vouloir que M. Guizot, tout prêt à
effacer seize ans d’injures, fondait l’espérance d’une alliance
chimérique. C’est dans une situation telle, à l’extérieur et
a l’intérieur, que sa présomption redoublait, et que le
ministre ouvrait les Chambres par le discours le plus pro-
vocateur qui eût encore ét$ prononcé depuis 1850.
Et cependant une tristesse pleine d’anxiété pesait sur
les esprits. On ne prévoyait point encore, mais on pressen-
tait quelque catastrophe. Les conservateurs murmuraient
tout bas que Louis-Philippe vieillissait, qu’il voyait moins
juste et s’opiniâtrait davantage dans ses erreurs. Le silence
de M. Guizot accréditait une opinion qui le soulageait
par moments d’une responsabilité incommode. On dis-
cutait, sans trop se gêner, les éventualités qui pour-
raient surgir à la mort du roi 1; on s’effrayait des troubles
qu’amènerait une régence disputée. La mort subite de
madame Adélaïde parut à chacun le présage de jours né-
fastes pour la dynastie. Personne n’ignorait la part consi-
dérable que cette princesse avait toujours eue dans les
conseils du trône. Seule confidente des pensées intimes de
Louis-Phitippe, parce que seule, dans tout ce qui l’entou-
rait, elle avait, par nature et par éducation, des ambitions
< Je crains moins la mort que la caducité, » avait répondu l’un
des ministres aux inquiétudes que lui exprimait un conservateur.
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04 HISTOIRE
_i_a_r.fn~n m~flomoA~lnls’ ~<
de même trempeque son frère, madameAdélaïde, depuis la
révolution de Juillet, jouait un rôleimportantaux Tuileries.
Femme d’habileté et de résolution, elle avait pris, lors de
cette révolution, une initiative hardie dont Louis-Philippe
était incapable. Ce prince lui savait gré de l’avoir, en quel-
que sorte, pousséau trône. Madame Adélaïde était, d’ailleurs,
pour lui un négociateur officieux, un précieux intermédiaire
dans ses rapports compliqués et délicats avec les hommes
politiques. Elle laissait par sa mort une place vide que per-
sonne ne pouvait occuper. Comme elle ne comptait que
quatre années de moins que Louis-Philippe, sa fin semblait
un avertissement. L’existence du roi pesait d’un si grand
poids dans l’opinion que toutes les craintes, toutes les es-
pérances demeuraient suspendues et s’ajournaient après
son dernier soupir 1.
Depuis quelque temps aussi l’on s’entretenait des riva-
lités qui divisaient la famille royale. L’attendrissement
qu’avait causé, en 1850, à la bourgeoisie, le spectacle de
cet intérieur où régnait ~alors la plus parfaite concorde,
avait fait place à des observations malignes qui donnaient
cours à mille bruits injurieux. Le roi, disait-on, surveillait
ses enfants avec une défiance extrême: il redoutait de les
voir devenir trop populaires, et les retenait, sans jamais se
relâcher de sa rigueur, dans une dépendance détestée. Se
souvenant de l’influence qu’avait exercée son salon sous le
règne de Charles X, il voulait surtout éviter que les salons
des jeunes princes devinssent des foyers d’opposition et de
cabales. La dévotion de la reine servait, en cela comme en
beaucoup d’autres choses, la politique d’un époux auquel
< Plusieurs fois, au bruit de sa mort, la Bourse baissa. Un jour
M. de Rothschild envoya son fils au Château pour. savoir ce qui en était.
« Dites à votre père, lui dit le roi en l’abordant, que je n’ai été ni
saigné, ni purgé. » Louis-Philippe, comme tous les vieillards, aimait à
faire parade de sa santé et plaisantait volontiers sur la régence, qu’il
comptait bien empêcher en vivant jusqu’à la majorité du comte de
Paris.
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DE LA RÉSOLUTION DE 1848. 95
elle vouait une admiration sans bornes et une soumission
passionnée. Autour de la table à ouvrage de Marie-Amélie,
une étiquette rigide rassemblait chaque soir de jeunes
princesses que le bruit des fêtes et des plaisirs, les images
lointaines d’une vie libre et joyeuse faisaient soupirer. Un
ennui mortel glaçait ces réunions, d’où la gaieté était
bannie comme une inconvenance. La duchesse d’Orléans
pouvait seule, par le privilége de sa position, s’en exempter
quelquefois. Assez mal vue du roi, qui la trouvait trop in-
telligente, objet d’un ressentiment caché de la part de la
reine, qui attribuait à des alliances hérétiques, réprouvées
par le ciel, la mort prématurée de ses deux enfants de
prédilection peu recherchée des autres princesses à cause
de ses goûts sérieux et des ambitions qu’on lui supposait,
la mère de l’héritier du trône se tenait à l’écart. L’éduca-
tion de ses deux fils occupait le temps le plus considérable
de son veuvage sévère. Le culte qu’elle consacrait à la mé-
moire de son mari remplissait les heures que les soins de
la maternité n’absorbaient pas.Bien qu’observée et sus-
pecte, la duchesse d’Orléans entretenait discrètement quel-
ques relations politiques et cherchait avec mesure à se faire
connaître du peuple. M. Mole exerçait de l’empire sur son
esprit, tandis qu’elle montrait beaucoup de froideur à
M. Guizot; celui-ci ne s’en troublait guère. Tenant en grand
dédain ce que le roi et lui appelaient la rêverie germa-
nique la Schwiirmerei de la princesse et les pressenti-
La princesse Marie, épouse du prince de Wurtemberg, morte à
vingt-six ans, avait, ainsi que le duc d’Orléans, par un mariage pro-
testant, affligé et inquiété l’âme ardemment catholique de Marie-
Amélie.
2 Le passage suivant du testament de feu M. le duc d’Orléans semble
indiquer qu’il ne croyait pas non plus l’intelligence de la princesse
Hélène propre au maniement des affaires: « Si par malheur l’autorité
du roi ne pouvait veiller sur mon fils aine jusqu’à sa majorité, Hélène
devrait empêcher que son nom ne fût prononce pour la régence. En
laissant, comme c’est son devoir et son intérêt, tous les soins du gou-
vernement à des .mains viriles et habituées à manier l’épée, Hélène se
dévouerait tout. entière à l’éducation de nos enfants. »
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96 HISTOIRE
ments de son coeur maternel, il demeurait avec elle dans
une réserve polie « On me traite de jacobine, » disait la
duchesse d’Orléans~ une personne de son intimité, peu de
jours avant le 34 février; et ses appréhensions redoublaient
avec sa sollicitude pour cet enfant débile, pâle et frêle, sous
lequel elle sentait le sol trembler2.
Si Louis-Philippe estimait trop la duchesse d’Orléans
pour l’aimer, en revanche il estimait trop peu le duc de
Nemours pour l’initier à sa politique. Le futur régent de-
meurait étranger aux choses par son manque d’initiative et
aux hommes par une certaine timidité hautaine dont il ne
se délivrait que dans des compagnies subalternes~.
Malgré la beauté de son visage et de son port vraiment
Un jour que la duchesse d’Orléans, en causant avec M. Guizot, lui
reprochait sa politique contre-révolutionnaire « Ah 1 madame, lui ré-
pondit le ministre, quand le National ou la .Rtf/M m’adressent ce
reproche, j’y suis préparé; mais il m’était permis de ne le point atten-
dre de la bouche de Y. A. R. »
La fin lamentable de M. Bresson, qui, en arrivant a l’ambassade
de Naples, s’était coupe la gorge, avait frappé, comme un mau-
vais augure, l’imagination de la duchesse d’Orléans, dont ce diplo-
mate habile avait négocié le mariage. Il est curieux de voir com-
ment s’exprimait à propos de cet événement le prince de Joinville <( La
mort de Bresson m’a funesté. Bresson n’était pas malade il a exé-
cuté son plan avec le sang-froid d’un homme résolu. J’ai reçu des let-
tres de Naples, de Montcssuy et d’autres, qui ne me laissent guère de
doute. Il était ulcéré contre le père. Il avait tenu à Florence d’étranges
propos sur lui; le roi est inflexible, il n’écoute plus aucun avis, il faut
que sa volonté l’emporte sur tout, etc., etc. On ne manquera pas de
répéter tout cela, et. on relèvera ce que je regarde comme notre grand
danger, l’action que le père exerce sur tout, cette action si inflexible
que lorsqu’un homme d’État, compromis avec nous, ne peut la vaincre,
il n’a plus d’autre ressource que le suicide. » (Lettre du prince de Join-
vilte au duc de Nemours, 7 novembre 1847.)
Du vivant du duc d’Orléans, on attribuait à de la réserve et à une
louable déférence cette froideur et ce manque d’initiative qui se tra-
hirent dès qu’il eut à paraître au premier rang. Les légitimistes
avaient été plus loin dans leurs interprétations chimériques. Si le duc
de Nemours se montrait si peu aimable, c’est que l’usurpation de son
père lui pesait. Si jamais, disait-on, il venait à monter sur le trône,
ce serait pour en redescendre aussitôt et y appeler Henri V.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 97
matg-ré toute une annarpncp r.harmant~ rj~ tpnnpaao
9
royal, maigre toute une apparence charmante de jeunesse,
qui séduit si aisément lorsqu’il s’y joint, comme chez le
duc de Nemours, une éducation excellente, ce prince, seul
entre ses frères, ne jouissait d’aucune popularité; loin de
là, l’antipathie des uns, l’indifférence des autres faisaient
le vide autour de lui.
Le duc de Montpensier, le plus jeune des fils du roi, ré-
cemment uni à l’infante Louise, cherchait précisément ce
que le duc de Nemours paraissait négliger ou dédaigner. H
poursuivait la popularité, mais sans discernement. Il en
aimait l’éclat et le tapage plus que les avantages solides;
protégeait avec ostentation, plutôt qu’avec goût, les artistes
et les hommes de lettres, les journalistes surtout, qui
payaient en flatteries hyperboliques les privautés inaccou-
tumées auxquelles ils se voyaient admis à Vincennes 1.
Plus studieux, mieux appliqué à ses devoirs, le duc
d’Aumale, marié, à une princesse napolitaine d’une grande
intelligence, avait des partisans sérieux. Quant au prince
de Joinville, il jouissait dans le pays, dans l’armée de mer
surtout, d’une popularité véritable. En dépit d’une affec-
tation de brusquerie qu’il jugeait nécessaire à son rôle de
marin, la douceur paraissait sur son visage mélancolique.. Son attitude ne manquait ni de fermeté, ni de noblesse. Les
personnes qui l’approchaient assez pour le pénétrer disaient
bien que le prince de Joinville cachait, sous des allures
franches et simples, un charlatanisme héréditaire et un
désir de l’effet qui l’entraîneraient en mille travers,; mais
le peuple, qui n’a pas ces finesses de discernement, se lais-
sait aller aux apparences. La précoce surdité du prince le
rendait intéressant. On aimait à voir à ses côtés cette belle
Brésilienne, qu’il avait si cavalièrement épousée, et dont
les grâces un peu sauvages charmaient les Parisiens. Enfin,
on croyait savoir que le prince haïssait plus que ses frères
Le duc de Montpensier commandait à Vincennes et y recevait une
fois la semaine dans des appartements restaurés et ornes avec beau-
coup de goût.
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98 HISTOIRE
~o ">J’L.L.~
Je despotisme intérieur du roi, qu’il blâmait sa politique, et qu’il affrontait souvent les colères royales par de véhéments reproches
Reconnaissant en lui des qualités toutes françaises, le
peuple accueillait, en les exagérant, tous les bruits favorables au prince de Joinville. Lorsqu’il alla rejoindre en Algérie le duc d’Aumale, nommé gouverneur à la place du maréchal Bugeaud, on dit hautement qu’il allait expier dans l’exil des vues trop justes, un langage trop sincère pour n’être pas importun; on ajoutait qu’une rivalité jalouse entre lui et le duc de Nemours, rivalité qui, malgré l’intervention de madame Adélaïde et de la princesse Clémentine 2, jetait le prince de Joinville dans le parti de la duchesse d’Orléans, avait rendu nécessaire son éloignement indéfini
Ces ferments de discordes, ces passions contenues avec
tant de peine par la main despotique du roi, présageaient au pays une régence orageuse. Le prestige du droit divin, Une lettre du prince de Joinville au duc de Nemours montre qu’en
effet il attribuait au roi les dangers, très-nettement définis par lui, de la situation politique. (Voir aux Documents historiques, à la fin du volume, n° 2.)
La princesse Clémentine, troisième fille du roi, avait épousé le
prince de Cobourg, et résidait habituellement aux Tuileries. C’était une personne aimable et d’une intelligence cultivée.
!t n’est peut-être pas sans intérêt de connaître l’opinion que feu
M. le duc d’Orléans exprimait, dans l’intimité, sur ses frères et sur le rôle qu’ils joueraient au jour d’une insurrection populaire, toujours prévue au Château. « Nemours est l’homme de la règle et de l’étiquette, disait le duc d’Orléans; il emboîte bien le pas, et se tient derrière moi avec une attention scrupuleuse. Jamais il ne prendra l’initiative, mais or. peut le charger de défendre les Tuileries; il se fera tuer avant d’en ouvrir les portes. D’Aumale est un brave troupier qui ne restera pas en arrière. Joinville a la passion du danger; il fera mille imprudences brillantes, et recevra une balle dans la poitrine à l’assaut d’une barricade. Quant au petit, ajoutait-il en désignant le duc de Montpensicr, depuis que les cadets ne sont plus abbés, je n’imagine pas trop ce qu’on en pourra faire. )) – Nemours aurait dû naître archiduc, » disait Louis-Philippe.
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DE LA RÉVOLUTION DE-t848. 99
effacé en 1850, montrait à nu les misères de ces familles
royales. Ce prestige une fois disparu, les idées républicai-
nes surgissent de toute part; la république apparaît à la
raison publique, comme une nécessité plus ou moins éloi-
gnée, mais inévitable.
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CHAPITRE IV
Ouverture des Chambres. Discussion de l’adresse à la Chambre
despairs.
Le jour de l’ouverture des Chambres approchait. Il fallait
que le ministère prit un parti, qu’il se décidât nettement
pour l’une ou l’autre politique la politique de la résistance
ou celle des concessions, celle du progrès libéral ou celle
de l’immobilité prétendue conservatrice. Se conformer à
l’esprit des institutions constitutionnelles en cédant à l’opi-
nion vraie du pays, ou bien s’en tenir à la lettre du gouver-
nement parlementaire en s’appuyant sur la légalité factice
d’un vote servile, telle était l’alternative qui se posait de-
vant le pouvoir. Elle ne parut pas douteuse aux deux
hommes qui dirigeaient les conseils de Louis-Philippe. Tous
deux, sans balancer, résolurent de ne prendre en aucune
considération un vœu manifeste, et de retenir la France,
malgré elle, dans un état de stagnation et de malaise moral
dont il lui tardait de sortir. Les mobiles qui déterminaient
M. Guizot et M. Duchâtel à préndre un parti aussi opposé
aux doctrines qu’ils avaient professées toute leur vie étaient
de diverses natures. Fatigué d’une lutte ingrate contre la
probité publique, pressé de jouir, loin du tracas des
affaires, d’une fortune considérable, M. Duchâtel. de-
puis quelque temps, sollicitait le roi d’agréer sa démis-
sion et, retenu à contre-cœur par des instances qui
ressemblaient à des ordres, s’il inclinait de plus en plus
vers une résistance opiniâtre, c’était autant par impatience
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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE d848. 101
9.
d’humeur que par conviction d’esprit. M. Guizot, au con-
traire, ne pouvait souffrir la pensée de quitter le pouvoir.
Son ambition tenace s’irritait, au lieu de se lasser, dans
la lutte. Le succès des radicaux pendant la campagne des
réformistes, et surtout la combinaison, préparée au sein
de l’opposition modérée, d’un ministère qui devait, selon-
toute vraisemblance, se concilier bien des suffrages en
blessant son orgueil, l’excitaient au combats Loin de les
contenir, comme c’était son devoir, il ranimait les col.ères
de Louis-Philippe. Pour se rendre plus nécessaire, il jetait
ce vieillard circonspect et temporisateur dans tous les ha-
sards d’une politique provoquante, sans rapport avec son
passé, en contradiction avec le caractère de tout son règne.
Voici le langage que MM. Guizot et Duchâtel firent tenir
au roi devant les Chambres .réunies, le 27 décembre 1847
< Cette ambition se payait quelquefois de satisfactions très-puériles.
Qui n’eût pensé qu’il devait être indifférent à un homme d’État en
possession d’une prééminence réelle dans les conseils du roi d’en étaler
à tous ics yeux le signe extérieur? H. Guizot eut cette faiblesse. Pour
obtenir du maréchal Soult qu’il lui cédât la présidence du conseil, il
ne craignit pas d’exposer Louis-Philippe aux railleries du pays tout
entier, en lui faisant ressusciter en faveur d’une vieillesse vaniteuse
la dignité de maréchal général de France Ce titre avait. été créé pour
le duc de Lesdiguières. Louis XIV l’avait renouvelé en faveur de Tu-
reune. Depuis le maréchal Villars et le maréchal de Saxe, personne ne
l’avait porté. Les prérogatives honorifiques auxquelles il donnait droit
choquaient à tel point les habitudes d’esprit de la société actuelle qu’un
rire général en accueillit le simple énoncé.
Cette combinaison, dont M. de Girardin s’était fait l’instigateur, au-
rait. amené au pouvoir, sous la présidence de M. Molé, MH. de Rému-
sat et Dufaure, qui, par leur refus d’assister aux banquets, avaient at-
tiré l’attention bienveillante du roi. M. de Rémusat dans le conseil
était un gage pour M. Thiers, qui, estimant peu viable un ministère
dont M. Moté serait l’âme, consentait à attendre qu’il fût usé, et pro-
mettait de ne pas l’attaquer à la Chambre. Déjà plusieurs conférences
avaient été ménagées entre M. Thiers et M. de Girardin chez une femme
artiste, madame d" Nirbel, qui faisait le portrait de l’un et de l’autre.
Le journaliste n’emporta pas de ces entretiens une très-haute opinion
de l’homme d’Etat. « Quand j’ai causé une heure avec M. Thiers; di-
sait-il un jour, il me prend une irrésistible envie d’aller serrer la main
à M. Guizot. »
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~2 OISTOIRE E
-··- maomuu
« Messieurs les pairs, messieurs les députés,
« Je suis heureux, en me retrouvant au milieu de vous,
de n’avoir plus à déplorer les maux que la cherté des sub-
sistances a fait peser sur notre patrie. La France les a sup-
portés avec un courage que je n’ai pu contempler sans une
profonde émotion. Jamais, dans de telles circonstances,
l’ordre public et la liberté des transactions n’ont été si gé-
néralement maintenus. Le zèle inépuisable de la charité
privée a secondé nos communs efforts. Notre commerce,
grâce à sa prudente activité, n’a été atteint que faiblement
par la crise qui s’est fait sentir dans d’autres États. Nous
touchons au terme de ces, épreuves. Le ciel a béni les tra-
vaux des populations, et d’abondantes récoltes ramènent
partout le bien-être et la sécurité. Je m’en félicite avec vous.
« Je compte sur votre concours pour mener à fin les
grands travaux publics qui, en étendant à tout le royaume
la rapidité et la facilité des communications, doivent ou-
vrir de nouvelles sources de prospérité. En même temps
que des ressources suffisantes continueront d’être affectées
à cette œuvre féconde, nous veillerons tous avec une scru-
puleuse économie sur le bon emploi du revenu public, et
j’ai la confiance que les recettes couvriront les dépenses
dans le budget ordinaire de l’État qui vous sera incessam-
ment présenté. Un projet de loi spécial vous sera proposé
pour réduire le prix du sel et alléger la taxe des lettres
dans la mesure compatible avec le bon état de nos finances.
« Des projets de loi sur l’instruction publique, sur le
régime des prisons, sur nos tarifs de douanes, sont déjà
soumis à vos délibérations. D’autres projets vous seront
présentés sur divers sujets importants, notamment sur les
biens communaux, sur le régime des hypothèques, sur le
mont-de-piété, sûr l’application des caisses d’épargne à
de nouvelles améliorations dans la condition des classes
ouvrières. C’est mon vœu constant que mon gouvernement
travaille avec votre concours à développer en même temps
la moralité et le bien-être des populations.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. ~5.
nr~i~
« Mes rapports avec les puissances étrangères me don-
nent la confiance que la paix du monde est assurée. J’es-
père que les progrès de la civilisation générale s’accompli-
ront partout et de concert entre les gouvernements et les
peuples, sans altérer l’ordre intérieur et les bonnes rela-
tions des États.
« La guerre civile a troublé le bonheur de la Suisse. Mon
gouvernement s’était entendu avec les gouvernements
d’Angleterre, d’Autriche, de Prusse et de Russie, pour offrir
à ce peuple voisin et ami une médiation bienveillante. La
Suisse reconnaîtra, j’espère, que le respect des droits de
tous et le maintien des bases de la confédération helvétique
peuvent seuls lui assurer les conditions durables de bon-
heur et de sécurité que l’Europe a voulu lui garantir par
les traités.
« Mon gouvernement, d’accord avec celui de la Grande-
Bretagne, vient d’adopter des mesures qui doivent parvenir
enfin à rétablir nos relations commerciales sur les rives de
laPlata.
(f Le chef illustre qui a longtemps et glorieusement com-
mandé en Algérie a désiré se reposer de ses travaux. J’ai
confié à mon bien-aimé fils le duc d’Aumale, la grande et
difficile tâche de gouverner cette terre française. Je me
plais à penser que, sous la direction de mon gouvernement,
et grâce au courage laborieux de la généreuse armée qui
l’entoure, sa vigilance et son dévouement assureront la
tranquillité, la bonne administration et la prospérité de
notre établissement.
« Messieurs, plus j’avance dans la vie, plus je consacre
avec dévouement au service de la France, au soin de ses
intérêts, de sa dignité, de son bonheur, tout ce que Dieu
m’a donné et me conserve encore d’activité et de force. Au
milieu de l’agitation que fomentent les passions ennemies
ou aveugles, une conviction m’anime et me soutient, c’est
que nous possédons dans la monarchie constitutionnelle,
dans l’union des grands pouvoirs de l’État, les moyens les
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M4 HISTOIRE
plus assurés de surmonter tous ces obstacles, et de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère patrie. Maintenons fermement, selon la Charte, l’ordre social et toutes ses conditions. Garantissons fidèlement, selon la Charte, les libertés publiques et tous leurs développements. Nous remettrons intact aux générations qui viendront après nous le dépôt qui nous est confié, et elles nous béniront d’avoir fondé et défendu l’édifice à l’abri duquel elles vivront heureuses et libres. ))
Ce langage ne pouvait laisser subsister aucun doute. !I
était bien expliqué, bien entendu, que le ministère ne céderait pas d’une ligne à l’opposition dynastique. La manifestation des banquets n’avait à ses yeux d’autre caractère que celui d’une bravade inconsidérée, presque factieuse il considérait comme un droit, comme un devoir de la flétrir et de dénoncer à la France les hommes qui n’avaient pas craint de s’y associer, c’est-à-dire une minorité imposante dans la Chambre et une partie notable de la classe la plus influente dans le pays. C’était pousser l’infatuation jusqu’à !a démence.
De crainte qu’on ne s’y méprit, M. Guizot avait d’ailleurs
le soin de dicter au JoMfrn~ des Débats et à la Revue des Deux-Mondes, ses organes quasi-officiels, des commentaires encore plus provoquants que le discours du trône. « Le ministère a relevé publiquement le gant qui lui était, jeté, disait la Revue du 10r janvier. Qu’il l’ait fait sous une forme tant soit peu agressive, nous ne lui en ferons pas un reproche nous trouvons au contraire merveilleux ceux qui accusent le gouvernement d’avoir fait du roi un chef de parti, comme si le roi n’avait pas, après tout, le droit d’être le chef de son parti.
« Si la question est ainsi posée, à qui la faute, sinon
à ceux qui, dans les banquets, ont éleve ou laissé s’élever des partis contre celui du roi et de la Constitution? Depuis six mois, nous voyons des caricatures rétablir les autels de Robespierre et de Marat, et y sacrifier les lois en
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 105
attendant qu’ils puissent y sacrifier autre chose, et le gou-
vernement n’aurait pas le droit de dire que la royauté a
des ennemis Depuis six mois, les chefs de l’opposition
dynastique laissent impunément traîner la dynastie el la
Charte dans la boue républicaine, et dissimulent honteuse-
ment leur drapeau devant celui des ennemis de la Consti-
tution, et il ne serait pas permis de leur dire qu’ils sont
aveugles! » Ce jour-là même le Journal des Débats disait,
dans un article très-dédaigneux, en faisant allusion aux me-
naces du radicalisme « Marchez sur le fantôme, il s’éva-
nouira fuyez, il grandira jusqu’au ciel. ))
Cependant le discours du trône faisait baisser la rente.
Plusieurs fois, sur son passage ou sous ses fenêtres, Louis-
Philippe put entendre dans les rangs de la garde nationale
les cris de A bas la corruption! vive la r~orMM Trois élec-
tions hostiles ébréchaient la majorité conservatrice. La liste
des candidats présentée au roi pour la nomination d’un
maire du deuxième arrondissement portait exclusivement
des noms connus dans l’opposition, et marquait ainsi, de
la manière la moins équivoque, les dispositions frondeuses
de l’un des quartiers les plus considérables de Paris. Enfin,
le récit imprimé d’un honteux trafic de place, en entachant
le président du conseil, personnellement épargnéjusque-là,
venait compléter la série de ces révélations ignominieuses
par lesquelles le cabinet se voyait coup sur coup dépouiller
du peu qui lui restait encore d’autorité morale C’étaient
là de médiocres sujets de triomphe; mais les ministres
Par des motifs qui furent diversement interprétés, M. Petit, rece-
veur particulier à Corbeil, publiait, avec toutes les preuves à l’appui,
la scandaleuse histoire d’une convention faite avec M. Guizot, par l’en-
tremise de M. Génie, chef de son cabinet, et de M. Bertin, pair de
France. Il résultait de ce récit que deux recettes avaient été échan-
gées contre la démission d’un conseiller-maure à la cour des comptes,
sur la charge duquel le ministre avait jeté les yeux pour récompenser
une créature. M. Alem-Rousseau et M. Petit avaient négocié cette dé-
mission au prix de 15,000 francs d’argent comptant et d’une pension
viagère de 600 francs.
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106 HISTOIRE
avaient leur arrière-pensée. Ils trouvaient dans la tension
même de cette crise dont chacun s’effrayait, des motifs de
s’applaudir, parce que, selon leur conviction intime, à la
première tentative d’émeute provoquée par les radicaux,
le pays ouvrirait les yeux et retrouverait soudain, par la
conscience du danger, le sentiment de l’ordre, c’est-à-dire
une soumission absolue à la politique conservatrice. Nous
allons voir de quelle manière ces prévisions furent déjouées
par l’événement.
A la Chambre des pairs, c’est à peine si l’on put s’aperce-
voir que la situation du cabinet était empirée. L’adresse
rédigée par M. de Barante reproduisait, selon la coutume,
avec de légères modifications dans les termes, le discours
du trône. Elle se montrait peu favorable à la réduction de
l’impôt sur le sel et de la taxe des lettres. Le paragraphe
relatif aux affaires de Suisse était d’une insignifiance cal-
culée. Tout faisait présager une discussion sans franchise;
engagée pour la forme seulement, afin de demeurer dans
la fiction des trois pouvoirs, fiction sans laquelle la philo-
sophie politique de l’école doctrinaire n’admet pas que l’on
puisse gouverner un peuple.
Un conservateur éprouvé, M. Meynard, vint, il est vrai,
demander compte au ministère de son inertie pendant la
dernière session, en insistant, au nom de la majorité, pour
qu’il fût donné satisfaction &M besoin légitime de progrès.
Les interpellations au sujet de ce que l’on appelait l’affaire
Petit attirèrent bien aussi à M. Guizot, qui s’excusait en allé-
guantun usage fâcheux, des démentis de la part de MM. Mole,
Passy, d’Argout; maisc’étaientlà des nuages fugitifs. Quand
M. de Boissy exprimait le désir de voir le ministère passer
bientôt dit banc oit il siégeait au banc des <K’CMS<M, affirmant
que, si l’on COK~M!MH’< de la sorte, les populations aviseraient
comme elles avaient déjà avisé dans le passé, on s’indi-
gnait. Quand une brusque interruption de M. de Béthisy
défiait le général Jacqueminot de convoquer la garde na-
tionale, dont celui-ci vantait l’esprit excellent, on dressait
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. !07
mais la Chatnhrp anrp~ fps in~!f]onfe im~f.
l’oreille mais la Chambre, après ces incidents importuns,
rentrait avec bonheur dans la gravité magistrale sous la-
quelle elle déguisait sa servilité et son apathie.
Il fallut, pour l’en arracher, une voix vibrante, qui vint tou t
d’un coup, sans ménagement ni pitié, jeter sous les vieilles
voûtes du Luxembourg un cri d’alarme, et, réveillant
à la fois, dans ces âmes engourdies, la haine et la peur, les
transportât hors d’elles-mêmes, dans un éLat d’exaltation
qui tenait du délire.
Ce fut au sujet des affaires de Suisse. M. de Broglie les
avait présentées sous le jour le plus favorable au ministère,
et la Chambre semblait se ranger il. son opinion, lorsque
M. de Montalembert parut à la tribune. Il ne s’arrêta point
à réfuter l’argumentation des précédents orateurs ni à
examiner, dans tous ses détails, une négociation plus ou
moins habile; il n’avait dessein ni de soutenir, ni d’attaquer
le ministère. Emporté par une passion fougueuse, il laissa
loin derrière lui le champ étroit de la polémique. Sem-
blable à un guerrier qui brandit ses armes, plutôt qu’à un
législateur qui expose ses idées, M. de Montalembert, signa-
lant à la pairie un ennemi formidable, la nt pâlir au tableau
des périls dont elle était menacée. Le radicalisme, suivant
M. de Montalembert, était à la veille d’un infernal triomphe;
le radicalisme envahissait le monde; rien ne résistait à ses
attaques; rien ne trouverait grâce devant ses fureurs. Et,
d’une lèvre véhémente, le jeune orateur, répandant à
dessein l’effroi dans les esprits, peignait à l’assemblée
frissonnante ses biens dévastés, ses droits méconnus
son sanctuaire violé bientôt peut-être par de nouveaux bar-
bares, qui la contraindraient à pf~er, <Mt prix son ~’t-
moine la ;-<!KpoK de ses M~M de ses afr~Puis, remon-
tant à la cause première de ces maux, de ces désastres, de
ces catastrophes imminentes, il lançait l’anathème au dix-
Expressions textueUes du discours M. de Montatcmbert dans la
scance du 15 janvier 1848.
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108 HISTOIRE
huitième siècle, à la Révolution française, à Voltaire, à la
Convention; il maudissait le génie même des temps,mo-
dernes 1..
Comment peindre l’effet produit sur la Chambre par ce
fanatisme du moyen âge? A chaque instant interrompu
dans la fougue de sa parole par des acclamations frénéti-
ques, l’orateur faillit, en descendant de la tribune, être
étouffé dans le transport commun. De tous les bancs on se
pressait sur son passage le chancelier ne contenait plus
son enthousiasme; sans égard pour des souvenirs de fa-’
mille, le duc de Nemours, sortant de son caractère et de
son rôle, s’avançait dans l’hémicycle, et venait serrer la
main à M. de Montalembert. A partir de cette heure, de ce
signal de détresse, la Chambre n’a plus qu’une pensée
écarter au plus vite tous les obstacles qui pourraient entra-
ver le ministère dans sa lutte contre le radicalisme. Elle
vote, sans presque les discuter, tous les paragraphes de
l’adresse, s’arrête au paragraphe sur les banquets tout juste
assez de temps pour fournir à M. Duchâtel l’occasion de
déclarer sa résolution de ne point transiger avec l’oppo-
sition, rejette en courant un amendement de M de Boissy
tendant à faire retirer les épithètes <M~M<j~s et CKKeMH~;
puis elle couronne par un vote de 144 voix contre 45
son oeuvre conservatrice.
Depuis si longtemps le pays s’était accoutumé à regarder
les décisions de la Chambre des pairs comme de pures for-
malités, qu’il ne prit pas la peine de censurer ce vote. Les
Ancien disciple de l’abbe de Lamennais, M. de Montalembert avait
conservé longtemps, de cette haute influence subie, la persuasion que
les principes et les intérêts bien compris de l’Église catholique étaient
dans une alliance étroite avec les principes et les intérêts de la liberté
moderne. Mais, soit que l’expérience et la réflexion eussent à cet égard
modifié ses idées; soit que, Je fantôme de 95 lui étant apparu, il eût
soudain abjuré au-dedans de lui les nouveautés dangereuses du ca-
tholicisme iibéraL il ne sut plus trouver en ce jour de colère qu’invec-
tives et sarcasmes pour tout ce qui s’inspirait de l’esprit démocra-
tique.
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DE LA REVOLUTION DE 1848. 109
10
Â.f.f. _~11_
~tLHtjtUijUjLiU~jDËio~o. 109
esprits étaient ailleurs; tous les yeux se tournaient vers la
Chambre des députés; on espérait, on attendait d’elle
quelque acte de courage. Il semblait commandé par le dan-
ger même de la situation la prudence le conseillait autant
que l’honneur; le courage, en de telles conjonctures, n’eût
été qu’une prudence suprême.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/126[modifier]
CHAPITRE y
Discussion de l’adresse à la Chambre des députés.
La Chambre des députés était présidée, depuis 1859, par
M. Sauzet, avocat de Lyon, qui avait acquis, en 1850, par la
défense de M. de Chantelauze, quelque célébrité. Parvenu
aux honneurs, M. Sauzet ne s’était pas montré à la hauteur
de l’opinion qu’on avait conçue de lui. Il n’avait su prendre
sur la Chambre aucune autorité. Il la présidait avec mol-
lesse bien qu’avec une partialité marquée pour le parti
conservateur. L’indolence de son esprit et de son caractère
se trahissait dans toute sa personne et le rendait très-
impropre, surtout dans les moments de crise, à l’importante
fonction qui lui était confiée.
Sur les bancs de la gauche, où siégeaient l’opposition
dynastique et quelques républicains, on distinguaitMM. Odi-
lon Barrot, Arago, Garnier-Pagès, Dupont (de l’Eure),
Carnot, de Courtais, Bethmont, Crémieux, Ledru-Rollin.
Malgré l’idée qu’on s’était faite au Château, aucun de ces
hommes, si l’on excepte M. Ledru-Rollin, n’était dévoré
de passions ennemies, ni même animé de l’esprit révolu-
tionnaire. Les uns étaient des hommes réfléchis, trompés
une fois déjà par la révolution de 1850, et qui ne croyaient
plus guère aux programmes de l’Hôtel de Ville. Les autres
siégeaient là par tradition de famille, par respect Immain,
par honneur, pour ne pas mentir à un passé trop engagé,
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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1S48. 111
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pour ne pas abandonner une cause qui paraissait vaincue.
Les vieux souhaitaient de finir en paix une carrière agitée
les jeunes hésitaient à compromettre irréparablement un
long avenir. Tous auraient voulu épargner au pays les
malheurs d’une guerre intestine.
C’est de l’autre coté de la Chambre que siègent, bien
que moins suspects au pouvoir, les ennemis véritables de la
dynastie d’Orléans. C’est là qu’on voit l’abbé de Genoude,
sophiste audacieux, d’une persévérance que rien ne dé-
tourne ni ne lasse; M. de Falloux, ambitieux circonspect,
attentif à l’événement, tout prêt à jeter ses idées royalistes
dans la forme républicaine et à accommoder ses convictions
catholiques aux exigences universitaires; près de lui, l’héri-
tier d’un nom chevaleresque, la Rochejacquelein, qui, sous
l’apparence d’une bonhomie rustique, cache des finesses
de courtisan et des habiletés de diplomate; Benoît, Larcy,
Béchard; et, les effaçant tous de l’éclat de sa renommée,
le grand virtuose de la légitimité, l’orateur aux larges
poumons, à la parole sonore, au geste éloquent Berryer.
A leurs côtés, mais non avec eux, Lamartine, calme et
froid, reconnaît avec une indifférence apparente les dispo-
sitions du champ de bataille, préparé dans son for intérieur
à jeter, au moment décisif, sa voix et sa vie dans la mêlée.
Non loin de lui, mais seul aussi, dédaigneux, tmpasstbie,
siège un homme dont le silence semble une menace et l’at-
titude un reproche: M. de Girardin.
Entre les deux extrémités de la Chambre, se groupent,
autour de la masse des conservateurs, les fractions dissi-
dentes M, Duvergier de’Hauranne, M. de Rémusat, le plus
nonchalant, le plus sceptique, mais le plus bel esprit de
France; MM. Janvier, de Malleville, Billault, Dufaure, le
seul orateur de la Chambre, peut-être, chez qui la solidité
de l’argumentation, la précision des faits et la sobriété des
développements soient parvenues à une perfection si rare
qu’elle égale les dons les plus brillants de l’éloquence;
MM. de Tocqueville, Beaumont, Vivien; M. Dupin, le rude
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112 HISTOIRE
et souple frondeur d’une dynastie qu’il aime. Nouveau venu
dans une assemblée politique, on ne sait pas’encore quelle
position va prendre le général Lamoricière son œil brille d’une ardeur impatiente le soleil africain a-t-il mûri dans ce cerveau des idées politiques ou des talents parlementaires ? On n’en sait rien encore ce que l’on sait du jeune chef d’armée, c’est sa bravoure; ce que l’on devine, c’est son ambition; ce que l’on soupçonne, c’est la mobilité de son caractère.
Au haut de ce que l’on appelle le centre droit, dominant
toutes ces physionomies agitées et ce mouvement confus de voix et de gestes, la forte stature et la tête énergique du maréchal Bugeaud arrêtent le regard. Le commandement respire dans toute sa personne. Haï de la population parisienne depuis l’insurrection des 5 et 6 juin, le massacreur ~<arKe’ÏYcfK~KOKS!M~ comme~ elle l’appelle, est également odieux au parti légitimiste qui se souvient de Blaye. Le roi redoute son caractère intraitable et lui sait peu de gré de son dévouement à la dynastie; le ministère se plaint de ses façons despotiques, de son mépris des usages parlementaires~; et cependant le duc d’Isly, aimé du paysan 1 Cette calomnie de l’esprit de parti ne put jamais être effacée de l’i-
magination populaire. Il a cependant été mille fois démontré que le maréchal Bugeaud n’était pour rien dans l’horrible événement qu’on lui impute. Les forces militaires destinées à réprimer l’insurrection avaient été divisées en trois brigades; le général Bugeaud en commandait une, mais il n’avait aucun ordre à donner dans les deux autres. La rue Transnonain ne se trouvait pas dans la circonscription de son commandement.
M. Thiers, qui tenait en haute estime cette rare capacité militaire
et ce grand bon sens, n’avait cependant pas osé l’employer pendant son dernier ministère, de peur de réveiller dans l’opposition de trop fortes antipathies. M. Guizot fut plus hardi; mais les différends survenus à l’occasion de l’expédition de Kabylie, entreprise par le maréchal malgré une défense formelle du gouvernement, le firent remplacer par le duc d’Aumale. Le duc d’Isly fut mis à même, suivant l’expression de M. Guizot, de venir jouir de sa gloire et de se reposer dans ses terres, où il s’occupait avec passion d’agriculture théorique et pratique.
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DE LA. RÉVOLUTION DE 1848. 113
~v¡.o
10.
dont il a le bon sens rustique, chéri du soldat qu’il entoure’ d’une constante sollicitude, grandit chaque jour en importance et en autorité.
Au banc des ministres, M. Guizot, pâle, les traits con-
tractés, paraît souffrir avec une égale irritation le concours inintelligent de ses amis et les attaques malhabiles de ses ennemis politiques. M. Duchâtel, soucieux, las, ennuyé, vient s’asseoir auprès de M. de Salvandy, dont la confiance superbe et le zèle retentissant ne semblent pas soupçonner un danger, même lointain. Près d’eux siègent M. Hébert, la menace à la bouche, le plus détesté des hommes de répression; M. Trézel, que sa probité inattaquable a fait choisir malgré sa capacité médiocre, afin qu’il y ait du moins dans le ministère une administration à l’abri de l’injure; M. de Montebello, disciple de la philosophie éclectique, assez surpris de se voir subitement appelé, d’une ambassade où il a paru inexpérimenté, à un ministère auquel il ne saurait prêter aucune force; M. CuninGridaine, habile industriel, orateur des plus nuls; M. Dumon, homme appliqué aux affaires, d’une parole lucide, d’un jugement sain, mais sans initiative; M. Jayr, ignoré du public. Telle est la représentation du pouvoir au sein de l’Assemblée. Il n’y a là que deux talents, deux-volontés qui absorbent les autres, et qui elles-mêmes sont absorbées par la volonté royale. Louis-Philippe, trop jaloux de son autorité, trop confiant dans son propre génie, reste à découvert derrière cet appareil mensonger d’un gouvernement dont la France ne respecte plus ni le caractère moral, ni les actes politiques, et dont, tout à l’heure, elle va secouer avec indignation le poids inerte.
Presque chaque jour, pendant les débats de l’adresse,
quelqu’un des membres de la famille royale assiste aux séances. Le plus souvent la duchesse d’Orléans, tristement attentive, regarde, écoute, contenant avec effort, sous un sourire bienveillant, son inquiétude secrète. Dans une tribune voisine, on voit deux belles jeunes fitles dont le visage
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H4 HISTOIRE
se colore de l’émotion du triomphe quand la voix de cet homme puissant, qui est leur père, affronte et réduit au silence les colères de ses ennemis ce sont les demoiselles Guizot aujourd’hui environnées de tant d’hommages, demain réduites à se cacher, à fuir.
Dans la tribune diplomatique, lord Normanby, ce repré- sentant d’une aristocratie bienassise et versée depuis des siècles dans le maniement des grandes affaires, suit d’un cëil observateur, et non sans quelque ironie, les hésitations, les inconséquences, les fautes sans nombre d’une démocratie encore inexpérimentée. Vis-à-vis, et comme pour faire contraste’avec l’attitude réservée du corps’diplomatique, les journalistes font retentir leur tribune de disputes bruyantes,’ de querelles, de défis. Là. se rencontrent MM.’ChàmboIle.Pèrée, Pascal Duprat, Eugène Pelletan. Là, M. Flocon, caractère probe, courageux, homme d’écorce rude, de langage peu choisi, observe d’un œil méfiant M. Marrast, l’arM<oct’&~M National, que l’on devait bientôt appeler le MMM’~M de la République. Jadis compagnon de captivité de GodefroyCàvaignac, intrépide champion de la cause républicaine, M. Marrast, raillant ses illusions de jeunesse, a visiblement renoncé à l’ambition du martyre. Sa verve épigrammatique semble obéir à je ne sais quelle secrète prudence. Tout en attaquant M. Thiers, on dirait qu’il l’envie. Il exprime parfois pour le ministre du 1"’ mars une admiration que son parti lui impute à crime.
t!élàs de tous les côtés, dans tous les rangs, en haut et en bas, à droite et à gauche, dans cette Chambré souveraine, que de scepticisme, u hypocrisie! quelle confusion morale! Triste spectacle qu’une telle réunion d’hommes charges des destinées d’une telle nation Pour quelques caractères dont rien n’a pu altérer la vertu, combien sont devenus s mdinérénts au bien ’et au mal, au juste et à l’injuste, n’ont souci que dé leur fortune et n’estiment en toutes cho’ses que le sûtCes’
~BUx ~ts honteux, ~à~s par apposition dynastique,
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 115
ouvrent de la manière la plus déplorable cette session si courte et qui devait être la dernière. Des fonds provenant d’une souscription de bienfaisance ont été détournés de leur destination et distribués arbitrairement par un préfet, dans l’intérêt d’un candidat ministériel. C’est là un vol positif, sur lequel le débat qui s’engage avec assez de vivacité jette une lumière accablante. Mais la majorité, pressée de montrer au ministère qu’elle lui demeure invariablement ndèle, refuse d’ouvrir les yeux à l’évidence, et vote avec un accord affligeant cette élection plus que suspecte. Ce vote était de bon augure pour M. Guizot; par malheur on ne lui laisse pas le temps de s’en réjouir. Dès le lendemain, M. Barrot monte à la tribune et l’interpelle au sujet de la scanda!euse histoire, qui, sous le nom d’affaire Petit, préoccupe et indispose tous les esprits. Les faits sont trop avérés, les dates trop précises, les contrats trop authentiques le système des dénégations hautaines n’est plus applicable. Aussi M. Guizot donne-t-il un autre tour à la défense. Dans une confession renouvelée de Tartuffe, il s’accuse, et avec lui <OMt~ <?; administrations qui l’ont jM’ectMc depuis ~’eMfe~M, d’avoir laissé Mt!po:M<~j’t<?’Mjont~fNC<? douteux, d’avoir <o~rg MKept’~tgKe regrettable, mais qui s’explique par d’anciennes traditions et par l’empt! d’une partie des lois actuelles. « Mais ne croyez pas, ajoute le ministre, pris dans ce qu’il appelle un petit dédale d’accusations et d’insmMat!0)M, que ~gK<~ me prévaloir de ce que je t’sppeMg ici pour soutenir et justifier le fait en htt-}Nëme. Je ne me paye pas de subtilités, et je ne me plaindrai jamais de voir se ~ft)~t)ppër les S!MC~tMtt&S et les exigences morales de. la Chambre et tftf pays. Que la conscience p!<M~îte devienne chaque jour plus difficile et plus ~~t’e, répète M. Guizot avec une merveilleuse assurance, je m’en féliciterai, bien ~M:t!eMt’eMpt!atK~f.))PuisilcertiSe que, depuis deux ans, les faits de cette nature ont cessé de se produire, et annonce M. Richond des Brus, député de la H-Mte-Mre..
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d16 HISTOIRE
qu’un projet de loi, présenté par le garde des sceaux
qu’un projet de loi, présenté par le garde des sceaux et
incessamment soumis à la délibération des Chambres, va
mettre un terme définitif à cette sorte d’abus.
Une pompeuse apologie de lui-même, de ses amis, de
eur moralité politique, suivie de la menace habituelle de
démission si le vote qui va suivre témoignait du wotH~’e
affaiblissement dans la coM~Kce de la majorité, accom-
pagne ce nouveau défi jeté à l’honnêteté publique. Mais le
défi est relevé aussitôt par MM, Thiers et Dufaure qui repous-
sent avec indignation, comme l’avaient déjà fait MM. Molé,
Passy et d’Argout, la solidarité de ces actes que le président
du conseil appelle de petits faits, mais que M. Dupin qua-
lifie de stellionat et de simonie politique. o 11 y a longtemps,
s’écrie M. Barrot dans cette discussion toute brûlante de
personnalité, il y a longtemps que je savais que nous ne
nous comprenions plus en politique mais je croyais que sur
les choses de l’honnêteté nous nous comprenions encore. ))
Mais le parti pris de la majorité conservatrice est inébran-
lable. Elle rejette obstinément deux ordres du jour pro-
posés par MM. Lherbette et Darblay afin de constater le mé-
contentement de la Chambre. Par l’adoption de l’ordre
du jour de M. de Peyramont, elle renouvelle le pacte hon-
teux qui l’asservit aux volontés de M. Guizot; puis on passe
i la discussion de l’adresse’.
Le premier débat s’engage par un exposé complet de
notre situation financière, dont M. Thiers signale les
périls avec une clarté et .une précision implacables~. Le
La commission composée de neuf députés ministériels, ce qui ne
s’était pas vu depuis le ministère de H. de Villèle, avait choisi M. Vitet
pour son rapporteur:
Le lendemain, 26 janvier, on lisait dans le National un commen-
tairg effrayant du discours de M. Thiers: « Quel héritage, disait-on en
s’adressant au ministère, laisserez-vous au pays? Quel est le dernier
terme prochain peut-être de votre système? Il faut dire le mot, c’est la
banqueroute. Avec la durée’de ce qui est, il n’y a pas d’autre issue
la banqueroute par la paix, la banqueroute comme résultat presque
infaillible,de cette politique d’ordre. »
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DE LA RÉVOLUTION DE1S48. 117
chiffre de la dette flottante dépasse de plus de deux cents millions celui que les plus alarmistes avaient osé supposer, et M. Thiers démontre qu’il est absolument impossible d’enrayer sur cette pente fatale. Il résume en ces termes la situation <Un budget ordinaire en déficit soldé tous les ans avec les réserves de l’amortissement qui devaient suffire au budget extraordinaire; un budget extraordinaire soldé avec des réserves futures et en attendant avec la dette flottante enfin la dette flottante que vous diminuez de temps en temps par un emprunt resté au-dessus des limites raisonnables, au-dessus des limites de la prudence. ))
La Chambre, qui prête toujours une attention scrupu-
leuse aux paroles de M. Thiers, paraît frappée de ce tableau. L’inquiétude sur l’état des finances est la seule émotion dont la majorité soit encore susceptible. Elle se rencontre un instant sur ce point avec la minorité dans un sentiment de défiance pour le cabinet; elle écoute avec incrédulité MM. Dumon et Duchâtel. Ceux-ci d’ailleurs, aux accusations de M. Thiers, ne peuvent opposer qu’un vague tableau des prospérités du pays, et ne persuadent personne. Les coups de M. Thiers ont porté juste. Les attaques d’un homme qui connaît les affaires pour les avoir longtemps pratiquées jettent l’alarme dans tous les partis et blessent par le côté le plus vulnérable le cabinet conservateur. A quelques jours de là, on peut s’apercevoir aussi que le vote de la majorité n’est plus suffisant pour absoudre le ministère et que la pression de l’opinion publique s’exerce avec plus de force, car elle oblige les dépu.tés à revenir encore sur cette honteuse affaire Petit, que M. Guizot et ses adhérents voudraient à tout prix étouffer. A propos du quatrième paragraphe de l’adresse, qui promet au roi le concours des Chambres pour adoucir le sort de ce!<a? dont le travail est ~’MKt~Me ressource, M. deTocqueville, après un long tableau de la dégradation des mœurs publiques et privées, accuse de cette dégradation le gouvernement, et en particulier M. Guizot, qui a perdu, dit-il, depuis la révélation des trafics
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118 HISTOIRE
auxquels on se livre sous ses auspices, son prestige d’aus-
tère probité. Comme si les paroles de M. de Tocqueville
n’eussent pas été assez explicites, M. Billault, reprenant le
même thème, formule un acte d’accusation en règle et
somme le ministre de confesser la part qu’il a dans cette
affaire, ou bien de destituer son chef de cabinet, M. Génie.
M. Janvier répond à cette accusation par une apologie
complète, très-hasardée en pareille circonstance, du mi-
nistère. Il vante, au milieu des rires et des interruptions les
plus insultantes, l’élévation du caractère de M. Guizot et
déclare que les conservateurs continueront à le soutenir,
parce que quelques fautes récentes no leur feront point ou-
blier de si longs services rendus.
Ces louanges et ces attestations de moralité sont suivies
d’un discours assez ambigu de M. Dufaure, qui adopte l’a-
mendement de M. Billault comme un avertissement conci-
liable avec l’estime. Mais M. Duchâtel repousse même cet
avertissement adouci, et la majorité rejette l’amendement.
Les questions de probité ainsi écartées, on passe aux ques-
tions politiques.
Les affaires d’Italie sont portées à la tribune par M. de
Lamartine. La plus grande fermentation continuait à régner
d’une extrémité à l’autre de l’Italie. L’Autriche redoublait
de rigueur en Lombardie; les prisons se remplissaient; des
rixes continuelles entre les étudiants et la force armée en-
sanglantaient Milan et Pavie les soldats se portaient aux
plus graves excès et lés proclamations brutales du maré-
chal Radetzki semblaient les y encourager. Ne pouvant
encore se venger par une voie plus directe, la population
milanaise essayait de tarir une des sources du revenu de
l’Autriche en renonçant subitement à l’usage du tabac.
Étrange conjuration, sérieuse sous une apparence frivole,
qui montrait une unanimité redoutable dans la haine de
l’étranger et faisait présager un soulèvement prochain. A
Gênes, une émeute contre les jésuites inquiétait le gouver-
nement de Charles-Albert. Des manifestations du même
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DELARÉVOLUnONDE~ Ht
genre avaient lieu à Rome et fournissaient à la faction des
cardinaux des arguments contre la liberté dont l’esprit in-
décis et le caractère faible de Pie IX paraissaient très-trou-
blés. Enfin Palerme s’était insurgée, et, après un bombarde-
ment de quarante-huit heures, le comte d’Aquila, renon-
çant à la réduire par la force, retournait auprès de son
frère, le roi de Naples, et le décidait à faire des conces-
sions.
C’est sous de tels auspices que s’ouvrait à ia Chambre la
discussion du paragraphe sur l’Italie. Les sympathies pu-
bliques étaient acquises à la cause italienne. M. de Lamar-
tuie leur prêta sa voix éloquente. Il accusa le gouverne-
ment de s’être allié à tous les gouvernements absolus depuis
sa rupture insensée avec l’Angleterre. «La France, entre vos
mains, dit-il, en se tournant vers M. Guizot, devient gibeline à
Rome et à Milan, sacerdotale à Berne, autrichienne en Pié-
mont, et russe à Cracovie. Puis il développa, avec un
grand bonheur d’expressions, cette opinion, qui était au
fond l’opinion de la France. La réponse de M. Guizot ne
fut point habile. En insistant sur la’religieuse observation
des traités de 1815, en risquant l’éloge du prince de
Metternich, il ranima un moment les susceptibilités natio-
nales de la Chambre, et provoqua sur les bancs de l’oppo-
sition de violents murmures. Mais, suivant sa coutume, il
attendit avec un tranquille dédain que la rumeur fût cal-
mée et prononça alors ces paroles mémorables « Il ne
s’agit pas d’u tout, à l’heure qu’il est, de constitution dans
les États italiens. De quoi il s’agira dans dix ans, dans vingt
ans, je l’ignore. Je ne suis pas obligé de traiter à cette tri-
bune les questions que mes successeurs y traiteront. »
Le même jour, on apprenait à Paris que l’insurrection
de Palerme repoussait toutes les concessions du roi de
Naples; la conséquence de ce refus était la promulgation
d’une constitution, non-seulement à Naples, mais bientôt
après à Florence, et l’insistance très-énergique des popu-
lations à Turin et à Rome pour en obtenir une semblable.
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[M IIISTOIRE E
Toujours très-révolutionnaire en paroles et dans les choses de l’extérieur, M. Thiers ne manque pas de saisir une circonstance aussi favorable pour enlever les applaudissements de la gauche et embarrasser le ministère sans trop se compromettre. Il revendique pour la France l’honneur de protéger en Europe les progrès de la liberté. Il rappelle que la nation française a compté dans son sein les plus grands agitateurs de la pensée humaine: Descartes, Pascal, Voltaire, Montesquieu. Mais, tout en flétrissant les meurtres commis à Milan et le bombardement de Palerme, tout en lançant aux souverains coupables de ces forfaits les épithètes de tyrans et de bourréaux, l’ex-ministre reconnait, en homme qui veut pouvoir rentrer aux affaires, la validité des traites de Vienne et prononce cette sentence, très-peu digne d’un esprit sérieux Il faut les maintenir, mais e?t les détestant.
C’étaitfaire beau jeu au cabinet. C’était fournir àM. Guizot une occasion précieuse de mettre à découvert la mauvaise foi ou la puérilité d’une opposition qui jouait sur des mots, et d’une politique réduite à équivoquer misérablement sur les principes. M. Guizot commence sa réplique en déclarant, avec une ironie peu voilée, qu’il est heureux de se trouver aussi parfaitement d’accord avec son adversaire. Ce que M. Thiers dit, le cabinet du 29 octobre l’a fait. Le cabinet a soutenu, comme il le devait, l’indépendance des États italiens; il a réclamé contre le fait irrégulier de l’occupation de Ferrare et de Modéne par les troupes autrichiennes il encourage à Rome et partout les reformes sages, modérées enfin sa politique est au fond semblable à celle de M. Thiers; elle n’en diffère que dans la forme, ce qui est suffisamment expliqué par la différence des situations entre un homme qui, en dehors du pouvoir peut tout dire, et celui auquel des convenances supérieures commandent le silence. M. Guizot n’épargne pas non plus à M. Thiers un persiflage bien mérité sur les qualifications peu parlementaires de bourreaux et de meurtriers appli-
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DE LA. RÉVOLUTION DE 1848. 121
h il
quées à des personnes royales et.sur le merveilleux axiome qui enjoint de détester des traités que l’on trouve utile de maintenir. En descendant de la tribune, il peut voir qu’il a touché juste; les amis de M. Thiers sont visiblement mal à l’aise; quant aux radicaux, un peu surpris d’entendre ainsi solennellement proclamer la parfaite entente des deux hommes d’État, ils sentent renaître leurs scrupules et s’accusent tout bas d’avoir été dupes.
M. Odilon Barrot tente alors, mais sans succès, d’effacer l’impression que vient de produire le président du conseil. Ses déclamations vagues et froides n’ont pas d’écho; la majorité se retrouve tout entière pour approuver la conduite du cabinet dans les affaires d’Italie.
Le même spectacle, à peu de chose près, se reproduit dans la discussion sur les affaires de Suisse,, elle recommence par une joute entre MM. Thiers et Guizot. Mais cette fois l’avantage reste au premier, parce que sentant le besoin de resserrer avec la gauche des liens qui se détendent, il fait beaucoup plus hardiment résonner la corde révolutionnaire. « Nos adversaires, dit M. Thiers, ne voient dans l’affaire de Suisse que le triomphe du radicalisme, triomphe qu’ils regardent comme très-dangereux pour l’Europe. Quant à nous, ce que nous y voyons, c’est la révolution et la contre-révolution en présence. )) Des bravos partis de la gauche et de plusieurs tribunes. accueillent cette manière franche et nette de poser la question. « Le gouvernement, reprend l’orateur, a épousé la cause de la contre-révolution avec une audace qui m’a confondu. Le droit des gens. l’intérêt, la dignité de la France ont été délaissés. » Et il fait suivre ce début d’un admirable résumé historique où il montre, en Suisse comme en France, depuis cinquante ans, une lutte obstinée entre l’ancien régime et le nouveau. H compare le zèle du gouvernement français dans cette cause illibérale à la froideur qu’il montre en Italie, défend avec chaleur le parti révolutionnaire outrageusement calomnié dans l’autre Chambre par M. de Montalembert, défie
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122 HISTOIRE E
JZZ UlOiUtUtl.
e gouvernement de demander à la France un seul homme et
un seul écu pour marcher sur Berne, et termine par ces
paroles surprenantes qui trahissent son indestructible in-
stinct de jeunesse persistant à travers tous les changements
de l’âge mûr et tous les calculs de l’ambition « Certes,
je ne suis pas radical, mais je suis du parti de la révolution
en Europe. Je souhaite que la révolution soit dans la main
des modérés; mais, quand elle passerait dans la main des
hommes qui ne sont pas modérés. je ne quitterais jamais
jOOÎffC~a cause de la fSM~K~OM. ))
Cette fougueuse harangue étonne, indigne, ravit. Les
conservateurs restent atterrés La gauche, se sentant jus-
tifiée et voyant dans ces paroles un gage sérieux d’alliance,
applaudit avec passion. Les rédacteurs du National don-
nent, dans la tribune des journalistes, les signes du plus
vif enthousiasme. Le soir, tout Paris retentit de cette popu-
larité reconquise. D’un bout à l’autre de l’Europe, un
écho prolongé répète les promesses révolutionnaires d’un
homme qui touche au pouvoir, et qui bientôt, sans aucun
doute, va rendre le monde témoin de leur exécution hardie.
Il n’y avait plus moyen cette fois, pour M. Guizot, de se
déclarer d’accord avec M. Thiers aussi eut-il recours à une
autre tactique. H opposa l’opinion de M. Thiers, député de
l’opposition en 1848, à celle de M. Thiers, ministre des
affaires étrangères en i 856, et donna lecture de deux dé-
pêches adressées à cette époque à M. de Montebello, am-
bassadeur en Suisse. « Le parti radical, disait l’une de ces
dépêches, est insensé de croire qu’il y ait pour lui possibi-
lité de s’établir en Suisse, lorsque partout ailleurs ses ad-
hérents en sont réduits à n’oser lever la tête en présence
de la réprobation générale et du sentiment universel de
répulsion dont ils sont devenus l’objet. » Et plus loin
« Cette faction se montre d’autant plus entreprenante, qu’en
M. Note surtout ne pouvait contenir son indignation « Ce sont
d’odieux sophismes; » répétait-il le soir dans son salon d’un ton irrité.
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DE LA REVOLUTION DE18~S. ~3
dépit de ses excès et des complications où sa conduite pour-
rait entraîner la Suisse, la France se trouverait engagée à
la défendre contre toute action hostile ou répressive de
l’étranger; c’est une illusion qu’il importe de détruire, »
« Certainement, messieurs, continuait M. Guizot, en re-
prenant son accent gravement persifleur, je n’ai jamais
tenu aux radicaux suisses un langage plus sévère que l’ho-
norable M, Thiers. » Et les centres riaient, charmés de cette
malice oratoire; et la majorité frivole et inconsistante, sans
plus s’inquiéter du fond des choses, s’empressait de.voter
le paragraphe sur la Suisse, comme elle avait voté le para-
graphe sur l’Italie. Rien ne l’arrêtait plus dans son aveugle
zèle; rien n’était plus capable de la détourner de sa voie
fatale.
Interpellé dans le débat relatif à la Pologne sur deux me-
sures récentes qui paraissent peu d’accord avec les assu-
rances de sympathie renouvelées dans l’adresse l’inter-
diction d’un banquet d’anniversaire chez le prince Czarto-
riski, et l’expulsion de M. Bakounine, au lendemain d’un
discours hostile à l’empereur Nicolas, prononcé dans la
réunion annuelle des Polonais, M. Guizot s’excuse sur des
motifs graves qu’il ne peut sans inconvénient communiquer.
Il use de la même réserve à l’endroit des affaires de la
Plata, où, suivant les accusations de MM. Drouin de Lhuys,
Lacrosse et Chambolle, notre gouvernement trahit, depuis
sept ans que les négociations sont entamées, une faiblesse
et une hésitation funestes aux intérêts français engagés à
Montevideo. On passe ensuite à la discussion sur l’Algérie.
Une diatribe de M. Lherbette dénonce au pays les empié-
tements rapides du gouvernement personnel. L’orateur’
montre tous les grands commandements envahis par les
princes, la faveur décidant seule de tous les avancements
dans l’armée de terre et de mer; il accuse M. Guizot de
souffrir, contrairement au principe du gouvernement re-
présentatif, la présence du roi au conseil. Cette accusation
éveille chez le ministre une susceptibilité honorable. Il
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124 HISTOIRE
répond avec une animation singulière, et rectifie l’erreur où est tombé M. Lherbette en avançant que la présence du roi au conseil est contraire aux usages de l’Angleterre; puis, repoussant dans un beau mouvement d’éloquence, l’idée honteuse, indigne de notre temps, que l’on ne saurait approcher des princes sans se soumettre à leurs caprices, il fait avec passion, avec vigueur, avec éclat, une profession de foi monarchique que la grande majorité de la Chambre et des tribunes est entraînée à applaudir. Le soir même, les ducs de Nemours et de Montpensier venaient exprimer au ministre leur gratitude. On est si sensible en France au prestige de la parole, qu’il semble, à la suite de ce beau morceau d’éloquence, que la dynastie vient d’acquérir une force nouvelle.
Après un long discours du maréchal Bugeaud sur la nécessité de conserver en Algérie des forces imposantes et sur le danger d’y développer prématurément des institutions civiles, M. Guizot est interpellé par M. de la Rochejacquelein sur la conduite qu’il compte tenir relativement à Abd-el-Kader.
Le ministère avait compté sur la nouvelle de la soumission de l’émir pour éblouir la Chambre, et déconcerter l’opposition. Mais il s’abusait encore. Cet événement, si longtemps espéré en vain, et qui, en d’autres circonstances, eût excité des transports de joie, ne détourna pas l’attention publique des scandales de l’administration; il ne fit pas taire un murmure, et suscita même au gouvernement de graves embarras.
C’était le 1" janvier, le jour des félicitations et des vœux,
que le télégraphe avait annoncé cette heureuse issue de la campagne conduite par le général Lamoricière. Cette preuve, ajoutée à tant d’autres, de l’étonnante fortune du roi, et l’éclat que ce succès faisait rejaillir sur l’un de ses fils furent salués par les courtisans comme le présage d’autres victoires, non moins souhaitables, sur les ennemis intérieurs mais bientôt, le rapport du duc d’Aumale et celui
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. l2g
11.
du généra! Lamoricière fournirent à la presse de l’opposition dynastique et radicale de nouvelles armes contre le gouvernement. Pour échapper aux forces marocaines, l’émir s’était, il est vrai, rendu à l’armée française, mais sous la condition qu’il serait transporté, lui et sa famille, à Saint-Jean d’Acre ou bien à Alexandrie. Arrivé à Toulon sur une de nos frégates à vapeur, il réclamait avec insistance l’exécution du traité.
Cependant, envoyer Abd-el-Kader en Égypte, d’où il pou.. vait si aisément, sous l’influence et avec l’appui de l’Angleterre, agir contre nous, c’eût été le comble de l’imprudence; le ministère le sentait bien, mais que faire? Désavouer le ducd’Aumale qui avait ratifié les conventions signées par le général Lamoricière? cela semblait impossible; manquer brutalement de parole à un si noble ennemi? que dirait -SS-Tpour se donner le temps de réfléchir, et malgré les réclamations éloquentes qu’Abd-el-Kader adressait au marëchâl Bugeaud et au roi lui-même, M. Guizot, au mépris d’une parole sacrée, le fit enfermer provisoirement, disait-il, au fort Lamalgue.
La nomination d’un fils du roi au gouvernement de l’Algérie, attaquée depuis longtemps dans les journaux, le fut à cette occasion à la Chambre des pairs. M. Guizot répondit, comme de coutume, par des atermoiements. Au sujet d’Abd-el-Kadcr, il dit que le gouvernement n’avait pas pensé que la parole d’un chef militaire dût l’engager politiquement, et que, d’ailleurs, on espérait trouver un moyen de concilier la parole donnée avec la sécurité de la France. La même réponse fut faite aux interpellations de M. de la Rochejacquelein et trouva la même docilité dans la Chambre des députés. Les questions les plus épineuses ainsi écartées, le ministère, triomphant sur tous les points, s’apprêtait à la dernière lutte avec un redoublement de confiance dans ses forces, et s’applaudissait à l’avance d’un succès qui serait sans doute disputé, mais qui lui semblait infaillible. On touchait enfin au paragraphe qui al-
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126 IIISTOIRE
lait soulever la question du droit de réunion et des banquets.
Un incident, dont le caractère révolutionnaire n’échappa point aux esprits attentifs, était survenu pendant la discussion des précédents paragraphes. Par une de ces inconséquences si fréquentes dans la vie des hommes politiques de ce siècle, M. Guizot, qui avait dû une grande partie de sa popularité, sous la Restauration, aux persécutions d’un mi.nistre illibéral, usait à son tour du pouvoir pour interdire la parole à trois professeurs illustres MM. Mickiewicz, Quinet et Michelet. Leur enseignement à tous trois n’avait pas, il est vrai, la régularité des programmes académiques; un esprit supérieur animait leur parole et faisait sa puissance. Mickiewicz, le poète-prophète, cherchait dans les origines de la race slave ses droits à la grandeur; il relevait les abattements de la captivité, consolait; enno~issaîr" l’exil. Évoquant t’ombre de Napoléon, il ravivait l’amour de la France pour la Pologne, et promettait à l’union’des deux peuples les plus sympathiques du monde moderne je ne sais quel avenir religieux et guerrier. Dans un langage plein de feu, qui empruntait ses beautés au double génie des langues slave et latine, il prêchait une croisade énigmatique contre l’esprit du mal, annonçant la délivrance de l’humanité, arrachée enfin aux puissances de l’abîme. L’Italie, ce foyer des lumières et de la liberté modernes, aujourd’hui étouffé sous les cendres, inspirait à Quinet des regrets pathétiques, mêlés de malédictions et d’anathèmes. Il menait le deuil de ses grandeurs perdues il lui suscitait des libérateurs. Quant à Michelet, il interrogeait l’histoire, pour rappeler à une jeunesse amollie les traditions d’honneur, de patriotisme et de liberté.
Tous trois, il le faut avouer, étaient de grands révolutionnaires, à une époque et sous un pouvoir qui n’aspiraient qu’au repos dans le bien-être, car ils réveillaient les nobles curiosités, agitaient les consciences et remuaient les cœurs. Ils osaient enseigner à la génération nouvelle la
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. t27
haine de l’injustice et stimuler en elle le sentiment de l’in-
dépendance ils lui parlaient de Dieu, de patrie, de vérité
apostolat dangereux et qu’il importait d’interdire, sous un
gouvernement dont un matérialisme grossier faisait toute
la force.
Depuis six mois déjà, les cours de M. Mickiewicz et de
M. Quinet étaient suspendus.sous prétexte que les profes-
seurs s’étaient écartés de leur programme. On n’avait point
encore osé attaquer celui de M. Michelet, parce que, mieux
sur ses gardes, l’illustre historien s’était tenu plus étroite-
ment au sujet annoncé de ses leçons; mais on épiait une
occasion, et l’on trouva moyen de la faire naitre. Le jour
de l’ouverture au Collège de France, les étudiants, qui, en
attendant l’arrivée du professeur, se livraient d’ordinaire à
des passe-temps où la bienséance n’était pas toujours stric-
tement observée, prirent pour thème de leurs joyeusetés le
discours du roi aux Chambres ils en firent une lecture
ironique, accompagnée de gestes moqueurs. Aussitôt des
agents de police parurent dans la salle et la firent évacuer.
Le lendemain, une affiche annonça que le cours d’histoire
de France était suspendu. L’indignation et la colère des
jeunes gens furent extrêmes. Le soir même, ils se rendirent
en très-grand nombre devant la maison de leur professeur
pour lui faire une ovation. Ne l’ayant pas trouvé, ils allèrent
à l’Institut et en ébranlèrent les vieilles murailles aux cris
frénétiques de Vive MM;M~/Le lendemain, les journaux
de l’opposition .donnèrent le discours qu’ils avaient voulu
prononcer, et dans lequel ils protestaient avec véhémence
contre les actes despotiques d’un pouvoir reH~a! !’&sM des’ barricades. M. Michelet se plaignit, par la voie de la presse,
d’une mesure qui le rendait responsable de faits arrivés en
son absence; à quelques jours de là, n’ayant point ob-
tenu de réparation 1, il publia ses a~MNx à ses eM~s, adieux
Les journaux ministériels se félicitaient au contraire de ce que le
Collége de France avait enfin cessé d’être une école de scandale, de sé-
dition et d’impiété.
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128 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848.
éloquents, dernières paroles recueillies avec amour, qui exhortaient la jeunesse à se rapprocher du peuple, à imi’ter ses vertus, à plaindre ses maux, à se sacrifier au besoin pour lui.
Depuis ce jour, la fermentation avait été croissant dans les écoles; le 5 janvier, elle se produisit au dehors d’une manière qui importuna singulièrement les conservateurs. Trois mille étudiants environ, ayant rédigé une pétition aux députés, se rendirent à la Chambre pour demander justice au nom de la liberté violée et de l’indépendance de l’enseignement supérieur, atteint dans les personnes de MM. Mickiewicz, Quinet et Michelet. Après avoir déposé leur pétition entre les mains de M. Crémieux, ils allèrent successivement en bon ordre, mais avec une contenance fière et résolue, aux bureaux du National, de la Ré forme, de la DëtKoct’a/ïe pacifique. Là, MM. Thomas, Flocon et Cantagrel, rédacteurs de ces différents journaux, les félicitèrent de leur ardeur à défendre la liberté de la pensée et les grandes idées de la Révolution ils annoncèrent l’heure prochaine d’un réveil formidable de l’opinion publique. Puis les étudiants se dispersèrent, sans avoir occasionné aucun désordre; mais l’impression n’en était pas moins produite sur la population parisienne. Une alliance tacite était conclue’au nom des droits les plus saints. L’air se chargeait d’électricité.
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CHAPITRE VI
Suite et fin de la discussion de l’adresse.
Tous les esprits étaient tendus vers cette lutte suprême.
Il s’agissait d’un grand principe à maintenir, d’un droit
sacre à défendre mais, on ne l’ignorait pas, de ce devoir
courageusement accompli pouvait naître inopinément un
péril pour.la monarchie, car, derrière l’opposition légale
et parlementaire, on sentait quelque chose de redoutable
s’agiter. Par delà le bruit qui se faisait à la tribune, on en-
tendait un silence plein de menaces. Le pavé des rues était
brûlant, le travail taciturne; les entretiens étaient mysté-
rieux, les visages sombres. Les souvenirs de nos révolutions,
si longtemps effacés, reparaissaient dans leur sinistre éclat;
une ombre importune s’asseyait à toutes les tables. On pen-
sait involontairement qu’il y avait dans Paris un peuple fort,
spontané, capricieux, qui prenait son temps et ses heures
pour visiter les Tuileries et pour coiffer ses rois du bonnet
rouge.
Les banquets réformistes, radicaux et même commu-
nistes, s’étaient continués dans les départements, malgré
la consigne de l’opposition dynastique, qui les avait dé-
clarés sans objet du moment que la session était ouverte.
Le ministère fermait les yeux sur ces agitations lointaines,
accoutumé qu’on est à Paris à tenir peu de compte des
opinions de la province. Mais l’annonce d’un banquet dans
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130 HISTOIRE
le douzième arrondissement parut une menace sérieuse, et le préfet de police répondit à l’avis qui lui en fut donné, conformément à la loi, par une défense formelle. A ce refus, la commission du banquet, composée de MM. Marie, Crémieux, Pagnerre, Garnier-Pagès,.et qui avait pour président M. Boissel, député, pour vice-président M. Poupinel, lieutenant-colonel de la douzième légion, répondit à son tour par la déclaration suivante
« Vu la sommation de M. le préfet de police
« La commission du banquet réformiste du douzième ar- rondissement s’est réunie, et, considérant que, en fait, nulle autorisation n’a été sollicitée, que M. le préfet a bien voulu confondre une déclaration pure et simple du lieu et du jour du banquet avec une demande en autorisation, qu’on n’avait ni à demander ni à refuser s’appuyant sur les lois de 1851 et 1854, qui ne prohibent point les réunions accidentelles, sur les déclarations formelles de l’orateur du gouvernement dans la discussion de ces lois, sur le récent arrêt de la Cour de cassation et sur la pratique constante du gouvernement;
« Ça commission décide à l’unanimité qu’elle regarde la sommation de M. Je préfet de police comme un acte de pur arbitraire et de nul effet. ))
La question se posait ainsi de la manière la plus explicite entre le pays légal et le gouvernement. Il n’y avait plus d’équivoque ni de temporisation possible. Aussi, à la Chambre des pairs, M. d’Alton-Shée ayant, dans la séance du 18, sommé le cabinet de dire si c’était avec l’autorisation du gouvernement qu’avait agi le préfet de police, M. Duchàtel répondit fièrement par l’affirmative. Il se fondait sur la loi de 1790, soutenait le droit du ministère d’autoriser ou de refuser, selon les circonstances, une réunion politique, déclarait que le pouvoir ne céderait point dans un moment où une telle réunion présentait des inconvénients graves, et qu’il la ferait disperser par la force si l’on avait la folie de braver une interdiction parfaitement légale.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848..151
1
De son côté, la commission du banquet publiait, le 24, unenouvelle déclaration qui dénonçait au pays.les prétentions illégales du ministère, et persistait dans l’intention de donner le banquet. On vit cependant déjà quelque hésitation dans sa tactique, car elle ajoutait que, sur la. demande de plusieurs députés retenus à la Chambre par la discussion de l’adresse, elle retardait la manifestation et qu’elle en ferait connaître ultérieurement le lieu et l’heure. Dans l’origine, le lieu du rendez-vous, nxé au 19 janvier, était la rue Pascal, située au centre du douzième arrondissement, et dont la population effervescente paraissait très à craindre à tous ceux qui voulaient maintenir au banquet un caractère pacifique. C’était donc un premier symptôme de prudence dans les vues de la commission que de laisser indécis le lieu de réunion. Ceci n’échappa point au cabinet, et il se fortifia dans la pensée que, en demeurant inébranlable, il enlèverait le vote de la Chambre et verrait aussitôt s’évanouir, devant ce vote, des menaces d’enfants, d’autant plus bruyantes qu’elles partaient de cœurs moins affermis. Telle était la mésestime que le roi et ses ministres avaient au fond pour le pays légal. Une démarche du parti progressiste vint encore les confirmer dans leur sécurité dédaigneuse.
Une quarantaine de députés environ, appartenant à ce parti, ou plutôt à cette coterie, s’étaient constitués en comité, afin de mieux s’entendre sur la conduite a tenir dans la situation qu’allait créer à leur opposition ambiguë la discussion du paragraphe relatif au banquet. Une attitude franche et une résolution courageuse, pour des esprits de cette trempe, c’était une impossibilité de nature. Reconnaître le droit d’un coté ou de l’autre pour se ranger à sa défense n’était pas le sujet de leur perplexité. Il s’agissait pour eux simplement de tirer avantage des embarras du ministère et de mettre à bon prix leur concours.
Aussi, la veille du jour où devait s’ouvrir le débat, le 6 fé-~ .vrier, les progressistes députèrent à MM. Guizot et Duchâtel
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~2 HISTOIRE
des commissaires chargés d’une proposition de transaction. Ils offraient de faire rejeter un amendement de M. Sallandrouze, qui eût entrainé la chute du cabinet, si l’on consentait à accepter un sous-amendement dont la forme bienveillante impliquerait néanmoins, pour le pouvoir, l’engagement d’une réforme parlementaire. A leur grande confusion, les émissaires progressistes furent congédiés par un refus catégorique. Au point où en étaient venues les choses, répondirent d’un commun accord MM. Guizot et Duchâtel, il n’y avait plus de transaction possible. Plus tard, après la SMStOt, on verrait, on s’occuperaitde chercher une combinaison propre à tout concilier. Sur ces paroles ironiques, le comité progressiste se sépara, et personne ne mit en doute, tant l’opinion s’était peu abusée sur les secrets mobiles de son opposition, qu’il dût voter avec le ministère.
La discussion, ouverte le 7 février, vint mettre en lumière la mauvaise foi politique de M. Guizot; car ses adversaires tirèrent un de leurs meilleurs arguments des paroles qu’il avait prononcées en 1840. « Les- citoyens ont le droit, avait dit alors M. Guizot, de se réunir pour causer entre eux des affaires publiques, et il est bon qu’ils le fassent. Jamais je n’essayerai d’atténuer les sentiments généreux qui poussent les citoyens à se réunir, à se communiquer leurs sympathiques opinions. )) Et.aujourd’hui, après avoir implicitement reconnu ce droit pendant les six mois qui venaient de s’écouler, après avoir souffert dans les départements, en l’absence des Chambres, des manifestations violentes, on prétendait supprimer tout d’un coup une réunion légale, présidée par un député, à laquelle devaient assister les personnes les plus notables du pays. M. Duvergier de Hauranne n’eut pas de peine à rendre saisissante l’énormité d’une semblable prétention. Instigateur principal des banquets, il en avait fait un point d’honneur personnel son discours le marquait assez. Un orateur du parti radical n’aurait pas été plus implacable et n’aurait certes pas porté de pareils coups; les amitiés infi-
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. -t35
1 "v. w.uwu u au l.aauuuG ~lat IrL, l,IüllG, ~2
dèles ont seules de ces armes perfides et empoisonnées. « Le ministère veut mettre la minorité en jugement, dit M. Duvergier de Hauranne, en faisant allusion à la phrase sur les passions aveugles et ennemies, mais qu’importe La majorité ministérielle est libre de faire ce qui lui plaira; la minorité ne s’en préoccupe plus. Ce ne sera qu’une pièce de plus dans le grand procès qui se débat au sein de la Chambre, mais dont ~M<j~ est ailleurs. » Selon M. Duvergier de Hauranne, la loi ne donne aucun moyen, aucun prétexte au gouvernement de s’opposer à une manifestation de cette nature. Si l’on osait le tenter, il s’associerait sans hésiter à la résistance.
Expliquant ensuite l’omission du toast au roi dans plusieurs banquets « Si c’est un avertissement, dit-il, il faut s’en prendre au cabinet, qui fait du souverain un chef de parti, dénature le gouvernement représentatif, abaisse et corrompt les moeurs, travaille à faire contre l’indépendance des peuples une nouvelle sainte allianee. Vous nous accusez d’être mus par des passions aveugles et ennemies, s’écrie l’orateur; nous, nous vous accusons de fonder sur les passions basses et cupides tout l’espoir de votre domination. Vous nous accusez de troubler, d’agiter le pays dans un misérable intérêt d’ambition ou de vanité nous,. nous vous accusons de le corrompre pour l’asservir. » Et il termine par un dén « Comme M. Guizot l’a dit si souvent, au delà, au-dessus de la Chambre, il y a le pays, près duquel la minorité est toujours en droit de se pourvoir. C’est ce que nous avons fait et c’est ce que nous continuons à faire. Que cela soit donc bien compris, bien entendu nous ne venons pas ici plaider devant la majorité contre le ministère, nous venons plaider devant le pays contre le ministère et contre la majorité. »
Le radicalisme, perpétuellement accusé dans la presse ministérielle de travailler à détruire la famille et la propriété, et de vouloir établir en Europe le règne de la terreur, fut brillamment défendu à la tribune par M. Marie.
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15~ HISTOIRE
« S’il existait une fermentation dangereuse dans certaines
couches de la société, dit l’orateur, c’était la faute du ca-
binet, qui avait brisé l’alliance intime, formée par la révo-
lution de 1850, entre le gouvernement et le peuple, en
écartant de la vie politique la masse de la nation, en se re-
fusant à toutes les réformes.)) Et il disait vrai. Si le pouvoir
rencontre toujours en France une disposition frondeuse et
un esprit railleur, c’est dans la classe privilégiée. Les
classes laborieuses des campagnes et des villes, le peuple
enfin, malgré une certaine verve moqueuse à la surface, est,
au fond, porté à l’amour pour ceux qui le gouvernent. Son
instinct est juste, sa patience presque inépuisable il sait se
confier, attendre, pardonner beaucoup à ceux dont il se
croit aimé.
Un débat vide d’idées, rempli de personnalités mes-
quines, recommence, après le discours de M. Duvergier de
Hauranne, entre MM. Léon de Malleville et Duchâtel. Signa-
lant les prétentions exorbitantes du cabinet, le premier
invite les citoyens à n’en pas tenir compte, puis il reproche
au ministre les injures qu’il adresse à un parti jadis ca-
ressé, flatté. « Si le temps des dangers revenait, dit-il d’un
accent qui trahit la vanité blessée et l’espoir secret des re-
présailles prochaines, je sais bien à quels dévouements on
s’adresserait encore au besoin. Il n’est donc pas prudent
d’insulter ceux dont la popularité serait d’un si grand prix
aux jours de péril. »
A ces petitesses de l’esprit de parti, M. Duchâtel répond
par d’autres petitesses. M rappelle à son accusateur des
lettres adressées, en 18<40, du ministère de l’intérieur aux
préfets, par lesquelles oh interdisait formellement certains
banquets politiques. « M. de Malleville étant à cette époque
sous-secrétaire d’État au ministère de l’intérieur, il est à
supposer, dit M. Duchâtel, qu’il approuvait ces lettres. Du
reste, le gouvernement ne répondra pas à un défi par un
autre défi, ajoute M. Duchâtel; mais il ne cédera pas non
plus d’une ligne dans cette question où non-seulement la
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DELARÈYOLunONDE~~S. 135
loi, mais tous les précédents administratifs lui donnent
raison » et le ministre conclut en justifiant complètement
les expressions de l’adresse. « On ne pouvait pas, dit-il, pas-
ser sous silence un fait aussi considérable on pouvait moins
encore ne pas signaler au pays comme hostiles les vœux
antimonarchiques et antisociaux exprimés dans plusieurs
banquets, ne pas qualifier d’entraînement aveugle la con-
duite de certains amis du gouvernement qui, non contents
de s’asseoir à côté de ses ennemis déclarés, consentent
encore, par une inexcusable faiblesse, à supprimer le toast
au roi. ))
A ce discours, fréquemment interrompu par les mur-
mures de la gauche, M. Odilon Barrot répond en reven-
diquant le droit de réunion comme un droit essentiel à l’u-
sage de toutes les libertés, et que la Restauration même, si
défiante et si portée aux mesures de rigueur, n’a pas osé
attaquer.
M. Boissel vient ensuite réclamer contre l’injure faite au
douzième arrondissement en lui interdisant ce qu’on a per-
mis dans toute la France. Le garde des sceaux explique
cette apparente inconséquence du ministère. Il dit que les
lois politiques doivent être appliquées avec ménagement,
que pour être utiles les lois répressives doivent être appe-
lées par l’opinion. Il établit, par des citations empruntées
aux toasts des derniers banquets, qu’on a abusé de la tolé-
rance du gouvernement, et finit en déclarant que cette tolé-
rance ne peut plus se prolonger sans péril. Il espère d’ail-
leurs que l’opposition ne donnera pas suite à ce défi im-
prudent mais si, contrairement à cette espérance, elle
persévère, le gouvernement fera son devoir. Ces dernières
paroles sont le signal d’un tumulte. Des huées, des rires
accueillent le ministre, qui descend de la tribune et retourne
à sa place en jetant à la gauche un regard irrité.
Les députés du centre, intimidés par le tour violent
qu’ont pris les débats, peu confiants dans leur droit et blâ-
mant au fond les expressions de l’adresse qu’ils sont obli-
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~56 HISTOIRE
gés de soutenir, laissent voir sur leur physionomie et dans leur contenance un malaise qui redouble l’audace de leurs adversaires. Enfin un peu de calme se rétablit; M. LedruRollin monte à la tribune. Pour la première fois, peut-être, depuis qu’il siège à la Chambre, on l’écoute avec une attention sérieuse; pour la première fois aussi il s’élève à la hauteur des orateurs de nos grandes assemblées. Son argumentation est d’une logique serrée, son débit passionné mais contenu. Son éloquence emprunte à la cause qu’elle défend une force virile. « La faculté de se réunir est de droit naturel, imprescriptible, dit l’orateur; il ne saurait. être entravé que par une défense catégorique, expresse. Or, non-seulement cette défense ne se rencontre nulle part dans nos lois, mais encore la Constitution de 91 garantit aux citoyens la liberté de s’assembler paisiblement et sans <M’?n<~ On objecte que la Charte de i 8 50 est demeurée silencieuse, ajoute M. Ledru-Rollin, et qu’en dehors de ceux qu’elle octroie, il n’y a pas de droits. C’est là une bien triste et bien pauvre doctrine, sans élévation, sans grandeur, mais sans vérité surtout, et contre laquelle protestent la dignité de l’homme et la conscience ’humaine. » Puis, en comparant les textes, l’orateur s’attache à montrer que la Charte de 1850 n’a été qu’une ~’M découpures faites dans celle de 18d4, qui n’était elle-même qu’un octroi ja/OM.B, parcimonieux, de ~’o~MMce étrangère. « Il est tout simple, dit-U, qu’elle ne parle pas du droit de réunion. Mais la loi qui permet aux citoyens de se réunir publiquement date de la Constitution de 1791, et le droit de s’associer, du soir même de la prise de la Bastille. » Après avoir fait sentir le vice de l’argumentation ministérielle « Voyez où vous marchez, s’écrie M. Ledru-Rollin. De sophisme en sophisme, vous arrivez à nier toute espèce de droit en dehors des droits écrits, c’est-à-dire que vous portez atteinte à ce qu’il y a de plus vivace dans la moralité humaine, à ce qui seul ne peut pas se prescrire le droit. Vous ébranlez ce qui est le plus profondément enraciné dans le
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 157 rhr~ïTitD~ f~r il n’v anratt naa ~n f!p ~~fi~f~c ci loc
la phrase minist 12.
cœur de l’homme, car il n’y aurait pas eu de sociétés si les droits naturels n’avaient vécu d’eux-mêmes. Et c’est vous qui osez parler de principes antisociaux! »
Cette parole forte et pleine excite dans l’Assemblée un
mouvement extraordinaire. L’émotion augmente quand M. Ledru-Rollin proteste, en son nom et au nom de ses amis, contre les conséquences possibles de l’opiniâtreté du ministre qui peut amener l’effusion du sang, etque, s’adressant à toutes les nuances de la gauche, il s’écrie « Le gouvernement s’attaque à la plus vitale de nos libertés. Attachons-nous à elle par d’unanimes étreintes; environnons-la de nos bras comme un dernier autel qu’il faut maintenir debout. Tous, nous irons jusqu’au bout, et si nous sommes brisés dans la lutte, que le pays alors, comme en 1829, forme une vaste association pour le refus de l’impôt. »
La réponse du garde des sceaux soulève de nouvelles
tempêtes. « Jamais, s’écrie M. Odilon Barrot en faisant un geste menaçant, ni Polignac, ni Peyronnet n’ont parlé ainsi. »
A ces mots, un grand nombre de députés se lèvent et
quittent leurs bancs. On se lance des apostrophes injurieuses, on se menace du geste et du regard, on crie, on trépigne, on vocifère. M. Hébert, les bras croisés, dans l’attitude d’un homme préparé à tout, regarde fixement M. Barrot comme pour lui reprocher d’avoir donné le signal d’un tel désordre. Étourdi par le tumulte, troublé par la peur, le président quitte précipitamment son fauteuil sans songer à lever la séance. On le ramène au bureau; il prononce d’une voix éteinte la formule officielle et disparaît. Depuis la Convention, on n’avait pas mémoire d’une
séance pareille. Paris révolutionnaire en frémit de joie; lés salons sont consternés. L’opposition demeure confondue devant son œuvre.
Le lendemain, 10 février, la discussion, terminée sur
l’ensemble du paragraphe, reprend sur les amendements. M. de Genoude propose de remplacer la phrase ministé-
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~58 HISTOIRE
rielle par une phrase qui demande, pour calmer les esprits et ra ffermir /’<’d!C6 politique, le concours universel des citoyens à la KowtMtMM des députés. Mais il ne parvient pas à se faire entendre; la Chambre est impatiente de passer à la discussion sur l’amendement de M. Darblay. On pense que, s’il y a encore une conciliation possible, elle doit résulter de l’acceptation d’un amendement conçu en termes mixtes, de nature à rallier de part et d’autre les hommes prudents, avertis enfin par des signes manifestes que l’ouragan se rapproche.
« Si les agitations réformistes ont produit en quelques endroits des démonstrations hostiles à nos institutions et à nos lois, dit l’amendement de M. Darblay, elles ont aussi prouvé que l’immense majorité du pays, même dans les opinions dissidentes, leur est inviolablement attachée, » Le parti conservateur attendait avec anxiété ce qu’allait faire l’opposition; il espérait qu’elle saisirait cette occasion ou ce prétexte pour abandonner une lutte pleine de périls. Mais, soit que M. Odilon Barrot n’aperçût point encore tout le danger, soit que, vivement poussé par la presse radicale, il crût ne pouvoir reculer sans déshonneur, il déclare à la tribune que ni lui, ni ses amis, ne peuvent accepter l’amendement, parce qu’il consacre un principe que l’opposition repousse le droit de la majorité à porter un jugement sur la minorité.
M. Blanqui parait alors à la tribune. Au nom de son père le conventionnel, rappelant la cruelle et impolitique proscription des girondins par les montagnards, il conjure la majorité de ne pas abuser de la puissance du nombre en flétrissant une minorité dont le seul tort est de comprendre autrement qu’elle le dévouement envers la dynastie.. Le ministre des finances ayant essayé d’expliquer que les banquets devaient être considérés comme une attaque à la royauté et aux institutions monarchiques « C’est vous, s’écrie M. Barrot avec feu, c’est vous qui êtes hostiles à nos institutions et aveugles aux dangers de l’avenir » Ces
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DE LA REVOLUTION DE 1848. 139
’1n.l~ ’8’>n’VV’lo),4. 11.T {"1. 1- ..L_1~-
~cicunimun.:c muicucm. m. uLu/.ub a ia mimne pour réta-
blir la question de droit, ëtM. Guizot, à son tour, y ramène
M. Thiers. Ce dernier déclare qu’il se croit d’autant plus
obligé, par devoir et par honneur, de défendre les ban-
quets, qu’il n’y a point assisté et se trouve conséquemment
dégagé de toute solidarité personnelle avec ses amis en
cette circonstance. Mais en dépit de ses efforts, soutenus
jusqu’au dernier moment par M. de la Rochejacquelein à
la tribune, et par M. de Girardin dans la Presse, la majo-
rité, avec une opiniâtreté sans exemple et sans excuse, re-
jette l’amendement. Elle marchait rapidement, tête baissée
avec une incroyable hâte, à sa perfe.
Enfin, le 11 février, une dernière voie de salut lui est
offerte par un amendement de M. Desmousseaux de Givré,
qui retranche purement ’et simplement de l’adresse les
épithètes offensantes pour la minorité. C’est le moment
décisif, M. de Lamartine monte à la tribune. Un silence
imposant succède aux cris et aux vociférations qui jus-
qu’alors ont étouffé la voix des orateurs. On écoute; on
est dans l’attente de quelque chose d’imprévu. M. de
Lamartine n’a point assisté aux banquets 1. Que va-t-il dire?
Est-ce l’historien révolutionnaire des girondins qui va
parler? Est-ce le légitimiste ou le conservateur que l’on va
entendre? `?
L’incertitude n’est pas de longue durée. Des circonstances
accidentelles, s’il faut en croire M. de Lamartine, qui ne
veut pas confesser qu’il a suivi ,la politique expectante de
M.Tbiers,I’ont empêché de prendre part aux. banquets;
mais il les approuve complètement. L’agitation qu’ils ont
causée dans le pays a été une agitation honnête, salutaire,
expression vraie d’un sentiment national, que l’opposition a
contenu bien plutôt qu’elle ne l’a excité. La France, long-
Le banquet de Maçon, qui avait un caractère plutôt intime que po-
litique, était le seul, en effet, auquel M. de Lamartine eût assisté. Il
refusa, sous divers prétextes, toutes les invitations qui lui furent en-’
suite adressées.
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140 HISTOIRE
temps patiente, a voulu protester enfin contre les scandales
de la corruption, contre l’immolation de l’intérêt national
à un intérêt de famille, contre l’abandon de ses alliances
naturelles. « En dehors de la royauté, de la Chambre
des pairs et de la Chambre des députés, dit.l’orateur,
il existe, dans les cas extrêmes, un. juge, un arbitre
souverain qui est le pays, et voilà ce que vous accusez, ce
que vous menacez sans loi, ou, du moins, avec des lois équi-
voques. FoK~ voulez mettre la main de la police sur la ~oKC~c
du pays. »
Un immense applaudissement interrompt cette parole si
frappante dans son image hardie. « Supposez, continue
M. de Lamartine après quelques minutes d’une agitation
qui couvre sa voix, supposez qu’une partie de vos collègues
persiste à penser que la loi qu’on leur impose est une loi
dérisoire et qu’ils persistent glorieusement à défendre leurs
droits. Nous persisterons, s’écrie-t-on avec entraîne-
ment. Souvenez-vous du Jeu de Paume. Allons donc 1
murmurent dédaigneusement les centres. « Le Jeu de
Paume, messieurs, reprend l’orateur avec un calme qui
ajoute encore à l’effet de ses paroles et en accentuant for-
tement la voix, c’est un lieu de réunion fermé par l’autorité,
)’0!MMf< par la nation. K
La Chambre est profondément remuée; l’anxiété se lit
sur tous les visages. Le nombre des votants est de 415.
Une première épreuve reste douteuse. Au banc des mi-
nistres, on n’est pas sans crainte. Enfin, au scrutin de divi-
sion, une majorité de 228 voix contre 185 maintient les
paroles fatales. Le cabinet triomphe; il n’a plus rien à
redouter en effet plus rien que la conscience du pays, la
justice du peuple et la condamnation de l’histoire.
Le lendemain 12, M. Sallandrouze, riche fabricant appar-
tenant à la fraction des conservateurs progressistes, apporte
à la tribune le vœu d’une réforme parlementaire. C’était
bien peu demander après des débats aussi orageux et de
si vives attaques; mais c’était trop encore pour l’orgueil
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 141
poussé à bout de M. Guizot. Après avoir annoncé dans un
solennel exorde qu’il va faire connaître à la Chambre la
pensée tout entière du gouvernement, le président du con-
seil développe, non sans habileté, son thème habituel que
décréter immédiatement la réforme parlementaire, c’était
rendre indispensable la dissolution de la Chambre, acte
imprudent au suprême degré dans les circonstances pré-
sentes. Prendre un engagement pour l’avenir serait plus
imprudent encore, car ce serait détruire moralement ce
qui existait sans le remplacer. M. Guizot établit ensuite
qu’un gouvernement doit accomplir les réformes lors-
qu’elles sont devenues nécessaires, mais qu’il ne les doit
jamais annoncer à l’avance. Le cabinet, ajoute-t-il, tient
compte de la disposition des esprits il examinera à fond,
avant la fin de la législature, ce qu’il y a à faire pour main-
tenir l’unité et la force du parti conservateur, règle de
conduite invariable, idée fixe du ministère. Il fera ses efforts
pour maintenir l’aècord entre les diverses nuances; mais,
si la transaction nécessaire à cet effet paraissait impossible,
il laisserait à d’NK~’M soin de présider à la désorgani-
sation dM parti conservateur et à la ruine de sa politique.
Ce discours captieux, cette demi-promesse enveloppée
de menaces, a pour résultat le rejet de l’amendement de
M. Sallandrouze à la majorité de 232 voix contre 189. Puis
on vote sur l’ensemble de l’adresse. L’opposition s’abstient;
S voix seulement protestent contre 241.
Désormais, le combat en dehors des pouvoirs légaux
devient inévitable. H paraît imminent. Il ne s’agit plus
d’établir de quel côté se trouve le droit, mais de constater
de quel côté sera la force.
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CHAPITRE VI
Préparatifs du banquet. Imminence de la catastrophe.
Le rejet de tous les amendements conciliateurs, le
maintien intégral, dans l’adresse, des paroles repoussées
comme injurieuses par l’opposition jetaient M. Barrot et
son parti dans de grandes perplexités.
A l’ouverture de la session, l’opposition dynastique, sa-
tisfaite de la dernière revue qu’elle avait passée de ses
forces au banquet de Rouen, et craignant que le radica-
lisme ne prît l’avantage si l’on prolongeait la campagne,
avait décidé qu’on s’en tiendrait là, l’agitation réformiste
n’ayant plus, disait-elle, sa raison d’être pendant les débats
de la Chambre. Mais le tour irritant de la discussion, l’atti-
tude hautaine du ministère et le persiflage du Château, pi-
quant au vif les amours-propres, provoquèrent au combat.
Une fois le combat engagé, il ne fut plus au pouvoir de
personne d’en diriger l’élan ni d’en prévenir l’issue.
Dès le 8 février, M. de Girardin, dont le journal deve-
nait de~ plus en plus menaçant et annonçait hautement une
crise prochaine, adressait à M. Odilon Barrot une lettre
pleine à la fois de raison et de courage pour l’engager à
donner sa démission dans le cas où le paragraphe injurieux
serait voté. « Il est impossible, disait le rédacteur de la
P;se, si vous donnez votre démission (et comment vous
abstenir de faire ce qu’a fait M. Berryer en 18’H?), que
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HtSTOIREDELARÈYOLUT[ONDE1848. 143
-L’ nvnv. 1·YJ
l’opposition tout entière ne suive pas votre exemple. Je
n’en excepte ni M. Thiers, ni M. de Rémusat, ni M. Du-
faure’. » En effet, aussitôt après le vote, cette ques- `
tion fut débattue dans la réunion des députés réfor-
mistes. En appellerait-on de la majorité parlementaire à la
majorité électorale? Forcerait-on le pouvoir, par une dé-
mission en masse, de convoquer plus de cent collèges élec-
toraux, et susciterait-on de la sorte dans le pays une agita-
tion nouvelle innnimentplus sérieuse, plus profonde, d’un
caractère plus révolutionnaire que ne l’avait été l’agi-
tation des banquets? C’était l’avis des tempéraments iras-
cibles, et particulièrement de ceux d’entre les députés
dont la réélection était certaine. On en compta quinze sur
cent quatre-vingts. L’avis contraire prévalut, et, le i4 fé-
vrier, M. de Girardin fut seul à donner sa démission en ces
termes
« Monsieur le président,
Entre la majorité intolérante et la minorité inconsé-
quente, il n’y a pas de place pour qui ne comprend pas
« Le pouvoir sans l’initiative et le progrès, l’opposition
sans la vigueur et la logique. Je donne donc ma démis-
sion.
« J’attendrai les élections générales.
« EMILE DE GiRAMtN. »
Pour se relever à ses propres yeux de cette première dé-
faillance, l’opposition arrêta que nul d’entre ses membres
La Presse publiait, le lendemain du rejet de l’amendement de
H. de Givré, un excellent article dans lequel elle insistait.sur la ques-
tion ~restée douteuse aux yeux d’anciens ministres, de con-
seillers à la Cour de cassation, d’anciens bâtonniers de l’ordre des avo
cais et de cent quatre-vingts députes sur quatre cents. Ette conseinait
au cabinet de saisir les pouvoirs législatifs d’un projet de loi qui dé-
terminerait dans quelles circonstances et sous quelles réserves le droit
de sassemNer pourrait être exercé ou serait interdit. ~La Pressé du
février ) C’était encore ta. pour Je ministère une manière [oyate et
prudente de sortir du conflit; mais le cabinet, par un rare privilége,
manquait presque également de prudence et de loyauté °’
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1M HISTOIRE
n’accepterait plus aucune invitation, ni chez le président de la Chambre, qui avait vote avec le parti conservateur, ni même aux Tuileries, et que, si le sort en désignait quelques-uns pour la députation chargée de présenter au roi l’adresse, ils s’abstiendraient. Puéril effort d’héroïsme, néanmoins encore au-dessus du courage civique de ces austères législateurs, car, au jour de l’exécution du serment, sur trois députés dont les noms étaient sortis de l’urne, un seul demeura fidèle à la résolution prise 1, et le roi, en recevant la députation, put se féliciter tout haut de la trouver plus nombreuse qu’il ne l’avait vue depuis bien des années. La plupart des conservateurs s’y étaient joints en effet, malgré leur mécontentement et leurs murmures. .Ils auraient souhaité que le ministre, si gravement atteint par la discussion de l’adresse, donnât sa démission pour leur épargner l’embarras d’une fidélité devenue très-compromettante. Le cabinet, disaient-ils, durait depuis trop lon~emps. Leurs regards se tournaient vers M. Molé. Celui-ci prenait entre l’opposition radicale et le ministère une attitude également sévère pour l’une et pour l’autre, et se ménageait avec MM. de Rémusat, Billault, Dufaure, des intelligences qui devaient le mettre à même de composer un cabinet de conciliation tout à la fois agréable au pays (du moins il le pensait ainsi) et moins blessant pour le roi que ne le serait l’entrée de M. Thiers aux affaires. Mais, en attendant que cette combinaison fût arrivée à maturité, les conservateurs voulaient garder les apparences et faire acte de soumission au Château.
En renonçant à l’agitation électorale, en décidant de rester à son poste, l’opposition se voyait engagée d’honneur envers les électeurs parisiens, la garde nationale et J’entre dans ce détail parce qu’il me parait caractériser, mieux que bien d’autres plus importants en apparence, l’ostentation d’indépendance et la faiblesse réelle de l’opposition dynastique. Combien le roi et les ministres n’avaient-ils pas raison de tenir en grand dédain de pareilles bravades
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DËLAltËVOLUT!ONDË1848. 145
v~ ~luipdut.u~tenL; tes repuancains semaient le ~pçon dans le peuple et lui représentaient les lenteurs de L 15
i’ËLAitKYOHJT!ONDË1848. 145
les écoles, dont les intentions devenaient de jour en jour moins douteuses, à poursuivre, par tous les moyens légaux, l’exercice du droit de réunion. Conséquemment il fut décidé que les députés flétris assisteraient en ’corps au banquet; mais ils se réservèrent d’en fixer à loisir, après mûre réflexion, le jour, le lieu, l’heure, le mode, le cérémonial et l’étiquette. Il régnait à cet égard trèspeu d’accord parmi les réformistes. La crainte d’en faire trop ou trop peu, en les agitant diversement, les tenait en incertitude. Les jeunes gens des écoles, qui avaient dû organiser un banquet particulier, y avaient renoncé, afin de ne pas faire de diversion, et, non contents d’offrir, c’està-dire d’imposer à M. Barrot leur concours dans la grande manifestation que préparait l’opposition dynastique, ils demandaient à la commission des cartes d’admission pour un certain nombre d’ouvriers. Cette demande fut mal accueillie mais, appuyés par le comité de la Réforme, les étudiants arrachèrent aux répugnances des chefs réformistes vingt cartes pour eux et douze pour les ouvriers. Sans s’arrêter à ce premier succès, la J}~bnm< toujours dans les mêmes vues, insistait pour qu’on se réunît, selon le premier projet, dans le douzième arrondissement, au faubourg Saint-Marceau, au sein d’une masse populaire en ébullition qui ne pouvait manquer d’entraîner la manifestation bien au delà des voies légales. L’intention était évi- ° dente.. Aussi la réunion des députés, écarta-t-elle tout d’abord cette proposition. On se mit à délibérer sur différents autres projets dont aucun ne paraissait offrir toutes les convenances désirables. Il s’en fallait bien, d’ailleurs, que la réunion fût aussi unanime que l’opinion publique. Tantôt M. Duvergier de Hauranne, tantôt M. Thiers, tantôt des avis un peu moins timides l’emportaient dans les conseils de M. Barrot, et, pendant ces oscillations, le emps s’écoulait. Les Parisiens, toujours amateurs de spectacles et d’émotions, s’impatientaient; les républicains semaient le soupçon dans le peuple et lui représentaient les lenteurs de i.
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146 tnSTUHtE E
M. Barrot connue un jeu combiné avec la cour, comme une
trahison. Chaque soir on voyait se former dans les rues des
groupes animés. Au Théâtre-Historique, où l’on jouait
C~f~’fr de Maison-Rouge, drame de M. Alexandre Dumas,
le chœur des Girondins (~M?w pOM’’ la patrM), devenu
populaire, était redemandé à grands cris. Au théâtre de
l’Odéon, fréquenté par les étudiants, retentissaient chaque
soir des chants patriotiques; et le matin, en rapportant les
débats scandaleux d’un procès de viol suivi d’assassinat,
intenté au ~rs Léotade, les journaux démocratiques ravi-
vaient dans le peuple le mépris pour le clergé et de tout ce
qui pouvait, à un degré quelconque, être suspect d’aristo-
cratiet. Chaque heure perdue par l’opposition réformiste
était une heure gagnée par la révolution.
Cependant, malgré les dédains vrais ou affectés avec les-
quels on parlait au Château du banquet et des 6aMgM~M~,
comme, en dépit des prévisions, on touchait à une rupture
ouverte, peut-être à une lutte armée, tout en plaisantant
et en raillant M. Barrot et ses amis, ni la cour, ni le cabinet
lie négligeaient les négociations et les entremises. M. Thiers
s’y employait de tout son esprit; mais la difficulté n’était
pas petite. Chaque jour rendait une retraite de l’opposition t
plus malaisée. Les adresses de félicitations, les exhortations
à persévérer arrivaient en masse des départements. Les
écoles se prononçaient, et l’on commençait à sentir, dans
Paris, cette fermentation à laquelle se reconnaît l’approche
des grands soulèvements populaires. Le JoM)’K~ des Df~ft~
baissait de ton. Il n’insultait plus et promettait que la
question de ~?-M~ senKj: discutée a fond et d~M~tHC~
résolue dans le eoM~ législature ac~Hf. Il ajoutait,
L’aUttude du parti clérical, en cette circonstance, avait été dunf
insigne maladresse. Encouragé par la reine, il prenait hautement la
défense de l’accusé, s’efforçant d’obscurcir l’évidence dfs faits. Les re-
ligieux de l’ordre apportaient de telles entraves à l’action de la justice
par leurs faux témoignages ou leur silence, que le garde des sceaux
crut devoir s’en plaindre ofnc!e)leinent a l’archevêque de Toulouse.
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DELA RÉVOLUTION !)E)848. HT
dans un langage énigmatique, que cette question ~MO)’M:a:
M~ ~ëpCM~Ntt plus des ministres, mais de la Providence.
Enfin, le 17, après bien des tergiversations, le Wa<tOKa<,
autorisé par ia réunion des députés réformistes, annonçait
qu’on s’était entendu sur le choix d’un local privé où le
banquet aurait lieu le dimanche suivant. Ce local était un
terrain vague, appartenant à M. ?<itot et situé dans les
Champs-Elysées. Un nombre considérable d’anciens dé-
putés de l’opposition, parmi lesquels on comptait MM. de
Cormenin, Martin de Strasbourg, Taschereau, etc., et trois
pairs de France, MM. le duc d’Harcourt,. de Boissy, d’Alton-
Shee, faisaient’connaitrc en même temps leur intention
formelle d’assister au banquet. Le bruit courait que les
commandants supérieurs de la garde nationale, inquiets de
ces dispositions, tenaient prêts des billets de service en
blanc, au moyen desquels on improviserait une garde na-
tionale de choix, une /MKMe garde nationale, disaient les
journaux radicaux 1. On affirmait aussi que M. le duc de
Montpensier avait donné l’ordre, à Vincennes, où l’on tra-
vaillait nuit et jour à confectionner des munitions, d’expé-
dier sur l’École militaire deux batteries d’artillerie de cam-
pagne, vingt caissons d’infanterie, des boîtes à mitraille,
Ces bruits prirent si bien consistance, que le chef d’état-major de
la garde nationale, M. Carbone!, crut devoir reclamer dans les jour-
naux contre cette calomnie. Voici les réflexions dont le Constitutionnel
accompagnait la lettre du général
« Nous avons publié hier le procès-verbal d’une réunion extraordi-
naire des officiers et délégués de la 3° compagnie du 4’ bataillon 10’ lé-
gion, duquel il résulte que le ’sergent-major de la compagnie, chargé
de composer un piquet de douze hommes pour une éventualité, a re-
mis directement à l’état-major de la 10" légion douze billets de garde
sans date et portant tes noms de douze chasseurs qu’il est convenu avoir
çhoisis sur’le contrôle de la compagnie, sans observer, ainsi que c’était
son strict devoir, l’ordre naturel des tours de service, et sans en avoir
informe le capitaine.
« A propos de cette publication, M. Carbonel nous somme de repro-
duire la lettre suivante qu’il a adressée au .iVe~’MM~.
« Après avoir lu cette lettre, on s’apercevra aisément qu’elle ne dé-
truit pas les assertions contenues dans le document que nous venons
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148 HISTOIRE
des pétards et des flambeaux pour le service de nuit. Tout semblait donc hâter le conflit, mais ce n’était là qu’une apparence. Pendant qu’on amusait le public par de démonstrations extérieures, par des menaces, par des grands airs de courroux, les dispositions pacifiques du comité réformiste prenaient le dessus dans l’intimité des conseils; elles éclataient dans le choix même du lieu de réunion pour le banquet. Comment un mouvement populaire auraitil pu prendre quelque consistance et résister au moindre déploiement de troupes, dans les larges avenues des Champs-Elysées, sur un terrain ouvert de toutes parts? La pensée n’en pouvait venir à personne. Mais ce n’était pas tout. A force de pourparlers et d’intrigues, M. Thiers, secondé par MM. Vitet et de Morny, avait fait accepter de part et d’autre des conventions qui achevaient de rendre la made rappeler, et qu’elle ne justifie point les irrégularités signalées dans les mesuresprises par le sergent-major.
« <!<RN! XtTMXA),]! DU CEPARTEMENT DE H SEtXE.
f Paris, le 8 février HM.
« Monsieur le rédacteur,
« Vous avez supposé que les lettres de service préparées dans la 10’’légion, conformément aux précédents qui y étaient établis, l’avaient été par suite des instructions données par l’état-major général. J’affirme, au contraire, qu’aucun ordre semblable n’a été envoyé aux chefs de légion. Le colonel de la ’tu’ a été seulement prévenu qu’en cas de troubles, le premier ordre qu’il recevrait serait de réunir le plus promptement possible, au chef-lieu de l’arrondissement, un piquet, de réserve de cent gardes nationaux. Il a’cru devoir, dans un esprit de justice, faire peser ce service dans tout es les compagnies de la 10° légion, si cette prise d’armes a lieu. Les gardes nationaux qui sont commandés seront certainement fort surpris de se trouver classés, par le National, comme des hommes ~’pfMc!<M~ et d’MM obéissance obligée. « De semblables choix fausseraient gravement en effet l’institution de la garde nationale. Ils ne seraient assurément autorisés ni par le commandant supérieur, ni par son chef d’état-majnr.
« Recevez, etc.
« te maréchal de C<MMp, f/M/ /’e’<a<-m~M’ général,
« CtEBONEL. D
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 149
13.
J~t
nifestation dérisoire. MM. Duvergier de Hauranne, de MaMeville, Berger, Vitet et de Morny, représentant l’opposition et le parti ministériel, se réunirent dans un des bureaux de la Chambre. Voici, en substance, ce qui fut dit et convenu des deux parts entre le gouvernement, qui prétend qu’une ma- t nifestation pareille est un délit prévu et défini par des lois existantes, et l’opposition, qui soutient que le fait ne tombe sous la juridiction d’aucune loi, il n’est qu’un moyen de décider qui a tort et qui a raison que l’opposition commette le délit prétendu, que le gouvernement le laisse commettre, les deux partis en appelant ainsi à la décision du tribunal. En conséquence, l’opposition se rendra au lieu indiqué pour le banquet. Elle trouvera sur le seuil un commissaire qui ne l’empêchera pas d’entrer, le gouvernement garantit ce point, car enfin, si le commissaire barrait la porte, il faudrait la forcer, ce qui serait un bien autre délit que celui qu’on se propose de ’commettre, ou bien il faudrait quitter la place, ce qui serait pis encore, puisqu’il n’y aurait de délit d’aucune espèce. Le commissaire avertira l’opposition qu’elle commet un délit. L’opposition passera outre. Elle en fera tout juste assez pour que le commissaire puisse verbaliser. Alors le commissaire menacera de la force armée. M. Barrot déclarera qu’il ne cède qu’à la force. 11 engagera les membres de la réunion à se retirer. En sortant, les députés annonceront à la foule qu’ils ont parfaitement atteint leur but. L’opposition s’engage à ne pas prononcer de discours, à empêcher autant que possible l’intervention irritante des journaux, à ne convoquer aucune réunion d’aucune sorte jusqu’à la décision du tribunal. -Se couvrir de ridicule, tromper le pays, renier des principes soutenus depuis dix-sept ans avec une autorité de paroles, et, en dernier lieu, avec une véhémence de menaces qu’on allait qualifier de fanfaronnades, tel était le résultat certain de cette absurde mise en scène.
Les réunions présidées par M. Barrot, devenaient chaque jourplus confuses. Le parti de la prudence y était le plus nomn
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)M HfSTOHtE E
1 ~)tF .1
breux, et, ne cherchant que des expédients dilatoires, ce parti faisait ajourner, quand il ne pouvait faire repousser les résolutions honorables. Ainsi, dès le lendemain du jour où le National avait annoncé le banquet pour le dimanche suivant, on lui faisait imprimer la note que voici « Plusieurs renseignements inexacts ont été publiés par la presse quotidienne sur l’organisation du banquet du douzième arrondissement. Le changement de local, que l’importance de la manifestation a rendu nécessaire, en a seul retardé la réalisation.
o Le banquet aura lieu irrévocablement dans les premiers
jours de la semaine prochaine.
« La commission du douzième arrondissement fera con-
naître l’heure et le lieu, dès que toutes les dispositions matérielles auront été définitivement arrêtées entre elle, le comité central et les membres des deux Chambres qui se sont engagés à prendre part à cette protestation essentiellement légale et pacifique. »
La vérité est que M. Thiers, qui prévoyait tout, redoutait
une trop grande affluence d’ouvriers le dimanche, à cause de la suspension du travail. Il gagnait, d’ailleurs, quarantehuit heures à ce retard; et, pour cet esprit fertile en combinaisons, gagner un peu de temps, c’était s’ouvrir mille chances nouvelles, mille éventualités favorables. Ignorant jusqu’à quel point la population parisienne était exaspérée, M. Thiers se complaisait dans d’infiniment petites ruses, aussi vaines que puériles. 11 ne devinait pas, il avait oublié ce que peut, à certaines heures, l’élan d’une forte passion pour un grand droit.
Le National s’étonnait et disait « Nous publions cette
note telle qu’on nous l’envoie nous ne déguisons pas qu’elle est fort loin de nous satisfaire. On aurait dû expliquer au moins par quelle suite d’incidents étranges et de malentendus répétés un local, trouvé la veille, échappait le lendemain, parce qu’on négligeait de prendre immédiatement les précautions légales qui devaient rendre inutiles
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))HLA.RËYOU!TK)NDE’t8~. M)
toutes les influences en donnant aux promesses la validité d’un contrat.
« Nous regretterions plus vivement encore qu’on fût forcé de renoncer à faire le banquet un dimanche. C’était le vœu formel de la grande commission, et ce parti n’avait pas été pris à la légère et sans quelque motif sérieux. Il ne faut donc pas moins qu’un obstacle matériel et insurmontable pour déterminer à changer le jour de la manifestation. Selon nous cet ajournement serait très-fâcheux. Comme on n’en peut imputer la faute à personne, nous nous contenterons d’en gémir. »
Le 19, il .publiait une nouvelle note conçue en ces termes « La commission générale chargée de l’organisation du banquet du douzième arrondissement a décidé que la manifestation auraitlieu irrévocablement mardi prochain, 32 février, à midi.
« On indiquera plus tard le lieu de la réunion, »
On comprend combien le cabinet devait s’enhardir en touchant ainsi du doigt les faiblesses de l’opposition t. Après Cependant le Constitutionnel du 20 février parlait encore avec unecertaine résolution; mais ce n’était qu’une retraite bien masquée Voici comment il s’exprimait:
« Les députés de l’opposition se sont réunis de nouveau ce matin afin de délibérer sur la part qu’ils doivent prendre à la manifestation qui se prépare pour le maintien du droit de réunion contesté et viole par le ministère. Après avoir entendu le rapport de sa commission, l’assemblée a reconnu, à l’unanimité, qu’il était plus que jamais nécessaire de protester par un g-rand acte de résistance légale contre une mesure contraire au principe de la constitution comme au texte de la loi. En conséquence, il a été résolu que, mardi prochain, on se rendrait f’n corps au lieu de la réunion.
« Une telle résolution est le plus bel hommage que les députés puis-<ent rendre a l’intelligence, au patriotisme, aux sentiments généreux de la population parisienne. Les députés ne sauraient admettre, avec les ennemis de la liberté, qu’un peuple dont on méconnaît les droits soit condamné à choisir entre l’obéissance servile et la violence. Ils en sont donc certains d’avance, la population tout entière comprendra qu’une manifestation pour le droit contre l’arbitraire manquerait son tmt, si elle ne restait pas paisible et régulière. Paris a fait souvent des t’fïorts héroïques, de grandes révotutions. 11 est appetë aujourd’hui à
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t52 HISTOIRE
les avis pusillanimes, les défections étaient venues, et Il. Duchâtel se crut assez fort pour jeter bas toute espèce de masque. Il était las de ces négociations interminables; il lui tardait d’en finir. Le manifeste du comité du banquet, publié, le 21 au matin, dans tous les journaux, lui en fournit l’occasion. Il la saisit.
La rédaction de ce manifeste avait été confiée à M. Marrast. M. Barrot entendait que ce fût un simple programme de la cérémonie. M. Marrast en fit un véritable appel au peuple. Voici comment il s’exprimait
a Comme il est naturel de prévoir que cette protestation publique peut attirer un concours considérable de citoyens, comme on doit présumer aussi que les gardes nationaux de Paris, fidèles à leur devise de Liberté, Or~rc public, voudront en cette circonstance accomplir ce double devoir; qu’ils voudront défendre la liberté en se joignant à la manifestation, protéger l’ordre et empêcher toute collision par leur présence; que, dans la prévision d’une réunion nombreuse de gardes nationaux et de citoyens, il nous semble convenable de prendre des dispositions qui éloignent toute cause de trouble ou de tumulte
« La commission a pensé que la manifestation devait avoir lieu dans un quartier de la capitale où la largeur des rues et des places permit à la population de s’agglomérer sans qu’il en résultât d’encombrement.
« A cet effet, les députés, les pairs de France et les audonner un autre exemple aux peuples, à leur montrer que, dans [es pays libres, [’attitude calme et ferme du citoyen respectant la loi, défendant son droit, est la plus irrésistible comme la plus majestueux des forces nationales. Deux grands résulta! s seront ainsi obtenus: la consécration d’un droit inhérent à toute constitution.tibre, et la preuve éclatante du progrès de nos mœurs politiques.
« Les députés de l’opposition comptent donc sur la sympathie et sur l’appui de tous les kcBS citoyens, comme, ceux-ci peuvent compter sur leur dévouement infatigable et sur la fermeté de leurs résolutions. « Séance tènante, il a été donné lecture d’une lettre par laquelle les députés acceptent l’invitation des commissaires du douzième arrondissement quatre-,vingt-sept députés l’ont déjà signée, »
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DELARËYOLBTIONDE1848. <53
tres personnes invitées au banquet s’assembleront, mardi
prochain, à onze heures, au lieu ordinaire des réunions de
l’opposition parlementaire, place de la Madeleine, n" 2.
~< Les. souscripteurs du banquet qui font partie de la
garde nationale sont priés de se réunir devant l’église de
la Madeleine et de former deux haies parallèles entre les-
quelles se placeront les invités.
Le cortège aura en tête des officiers supérieurs de la
garde nationale, qui se présenteront pour se joindre à la
manifestation
« Immédiatement après les invités et les convives, se
placera un rang d’officiers de la garde nationale
« Derrière ceux-ci, les gardes nationaux formés en co-
lonne suivant le numéro des légions;
« Entre la troisième et la quatrième colonne, les jeunes
gens des écoles, sous la conduite de commissaires dési-
gnés par eux;
« Puis les autres gardes nationaux de Paris et de la ban-
lieue, dans l’ordre désigné plus haut.
« Le cortège partira à onze heures et demie et se diri-
gera, par la place de la Concorde et les Champs-Élysées,
vers, le lieu du banquet.
« La commission, convaincue que cette manifestation
sera d’autant plus efficace qu’elle sera plus calme, d’au-
tant plus imposante qu’elle évitera même tout prétexte de
conflit, invite les citoyens âne pousser aucun cri, à ne
porter ni drapeau ni signe extérieur; elle invite les gardes
nationaux qui prendront part à la manifestation à se pré-
senter sans armes; il s’agit ici d’une protestation légale et
pacifique, qui doit être surtout puissante par le nombre et
l’attitude ferme et tranquiUe des citoyens.
« La commission espère que, dans cette occasion, tout
homme présent se considérera comme un fonctionnaire
chargé de faire respecter l’ordre elle se confie à la pré-
sence des gardes nationaux; elle se confie aux sentiments
de la population parisienne,.qui veut la paix publique avec
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)5t )iISTO)tiH r
la liberté, et qui sait que, pour assurer le maintien de ses
droits, elle n’a besoin que d’une démonstration paisible,
comme il convient à une nation intelligente, éclairée, qui
a la conscience de l’autorité irrésistible de sa force morale
et qui est assurée de faire prévaloir ses vœux légitimes par
l’expression légale et calme de son opinion. e
Grande fut la stupeur dans les rangs du parti conserva-
teur et de l’opposition constitutionnelle à la lecture de ce
manifeste. Presque aussitôt le ministère y répondit en
faisant afficher sur les murs:
10 Une proclamation aux habitants de Paris pour les
inviter à s’abstenir de toute manifestation
2" Un arrêté qui invoquait la loi de 790 et interdisait le
banquet;
5° Une ordonnance contre les attroupements
4° Une proclamation du général Jacqueminot, qui rappe-
lait les articles 254 et 258 du Code pénal aux gardes natio-
naux agissant comme tels sans convocation légale.
Puis M. Duchâtel accourut à la Chambre des députés,
déterminé a renvoyer sans plus dé ménagements à l’op-
position menace pour menace. M. Barrot s’y rendait de
son côté, mais d’un pas irrésolu, avec une volonté chance-
lante, triste, soucieux, en proie à mille perplexités. De ce
qu’il allait faire, d’une parole qu’il allait dire, dépendait on
la honte de son parti avec sa propre confusion, ou la terrible
inconnue d’un soulèvement populaire. En cas de défaite,
du sang versé, des prisons, des exils, la confiscation de
toutes nos libertés peut-être. En cas de victoire. Mais
c’est là ce qu’il n’osait envisager de sang-froid. M. Barrot
s’éveillait en sursaut d’un long rêve agréable à son âme
paisible. Il avait, pendant dix-sept ans, caressé la chimère
d’une monarchie entourée tT~t~OMS ~pMMM’<KKes. Son
esprit sans vigueur et le vague habituel à sa pensée lui
avaient fait adopter avec complaisance cette combinaison
flottante de deux principes destinés à se neutraliser quel-
que temps l’un par l’autre, sans pouvoir jamais s’unir. 11
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DELARÈYOH]T[OKt)Ei848. tâo
n’avait pas compris que, le droit divin enlevé, Ie principe monarchique, restait sans base; isolé de ses appuis naturels, l’aristocratie et le sacerdoce, et qu’il ne pouvait plus opposer à la vigueur du principe démocratique une résistance égale à l’attaque.
Plus droite, mais bien plus bornée que celle de M. Guizot,
son intelligence portée au bien rejetait, par intégrité de nature, les moyens frauduleux dont celui-ci usait sans scrupule pour maintenir l’équilibre politique. Pas plus que M. Guizot, il ne songeait à l’avénement du peuple, et s’il y avait songé, c’eût été avec effroi plutôt qu’avec amour. La puissance et l’étendue du mouvement philosophique qui transformait la société échappaient aux prises étroites et molles de son esprit. Au delà des horizons parlementaires rien ne sollicitait sa pensée; une honnête inconséquence entraînait et paralysait tour à tour son cœur.
Arrivé au palais législatif, M. Barrot trouva la Chambre
occupée à la discussion d’un projet de loi sur la banque de Bordeaux. Il entra, pour délibérer une dernière fois avec les siens, dans un bureau où le suivirent les députés de la gauche et M. Thiers. La consternation était sur toutes les physionomies mais un certain respect humain retenait encore les paroles. Seul. M. Thiers eut le courage de son opinion seul il osa, sans aucune ambiguïté, soutenir que, le ministère persistant dans l’interdiction du banquet, y renoncer devenait un devoir impérieux. On l’écouta sans l’interrompre ni l’applaudir 1. Chacun comprenait bien que le péril était proche, mais personne n’osait encore s’avouer à soi-même et surtout avouer à autrui qu’il n’avait pas la force de l’affronter..
Vers quatre heures, M. Barrot parut dans la salle des de"
Quelques jours auparavnnt, nue femme avait montre plus de courage. Élevant la voix dans une réunion de ces hommes irrésolus, madame Odilon Barrot les avait fait rougir de leur prudence excessive et. avait reproche avec véhémence; a M. Thiers, son influence funeste a l’honneur du parti.
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~56 HISTOIRE
libérations, et, visiblement troublé, il demanda la parole.
Un profond silence se fit aussitôt. Après un résumé succinct
de la inarche suivie par l’opposition à l’occasion du débat
sur le droit de réunion soulevé par l’adresse a Je suis,
quant à moi, convaincu, dit l’orateur d’une voix émue qu’il
cherchait à raffermir, que, si la question eût été posée, les
tribunaux auraient prononcé en notre faveur, qu’ils au-
raient déterminé le sens des lois existantes, fait cesser un
doute grave, et qu’en même temps les amis sérieux de la
liberté dans ce pays auraient eu à constater un immense
progrès dans nos mœurs politiques.
« il parait, je n’ai pas vu les actes de l’autorité, qu’a des
-conseils de sagesse et de prudence ont succédé d’autres
inspirations; que des actes de l’autorité s’interposent, sous
prétexte d’un trouble qu’ils veulent apaiser et qu’ils s’ex-
posent à faire naître. )) Ici, malgré une violente interrup-
tion et les rumeurs prolongées du centre, M. Barrot exposa
les malheurs que l’interdiction du banquet pouvait entraî-
ner à sa suite. <f H n’y a pas de ministère, dit-il, il n’y a pas
de système administratif qui vaille une goutte de sang
versé. )) Puis’il conclut en rejetant tout entière sur le ca-
binet la responsabilité des événements.
M. Duchâtel se hâta de retourner l’argumentation contre
M. Barrot et de le rendre responsable, lui et ses amis, des
malheurs qu’il annonçait. Le cabinet, assura M. Duchâtel,
avait été disposé, il l’était encore la veille, ~M~?’ stTM~r
les choses <:MpOM!< oit, une contravention pouvant ëtff con-
statée, un débat judiciaire aurait pu s’engager. Mais le ma-
nifeste du comité rendait la chose impossible; car ce ma-
nifeste était la proclamation d’un gouvernement illégal
voulant se placer à côté du gouvernement régulier, jMtWa?~
aux citoyens, COMM~MaMt en son pt’Opt’ë nom les gardes na-
tionaiax, provoquant des ~MroMpemgK~ au mépris des lois.
Cela ne pouvait pas être supporté, et le ministre concluait
en répétant de nouveau que la manifestation du banquet ne
serait pas tolérée.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 157
,aT’)’ntt*p)T)f)tifaa)atrihm)o ot~atutt~)
t. 14 ~t
M. Barrot remonta à la tribune, et ce fut pour y bal-
butier des paroles bien peu dignes d’un chef de parti en
des conjonctures aussi graves. <! J’avoue hautement t’in-
tention du manifeste, dit M. Barrot, mais j’en désavoue les
expressions. » De violents murmures couvrirent sa voix.
Alors il reprit son argumentation précédente et rejeta de
nouveau la responsabilité sur le ministère. « S’il me fallait
des preuves pour justifier la conduite du gouvernement,
s’écria M. Duchâtel, à qui le chef de l’opposition venait de
faire si beau jeu, je les trouverais dans les paroles mêmes
de l’honorable M. Odilon Barrot. )) Ce manifeste que M. Bar-
rot n’avoue ni ne das~OM<?, est-ce un sujet de sécurité pour
nous?dit le ministre et, après un court développement de
ce qu’il avait déjà soutenu à la tribune, il persiste dans ses
conclusions.
Trop agitée pour reprendre la discussion sur la banque
de Bordeaux, la Chambre s’ajourne au lendemain.
Le soir, une réunion eut lieu chez M. Odilon Barrot. Les
députés réformistes, les membres du comité central et les
journalistes de l’opposition s’y rendirent. M. Barrot leur dé-
clara, au nom de ses collègues, que l’opposition dynastique,
décidée à éviter l’effusion du sang, ne se rendrait pas au
banquet. M. Marrast répondit qu’on s’était avancé trop loin
pour reculer. « Vous voulez rejeter sur le ministre la res-
ponsabilité des émotions que vous avez créées, dit M. Mar-
rast. Qui donc a convoqué le peuple pour demain sur la
place publique, si ce n’est vous et nous? Vous redoutez la
guerre civile? Eh bien votre présence seule peut l’empê-
cher, votre absence doit la provoquer, et plus vous fuirez la
responsabilité, plus elle retombera lourdement sur vous. »
H). Barrot et la plupart de ses collègues restèrent iné-
branlables dans leur projet de s’abstenir.
Sur cent membres inscrits pour assister au banquet, dix-
sept seulement persistèrent dans leur première résolution,
et sur ce nombre encore dix déclarèrent que, malgré leur
opinion personnelle, ils croyaient devoir se ranger à l’avis
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)M JUSTOtRE
de la majorité. Les autres, pour essayer de se disculper il
leurs propres yeux et aux yeux du pays, convinrent d’une
scène de parade pour le jour suivant. M. Odilon Barrot fut
chargé de déposer sur le bureau de la Chambre un acte
(raccMM:<MMdu ministère démonstration frivole, indigne
d’hommes sérieux, et qui ne pouvait plus abuser personne,
pas même ceux qui en assumaient le ridicule. Les sept
membres persistants de la réunion de M. Odilon Barrot
cherchèrent à s’entendre sur ce qu’il y aurait à faire le
lendemain pour que la manifestation n’avortât pas trop mi-
sérablement.
MM. d’Alton-Shée, d’Harcourt, Lherbette, allèrent cl’ex
M. de Lamartine, qu’ils trouvèrent résolu à se rendre, en
dépit de tout, an rendez-vous assigné place de la illade-
leine.
La veille, au sein d’une réunion de l’opposition modérée,
où le débat avait été embarrassé, tt’ainant, peu sincère,
M. de Lamartine, répondant à M. Berryer, qui s’était pro-
noncé pour l’abstention, avait dit ces paroles < Nous
sommes placés par la provocation du gouvernement entre
la honte et le péril. Voilà le mot vrai de la circonstance Je
le reconnais, et votre assentiment me prouve que j’ai touché
juste nous nous sommes placés entre la honte et le péril.
(t La honte, messieurs/peut-être serions-nous assez gé-
néreux, assez grands, assez dévoués pour l’accepter pour
nous-mêmes. Oui, je sens que, pour ma part, je l’accepte-
rais. J’accepterais mon millième ou mon cent millième de
honte, je l’accepterais en rougissant, mais glorieusement,
pour éviter à ce prix qu’une commotion-universelle n’ébran-
lât le sol de ma patrie et qu’une goutte de ce généreux
sang d’un citoyen français ne tachât seulement un pavé de
Paris.
« Je me sens capable, vous vous sentez tous capables de
ce sacrifice! Oui, notre honte plutôt qu’une goutte de sang
du peuple ou des troupes sur notre responsabilité
Mais la honte de notre pays, messieurs mais ’ta honte
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rtELAH)!:VOHiTK~l))-;i848. 15’)
de la cause de la liberté constitutionnelle, mais la honte
du caractère et du droit de la nation! Non, non, non, nous
ne le pouvons pas, nous ne devons pas, ni en honneur, ni
en conscience, l’accepter’Le caractère, le droit, l’honneur
de la nation ne sont pas à nous, ils sont au nom français!
Nou.6 n’avons pas droit de transiger sur ce qui ne nous ap-
partient pas
« Messieurs, parlons de sang-froid, le moment le réclame.
Le procès est imposant entre le gouvernement et nous.
Sachons bien ce que nous voulons faire accomplir mardi à
la France. Est-ce une sédition? Non. Est-ce une révolution?
Non. Que Dieu en écarte le plus longtemps possible la né-
cessité pour notre pays Qu’est-ce donc? Un acte de foi et
de volonté nationale dans la toute-puissance du droit légal
d’un grand pays La France, messieurs, a fait souvent, trop
souvent, trop impétueusement peut-être, depuis cinquante
ans, des actes révolutionnaires. Elle n’a pas fait encore un
grand acte national de citoyens. C’est un acte de citoyens
que nous voulons accomplir pour elle, un acte de résistance
légale à,ces actes arbitraires dont elle n’a pas su se dé-
fendre assez jusqu’ici par des moyens constitutionnels et
sans armes autres que son attitude et sa volonté.
« Des dangers? n’en parlez pas tant, vous nous ôteriez le
sang-froid nécessaire pour les prévenir, vous nous donne-
riez la tentation de les braver! Il ne dépendra pas de nous
de les écarter de cette manifestation par toutes les modé-
rations, les réserves, les .prudences d’actions et de paroles
recommandées par votre comité. Le reste n’est plus dans
nos mains, messieurs, le reste est dans les mains de Dieu
Lui seul peut inspirer l’esprit d’ordre et de paix à ce peuple
qui se pressera en foule pour assister àla manifestation pa-
cifique et conservatrice de ses institutions! Prions-le de
donner ce signe de protection à la cause de la liberté et des
progrès des peuples, et de prévenir toute collision funeste
entre les citoyens en armes et les citoyens désarmés. Espé-
rons, conjurons tous les citoyens qu’il en soit ainsi. Aban-
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)6U HISTOIRE
donnons le reste à la Providence et à la responsabilité du gouvernement, qui provoque et qui amène seul la nécessité de cette dangereuse manifestation. Je ne sais pas si les armes confiées à nos braves soldats seront toutes maniées par des mains prudentes je le crois, je l’espère. Mais si les baïonnettes viennent à déchirer la loi, si les fusils ont des balles, ce que je sais, messieurs, c’est que nous défendrons, de nos voix d’abord, de nos poitrines ensuite, les institutions et l’avenir du peuple, et qu’il faudra que ces halles brisent nos poitrines pour en arracher les droits du pays. »
Jamais M. de Lamartine n’avait été plus éloquent, parce
que jamais il ne s’était senti mieux en rapport avec le sentiment général. L’atmosphère orageuse des révolutions exaltait, d’ailleurs, son âme de poëte, le péril t’attirait, l’héroïsme lui était naturel. Les hasards d’une fortune virile le tentaient pour lui-même et pour la France.
Ce soir-là, vers minuit, lorsqu’on vint lui annoncer que
tout était fini, que le comité renonçait à la manifestation et que les commissaires faisaient disparaître les préparatifs du banquet « Eh bien, dit-il avec le calme d’une résolution inébranlable, la place de la Concorde dût-elle être déserte, tous les députés dussent-ils se retirer de leur devoir, j’irai seul au banquet avec mon ombre derrière moi »
Il savait bien qu’il ne serait pas seul; derrière lui il y
M. de Lamartine a cru, en un jour de défaillance politique, devoir
faire amende honorable de l’acte le plus irréprochable dé sa vie. Il s’est accusé de légèreté et d’avoir obéi aux suggestions d’une jalousie inférieure. Soyons plus juste envers lui que lui-même. Les résolutions des hommes sont complexes, mais on n’est pas téméraire d’affirmer que le poëte qui avait si profondément senti et exprimé l’emtM: d’une nation dont on enchaînait le génie, était tourmenté, lui aussi, d’un dégoût mortel, et qu’il osait préférer, pour la France, les hasards d’une révolution à 1 ignoble lien-être d’une existence sans grandeur et sans vertu. « E perche nelle azioni nostre l’indugia arreeatedio « e la fretta pericolo. si volse per fuggire il tedio a tentare il pericolo, a dit Machiavel,
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DE).AHHYOLUTK)’<nEt848. tel
14.
en toute t’oniu’
avait à cette heure toutes les forces vives de la France. i) y avait l’honneur national, ]e droit, la liberté, la justice. Pourquoi faut-il que toutes ces choses sacrées, par l’incorrigible impéritie de nos gouvernements, s’appellent, depuis plus d’un demi-siècle, révolution!
En sortant de chez M. Barrot, M. Marrast et les membres de l’opposition avancée se réunirent dans les bureaux du Siècle. Là fut agitée la question de savoir si, dans le cas où le rappel serait battu le lendemain pour la garde nationale, on y répondrait. Après une discussion animée, on décida de sortir en armes, au premier appel, et d’appuyer, par des manifestations significatives, les mouvements populaires. Aux mêmes heures, le comité électoral du deuxième arrondissement rédigeait une note qui parut le lendemain dans les journaux pour exprimer, au nom du peuple, son étonnement de la décision prise et demander la démission en masse des députés, seule m&sMt’g capable de donner en ce moment satisfaction à l’opinion publique. Le parti républicain délibérait dans les bureaux de la Réforme. Là, deux avis s’ouvraient et se combattaient. L’occasion était une des plus favorables qui se fussent offertes depuis longtemps; il fallait la saisir et tenter une prise d’armes, disaient les uns. C’était l’opinion de MM. Ledru-Rollin, Étienne Arago, Caussidière, Lagrange, Baune, Grandménil, Thorè. Les autres, MM. Louis Blanc et Flocon, redoutaient le conflit, jugeant les chances trop inégales. On se sépara sans avoir rien conclu. Les plus déterminés se rendirent daM les faubourgs et au milieu des sociétés secrètes pour s’assurer, par des communications directes, de la disposition du peuple.
Pendantce temps, on était plein de joie au Château. Aux pressants avertissements que Louis-Philippe avait reçus, il n’avait opposé que le sarcasme. « Vendez-vous bien vos tapis ? » avait-il dit à M. Sallandrouze, qui attendait que le roi lui parlât de son amendement. M. de Rambuteau, préfet de la Seine, qui lui communiquait des rapports alarmants, était ajourné à une semaine pour confesser en toute confu-, n s,
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)M HISTOIRE
,It.a 1.. .): .l.a..a .,i.1,f, ..1
)? IIISTOIRE
sion, disait le roi, qu’il s’était abandonné à des terreurs
d’enfant. Le maréchal Gérard et M. Delessert recevaient
un semblable accueil.
Peu après, et comme pour lui donner raison, des per-
sonnes bien informées de ce qui se passait dans les conci-
liabules de l’opposition faisaient connaître au roi que, dans
la crainte de compromettre le gouvernement dynastique,
M. Odilon Barrot et ses amis renonçaient au banquet. En
apprenant cette nouvelle, MM. Duchâtel, Trezel, Delessert,
Sébastiani, Jacqueminot, réunis au’ministère de l’intérieur,
décident que le déploiement de la force armée devient mu-
tité et se chargent de donner le contre-ordre. Dire l’effet
que cette nouvelle produisit aux Tuileries ne serait pas
chose facile. Les courtisans se pâmaient d’aise. La reine
était transportée. Le roi ne se contenait plus; il serrait la
main de ses ministres avec une effusion inaccoutumée. 11
complimentait surtout M. Duchâtel. Depuis longtemps il
n’avait montré tant d’esprit, tant de jovialité, tant de verve.
H ne s’oubliait pas lui-même dans les louanges qu’il adres-
sait à son gouvernement. Il l’avait toujours pensé, toujours
dit cette opposition si pleine de jactance ne se composait
que de beaux parleurs, de poltrons. Sa faconde à ce sujet
était intarissable.
Quelques personnes essayaient bien de parler de l’agita-
tion des rues; mais c’était peu de chose, ce n’était rien,
disaient les courtisans une vingtaine de gamins, portant
des chandelles, lisaient ironiquement les affiches contre les
attroupements et le banquet. Les passants s’arrêtaient, ne
sachant ce que cela voulait dire, mais les groupes se dis-
persaient aussitôt après avoir lu
Le mardi matin, 22 février, le roi écrivait au maréchal un billet
pour le rassurer et lui annoncer que les événements prenaient la tour-
nure la plus heureuse.
2 Les rapports de police ne donnaient point à ce fait son véritable
caractère. Si, dans les quartiers habités par la bourgeoisie, les groupes
qui se formaient autour des affiches ne présentaient rien de menaçant,
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DEJ.Ar.ËVOLUT!ONDEdS-48. ~5
On se réjouissait donc aux Tuileries sans la moindre ar-
rière-pensée. Jamais on n’avait eu si fort sujet de s’applau-
dir. On estimait que, grâce à la fermeté et à l’habileté d’une
politique supérieure, tout était fini; on se rendait avec
modestie les félicitations et les louanges.
il n’en était pas de même dans les faubourgs. L’attitude, la phvsiono-
mie, le morne silence des ouvriers qui lisaient les amches, sous les
yeux des sergents de ville, trahissaient i’ardeur concentrée d’une indi-
rination et. dune haine profondes. Les ouvriers chargés de dresser ]es
tables destinées au banquet, n’ayant pomt été prévenus, trSvaiUérent
aux namheaux jusqu’à une heure du matin.
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CHAPITRE \I!I
Premiere.jout’nc<\
Le temps est brumeux, le ciel chargé de nuages gris, bas
et lourds, que pousse un vent d’ouest humide et froid. Pen-
dant que le Château repose encore dans une sécurité com-
plète, Paris s’éveille inquiet et agité. Des craintes et des
espérances vagues, des soupçons plus vagues encore, s’élè-
vent et retombent confusément au sein de l’universelle in-
certitude. Un seul sentiment distinct domine dans tous les
cœurs la colère.
La bourgeoisie est irritée de voir ses intérêts compromis
avec ceux du cabinet conservateur qui, par un fol entête-
ment, la livre à tous les hasards de l’émeute. La garde na-
tionale surtout, humiliée depuis plusieurs années par l’oubli
systématique du gouvernement, voit s’approcher avec une
certaine joie l’heure où son concours va devenir indispen-
sable elle se promet de le mettre à haut prix pt se répand
en injures contre le ministère.
Quant au peuple, ses bonnes et ses mauvaises passions
bouillonnent depuis si longtemps comprimées, que leur
explosion, en de pareilles conjonctures, ne peut manquer
de se faire avec violence.
Sans partager toutes les illusions du roi, les ministres
sont loin cependant de connaître la gravité de la crise qu’ils
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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 165
nnn..nr. T n .a: onn a 1
ont provoquée. La révolution de 1850 est, à la vérité, présente à leur esprit, mais comme un enseignement, non comme une menace. On se gardera de tomber dans les fautes auxquelles on attribue la chute de Charles X. L’imprévoyance de M. de Polig-nac a tout perdu, la prévoyance de M. Guizot va tout diriger, tout rétablir.
Instruit presque jour par jour, par ses agents, des com-
plots qui se trament contre Louis-Philippe, le préfet de police, M. Delessert, homme actif, dévoué, intelligent, tient dans ses mains bien des.fils et connaît plus d’un secret; il dispose de la garde municipale et des sergents de ville, deux corps parfaitement organisés~. La possibilité d’un soulèvement et les chances de la lutte sont calculées avec précision. Un plan de défense, considéré par les hommes compétents comme un chef-d’œuvre de l’art stratégique, enveloppe Paris d’un réseau de baïonnettes qui, au premier signal, se resserrera et étouffera l’émeute avant même qu’elle ait le temps de se reconnaître.
On doit à l’expérience du maréchal Gérard ce plan ha-
bile, adopté en 1840, et connu dans l’armée sous le nom d’o~-e tfM~’oM)- du 25 ~Mm~. Par une combinaison trèssimple et très-savante tout à la fois, le libre mouvement et la concentration instantanée de forces irrésistibles deviennent aussi faciles dans les quartiers populeux de Paris qu’en rase campagne
Les hésitations du parti dynastique, prés d’un mois perdu
a délibérer et à négocier, ont, d’ailleurs, laissé au gouvernement le loisir de prendre les dispositions les plus minutieuses. Trente-sept mille hommes, pourvus de vivres et de munitions, armés de pelles, de haches, de pioches, de marLes cadres de )a garde municipale, commandée par le colonel Lar-
denoix, portaient 5,200 hommes, dont 600 de cavalerie. 2,800 <f.u)ement ont été engagés dans la lutte des trois jours.
’Depuis quelque temps, à mesure que If troupes arrivaient a Paris,
on faisait faire aux officiers, habillés en bourgeois, la reconnaissance des différents postes qu’its devaient occuper eh cas d’une bataille de~ rues.
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jM HISTOIRE E
teaux d’armes pouf enfoncer les bai-ricadGS,.de pétards pour incendier les maisons, sont cantonnés dans Paris ou dans le voisinage Les garnisons de Vincennes et du MontYalérien sont prêtes à marcher au premier signal. Canons, caissons, gargousses, sabres et baïonnettes, tout est là en profusion. Deux fils du roi animeront de leur présence la troupe, dont l’esprit est excellent, dit-on. Le duc de Nemours a le commandement supérieur de la force armée. Le général Sébastiani commande la division et s’entendra au besoin avec le général Jacqueminot, commandant en chef de la garde nationale’. Toutefois on préférerait se passer de la milice citoyenne on a quelque raison de se méfier d’elle, et puis ne dispose-t-on pas d’une armée suffisante, plus que suffisante pour disperser, écraser à elle seule les séditieux? La perspective d’une collision n’a donc rien d’alarmant, bien au contraire. Après avoir déployé une habileté consommée dans la bataille parlementaire, on fera preuve d’énergie et de résolution dans la bataille des rues. Quoi de plus souhaitable? quoi de mieux calculé pour affermir le ministère, le trône, la dynastie? C’est ainsi que l’on raisonne, et non sans avoir pour soi les probabilités, du moins les petites probabilités de la sagesse vulgaire.
Cependant, dès sept heures du matin, une foule inaccou-
tumée se répand dans les rues. Ce sont des ouvriers qui ne vont point an travail, des femmes, des enfants, des curieux On sait qu’en 1850 il se trouvait M peine 12,000 hommes, et trèsmal approvisionnés, dans Paris.
2 Cette entente était rendue fort difficile par les relations très-peu
hienveillantes qui existaient entre les deux officiers supérieurs. Le gfnëral Sébastiani était peu propre a ce commandement. D’un caractère sans initiative et. sans autorité, il n’avait, d’ailleurs, aucune expérience de la guerre des rues. Le choix du général Jacqueminot pour commandant de la garde nationale n’était point judicieux. Le général Jacqueminot. n’avait guère d’autre titre a ce poste important que d être a)he a M Duchatel. Le monde parisien ne connaissait de lui que son goût prononcé pour les facéties. Au surplus, il était indispose, et son inactivité habituelle se trouvait, à ce moment, encore alangme par le malaise.
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DELAHË\UijUT10~])Et84ti. i6? 1 __1 -1 l’ .1
de toute sorte, attirés par les bruits qui circulent à l’occasion du banquet. -Est-il vraiment contre-mandé? aura-t-il lieu? la garde nationale y viendra-t-elle? te gouvernement exécutera-t-il sa menace? se défendra-t-on? Il serait bien possible qu’on en vînt aux mains. Allons voir.–Tels sont les propos que l’on entend dans la foule, et, peu à peu, les houlevards, la place de la Concorde, et surtout la place de la Madeleine, où avait été nxé, dans l’origine, le rendez-vous des souscripteurs du banquet, se remplissent de monde. Plusieurs arrivent en habit de fête. On s’aborde, on s’interroge, on fait mille conjectures. L’attente est sur toutes les physionomies. Bientôt cette attente prolongée, par une froide brume, devient désagréable et chagrine. On apprend, par les journaux que l’on s’arrache dans les cafés, la défection de l’opposition La curiosité désappointée tourne en aigreur. Néanmoins il n’y a pas encore là une apparence de mouvement séditieux. On ne voit point de troupes, pas un seul sergent de ville en uniforme. Les soldats du poste des affaires étrangères, sans armes, sur le seuil, ont tranquille-. ment regardé passer la foule. On ne sait trop à quoi s’en tenir sur cette agitation silencieuse qui semble n’avoir et qui n’a, en effet, ni but, ni plan, ni concert~. Mais voici qu’un incident survient qui cause une fermentation plus prononcée. Onze heures sonnent, lorsqu’on voit inopinément deux détachements de gardes municipaux traverser au trot la place de li Concorde et monter l’avenue des Champs-Elysées. Us portent sur leur dos des haches et des pelles ils vont faire enlever les préparatifs du banquet Au même moment, de forts détachements du ving t et unième 1 Voir aux DûfMmë~ AM~o’~MM, H ia fin da volume, n" 3.
2 Les sociétés secrètes, peu nombreuses et médiocrement organisées,
s’étaient déclarées en permanence, afin d’épier les symptômes du mouvement, mais cUes n’en avaient pas l’initiative, et eUes n’en prirent la direction que dans la nuit du mercredi au jeudi.
Un détachement de troupe de ligue, masqué derrière l’arc de
triomphe, devait, au besoin, appuyer ce mouvement.
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~8 H!STO!RE
IVO JI .1 1.) .1 V.L U .l:J
de ligne paraissent à la gauche de la Madeleine et se rangent en bataille sur la chaussée. Un murmure hostile les accueille.
Pourquoi cet appareil militaire? que faisons-nous de répréhensible ? depuis quand n’est-il plus permis de causer sur la place publique?– Ces propos et d’autres plus hardis circulent dans les groupes. Mais, silence quelles sont ces voix lointaines qui retentissent soudain? quel est ce chant bien connu qui se rapproche, vibre, éclate? C’est la Ma~seillaise entonnée à pleine poitrine par une colonne de sept cents étudiants qui débouchent sur la place en deux rangs serrés, dans l’attitude la plus résolue. La vue de ces jeunes gens aimés du peuple et les fiers accents de l’hymne révolutionnaire font tressaillir la multitude. Une acclamation de surprise et de joie électrise l’atmosphère. Deux fois les étudiants font le tour de l’église en échangeant avec les ouvriers des paroles de haine contre le gouvernement et de provocation à la révolte. Leur contenance ferme, leurs évo- [utious régulières donnent aux rassemblements incohérents je ne sais quel sentiment de discipline. Le peuple se sent conduit, et, par une impulsion instinctive, le flot demeuré incertain, presque immobile jusque-là, s’ébranle dans une même direction. Il se pousse en avant, par la place de la Concorde, vers le palais Bourbon. D’un attroupement de curieux et de désœuvrés la présence des étudiants fait une manifestation politique. Un moment auparavant les commissaires des écoles s’étaient présentés chez M. Odilon Barrot, qui n’était pas chez lui. Son nom exprime encore à cette heure les prétentions extrêmes de la rébellion.
Sans trop bien se rendre compte de ce qu’elle peut.vouloir, mais vaguement décidée à demander justice, la colonne populaire s’avance en bon ordre. Elle traverse sans opposition la place de la Concorde; mais, à l’entrée du pont, un peloton de gardes municipaux, sorti du poste de la terrasse du bord de l’eau, lui barre le passage en croisant la baïonnette. La foule s’arrête, hésite. Un jeune
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. ~69
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)rt des rangs; déchirant sa veste d’un mouvement
~ËLAKKtULUrH)NDEd848. ~69
homme sort des rangs déchirant sa veste d’un mouvement
brusque, il se précipite, poitrine nue, au-devant des fusils
charges « Tirez! » dit-il. Tant de hardiesse étonne la
troupe, qui hésite à son tour. La colonne se presse, le pont
est franchi premier succès qui jette dans le peuple une
émulation d’audace. H déborde sur les quais, escalade les
grilles, monte en courant les degrés du péristyle. Quelques-
uns déjà, les plus agiles ou les plus entreprenants, ont pénétré dans les couloirs. Le poste des gardes nationaux com-
mis à la garde des députés repousse ces téméraires, plutôt
par persuasion que par force. MM. Crémieux et Marie vien-
nent recevoir la pétition des écoles; ils exhortent les élèves
à la modération, promettant que justice sera faite des
ministres; mais la multitude, qui ne peut entendre ces pa-
roles conciliatrices, continue d’affluer autour du palais. On
commence à craindre qu’elle envahisse la Chambre. Tout
d’un coup les portes de la caserne du quai d’Orsay s’ouvrent
et livrent passage à un escadron de dragons, qui fond au
grand’trot, le sabre nu, sur l’émeute. Mais, en apercevant
cette foule sans armes, ces visages si peu effrayés et si peu
menaçants tout à la fois l’officier surpris fait remettre le
sabre au fourreau. « Vivent les dragons ~s’écrie le peuple,
et les soldats, ralentissant l’allure de leurs chevaux, dis-
persent avec d’infinis ménagements les groupes qui vont se
reformer sur la place.
Vivent les dragons! ce cri de l’instinct populaire auquel
personne ne fait attention encore, c’est un premier pacte
conclu entre le peuple et l’armée, Vivent les dragons! c’est
le premier cri d’alliance. A partir de ce moment, dont nul
lie soupçonne la gravité, la révolution est comme accom-
Une extrême douceur unie à un grand courage forme, avec l’intel-
ligence, le caractère des physionomies de la population parisienne
Pendant l’insurrection des trois jours de février surtout, ou le peuple
a été à peu près livré à lui-même, l’urbanité de ces hommes des bar-
ricades a fait l’admiration de tous ceux a qui la peur ou l’esprit de
parti laissait la hcu)t~ de voir et déjuger.
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n~ UiSTOtttE E
no Ü msrutRH l5
p!ie. Ce sabre remis au fourreau par un brave et fidèle officier, c’est la force matérielle cédant à la force morale c’est la dynastie vaincue.
Que faisaient sur ces entrefaites les Chambres législa-
tives? Au Luxembourg, les pairs refusent avec dédain à M. de Boissy l’autorisation d’interpeller le ministère sur la situation présenie de la capitale. Au palais Bourbon, pendant que l’émeute gronde à ses portes, la Chambre des dé~ pûtes discute un projet de loi sur la banque de Bordeaux. Une certaine aigreur se mêle bien à ces débats, où des intérêts privés sont en lutte, mais rien ne décèle, dans l’assemblée, des préoccupations vives, et lorsque, à la fin de la séance, M. Odilon Barrot, d’un ton magistral, demande au président de vouloir bien annoncer a la Chambre le dépôt qu’il fait d’une proposition soutenue par un assez grand nombre de députés, un sourire effleure les lèvres de M. Guizot. Le ministre monte au bureau, parcourt d’un oeil moqueur ce papier qui contient son acte d’accusation et vient se rasseoir. Chacun peut lire sur son visage la grande pitié que lui inspire une si solennelle niaiserie Le président, demeuré impassible, annonce que la proposition sera soumise, le jeudi suivant, à l’examen des bureaux. Rien n’étant plus à l’ordre du jour, on se sépare. Il est un peu plus de quatre heures.
Depuis deux heures, les abords de la Chambre étaient
baiayés et gardés par la troupe. Un bataillon de la ligne avait pris position sur la place du palais Bourbon. Dans la rue de Bourgogne, on rangeait deux pièces de campagne en batterie. De toutes parts, on voyait surgir des piquets Voir aux Dt)M<HMM~ M~/oW~MM, à la un du volume, n" 4.
M. Guizot, néanmoins, n’était, pas tout a fait aussi rassure qu’il
routait le paraître. Dès la Teille, sa mère et ses n!!cs avaient, quitte l’hôtel des affaires étrangères. Je puis repondre de tout jusqu’à ce soir, disait-i), le mardi matin, a une personne de ses amies qui j’imerrogeait a la Chambre; mais je ne suis pas sans inquiétude pour la nuit ))
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I)EJ,ARKVOLUT[Or<r)ELS48. m
d’infanterie, des escadrons dé chasseurs, de dragons et de
gardes municipaux. « Les meiUeures troupes du monde ne
forceraient pas le pont, » s’écriait le général Perrot, com-
mandant de la place, qui, à la tête de son état-major, sur-
veillait tes dispositions prises.
La foule, rejetée sur la place de la Concorde, oscillait
dans un mouvement indéterminé de flux et de reflux. On
donna l’ordre à la garde municipale de la disperser. Ce
corps d’éiite, composé d’.hommes éprouvés et qu’une forte
solde tenait attachés au gouvernement, était jalousé par la
troupe de ligne à cause de ses privilèges et détesté du
peuple a cause de ses attributions de police. Sa discipline
était sévère il exécutait ses consignes avec rigueur. De ses
fréquents conflits avec la population parisienne résultait
une animosité réciproque qui ne pouvait, en de telles cir-
constances, que précipiter les hostilités, tandis qu’elles au-
raient pu encore être évitées par une sage intervention de
la garde nationale. Ce fut donc une faute que de commen-
cer l’attaque par des charges de la garde municipale bien
qu’elle les fit d’abord avec de grands ménagements. Le
peuple, animé de passions plus violentes, commença le
combat à coups de pierre. Les soldats, a’insi provoqués,
s’ouvrirent passage, le sabre au poing, a travers la foule,
culbutant, frappant, blessant grièvement des vieillards et
des femmes qui ne pouvaient fuir assez vite. Il suffit de
quelques-unes de ces charges pour faire évacuer la place;
mais la mort d’une pauvre vieille femme, jetée rudement sur le pavé, et le sang d’un ouvrier, mortellement atteint
par le tranchant d’un sabre, arrachèrent à la multitudé un
premier cri de vengeance; l’acharnement des représailles
populaires, pendant les trois jours de la lutte, fit cruelle-
Les gardes municipaux étaient très-mécontents de ces dispositions
Leurs chevaux qui glissaient sur l’asphalte de la place et l’animosité
singulière de la population les exposaient beaucoup plus que no l’eût
été la troupe de ligne.
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172 HISTOIRE
ment expier à la garde municipale la faute du gouverne-
ment’.
Dans les Champs-Elysées, les rassemblements ne tâchaient
pas pied, malgré des charges répétées. Les enfants du peuple
huaient et sifflaient la garde municipale; quelques-uns lui
lançaient des pierres. Se retranchant derrière les fossés, les
troncs d’arbres, les chaises amoncelées, ils narguaient )a
troupe. Les dragons passaient au petit galop en riant et ne
faisaient point de mal; mais les-gardes municipaux frap-
paient sans pitié et opéraient des arrestations nombreuses.
Quant à la troupe de ligne, elle assistait, encore immobile,
l’arme au bras, à ces préludes de la lutte. Vers trois heures,
une bande d’ouvriers, drapeau en tête et chantant la Mat’-
seillaise, déboucha dans l’avenue Marigny, tout prés d’un
corps de garde dont les soldats surpris n’eurent pas le temps
de fermer les grilles. Ne voulant point faire usage de leurs
armes, ils évacuèrent le poste. Un ouvrier y planta son dra-
peau. Les enfants accoururent à ce signe de victoire et
mirent le feu à la maisonnette de planches; mais bientôt la
troupe revint en force sur ce point, la foule se dispersa de
nouveau sans essayer de résistance sérieuse. Sur la rive
gauche, la fermentation n’était pas moins grande; une
bande d’insurgés, parmi lesquels se trouvaient des étu-
diants de l’École de droit et de l’École de médecine, se
porta vers l’École polytechnique pour engager les élèves à
venir se joindre à eux. On espérait que l’École-polytechni-
que se signalerait comme en ~850; mais elle montra cette
fois des dispositions beaucoup moins révolutionnaires
Quand le silence fut rétabli sur la place, on entendit tout a coup
retentir de joyeuses fanfares, exécutées par la musique d’un régiment
de chasseurs qui gardait la Chambre des députés. M. de Couftais, s’é-
tant approché du colonel, lui reprocha l’inconvenance de ces marques
d’allégresse à un pareil moment, et la musique cessa presque aussitôt;
mais une impression pénible avait été produite. Les cœurs étaient ser-
rés, les esprits pleins d’angoisse; tous les bons citoyens accusaient le
pouvoir; tous donnaient en secret raison an peuple.
Les élevés restèrent et i~e Mumn-pm a la consigne rigoureuse qui
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ft!LAHÉVOf.UTI<MDH’t848. )~
i5.
~c "t"
"V""U"V!1 yy 10’0. -II~
Des scènes plus vives se passaient presque simultané-
ment devant lé ministère des affaires étrangères, à la
Bourse, au Palais-Royal et sur la place de la Bastille. S’aper-
cevant enfin qu’il est sans armes, le peuple arrache les
grilles de l’Assomption, de Saint-Roch, du ministère de la
marine; il enfonce et pille la boutique de Lepage 1 et de
plusieurs autres armuriers. La vue de ces sabres, de ces fusils
étincelants, l’exalte. Le mot de ~M’hc~f est prononcé.
Aussitôt les plus audacieux se mettent à la besogne. Les pre-
mières tentatives sont faites rue Saint-Florentin, rue Duphot
et rue Saint-Honoré, où, après avoir renversé un omnibus
on descelle les pavés avec les barreaux de fer enlevés aux
grilles des palais. Une charge de cavalerie disperse immé-
diatement les travailleurs. La voiture est relevée, les pavés
sont remis en place par les soldats, paisiblement, sans co-
lère il est aisé de voir qu’il n’y a de part et d’autre au-
cune animosité réelle. Des essais analogues se font, mais
sans plus de succès, sur quelques autres points 2. Dès que la
cavalerie charge, les barricades sont abandonnées; ce n’est
encore qu.’une mutinerie.
Le peuple, sans chef, sans dessein préconçu, se plait
leur enleva, pendant les deux premiers jours, leurs uniformes et leurs
épées; ils ne sortirent, le troisième jour, qu’avec l’autorisation de leurs
chefs pouralier aider la garde nationale à rétablir l’ordre.
Rue Richelieu, en face du Théâtre-Français. La police avait prévu
que les magasins d’armes seraient attaques, et avait exigé que la plu-
part des armes & feu fussent démontées. Le peuple pilla aussi, ce
jour-là, rue de Bondy, un magasin d’armes de théâtre et de fanlaisie;
le vestiaire de l’Ambigu fut également pillé. De là les équipements
grotesques que l’on put remarquer dans quelques bandes de combat-
tants, qui s’étaient emparés au hasard de casques et. de lances du
moyen âge, de yatagans, de poignards et de hallebardes; on en vit qui
brandissaient des arcs indiens; d’autres qui portaient aux barricades
des bannières héraldiques.
Cela se passait très-poliment, avec courtoisie. On arrêtait les voi-
tures publiques ou particulières, on aidait les personnes qui s’y trou
vaient a en descendre, les chevaux dételés étaient remis aux mains du
cocher, puis, la voiture renvefsée, on commençait à dépaver tout au-
tour.
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)~ HISTOIRE
seulement à harceler la troupe; mais la pluie qui tombe
incessamment tempère peu à peu son ardeur. Lassée de
ces simulacres d’engagement et ne se sentant pas en me-
sure de commencer une lutte véritable, l’émeute aban-
donne les quartiers ouverts et se replie sur les faubourgs.
Rentrés dans le foyer de toutes les révolutions popu-
laires, dans ce labyrinthe de rues et de carrefours qu’ha-
bite et que connaît à peu près exclusivement là population
ouvrière, les insurgés retrouvent le sentiment de leur force.
On commence construire des barricades solides, on at-
taque les postes isolés. Les uns se replient à temps sur les
casernes, les autres se laissent surprendre et donnent leurs
armes. Aux Batignolles, les ouvriers attaquent le poste de
Monceaux, défendu par une escouade de gendarmerie dé-
partementale et par un piquet de gardes nationaux. La
lutte s’engage en dépit des efforts du maire et des adjoints.
Le peuple tire sur des soldats à l’abri derrière des mu-
railles. Il reçoit à découvert un feu de peloton. Quatre in-
surgés tombent morts ou blessés ce fut là le premier sang
versé de la journée.
Cependant on s’étonnait de plus en plus de ne pas voir
se rassembler la garde nationale Les hommes de tous les
partis se demandaient comment le gouvernement négli-
geait un tel auxiliaire, quand un si fâcheux conflit mena-
çait de tourner en insurrection. Vers cinq heures, trois
députés, MM. Yavin, Taillandier, Carnot, se rendirent chez
le préfet de la Seine pour’lui exprimer le mécontentement
de la population. Mais M. de Hambuteau n’avait aucun pou-
voir il se souvenait trop des sarcasmes de Louis-Philippe
pour tenter de l’avertir une seconde fois. Les députés ne
reçurent de lui qu’une réponse évasive.
A la même heure, le maire du deuxième arrondissement,
L’ordre de battre le rappel dans toutes les légions, donné la veille,
à neuf heures du soir, avait été révoqué dans la nuit, parce qu’on avait
appris que les gardes nationaux étaient résolus à demander la rc-
forme,
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/191[modifier]
))Et.~ RÉVOLUTION DE 1848. -]~)
M. Berger, prenait sur lui de faire battre te rappel, et son
exemple était suivi dans plusieurs arrondissements, mais
en vain. Tout ce qu’il y avait de républicains dans les lé-
gions travaillait depuis plusieurs jours à y fomenter l’esprit
de résistance. Ils rappelaient les vieilles injures, irritaient
les amours-propres, démontraient la nécessité de prendre
enfin une attitude indépendante pour reconquérir une im-
portance politique, dont le roi et le ministère avaient lait
trop bon marché. Ces arguments trouvaient les esprits cré-
dules. Sur huit mille hommes composant la deuxième lé-
gion, il n’en vint pas six cents à la mairie. Sur la place du
l’anthéon, où bivouaquait le cinquième de ligne, une très-
faible partie de la douzième légion se rassembla. Des coups
de sifflet et des murmures s’étant fait entendre dans les
groupes populaires, les gardes nationaux se mh’ent’à crier
1’ ~tv/onMe/ Aussitôt la foule répondit par le cri
Vive <jfa;r<~ Ma~oHQ~f. On peut imaginer si un tel spec-
lacle était de nature à beaucoup animer la troupe au com-
bat. Les officiers du cinquième de ligne donnèrent l’exemple
et le signal de la défection morale en venant serrer la
main aux chefs de la garde nationale. Un vivat prolongé
accueillit cette démonstration.
Dans d’autres quartiers, les gardes nationaux qui se ren-
daient isolément à leur mairie étaient accostés par les ou-
vriers et vivement sollicités de donner leurs armes. Un
grand nombre se laissaient ainsi dépouiller, moitié de gré,
moitié de force. Aucun ordre n’arrivant, d’ailleurs, aux mai-
ries, les plus persévérants, après avoir attendu quelques
heures, regagnaient, leur domicile, plus mécontents qu’ils
n’en étaient partis. Cette tentative de prise d’armes, com-
plètement avortée, n’eut* d’autre effet que de démoraliser
la troupe de ligne et de donner aux insurgés une plus
grande assurance pour la lutte du lendemain. Vers six
Le colonel, M. Ladvocat, ayant essayé de s’opposer ai cette frater-
nisation, fut force de prendre la fuite.
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176 HISTOIRE RË LA RRyOLUnOM DE t848.
t~J- t T.
heures du soir, les choses parurent assez graves au générât
Sébastian! pour qu’il fit connaître à la force armée qu’elle
eût à se conformer à l’ordre du’ jour du 35 décembre.
L’autorité interdit la circulation des voitures. De nom-
breuses patrouilles parcourent les rues. Les Tuiler:es et
tous les points importants sont occupés par des forces con-
sidérables. Les troupes bivouaquent autour de grands
feux, à la pluie. A huit heures, une gerbe de flamme s’élève
tout à coup au. milieu des Champs-Élysées. Une clameur
immense vient retentir jusqu’au Château. Ce sont les en-
fants de l’émeute qui ont mis le feu aux chaises et aux
bancs des promeneurs, et qui forment tout autour une
ronde joyeuse pour célébrer leur victoire. Une compagnie
de la garde nationale et un détachement de pompiers les
dispersent et éteignent les flammes.
Insensiblement le silence descend sur la ville. Les ou-
vriers sont rentrés chez eux, les lumières s’éteignent. A
peine quelques rares piétons passent-ils de loin en loin
dans les rues désertes. On pourrait croire la sédition apai-
sée mais, néanmoins, personnene reprend confiance. Après
un pareil tumulte, un calme si morne a quelque chose
d’effrayant. Dans les cercles où se réunissent les personnes
attachées au gouvernement, les hommes sont soucieux, les
femmes émues. On se rassure mutuellement par des paroles
qui mententàla pensée. Cependant la cour et les autorités ne
conçoivent encore aucune alarme. « Ce n’est qu’une échauf-
fourée, )) dit M. Delessert dans son salon, à neuf heures du
soir. « Cela va trop bien, répond M. Duchâtel à l’am-
bassadeur d’Autriche, qui lui demande des nouvelles de la
journée. M. Guizot a ses projets pour le lendemain, dans le
cas où les insurgés oseraient faire de nouvelles tentatives.
A minuit, le général Sébastian! révoque l’ordre du jour
donné à six heures, et le MoKt~iN’ iniprime la phrase sa-
cramentelle L’autorité prend des M!~tMr~ propres à a&<K-
rer le rétablissement de ~M’~re.
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CHAPITRE IX
Seconde journée.
La nuit fut muette; le pouvoir crut qu’elle était calme.
A tout événement, il prenait ses mesures. Des renforts de
troupes arrivaient par les chemins de fer. Des canons
amenés de Vincennes étaient mis en batterie sur la place
du Carrousel, sur la place de la Concorde, aux abords des
portes Saint-Denis et Saint-Martin, sur les quais, à l’Hôtel
de Ville. Le ministère dressait une longue liste d’arresta-
tions, sur laquelle figuraient les noms des principaux ré-
dacteurs de la presse démocratique, les chefs des sociétés
secrètes, les hommes les plus inuucnts du parti radical II
régnait à cet égard entre le roi et son cabinet une entente
parfaite.
Cependant la troupe, qui a bivouaqué à la pluie, les
pieds dans la boue, l’esprit perplexe et le corps transi,
aperçoit, aux premières lueurs du jour, une multitude
gaillarde et résolue,.qui afflue par les rues Saint-Martin,
Rambuteau, Saint-Merry, du Temple, Saint-Denis, où, sur
beaucoup de points, elle a élevé des barricades. On s’ob-
serve quelques instants, puis les ouvriers engagent des es-
carmouches des feux de tirailleurs leur répondent. Ré-
Cette liste de 150 noms. environ a été trouvée, le 24 février, sur
(a)))e du préfet de police, par un ini-m’g’ë qui y figurait,
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n8 tHSTOIIiK
pandu sur un vaste espace, doit il connait les positions
avantageuses et les détours, le peuple tantôt se disperse,
tantôt se concentre, harcelant, déconcertant la troupe, sur-
prenant les postes isoles Chose étrange, à peine a-t-on
cessé le feu sur un point que soldats et ouvriers échangent
(tes paroles amicales. Dans le quartier des halles, les fem-
mes offrent des vivres aux soldats, les embrassent en les
suppliant d’épargner leurs frères, de ne pas tirer sur leurs
maris, sur leurs enfants. On continue les barricades joyeu-
sement, d’un air mutin, à vingt pas de latroupe. « Vous ne
tirerez pas sans nous avertir, o disaient les gamins. « Soyez
tranquilles, nous n’avons pas d’ordre, )’ répondaient les sol-
dats. A toute minute, un bon mot, un lazzi, forcent à sourire
tes officiers eux-mêmes, surpris de tant d’audace, et qui
souhaitent de tout leur cœur qu’une solution pacifique les
dispense au plus tôt de cette guerre civile. Non, certes, que
ces hommes si braves se préoccupent des dangers qu’ils
vont courir; mais ce ministère qu’on les force à défendre,
ils ne l’aiment ni ne l’estiment. Le système de la paix ù
tout prix et la vénalité politique répugnent à leur hon-
neur dans le fond de leur conscience, ils inclinent à don-
ner raison au peuple, et, loin de ressentir contre lui de
l’animosité et de la colère, ils éprouvent une sympathie
très-vive pour sa résolution, sa verve, la simplicité de
son courage. La défaite de Juillet aussi leur revient en mé-
moire, et la pluie qui tombe sans relâche, fouettée par un
vent aigre, abat encore le peu d’ardeur de leur esprit
troublée
L’action ne s’engageait sérieusement nulle part, mais ou combat-
tait partout.. Dés sept heures du matin, les postes des rues Geoffrov-
Langevin et Sainte-Croix de la liretonnerio furent surpris et désarmes.
2 Les journaux radicaux du matin, pressentant cette disposition de la
troupe de ligne, avaient eu grand soin de ne la pas froisser. Ils ré-
clamaient contre le retard apporté à la convocation de la garde na-
tionale, accusaient la brutalité de la garde municipale, mais ils affec-
taient de ne point se plaindre des régiments de ligne.
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))Ef.A DEVOLUTION i)Ët848. HO "1- ’1
)))’jt..tn~<UijUiiunuhj)e4a. HO
Mais tout d’un coup ils respirent, ils se sentent soulagés
d’un poids énorme. Une bonne nouvelle leur est apportée.
Un entend partout battre le rappel. La garde nationale se
rassemble; elle va trancher le nœud de cette situation pé-
nible et inexpliquée. En effet, après de longues hésita-
tions, beaucoup de paroles inutiles, d’ordres et de contre-
ordres embarrassés, le duc de Nemours, le général Sébas-
tian! et le général Jacqueminot, réunis à l’état-major dans
une inactivité solennelle et dans une ignorance incroyable
du véritable état des choses, donnaient, ou plutôt se lais-
saient arracher l’ordre tardif de convoquer deux batail-
lons de gardes nationaux par légion mais cet ordre ayant
été transmis directement, les maires n’en furent point in-
struits. En sorte que les gardes nationaux, arrivant aux
malries, n’y trouvèrent ni instruction ni direction d’aucune
espèce. Livrées à elles-mêmes, les légions s’avancent par-.
tout en criant l’~g~a re/o)’MM/ S’emparant ainsi du rote
de médiatrices, elles vont empêcher qu’on ne tire sur le y
peuple, bien persuadées qu’il ne veut que ce qu’elles
veulent elles-mêmes. Par leur contenance décidée, elles
forcerontlepouvoir à des concessions utiles. Maîtresses de
la situation, elles renverseront le ministère conservateur,
humilieront le roi, exigeront un cabinet présidé par
M. Thiers ou M. Molé, puis elles feront rentrer dans ses
foyers la foule mutinée. Tel est le programme que se trace
a elle-même la garde nationale, le mercredi, 25 février,
dans la matinée.
Ces dispositions se manifestent immédiatement et occa-
sionnent sur plusieurs points des scènes très-vives. Le co-
lonel de la dixième légion, M. Lemercier, haranguant le
quatrième bataillon qui stationnait rueTaranne, et l’exhor-
tant à marcher pour le rétablissement de l’ordre « Il ne
s’agit pas seulement de rétablir~l’ordre, s’écrie M. Bixio en
sortant des rangs, mais de faire chasser un ministère in-
fâme. » Un cri A bas GMK.o</ éclate ces paroles. Le colo-
nel, irrité, saute à bas de son cheval et s’adresse indivis
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/196[modifier]
180 HISTOIRE
H))f))enient à ceux d’entre les srardes
duellement à ceux d’entre les gardes nationaux dont la
modération lui est connue pour les engager à crier Vive le
rc:’–Ftt~ la réforme! dit d’une voix de stentor un
homme du peuple qui s’est glissé dans les rangs. M. Le-
mercier le saisit au collet, les gardes nationaux protestent
en disant qu’on n’arrête pas un homme pour avoir crié
Vive la réforme! Le colonel, renonçant à les apaiser, ré-
signe son commandement et s’éloigne en toute hâte.
Sur la place des Victoires, la troisième légion se mêle an
peuple et pousse avec lui les cris de Vive la fe~M’MM Un
détachement de gardes municipaux tente d’arrêter quel-
ques hommes du peuple. Un garde national intervient il
est maltraité. Alors une compagnie de gardes nationaux
s’avance et fait reculer la troupe jusque dans sa caserne.
Peu de temps après, sur la place des Petits-Pères, des dra-
gons, pressés par la foule, essayent de la disperser; elle se
réfugie derrière les rangs de la garde nationale, qui croise
la baïonnette. A ce spectacle inouï, les dragons s’arrêtent.
La foule exprime par des vivats sa reconnaissance. Au
même moment, la huitième légion, rassemblée sur la place
Royale, refusait de marcher si l’on n’inscrivait sur sa ban-
nière les mots Vive la t’f~br~te. Sur le boulevard Saint-
Martin, la cinquième légion arrêtait la garde municipale;
et les officiers expliquaient à la troupe que le peuple était
dans son droit, qu’il ne voulait qu’une chose juste et légi-
time le renvoi du ministère. A deux heures, les colonels
des douze légions s’adressèrent au roi pour le supplier de
faire de larges et promptes concessions, seul moyen qui
restât, suivant eux, d’assurer la tranquillité de la capitale.
A ces rapports unanimes et presque simultanés, le duc
de Nemours, impassible, entouré d’un brillant état-major
qui se riait des alarmistes, répondait à peine et ne don-
nait aucune marque d’inquiétude ni de résolution. Satis-
fait de l’hommage rendu à son rôle de commandant supé-
rieur, attentif à l’étiquette, il renvoyait les porteurs de
nouvelles tantôt au roi, tantôt au générât Sébastiani, tantôt
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DE LA RÉVOLUTION DE <84S. 181
- ira sans elle, )) murmuratent les courtisans.
)6 B
L’AMjnuhmiuKittjis~S. i~
au général Jacqueminot, qui, l’un et l’autre, souriaient ou
fronçaient le sourcil en disant d’un air capable « Nous
sommes MM~-M~. » Et pas une décision, pas un ordre ne
sortait de cette triple apathie’. Cependant des combats
acharnés entre le peuple et la garde municipale conti-
nuaient dans le Marais et les quartiers Saint-Denis et Saint-
Martin. La troupe de ligne n’y prenait qu’une part très-peu
active, et la garde nationale, partout où elle la rencontrait,
intervenait pour faire cesser le feu. – « Voulez-vous donc
tuer des citoyens inoffensifs? s’écriaient les officiers des
légions. Que font-ils? Ils demandent la réforme. Eh bien!
nous la voulons aussi. On ne peut plus nous la refuser; à
ce prix nous répondons de l’ordre. x Et avec ces simples
paroles ils arrêtaient les charges de cavalerie, faisaient re-
tourner les canons, relever les fusils, rentrer les baïon-
nettes dans le fourreau. Le peuple, ivre de joie, saluait
d’acclamations retentissantes ses protecteurs Vive la
nationale! vive la ligne! Soldats et ouvriers se ten-
daient la main. Étrange guerre civile entre des hommes
dont la cause est la même et l’intérêt pareil prolétaires
sous l’uniforme, prolétaires sous la blouse, enfants d’une
même misère, ouvriers à leur insu d’un même destin
Tandis que cette fraternelle intervention de la garde na-
tionale arrêtait, dans les faubourgs, l’effusion du sang, une
députation de la quatrième légion se rendait, au nombre
de quatre à cinq cents hommes, sans armes, mais escortée
d’une grande masse de peuple, au palais Bourbon. Elle
portait une pétition pour la réforme électorale et le renvoi
du ministère. Les abords de la Chambre étaient fortement
gardés. Sur la place, dès qu’un groupe un peu nombreux
stationnait, il était dissipé par des charges de cavalerie.
« Que feriez-vous à ma place? )) disait, le générât Jacqueminot à
un officier supérieur qui lui peignait vivement les périls de la situation-
et il reprenait sa partie de billard avec le général Sébastian! sans
même écouter la réponse. « Si la garde nationale est. mauvaise, on
ag’ira sans elle. » murmuraient les courtisans.
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182 HÏSTOtHE E
Ues réserves umiamei’te et ue cc~aiene u~~uptticin. ico
Champs-Ëtysées; un détachement de la dixième légion bar-
rait te passage du pont de la Concorde. Des pourparlers
s’engagèrent entre ce détachement, choisi parmi les plus
xétés conservateurs, et la députation. Pendant ce temps, le
bruit se répandait dans la Chambre que les légions réfor-
mistes étaient en marche et qu’elles allaient envahir le pa-
lais Bourbon ce fut une panique générale. On se hâta
d’envoyer MM. Crémieux, Beaumont (de la Somme), et Marie
au-devant des gardes nationaux. Après avoir pris connais-
sance de la pétition, ces messieurs félicitèrent la députation
de sa démarche patriotique et lui annoncèrent, en termes
emphatiques et vagues, que le wîMM~ était frappé de HM~,
(~ <ya~ nationale avait pt’OKOKC~OM <!)T~, que le MKM
t/M peuple allait f<i’e exaucé. Des bravos prolongés éc) até-
rent à cette nouvelle. Les députés profitèrent de cet accueil
favorable pour exhorter la garde nationale à empêcher les
collisions et à rétablir l’ordre. La députation n’eut garde
d’en demander davantage, elle se dispersa aussitôt pour
- <[[er porter sur tous les points où l’on combattait encore
ces paroles de paix. Chacun se réjouit et se félicita. Désor-
mais, pensait-on, la lutte était sans motif, l’émeute sans
prétexte; tout devait rentrer dans l’ordre et la légalité.
Un peu moins aveugle que la Chambre des pairs, qui re-
poussait par des clameurs violentes la demande d’interpel-
)ation de M. d’Âlton-Shée, rappelait àl’ordre M. de Boissy t
et reprenait la discussion à l’ordre du jour sur le projet de
loi relatif au régime hypothécaire, la Chambre des députés
semblait vouloir prendre quelque initiative. Voici ce qui s’y
passait.
La pl’opusit.iuti qui motita ce l’appel à t’Ot’drc cuinmeuçMt uit~i
« Attendu que hier le sang a coulé sur divers points de la capitale;
attendu qu’aujourd’hui encore la population parisienne est menacée
de mort et d’incendie, de mort par 60 bouches à feu approvisionnées.
moitié à coups à mitraille, moitié à coups à t.outets qu’elle est menacée
de dévastation et d’incendie par 40 pétards, le tout transporté d’ur-
gence et en hâte de Vincennes à t’Ëcoie militaire. »
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/199[modifier]
[)Et~)~ÈYOLUT!O~DMt8.i8 8 )~
Entrés en séance à une heure et demie, les députés
avaient à peine pu tenir en place pour entendre un rapport
de pétitions. L’agitation était telle qu’il avait fallu sus-
pendre la séance. Mille bruits plus alarmants les uns que
les autres arrivaient de toutes parts. Où étaient les mi-
nistres ? Que décidait le roi? Quelle serait l’issue de cette
crise funeste? On n’en savait rien. Ce qu’on savait, ce qui
se confirmait de minute en minute, c’est que la garde na-
tionale refusait de marcher contre le peuple que la troupe
de ligne ne marcherait pas sans elle. C’en était assez pour
faire appréhender les plus grands malheurs. On attendait
avec anxiété M. Guizot, qui n’avait point paru encore. On
murmurait, on l’accusait. Plusieurs espéraient, attribuant
son absence prolongée à quelque énergique résolution
prise en conseil. Enfin, à deux heures et demie, perdant
patience, M. Vavin, député de la Seine, monte à la tribune.
On sait que c’estpour interpeller le ministère.– « Attendez!
attendez lui crie-t-on de tous les bancs. M. Hébert, seul.
au banc des ministres, annonce à la Chambre que le prési-
dent du conseil et le ministre de l’intérieur, appelés h~r.!
cette enceinte par des soins que la situation explique et ?’<
quiert, ont été prévenus et qu’ils ne peuvent tarder. Un
murmure d’impatience accueille ces paroles; mais aussitôt
le silence se rétablit, tous les regards se tournent vers in
porte d’entrée. M. Guizot paraît sur le seuil. Est-ce bien
lui ? Ses traits sont contractés, sa pâleur a pris une teinte
livide, l’éclair de son regard est obscurci; l’expression
d’une souffrance profonde, contenue avec effort, se lit sur
son front et dans son amer sourire. H s’assied. Personne
n’ose aborder le silence de cet orgueil blessé à mort.
M. Vavin remonte a la tribune et parle en ces termes
« Messieurs, au nom de mes collègues les députés du dé-
partement de la Seine et au mien, je viens adresser quel-
ques interpellations au ministère. Depuis plus de vingt-
quatre heures, des troubles graves désolent la capitale;
hier, la population entière a vu, avec un douloureux éton-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/200[modifier]
184 HISTOIRE
nement, l’absence de la garde nationale, et cet étonnement était d’autant plus grand, d’autant plus pénible, qu’on savait que l’ordre de la convoquer avait été donné lundi, dans la soirée. Il serait donc vrai que, dans la nuit du lundi au mardi, cet ordre aurait été révoqué. Ce n’est qu’hier, à cinq heures, que le rappel a été battu dans quelques quartiers pour réunir quelques gardes nationaux. Dans la journée, la population de Paris a été livrée au péril qui l’entourait, sans la protection de la garde civique. Des collisions funestes ont eu lieu, et elles auraient été prévenues peut-être si, dès le commencement des troubles, on avait vu, dans nos rues, sur nos places, cette garde nationale, dont la devise est Ordre public et liberté. Sur un fait aussi grave, je prie MM. les ministres de nous donner quelques explications. ))
M. Guizot se lève et se. dirige lentement vers la tribune. Sa respiration est comme étouffée par un poids intérieur; mais un effort de volonté enne sa voix. 11 se compose un maintien superbe et prononce, au milieu d’un silence impo. sant, ces quelques paroles – « Messieurs,je crois qu’il ne serait ni conforme à l’intérêt public, ni à propos pour la Chambre d’entrer en ce moment dans aucun débat sur ces interpellations. ))–Une explosion demurmuresl’interrompt. L’opposition croit qu’il a recours, une fois de plus, à ces refus hautains de s’expliquer, si longtemps soufferts par la Chambre, mais qui ne conviennent plus à sa fortune chancelante. M. Guizot attend que la rumeur se calme et répète mot pour mot ce qu’il vient de dire, puis il ajoute (( Le roi vient de faire appeler en ce moment M. le comte Molé pour le charger. » D’impertinents applaudissements, partis des deux extrémités de l’hémicycle et des tribunes, couvrent sa voix. « La Chambre doit garder sa dignité, e s’écrie M. Barrot.- o L’interruption qui vient de s’élever, reprend M. Guizot, ne me fera rien ajouter ni rien retrancher à mes paroles. Le roi vient d’appeler en ce moment M. le comte Molé pour le charger de former un nouveau cabinet.
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DE LA RÉVOLUTION DK 1848. 183
16.
Tant que le cabinet actuel sera chargé des affaires, il maintiendra ou rétablira l’ordre et fera respecter les lois selon sa conscience, comme il l’a fait jusqu’à présent. »
A ces mots, les .députés du centre s’indignent et murmurent les bancs se dégarnissent des groupes animés se forment. On entend, au milieu du bruit, des voix qui s’écrient « C’est indigne! c’est une lâcheté on nous trahit! allons chez le roi 1. –Les conservateurs se croient abandonnés par le ministère, ils éclatent en reproches. M. Guizot, ne parvenant pas à se faire écouter dans ce tumulte, essaye de faire comprendre par des gestes que ce n’est pas lui qui se retire, mais que c’est le roi qui le destitue. Le président s’efforce de rétablir le silence. « Avant de lever la séance, dit-il, j’ai un mot à dire sur l’ordre du jour. » « 11 s’agit bien de l’ordre du jour! » s’écrie M. Plougoulm. M. de Salvandy demande que l’ordre du jour soit maintenu. A ce moment, M. Crémieux vient déposer sur le bureau la pétition de la garde nationale et d’un grand nombre de citoyens du quatrième arrondissement. Les uns, dit-il, protestent contre la conduite des ministres les autres demandent leur mise en accusation. » La voix de M. Crémieux se perd dans la rumeur générale. Le silence ne se rétablit que lorsqu’on voit M. Dupin à la tribune. On sait les relations intimes de M Dupin avec le roi on connaît son esprit lucide. On attend de lui une proposition conforme à la dignité parlementaire et à la gravité des circonstances. – « Messieurs, dit l’orateur, te premier besoin de la cité est le rétablissement de l’ordre, la cessation des troubles. L’anarchie est le pire des états, c’est la destruction de la société; elle menace l’ordre social tout entier. La seule question vraiment à l’ordre du jour est donc le rétablissement de la paix publique, pour assuM. Dumon, s’efforçant de calmer l’indignation des conservateurs, allait de l’un à l’autre, les exhortait à la modération en raison des circonstances, a Aujourd’hui soyons tout à l’ordre, disait-il; demain nous serons tout à la politique. f
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/202[modifier]
~<! HISTOIRE
rer )a libre et régulière action de tous les grands pouvoirs
del’Ëtat. M–Puis M. Dupin, rappelant la révolution de Juillet,
l’ordre et la liberté fondés et maintenus par l’accord
de la Chambre des députés avec le voeu public et avec
la garde nationale, conclut en ces termes « Il faut
que les masses comprennent qu’elles n’ont pas le droit
de délibérer, de décider. Il faut que les gens qui ont eu re-
cours aux armes comprennent qu’ils n’ont pas le droit de
commander, qu’ils n’ont qu’à attendre l’exécution de la loi,
écouter la voix des magistrats, attendre les délibérations
des grands corps de l’État et les mesures qui seront jugées
nécessaires par la couronne et par les Chambres. Dans cette
situation, devons-nous introduire ici des délibérations irri-
tantes, des délibérations d’accusation? Je crois qu’il faut.
au contraire, adhérer a la demande d’ajournement, que
j’appuie de toutes mes forces. »
Ce discours ramène M. Guizot à la tribune. Avec un ap-
parent sang-froid, il réfute les motifs allégués par M. Dupin
pour l’ajournement, et prononce d’une voix ferme ces pa-
roles, les dernières de sa carrière ministérielle « Le ca-
binet ne voit, pour son compte, aucune raison à ce qu’aucun
des travaux de la Chambre soit interrompu, à ce qu’aucune
des questions qui avaient été élevées dans la Chambre ne
reçoive sa solution. La couronne exerce sa prérogative. La
prérogative de la couronne doit être pleinement respectée.
Mais tant que le cabinet reste aux affaires, tant qu’il est
assis sur ces bancs, rien ne peut être interrompu dans les
travaux et dans les délibérations des grands pouvoirs pu-
blics. Le cabinet est prêt à répondre à toutes les questions,
à entrer dans tous les débats; c’est à la Chambre à décider
ce qui lui convient. )) Le président consulte la Chambre,
qui maintient pour le lendemain son ordre du jour 1, Les
députés, avides de nouvelles du dehors, se dispersent en
toute hâte.
La suite de la discussion sur la banque de Bordeaux.
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DE LA DÉVOLUTION DE 18~. )~
Ce n’était pas sans peine qu’on avait obtenu du roi cette
première concession à l’opinion publique le renvoi de son
ministère. Non, assurément, qu’il fût dans la nature de
Louis-Philippe de répondre par la fidélité de la reconnais-
sance à la fidélité des services, ni de faire entrer dans la
balance de ses calculs les regrets personnels, ]e scrupule
de délaisser, dans une crise difficile, un serviteur éprouve
la crainte délicate d’offenser dans la personne d’un mi’
nistre, pénétré de ses royales inspirations, son propre hon-
neur. De telles considérations étaient étrangères à un es-
prit de cette trempe. Mais la situation ne lui paraissait
point assez grave pour motiver un tel désaveu du cabinet
conservateur, et les instances importunes qu’on lui faisait,
à cet égard dans son intimité, il les tenait pour déraison~
nables ou suspectes.
Pendant toute la matinée du mercredi, on l’avait vu en
belle humeur, s’égayer aux dépens de l’émeute. – « Vous
appelez barricade un cabriolet de place renversé par deux
polissons, » disait-il à ceux qui se hasardaient à prononcer
devant lui ce mot malsonnant. Et, le ton ainsi donné aux
courtisans, on ne tarissait pas, aux Tuileries, en plaisante- `
ries sur la hauteur et la largeur des barricades. Mais, vers
une heure et demie, une nouvelle foudroyante changea su-
bitement l’état moral du roi. 11 apprit, par le général
Priant, que la garde nationale, réunie sur la place des Pe-
hts-Pères, avait croisé la baïonnette pour défendre le
peuple contre la troupe, et qu’une députation de la qua-
trième légion se dirigeait vers la Chambre pour demander
justice du ministère. A dater de cette heure’, Louis-Phi-
lippe parut soucieux. La défection de la garde nationale
Presque au même moment, M. Dupin, ce rude et zélé serviteur de
Louis-Philippe, venait jeter l’alarme dans son esprit. U osait prononcer
)e mot de révolution.– « Vous croyez qu’ils peuvent songer à me ren-
verser ? lui dit le roi en l’interrogeant d’un regard scrutateur; mais Us
n’ont personne à mettre à ma ptace. )) « Non, sire, personne en
effet, répondit M. Dupin, mai, une chose peut-être la repuNique. );’
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~8 HISTOIRE
portait un coup inattendu à sa sécurité. Sa foi en lui-même
recevait un premier, mais violent échec. Sa raison et son
jugement en furent comme étourdis. Les rapports qui arri-
vaient de tous côtés lui firent entrevoir que l’émeute pre-
nait, en quelque sorte, un caractère légal il douta alors de
l’issue de la crise. Ce prince, quoique personnellement
très-brave, était ennemi des luttes à main armée. Aussi peu
croyant à la force matérielle des baïonnettes qu’à la force
idéale du droit, il mettait toute sa confiance dans la léga-
lité il était, si l’on peut s’exprimer ainsi, d’un tempé-
rament parlementaire, et n’imaginait pas qu’aussi long-
temps qu’il demeurerait dans les limites tracées par la
constitution, et qu’il marcherait d’accord avec le pays lé-
gal, son pouvoir pût être ébranlé par une insurrection des
rues. Le peuple proprement dit ne lui inspirait pas plus
d’appréhension que d’amour; son immixtion séditieuse
dans les affaires politiques valait à peine qu’on s’en occu-
pât. Mais l’intervention hostile du pays légal par la garde
nationale, qui en était l’expression armée, c’était là, à ses
yeux, une révolution tout entière, la destruction de tous
ses plans, le renversement complet de ce savant équilibre
auquel il travaillait si laborieusement depuis son avénè-
ment au trône. Louis-Philippe s’assombrit à cette pensée.
Sa volonté s’affaissa. Il n’opposa plus qu’une résistance
molle aux influences contradictoires et aux inspirations
confuses qui se disputèrent les derniers actes de son règne.
M. Duchâtel était dans le cabinet du roi quand y arri-
vèrent les premières nouvelles de la défection des légions.
Comme il essayait d’atténuer la gravité de ces rapports,
probablement exagérés, disait-il, la reine entra. Émue,
agitée, elle s’exprima avec une vivacité qui ne lui était pas
habituelle sur l’impopularité de M. Guizot. Devinant sa
pensée et supposant qu’elle était l’écho de la pensée inthnc
du roi, M. Duchâtel s’empressa d’assurer que, si le prési-
dent du conseil pouvait croire un seul instant sa présence
aux affaires nuisible, il n’hésiterait certainement pas plus
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DE LA RÉVOLUTION f)Et84S. 189
1 1
que lui à déposer aux pieds du roi sa démission heureux ajouta-t-il, de donner ainsi une preuve de son dévouement à la dynastie’. Louis-Philippe n’accepta ni ne refusa positivement cette démission, selon la coutume de son esprit cauteleux mais il fit demander M. Guizot, et, ’après une courte entrevue, il fut entendu que M. Molé, qui siégeait en ce moment à la Chambre des pairs, allait être appelé aux Tuileries. C’est alors que le ministre déchu se rendit à la Chambre des députés et répondit, comme on l’a vu, aux interpellations de M. Yavin.
On dit que la dissimulation du roi et son penchant pour les voies obliques donnèrent à son entretien confidentiel avec M. Molé un caractère ambigu, bien peu fait pour inspirer à celui-ci la hardiesse d’initiative nécessaire en de pareilles extrémités. Dans une sorte d’épanchement très-composé, Louis-Philippe, assure-t-on, se représenta comme abandonné par MM. Guizot et DuchâteP il se plaignit amèrement de leur ingratitude et termina en demandant à M. Molé de former au plus vite un cabinet conciliateur. Celui-ci écouta longtemps en silence. Il ne se dissimulait pas, et il ne dissimula point à Louis-Philippe les difficultés qu’il allait rencontrer. Il ne pensait pas que le mouvement dût s’arrêter à lui. M. Thiers était peut-être déjà l’homme indispensable; en tous cas, il faudrait se résoudre à bien des concessions. Le roi feignait de ne pas comprendre. M. Molé, plutôt par condescendance pour son royal interlocuteur que par persuasion personnelle de l’opportunité d’une telle démarche, promit de chercher a Depuis ce moment, jusqu’au jeudi matin 34, le roi demeura sans ministère légalement formé. Les combinaisons, à partir de M. Molé jusqu’à M. Odilon Barrot, nommé président du conseil, se succédèrent sans jamais arriver à une formation ofScieHe. Personne n’étant plus responsable, personne ne donnait d’ordre positif. On n’opposait que des conseils, des avis, des projets, à l’envahissement rapide des forces révolutionnaires.
C’est la version que le roi a cherché à accréditer.
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19U HISTOIRE
s’entendre avec MM. de Rémusat,HiHau)t, Passv, Dufaure;
mais il posa comme condition de son entrée au conseil la
nomination du maréchal Bugeaud au ministère de la
guerre. A ce nom, le roi fit une exclamation qui trahit sa
répugnance pour un tel choix. Il objecta le .caractère in-
traitable du maréchal, ses façons soldatesques, ses habi-
tudes despotiques « Si le duc d’isly avait. le portefeuille
de la guerre, dit-il, ni mes fils ni moi nous ne pourrions
nommer dans l’armée le moindre sous-lieutenant. » On se
quitta sur ce différend sans avoir rien conclu, et, comme
s’il était temps de délibérer et de négocier, Louis-Philippe
donna à M. Molé un second rendez-vous pour sept heures
du soir.
Durant ce long intervalle, la lutte entre la garde muni-
cipale et le peuple continuait, et presque partout la troupe,
abandonnée à elle-même, pressée, étouffée par la masse
populaire, avait le dessous. A l’angle de la rue Saint-Denis,
deux détachements d’une vingtaine d’hommes environ,
ayant imprudemment engagé le combat pour arracher aux
insurgés un brancard sur lequel ils portaient, en poussant
des cris de vengeance, le cadavre de l’un des leurs, enlevé
au poste de la rue Mauconseil, les soldats se virent cime-
loppés de toutes parts et ne durent leur salut qu’à l’arrivée
de la garde nationale. A la caserne Saint-Martin, l’attaque
des insurgés fut d’un acharnement extraordinaire. Ils as-
saillaient les portes à coups de haches et recevaient le feu
des meurtrières à bout portant. Les gardes municipaux
n’échappèrent au massacre que par l’intervention de la
garde nationale. Un peu plus loin, le poste des Arts-et-Mé-
tiers était envahi et démoli. Mais l’animositédu peuplene se
montra nulle part plus violente que dans les combats de la
rue Bourg-l’Abbé. Depuis la veille, un détachement de
gardes municipaux défendait l’accès du magasin d’armes
des frères Lepage. Repoussés, chassés de la rue, les insur-
gés revenaient à la charge, toujours plus nombreux et plus
exaspérés. Les soldats, incapables de résister plus long-
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BËLA~ÈYOLUnONDË)848. t0)
temps, quittèrent la rue et se réfugièrent dans la maison Lepage, où ils commencèrent à parlementer. Le peuple ne demanda d’abord aux soldats que la liberté des prisonniers qu’ils avaient faits. Ce premier point obtenu, il exigea qu’on lui livrât la poudre du magasin. Après la poudre, il voulut les armes. Révoltés par cette dernière exigence, les gardes municipaux se décident à reprendre l’offensive; ils ouvrent. brusquement la porte et se précipitent dans la rue, !a baïonnette en avant. M. Cotelle, maire du sixième arrondissement, et M. Husson, colonel de la légion, suivis d’une cinquantaine de gardes nationaux, arrivaient au moment même. lisse jettent entre le peuple et les soldats; ils décident ces derniers à rentrer dans la maison Lepage, et se rangent eux-mêmes devant la porte pour arrêter la foule, qui pousse des cris de mort. Plutôt que rendre leurs armes, les soldats veulent sortir de nouveau et tenter un dernier combat. Les gardes nationaux sont exposés aux plus grands périls entre [es deux partis, animes d’une égale fureur. Enfin on prend une résolution, conseillée par M. Arago c’est de faire sortir chaque garde municipal entre deux gardes nationaux/Le brigadier Verdier descend le premier dans la rue, donnant le bras à M. Étienne Arago. A peine a-t-il fait quelques pas, qu’un enfant le tue d’un coup de pistolet. Cette mort rappelle le peuple a des sentiments plus humains. M. Arago veut qu’on en profite; il descend une seconde fois dans la rue, tenant par la main le lieutenant Bouvier, que suit le reste de lit troupe entre une double haie de gardes nationaux. Le peuple, en frémissant, laisse passer ses ennemis, qui, bientôt rejoints par des troupes de ligne, purent arriver ennn la préfecture de police.
Aussitôt après le départ des gardes municipaux, les magasins des frères Lepage furent envahis, et le peuple, n’y ayant pas trouvé d’armes, saccagea la maison. L’officier qui commandait le détachement, le lieutenant Dupouy, son nom mérite d’être conservé, avait refusé de sortir avec ses
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192 HISTOIRE
soldats; il s’était retranche à F étage supérieur, espéra
soldats; il s’était retranché à rétage supérieur, espérant encore de quelque hasard un secours qui le sauverait, sinon de la mort du moins de l’outrage. Il y resta longtemps, sans qu’il fût possible de le déterminer à quitter son uniforme pour essayer de fuir. Enfin, un officier de la garde nationale parvint à l’entraîner et à le soustraire à la multitude, heureusement tout occupée à chercher des armes. A huit heures, le brave lieutenant arrivait à la préfecture de police, le front humilié, le désespoir dans le cœur. M. Delessert, touché de son accablement, le fit asseoir à ses côtés et le combla de prévenances. On commençait à être trèsinquiet à la préfecture de police’. Plusieurs fois, dans la journée, M. Delessert, recevant des rapports alarmants sur la situation critique des gardes municipaux isolés dans le centre de l’émeute, avait fait demander des renforts au général Sébastiani pour les dégager. Celui-ci avait invariablement répondu qu’il ne pouvait pas disposer d’un seul bataillon. Cependant, soit pour ne pas décourager les officiers réunis à sa table, soit qu’il essayât encore de se fairc illusion, M. Delessert disait, à huit heures du soir, à ceux qui l’interrogeaient sur le tour que prenaient les événements « C’est une émeute qu’il faut laisser mourir d’ellemême. »
A la même heure, on se réunissait pour diner à l’hôtel du ministère de l’intérieur. Madame Duchâtel faisait avec grâce les honneurs du repas à MM. Guizot, de Broglie, Janvier, et à un certain nombre d’amis restés fidèles au cabinet conservateur. Blessé au vif de la conduite du roi, se croyant joué par ses rivaux, insulté par son propre parti, M. Guizot affectait l’indifférence. Il était convenu avec M. Duchâtel de ne plus donner aucun ordre et de laisser se tirer d’affaire, 1 Le propre frère de M. Delessert, se croyant menacé dans son hôtel de la rue Montmartre, avait fait demander quelques gardes municipaux à la préfecture de police. « Mon frère ignore que je ne pourrais pas, à l’heure qu’il est, disposer d’un caporal et de quatre hommes, » avait répondu le préfet.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. H)3
L 17
comme il le pourrait, le cabinet encore inconnu qu’on osait lui préférer. Rien ne lui paraissait plus pitoyable que cette chimère de conciliation et ce ministère d’expédient auquel on le sacrifiait. Il n’attendait des événements qu’une prompte, une infaillible vengeance.
Les convives commentaient d’une verve moqueuse ce qui
était à leurs yeux l’unique événement du jour le changement de ministère. On aiguisait les épigrammes, on souriait à la pensée des embarras où M. Molé se jetait tête baissée. «Vous verrez que ce cabinet sera plus conservateur que nous, disait M. Duchâtel; et il complimentait ironiquement M. Janvier, qui, assurait-il, ne pouvait manquer d’en faire partie. Mais, tout d’un coup, vers le milieu du repas, le ministre reçoit des nouvelles alarmantes. Il apprend qu’un poste considérable de gardes municipaux a rendu les armes que le peuple, victorieux sur plusieurs points, s’exalte de plus en plus et menace de se porter sur le ministère de l’intérieur et sur l’hôtel des affaires étrangères. On se consulte, on décide de donner quelques ordres madame Duchâtel passe dans une chambre voisine et quitte à la hâte les bijoux et les fleurs dont elle est parée pour revêtir des habits plus convenables en cas de fuite. Les convives disparaissent. On se prépare à quitter l’hôtel en secret.
Cependant la nouvelle du changement de ministère, por-
tée simultanément sur tous les points de la capitale par des officiers d’ordonnance, des gardes nationaux et des députés, dont les discours et les visages radieux promettaient bien au delà de la réalité, produisait presque partout l’effet attendu. On se groupait autour de ces messagers de paix. Moitié curiosité, moitié entraînement, le peuple, qui, d’ailleurs, avait été plutôt calmé qu’excité par l’attitude de la troupe de ligne et par l’intervention si franche en sa faveur d’une partie de la garde nationale, trompé par l’expression de contentement qu’il voyait éclater sur toutes les physionomies, quittait ses barricades. Tout eu demandant,
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t9t HtsTOt~E E
sans qu’on sût trop lui répondre, quelles étaient les con-
cessions obtenues, il s’associait au triomphe du pays légat.
La troupe rentrait dans les casernes; la circulation se réta-
blissait. En peu d’heures l’aspect de Paris avait changé
comme par magie. La nuit venue, une illumination spon-
tanée, une immense foule de promeneurs paisibles et satis-
faits, répandus sur les boulevards et sur les places pu-
bliques, donnaient, à la ville un air de fête qui trompa
presque tout le monde.
La garde nationale et l’opposition parlementaire, qui
n’avaient voulu que la réforme, bien que la concession fût
avarement mesurée et que le nom de M. Mole ne donnât
pas à cet égard des garanties bien solides, heureuses
d’échapper à une lutte dont elles venaient de voir de près
le danger, s’accordaient à ne plus rien prétendre et à se
féliciter bruyamment de leur commun triomphe. Mais
l’hutinct du peuple, plus sûr et plus courageux, après
s’être un moment laissé surprendre à la joie générale, le
poussait à passer outre. Les chefs d’atelier, les membres
influents des sociétés secrètes, quelques journalistes radi-
caux, encourageaient cette disposition. Ils exhortaient les
citoyens à se métier des nouvelles perfidies cachées sous
cette feinte condescendance de Louis-Philippe. Qu’était-ce
donc, en effet, que M. Molé, pour que le peuple se réjouit
de son avènement au pouvoir? Un courtisan, un homme
d’ancienne noblesse. Comment, quand le peuple restait
maître du champ de bataille, quand la garde nationale se
prononçait pour lui, et quand la troupe de ligne refusait
de le combattre, il se contenterait de si peu! Quand les
cadavres des siens gisaient encore sur le pavé des rues,
quand des femmes et des enfants criaient vengeance pour
leurs maris et leurs pères massacrés par les ordres d’un
roi exécrable, il souffrirait que, une fois de plus, au châ-
teau, on raillât sa crédulité, sa faiblesse On mêlait à ces
propos excitants des bruits de trahison; on parlait de
piéges tendus. On insinuait que la retraite de M. Guizot
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DE LA RÉVOLUTION ))K]84S.
n’était point officielle, qu’elle cacit:)It d’ailleurs un guetapens. Aussitôt que le peuple aurait quitté ses armes, le pouvoir jetterait le masque et se vengerait, par des exécutions sanglantes, de son humiliation momentanée 1.
L’esprit républicain, à peine représenté dans la Chambre,
réprimé sur toute la surface du pays légal, s’était concentré, ardent et taciturne, dans la population ouvrière de Paris. Malgré les nombreuses défaites du parti, malgré tant d’espérances trompées et de tentatives avortées, un républicanisme fanatique n’avait pas cessé d’y couver dans des cœurs indomptables. Les républicains, qui n’espéraient plus, depuis la dernière tentative à main armée de ’J859 s’emparer du pouvoir de vive force, avaient vu avec une joie extrême le mouvement réformiste de la bourgeoisie se flattant bien de l’entraîner, à l’heure propice, au delà de son but. Mais, éclairés par l’expérience, ils s’étaient gardés de se trahir par des démonstrations prématurées, et, se contenant, se masquant derrière l’opposition légale, ils s’étaient bornés à l’exciter sourdement en empruntant son langage. Quand le pays légal, maître du champ de bataille, s’arrêta dans la conscience de sa victoire, ils n’en contmuèrent pas moins le combat, résolus de tenter un coup de fortune et de risquer, au péril de leur vie, une lutte désespérée.
Ici se place un de ces événements tragiques dont chaque
parti repousse la responsabilité, et dans lesquels la volonté humaine et la fatalité s’exercent d’une manière complexe mystérieuse, qui demeure voilée, même aux yeux des contemporains. La tâche de celui qui les raconte est difficile et pénible. Un acte inhumain qui pèse sur la conscience M~~hT ~t ainsi les coteres du peuple, )es hommes hommes de parole réveillaient ainsi les colères du dtî
peuple, les hommes d’action organisaient la résistance dans son véri- table centre, dans tout t’espace compris entre la rue Vieille-du-Temple ~rd~ Saint-Denis. Là, un réseau serré de barricades restait gardé e r~en~ déterminés, qui se pour l’attaque du lendemain.
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~96 HISTOIRE
publique est commis. On s’entr’accuse. Celui ou ceux qui
ont eu la sauvage énergie du forfait n’ont pas, grâce au
ciel, le courage cynique d’en revendiquer l’honneur et
l’historien, que son devoir contraint à approcher le flam-
heau révélateur de l’ombre où se cache la trahison, souhaite,
malgré lui, qu’il échappe à sa main mal assurée et qu’il
s’éteigne dans de miséricordieuses ténèbres.
L’aspect des boulevards était féerique. Une longue guir-
lande de lumière diversement colorée, suspendue à tous
les étages, unissait les maisons, joyeux emblème de
l’union des cœurs. Hommes, femmes, enfants, circulaient
librement, sans défiance, dans cette resplendissante ave-
nue, théâtre habituel des plaisirs et des fêtes de la popu-
tation parisienne. L’allégresse était dans l’air, la satisfac-
tion sur tous les visages. De temps à autre, on voyait passer
sur la chaussée des bandes qui portaient des drapeaux, des
transparents allégoriques, et chantaient en chœur la M<H-
seillaise. On s’arrêtait sous les fenêtres restées obscures,
et les enfants, grossissant la voix sur un rhythme facétieux,
demandaient des lampions, qui ne se faisaient point at-
tendre. Quelques parodies improvisées, quelques scènes
burlesques, égayaient les promeneurs
Vers neuf heures et demie, une bande beaucoup plus
considérable, et surtout plus régulière dans son évolution;
que toutes celles qu’on avait vues passer jusque-là, une
longue colonne, agitant des torches et un drapeau rouge
parut sur les boulevards à la hauteur de la rue Mont-
Sous les fenêtres de M. Hébert, qui n’avait point voulu célébrer
par des illuminations sa propre défaite, un groupe moqueur conduit
un âne coiffé du bonnet rouge, orr.ë de rubans et de grelots; un
homme du peuple, portant une guitare en sautoir, donna au ministre
une sérénade grotesque.
s Ce fut le premier drapeau rouge que l’on vit paraître, et encore
fut-ce en contravention formelle avec les consignes données aux bu-
reaux de la M/Wm<’ et dans les autres centres dirigeant le maternent
insurrectionnel. Il y avait défense positive d’arborer d’autre drapeau
que le drapeau tricolore et de pousser d’autre cri que celui de Vive la
Réforme!
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f)ELA:RÈVOLUTiO’<DE’.848. un
17.
-t.LJ~I~EjjO~O. H~
’martre. Elle venait des profondeurs du faubourg Saint-
Antoine et se dirigeait, comme les précédentes, vers la Ma-
deleine, en chantant des chœurs patriotiques. Un homme
du peuple, nommé Henri, entonnait et soutenait ces chœurs
d’une voix mâle et pénétrante. Attirés par la beauté des
chants, un grand nombre de curieux se joignaient à une
démonstration qui semblait inoffensive. Quelques enfants
portant des lanternes tricolores, quelques ouvriers bran-
dissant en l’air des sabres et des fusils, n’inspiraient aucun
soupçon. Un escadron de cuirassiers, que la colonne avait
rencontré à la porte Saint-Denis, l’avait saluée du cri de
Ft~e réforme! Dans l’effusion de cette fête commune,
bourgeois et prolétaires se donnaient le bras, habits et
blouses se rapprochaient familièrement. Le sentiment d’une
fraternité joyeuse débordait de tous les cœurs.
On arriva ainsi à la hauteur de la rue Lepelletier, la plu-
part ignorant où l’on allait et dans quel but on était ras-
semblé, mais s’étant joints à la bande pour le simple plai-
sir de marcher en troupe et de chanter, sans malice, des
chants réputés séditieux. Là, un des chefs de la colonne,
qui s’avançait isolément, l’épée nue à la main, lui fait faire
une conversion à droite et l’arrête devant la maison où se
trouvent les bureaux du National. M. Armand Marrast se
montre à une fenêtre, et, salué d’une acclamation géné-
rale, il harangue le peuple. « Citoyens, dit M. Marrast au
milieu d’un profond silence, nous venons d’avoir une belle
journée, ne la gâtons pas. Le peuple a droit de demander
des garanties et une réparation. Il faut donc qu’il exige
la dissolution dé l’Assemblée, la mise en accusation des
ministres, le licenciement de la garde municipale, les
deux réformes parlementaire et électorale et le droit de
réunion. Enfin n’oublions pas que cette victoire n’est pas
seulement une victoire pour la France, c’en est une aussi
pour la Suisse et pour l’Italie. » Ainsi parlait, le mercredi,
25 février, à dix heures du ~oir, le rédacteur en chef du
National, et il exprimait bien certainement le vœu de In
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~8 H!STO))tE B
grande masse des citoyens. II ne pouvait guère prévoir, en* ce moment, que cette phalange à peine armée, dont il recevait les adhésions enthousiastes, allait, à dix minutes de là, provocatrice et victime d’un assassinat effroyable, changer la face des choses, entraîner, la révolution et, frayer une voie sanglante à cette république dont il regardait depuis tant d’années déjà l’avènement comme impossible, ou, du moins, comme réserve aux. générations à venir.
Après avoir répondu par des applaudissements à l’allo-
cution de M. Marrast, la colonne se forma de nouveau dans le plus grand ordre et reprit la direction de la Madeleine. A la rue de la Paix, elle se grossit d’une bande qui venait de faire illuminer de force l’hôtel du ministère de la justice, et, devenue très-imposante par ce renfort, elle par’vint, plus silencieuse à mesure qu’elle avançait, à quelques pas du poste qui gardait le ministère des affaires étrangères. Ce poste était composé de deux cents hommes du quatorzième régiment de ligne, commandes par le chef de bataillon de Bretonne. Le lieutenant-colonel Courant était avec eux. En voyant s’approcher, à travers une fumée épaisse, à la lueur vacillante des torches, cette masse ondoyante et sombre, au-dessus de laquelle brille l’acier des sabres et des fusils, ]e commandant donne l’ordre à sa troupe de se former en carré Les colloques familiers étaLa colonne était formée
t" De sept ou huit jeunes ouvriers alignés sur un rang et portant
un drapeau roug-e;
2° D’un .homme, portant l’uniforme d’officier de la garde national.
qui marchait seul à quelques pas en arrière
3’ D’un premier rang, ou l’on ne voyait que des uniformes de la
garde nationale;
4" D’une masse épaisse, composée d’artisans, de bourgeois, de femmes
et d’enfants.
2 Un des côtés barrait le boulevard à la hauteur de la rue Neuve-
Saint-Augustin, les troupes faisant face a la Bastille. Le côté oppose, faisant face à la Madeleine, barrait le boulevard a l’angle de la rue Neuve-des-Capucines. Ces deux ailes étaient reliées par une longue
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DELABÉYOU;TJONMi8t8. )<~
~’j~~An~Yuj.uuu~u~lStM. )o~
bHs entre les soldats et les promeneurs depuis le commen-
cement de la soirée sont brusquement interrompus. La
foule regarde, étonnée, cette manœuvre, mais ne conçoit
pas la moindre appréhension.
Arrêtée soudain dans sa marche, la colonne populaire
se pousse, se masse. Des pourparlers s’engagent entre les
chefs de la bande, le lieutenant-colonel et le commandant.
Le peuple se met à crier Vive la ligne! et veut fraternisér
avec les soldats. M. de Brotonne, ayant sans doute pré-
sents à l’esprit les désarmements de la troupe opérés de
cette manière pendant la journée, et se défiant des inten-
tions de cette multitude, s’oppose à son passage; il exige
qu’elle descende dans la rue Basse-du-Rempart. On s’y re-
fuse. Pendant cette espèce d’altercation, les soldats sont
serrés de si près par les hommes du peuple, que le désordre
se fait dans la première ligne. Le commandant, craignant
de lavoir brisée, s’écrie en toute hâte « Croisez la baïon-
nette » Pendant le mouvement occasionné par l’exécution
de cet ordre, un coup de feu part. Instantanément, sans
sommation préalable, sans roulement de tambour, sans
que personne puisse se rappeler avoir entendu le comman-
dement, une décharge à bout portant un feu de file
meurtrier frappe la masse populaire. Un cri aigu perce la
nuit, et, quand le nuage de fumée qui enveloppe ce cri dé-
chirant se dissipe, il découvre un horrible spectacle. Une
centaine d’hommes gisent sur le pavé; les uns sont tués
roides, d’autres atteints mortellement. Un grand nombre a
été renversé par la commotion; plusieurs se sont jetés le
visage contre terre par un mouvement instinctif de salut.
Le sang coule à flots. Le gémissement des blessés, le mur-
mure étouffé de ceux qui s’efforcent de se dégager de cette
mêlée de morts et de mourants, navrent le cœur du soldat,
auteur innocent de ce massacre, qu’il regarde d’un œil
ligne -de soldats faisant face à la rue Basse-du-Rempart. t’espace in-
térieur, formépar ces trois lignes, demeurait libre; le lieutenant-colonel
CouranL et les ofnciers s’y tenaient.
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200 tUSTOttiE
consterné. Bientôt les plus courageux d entre les hommes du peuple, revenus de la première stupeur, pensent à secourir les blessés. Aidés par les soldats et par des gardes nationaux que le bruit de la décharge a fait accourir, ils relèvent et portent dans leurs bras, jusqu’aux maisons voisines et dans les pharmacies restées ouvertes, les victimes qui respirent encore. Il n’y en a pas moins de trente-deux 1. Vingt-trois, dont un soldat, ont déjà rendu le dernier soupir.
Le lieutenant-colonel, au désespoir, sentant peser sur sa tête une lourde responsabilité et prévoyant les suites d’un pareil événement, se hâte d’envoyer l’un de ses officiers, M. Baillet, au café Tortoni, afin d’y expliquer, en la préCinquante-deux, dit M. Élias Reg’nault. Trente-cinq morts, quarante-sept blessés, dit M. Garnier-Pagès. De nombreuses versions ont circulé sur cette catastrophe mystérieuse. Micune n’a acquis un degré suffisant d’authenticité pour que l’historien se prononce. Selon l’explication de l’officier envoyé par le lieutenant-colonel au caié Tortoni, le commandant aurait donné l’ordre de croiser la baïonnette pour repousser l’agression populaire. Dans la précipitation du mouvement, un fusil armé serait parti, et les soldats, prenant ce coup isolé pour le signal habituel du feu de file, auraient fait feu. Selon d’autres officiers, un coup de pistolet tiré par les insurgés aurait fracassé )H genou du cheval du commandant, et la troupe, se voyant attaquée, aurait usé du droit de légitime défense. Le fait positif, c’est qu’un soldat, du nom de Henri, fut tué par un coup de feu parti on ne sait d’où. et que ce coup de feu fut immédiatement suivi de la décharge. Il est encore une autre version, pendant quelque temps très-accrédilée, entre autres par M. de Lamartine, dans son récit fantastique. C’est celle qui accuse H. Charles Lagrange d’avoir traîtreusement provoqué la troupe en tirant à bout portant un coup de pistolet sur un soldat. Le silence qu’opposa M. Lagrange à cette accusation et cette Circonstance que, deux jours après, il fut saisi, à l’Hôtel de Ville, d’un accès de fièvre chaude, parurent à beaucoup de personnes une présomption très-forte contre lui. Mais le caractère de M. Lagrange, aussi bien que le témoignage de personnes dignes de foi, repousse ces allégations. Tout porte, d’ailleurs, à croire qu’il y eut, dans la catastrophe du boulevard des Capucines, plus de hasard que de préméditation. Un certain nombre de républicains avaient bien, à la vérité, le dessein de recommencer la lutte et de saisir le premier prétexte de réengager le combat, mais, quant au lieu et au moment,, ils n’avaient et ne pouvaient avoir aucune détermination précise.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 201
sentant comme un malentendu, cette décharge qui suscite
de toutes parts la vengeance du peuple; mais les explica-
tions sont malvenues quand le sang fume encore. M.Baillet
est arrêté par la foule devant le café de Paris. 11 est me-
nacé, frappé; il va succomber, quand les gardes natio-
naux de la deuxième légion accourent et le délivrent.
Cependant les fuyards, dispersés en tous sens, hommes,
femmes, enfants, pâles, effarés, hagards, plus semblables
à des spectres qu’à des humains, d’une voix entrecoupée et
faisant des gestes de détresse, appellent au secours; plu-
sieurs frappent vainement aux portes des maisons pour y
chercher un refuge, se croyant poursuivis par des égor-
geurs. On se rappelle le massacre de la rue Transnonain
on entre en effroi, la stupeur paralyse même la pitié.
Instruit de ce qui vient d’arriver par des gardes natio-
naux qui croient, comme les hommes du peuple, à une
trahison infâme 1, le maire du deuxième arrondissement
fait battre le rappel; le tocsin sonne. Bientôt on entend le
bruit sec des pioches sur les pavés et la chute pesante des
arbres du boulevard; c’est le peuple qui refait ses barri-
cades. Sa colère, un moment apaisée, se ranime avec plus
de fureur.
Minuit va sonner. Les boulevards sont faiblement éclai-
rés encore par l’illumination pâlissante. Les portes, les fe-
nêtres des maisons et des boutiques sont closes; chacun
s’est retiré chez soi, le cœur oppressé de tristesse. Le si-
lence des rues semble recéler des embûches. Les bons ci-
toyens ne savent ce qu’ils doivent craindre ou souhaiter,
mais ils sentent qu’un grand désastre est proche. Dans cette
nuit pleine d’appréhensions et d’angoisses, on demeure
On répandait le bruit que plusieurs gardes nationaux étaient tom-
bés victimes du guet-apens de l’hôtel des Capucines. Accourus à la mairie
du deuxième arrondissement, les gardes nationaux exaspérés deman-
dent des cartouches. On leur répond qu’il n’y en a pas, et cette nou-
velle marque de défiance les confirme dans la pensée qu’ils sont, tout
autant que le peuple, en butte au mauvais vouloir du gouvernement,
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M2 HISTOttU; 1-
1’11, nn A’u.J .Y\TYI-I fl\l1Q laC! h’Pl1;f~ On
l’oreille au guet, épiant, tons les bruits. On s’épuise en conjectures; le foyer reste allumé, la famille veille.
Tout à coup un roulement sourd se fait entendre sur le
pavé, quelques fenêtres s’entr’ouvrent avec précaution. Qu’ont-ils vu, ceux qui se retirent si précipitamment? Quel spectacle les repousse, les attire de nouveau, les jette en effroi? Quelles sont ces clameurs, ces voix inarticulées? Que signifie ce cortège funèbre, qui semble conduit par les Euménides populaires?
Dans un chariot attelé d’un cheval blanc, que mène
par la bride un ouvrier aux bras nus, cinq cadavres sont rangés avec une horrible symétrie. Debout sur le brancard, un enfant du peuple, au teint blên~ l’œil ardent et fixe, le bras tendu, presque immobile, comme on pourrait représenter le génie de la vengeance, éclaire des reflets rougeâtres de sa torche, penchée en arriére, le corps d’une jeune femme dont le cou et la poitrine livides sont, maculés d’une longue traînée de sang. De temps en temps, un autre ouvrier, placé à l’arrière du chariot, enlace de son bras musculeuxce corps inanimé, le soulève en secouant sa torche, d’où s’échappent des flammèches et des étincelles, et s’écrie, en promenant sur la foule des regards farouches « Vengeance vengeance! on égorge le peuple » – « Aux armes » répond la foule; et le cadavre retombe au fond du chariot, qui continue sa route, et tout rentre pour un moment dans le silence. L’Enfer de Dante a seul de ces scènes d’une épouvante muette. Le peuple est un poëte éternel, à qui la nature et la passion inspirent spontanément des beautés pathétiques dont l’art ne reproduit qu’à grand’peine les effets grandioses.
Parti du lieu même où les victimes sont tombées le
On a dit que, dans la préméditation d’un massacre, les provocs-
teurs de la colère du peuple avaient fait tenir, aux environs du ministère des affaires étrangères, des tombereaux sur lesquels on transporta les cadavres. Le fait est. inexact. Je tiens dé plusieurs témoins exempts de toute passion politique que, peu de minutes après la dé-
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ME LA REVOLUTION DE t848. 205.
char funèbre s’avance lentement vers la maison de la rue
Lepelletier où, deux heures auparavant, la bande populaire
s’est arrêtée pour entendre des paroles de paix et saluer
de ses vivat l’un des chefs de la presse démocratique. Cette
fois elle s’y arrête encore, et c’est M. Garnier-Pagès qui se
charge de la haranguer.
« Le malheur qui nous frappe, dit-u en maîtrisant son
émotion, ne peut être attribue qu’à un malentendu. De
grâce, rentrez chez vous. Ne troublez pas l’ordre. Sans au-
cun doute, il y a un coupable; justice sera faite. Nous ob-
tiendrons que le gouvernement prenne soin des familles
des victimes~ mais renoncez à cette démonstration, qui
peut amener des malheurs plus grands. » Le peuple reste
sourd à ces prières. Il demande à grands cris qu’on le sou-
tienne, qu’on propage l’insurrection. Il veut des chefs ar-
mes pour le combat et non des harangueurs de l’ordre. Il
s’éloigne irrite, recrute encore sur son passage des hommes
résolus, qui font serment-de mourir pour sa cause, et va
chercher des appuis plus sincères à la Réforme, cet ardent
foyer de la passion républicaine. Là; il trouve réunis des
gens décidés à jouer leur vie, qui lui jurent que la jour-
née du lendemain ne se passera point sans que les égor-
cfjarge, une de ces voitures qui servent au transport des bagages dans S
les messageries débouchait sur le boulevard par la rue Neuve-des-
Augustins. On l’arrêta, les effets qu’elle contenait furent jetés à terre,
et on la chargea d’autant de cadavres qu’elle en pouvait contenir’.
1/nomme du peuple qui conduisait la marche se nommait Soccas. Un
détachement de dragons, qui stationnait dans la rue Royale, ayant
aperçu de loin le convoi, sans rien distinguer dans cette masse mou-
vante, fit une charge au galop pour la disperser. ~!M~c< aux MM-h’
s’écria Soccas, au moment où les têtes des chevaux touchaient la voi-
ture funeijre. L’officier qui commandait fit faire halte, et, retournant
sur leurs pas, les dragons reprirent leur poste, saisis de l’étrange spec-
tacle qu’ils venaient, de voir. Un bataillon de la 2< légion, accouru sur
le boulevard au bruit de la fusillade, voulut intervenir pour arrêter.
s’il était possible, cet appel à la vengeance populaire. Vivement presse
de donner des ordres, le chef de bataillon hésita, se troubla et finit par
décliner la responsabilité d’une initiative qu’il jugeait inutile ou dan-
gereuse.
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204 m&TOJHEDELARÉYOLUT!OK!)E~48.
geurs soient châtiés. Après une courte halte, le cortège
reprend sa route et s’enfonce dans les faubourgs. Arrivé
sur la place de la Bastille, on dépose les cadavres au pied
de la colonne de Juillet; les torches consumées s’éteignent,
on se disperse. Les uns courent dans les églises et sonnent
le tocsin; d’autres frappent aux portes des maisons et de-
mandent des armes. On aiguise le fer; on coule du plomb;
on fabrique des cartouches. Les barricades se relèvent de
toutes parts. Le fantôme de la République se dresse dans
ces ombres sinistres; la royauté chancelle. Les morts ont
tué les vivants. Le cadavre d’une femme a plus de puis-
sance, à cette heure, que la plus valeureuse armée du
monde.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/221[modifier]
ars armes à la garde nationale.
~i
CHAPITRE X
Troisième journée.
Pendant que le glas du tocsin remplit l’air de tristesse et
d’anxiété, pendant que la fusillade retentit au loin’, le roi,
affaissé ou absorbé dans des pensées qu’il ne communique
pas, attend, aux Tuiieries, le dénoûment de la crise minis-
térielle.
Vers onze heures, il apprend, par plusieurs aidès de camp
envoyés en reconnaissance, l’événement désastreux du bou-
levard des Capucines; mais ce récit, atténué sans doute par
des bouches trop complaisantes, ne parait pas troubler
beaucoup Louis-Philippe. Malgré les craintes que laissent
trop voir les ducs de Nemours et de Montpensier, malgré
l’agitation et l’irrésolution des généraux Jacqueminot et
Sébastiani, le roi demeure dans son attitude passive.
Accouru en toute hâte de la préfecture de police, où le
Le magasin d’armes de la rue Saint-Honoré fut entevé d’assaut,
vers onze hem’es et demie, malgré une résistance opiniâtre des gardes
municipaux, forcés enfin de céder au nombre et à la fureur des in-
surgés. Dans la rue Rambuteau et dans les rues adjacentes, les gardes
municipaux et les tirailleurs de Vincennes tentaient l’assaut des barri-
cades. Sur la place Saint-Sulpice, une décharge à bout portant disper-
sait les attroupements; à la caserne de la rue Saint-Martin, cernée par
te peuple, les gardes municipaux se voyaient contraints de rendre
teursarmesàlagardenationate.
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iiOC HtSTOtHE E
rapport de cet événement et de l’effet qu’il produit sur le peuple a jeté l’alarme, M. Delessert ne parvient qu’avec beaucoup de peine à tirer le roi d’une apathie d’autant plus inquiétante qu’elle contraste davantage avec l’activité habituelle de Louis-Philippe. Ce prince se montre, en cette circonstance, si différent de lui-même, que le bruit se répand, dans le château, qu’il a été frappe, la veille, d’apoplexie en apprenant la défection de la garde nationale. Il n’en était rien cependant; la santé physique du roi n’était point altérée sa politique seule, c’est-à-dire tout son être moral, avait reçu un coup mortel.
Le temps s’écoulait et M. Mole ne venait pas. Ses négocia-
tions auprès de MM. deRémusat, Dufaure, Passy, avaient été brusquement interrompues par la nouvelle désastreuse à laquelle Louis-Philippe donnait si peu d’attention. Aussitôt, comprenant que son rôle cessait, M. Molé, sans plus vouloir paraître aux Tuileries, fit savoir au roi qu’il lui devenait impossible de composer un ministère. Le roi, qui conférait, en ce moment, avec M. Guizot, témoigna quelque surprise et quelque humeur de ce refus, dont il ne voulait pas comprendre la nécessité; tout ce qu’il voyait, c’est que sa position personnelle en devenait plus désagréable. Il n’y avait plus à balancer; selon les précédents parlementaires, le tour.de M. Thiers était venu; il fallait encore descendre un échelon dans la série des combinaisons ministérielles et se rapprocher de l’opposition réformiste. M. Guizot luimême ne pouvait plus conseiller autre chose. Seulement, pour parer aux imprudences vraisemblables d’un tel chef de cabinet’, il proposait d’investir le maréchal Bugeaud du commandement général de la force armée; le noeud d’une situation rendue si intolérable pour la dignité royale devait, selon lui, tin peu plus tôt ou un peu plus tard, être tranché par le glaive. Le roi s’étant rangé à cet avis, la no< Maintenant ce sont les fous qui gouvernent, » dit M. Guizot, eu
nppren.int la nomination du cabinet Thiers-Barrot, à M. le duc de Brogtie.
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))EI.ARÉYOLUTK)NDE)8’m. 3U7
~u.V’PLoI ~UJ
mination du maréchal fut aussitôt rédigée et signée, peu’ dant qu’une voiture de service partait pour aller chercher M. Thiers dans son hôtel de la place Saint-George. )t était environ une heure après minuit; le maréchal Bugeaud fut mandé en même temps, et accepta aussitôt le poste difficile qu’on lui remettait à la dernière extrémité. 11 ne fil. aucune condition il n’y eut dans sa bouche ni récrimination, ni réticence. Soldat, il pensa et agit en soldat. Sa con- fiance en lui-même et dans l’armée était absolue; il n’attribuait les échecs de la journée qu’à l’impéritie des chefs, et s’occupa incontinent de prendre des mesures propres à rieparer le temps perdu et à rendre à la troupe la force morale qu’on lui avait laissé perdre par la mollesse du commandement.
M. Thiers venait de voir, autour de sa demeure, les barri-
cades s’élever, se multiplier. Par un singulier hasard, il avait fait servir, en sa présence, des vivres à une bande d’in surgés, qui, ne le connaissant point, étaient venus demander à se reposer un moment dans la. cour de son hôtel et la conversation de ces hommes, qui ne cachaient ni leur haine pour la dynastie, ni leur foi dans le succès de la lutte, l’avait éclairé sur la nécessité d’une large et prompte concession au vœu populaire. En conséquence, malgré l’accueil plus que froid qu’il reçut de Louis-Philippe, il posa nettement, comme condition de son concours, dans une situation si tendue, .l’entrée de M. Barrot au conseil, la réforme parlementaire et la dissolution de la Chambre.
Hanimé par la présence irritante d’un homme qu’il con-
sidérait comme un ingrat, presque comme un factieux, On ne saurait considérer comme une condition cette exclamation
échappée au maréchal « Surtout pas de princes qu’on ne me donne .pas de princes; j’en ai assez vu en Afrique. o
On assure que madame Dosnes, beUe-mere de M. Thiers, ne dé-
daigna point de faire elle-même les honneurs d’un souper improvisé a ces hommes aux vêtements déchires, aux mains calteuses, et qu’e))e parut surprise et même charmée de la politesse de leurs manières, et du sens ferme et droit de leurs discours.
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208 HISTOIRE E
~\10 U
Louis-Philippe, en accordant la nomination de M. Barrot.
dont il estimait peu la capacité, mais dont il ne suspectait
pas la fidélité royaliste, montra encore une vive répugnance
pour les deux autres concessions qui lui semblaient au
moins prématurées~. M. Thiers, étonné de rencontrer une
opiniâtreté si aveugle, et craignant de perdre un temps
précieux, n’insista pas. H fut convenu qu’on ajournerait,
jusqu’après~ formation complète du nouveau cabinet, une
décision définitive, et le ministre rédigea, sous les yeux de
Louis-Philippe, une note destinée au Moniteur .qui annon-
çait à la France que MM. Thiers et Odillon Barrot étaient
chargés par le roi de former un nouveau cabinet. La nomi-
nation du maréchal Bugeaud suivait cette note, comme pour
en effacer aussitôt l’effet favorable. Le roi, cependant, après
avoir conféré quelques instants avec M. Guizot, qui atten-
dait dans la chambre voisine le départ de M. Thiers, per-
suadé qu’il avait accordé au delà de ce qui était nécessaire,
alla se reposer, sans concevoir l’ombre d’un doute surl’ac-
cueilréservé, dans Paris, à des concessions de cette nature;
il était quatre heures du matin; il dormit paisiblement jus-
qu’à sept heures.
Et pourtant rien ne pouvait être fait à cette heure cri-
tique de plus inconséquent ni qui trahit mieux le trouble
des conseils; rien n’était plus capable d’exalter l’esprit ré-
volutionnaire. Jeter à la multitude en armes le nom de
M. Barrot, c’était lui montrer la royauté aux abois, humi-
liée, suppliante. Imposer à la garde nationale le comman-
dement du maréchal Bugeaud, d’un homme antipathique
aux Parisiens, stigmatisé dans leur mémoire par un des
souvenirs les plus ineffaçables de nos guerres civiles, d’un
homme enfin dont le nom écartait tout espoir d’accommo-
« Je sais ce que j’ai, j’ignore ce que j’aurai, » répondait Louis-
Philippe à la proposition de dissoudre la Chambre.
2 Cette note fut insérée au Moniteur, mais dans la partie non officielle,
tandis que la partie officielle contenait la nomination du maréchal
Bugeaud.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/225[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 20 ,L ~)~1! 1~ Ip -.1
dément, c’était s’aliéner la force morale qui pouvait, en
soutenant le nouveau ministère, produire quelque impres-
sion sur le peuple et donner du prix à la concession tardive
qu’on se décidait à lui faire.
Il y avait, dans ces deux mesures si opposées, faiblesse et
provocation, défaut d’habileté et défaut de franchise. Le
plus prudent des rois et le mieux expérimenté semblait
avoir perdu soudain, avec le sentiment de son droit, le sens
politique.
Étrange spectacle, que l’histoire ne reproduira peut-être
jamais, d’une révolution qui s’accomplit dansla conscience
du souverain, brise sa volonté et abat son génie, avant
même que la révolution du dehors ose se nommer de son
nom véritable au peuple qui la fait, comme à celui qui la
subit.
Vers une heure du matin, le maréchal Bugeaud, suivi
des généraux Ruihiéres, Bedeau, Lamoriciére, de Salles,
Saint-Arnault, etc., se rendait à l’état-major des Tuileries,
poury prendre le commandement de la force armée. En le
lui remettant, selon la forme exigée par l’étiquette, le duc
de Nemours lui recommanda, par quelques paroles laconi-
ques, les officiers réunis autour de lui, puis il assista pas-
sivement aux dispositions que prit aussitôt le maréchal,
avec la promptitude de décision qui lui était propre. Ce-
lui-ci, par une allocution vive et brusque, par une cer-
taine verve gasconne et soldatesque, ranima tont d’abord
tes visages défaits. tl rappela aux officiers présents que
celui qui allait les conduire au feu n’avait jamais été battu,
ni sur le champ de bataille, ni dans les émeutes, et promit
que, cette fois encore, une prompte victoire allait faire jus-
tice d’un tas de rebelles. « Si la garde nationale est avec
nous/dit en unissant le maréchal, tant mieux; sinon, eh
bien! messieurs, nous nous passerons d’elle. ))
Comme il terminait cette courte harangue, qui, dans
toute autre bouche que la sienne, n’eût paru qu’une fan-
faronnade, M. Thiers entra d’un air soucieux; sa conte-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/226[modifier]
2!0 HISTOIRE
~-1 1
nance contrastait avec les paroles cavalières du duc d’fsly~
il reçut tristement.les félicitations qu’on lui adressait, et
le maréchal, le pressant de faire connaître par des procla-
mations le changement de-cabinet « Sais-je seulement si
je parviendrai à en former un? )) répondit le ministre visi-
blement découragé. En effet, le programme du nouveau
ministère n’avait été arrêté entre MM. Thiers, Odilon Bar-
rot, Duvergier de Hauranne et de Hémusat, qu’après une
discussion longue, et épineuse. On ignorait encore si
MM. Passy et Dufaure, qui avaient refusé la veille M. Molé,
consentiraient à prendre un portefeuille on en était au\
pourparlers avec MM. de Lamoricière, Cousin et Léon de
MaUeville.Il y avait loin de là à cette vigueur d’initiative, à
cet ensemble de mesures rapides et énergiques que )e nom
seul du maréchal Bngeaud, si témérairement jeté au peu-
ple, devait faire supposer. Les rapports que recevait le
maréchal sur l’état des forces dans Paris n’étaient guère
non plus de nature à le satisfaire. Dix millehommes massés
au Carrousel, dix mille hommes exténués, très-mal pour-
vus de munitions et de vivres’, c’est tout ce que le généra!
Sébastiaui peut mettre à la disposition du~naréchaL Le reste
de la garnison est disséminé bien des postes ont été sur-
pris et désarmés plusieurs casernes sont cernées par l’é-
meute des convois de poudre, arrivant deVincennes, sont t
tombés aux mains des insurgés du faubourg Saint-Antoine
A tous ces rapports, le duc d’Jsly ne répond qu’en prenant
la plume pour organiser son plan d’attaque.
Il ordonne, pour reposer les soldats, qu’on les fasse
dormir par rangs de deux heures en deux heures. Puis il
divise les troupes en plusieurs colonnes principales, à peu
près d’égale force. La première, commandée par ]e géné-
ral Sébastiani, doit aller, au lever du jour, rejoindre, i
l’Hôtel de Ville, la colonne qui y stationne sons les ordres
Les troupes qui gardaient les Tuileries n’avaient qne six cartnuches
par soldat et le pain manquait.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/227[modifier]
DH LA RÉVOLUTION DE )S48. Mt
du général Tatlandier. La deuxième, contée au généra)
Bedeau, a ordre de gagner les boulevards par les rues
Montmartre et Poissonnière, et de se diriger vers la place
de la Bastille, occupée par le général Duhot. La troisième,
dont le maréchal se réserve le commandement, doit manœu-
vrer derrière les deux premières, pour empêcher la recon-
struction des barricades, tandis qu’une quatrième, aux
ordres du colonel Brunet, se dirigera par les rues des
Saints-Pères, de Seine et par ]a place Saint-Miche), vers le
Panthéon, que garde la division Renaut. Un corps de
réserve, commandépar le général Ruihiéres, et la cavalerie,
commandée par )e général Regnauld’de Saint-Jean-d’An-
gely. occupent l’un la place du Carrousel, l’autre la place
de la Concorde. Les instructions générales prescrivent d’at-
taquer sur tous les points, si la nouvelle de la nomination
de MM. Thiers et Barrot ne suffisaitpas pour rétablir l’ordre.
Mais, pendant que le maréchal prenait ces dispositions
stratégiques, habites, presque infaillibles au point de vue
militaire, les hommes politiques, dont i] attendait le con-
cours, discutaient déjà l’autorité qui venait de- lui être
remise et détruisaient ainsi tout l’effet qu’on en pouvait
espérer..
Réuni chez M. Odilon Barrot, le ministère en voie de for-
mation se prononçait contre la reprise des hostilités.
M. Barrot, appuyé par M. Duvergier de Hauranne, déclarait
ne vouloir accepter le portefeuille qu’a la condition ex-
presse de faire immédiatement cesser le feu. M. de.Bén-m-
sat conseillait de remettre le commandement de la garde
nationale au général Lamoricière. Seul M. Thiers, tout en
accordant que l’on devait tenter la conciliation, ne parais-
sait pas la croire aussi aisée et soutenait la nomination du
maréchal Bugeaud, comme une dernière chance de salut,
dans le cas où la population trop irritée ne voudrait plus
se contenter des concessions possibles et où le combat.
désormais à outrance, s’engagerait entre la monarchie et la
république.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/228[modifier]
2~2 HISTOIRE
{\ ~4.=" "n .o"n"" c’n"tnnrl,·n
On n’était pas encore parvenu à s’entendre sur ce point
capita), que le jour paraissait, éclairant de ses froides lueurs
la plus étonnante mêlée, le plus inextricable chaos de
volontés, de colères, d’espérances et de terreurs qui ait
peut-être jamais ébranle une société en proie à des puis-
sances inconnues, dont elle ne sait ni combattre ni diriger
l’action fatale.
Paris était hérissé de barricades gardées, presque
toutes, par des chef, républicains; elles s’avançaient mena-
çantes depuis les faubourgs les plus reculés jusqu’aux
abords des Tuileries’ Les arbres des boulevards étaient
abattus; les rues, dépavées, jonchées de fragments de verres
et de vaisselles, étaient devenues presque impraticables
pour l’artillerie et la cavalerie. Les corps de garde, les
bureaux d’octroi, les guérites, les bancs étaient renversés,
brûlés, brisés en mille pièces; toutes les boutiquesfermées.
Des monceaux de cendres, vestiges des feux de bivouacs,
ajoutaient encore à la tristesse de ce spectacle. Insurgés,
gardes nationaux, jeunes gens des écoles, descendaient
tumultuai’rement sur les places et dans les rues, se commu-
niquant, avec d’égales marques de réprobation, la- nou-
velle de la nuit la nomination du maréchal Bugeaud. Ce
nom, voué à l’exécration de la population parisienne, effa-
çait de son sinistre éclat tous les autres; c’est à peine si,
dans les rassemblements, on daignait écouter les voix bien
intentionnées qui parlaient d’un ministère conciliateur et
croyaient arrêter l’irritation en nommant M. Odilon Barrot.
Les’proclamations en petit nombre et non signées qu’on
tentait de placarder sur les murs étaient aussitôt lacérées
et foulées aux pieds. Partout où se réunissait la garde
Ou en a évalué le nombre à 1512.
2 Vers neuf heures du matin, des coups de fusil furent tirés de la
rue’de l’Échelle sur les fenêtres de l’appartement occupé par les jeunes
princes, fils de la duchesse d’Orléans. On se hâta de transporter les
pauwes enfants, tout étonnés d’un tel réveil, dans le corps de logis du
milieu.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/229[modifier]
DELA.HÊVOLUTIONDE1848. ~)3 ~-)
nationate, considérant la nomination du duc d’Isly comme
une nouvelle insulte, elle n’avait qu’un cri « A bas
Bugeaud, à bas l’homme de la rue Transnonain! » et elle
déclarait unanimement qu’elle n’obéirait point à ses or-.
dres.
De leur côté, les journaux démocratiques, la Réforme et
le~V<!<M)Mi~, publiaient une protestation rédigée la veille au
soir, dans une réunion politique, par M. Louis Blanc’; un
appel à l’insurrection, émané des bureaux du CoMn’M’r
FrcMMM, courait aussi de barricade en barricade.
Ainsi le mouvement révolutionnaire, loin de s’ap-
paiser, se propageait, et déjà il était trop tard aussi bien
pour les concessions que pour la résistance. Vers huit
heures du matin, tepeuples’étaitemparé,degrèoude force,
de presque toutes les mairies et de cinq casernes, où il
s’était approvisionrié de munitions. H occupait la porte
Saint-Denis, ia place des Victoires, la pointe Saint-Eusta-
che, tous les points stratégiques de l’intérieur. Le général
Duhot avait été contraint d’abandonner la place de ’la
Bastille et de se replier sur Vincennes.
Ignorant ce qui se passait au château, où le roi, qui
venait de s’éveiller, se voyait pressé, étourdi de mille avis
confus, mais sur lesquels l’opinion de M. Odilon Barrot
allait prévaloir, le général Bedeau~, auquel s’était adjoint
le général de Salles, exécutait militairement les ordres du
commandant en chef\
Après avoir harangué, sur la place du Carrousel, les trou-
Voir aux DocMMMm~ historiques, à la fin du volume, n° 5.
Le général Bedeau, de famille noble, légitimiste, originaire de
Nantes, s’était signalé, dans les campagnes d’Afrique, par sa bravoure
et ses talents militaires. Très en faveur auprès du duc d’Aumale et du
maréchal Bugeaud, il avait eu, en ces derniers temps, un avancement
rapide.
Le général Sébastiani, parti dès cinq heures, avait exécute le mou-
vement commandé, et franchi tnus les ob~aeles, sans presque trouver
de résistance.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/230[modifier]
mSTOIRB E
pes qui lui étaient contées il suivit la marche tracée p;u’ le maréchal et défit, sur son passage, rues Neuve-desPetits-Champs, Vivienne et Feydau, quelques barricades -abandonnées par les insurges~. Mais, arrivé, vers sept heures et demie, sur le boulevard, à la hauteur du Gymnase, le général se trouva en présence d’une barricade beaucoup plus élevée que les autres, construite selon les règles de l’art et fortement gardée. Une multitude agitée se pressait tout autour. A la vue des troupes, une rumeur menaçante s’éleva dans l’air. Alors, du sein de la foule émue, quelques citoyens, s’adressant au général, le supplièrent, au nom de la population inoffensive, de ne point commencer l’attaque. Tout aussi désireux que pouvaient l’être ceux qui lui parlaient, d’éviter ~ne lutte sanglante, le général harangna le groupe lé plus rapproché de lui et lui annonça, comme une bonne nouvelle qui devait mettre fin à toute hostilité, le changement de ministère. Mais la défiance était grande dans les esprits et la rumeur ne s’apaisait pas. « Au nom de la population qui nous entoure, dit, en dominant le tumulte, un fabricant du quartier, permettez Quatre compagnies des chasseurs d’Orléans;
Deuf bataillons du l" léger;
Deux bataillons du 21" de ligne;
Un escadron du 8e dragon;
Deux pièces de campagne;
Des sapeurs du génie;
Ensemble environ 2,000 hommes.
Le peloton d’avant-garde reçut )c feu des insurges qui gardaient la barricade construite aux extrémités de )a rue Montmartre eL du faubourg. Le peloton riposta, la barricade fut enlevée. Deux soldats furent blessés.
Le peuple et même un grand nombre d’officiers de la garde nationale étaient persuades que l’événement du boulevard des Capucines avait été prémédité par le gouvernement; qu’on avait trompé la population par le faux bruit d’un changement de ministère; qu’on voulait une Saint-Barthélemy des démocrates, etc. Les gardes nationaux protestaient qu’its défendraient le peuple contre une si infâme trahison.
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])Ef,ARËYOHj"t’K)Nl)Ët8tS. 2)5
71L u11 H~’V1JU.1V.i.’ llfi 70lO. ~I;)
vous, général, que je vous adresse quelques questions?
Nous avons été (.campés hier, on nous trompe peut-être
encore aujourd’hui. Nous avons confiance en votre hon-
neur promettez-vons de nous répondre avec sincérité? ))"
Le général fait un signe d’assentiment.
La foule écoute.
«’Général, est-il vrai, est-il certain que M. Guizot soit
renvoyé? `?
« Oui, répond le général Bedeau.
« Qui donc est ministre à cette heure?
«MM. Thiers et Odilon Barrot sont chargés de t’ornter
un ministère.
« S’il n’existe pas de ministère, qui donc alors vous en-
voie ici?-
« Le maréchal Bugeaud, »
A ce nom, les clameurs recommencent.
La foule n’écoute plus.
« Vous voyez, général, combien le nom du maréchal
Bugeaud irrite le peuple, de grâce renoncez à engager un
combat qui serait terrible,
« J’ai des ordres, répond le générât; je suis soldat, je
dois obéir;
« Mais, du moins, général, attendez des ordres nouveaux.
Qui sait quel changement a pu se faire auxTuileries, depuis
que vous les avez quittées? Accordez-moi une heure; fai-
tes-moi accompagner par un officier qurm’introduise auprès
du maréchal Bugeaud;. je lui exposerai la situation dans
laquelle vous vous trouvez, et j.e.suis certain de vous rap.
porter l’ordre de ne pas tirer, e
Le général avait vu de trop près l’hésitation et la mobi.
!ité des conseils, depuis Ja veille, pour n’être pas frappé de
l’idée d’un changement possible dans les résolutions prises
aux Tuileries. Il était, d’ailleurs, comme tous les officiers
de l’armée, intimement convaincu que la troupe, sans la
garde nationale, ne pouvait rien contre une insurrection~
et il venait, sur son chemin, d’acquérir la preuve que le
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/232[modifier]
~6 HISTOIRE
concours des légions lui manquerait Il consentit donc
sans peine à attendre de nouvelles instructions, et demeura
il la tête de ses troupes dans un état facile à concevoir,
craignant tout à la fois que trop ou trop peu de zèle de la
part de ses soldats, tour à tour circonvenus ou provoqués
par le peuple, ne le jetât dans une de ces situations déses-
pérées où, quel que soit le succès, il ne saurait étouffer le
remords. Il comptait les minutes de cette heure d’angoisse
qui ne voulait pas finir.
Le fabricant avait cependant franchi tous les obstacles;
et, accompagné de M. Courpon, officier d’état-major de
la garde nationale, il arrivait hors d’haleine à l’état-major
des Tuileries, et demandait à parler au maréchal Bugeaud.
Après quelques minutes d’attente, il fut introduit. Le ma-
réchal écouta son récit avec une visible défiance et donna
à plusieurs reprises des-marques d’incrédulité; mais M. le
duc de Nemours et M. Thiers, présents à l’entretien, par un
silence approbateur, l’encourageaient à continuer. Pénétré,
avec toute la bourgeoisie parisienne, de l’unique pensée
d’arrêter l’effusion du sang, le fabricant fit au maréchal un
tableau animé de la situation déplorable où se trouvait la
troupe, auxprises avec uneimmensemasse populaire entraî-
née par les passions les plus exaltées; il lui représenta l’hor-
reur des massacres qu’il regardait comme certains, si la
troupe engageait le combat, et s’efforça de lui démontrer
que la ronciliatiolr était encore, non-seulement possible,
mais assurée, si on laissait agir seule la garde nationale.
Puis, se tournant vers M. le duc de Nemours qui paraissait
pencher vers cet avis a Monseigneur, lui dit-ilavec anima-
tion, joignez-vous a moi pour ’obtenir laretraite des troupes.
i\e souffrez pas qu’une tache de sang souille le nom de votre e
1 Les gardes nationaux demandaient toujours si la réforme était
accordée; et comme le général répondait qu’il l’espérait, mais qu’il ne
pouvait le garantir, on lui déclarait qu’a. ce prix seulement la garde
nationale se joindrait a. ta troupe.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 217 ~rA~ n~t~ 1
i. 19
L~ j t~ct~ ~K~ci~, ~~ujL~i jpm nn Lda ue ~ulLiU~J~ eL ue CUUH~aUS. m’avaient rendu imbécile comme eux s »
père et le vôtre. Rien n’est perdu encore; mais si le sang est versé, le peuple ne mettra plus de bornes à sa vengeance. » Étonné d’une si vive insistance et de l’impression qu’elle produisait sur le prince et sur le chef du cabinet, le maréchal dit d’un ton sec qu’il allait en délibérer; puis il sortit avec M. le duc de Nemours et M. Thiers 1.
Cependant le maréchal lui-même commençait à douter de la victoire, si la lutte venait à s’engager sérieusement. En voyant le mauvais état des troupes, l’insuffisance des munitions, la force des positions que les insurgés occupaient au centre de Paris, les sentiments hostiles de la garde nationale, le découragement qui gagnait tout le monde autour de lui, il hésitait à exécuter ce qu’il avait si résolument conçu quelques heures auparavant. Après s’être concerté avec le duc de Nemours, il rentra à l’état-major, et dicta, pour le général Bedeau, l’ordre que voici « Mon cher général, mes dispositions sont modifiées. Annoncez partout que le feu cesse et que la garde nationale prend le service de la police faites entendre des paroles de conciliation.
« Le maréchal duc d’isM.
’< P. S. Repliez-vous sur le Carrousel. 0
Avec cet ordre, le maréchal remit, au fabricant un, papier manuscrit, daté de huit heures du matin, et qui, sous le titre d’Avis att public, annonçait au peuple la formation du ministère Thiers-Barrot et sa propre nomination au comtin ait environ après la proclamation de la république, le duc u’fsly, apercevant ce même fabricant dans son salon, un soir qu’il avait une réception nombreuse, alla droit à lui et le prenant par le bras « Je vous reconnais, lui dit-il. Vous nous avez fait bien du mal. J’aurais dû, sans vous écouter, vous faire chasser de ma présence; et, sourd aux lamentations de vos bourgeois de Paris et de votre garde e nationale, trois fois dupe, défendre mon roi dans ses Tuileries, et vous mitraiUer tous sans merci. Louis-Philippe serait encore sur son trône et vous me porteriez aux nues à l’heure qu’il est. Mais, que voulezvous ? j’étais harcelé, étourdi par un tas de poltrons et de courtisans. Ils m’avaient rendu imbécile comme eux s
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~)S HISTOIRE
~ï& IM~iUlt~~
mandement. général de la garde nationale et des troupes.
Sous deux heures, cet avis signe du duc d’Isly devait être
placardé sur les murs de Paris. Le maréchal recommanda
d’en donner lecture dans tous les rassemblements, à toutes
les barricades.
Le maréchal pouvait-il encore, à cette heure, se fan’c
quelque illusion sur l’efficacité d’une proclamation sem-
blable, ou se conformait-il, en attendant mieux, aux in-
structions des chefs politiques? On peut croire que, malgré
la netteté habituelle de son jugement, le duc d’Isly ne con-
cevait pas bien l’incompatibilité de son nom avec le système
de la conciliation. Peu de moments après la scène que je
viens de rapporter, il monta à cheval pour aller faire une
reconnaissance. Accompagné des généraux, de la Ruë et
d’Arbouville, il s’avança par la rue de Rivoli, où station-
nait un bataillon de la dixième légion auquel il commanda
de le suivre. Le bataillon demeura silencieux et n’obéit
pas. Le maréchal préoccupé continua sa route sans s’aper-
cevoir qu’il n était pas suivi, et s’avança, par la place des
Pyramides, vers la rue Saint-Honoré, où il voulait haran-
guer le peuple. Alors, un capitaine d’état-major de la garde
nationale accourut vers le général de la Rue, l’avertit que
la garde nationale refusait d’obéir au maréchal et qu’il
était insensé à lui d’aller ainsi, absolument seul, au-devant
de l’émeute. Le maréchal, entendant à demi ce colloque,
demanda de quoi il s’agissait; on hésitait à lui répondre;
eumi, comme il pressait de questions l’officier « Eh bien,
maréchal, lui dit celui-cï, j’expliquais à ces messieurs que
vous ne pouvez rien faire, pat’cg que la garde nationale He
veut pas de t)OiM. )) Le maréchal fit une exclamation solda-
tesque et voulut continuer sa route. Mais le général de la
Ruë l’avant engagé ti retourner vers la place du Carrousel,
Le gênerai de la Ruë avait été envoyé à l’état-major par le géné-
ral Trézel qui, se mettant à la disposition du maréchal Bugeaud, lui
faisait demander s’il pouvait encore se présenter au château, quoiqu’il il
ne se considérât plus comme ministre.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 219 rl’v l~h’H.hiÎ}"lln 1’. t 11 rlr, 1., l~ ;1 "A,.7" "a "M~.I-
afin d’y chercher un bataillon de la ligne, il céda et rentra,
pour n’en plus sortir, dans la cour des Tuileries.
D’un autre côté, M. Barrot, encore bercé d’une confiance
puérile dans sa popularité, voulut aussi se montrer aux bar-
ricades. A la tête d’un cortège où l’on distinguait MM. Ho-
race Vernet, Quinette, Oscar de Lafayette et le générai
Lamoricière, il essaya de se frayer un chemin, par les bou-
levards, jusqu’à l’Hôtel de Ville, espérant dissiper sur son
passage, par des explications sincères, le malentendu qui,
selon lui, prolongeait seul un conflit sans cause réelle, de-
puis qu’il était en possession du pouvoir.
Triste expérience d’une vanité présomptueuse! Entouré,
dès son arrivée sur les boulevards, par une foule curieuse,
mais peu sympathique, qui semblait lui rendre hommage.
et qui en réalité entravait sa marche’, M. Barrot, monté sur
un cheval que l’on tenait par la bride, ne recueillit, pour
prix de ses efforts, que des nwqueries et des insultes
< A bas les endormeurs! Nous ne voulons pas des lâches!
plus de ~o~/ plus de ~H’e~/jo~ de B<M’?’o</ Le peuple
est le maï~ )) Tels étalent les propos qui répondaient aux
essais de harangue du ministre. Enfin, cruellement déçu,
avançant toujours à travers une multitude de plus en plus
hostile, M. Barrot, épuisé par ses efforts et par le découra.
gement qui s’emparait de lui, s’arrêta au pied de la barri-
cade du boulevard Bonne-Nouvelle, que le général Bedeau
venait de quitter. Là encore, malgré le tumulte, malgré
t’exaltation à laquelle le peupJe était en proie, M. Barrot fit
une dernière tentative. Monté sur une des assises de la bar-
ricade « Mes amis, dit-il en élevant la voix, nos efforts
communs l’ont emporté. Nous avons reconquis la liberté et,
ce qui vaut mieux, l’honnêteté. )) Des clameurs l’interrom-
pant; un homme du peuple s’avance vers lui et lui impose
silence d’un geste menaçant. D’autres le poussent, le ren-
Le général Bedeau y fut trompé. HeneontranL M. Odilon Barrnt, A
la hautem’ du houtc\’ard ItaUeu, il crut a uun ovation poputairc.
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220 HISTOIRE
wl n_ _s.
versent. Entraîné par ses amis, M. Barrot retourne sur ses
pas, le cœur navré, convaincu enfin, mais trop tard, qu’il
a contribue à déchaîner des éléments que ni lui ni personne
ne sauraient plus conjurer, et prenant avec lui-même, dans
l’amer repentir de son for intérieur, la résolution de tout
risquer pour’sauver le roi, ou, du moins, si le roi ne.peut f
être sauvé, la dynastie.
L’ordre signé du maréchal Bugeaud venait, en effet, d’a-
néantir la dernière chance de salut qui restât au gouverne-
ment de Louis-Philippe. Quand le général Bedeau, décidé a
se replier sur la place de la Concorde par les boulevards,
fit opérer à sa colonne le mouvement de retraite’, le peuple
remplit l’air de ses acclamations. Vive la ligne! criait-on
de toutes parts, avec un élan qui allait au cœur du soldat;
et la multitude, pressant les flancs de la colonne, enga-
geant des colloques, essayant de fraterniser, embarrassait
une marche rendue, d’ailleurs, très-pénible par le grand
nombre de barricades qui, détruites le matin, avaient été
relevées dans l’intervalle. Les soldats, en passant, échan-
geaient avec les citoyens qui gardaient ces remparts de la
liberté des poignées de mains et des félicitations sur l’heu-
reuse issue de la guerre civile. La cavalerie et l’artillerie
ne traversaient qu’avec une difficulté extrême ces masses
de pavés à peine dérangés.
Toutes ces démonstrations, toutes ces entraves allon-
geaient indéfiniment la colonne. Le général Bedeau, qui
marchait en tête, pensif, inquiet, voyait, sans pouvoir l’em-
pêcher, une fraternisation si peu conforme à la discipline.
Il touchait à la rue de la Paix, quand l’arriére-garde, com-
mandée par le général de Salles, fut arrêtée à la hauteur
de la rue de Choiseul par un encombrement tumultueux.
Le peuple ne voulait plus laisser passer les canons et se
mettait en devoir de les dételer. Les soldats résistaient
Une compagnie de la garde nationale la précédait pour mieux in-
dtquer l’intention pacifique de ce mouvement.
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DE LA RÉVOLUTION DE 18~8. 221
19.
les larmes aux
faiblement. La foule impatiente se jetait sur les caissons et
en commençait le pillage Au nom de la paix, dit an
général de Salles le commandant d’un bataillon de la 2" lé-
gion qui débouchait par la rue de la Chaussée-d’Antin,
remettez-moi vos canons. Vous voyez qu’ils ne peuvent
plus avancer. Le peuple s’exaspère; vos soidats-courent les
plus grands dangers. Au nom de la paix qui est faite entre
le gouvernement et le peuple, en signe de réconciliation,
faites mettre la crosse en l’air. o
Cette parole, entendue par les gardes nationaux qui en-
touraient le commandant, est aussitôt répétée et court de
bouche en bouche. La crosse ~H~M?’ crosses ~’atrJ
la paix la paix! Tel est le cri unanime qui retentit au;
oreil.les des soldats. Déroutés, démoralisés par cette retraite
si étrange, ils obéissent machinalement; les canons restent
entre les mains de la garde nationale.
Cependant, le général Bedeau, qui voyait le désordre
dans ses rangs et la masse populaire plus orageuse à me-
.surf; qu’on approchait de la place de [a Concorde, expédie
un de ses aides de camp, M. Espivent, pour prévenir la
troupe, qu’il arrive escorté de la garde nationale et que le
peuple n’a pas d’intention hostile. L’infanterie disséminée;
l’arme au pied, sur la place, ne témoignait aucune dé-
nance; mais les gardes municipaux, au nombre de vingt,
qui occupaient, sous- le commandement du sergent Fou-
quei, le poste de l’ambassade ottomane, à l’entrée de
l’avenue Gabriel, voyant fondre sur eux le flot populaire
et sachant bien qu’ils en avaient tout à craindre, se rangent
en bataille, en dehors delà grille du corps de garde, et ap-
Le gênerai Bedeau était à la hauteur de la rue de la Paix lorsqu’il
apprit ce fait. Faisant signe à la personne qui lui avait apporté l’ordre
du maréchal, et qui suivait à distance, de s’approcher « Au nom du
ciel, lui dit-il, si vous avez quelque autorité sur les hommes du peuple,
faites-leur comprendre qu’ils déshonorent le soldat en pillant ses mu-
nitions. Empêchez cela à tout prix. Le peuple ne peut pas vouloir hu-
’nulier l’armée. )) Et, en parlant ainsi, il avait presque les larmes aux
yeux.
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M2 HISTOIRE
ni~tuturj n
prêtent leurs armes. A cette vue, le peuple pousse un cri
de mort. Le sergent Fouquet commande le feu. La dé-
charge tue ou blesse plusieurs personnes. Alors le général
Bedeau, sa casquette à la main, s’élance au galop entre les
combattants, faisant signe aux gardes municipaux de ne
pas faire feu, en même temps qu’il conjure le peuple de se
retirer; mais c’est en vain; le sort en est jeté. Dans cette
mêlée houleuse, aucune voix ne pouvait se faire entendre,
aucun commandement ne pouvait être obéi. Une nouvelle
décharge retentit. «Trahison’trahison!)) s’écrie le peuple.
La garde nationale bat la charge. Les chasseurs de Vin-
cennes, se croyant attaqués, tirent à leur tour. La confu-
sion devient terrible; les gardes municipaux sont assaillis
avec fureur. Malgré les efforts du général Bedeau et de ses
aides de camp, le peuple se rue sur le corps de garde, il
le démolit, le fait écrouler en un clin d’oeil il tue, il
blesse mortellement, à coups de baïonnette, à coups de
sabre, à coups de crosse, ces héroïques et malheureux dé-
fenseurs d’une .cause perdué Le sergent Fouquet, atteint
de plusieurs coups de hache, parvient à fuir jusqu’au pont
Tournant. Afin de le dégager de ceux qui le poursuivent,
le chef du poste commande le feu. Cette décharge malheu-
reuse blesse M. de Calvières, tue M. Jollivet, député, et
quelques autres personnes qui cherchaient un refuge dans
le jardin des Tuileries Alors un officier d’état-major, re-
doutant un massacre général, court en toute hâte au poste
du bord de l’eau, exhorte les gardes municipaux qui l’oc-
cupent à ne point braver les colères aveugles de la foule.
Il les décide à jeter leurs fusils à la rivière et à se réfugier
dans les souterrains de la Chambre des députés.
Le général Bedeau en sauva deux; un troisième fut massacré entre
les jambes de son cheval.
° Le corps de N. Jollivet, enfoui à la hâte sous le sable, au bas de la
terrasse du bord de l’eau, par ordre du général Bedeau, qui craignait
que la vue d’un cadavre n’exaspérât le peuple et n’amenât de nou-
veaux malheurs, fut retrouvé, dans la nuit du 26 au M, et rendu a sa
famille le lendemain.
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DE LA RÉVOLUTION DE’)S48. 22~.
Cependant, cinq à six cents hommes de gardes nationaux,
épars sur la place, s’efforcent de calmer le peuple. Mais le
moindre incident pouvait rallumer sa colère, et le temps
s’écoulait. Le général Bedeau dans cette situation péril-
leuse, ne recevait pas d’ordres’. Lorsque, lassé d’attendre
et d’envoyer aux Tuileries ses aides de camp, il fit une der-
nière fois insister avec beaucoup de force auprès du duc de
Nemours sur la nécessité de prendre un parti « Ce n’est
plus moi qui commande, » répondit le prince. – Que le
général fasse ce qu’il voudra, )) dit te maréchal Bugeaud.
Il n’y avait plus de commandement, plus de volonté, tout
était confusion, désordre, découragement, déroute.
Depuis le réveil du roi, le cabinet des Tuileries et l’état-
major avaient été. livrés à un flux et reflux incessant de
nouvelles, d’avis, de résolutions contradictoires.
Vers neuf heures, le groupe d’hommes politiques qui de-
vaient composer ou soutenir le nouveau cabinet, MM. Duver-
gier deHauranne, de Tocqueville, Gustave de Beaumont, de
Rémusat.Cousin, Baroche, de Lasteyrie, de Malleville, étaient
réunis aux Tuileries. Ils insistaient pour obtenir la disso-
lution de la Chambre, la nomination du général Lamoricière
au commandement de la garde nationale, et la suspension
des hostilités. Le roi ne cédait ni ne résistait; tout demeurait
indécis pendant que le peuple, victorieux sur tous les
points, s’avançait, en se resserrant et s’organisant de plus en
plus, vers les Tuileries où il voulait célébrer sa victoire.
M. de Girardin, qui venait de parcourir une grande partie
de la ville et qui s’était rendu compte de la démoralisation
de la troupe de ligne, de l’opiniâtre aveuglement de la
garde nationale et de la force de l’insurrection, se présenta
et demanda à parler au roi pour essayer de lui ouvrir les
Le général Regnautd de Saint-Jean-d’Angety qui commandait les
cuirassiers, s’en prenant au général Bedeau de l’inaction f’es troupes.
l’apostropha avec une vivacité extrême en lui reprochant sa conduite.
Cette scène, dont plusieurs officiers furent témoins, répandit et accré~
dit a )’aecnsatioh de trahison dont je viens de parler.
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224 HISTOIRE
yeux. Le duc de Nemours, pressé par ses instances et par
celles de M. Thiers, tenta un nouvel effort auprès de Louis-
Philippe qui consentit enfin à la dissolution- de la Chambre.
M. de Hémusat rédigea à la hâte une proclamation conçue
en ces termes
« Citoyens de Paris
« L’ordre est donné de suspendre le feu. Nous venons
d’être chargés, par le roi, de composer un ministère. La
Chambre va être dissoute. Un appel est fait au pays. Le
général Lamoriciére est nommé commandant en chef de [a
garde nationale. MM. Odilon Barrot, Thiers, Lamoriciére,
Duvergier de Hauranne sont ministres.
« Liberté,’Ordre, Réforme.
(i Signé ODILON BARROT, THIERS. ))
Des copies de cette proclamation furent immédiatement
portées aux imprimeries de’ la P?’&Me, du Constitutionnel
et du National, par MM. de Girardin, Merruau et de Reims.
Une heure après, on essayait de la placarder sur les murs;
mais rien ne pouvait plus arrêter le peuple. Les républi-
cainsépiaient.d’ailleurs, etdéjouaienttoutes les concessions
du gouvernement. La proclamation du ministère Barrot fut
partout déchirée et l’on mit à la place, au même instant, ce
placard laconique rédigé par M. Flocon et composé à l’im-
primerie de la Réforme par M. Proudhon, ancien ouvrier
typographe
« Louis-Philippe vous fait assassiner comme Charles X;
qu’il aille rejoindre Charles X! )’
Il n’y avait plus à s’y tromper le parti républicain levait
la tête et s’emparait du mouvement. De son centre d’ac-
tion, le bureau de la Réforme, une impulsion unique,
transmise par des hommes audacieux; se communiquait
de proche en proche, de barricade en barricade, à toute
l’armée insurrectionnelle. MM. Flocon, Baune, Marc Caus-
sidière, Lagrange, Etienne Arago, Sobrier, UibeyroHes,
Fargin-Fayo)ie, Tisscrandot, etc., excitaient les combat-
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 225 ~1~– ~):~t~:T~t~
tants, envoyaient les mots d’ordre, distribuaient les mu-
nitions, fanatisaient la multitude en faisant courir, dans
ses rangs, des bruits sinistres, des imprécations, des ana-
thèmes contre le roi; en hasardant, quoique avec précau-
tion encore, le mot de f!<~t{M!M.
A vrai dire, le peuple n’avait rencontré nulle part de ré-
sistance bien sérieuse. Presque partout la garde nationale, s’interposant entre les combattants, avait jeté l’hésitation
dans la troupe. Quelques décharges isolées sur le boulevard
du Temple, et principalement dans le faubourg Saint-An-
toine, sur la place de la Bastille, avaient tué ou blessé de
part et d’autre un petit nombre d’hommes. Mais ces enga-
gements partiels avaient tous fini par le désarmement des
soldats et par une fraternisation au cri de Vive la ligne
Cette armée si brave, et qui n’en était pas à faire ses
preuves, subissait, depuis vingt-quatre heures, tous les con-
tre-coups d’une politique vacillante. En dernier lieu, l’ordre
de suspendre le feu, expédié à tous les chefs de corps, avec
la singulière injonction de garder leurs positions, acheva
de déconcerter officiers et soldats. Au point de vue mili-
taire, ces deux ordres simultanés et contradictoires tra-
hissaient une telle impéritie, qu’ils furent le signal d’une
entière défection morale. Abandonnée du pouvoir, l’ar-
mée s’abandonna elle-même et livra le champ de bataille
au peuple. Bientôt, il n’y eut plus, dans tout Paris, qu’un
seul point qui défendit encore les abords des Tuileries
c’était le poste du Château-d’Eau, sur la place du Palais-
noyal. Le peuple s’y précipita.
Le chiffre des soldats et des citoyens tués pendant les journces de
février a été exagéré. D’après un relevé de la. situation an 1" mars
1848, il y aurait eu 22 gardes municipaux. 4C soldats et sous-ofti-
ciers, 4 officiers tués.
Total pour t’armée 72 morts.
Les registres de l’état civil constatent la mort de 27.’) hommes et
de !4 femmes.
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CHAPITRE X!
~ui<(*’)e!atrni~me]om’nf’
Il était dix heures. Louis-Philippe déjeunait, selon sa
coutume, en famille, dans la galerie de Diane, lorsqu’on
vint annoncer que MM. de Rémusat et Duvergier de Hau-
rannc demandaient à parler à M. le duc de Montpensier.
« Qu’ils entrent, » dit le roi. Et aussitôt, avec une grande
affabilité, il engagea ses nouveaux ministres à prendre
place à sa table.
Ceux-ci s’en défendirent; ils semblaient très-agités; ils
voulaient et n’osaient parler. Après quelques minutes d’une
contrainte que tout le monde, hormis )e roi, lisait sur leurs
traits altérés, s’apercevant enfin qu’il s’agissait de quelque
nouvelle grave:
« Que se passe-t-il? » dit Louis-Philippe en emmenant
M. de Rémusat dans une embrasure de fenêtre.
La reine, le duc de Montpensier et les princesses restaient
muets à leur place,.les yeux fixés sur les deux interlocu-
tenrs.
« Sire, dit M. de Rémusat en baissant la voix, il n’y a pas
un instant à perdre; l’émeute triomphe sur tous les points
elle avance à pas de géant. Le poste du Château-d’Eau, qui
tient encore avec un courage héroïque, n’en a plus peut-
être que pour peu d’instants; avant une heure, il est pro-
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HISTOIRE DM LÀ RÉVOLUTfONDU 18~8. 2~
babk que les Tuileries seront attaquées. La vie du roi est
en danger. » P
A ces mots, entendus a demi, la reine se précipite vers
le roi et se serre contre lui comme pour le défendre. Les
princes et les princesses quittent brusquement la table.
« M. de Rémusat pense que les Tuileries vont être atta-
quées, » dit le roi avec une apparente indifférence. Sur ces
entrefaites, plusieurs personnes attachées à la famille royale
entraient pêle-mêle et sans être annoncées. MM. Thiers, de
Broglie, Piscatory, de Lasteyrie, Quinette, Baroche, Cousin,
Gustave de Beaumont, Lacrosse, venaient confirmer, par
leur témoignage, les paroles de M. de Rémusat.
M. de Laubespin, capitaine d’état-major, apporte utic
nouvelle plus précise encore et plus désastreuse la co-
tonne du générai Bedeau a mis la crosse en l’air. Les insur-
gés ont pillé les caissons et se sont emparés de deux pièces
de canon; les Tuileries sont complètement à découvert du
côté de la place de la Concorde. Le duc d’Elchingen et
M. Jules de Lasteyrie sortent pour s’assurer par eux-mêmes
de l’état des choses. Le roi et les ministres entrent en déli-
bération pour savoir s’il faut attendre aux Tuileries l’assaut
des masses populaires ou se retirer dans quelque place
forte. M. Thiers conseille d’aller à Samt-Cloud, d’y rassem-
bler les troupes, et de faire, de là, un retour offensif sur
Paris’. Louis-Philippe pense qu’il vaudrait mieux se reti-
rer à Vincennes. Tandis qu’on délibère, nu aide de camp
du général Bedeau apporte des renseignements plus exacts
sur lés faits qui se sont passés à la place de la Concorde.
Le peuple s’est retiré, et les troupes occupent, dans un
ordre parfait, la place et toutes ses avenues. On. se rassure;
on décide que le roi va passer la revue des troupes.
Pendant qu’il revêt son uniforme d’officier général de la
garde nationale et le cordon de la Légion d’honneur, avec
l’impassibilité d’un homme qui, se conformant à l’avis de
Le maréchal Bugeaud approuvait le projet de M.Thiet-6,.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/244[modifier]
228 HISTOIRE
la majorité, .accomplit une formalité légale, bien plutôt
qu’en souverain décidé à vendre chèrement sa vie et son
trône, on court avertir les postes les plus voisins que
le roi va passer la revue des troupes et qu’il désire leur
montrer la garde nationale. De forts détachements des lé-
gions se mettent immédiatement en marche. Aussitôt qu’on
les voit déboucher par le guichet du Louvre, le roi parait
dans la cour du château; il monte un cheval richement ca-
paraçonné de franges et de crépines d’or. Les ducs de Ne-
mours et de Montpensier, le maréchal Bugeaud sont à sa
droite; à sa gauche, le. général Lamoricière, vêtu d’une ca-
pote de garde national qu’il vient d’emprunter à l’état-ma-
jor, la tète nue, les cheveux en désordre, le regard animé,
prend possession de son commandement.
MM. Thiers et de Rémusat suivent à pied. Une nombreuse
escorte de gardes nationaux à cheval, d’aides de camp,
parmi lesquels on remarque le général Rumigny en habit
bourgeois, le géneral Trézel, M. de Montalivet, etc., for-
ment le cortège.
En passant devant le front des postes intérieurs, Louis-
l’hilippe est salué de cris nombreux auxquels il paraît très-
sensible. Marie-Amélie se montre à une fenêtre du rez-de-
chaussée elle est entourée de madame la duchesse d’Or-
léans, des princesses et des petits princes. Debout, la con-
tenance fière, l’œil brillant d’espoir, elle remercie du
geste tous ceux qui passent devant elle, en crian Vive <<(
)’e!Mf/
Cependant le roi, en longeant la grille, est arrivé à l’arc
de triomphe sous lequel il passe à travers les bottes de
paille et les bagages jetés pêle-mêle; il commence la revue
par le côté gauche de la place, où la première légion est
rangée en bataille. Là, les cris de Vive le t’oî.’ sont en petit
nombre et presque aussitôt étouffés par les cris de Vive la
réarme.’ Un groupe de gardes nationaux sort des rangs,
s’avance vivement vers Louis-Philippe, et le somme, en quel-
que sorte, d’accorder la réforme. Le roi, visiblement troublé,
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UË LA REVOLUTION UKt848. iMi)
pparesauxfortesepreuves.
2U
hâte le pas en répétant avec humeur « Elle est accordée,
elle est accordée. » Mais l’annonce d’une telle concession,
faite sans élan, reçue sans enthousiasme, n’était plus qu’un
signe de détresse inutile. Louis-Philippe, en voyant les
physionomies mornes de ses défenseurs, acheva de se dé-
courager, et rentra au château, laissant au maréchal Bu-
geaud le soin de passer en revue le reste des troupes.
Le maréchal était dévoré de colère. Investi d’une auto-
rité dérisoire, il voyait tous ses plans de défense écoutés, il
est vrai, mais discutés loin de lui et rejetés par des in-
nu’ences occultes; il n’apercevait autour de lui que des vi-
sages abattus; il n’entendait que des paroles dénantes et
pusillanimes. M. Barrot n’avait pas un seul instant admis le
système de la lutte à outrance. M. Thiers, après avoir long-
temps soutenu le maréchal, s’était laissé vaincre par les
répugnances de ses amis; enfin, et ceci achevait de rendre
la position du maréchal insoutenable, les fils du roi, ces
jeunes princes dont on aurait dû avoir à contenir l’élan,
restaient là, indécis, paralysant tout de leur présence
inerte, accueillant et propageant toujours les premiers les
nouvelles fâcheuses et les avis timides’. i.
Rentré dans son cabinet, après la revue, Louis-Philippe
s’était laissé tomber dans un fauteuil adossé au mur, près
de la fenêtre. Sa tête, appesantie, reposait sur sa main; il
gardait le silence; les amis et les serviteurs, que l’attente
d’un péril imminent retenait là, dans une anxiété inex-
primable, échangeaient à demi-voix des paroles incohé-
rentes.
Et l’heure fuyait. Déjà midi allait sonner, quand M. Crè-
mieux entra dans le salon qui précédait le cabinet du roi.
A!, le duc de Montpensier, qui s’y tenait, entouré des princes
La contenance du duc de Montpensier surtout parut singulière &
ce point qu’on essaya de l’expliquer en attribuant au jeune prince une
part secrète dans la prétrndue conspiration de madame )a duchesse
d’Orléans. Il n’en était rien cependant; il n’y avait là ni conspiration
ni trahison; il y avait tout simplement un caractère et un esprit peu
prépares aux fortes épreuves.
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~0 HtSTOtRE E
de Wurtemberg et de Cobourg,de députes, de pairs de
France, de généraux et d’une foule d’officiers de service,
s’avança vers lui et le questionna vivement sur ce qui se
passait au dehors.
« Hien n’est encore perdu, dit M. Crémieux, Je viens de
parcourir une partie de Paris. La garde nationale peut être
ramenée. M. Barrot, président du conseil, les hommes de
la gauche ministres avec lui, M. Thiers et le maréchal Bu-
geand écartes, les plus larges concessions faites sans délai
peuvent apaiser l’insurrection; mais il n’y a pas à balancer
une seule minute. » Pendant qu’il parlait ainsi, le duc de
Montpensier ouvrait la porte du cabinet et nommait au roi
M. Crémieux.
« Que venez~vous m’apprendre? s dit Louis-Philippe en
relevant la tête.
M. Crémieux répéta ce qu’il venait de dire.
Alors M. Thiers. qui se tenait un peu à l’éeart, s’appro-
cha du roi’et déposa entre ses mains sa démission. Sans
faire d’observation, sans exprimer ni regret, ni satis-
faction, ni crainte, Louis-Philippe demanda ~f. Fain, son
secrétaire, pour rédiger l’ordonnance qui nommait M. Bar-
rot président du conseil, M. Crémieux conseilla au roi de
i’ajre appeler le maréchal Gérard et de lui confier le com-
mandement des troupes,
Un moment d’illusion suivit cette étrange démarche de
M. Crémieux. Le roi et son entourage ae persuadèrent qu’un
député de l’opposition la plus avancée devait connaître par-
faitement l’état des esprits et l’effet certain des mesures
qu’il conseillait. Maisj à cette heure; personne ne pouvait
plus apprécier l’ensemble du mouvement populaire. H agis-
sait sur une si vaste étendue que son caractère généra)
échappait à l’observation. Ici, l’esprit de la garde nationale
dominait et se contentait encore d’un ministère Barrot; ail-
leurs, il était, déjà question de forcer le roi à abdiquer; sur
d’autres points enfin, les républicains jetaient le masque et
parlaient de chasser la dynastie.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 231
Sur ces entrefaites, M. de Reims, qui était allé porter a)t
AMoKaHa proclamation du ministère Thiers-Barrot, reve-
nait, et demandant à parler à M. Thiers, il lui déclarait
qu’en l’état présent des choses le peuple ne se contenterait
plus de rien, si ce n’est de l’abdication. M. Thiers l’intro-
duisit auprès des princes. Il leur parla dans le même sens.
« Mais, monsieur, dit alors le duc de Montpensier, le roi ne
cesse de faire depuis hier des concessions qui toutes jus-
qu’ici ont été inutiles. Pouvez-vous répondre, au moins, que
celle dont vous parlez serait d’un effet suffisant?
Monseigneur, répondit M. de Reims, je ne crois pas
qu’aucun homme vivant puisse en ce moment donner une
pareille certitude’. )) Déjà, quelque temps auparavant,
M. Duvergier de Hauranne, sans prononcer le mot, avait
insinué la chose. Mais comment oser signifier un semblable
arrêt au prince le plus jaloux de son autorité, le plus forte-
ment imbu de sa supériorité politique, le plus dédaigneux
jusque-là du mérite de ceux de sa famille qui devaient lui
succéder au pouvoir? C’était à qui déclinerait une telle
mission.
Cependant, on se hasarde à murmurer le mot fatal aux
oreilles de Louis-Philippe, mais si bas qu’il peut encore ne
le point entendre; les courtisans feignent de s’indigner;
M. Thiers semble n’avoir aucun avis depuis qu’il n’est plus
ministre. En ce moment, la porte du cabinet s’ouvre; un
homme très-pàle, trés-ému, mais dont l’émotion ne décèle
aucune peur, s’avance vers le roi.
« Qu’y a-t-il, monsieur de Girardin? dit Louis-Philippe en
attachant sur le rédacteur de la Presse son regard éteint.–
« II y a, sire, que l’on vous fait perdre un temps précieux; et
que, si le parti le plus énergique n’est pas pris à l’instant
Le matin même, à six heures et demie, M. de Reims était allé
chez M. Marrast. Il lui avait annoncé que NM. Thiers et Barrot étaient
ministres « Eh bien! lui avait-ii dit, que vous faut-il de plus?
L’abdication avant midi, avait répondu M. Marrast- après-midi il
serait trop tard. »
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/248[modifier]
232 HISTOIRE même, dans une heure, il n’y aura plus
même, dans une heure, il n’y aura plus en France ni roi ni royauté. )’ Un silence de stupéfaction répond seul à cette apostrophe.
M. de Girardin, apercevant dans un groupe le rédacteur
en chef du Constitutionnel, invoque son témoignage.
« Demandez, s’écrie-il avec impatience, demandez à
M. Merruau, comment les proclamations du changement de ministère ont été reçues par le peuple. )) Le silence continue. Puis la voix du roi se fait entendre. « Que faut-il faire?
– Abdiquer, sire, répond M. de Girardin avec une har-
diesse qui étonne les assistants.
–Abdiquer!
– Oui, sire, et en conférant la régence à madame la du-
chesse d’Orléans, car M. le duc de Nemours ne serait point accepté.
Il vaut mieux mourir ici, s’écrie la reine
Le roi, comme éveillé en sursaut par ces paroles et par
l’accent énergique avec lequel elles sont prononcées, se lève, et, s’adressant au groupe qui l’entoure « Messieurs, dit-il, ne peut-on pas défendre les Tuileries?. On m’avait dit qu’on pouvait défendre les Tuileries, )) répète-il encore, voyant qu’on ne lui répond pas.
w Abdiquez, sire, abdiquez! )) s’écrie le ducdeMontpen-
sier d’un ton impérieux.
Louis-Philippe semble se consulter un moment. « Eh bien, puisqu’on le veut, j’abdique, » dit-il enfin.
A ces mots, M. de Girardin s’élance vers la porte, et
Louis-Philippe passe dans la chambre voisine, où attendaient madame la duchesse d’Orléans et les princesses. « J’abdique, » dit-il d’une voix forte en ouvrant la porte. La duchesse d’Orléans se jette aux pieds du roi, et, d’une voix étouffée par les sanglots, elle le conjure de ne point abdiquer. Le comte de Paris mêle ses prières enfantines ;’) celles de sa mère; il embrasse les genoux de son grandpère. Le roi ne montre aucune émotion, et presque aussitôt,
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nELAnEVOLUTtONI)Et848. 233 3
.h.s z ~.a_a. m -u.Í · 1
90.
s’arrachant à ces étreintes, il rentre, suivi des princesses,
dans son cabinet, où se pressent en désordre non-seule-
ment les personnes de son intimité, mais une foule étran-
gère, journalistes, gardes nationaux, militaires de tous
grades, tous porteurs de nouvelles fausses ou vraies, par-
lant, s’exclamant, conseillant à la fois. Le maréchal Gérard,
qu’on avait mandé, entrait en ce moment.
« Maréchal, sauvez tout ce qui est encore sauvable! ~s’é-
crie la reine en lui serrant les mains avec désespoir. Et le
maréchal, poussé sur les escaliers, mis à cheval dans la
cour du château, sort par la grande porte des Tuileries, et
s’avance vers la place du Palais-Royal, pour y annoncer
l’abdication et faire cesser le combat.
Le roi s’était assis a son bureau et tenait la plume, mais
il n’écrivait point. Le duc de Montpensier, avec vivacité,
venait de pousser sous sa main une feuille de papier blanc.
« Au nom du pays, sire, dit tout à coup une voix vi-
brante,.au nom de votre famille et de toutes les familles
de France, n’abdiquez pas. Combattons aujourd’hui plu-
tôt que demain, car demain nous serons en république o
Tous les yeux se tournent vers M. Piscatorv.
La reine, exaltée et comme hors d’elle-même, saisissant
la main de cet ami fidèle, lui dit à voix basse et d’un air
égaré « Prenez garde,’il y a ici des traîtres. »
Et l’oeil soupçonneux de Marie-Amélie se portait tantôt
sur M. Thiers, tantôt sur madame la duchesse d’Orléans,
qui, la lèvre tremblante et les yeux baignés de larmes,
isolée loin du groupe des princesses qui se tenaient par la
main, répétait d’une voix entrecoupée en suppliant le roi
du regard « N’abdiquez pas, sire, n’abdiquez pas. ))
Une décharge retentit, la fusillade se rapproche.
« Vite, sire, » dit le duc de Montpensier en poussant le
bras du roi d’un geste peu respectueux. « Que le roi
se hâte, répète M. Crémieux.
Je n’ai jamais écrit plus vite, reprend le roi qui
n’avait pas quitté ses gants et qui traçait, comme a loisir,
on
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~4 HISTOIRE
en très-gros caractères, cette abdication si impatiemment attendue; donnez-moiletemps.
Vous vous en repentirez, messieurs, s’écriait la reine
dont l’effervescence allait croissant; vous demandez l’abdication du meilleur des rois.
Que le roi, du moins, n’abdique pas ainsi, sans avoir
tenté de repousser l’émeute, reprend M. Piscatory; il y a encore plus de trois mille hommes dans la cour du château’; mettex-vous à leur tête, prince, » continue-t-il en s’adressant à M. le duc de Montpensier. « Que conseillezvous, monsieur? dit le prince à M. Thiers avec un embarras visible.–Je n’ai pas de conseils à donner, répond celui-ci je ne suis plus rien. »
Seule, Marie-Amélie continuait de soutenir M. Piscatory.
Fier~, noble, courageuse comme l’avait été Marie-Antoinette à pareille heure, elle voulait mourir en reine plutôt que de vivre humiliée.
Ému de ce grand courage si mal secondé, M. Piscatory
ploye le genou devant elle et baisant sa main royale « Ah madame, lui dit-il à demi-voix, vous êtes la seule personne que je vénère ici 1
-Vous ne connaissez pas le roi, reprend la reine d’un
accentpeinè; c’est le plus honnête homme de sonroyaume. » Cependant le roi venait d’achever d’écrire son abdica-
tion elle était ainsi conçue
« J’abdique cette couronne, que la voix nationale m’avait
appelé à porter, en faveur de mon petit-fils le comte de Paris.
« Puisse-t-il réussir dans la grande tâche qui lui échoit
aujourd’hui.
’« Paris, le 34 février 1848.
« Signé, Louis-PmuppE. »
Il y avait, en effet, dans la cour des Tuileries 5,000 hommes d’in.
fanterie, deux escadrons de dragons et 6 pièces de canon chargées à mitraille, sans compter les gardiens armes et tes gardes municipaux.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 235
« Puisse-t-i! ressembler a son aïeul! )) s’exclame la reine.
Louis-Philippe la regarde d’un air de compassion.
On se hâte d’envoyer le papier encore humide au maré-
chal Gérard, afin qu’il le montre au peuple.
« Il est bien entendu, n’est-il pas vrai, sire, s’était écrit;
M. Crémieux, que madame la duchesse d’Orléans est re-
vente?
–Cela ne se peut, répondit le roi; il y a une loi des
Chambres. ))
M. Crémieux n’entendit pas ou ne voulut pas entendre.
Il descendit précipitamment dans la cour des Tuileries avec
le général Gourgaud; ils y répandirent tous deux le bruit
de cette abdication qui trouvait encore beaucoup d’incré-
dules, et que l’on démentait déjà dans les~alons les plus
voisins du cabinet où elle venait d’être signée.
Pendant que ceci se passait au château, le combat con-
tinuait sur la place du Palais-Royal. A dix heures du matin,
les gardes municipaux qui occupaient le poste du Château-
d’Eau, avaient été relevés par deux compagnies du 14*’ de
ligne sous le commandement dés lieutenants Pères et Au-
douy.
Ce poste était un point stratégique très-important parce
qu’il couvrait à la fois le Palais-Royal et les rues de Char-
tres, de Saint-Thomas du Louvre, du Musée, qui toutes dé-
bouchent sur le Carrousel. Aussi, dans sa constante prévi-
sion d’un soulèvement populaire, le gouvernement l’avait-it
fait fortifier avec le plus grand soin.
Adossé à un massif de maisons faisant face au palais, ie
Château-d’Eau, construit au commencement du dix-hui-
tième siècle, se composait d’une façade à deux étages, sou-
tenue par quatre colonnes engagées, et de deux ailes laté-
rales percées chacune de trois fenêtres. Un perron de
quelques marches s’étendait, dans un développement de
quarante mètres environ, sur toute lalongueur de l’édifice,
que terminait une terrasse entourée d’une balustrade en
pierre sculptée. Au centre du premier étage, une niche
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~H HISTOIRE
était creusée, au dessous de laquelle une large vasque recevait les eaux de la fontaine. Sur une plaque en marbre noir, on lisait, tracée en caractères d’or, cette inscription Quantos ~MKd:< in MSK.S.
Une porte étroite et basse, revêtue de lames de fer, ouvrait sur le perron de ce monument tout noirci par )e temps. Les fenêtres, munies d’une double rangée de barreaux, avaient été garnies d’épais volets en chêne, troués de meurtrières. C’était une citadelle imprenable. Le canon seul aurait pu endommager ces épaisses murailles et enfoncer ces portes massives.
Cependant, les insurgés, qui ne rencontraient plus nulle part de résistance, affluaient en masse vers le Palais-Royal. lls avaient construit, dans toutes les rues avoisinantes, d’énormes barricades et cernaient complètement le Château-d’Eau. Animé par les républicains, qui craignaient de marcher sur les Tuileries en laissant.sur leurs derrières une position aussi forte, le peuple, instruit, d’ailleurs, que les soldats renfermés dans le poste appartenaient au de ligne, s’exaltait au souvenir du massacre de la veille. On disait que des gardes municipaux étaient là aussi qu’ils gardaient des prisonniers en grand nombre; mille bruits confus montaient les têtes, tout se préparait à un formidable assaut. Quelques gardes nationaux s’efforçaient de calmer l’effervescence populaire, et parlementaient, mais en vain, avec la troupe, pour obtenir l’évacuation du poste. Debout, en travers de l’unique porte de la façade, un lieutenant, jeune homme d’une intrépidité hèroique, résistait à la pression des assaillants et demeurait sourd aux prières des chefs républicains, Étienne Arago et Charles Lagrange. < Il ëtaitreste, en effet, dix gardes municipaux avec les soMats de )a ligne au nombre de cent. Quarante-huit prisonniers faits dans la nuit. amenés au poste du Chateau-d’Eau par le 14’ de ligne, avaient été conduits, vers cinq heures du matin, a la caserne de la rue de Rivoli, on ils furent mis en liberté.
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DE LA RÉVOLUTION DE’)848. 23’:
Trois fois tiré avec violence en dehors de la porte, il reprit
trois fois sa position périlleuse « Vous me proposez le
déshonneur, s’écriait-il; tous, nous périrons ici, plutôt que
de rendre nos armes. )) Et la multitude acharnée redou-
blait d’efforts pour arracher les fusils aux mains crispées
des soldats. Cette mêlée durait depuis un quart d’heure
environ, lorsqu’on voit paraître sur la place un officier
d’état-major, qui s’avance jusqu’au perron et crie à la
troupe d’évacuer le poste. Un immense bravo, parti de la
foule, accueille cet ordre; mais le peuple veut plus encore
il demande, il exige les armes. « Et nos armes?)) dit le ca-
pitaine en attachant sur l’officier supérieur un regard plein
d’anxiété, « livrerons-nous nos armes? » Soit que celui-ci
n’eût point entendu, soit qu’il n’osât commander a un
brave soldat son déshonneur, il garda le silence, tourna
bride et disparut.
Étienne Arago revint à la charge avec plus d’insis-
tance encore, mais le capitaine demeurait inébranlable.
« Nous consentons à quitter le ppste, disait-il, mais il faut
que ce soit avec les honneurs de la guerre. )) Et l’accent
dont il prononçait ces paroles disait assez qu’elles étaient
l’expression d’une résolution inflexible.
Pendant cette espèce de trève, les soldats avaient serré
leurs rangs ils se tenaient adossés contre la muraille. Tout
à coup, quelques coups de feu se font entendre du côté du
Palais-Royal. Se croyant attaqués, deux soldats déchargent
leurs armes. Alors la fusillade éclate des deux cotés. Les
soldatsse jettent dans le poste et, par les meurtrières, font
une décharge générale qui balaye la place.
Pendant quelques minutes, elle présenta un spectacle !u-
gubre.
Au-devant du perron, l’eau qui cernait en liberté desdébris
delafontaine formait, en se mélantausangdcsb)essés,une
mare de teinte rougeâtre sur les degrés, on voyait
deux cadavres tombés en croix çà et la, sur le pavé, des
armes, des lambeaux de vêtements, des taches de sang les
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258 HISTOIRE
gt’illes du palais brisées, la cour vide; au-dessus de !a bar-
ricade Valois, quelques têtes menaçantes; dans l’angle de
la place, un groupe compacte qui, déjà honteux de sa fuite,
s’arrêtait, se retournait, couchait le poste en joue. Quelques
coups de feu partent; les soldats ripostent. Le peuple re-
vient et afflue, a la fois, par toutes les rues qui débouchent
sur la place; les barricades de la rue de Valois, de la rue
de Rohan, de la rue Saint-Honoré, se hérissent de combat-
tants des chefs intrépides, Caussidiére, Baune, etc., les
animent. La lutte recommence avec fureur; les insurgés cou-.
rent à l’assaut; les soldats se défendent vigoureusement dans
le poste. Cependant, Étienne Arago était allé rue Richelieu,
i’t la barricade de la fontaineMoliére,’pour se concerter avec
quelques amis. tl y était à peine qu’on vit arriver, du côté
du Carrousel, un officier supérieur, suivi d’un aide de camp
et d’un officier d’état-major de la garde nationale, M. Mori-
ceau. Ce dernier, s’approchant d’ËtienneÂrago, lui nomme
le général Lamoricière. Un pourparler vif et bref s’engage.
Le générât apportait la nouvelle de l’abdication. c Il est
trop tard, )) dit Étienne Arago. « Trop tard! s’écrie )e
général d’un ton incrédule; trop tard! on vous accorde la
réforme, on vous donne la régence; que vous faut-il
donc?
La t’epM&HqMB. Tous vos efforts désormais sont
inutiles pour l’empêcher. Le peuple est maître de Paris il
ne veut plus ni roi, ni princes, ni dynastie.)) »
Le général fit un geste qui semblait dire Quelle démence
Mais, voyant autour d’ËtienneÂrago des hommes dont la
physionomie confirmait les paroles qu’il venait d’entendre,
et ne voulant pas perdre un temps précieux, il tourna
bride, persuadé qu’il allait trouver, à peu de distance de là,
un tout autre accueil.
Quelques instants après arriva M. de Girardin, porteur
des mêmes nouvelles. Il ne fut guère mieux écouté que le
généra) Lamoricière. Tous deux, dans le même dessein, se
dirigèrent alors, par deux cotés opposés, vers la place du
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t)E LA ~KYOUJTIO~ HK i8~. .~9
t~r.~1 ~t~ r~t~ïf~t )~ ~t)~.J~ tî~ .i~ t
Palais-Royal on ils entendaient la fusillade. Une multitude
innombrable, hommes, femmes, enfants, ouvriers, gardes
nationaux, accourus de tous les points de Paris, se ruait sur
ce dernier théâtre de la lutte. C’était comme un grand
tourbillon humain qui remplissait l’air de clameurs. Les
roulements du tambour qui battait la charge, la détonation
des armes à feu, le sifnement des baltes, le cri des blessés,
des voix vibrantes qui chantaient la Marseillaise en courant
a la mort, la fumée épaisse qui enveloppait cette scène
inouïe, donnaient le vertige à qui tentait de s’en approcher.
Cependant, parvenu à l’auglc de la place, le général La-
moriciére s’efforçait de se frayer-un passage. « Vive I,f<-
Mor~e~’ë’ criaient les uns. « Ce n’est pas lui, il est en
Afrique, c’est un espion » criaient les autres. Ce mot seul
pouvait le faire massacrer. Son uniforme incomplet et
d’emprunt prétait à la méprise; toutefois, les baïonnettes
et les pistolets braqués sur sa poitrine ne le faisaient ni
reculer ni pâlir. Mais ni sa voix, ni ses gestes n’avaient la
puissance de dominer une pareille rumeur; c’eût été folie
de l’espérer. Le général ne pouvait se résoudre, néanmoins,
a retourner sur ses pas. car il sentait que le sort de la
royauté dépendait peut-être encore de quelques parolef
favorablement accueillies; il s’épuisait en’signaux; il ne
cessait d’agiter en l’air son chapeau, son mouchoir mais
comme il demeurait à la même place sans avancer ni re"
culer, pressé qu’il était par une masse de peuple, une balle
vint frapper son cheval qui se renversa sous lui. Atteint
lui-même, presque au instant, d’un coup de baïon-
nette au bras, il fut enlevé aussitôt par quelques hommes
du peuple qui, le protégeant de leurs corps, le portèrent
chez le marchand de vinà l’angle de la rue de Chartres, où
le docteur Pellarin avait établi une ambulance. On y pansa
avec le plus grand soin sa blessure, puis on le fit sortir par
une porte de derrière et on le ramena chez lui, où il apprit
bientôt que c’en était fait de la monarchie.
De son coté, le maréchal Gérard n’était pas plus heu-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/256[modifier]
240 HISTOIRE
reux hissé sur le cheval tout caparaçonné de velours et
d’or que le roi venait de monter pour passer la revue, le
maréchal, en habit noir et en chapeau rond, un rameau de
buis à-la main, faisait une étrange figure. II s’avançait len-
tement, avec toutes sortes de difficultés, à travers la foule,
quand M. Princeteau, porteur de l’acte d’abdication, par-
vint à le rejoindre. Le maréchal allongeait le bras pour
prendre le papier que ce dernier lui tendait; mais quel-
qu’un de plus leste l’avait déjà saisi. C’était un officier de
la garde nationale qui refusa de le rendre, M. Aubert-Roche.
Craignant, sans doute, que l’abdication du roi n’arrêtât
une seconde fois la révolution, il enleva des mains du
vieux militaire le papier précieux et le passa aussitôt à
Charles Lagrange qui se trouvait là. Dans le même temps,
la foule, tout en criant Vive le MM~’feM./ le repoussait
doucement vers le Carrousel. Les troupes, pendant l’in-
tervalle, s’étaient repliées dans la cour du château et fer-
maient les grilles. Le maréchal ne put donc pas même
rendre compte au roi du triste succès de son ambassade.
On venait d’apprendre aux Tuileries, par M. Crémieux,
que, dans toutes les directions, les émissaires de la royauté
avaient échoué et que ni le général Gourgaud, ni le fils de
l’amiral Baudin, envoyés sur la place de la Concorde, ni
M. de Girardin, ni M. Merruau, ni personne n’était par-
venu à se faire écouter du peuple.
Une foule de courtisans encombrait encore les anti-
chambres. Le duc de Nemours allait et venait, interrogé et
interrogeant, sur les escaliers, dans les corridors, ne sa-
chant rien, ne décidant rien. Le duc de Montpensier avait
perdu contenance- Louis-Philippe était tombé dans une
complète atonie. Pendant que des ordres étaient envoyés
aux écuries du Louvre pour qu’on amenât au château
quatre voitures, et que la consigne de détresse de tenir le
temps nécessaire pour protéger la fuite du roi était donnée
aux troupes, Marie-Amélie aidait son époux à dépouiller
son uniforme et ses plaques et à revêtir l’habit bourgeois.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/257[modifier]
DELARÈVOH)T!ON])HH!48. Ml
21
1 « Quel fardeau! s’écriait la princesse en parlant aux personnes de a suite. Et Joinville qui n’est pas ici!;) »
DE LA RÉVOLUTION DU 1848. Ml
En proie à une exaspération qu’elle n’essayait pas de con-
tenir, elle se répandait en reproches contre tous ceux dont
elle suspectait la fidélité.
« Ah! monsieur, que vous êtes coupable, que vous avez
été ingrat envers nous vous ne méritiez pas un si bon
roi » disan-elle à M. Thiers.
M. Crémieux, qui insistait pour qu’on fit hâte, était aussi
l’objet de ses soupçons personne ne lui répondait, on
gardait le silence par respect pour une telle infortune.
D’ailleurs, ce n’était le moment ni des récriminations, ni
des explications, ni des excuses.
On entendait toujours la fusillade. Les voitures royales
étaient arrêtées par les insurgés. On décida d’aller à pied
jusqu’à la place de la Concorde. Dans le trouble dé cette
fuite précipitée, tout se faisait, tout se disait comme au
hasard.
La duchesse d’Orléans se croyait’ régente. Une telle élé-
vation, dans un tel moment, quand elle ne sentait auprès
d’elle ni un cœur, ni un bras, ni un génie assez puissant,
assez dévoué, pour se jeter entre son fils et la révolution,
c’était une terrible épreuve pour son courage Le roi ne
lui avait, d’ailleurs, donné aucun ordre, aucune explication
aucun conseil; il ne lui avait dit que ces seules paroles
«Hélène, restez. )) Louis-Philippe ne pensait pas que sa
fuite fùt un exil. Il ne croyait pas même que la duchesse
d’Orléans dût être régente. Par son abdication, le duc de
Nemours entrait, de plein droit, dans l’exercice des pouvoirs s
que lui conférait une loi des Chambres. De Saint-Cloud, où
le roi comptait s’arrêter, il dirigerait encore les conseils;
il régnerait de fait sous le nom d’un enfant. C’était là le
rond de sa pensée.
Cependant, on le pressait de fuir. Il demandait sa montre,
son portefeuille; il paraissait tout préoccupé de ces petits
1 « Uuet fardeau! s’écriait la princesse en parlant aux personnes de
sa suite. Et Joinville qui n’est pas ici ;)
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243 .HISTOtHK I~:
~t~. iti~l~iH). 1’.
détails, étranger aux sentiments douloureux qui éclataient
en sanglots autour de lui. Le duc de Montpensier embras-
sait sa jeune femme enceinte, la confiait aux soins du doc-
teur Pasquier et à la garde de M, de Lasteyrie. La princesse
Clémentine, la duchesse de Nemours, tenant par la main
ses deux enfants, se disposaient à suivre le roi. Les mains
se serraient; les regards échangeaient des pensées qu’on
n’osait se communiquer tout haut. La grande ngure de
Marie-Amélie dominait de son désespoir toutes ces tris-
tesses.
Enfin Louis-Philippe, appuyé sur le bras de la reine,
suivi du duc de Montpensier, de MM. Crémieux, Ar\
Scheffer, Jules de Lasteyrie, Gourgaud, Itoger (du Nord),
Montalivet, Dumas, Rebel et Lavalette, sort du palais par
un couloir étroit et sombre conduisant au vestibule de
l’Horloge, et s’avance, par le jardin, vers la place. Des
gardes nationaux à pied et à cheval et une compagnie de
gardes municipaux occupent les allées’; un escadron de
dragons se forme sur deux range. Le triste cortège passe
ensilence.
Un arrivant à la grille du pont Tournant, où devaient sta-
Uuaud Loub-Phiiippe tut monté en voiture, un aide de camp du
~tiufrat Bedeau vint exhorter ces btwes toldats & ne pas suivre le roi
de crainte de t’exposer davantage, et a se disperser au plus vite pour
se soustraire a la fureur du peuple. L’officier qui les commandait,
vieillard en cheveux NaiMs, hésitait. « J’ai trente ans de service, di-
sait-il, je n’ai jamais fendu mon épée; je ne \eu~ pas me déshono-
t.er. » « On vous la rendra, s’écriait l’aide de camp; mais, au nom
du ciet,!)âtei’-Tous, ou vous ferez massacrer tous vos hommes. » Et,
moitié de gfë, moitié de force, on jeta sur les épaules du vieillard un
manteau bourgeois et on i’entraiua hors du jardin. Notons ici un mot
héroique dans sa nahetc. Touché de la soiiicitude avec laquelle un
g’at’de municipal couvre son officier du manteau qui cache l’uniforme
i-i dangereux à porter dans ce moment, l’aide de camp cherche autou!’
de lui s’il ne verra pas quelqu’un qui puisse prêter un surtout à ce
brave soldat; n’apercevant personne « Mais vous, mon ami, dit-il au
soldat, vous n’avez rien pour cacher votre uniforme; qu’allez-vous de~
venir? On vous tuera 1 – « Oh moi, mon commandant, répond te
garde municipal, <M<&<f/eM.’) »
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/259[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 243
tionner les voitures, OU ne ~s -voit point. Alors le roi, tran-
quille jusque-là, donne de vives marques d’inquiétude.
L’aspect de la place, en effet, n’était pas rassurant. Les
troupes du général Bedeau étaient massées autour de
l’obélisque; mais une immense multitude les enveloppait.
Les cavaliers qui servaient d’escorte au roi se voyaient
poussés, refoulés; il n’osaient qu’à demi résister à la pres-
sion du peuple,craignant de trahir, par trop de précautions,
la présence des personnes royales.
« Les voitures mais où donc sont les voitures? » répé-
tait le roi. Un moment, comme on s’efforçait de gagner
l’obélisque, où, par suite d’un malentendu, les voitures
étaient restées, la reine fut violemment heurtée et séparée
de son époux. Elle jeta un cri, chancela; un jeune homme
fit un geste comme pour la soutenir. « Laissez-moi, )) dit-
elle en le repoussant. Bien qu’à demi évanouie, elle avait
encore la force de se trouver offensée d’un secours qu’elle
ne demandait pas’. Le roi, ressaisissant son bras, l’enleva,
en quelque sorte, et la poussa dans une des voitures, oit il
monta en toute hâte après elle. Les enfants de la duchesse
de Nemours étaient déjà dans l’autre, debout sur les coUs-
sins, collant à la vitre leurs visages blonds et roses, plus
curieux qu’effrayés du spectacle étrange qui s’offrait pour la première fois à leur vue. Leur mère les rejoignit. Alors,
on donne le signal du départ. On jette encore à la hâte, par
le carreau de la portière, un portefeuille tombé à terre et
un sac de nuit qui contient quelques effets. « Partez, par-
tez, partez donc! )) s’écrie M. Crémieux. Le cocher donne
un vigoureux coup de fouet, et les deux voitures partent à
fond de train par le quai de Passy, enveloppées d’un déta-
chement de gardes nationaux à cheval et de deux* escadrons
A ce moment, un ofûcier de cuirassiers, croyant la vie du roi me-
uacëe, adressa aux hommes du peuple qui le serraient de près quel-
ques paro]es imprudentes. «Messieurs, épargnez le roi! dit-i]. –
Sommes-nous donc des assassins? dit une voix dans la foule. Qii’i!
parte ? »
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244 HISTOIRE
de cuirassiers que commande jsn personne le générât He-
gnauld de Saint-Jean-d’Angely.
La résistance du poste du Château-d’Eau, cet acte sublime
d’honneur militaire, dont les héros plébéiens sont tombas
inconnus dans le silence de la mort, protégea la déroute
honteuse des Tuileries.
Nous avons vu qùelesinsurgés, secondés par une centaine
de gardes nationaux des troisième et cinquième légions qui
venaient de désarmer le poste de la Banque, avaient forcé
les grilles du Palais-Royal, du côté de la galerie de Valois.
En une minute, lesappartements étaient envahis, toutes les
fenêtres se garnissaient de combattants; le palais et le poste
se renvoyaient des feux meurtriers, la mitraille pleuvait sur
la place comme une grêle épaisse. On supposait bien que
les munitions devaient s’épuiser, que les morts devaient
être déjà plus nombreux que les vivants dans l’intérieur
du poste; mais rien n’annonçait que le courage fléchît. La
pensée de capituler, en effet, ne venait point à ces braves.
Et le peuple se ruait sur les marches du perron, contre les
portes qu’il ébranlait à coups de barre de fer; les uns s’ef-
forçaient d’escalader les fenêtres, tandis que d’autres,
moins emportés par l’ardeur du combat et déplorant
l’inutile effusion du sang, s’efforçaient de faire cesser
le feu et d’amener les soldats à des pourparlers. Ils s’avan-
çaient jusqu’au pied des murs, affrontant une mort presque
certaine.. Mais en vain essayaient-ils par leurs gestes, par
leurs cris, de rassurer les assiégés sur leurs intentions pa-
cifiques. On les accueillait à coups de fusil, comme on
avait accueilli le généraILamoricière,M.Crémieux,M. de.
Girardin et le maréchal Gérard lui-même. Quelques-uns de
ces intrépides citoyens payèrent de leur vie leur généreuse
résolution.
Tout à coup une pensée infernale saisit la multitude.
On venait de forcer sur la place du Carrousel les écuries
royales. Quelques enfants avaient mis le feu aux voitures.
« Le feu! le feu au Chcf6aM-<TE<:M.’ » s’écrie-t-on.
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DE LA RÉVOLUTION !)E1S48. 245
1 l 1 "1 1 ’J
))eur,pre’!qupunenfanLpar 21.
Aussitôt des hommes du peuple s’attellent à ces voitures
enflammées, les traînent sous les fenêtres du poste. On apporte des bottes de paille, des fagots; un tonneau d’espritde-vin est roulé sur ce bûcher. Le vent attise l’incendie, il pousse la flamme; elle monte, s’étend, tourbillonne; elle entoure d’une ceinture ardente le vieil édifice; elle pénétré enfin, elle s’engouffre dans l’intérieur. C’en est fait des martyrs de la royauté, ils n’ont plus que le choix de la mort; le lieutenant Péresse ouvre la porte et veut sortir; il tombe frappé de plusieurs balles. Les soldats qui le suivent se précipitent sur le seuil et jettent leurs armes, en criant qu’ils se rendent, tandis que d’autres se sauvent par la porte du Musée. En voyant ses ennemis en sa puissance, ta multitude pousseun rugissement de joie. Mais, aussitôt, un cri d’humanité se fait entendre. Le peuple, un instant égaré par la démence du combat, se précipite pour arracher à la mort ses ennemis. Il répand l’eau à torrent pour essayer d’éteindre l’incendie qu’il a allumé. Quel spectacle! et comment le décrire! Quand le peuple pénétre à travers les décombres fumants, trébuchant sur des cadavres noircis, des vêtements ensanglantés, des lambeaux humains calcinés, épars, il a horreur de sa victoire. Du sein de cette désolation, il enlève les blessés, les prend dans ses bras, les porte dans la galerie du Palais-Royal. La, soldats de la royauté, soldats de la République, vaincus et vainqueurs, sont étendus sur des lits, des matelas, des canapés rangés fi la hâte le long des murs. Des médecins, des femmes pansent les blessures, étanchent le sang qui coule, abreuvent les lèvres ardentes, commandent le silence, calment les convulsions de ]a mort*.
Le combat du Château-d’Eau coûta la vie à onze soldats et. a trentehuit citoyens. Le lieutenant Péresse, qui avait reçu neuf coups de feu et six coups d’arme blanche, a succombé le 7 mars, trois jours après l’extraction d’une dernière balle restée dans le bras gauche. Le lieutenant Audouy a été amputé du bras droit.
Des actes de courage surhumains s’accomplissaient des deux côtés, dans cette lutte fratricide. Un ouvrier tailleur, presque un enfant par 04
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~6 HISTOIRE
Et, pendant que ces soins pieux honorent l’humanité, a
deux pas de là, sous le même toit, des hommes qui ne
respectent rien, des vandales, saccagent les richesses du
palais tableaux, statues, livres, vases précieux, magnifi-
cences de l’art, trésors de la science, rien n’est épargné,
rien n’échappe à la dévastation. Une fureur aveugle s’a-
charne sur ces vestiges inanimés comme sur des ennemis
vivants. Bientôt l’ivresse du vin vient s’ajouter à l’ivresse
du combat; on a pénétré dans les caves. La garde natio-
nale fait des efforts inouïs, mais inutiles, pour contenir ces
excès.
Ainsi le peuple se montre au même moment, dans le
même lieu, sous ses deux aspects les plus contraires; don-
nant raison à ceux qui l’aiment comme à ceux qui le re-
doutent. Ici, courageux, humain, plein de douceur; là,
brutal, insensé honneur ou fléau de la civilisation, espoir
ou terreur de l’avenir.
Cependant, madame la duchesse d’Orléans, laissée aux
Tuileries, regagnait à la hâte ses appartements. Dans le
trouble des derniers adieux, elle avait échangé quelques
mots avec les députés qui entouraient le roi, et, se croyant
suivie par eux, elle comptait sur leur conseil et sur leur
appui.
la taille et par l’âge, le jeune Baveux, t’épauic droite fracassée, la
chemise sanglante, ne pouvant plus tenirun fusil, allait et venait, sons
la grêle des bâties, brandissant un sabre de )a main gauche, excitant
le peuple, défiant les soldats, l’n brave républicain, le capitaine Les-
seré, arrivé avec sa compagnie a la barricade de la rue de Valois, vou-
lait encore tenter de mettre fin au combat. Arborant son mouchoir à la
garde de son épée, il descendait avec l’aide d’ÉtienneArag’o, et s’a-
vançait en courant vers le poste; mais, parvenu au milieu de la place.
il tombe atteint d’une balle. Une femme aussi, une jeune et belle per-
sonne, bravait la mitraille pour secourir les blessés et les recueillir
dans sa demeure. « Tu es une vraie Romaine, » lui dit un homme du
peuple en lui frappant sur l’épaule. C’était mademoiselle Lopez, ac-
trice de l’Odéon. Chose bizarre! les cafés et les cabarets étaient restés
ouverts. On allait s’y reposer, on fumait, on plaisantait entre deux fu-
sillades. Un chien perdu, qui hurlait au bruit des coups de feu, égaya
plus d’une fois cette scène tragique.
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DELARËYOH)TtONDEt8{8. 3~7
Qu’on juge de son effroi lorsque, au bout de sa course ’t
travers les salons et les couloirs, d’oû elle entendait la rumeur de la masse populaire qui débordait sur le Carrousel et escaladait déjà les grilles du château, elle se retourna et se vit seule avec quelques personnes desasuite~. Ses joues si pâles pâlirent encore.
En ce moment le bruit du canon retentit dans la cour. La
princesse crut qu’une lutte fatale s’engageait. Elle savait que la troupe n’était plus en état de résister. Elle pensa qu’elle allait être massacrée.
Alors, par un de ces beaux mouvements du cœur, fré-
quents dans l’histoire des femmes, elle saisit ses deux enfants par la main et se plaçant avec eux devant le portrait eu pied de leur pére~ « Il ne me reste donc, s’écria-t-elle en implorant de ses yeux en larmes le secours d’en haut, qu’à mourir ici! »
Au même instant, la porte s’ouvrit; un éclair d’espérance
brilla dans les yeux de la princesse, elle s’élança à la rencontre de la personne qui entrait. C’était M. Dupin, qui, suivi de M. de Grammont, cherchait la r~et~c pour la conduire a la Chambre. « Monsieur Dupin, s’écria la duchesse, vous êtes le premier qui veniez à moi. Chose étrange! en effet, la )’<~K~, en ce moment suprême, était complètement ou~bliée des hommes politiques. Presque aussitôt on vint lui dire que M, le duc de Nemours l’engageait à quitter les Tuileries. Elle prit le bras de M, Dupin et, suivie d’un petit groupe de personnes de sa maison, elle traversa le jardin et passa devant des troupes de ligne qui, n’ayant reçu aucun ordre, ne lui rendirent même pas les honneurs militaires. M. Régnier, précepteur du comte de Paris, 1I. de Boismilon, secrétaire des commandements, M. Asseline, M. de Chabot-Latour le général Gourgaud, M. de Villaumez, M. de Graves, le duc d’Elchingen;M- de Montguyon, MM. Thiers, Duvergier de.ilauraiiiie, de P.emusaf Baroche, jugeant la partie perdue, quittèrent les Tuileries aussitôt après le départ du roi, sans savoir ce que la princesse était devenue.
2 Ce magnifique pnrtrait, digne d’une )e))e iUustration. est dû au
pmceau de M. fngres.
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2M HISTOIRE
La duchesse tenait parla main le comte de Paris; le petit duc
de Chartres, malade depuis quelques jours et grelottant de.
fièvre, était porte par son médecin, M. Blache. En arrivant
au pont Tournant, M. Dupin, s avançant vers la foule, pro-
clama, à haute voix le comte de Paris roi des Français, et
madame la duchesse d’Orléans régente. Puis on se dirigea
vers la Chambre La princesse était émue, mais sa vo-
!onté restait ferme; elle allait, non pas comme on l’a dit,
assouvir enfin nne ambition longtemps contenue, mais tout
simplement accomplir un devoir de mère.
Si la duchesse d’Orléans avait eu, en effet, ces ambitions
impatientes que les soupçons de la famille royale lui prê-
taient, elle aurait réussi peut-être dans sa tentative~.
Mais, malgré l’opinion accréditée au Château, elle n’était
pas du tempérament qui fait les fortes ambitions et les
grands desseins. Intelligente, réservée, délicate d’esprit et
de corps, digne de soutenir avec honneur un rang élevé,
elle n’avait rien de cette énergie audacieuse qui s’empare
du commandement. Habituellement souffrante et rêsignc-e,
elle nourrissait de vagues espérances; mais la flamme in-
Pendant que la duchesse d’Orléans se dirigeait vers ta Chambre.
un lieutenant de la 5’ légion, le citoyen Aubert-Roche, redoutant de~
scènes effroyables si le combat venait à s’engager entre les insurges
et la troupe qui gardait encore les Tuileries, se présenta au guichet de
l’Echelle et demanda a parler au commandant du château. IL lui peignit
avec la plus grande vivacité le péril croissant, et l’engagea à livrer
immëdiatement les Tuileries à la garde nationale, qui pourrait, du
moins, les préserver du pillage. Le commandant, ne pouvant prendre.
sur lui de donner l’ordre d’évacuer, conduisit N. Aubert-Roche au duc
de Nemours. Celui-ci écouta en silence et fit ce qu’on lui demandait.
Aussitôt, l’artillerie, après avoir tiré trois coups de canon chargés i
blanc, signal convenu pour avertir de l’arrivée du peuple, commença
son mouvement de retraite par la grille du Pont-Royal. Les dragons
mirent pied à terre pour faire descendre leurs chevaux par l’escalier
du milieu. La retraite se fit avec si peu d’ordre qu’on oublia de relever
les postes intérieurs.
Sur le pont de la Concorde, le comte de Paris trébucha et tomba.
Il ne se fit aucun mal; mais cette chute fut un triste présage pour le
cœur troublé de sa mère.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/265[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 249
-4’V’ uu ao<o. l.’l’
térieure qui fait les Marie-Thérèse ou les Catherine ne
rayonnait point à son front. Sa lèvre mélancolique, qui lui
gagnait, par des paroles aimables, les coeurs bienveillants,
ne frémissait point de cette éloquence qui subjugue les
âmes rebelles. En un mot, c’était une noble princesse, ce
n’était ni une héroïne ni une femme de génie. Il eût fallu
être l’une ou l’autre pour arrêter à soi, à ce moment su-
prême, le flot emporté des révolutions.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/266[modifier]
CHAPITRE XII
Lepenp)e.auxTuiter)cs.
Après la fuite de Louis-Philippe, la duchesse de Mont-
pensier, qui n’avait pu trouver place dans les voitures du
roi, se rendit à pied chez M. Jules de Lasteyrie, rue de
Miroménil. Le duc de Wurtemberg etson fils s’étaient échap-
pés par la galérie du Louvre. Le générai Sébastiani, ayant
revêtu des habits bourgeois, avait quitté les Tuileries en
même temps que Louis-Philippe et s’était réfugié dans
l’hôtel de son frère, rue du faubourg Saint-Honoré. Quant
au maréchal Bugeaud, dédaignant toutes précautions, il
sortit à cheval, en uniforme, lentement, fièrement, écar-
tant à droite et à gauche les carabines des insurgés qui
affluaient sur le quai. Comme il se dirigeait vers le fau-
bourg Saint-Germain, il se croisa, sur le Pont-Royal, avecun
groupe d’hommes du peuple qui, l’ayant reconnu, se mit a
murmurer « A bas BM~<M~/ Mort à BM~’f~ ? Le
maréchal était déjà loin, quand le bruit confus de ces mena-
ces frappa son oreille. Aussitôt il tourna bride, marcha droit
sur le groupe d’où elles partaient. « Qu’est-ce que j’en-
tends ? s’écria-t-il; vous voulez la mort de Bugeaud? mais
le connaissez-vous bien, Bugeaud? savez-vous ce qu’il a
fait pour son pays? Bugeaud est un des derniers qui aient
envoyé desballes aux Prussiens et aux Russes, quand ils me-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/267[modifier]
HISTOIRE DE LA DEVOLUTION DE-)S48. ~St
Mi;)HJtKtjUtiLAtt)!;YUi~’);10NDE-)S48. ~St
naçaient Paris. Bugeaud a soumis l’Algérie à la France.
Allez, croyez-moi, respectez Bugeaud et tous les braves de
l’armée, vous aurez besoin d’eux avant qu’il soit long-
temps Et les insurgés, gagnés par cette parole franche
et vraiment populaire, entourèrent le maréchal en criant
<t Ht’e Bugeaud Puis ils l’escortèrent comme en triom-
phe jusqu’au seuil de sa demeure.
Les troupes qui, sous les ordres du générât Ruihiéres,
avaient occupé tous les abords du jardin et protégé ainsi le
cortège de la duchesse d’Orléans, s’étaient repliées et mas-
sées sur la place de la Concorde oit, sur l’ordre exprès du
duc de Nemours, elles devaient attendre que la régente
sortit de.la Chambre, pour l’escorter jusqu’à Saint-Cloud.
Le général Bedeau tenait toujours la f.ête du Pont-Royal.
Ces deux généraux disposaient encore de forces suffisantes
pour couvrir le palais Bourbon et le défendre, de ce côte,
contre l’invasion du peuple.
Revenons aux insurgés que nous avons laissés entrant dans
ta cour du Château. Leur surprise fut extrême de voir que
la troupe ne faisait aucun prèparatif de défense. Ils igno-
raient encore la fuite du roi c’est à peine s’ils ajoutaient
foi à son abdication. Ils s’attendaient à trouver aux Tuile-
tics une résistance formidable.
La première colonne d’insurgés qui pénétra dans la cour,
était commandée par un officier de chasseurs de la Kf
légion, homme de résolution et de dévouement, )e capi-
taine Dunoyer.
Il est intéressant de suivre ta marche de cette cotonne,
depuis le moment où elle s’était géparét’ des défenseurs de
la dynastie. C’était vers neuf heures du matin; on venait
d’apprendre à la mairie du 10’’ arrondissement, oùia5<’
compagnie du 4" bataillon, sous les ordres du capitaine
Dunoyer, s’était rendue pom- demander des cartouches
<Ij!l sarde nationale manquait partout de cartouches, ce qui est
~unisamment expliqué par le peu de confiance qu’avait le go~verne-
nient dan’-ses dépositions.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/268[modifier]
HISTOIRE
niBnjmn
que la prison militaire de l’Abbaye, détendue par un poste
d’infanterie, était attaquée parle peuple. A ce moment,
plusieurs élèves de l’École polytechnique~ arrivaient; ils
annoncent à haute voix que tous les élèves se sont divisés,
pour aller, dans chaque arrondissement, concourir avec la
garde nationale au rétablissement de l’ordre et au main-
tien de la liberté. Des cris redoublés de « Vive l’École
polytechnique! vive ~r~o?’MM/ » saluent cette nouvelle, et
l’on se met, aussitôt, eh marche vers l’Abbaye pour aller,
s’il en est temps encore, s’interposer entre le peuple et la
troupe. En débouchant sur la place, la colonne voit que les
insurgés sont maîtres de la prison; ils avaient désarmé les
soldats, délivré les prisonniers, et ils commençaient à dé-
molir la maison d’arrêt. Incertains sur les dispositions de
la garde nationale, ils se retirent silencieusement derrière
leur barricade, établie en tête de la place, et se tiennent en
observation. Le capitaine Dunoyer les, aborde et les somme
de ne pas continuer une destruction inutile. Ils répondent
par les cris de c Vive la ~«rdc nationale! vive l’École po~-
<ccMt~Më.’ vive la t’~)nKC/ » « Oui, mes amis, Vive la
réforme dit Dunoyer que tous ceux qui la veulent nous
suivent avec ordre et discipline. » Puis, voyant que les in-
surgés, armés de pioches, de marteaux de forge, de pinces
à démolir, de haches, de barreaux de fer et de sabres,
manquent de fusils, il propose d’en aller prendre à la ca-
serne municipale de la rue de Tournon. On se range à sa
suite et l’on maeche en avant, en chantant la Marseillaise:
Avec ce renfort, qui la porte environ à six cents hom-
mes, la colonne se dirige vers la caserne de la rue de
Tournon. Elle la trouve occupée par un détachement de la
11" légion. Les gardes municipaux l’ont évacuée de grand
matin pour aller prendre position sur la rive droite de la
Seine.
Alors, Dunoyer conduit ses hommes à la caserne des
sapeurs-pompiers, rue du Vieux-Colombier, où il espère
trouver des armes. La caserne est fermée; la sentinelle se
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. ’253
22
Le succès du peuple est complet de ce côte de la Seine.
retire dans le poste. Le commandant paraît à une fenêtre
du rez-de-chaussée, et, le capitaine Duuoyer lui ayant
demandé des armes pour ses volontaires, il consent, après
quelques difficultés, à livrer environ quatre-vingts fusils,
que l’on passe à travers la grille d’une croisée. Ces fusils
sont charges; un coup de feu part accidentellement. Plu-
sieurs insurges, se croyant attaqués, crient FeM~eaKce.’et
veulent mettre le feu aux portes mais les gardes nationaux
parviennent à les rassurer. La colonne s’ébranle et se divise
en deux détachements; cent volontaires du peuple se diri-
gent, par la rue du Cherche-Midi, vers la maison du conseil
de guerre, bien résolus à l’enlever de vive force. Après avoir
recruté sur leur chemin des hommes et des armes, ils doi-
vent prendre par derrière la caserne de la rue de Babylone,
pendant que la colonne principale, sous les ordres de
Dunoyer, t’attaquera par-devant.
Mais, arrivés à l’entrée de la rue de Babylonc, quelques
gardes nationaux de cette colonne, ayant été reconnaître les
dispositions de la caserne, apprennent que la troupe en est
partie la veille et qu’il n’y a plus au poste qu’un petit nom.
bre de jeunes soldats récemment entrés au corps. Le ser-
gent qui parlemente avec eux propose de recevoir dans le
poste quelques gardes nationaux pour le garder en com
mun; il ajoute en même temps, du tonte plus ferme,
que, si l’on prétend le désarmer, lui et les siens, il se dé-
fendra à outrance. Cette réponse énergique impose le res-
pect. Le capitaine Dunoyer fait faire volte-face à sa troupe
et va rejoindre avec elle le détachement qui revient du
poste du conseil de guerre.
Ce poste, après une courte résistance, a été enlevé et
désarmé. On a, comme partout, brûlé les portes et délivré
les soldats détenus. On apprend au même moment que
d’autres bandes d’insurgés ont pris les casernes de la rue
Mouffetard, de la rue des Grès, de la rue du Foin, de la
rue des Carmes, et désarmé tous les postes intermédiaires.
Le succès du peuple est complet de ce côté de la Seine.
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~4 1 ))tSTOH<E E
La colonne de Dunoyer, grossie dans sec marche et. forte
d’environ quinze cents hommes, après avoir franchi de
nombreuses barricades sur la place de la Croix-Houge, dans les rues du Four, de Bussy, Saint-Andre-des-Arts et Dau-
phine, arrive eu tête dul’ont-Neuf,al’entréc du quai ContL
La garde municipate stationne sur le quai de l’Horloge. Fu détachement de cuirassiers est à cheval, en face du terreplein Henri IV. Les insurges s’arrêtent un moment et font
flotter leurs drapeaux en criant ?ue r~o?*Mtc/ mais,
\o\ant que la troupe fait bonne contenance et qu’eltc est
prête a recevoir le combat, ils passent outre.
A t’eutrèc de la rue des Petits-Augustins, ils voient ac-
courir du quai Voltaire une dizaine de gardes nationaux a c)ieva) qui agitent en l’air des mouchoirs b)ancs. Le plus avance, quand il est à portée de la voix, s’écrie « Tout estimi, mes amis! le roi abdique en faveur de son petitfils la duchesse d’Orléans est nommée régente! o A ces paroles, des murmures éclatent dans les-rangs des insurges. « Cela se peut, repond Dunoyer, mais nous n’avons plus de foi aux paroles nous ne quitterons pas nos armes que l’armée ne soit sortie de Paris. »
Sans insister davantage, les cavaliers continuent leur
marche par la rue des Saints-Pères; ils vont porter dans tout te faubourg Saint-Germain la nouvelle de l’abdication,
qui est à peu près partout bien accueiliie.
Cependant la colonne a gagrte le pont des Saiuts-Peres<
occupe par la troupe. Avant dépasser outre, Dunoyer tienl
co~seU avec ceux qui l’entourent, et propose de traverser l’
ta Seine pour marcher sur les Tuileries. Quelques-uns fou)
observer que, si le roi a veritabtement abdique, il importe
de courir immédiatement a la Chambre, aun de mettre en
déroute les partisans de la régence. D’autres se rangent a
l’avis du capitaine. Mais, pendant ces pourparlers~ une grande hésitation s’est manifestée dans la colonne. f.a
nouveHe de l’abdication du roi et de la régence de la duchesse d’Orléans, qui circule, l’aspect des quais occupes
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 5
par des troupes en bon ordre, tes fortes détonations que
l’on entend incessamment dans la direction du Palais-
Royal, ont ralenti l’ardeur des combattants. Oh juge qu’il
y aurait folie à s’aventurer sur la rive droite et à braver,
en si petit nombre, les forces considérables qui défendent
les Tuileries. Six ou huit élèves de l’École polytechnique
viennent annoncer à Dunoyer qu’ils ont promis à leurs chefs
de ne pas sortir de la limite de l’arrondissement et de
n’agir que par voie de conciliation sans écouter aucune
objection, ils se retirent. Aussitôt, la plupart des gardes
nationaux et des volontaires les imitent. La colonne, to.u). a ù
Fheure de quinze cents hommes, est réduite à cent cin-
quante, parmi lesquels on ne compte plus que soixante
gardes nationaux et quatre élèves de l’école polytechnique,
tes jeunes Prats, Vial, Lebelin et Cahous, qui, tout en s’ex-
posant au danger de l’audacieuse tentative que l’on projette,
déclarent qu’ils resteront fidèles an serment fait. a leurs
chefs de ne pas tirer l’épée hors du fourreau.
Dunoyer est un instant ébranlé par cette défection sa
responsabilité devient immense. H s’agit de tenter un coup
décisif, et il ne peut se dissimuler que les choses ne pre)!-
nent pas une tournure favorable. Mais l’enthousiasme de
sa petite troupe le ranime « ËH avant! en avant! »
s’écrie-t-on autour de lui. Les tambours battent la charge,
on s’avance Intrépidement sur le pont, au risque d’être
mitraillé.
Les quais du Louvre et des Tuileries sont occupés mili-
tairement. Le 7" régiment de cuirassiers arrivant du pont
~’enfest la gauche du pont; le 57’’ de ligne, sous fe.s
armes, est à la droite. On ignore tes dispositions de la
troupe; mais, sans qu’il y ait rien de provocant dans son
altitude, elle semble prête à accepter le combat.
La colonne insurgée fait halte, a peu de, distance des pre-
miers pelotons. Dunoyer, s’approchant des officiers, leur
annonce que les trois légions de la rive gauche, suivies du
peuple en armes, marchent sur le Palais-Royal pour arrêter
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256 HISTOIRE
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l’effusion du sang. Sa compagnie, dit-il, est l’avant-garde de l’armée populaire et vient demander le libre passage.
L’un des officiers va consulter le colonel, qui, àla vue
des gardes nationaux mêlés au peuple, élève en l’air la poignée de son épée aussitôt lés soldats dressent la crosse de tours fusils. Un passage s’ouvre devant la colonne révoiutionnaire; elle traverse le Louvre aux cris de Vive /a Fr<M?c< vivent les cuirassiers! vive la ligne! La musique du régiment répond à ces cris, en jouant la Mar.~tMsM!?. Pendant ce temps, quelques insurges s’étaient glissés un
a un le long du quai des Tuileries, en fraternisant avec les soldats. lis ne tardent pas à pénétrer .dans la cour du Carrousel par le guichet de l’Orangerie.
La cour des Tuileries est occupée par de nombreuses
troupes, mais la place du Carrousel est complètement évacuée. Une foule en armes, venant de la rue Saint-Thomas, commence à l’envahir, au moment même où la colonne de la rive gauche achevé de passer le guichet du Louvre; trois coups de canon se font entendre une fusillade retentit sur la ligne du château elle tue et blesse plusieurs insurgés. La colonne de Dunoyer riposte, ainsi que le groupe qui avait pénétré par le guichet de l’Orangerie. Plusieurs balles mortelles atteignent à la fois un malheureux piqueur en grande livrée rouge, qui conduisait au château deux chevaux des écuries royales, destinés aux voitures de madame la duchesse d’Orléans. Aussitôt, sur les instances de quelques-uns des siens, Dunoyer commande un mouvement de retraite pour aller s’assurer de nouveau des dispositions de la troupe qui gardait la tête du pont du Carrousel. On fraternise; les cuirassiers annoncent qu’ils veulent retourner à Versailles, leur ville de garnison. Pendant ce temps, le chasseur Tordeux, qui avait vu plusieurs pièces d’artillerie sortir de la cour des Tuileries par le guichet du pont Hoval, va observer si elles ne prennent point une direction offensive; il constate qu’eues se dirigent vers la place de ta Concorde. Alors )eg tambours des insurgés battent !a
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bELARÊVOHJTIQ!<!)Ed848.
gRt’)e retour df
,~D ’il M. retoiii~ tii,
i)t!jLAm!i\UHJttUnUNt64S. ’ZO~
charge, la colonne reprend sa marche à travers la place
presque déserte, et parvient jusqu’au poste de l’état-major,
où stationne, l’arme au pied, la garde nationale de ser-
vice, composée de plusieurs détachements de la quatrième,
de la cinquième et de la sixième légion.
Dunoyer invite le commandant à se joindre à lui pour
pénétrer ensemble dans les Tuileries; celui-ci s’y refuse en
alléguant qu’il a un service commandé et qu’il n’y saurait
manquer sans un ordre supérieur. Malgré ce refus, les in-
surgés passent outre. Presque aussitôt les divers détache-
ments quittent la place, tournent par la rue de Kohan et
vont se répartir dans plusieurs postes voisins. La colonne
de Dunoyer se rapproche alors de la grille du château et
bientôt elle y entre par le guichet de l’Échelle, que l’on
vient d’ouvrir pour la garde nationale de service; clh’
marche avec ordre, tambours en tète et la crosse en l’air.
Elle se déploie dans la cour des Tuileries aux cris de Vive
rc/bt’tMë’ La garde nationale, alignée près du poste de
l’Échelle et le long du pavillon de l’Horloge, reste morne
et silencieuse.
Une artillerie formidable est encore en bataille dans )a a
cour. Le vingt-cinquième régiment de ligne, sous les armes,
stationne devant le poste où est déposé son drapeau. On voit,
plus loin, un bataillon du génie et de forts détachements de
cavalerie. Au milieu de tout cet appareil guerrier règne un
profond silence. La consternation parait sur tous les vi-
sages. Dunoyer s’avance alors vers le commandant du cin-
quante-deuxième. c Tout Paris est en révolution, lui dit-il;
la garde nationale, le peuple et t’armée fraternisent; nous
venons ici fraterniser avec le brave cinquante-deuxième. »
Les officiers répondent à Dunoyer qu’ils se préparent a
partir; un sergent, qu’il interroge sur le nombre de car-
touches dont il dispose, lui montre sa giberne vide.
Sur ces entrefaites, un valet de chambre du comte de
Paris aborde Dunoyer; iHuiannonce que la duchesse d’Or-
jéans est a la chambre, !e conjure de protéger le retour de
w M
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25S HISTOIRE
la princesse et l’invite à monter dans l’une des deux voitures
qui sont la, prêtes à partir pour aller chercher ta régente
et le jeune roi, ajoutant qu’il a plein pouvoir pour lui offrir
tout ce qu’il pourrait désirer. « Ne comptez ni sur moi, ni
sur mes compagnons d’armes, lui répond Dunoyer; nous ne
sommes pas ici pour servir les princes. » Presque au même
moment, M. en grand uniforme de colonel de
ia garde nationale, s’approche et renouvelle à Dunoyer les
mêmes instances et les mêmes promesses; mais, voyant
qu’il ne peut le persuader, il monte sur le siège de l’une
des voitures et part pour la Chambre. Un gardien du châ-
teau, interrogé par les insurges, leur dit que le roi est en-
core dans ses appartements. Aussitôt ils s’avancent vers le
pavillon de l’Horloge. La, ils rencontrent le colonelBilfeld,
gouvernou’ du château, pâle, hors de lui. Il se jette dans
les bras de Dunoyer et le supplie de l’épargner. Celui-ci
le rassure, mais l’engage quitter son uniforme et à sortir
au plus vite des Tuileries. Trois insurgés se détachent pour
accompagner le colonel jusque dans ses appartements. De
plus en plus surpris du succès de leur audace, les insurgés
pénétrent dans le vestibule du pavillon de l’Horloge, d’où
ils aperçoivent au loin, dans le jardin, dont les grilles d’en-
ceinte sont encore fermées, le cortège fugitif de madame
la duchesse d’Orléans qui touche à-la place de la Con-
corde. Ils montent le grand escalier, croyant à chaque pas
être assaillis. Ils parcourent ainsi avec précaution plusieurs
salles et ga!eries; Le général Carbone!, enveloppé d’un ca-
ban, passe rapidement près d’eux et se retourne pour re-
commander au volontaire Lacombe de ne rien gâter dans
les appartements. Dans une pièce de service, un garçon
lampiste est tranquillement occupé à nettoyer un verre de
lampe.
Enfin l’on arrive à la salie du trône. Deux faisceaux de
drapeaux tricolores en soie frangée d’or ornent les deux
côtés du fauteuil royal. Chaque insurgé veut s’y asseoir a
son tour. Dunoyer fait a ses compagnons d’armes une alio-
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~ELARE~LU~ONDE~M~ 2MI ()
.U)tLAtH!jtUL,UI,ttJ[\DËlK4}<. 2.’)f)
cutloit chaleureuse, puis il trace sur les moulures du troue
cessimplesparoles:
f.M PEUPLE DK PARIS A L’NUHOPE ËNTfËRE
It~)’E~.t~,F~et’Mt~.
~4fevri<’L’1848.
Un cri enthousiaste de F!fe République! le premier
qu’on ait poussé depuis le matin, tant on a été fidèle a la
consigne donnée par les chefs politiques, salue cette pro-
clamation solennelle et familière tout ensemble de la vic-
toire du peuple. Les insurges courent aux fenêtres et font
retentir au dehors leurs acclamations. A cet appel, les
gardes nationaux de service arrivent; l’un d’eux, lieuf.e-
liant de la cinquième légion, môme les degrés du trône et
commence, a la surprise générale, une harangue en faveur
du prince Louis Bonaparte; interrompu par des marques
de réprobation unanimes, l’orateur désappointé se perd
dans la foule.
Après une courte halte, la colonne de Dunoyer se remet
en marche et traverse les appartements qui conduisent au
musée. Tout annonce qu’ils viennent à peine d’être quit-
tés par la famille royale. De grands feux brûlent, dans les
cheminées. Des billes et des queues de billard sont encore
jetées pêle-mêle sur le tapis, comme pour une partie mo-
mentanément suspendue. Un piano est resté ouvert. Des
albums sont épars cà et là. Dans la salle à manger, la table
n’est qu’à moitié desservie; quelques insurgés s’y rafraî-
chissent à la hâte. Arrivés à l’escalier du paviHon de Fiore,
près de l’aile attenante au Louvre, un bruit confus se fait
entendre une porte à double battant s’ouvre comme
d’elle-même, et les insurgés se voient, à l’entrée de la
grande galerie du musée, à dix pas d’un détachement de
gardes municipaux sous les armes a l’autre extrémité
Ce détachement se composait de 550 hommes venus <:es différents
portes de Samt-Eu~achc, de la M)<’ aux b)ë.<, des Pcti~-Pprcs, df la
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MO HISTOIRE E
de la galerie un détachement du génie est occupe à for-
mer une barricade avec des banquettes.
Les insurgés s’arrêtent brusquement; ils se croient pris
dans une embûche. « Nous sommes trahis? » s’écrient-ils,
et aussitôt leurh armes s’abaissent; mais le capitaine Du-
nover s’avance entre eux et les gardes municipaux, et,
s’adressant au commandant « Vous êtes tous des braves,
lui dit-il; vous pouvez vous défendre, mais à quoi bon? le
roi est en fuite. Le peuple vainqueur arrive de toutes parts;.
aucun de vous n’échappera à sa colère. Laissez la vos
armes, fiez-vous à nous, et nous jurons de vous sauver, e
Le maréchal des logis tend la main a Dunoyer, et donne
ainsi le signal de la paix; aussitôt les soldats élèvent la
crosse de leurs fusils en criant A ~s G:t<:M~ vivent les
enfantsde Paris! vive la ~M’~ Ktït!OKN~ vive la réforme!
Puis ils déposent leurs armes, jettent à terre leurs équipe-
ments et leurs cartouches, et viennent serrer la main des
gardes nationaux et des insurgés. Ceux-ci, craignant d’être
surpris par l’invasion du peuple, se hâtent de quitter une
partie de leurs vêtements pour en couvrir les gardes muni-
cipaux on protège leur retraite à travers la foule en armes,
qui déborde déjà dans les salons. On les escorte par petits
groupes on les conduit au poste dit pavillon Marsan, que
vient de quitter le 53’ de ligne. Là, ils achèvent de se tra-
vestir, puis ils sortent isolément, comme ils peuvent
place des Victoires, qu’ils avaient remis à la troupe de ligne après avoir
reçu l’ordre de se replier sur les Meries, et d’environ 65 hommes
venus du Ch&teau-d’Eau; Ils étaient commandes par le maréchal des
logis Roubieu et. par le lieutenant Perin. Un chef de bataillon (lu gëme
les avait placés dans la galerie du musée qui communique avec les
Tuileries; il avait faite! ablir avec des banquettes une esp~e de barri-
cade; puis, répondant au lieutenant l’ërin, qui lui demandait ):t consi-
g-ne:’« Vous vous hattrex, s’i) le faut, )) avait-u dit; après quoi il avait
disparu..
Le zèle des Insurges a sauver les gardes municipaux est attesté par
ceux-ci avec les expressions de la plus vive reconnaissance, dans une
deciaration co))ectivc. Le votontaire Lac~nbe père, qui n’avait pas
quitte ta cotnuue de Uunoyer depuis le matiu, prend le maréchal des
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 26t
Le détachement du génie suit leur exemple et va se
réunir mi autre détachement de la même arme qui se
dispose à partir,, ainsi que le 52" de ligne, et tout ce qui i
reste encore de troupes dans la cour du château.
Pendant cette retraite, une démonstration politique d’un il
caractère étrange avait lieu dans la salle des’maréchaux,
Un homme d’une haute taille, les cheveux en désordre, les
joues creuses, le regard flamboyant, les vêtements déchi-
rés, fend la foule; ses longues mains crispées agitent une
feuille de papier. Il fait signe qu’il veut parler; il monte
sur une banquette, et commence d’une voix épuisée par la
fatigue et par l’émotion une lecture qui se perd dans le tu-
multe. Mais tout d’un coup le silence se fait; on vient de
reconnaître l’ami dévoué du peuple, le héros de l’insurrec-
Lion lyonnaise, le républicain ardent, passionné jusqu’au
délire: Charles Lagrange. On se presse autour de lui; on
l’écoute avidement. Il lit d’un accent ironique l’acte d’abdi-
cation du roi « Citoyens, s’écrie-t-il en promenant sur son
auditoire un regard interrogateur, est-ce là ce qu’il vous
faut? La France se courbera-t-elle sous le sceptre d’un en-
fant, d’une femme? Voulez-vous d’une régence en que-
nouille ? – Non non s’écrie la foule pas de royauté pas
(le régence
« Vous avez raison, mes amis, répond Lagrange il nous
faut une bonne République » Et il descend de sa banquette
.m< cris redoublés de F~e~t Ji!<~MMt<jfK< On l’entoure, on
logis RouMeu sous le bras et le conduit dans sa propre maison, où il
lui donne l’hospitalité pendant plusieurs jours. Le volontaire Bondaut
emmène chez lui le sous-ofScier Foyet et le garde Denixet. Préau, qui
revient de la place du Palais-Royal, conduit deux gardes municipaux
chez son patron, le libraire Etosse, du ils restent cachés pendant une
semaine. Le sergent Dnyiltard en escor!e deux jusqu’à la rue de l’Ëcolc-
de-Medecine; le lieutenant Permet un sous-officier, qui marchait avec
lui, furent seuls maltraités, ayant été sépares, violemment, de leurfra-
ternelle escorte par le contre-courant de la foule. On leur arracha
leurs (’’pantettes et oh déchira leur uniforme. Ils ne parvinrent qn’:t
~rand’peinf ctje~ te concierge du ppv)!ton Mfn~a)), qui tes (i! évader.
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263 HISTOtUR F,
l’étouffé presque dansuntransport d’enthousiasme. Suivi de la foule, il se dirige vers la salle du Trône, où le capitaine Dunoyer rallie ses hommes et se prépare a marcher sur la Chambre. II vient d’arracher un drapeau du faisceau qui décore le trône. Le lieutenant Girard, de la 1~ légion, en a pris un’autre qu’il remet au jeune Lebelin, de l’École polytechnique. « A la Chambre a la Chambre pas de régence f~s’ècrie-t-on.
La colonne s’ébranle; se pressant sur les pas de leur chef,
les insurgés abandonnent les Tuileries à la multitude ils sortent par le guichet du pavillon de Flore, traversent le pont Royal, se dirigent par le quai d’Orsay vers le palais Hourbon il est environ deux heures.
Pendant que la colonne de Dunoyer sortait d’un côté,
une masse considérable de peuple entrait de l’autre dans la cour du château. La. place du Carrousel et la courétaient, depuis dix minutes environ, complètement vides. Les troupes avaient opéré leur retraite. Les gardes nationaux étaient entrés dans le château, ou s’étaient retirés dans l’intérieur des postes. La colonne populaire qui vint prendre possession des Tuileries marchait en bon ordre et sans aucun tumulte. Le maire du deuxième arrondissement, M. Berger, la canne à la main, ceint de l’écharpe tricolore, était en Léte de cette espèce de procession armée, mais pacifique. On y voyait des ouvriers en blouse, des gardes nationaux, des soldats de la ligne, des femmes, des enfants qui se donnaient gaiement le bras et semblaient, tout ravis de leur facile victoire, n’avoir d’autre pensée que ce!)e d’uue ’Cans la colonne raUiec ainsi autour du capitaine Dnnovcr, se
trouvaient, Je lieutenant CHrard et neuf autres gardes nationaux de h) )1~ lésion; in chasseur Barillet, de la .’)"; des combattants arrivés du (.hateau-d’Eau, parmi lesquels on remarquait un garçon boucher eh taNier de service, arme d’un coutelas; un vlci))arda barbe Manche, arme d’un sabre antique a la garde duquel on vcvaitun demi-pain ()e munition traverse par la lame; tes eteves t.ehetiu et Yjfii dc)’Kco1epo~tefh.nique. etc.
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DU LA. RÉVOLUTION BEi~S. M3
fraternité copiante’. Cette foute iuoft’eusive se répandit
bientôt dans tes appartements royaux. A ce moment, M. de
Girardin, qui revenait de la place du Palais-Royal et qui
ignorait les derniers événements, entrait aux Tuiteries.
Poussé dans le château par le Ilot populaire, reconnu et
interrogé par (tes insurges qui ne savaient pas plus que
lui ce qu’était, devenue ia famille royale, il leur anmmce
t’abdication de Louis-Philippe, et la régence de la duchesse
d’Orléans. Cette nouvelle est favorablement accueillie; el)e
parait même surpasser l’attente de ceux à qui il la commu-
nique. « Est-ce bien vrai? disent-ils, est-ce signe? w M. de
Girardin, pour donner plus de crédit à ses paroles, s’assied
a une table, et, pendant une heure environ, il écrit et signe
près de cinq cents hulletins ainsi conçus:
« Abdication du roi;
Hegencede la duchesse d’Orléans;
"Dissolution de la Chambre:
« Amnistie générale..
« l’.MlLË DM C)HA<n)), ))
Cependant, au milieu de la foule qui se heurte et se
pousse tumultueusement en avant, M. de Girardin aperçoit
M. Ihunouiin, portant un drapeau tricolore, haranguant a
droite et a gauche du geste et de la voix. 11 a rallie autour
de lui une bande de deux cents hommes environ qu’il va
conduire à )a Chambre. M.deGirardJu se joint à lui, pen-
sant que la présence de cette bande populaire peut favo-
riser la proclamation de la régence. On se met en marche,
on sort par le guichet dn pavillon Marsan, on suit la rue. de
Uivoil. La troupe, qui stationne surla place delà Concorde,
ne fait aucune difficulté pour laisser passer cette petite cd!onnequi n’es) point armée. Arrivé a la grille du palais
« lis \ont aux ’)’ui)erics, diMit. )tn mm’i< !’t urt g’arde national qui, i;
apercevilut de tom ceUc bande armée, ~inquiétait de lui Yoh’prend)’e
)a direftion du château; mai;- ce n’t’.st pas pour faire du ma) c’M<
/<M<c«’f de se ~OHt~H~t’. ))
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204 HISTOIRE
législatif, M. Dumoulin fait ranger ses hommes près des voitures de la cour, qui attendent madame la duchesse d’Orléans; il échange quelques paroles avec le générât Gourgaud et pénètre seul dans l’enceinte. M. de Girardin y est déjà, et, bien qu’il ne soit plus députe, il est allé reprendre son ancienne place auprès de M. de Lamartine.
A partir de ce moment jusqu’à une heure avancée de la
nuit, le château de Tuileries est abandonné à la multitude. Elle se répand à flots depuis les caves jusque dans les combles. Éblouie à l’aspect de ces splendeurs, curieuse, étonnée, étourdie de son propre bruit, excitée par sa propre licence, ivre de joie d’abord, de vin ensuite, elle s’y livre à tous les excès, à tous les caprices d’une imagination en délire. Ce château, d’où l’étiquette rigide d’une reine dévote et un veuvage sévère avaient, en ces dernières années, banni toute joie, devient le théâtre d’une immense orgie, d’une saturnale indescriptible.
Pendant que les uns, pour assouvir de sauvages colères,
se ruent sur les objets inanimés, brisent les glaces, les lustres, les vases de Sèvres, mettent en pièces les tentures, déchirent, foulent aux pieds, brûlent, au risque d’allumer un effroyable incendie, livres, papiers, lettres et dessins’, Unecertaiue méthode préside, pendant [es premières heures, a cet;
dévastation. Dans ta salie des maréchaux, le portrait du maréchal Bugcaud est percé de coups de ba’tounettc et nus eu lambeaux; celui du maréchal Souh est fusill; Les noms sont remplaces par ces mots ynK~ <t la pah’M. Daus les appartements de madame Adé- taidc, uue toile représentant Louis-Philippe saignanUccoutïterYampr est lacérée.. Le buste en bronze du roi, dans le satou dit de /}!HH/<f. est jeté par les fenêtres, mutité, et enfin fondu dans uti énorme brasier. Les portraits du-prince deJoimiUe, au contraire, sont partout respectés. Dans le cabinet où le roi avait signe son abdication, le portrait du duc de Kemours est tres-maltraitë; ni le portrait de la reine, ni celui de madame Adélaïde ne sont touches. Les tapisseries de la reine, ses laines et ses soies a broder, lui ont été restituées intactes, ainsi que le prie-Dieu où elle avait enfermé les linceuls de la princesse Marie et du duc d’Orléans. On se découvrit en entrant dans I’oratoir& de MartCAmeiie. Un élevé de l’École polytechnique, saisissant le crucifix « Voici notre maitre à tous! » s’ecriii-t-il; ct,uivi d’un grand nombre d’insur-
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DELARÉVOH)T!ONDEd848. 265
23
les autres, en beaucoup plus grand nombre; prennent avec
une verve inoffensive le plaisir plus raffine de la satire en
action Comédiens improvises, ils imitent, avec une gra-
vité du plus haut comique, les solennités des réceptions
officielles. Dans la salle de spectacle, où l’on s’est empare
de tous les instruments de l’orchestre, une iniernaie caco-
phonie semble prendre à tâche de rendre sensible it
l’oreille déchirée le chaos moral de cette heure révolu-
tionnaire.
D’autres s’installent aux tables de jeu et parient les mil-
lions de la liste civile; on remarque deux individus qui, assis
à une table d’échecs, la tête appuyée sur leurs mains, les
yeux fixés sur l’échiquier dans l’attitude d’une méditation
profonde, donnent, au milieu du plus étourdissant fracas,
une muette comédie. Les bons mots, les lazzi, volent à tra-
vers les coups de feu qui se croisent au hasard 2.
Les enfants se revêtent de robes de chambre en velours,
se font des ceintures avec des franges d’or et des torsades
de rideaux, des bonnets phrygiens avec des morceaux de
tentures. Les femmes font ruisseler dans leurs cheveux les
essences parfumées qu’elles trouvent sur les tables des prin-
gés, il le porta processionnellement jusqu’à Saint-Mocl), ou il le remit
entre les mains du curé. Les appartements de madame la duchesse
d’Oriéans ont été complètement préserves; de bons citoyens avaient
improvise une garde. L’appartement du duc d’Orlans, ferme depuis
sa mort, a été laisse religieusement dans l’état où il se trouvait. Les
dévastations véritables n’ont été commises que plusieurs heures après
la première invasion. Xous les constaterons en temps et lieu.
Dans cette dernière journée, un assez grand nombre de légiti-
misles avaient encouragé le mouvement insurrectionnel en distribuant
aux combattants beaucoup d’armes de luxe. Plusieurs parurent aux
barricades. Ils avaient revêtu la blouse et la casquette du prolétaire.
Un en vit aussi se mêler, plus qu’il n’eût été bienséant à des ))arti:.an<-
de ta royauté, aux ébats du peuple dans les Tuileries.
« C’Mt <<M qui es aveugle, » s’écrie un ouvrier en j’aisaut de son
mouchoir un bandeau au buste de LoutS-I’bilippe.ffQue fais-tu in
ntarquis? dit un facétieux à un enfant qui tenait à la maiuuuptau
de Neuilly.–Ëh! vicomte, j j’examine le plan de mes propriétés,
répond celui-ci avec gravité.
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~86 )HSTO)t{K E
cesses. Elles tardent leurs joues, couvrent leurs épaules de dentelles et de fourrures, ornent leurs têtes d’aigrettes, de bijoux, de neurs; elles se composent avec un certain goût burlesque des parures extravagantes. L’une d’eues, une pique à ia main, le bonnet rouge sur la tête, se place dans le grand vestibule et y demeure, pendant plusieurs heures, immobile, les lèvres closes,l’œilnxe, dans l’attitude d’une statue de la Liberté c’est une fille de joie. On dénie devant elle avec toutes les marques d’un profond respect. Triste image des justices capricieuses du sort la prostituée est le signe vivant de la dégradation du pauvre et de la corruption du riche. Insultée par lui dans les temps prétendus réguliers, elle a droit à son heure de triomphe dans toutes nos saturnales révolutionnaires. La Maillard travestie en déesse Raison, c’est l’ironique symbole de l’honneur populaire outragé, abruti, qui se réveille en sursaut dans l’ivresse et se venge.
Enfin, vers trois heures, le trône, incessamment foulé aux
pieds par les insurgés, qui avaient tous voulu y monter a leur tour, est enlevé à bras et descendu par le grand escalier dans le vestibule du pavillon de l’Horloge. On préparc une marche triomphale. Des tambours battent de fantasques roulements. Deux jeunes gens, montés sur de beaux chevaux des écuries royales, prennent la tête du cortège le fauteuil est porté sur Jes épaules de quatre ouvriers, que suit une foule nombreuse. On traverse ainsi le jardin, la place de la Concorde et toute la ligne des boulevards: Une multitude année de piques au bout desquelles pendent des lambeaux de pourpre, de damas, de brocart, des habits de cour, des livrées, brandissant des baïonnettes et des sabres auxquels sont enfourchés des quartiers de viande, de pain, de lard, des bouteilles vides enlevées aux cuisines et aux caves royales, s’avance- en chantant la Maf~!«aMë. A chaque barricade, elle fait halte, et le trône, posé sur des assises de pavés, sert de tribune à quelque harangueur populaire. Enfin, parvenu à la Bastille, on le place au pied de
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DELARKYOH!T!ONDE1S4S. 2C7
la colonne de JuiUet un long roulement de tambour se fai!
entendre; on apporte quelques branches de bois sec que
i ’on dispose en bûcher on y met le feu une flamme s’étèvc
claire et petillante, qu’entoure aussitôt une ronde joyeuse.
La ronde s’agrandit de proche en proche; elle presse son
rhythme, e) Je s’accélère, se précipite, s’étend, se prolonge
jusqu’à ce que les derniers vestiges du trône aient disparu
dans un monceau de cendres. Alors de grands cris d’aiïe-
gresse retentissent, au-dessus desquels on entend bientôt
des voix énergiques qui rappellent aux combattants !e but
de la révolution et s’écrient: ~’H~ FtH~ /’fM~’
f~ F!
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CHAPITRE XHL
L<’pmp)ca)nChnn]brcde!!(](’p))t~.
La Chambre des pairs avait été convoquée pour une
heure et demie. (Jne courte discussion sur le procès-verhai
occupa les premiers moments de la séance, puis le chance-
lier se leva, et, d’une voix très-émue, annonça a l’assem-
blée les événements dn dehors: «Messieurs, dit-it,je~ne
sais que par le AffMM(<tM- que le ministère précèdent n’existe
plus et qu’un autre ministère se forme. Je n’ai reçu aucun
avis officiel de quoi que ce soit par conséquent, il n’y a
rien dont je puisse entretenir la Chambre.)) ))
Les pairs, humiliés et déconcertes, ne jugèrent point non
plus qu’ils eussent quelque chose à faire; la séance futsus-
.pendue. Pendant cette suspension, le bruit serèpandit que
madame la duchesse d’Orléans allait venir au Luxembourg
avec M. le comte de Paris; mais, après une longue et inutile
attente, le chancelier, ayant invité les pairs à reprendre
leurs places, leur fit connaitre, en ces termes, qu’ils pou-
vaientseseparer:
« Nous avious envoyé trois de nos cottégues auprès de
« M. le président de la Chambre des députés pom-t’mfor-
« mer que la Chambre des pairs restait assemblée et atten-
<~ dait les communications qui pourraient Ini étrc.faites.
(( Cette mission a é).è remplie; mais, d’après le compte f)è.
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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 269
23.
L _~II’. j- 1 Il.
HISTOIRE DE LA REVOLUTION DE 1848. 269
« taillé qui nous a été rendu par nos collègues, il est
« évident que la Chambre des députés n’était plus en séance
« quand ils y sont arrivés. Notre message n’ayant pu, par
« conséquent, avoir aucun résultat, j’ai l’honneur de pro-
« poser à la Chambre de lever la séance. Elle sera informée
« quand une nouvelle réunion pourra avoir lieu.
Ainsi finit, ainsi devait finir cette assemblée sans carac-
tère, sans tradition, sans puissance, cette représentation
factice d’une aristocratie plus factice encore.
Ni le roi ni les ministres n’avaient pensé à la Chambre des
pairs, au moment du danger; on ne daignait pas la prévenir
des événements accomplis. Il ne vint à l’idée de personne
de lui demander une inspiration politique, un appui légal.
un effort quelconque de courage ou de patriotisme. Ni la
monarchie dans ses dernières convulsions, ni la République
dans ses premières luttes, ne songèrent à cette assemblée
inerte; personne ne prit la peine de la congédier; elle s’ef-
faça, elle s’évanouit dans le néant où elle avait végété; on
ne put pas même dire JE~e a vécu
Le spectacle que présentait à la même heure le palais
Bourbon, quoique bien différent, n’était guère moins pi-
toyable. Depuis midi, une foule de députés, de journalistes,
de personnes étrangères à la Chambre, accouraient de
toutes les parties de la ville, effarés, en proie à des frayeurs
dont le désordre paraissait dans la tenue, dans les propos,
sur les physionomies. Nul ne cherchait à déguiser sa préoc-
cupation personnelle dans la. panique générale.
Jamais peut-être, à aucun moment de nos crises révolu-
tionnaires, une pareille hésitation, une perplexité si mani-
feste, n’avaienttrahi, dans les esprits et dansles consciences,
une déroute plus comptètc. On vit, alors, avec surprise, avec
Les pairs eux-mêmes avaient le sentiment de leur nullité s Mes-
sieurs, )a Chambre des députes vient d’être envahie, s’écrie M. Ben-
~not, en entrant \’crs dix heures dans ta saHedu Luxembourg ;))ouf!
allons l’être incessamment. Mon cher coUèpue, vous vous flattez. »
lui répond, en souriant, M. de Saint-Priest
9?.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/286[modifier]
MO HtSTORE
tristesse, combien était devenu petit, en France, le nombre
(le ces hommes fermes de cœur, pour lesquels le devoir ne
saurait jamais être douteux et que le sacrifice trouve tout
préparés. Quel que soit le blâme quedoive encourir devant
l’histoire l’attitude de la Chambre des députés en ce mo-
ment décisif, il convient de dire, non pour sa justification,
mais pour notre enseignement, qu’elle reflétait l’image trop
fidèle de l’état moral auquel les classes supérieures étaient
descendues.’ Vues troublées qui cherchent a reconnaître de
quel côté va la fortune pour la suivre, appréhensions de
s’attacher une cause perdue, prudences qui .veulent tout
ménager, perfidies qui s’observent, habitudes, contractées
dans les chocs de nos luttes civiles de~çonfondre
le succès avec 1e droit, l’égotsmë avec la sagesse, la fourbe-
rie avec l’habileté, voilà de quels éléments se composait,
vers le déclin du règne de Louis-Philippe, l’opinion léga-
lement constituée dans les Chambres; voilà sur quels fon-
dements la dynastie d’Orléans se croyait assez solidement
assise pour défier l’ardeur des passions pdpulair.es.
L’ouverture de la séancen’avait été indiquée,la veille, que
pour tr.ois heures. Sauzet n’était pas là.: En attendant
qu’il vînt/dans la salle des Pas-Perdus, dans, la ~salle/des
conférences, dans les couloirs, dans les bureaux, .dans la
tribune des journalistes, on entrait, on sortait, on se com-
muniquait des nouvelles et surtout des. suppositions per-
sonne ne connaissait avec exactitude ia situation des
choses; les bruits les plus contradictoires trouvaient.
créance. On venait de voir passer M. Odilon Barrot, suivi
d’une espèce de cortège; il allait prendre possession du
ministère de l’intérieur. On se demandait si Louis Philippe
était encore roi, s’il avait quitté les Tuileries, pour qui se
prononçait la garde nationale, si la troupe combattait
encore, qui la commandait; on sentait que tout flottait au
hasard.
Enfin, pendant que MM. Carnot et Marie se décidaient à
aller au château pour éclairch- tous ces doutes, on vit arri-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/287[modifier]
!)ELÂRÉYOHJTJONDEt848.- M)
_z~. ay~
ver M. Vatout et plusieurs autres personnes de l’intimité de
Louis-Phiti.ppe, qui, en annonçant l’abdication, groupèrent
autour. d’elles des députés influents et s’efforcèrent de les
amener à soutenir la régence. M. Berryer et M. Lubis, ré-
dacteur en chef d’un journal légitimiste 1, se prononçaient t
tortement pour cette transaction. On affirmait que le Na-
<MM~ était gagné, qu’un ministère Odilon Barrot et Marras)
allait entourer de sa popularité un gouvernement nouveau
exempt.de tous les ,torts dont le peuple accusait Louis-
Phitippé. <( H y avait bien, disait-on dans ces groupes, un
certain nombre, de fous qui partaient de ~!<M~M~ mais
<-e n’était pas là une opinion sériense. Du moment que !.)
personne du roi et cette de M. te duc. de Nemours étaient
hors de cause, rien ne serait plus facile que de faire accla-
mer madame la duchesse d’Orléans et M. te comte de Paris
uue.jeune femme que ta calomnie de l’esprit de parti n’a-
Ya.t jamais osé. effleurer, et, un enfant préservé, par son
âge, de toute participation aux choses, de toute relation
avec les hommes que réprouvait l’opinion publique x
Comme on raisonnait de la sorte, M. Thiers accourt hors
dhateme; oni’entoure, on le presse de questions, ttcou-
firme la nouvelle du départ du roi il ne sait rien de plus.
il u pas vu madame la duchesse d’Orléans; il n’a pas vu
M. Odilon Barrot it vient de traverser la place de la Con-
corde. «La troupe, dit-il, n’empêchera pas le peuple de
passer; avant dix minutes, ta Chambre sera envahie, )e<<
députés seront égorgés. J~M~K~f, ~OM~, monte, ),
ajoute-t-tl en élevant son chapeau, comme pour imiter te
gested’unpilote en perdition. 11 n’va plus rien a faire
Et M. Thiers disparaît, après avoir ainsi répandu autour
ne hn la consternation et t’épouvante.
//UHMM mas<M’e&M~<
S~T’ Duvergier de Hauranne, ,de Rëmusat. Darcche. de
S~tes, aTa~nt. ainsi que nous l’avons vu/quitte les Tuileries en n~mp
.?~~T’ à l’entrée d,’
]~ place de la Concorde et pnussë par fm.te du côtA du pnnt, h.t.int
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/288[modifier]
HISTOIRE
Presque au même moment, M. Sauzet arrive et prend
place au fauteuil. Les tribunes publiques sont vides; il
n’y a personne au banc des ministres: Dans la tribune des
journalistes, MM. Gervais (de Caen), Pascal Duprat et quel-
ques autres rédacteurs de la ~-me; parlent hautement
de république; M. Marrast s’efforce de leur imposer M-
tence.
M.LafnttedemandequetaGhambre se déclare en per-
manence. Cette motion est adoptée; mais les députés, de
plus en plus troublés par les nouvelles du dehors, ne
songent à prendre aucune autre initiative. La séance est
suspendue.
Enfin, vers une heure et demie, un officier en uniforme
est introduit et vient .parter à l’oreille de M. Sauzet. Aussi-
tôt le président annonce avec beaucoup d’embarras à la
chambre que madame ta’duchesse d’Orléansva assister a
la séance. H fait disposer trois sièges au pied de la tribune.
Une agitation extraordinaire se manifeste sur tous les bancs
quaud’on voit entrer dans lasalte, par la porte du couton-
de ~auche, madame la duchesse d’Orléans, tenant par ta
main le comte de Paris. Le duc de Chartres la précède
plusieurs aides de camp, des officiers d~e l’armée et de la
le pas était entre a -la Chambre, ptutût pour y chercher un refuge
que pour y apporter un a.is. Persuadé que l’in~tou popu~e M
tarderait, pas, il ne jugea pas opportunde l’attendre, et pensa à mettre
sa personne en sûreté. Un député conservateur, M. Talabot, s’offrit a
l’accompagner et Je reconduisit par de longs circuits, par le-bois de
B~~e~~BatignoUes, a travers des groupes poputau-es mena-
~u-i~aUut rieurs fois haranguer, ju~ place Saint.-
Geoi-es M Tluers y arriva, vers six heures du soir, harassé de fatigue.
dan~un <tat de complète prostration physique et morale.
Beaumont (de la Somme), de Mornay, de Polignac et César
Bacot, informés par un des sténographes du M< que les gardes
municipaux qui occupaient la caserne des Mm.mes, P~ dé la place
Boyate, venaient de se rendre, et que le peuple, partout
~rdemtionate avançait yers les Tuileries et. le palais Bourbon.
~.rur~t~r M. Sauzet. Cetui-ci se refusa d’abord aou~Da
~ance~~t te presser vivement pour obteriir qu’il se rendit au
palais Bourbon avant l’heure indiquée.
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DE LA REVOLUTION DE 1848. 2?5
~L:4 "a. .m y i.u uo~o. Zia
garde nationale, lui servent d’escorte. A la vue de cette
femme, de cette mère si noble et si courageuse, un certain
attendrissement gagne les cœurs 1. <( ~Mc/i~w d’Orléans vive /e coM:fe tfc Pa~’M fà’ë /s ?’<~<’M~c/ f~e /<’ ro! ))
crie-t-on dans les tribunes et sur ta plupart des bancs’. La
duchesse s’incline son voile à demi relevé découvre ses
.joues pâles et ses yeux rougis par les larmes. Ses vêtements
de deuil ajoutent quelque chose de plus touchant encore à
la plaintive majesté de son maintien. Elle parcourt d’un re-
gard inquiet l’assemblée, comme pour y chercher des pro-
tecteurs. Hé)as elle vient d’entendre des paroles bien dif-
férentes. En traversant la salle des Pas-Perdus, elle a été
coudoyée par des républicains accourus pour déjouer ses
efforts, et, au moment même où elle entre d’un pas timide
dans l’enceinte, un petit groupe d’hommes résolus s’y pré-
cipite pour protester, au nom du peuple, contre ta rovauté
deson.nts..
MM. Emmanuel Arago, Sarrans, Chaix (de Lyon) et Du-
mérit (deSaint-Omer) arrivaientdesbureaux du ~!OM~, Ot’t
siégeait, depuis neuf heures du matin, un comité composé
de detégués de tous tes quartiers de Paris etde répubticains
de toutes les nuances.On avait cherché à s’entendre avec
)e comité de la J~)’M!ë. On comprenait qu’il faHait s’onir
pour tenir .prêt, à tout événement, un gouvernement pro-
visoire mais la fusion était devenue difficile par suite des
rivalités personnelles et de la polémique acerbe des deu\
journaux pendant ces dernières années"
Monte sur une table, M. Louis Blanc prêchait la concili.i-
tion, M. Félix Pvat le secondait d’autres les combattaient
les amis particuliers.de M. Marrast repoussaient M. Ledru-
<! Je suisrépuNicain,d)s:titM. Man-ast, dans la tribune des jnumi-
cette femme, ces enfants, tout ce)a m’ëmeut. –En
’<U, ny a~an-d pas aussi .une femme et. un enfant? h)i rpnnnd un
(ie~sesYMsins; avez-vous été cnmators?)) »
Au moment ou éclata t’insurrection, M. t.edru-Bnnjn et If. t~r,
r-ist t’tajent s))r)epnjnt de se battre en due),
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/290[modifier]
M4 HISTOIRE
fi 11. n 11
Rollin. Enfin, comme le temps pressait et comme on pouvait
craindre que la Chambre des députes, défendue par la
troupe/ne prît une résolution énergique, également fâcheuse
pour le A~MK~ et. pour ja Rf/bî’MM, M. Martin (de Stràs-
bourg), qui n’avait cessé d’aller d’un comité à l’autre, dans
l’intérêt commun, parvint a faire signer aux deux partis if)
liste suivante MM. Arago (François), Dupont (de l’Eure).
Ledru-RoIHn, Flocon, Louis Blanc, Marie, Garnier-Pagès,
Lamartine.
Sur ces entrefaites, la nouvelle positive de l’abdication
du roi étant arrivée, M. Arago t’annonça au bataillon de ):)
2’’ légion qui stationnait dans la rue Lepelletier et à la masse
populaire qui, depuis le matin, encombrait les abords des
bureaux du National. « .Le roi abdique en faveur de
son petit-fils, dit M. Emmanuel Arago haranguant à une
fenêtre, mais le peuple victorieux ne doit point accepter
cette abdication. Un roi déchu n’a pas le droit de disposer
de la souveraineté; c’est au peuple sem, aujourd’hui, qu’il
appartient de prononcer sur son sort; c’est au peuple ~t
constituer un gouyernemejn. de son choix. )) Et, voyant que
ses paroles ne soulevaient aucune opposition, M. Arago pro-
posa à l’acclamation populaire un gouvernement provisoire
composé des noms qu’on vient de lire. Pendant ce temps,
on décidait, dans les bureaux, d’envoyerune délégation à la
Chambre des députés, annd’y appuyer le mouvement ré-
volutionnaire, et, peu d’instants après, MM. Arago, Chaix’,
Dumérilet Sarrans prenaient tous quatre, a pied, le chemin
du palais Bourbon.
Arrivés sur le boulevard, à la hauteur de la rue Dupho).
ils aperçoivent un cortège composé de gardes nationaux,
d’un petit nombre d’ouvriers, d’enfants surtout, qui entou-
rent une voiture de place, et crient FîM’~?’~iM’me/ Les
délégués s’approchent et reconnaissent dans la voiture,
MM. Odilon Barrot, Abattucci, ftarnier-Pagés, Degouves-De-
nuncque sur le siège, auprès du cocher, M. Pagnerre, l’é-
diteur en renom de la presse démocratique. M. Ara.go s’a-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/291[modifier]
fJËLAKËVÛLUTIONDËlS~. ’~u
vance a ta portière «Vous allez à la Chambre? dit-il, en
s’adressant à M. Odi)on ’Barrot nous y allons aussi. Vous v
allez pour faire triompher un gouvernement de coterie;
fions y allons pour faire proclamer la volonté du peuple. )’
Ht, comme il prononce le mot de gouvernementprovisoire,
MM. Garnier-Pagës et Odilon Barrot fui reprochent son im-
prudence, sa folie. On se Sépare très-animé de part et
d’autre. On va tout a l’heure se retrouver en présence, pour
le combat décisif.
La place de la Concorde était, comme on sait, occupée
par des troupes nombreuses et en bon ordre 1. Les délègues
du ;V~MK~ne savaient pas trop comment il leur serait pos-
sible de la traverser. M. Arago paya d’audace, et, s’étant fait
conduire auprès, du général Bedeau, il se nomma, déclara
qu’il allait, au nom du peuple de Paris, remplir a la
Chambre une mission officielle; et qu’il demandait le
libre passage. Le général hésita un moment, puis il con-
sentit a laisser passer les délégués; cenx-ci touchaient déjà
au bout du pont, lorsque accourant au galop: «Monsieur
Arago, s’écrie le généra], de grâce,’faites-moi Savoir te
jjlus tôt possible ce qui se passe à la Chambre; nous igno-
rons tout; nous sommes ici sans aucun ordre. Notre situa-
tion n’est pas tenable; j’ai expédié estafette sur estafette
aux ministres, mais je n’obtiens pas de réponse. Dites, je
vous en supplie, a M. Odilon Barrot ou a M. Thiers qu’il nous
envoie des ordres sans tarder. » Arago promit, et passai
Lorsqu’i) entra dans la salle des Pas-Perdus, le désordre
et le tumulte y étaient au comble. Des groupes animés dis-
cutaient avec véhémence des propositions confuses, mais
(fui, toutes; étaientplusoumoms dans i’intérêtdelat’égence.
~ix c~drofis de dru;u~ )~ de hussards, )H t~" t’eg-imen) d’mj’.m"
~’Ic deûgne.
)’en d’instant après, M. tjcoti faucher et un autre député Yim’Nt)
exhorter )e général Bedeau à deteudre la Chambre. « Apportcz-ujol
uu ordre dji président, repoHdit le getiera). Je ne saurais ag’ir saifs
Ordres..))
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/292[modifier]
27U HtSTOIHE E
M. Emmanuel Arago, à qui sa forte stature et sa voix sonore
aident a se frayer un chemin à travers la foute, proteste
f’onit’e les discours incohérents des partisans de la dynastie,
et tour jette hardiment le mot de liépublique; A peine l’a-
t-il prononcé, qu’il entend battre aux champs et qu’il voit
une femme vêtue de deuil qui’passe rapidement, presque
inaperçue dans la préoccupation générale. C’est la duchesse
d’Orléans. Elle va entrer, avec le comte de Paris, dans la salle
des séances. Il n’y a plus un moment à perdre. M. Emma-
nuel Arago et ses amis se précipitent à sa suite; ils arrivent
en même temps qu’elle, par la porte opposée, dans l’hémi-
cycle. M.Arago, déjà surles degrés de l’escalier, veut
monter à la tribune; plusieurs députés le retiennent.
M. Sauzet essaye de lui imposer silence. Des colloques
très-vifs s’engagent. Pendant ce temps, M. Dupin, sur l’in-
vitation de M. Lacrosse, et comme malgré lui, car il com-
prend que l’intervention d’un familier du château peut
compromettre la cause de la régente, a pris la parole. Le
duc de Nemours venait d’entrer 1.,
< Messieurs, dit M. Dupin, vous connaissez ta situation de lu
capitale, les manifestations qui ont eu lieu. Elles ont eu pour
résultat l’abdication de S. M. Louis-Philippe, qui a déclaré,.
en même temps, qu’il déposait le pouvoir et qu’il le laissait
à la libre transmission sur la tête du comte de Paris, avec la
régence de madame la duchesse d’Orléans, t
Des acclamations nombreuses interrompent cette décla-
ration solennelle, dont la présence du duc de Nemours
conNrme l’authenticité. Nous avons vu pourtant que Louis-
Iliiilippe, fidèle jusqu’à la f!n au respect de la loi, avait
résisté à toutes les insinuations, aux instances les plus
Au pont de ta Concorde, UM coxseiHuit au duc de NcnMM’ de l’C~-
k’t’ eu dehors du palais t!our)xm, n la tête des troupes, ff MeJènc Mur)
des danger- dit-il, jetais avec et[e." Pendant tou.~e temps que dura
cette régence éphémère, le duc de Nemours, sans songerun seul instant
iui-memc,se préoccupa de sa beMe-sœur et de ses deux neveux, avec
u))ecou)’ap’enseM’U<eitudc.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/293[modifier]
DELARÈVOLUTK)NMt84S. ~7
M
DELARÈVOLUTK)NM)84S. 277
pressantes, n’avait rien statué quant à la régence. Le nom de madame la duchesse d’Orléans, substitué à celui de M. le duç de Nemours, était un acte illégal, une usur-
pation de pouvoir inspirée aux amis de la dynastie, à
MM. Dupin, de Girardin, Crémicux, Odilon Barrot, par t’impérieuse nécessité des circonstances. Le duc de Ne-
mours, il faut le dire àsa louange, non-seulement n’avait opposé aucune résistance aune telle violation de ses droits,
mais avait voulu accomplir son .sacrifice en personne,
sanctionner de sa présence ia décision de taChàin!M’e, qui l’allait dépouiller, et partager, avec la femme de son frère,
les dangers d’une teUe entreprise.
Les acclamations qui viennent d’accueillir le nom de
madame la duchesse d’Orléans enhardissent M. Dupin; il demande qu’eites soient constatées au procès-verbal. « Messieurs, dit-il, vos acclamations, si précieuses pour le
nouveau roi et pour madame la régente, ne sont pas les prennéres qui l’aient saluée; elle a traversé, à pied, les Tuileries et la place de la Concorde, escortée par le peuple, paria garde nationale, exprimant ce vœu, comme il est au fond de son cœur, de n’administrer qu’avec le sentiment profond de l’intérêt public, du vœu national, de la gloire. et de la prospérité de la France. Je demande, en attendant que l’acte d’abdication, qui nous sera remis probablement par M. Barrot, nous soit parvenu, que la Chambre fasse inscrire au procès-verbal les acclamations qui ont accompagné et salué ici; dans cette enceinte, M. le comte de Paris, comme roi de France, et madame la duchesse d’Orléans comme-régente, sous la garantie du vceu na!lonaL
–Messieurs, dit le président, il me semble que la Cham-
bre, par ses acclamations unanimes.))
Des protestations éclatent, à ces ntots, sur les bancs de lu
gauche et de la droite, et surtout parmi la foule qui se presse au pied de la tribune. Madame la duchesse d’Orléans et ses enfants sont poussés, heurtés, par cette foule qui ne
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/294[modifier]
~S HISTOIRE
Il
les voit pas ou qui ne veut pas les voir De sa place, M. de
Lamartine demande au président de suspendre la séance,
par respect pour ] a représentation nationale et pour l’au-
guste princesse présente dans l’enceinte. Cette proposition,
bien que voilée de respect, était tout à fait contraire aux intérêts de la régence; elle était même inconstitutionnelle,
car rien n’était plus naturel et même plus nécessaire que
la présence du nouveau roi au sein de la représentation
nationale qui devait sanctionner son avènement. Cependant
le président, méconnaissant complètement la situation et même la légalité, annonce que la Chambre va suspendre la t séance, jusqu’à ce que madame la duchesse d’Orléans et le
nouveau roi se soient retirés.
Alors. M. le duc de Nemours et quelques députés engagent
la princesse à sortir; mais elle s’y refuse. Son instinct ma-
ternel l’avertit. Son cœur a plus de fermeté que le cœur du tous les hommes qui l’entourent. Elle reste debout, à sa place, tenant toujours ses enfants par la main, résistant à la pression insupportable de la fouie. Elle comprend que, si elle quitte la Chambre, la cause de son fils est perdue. Le
générât Oudinot prend la parole pour soutenir le droit de
madame la duchesse d’Orléans. « Si la princesse désire se retirer, dit-il, que les issues lui soient ouvertes. Si elle demande à rester dans cette enceinte, qu’elle reste, et elle aura raison, car elle sera protégée par, notre dévouement~. ))
Cependant M. Marie est monté à la tribune, mais il n’ob-
Ace moment, M. d’IIoudetot, voyant te comte de Paris très-pâle, de-
mande pour lui un verre d’eau à l’un des huissiers. « Cet enfant Mt ému, dit-il. Je n’ai pas peur, dit aussitôt le petit prince, qui t’avait entendu; je vous remercie, monsieur, a Et it refusa obstinément <!e Ijon’e.
Après avoir prononcé ces quelques mots, te général descendit dan--
la cour du palais Bourhon, et, haranguant les gardes nationaux qui s’;
trouvaient, il les exhorta a protéger une femme, un enfant.Ses pa-
roles furent accueitties avec Une froideur extrême. Pendant qu’il s’ef-
forçait à ranimer un zèle éteint, la Chnnn’re était envahie et la princesse en fuite.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/295[modifier]
!)ELAHÈYOLUTK)Nr)Et848. 2M
tient pas le silence. « Que toutes les personnes étrangères
il la Chambre, dit te président, se retirent. )) C’était, sous
cette forme plus générale, une injonction nouvelle a la du-
chesse d’Orléans de quitter l’enceinte. Cédant aux invita-
tions qu’on lui adresse de toutes parts, elle monte par l’es-
calier d)t centre, mais elle ne peut se décider encore a
sortir et s’assied sur les gradins supérieurs avec ses fils; le
duc de Nemours se tient toujours auprès d’elle et prend
des notes au crayon. MM. Dupin, de Girardin, quelques
officiers de la maison du comte de Paris et quelques gardes
nationaux, formant, devant la princesse un demi-cercle, la
dérobent aux regards. « M. Barrot’.où est M. Barrot? ;)
s’écrie-t-on de toutes parts. On le cherche, on l’attend
avec anxiété. On semble croire qu’il peut seuL imprimer
une impulsion décisive à cette agitation confuse. Enfin le
ministre de la régence parait dans la salle. Tous les veux
se tournent vers lui; on l’environne; on lui crie de monter
a ia tribune. Le moment est solennel.
M. Barrot venait à la Chambre le cœur encore rempli
d’illusions. Après avoir été au ministère de l’intérieur, où
il s’était occupé, de concert avec MM. Malleville, Bixio,
Pagnerre, de prendre quelques mesures d’ordre; après
avoir fait jouer le télégraphe pour annoncer aux dépar-
tements l’abdication du roi et la régence après a.voir
envoyé, par le colonel de Courtais, aux troupes de la place
de la Concorde, l’ordre de ne pas tirer sur le peuple, il
était allé, avec M. Biesta, à la rencontre de madame !a du-
chesse d’Orléans; mais, ne l’ayant pas trouvée, il s’était
rendu en toute hâte à la Chambre. Là, au moment, d’entrer
dans la salle des délibérations, M. Emmanuel Arago el
quelques députés, qui épiaient son arrivée, l’avaient en-
traîné dans un bureau’ où une vive discussion s’était en-
Voir aux DacMMMM~ historiques, à la fin du voiume, n" 6
Ce bureau avait été mis à la disposition de M. Arago; sur ordre
exprès de M. Sauzet. qui ne paraissnit pas se rendre un comptenienuet
de (a situatinu.’
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/296[modifier]
280 HISTOIRE
gagée sur la nécessité de nommer un gouvernement provi-
soire. M.. Barrot combattit avec force cette proposition, et,
bien que M. Arago lui offrît de faire ajouter son nom sur
la liste adoptée dans les bureaux du National, il déclara
qu’il ne consentirait à rien de semblable. « Tous les pou-
voirs sont concentrés dans mes mains, répétait toujours
M. Barrot je ne saurais admettre aucune autre combinai-
son ni servir aucune autre cause que cette de la régence. »
Ce fut après s’être ainsi prononcé qu’il entra dans la salle
des délibérations. M. Marie occupait encore la tribune. Au
nom de la loi qui déférait la régence au duc de Nemours,
il protestait contre toute décision précipitée, et demandait
la nomination d’un gouvernement provisoire. < Quand ce
gouvernement aura été constitué, disait M. Marie, it avi-
sera il pourra aviser concurremment avec les Chambres,
et il aura autorité dans le pays. Ce parti pris à l’instant
même, le faire connaître dans Paris, c’est le seul moyen
d’y rétablir la tranquillité, JI ne faut pas, en un parei)
moment, perdre son temps en vains discours. Je demande
que sur-le-champ un gouvernement provisoire soit orga-
nisé. ))
La proposition d’un gouvernement provisoire est ac-
<-uci))ie par des bravos partis de la tribune des journalistes.
M. Crémieux s’empresse alors de l’appuyer. « En 1850,
dit-it, nous nous sommes trop hâtés, et nous voici forcés
de recommencer en ~848. Nous ne voûtons pas, messieurs,
nous hâter en 1848; nous voulons procéder régulièrement,
légalement, fortement. Nommons un gouvernement pro-
visoire qu’il soit juste, ferme, vigoureux, ami du pays,
auquel il puisse parler pour lui faire comprendre que, s’il
a des droits que tous nous saurons lui donner, il a aussi
des devoirs qu’it doit savoir remplir. Je demande l’insti-
tution d’un gouvernement provisoire composé de cinq
membres. »
Au milieu de l’agitation qui suit cette proposition, M. de
G~oude étt’ye ){) voix pou)’ demander Fappd au pM)p)e,
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/297[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE’184S. 281
24.
deHb~h-
.Vous M pouvez faire mi un gouvernement provisoire m une régence s’écrie ce courageux champion de la légitnmte et du Suffrage universel; il faut que la nation soit convoquée. II n’y a rien sans le consentement du peuple. C’est comme en 1850; vous ne l’avez pas appelé. Voyez ce qui vous arrive ce sera la même chose, et vous verrez les plus grands malheurs surgir de ce que vous ferez aujourd’hui. ))
À ce moment, M. Barrot se dispose a monter a la trtbuuc.
“ M Barrot’ M. Barrot! laissez parlez M. Barrot! » s écnct-on Un profond silence succède au tumulte. M. Barrot, ému mais resté maitre de son émotion, prend la parotc. H trace succinctement, un tableau de la situation qlli est ..conte avec faveur. « La couronne de .luillet repose sur la tête d’un enfant et ~’MKë femme, )) dit.it avec un accent solennel.
Les centres applaudissent, madame la duchesse d Orléans
[eve et salue l’assemblée. Elle tient à la main un papier que lui a remis M. Crémieux; elle l’agite et s’efforce de faire comprendre au président qu’elle désire prendre la parole. « Montez à la tribune, madame, lui dit M. de Girardin. M. le duc de Nemours la retient: Intimidée, hésitante, la duchesse d’Orléans rassemble cependant tout son courage et veut essayer de parler. « Messieurs, dit-elle d’nne voix étouffée, mon fils et moi nous sommes venus ici » C’est à peine si le groupe le plus voisin entend ces paroles Le bruit qui se fait autour de la tribune et les personnes debout qui cachent la princesse ne permettent a M Odilon Barrot et à M. Sauzet de rien voir ni de rien entendre La duchesse d’Orléans découragée se rassied. Une telle lutte est trop violente pour ses forces physiques, trop inattendue pour son esprit délicat, qui n’a eu ni l’occasion de s’exercer a l’autorité, ni letemps de se préparer a un rôle politique. M. Odilon Barrot, qui se croit encore maitre des événe-
ments, est toujours a la tribune. 11 parle de M~ politA
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HISTOIRE E
/Tf~ f~M ~t. i
< d’~M, d’ordre, de circonstances difficiles. Interrompu par M_ de la Rochejacquelein, il promène sur bancs de la droite et de la gauche un regard courroucé, ~.st-cequeparhasard, dit-ilavecune certainehaute i on prétendrait, remettre en question ce que nous par la révolution de Juinet?. ,) Et il continue avec m. P T~r~ ’––– ~.de~ (h, P~s, au nom de la vraie iiberte, pour la ré~nce
da; T’ ~he.jacqueteili, qui n’a pas cessé, penle discours de M. Odilon de donner des i? -e’"?" tribune. « P’s moi, respecte ce qu’il y a de beau dans cérames situations..Je répondrai a M. Odilon Barrot que n’ai pas la folle prétention de venir élever ici des prétentions contraires non; mais .je crois que M. Barrot n’a s ~ue~ il ’aurait voulu les les lntél’Pts P~ lesquels il ~e à cette tribune. Messieurs, continue ro~t~ qui veut reprendre hahitement la proposition de M. de Genoude, dont il partage l’espérance .secrète, il appartient peut-être bien à ceux qui, dans le ~d~? servi les rois, maintenant du pays, du peup!e.~Kjo!M- vous K’~ rien ici,
De vives protestations lui coupent la parole. «’Nous ne pouvons accepter cela s’écrie M. de Mornay. « Je vous rappelle à ~f dit le président. M., de la Rochejacquelein, resté à -da tribune, explique sa pensée Je disque vous n’êtes rien comme Chambre. »
Au même instant, et comme pour confirmer ces paroles, un bruit extraordinaire retentit dans les couloirs exte~neurs; on frappe à coups de crosse de fusil contre la porte ..tuée a gauche de la tribune; la porte cède sous la pression d’une foule d’hommes armés qui se précipitent’ia s ’a_sal!e aux cris de « Vive la liberté! à qas le juste régence! “ C’est la colonne du capitaine Dunoyer, ~ssie.suria route, d’un nombre considérable d’hommes peuple, d-étudiauts et de gardes nationaux dÔc~. ¡’¡
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D’!LARËVOLUTIOK))E-t8~8. 28-. ->
zs.~
~her à tout prix )a régence et a proclamer la Bépu-
lilique.
Apres avoir franchi .les quais au pas de course, les in-
surges sont arrivés jusqu’à ta grille du palais Bourbe~ li-
sant face au pont de la Concorde. DeurmiDe hommes de
’.roupe sous Jes armes gardent la Chambre
«Vous n’entrerez pas! récrie le généra! Gourgaud-ia
~’hamb’ y porteriez que
’n~, P~ ont franchi
2 eur r~ ’’Assemblée nationale, repond le
hanh~~ Cochet; une fois dans ta
Cambre des corrompus.. Et la colonne s’apprête à forcer
~?"i; ~end~ avP(’
’nmete, attendez que nous sachions ce qui se fait h
Chambre~ Je vais y aller, et je vous donne ma ~a o q.
cr~~dra, immédiatement vous dire sur quofl-on’de,
~re.. On attend, en effet, quelques instants~m i n ent
les G~ impatientés de ne pas voir ~P~
des sentineUes~mur
~ateraf à la gnfle, montent en courant le périsse et cher
’’hent à pénétrer dans l’enceinte .etche.-
A ce moment, le généra! sort du palais et vient à leur
~ntre; son émotion est extrême. On lit sur son ’isa
~couragement profond. Par respect pour un vi u Y
Ltane, les msurgés s’arrêtent, reculent ils redescendent
le ~~n’ Crémieux est à
le n Il comloat P~POs.t,on dune régence. M. Marie
~~e~nemeTousrannoncer. C’estun ami dupeupfe;
attendez-lé.
-< t~X ’r’ amis du peuple sont rares
a ia chambre. La majorité va étouffer leur voix- au nom
~)a France, généra!, ne nous arrêtez pas Ici.
~a il donne à sa colonne le signal d’avancer e s P
’P’ts à sa tête, par la petite porte de la gri))e~ dr~e
.-oupe qui stationne ça et là, Tarme au pîed ne reco~~
La garde nat’ona e deT i~
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/300[modifier]
HISTOIRE
T\ .1 1
sous le commandement du chef de batainon namoim lit
Croisette, n’essaye aucune résistance.
En vain, M. Emmanuel Arago, qui retourne aubureau du
~OH~’ pour y rendre compte de sa mission, essaye de
cahner l’ardeur des insurges en vain, M. Marie, averti de
l’invasion, vient à leur rencontre et veut les arrêter sur te
seuil; ils n’écoutent pas; repoussant, culbutant les huissiers
de service, ils se pressent dans les couloirs, enfoncent ta
porte, escaladent les bancs. Le capitaine Dunoyer s élance
a la tribune; il appuie fortement sur le marbre la hampe
de son drapeau, et, brandissant son sabre au-dessus de sa
tête il s’écrie d’une voix tonnante, qui domine mi moment
le tumulte < Il n’y a plus ici d’autre autorite que celle de
la garde nationale, représentée par moi, et celte du peuple,
représentée par 40,000 hommes armés qui cernent cette
enceinte. n
A ce spectacle, à ce langage inonï, les députés épou-
vantés renuent confusément vers les gradins supérieurs. te
président, pâle ’et défait, agite sa sonnette d’une main
tremblante. Au pied de la tribune, immobile, les bras croi-
sés sur sa poitrine, le visage calme, les yeux levés vers le
ciel comme un martyr, M. Odilon Barrot semble aUendre
que le délire de cette multitude se dissipe de lui-même.
M. Ledru-Rollin est à la droite du capitaine Dunoyer; son
regard interroge la foule. Il épie l’instant eu il deviendra
possible de la dominer du geste et de la voix. M. de La-
martine, debout sur les marches de l’escalier, promène sur
l’assemblée un œil scrutateur. f(~)~t
« Monsieur le président, couvrez-vous! c estât reux ce
infame! s’écrie M. de Mornay-.iln’yaplus de liberté, nous
.En traversant la place de la Concorde, M. Ar~o, Cdète à sa pro-
messe, alla informer le général Bedeau dace qui venaitdese passer a
la Chambre. Le peuple ne vent plus ni royanté, ni régence, lui dit-
~~SS.S~
aura besoin de l’armée pour maintenir l’ordre dans Paris, peut-on
compter .u~ous.?-J’appartiens à mon pays, répondit le général.
0~ compter sur mon décernent à la France.. »
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/301[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 285
sommes envahis par une horde de brigands! » Le geste ex-
pressif d’un ouvrier le contraint au silence.
M. de la Rochejacquelein, au milieu des insurges, sourit
d’un air de triomphe, et, s’adressant à M. Dunoyer « Nous
allons droit à la République, lui dit-il. Quel mat y a-t-il
a cela? répond Dunoyer.–Aucun, reprend la Rochejac-
quetein. Tant pis pour eux, ils ne l’auront pas vole D C’est
la pensée intime des légitimistes qui se trahit par cette lo-
cution vulgaire échappée à M. de la Rochejacquelein; c’est
la joie de leur vengeance qui brille dans son sourire. Ce-
pendant cette invasion, où l’on voyait un si grand nombre
de gens bien vêtus, de gardes nationaux, d’élèves de l’Ëcote
polytechnique, ces drapeaux tout neufs et ornés de franges
d’or avaient paru suspects dans ia tribune des journalistes.
Les républicains crurent un moment à une scène jouée en
faveur de la régente « Cf n’est pas là le vrai peuple,
s’écrie M. Gervais (de Caen). Je vais, moi, chercher le vrai
peuple.)) Et il s’élance hors de la tribune.
Le désordre allait croissant; c’était une lutte de cris, de
gestes, de menaces. On se disputait à coups de poings la
tribune. Enfin, une personne étrangère a la Chambre,
M. Chevalier, ancien rédacteur de la Bibliothèque ~M<on<j~,
parvenant à s’y maintenir quelques minutes, prononce d’une
voix retentissante ces paroles « La seule chose, messieurs,
que vous ayez à faire, c’est de nous donner un gouverne-
ment à l’instant même. il faut que le comte de Paris soit
porté sur le pavois aux Chambres. H est ici » dit une
voix. Les regards se tournent vers le sommet de l’amphi-
théâtre et cherchent madame la duchesse d’Orléans. « P/M.s
f~ BoM)’&OK/ vive la !~p!tMtgMe/ )) crient les insurgés. La
tribune et les escaliers qui y conduisent sont obstrués par
s- plusieurs orateurs qui parlent à la fois. On v voit MM. Du-
moulin, Crémienx, Ledru-RoMin,. Le capitaine
nnnoyer agite son drapeau au-dessus de leurs têtes. « Ao
nom du peuple, s’écrie M. Ledru-RoHin d’un accent impé-
rieux, je yous demande )e i-i)ence, – Au nom de Lcdru-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/302[modifier]
286 HISTOIRE
Rollin, silence! )) répond une voix dans la foule. th) peu de
calme s’établit à ce nom populaire. « Messieurs, reprend
Ledru-RoHin, au nom du peuple en armes et maître de
Paris, quoi qu’on fasse, je viens protester contre l’espèce
de gouvernement qu’on est venu proposer à cette tribune. ).
Puis il établit historiquement, en citant l’une après l’autre
les dates importantes de nos révolutions successives, 1789,
1791, 1815, 1830, 1842, le devoir pour les bons citoyens
de ne pas laisser acclamer d’une façon usurpatrice la ré-
gence Concluez, pressez la question, nous connaissons
l’histoire, dit M. Berryer.
Ledru-Rollm continue ses développements. « Mais con-
ctuez donc, reprend Berryer MK~OMt’~Kemem~t’ot’~ott’
–Je demande donc, ajoute l’orateur, pour me résumer.
un gouvernement provisoire, non pas nommé par la Cham-
bre, mais par le peuple. Un gouvernement provisoire et un
appel immédiat à une Convention, qui régularise les droits
du peuple. » Cette conclusion est saluée de bravos fréné-
tiques.
M. deLamartine, qui n’a pas quitté la tribune, s’avance, a
son tour, pour prendre la parole.
Les amis de la princesse reprennent quelque espoir. H
avait lieu de penser, en effet, que M. de Lamartine allait, se
prononcer pour la régence. Dans la discussion de 1843, il
avait éloquemment soutenu les droits de la duchesse d’Or-
léans. On ne l’avait point vu cette année aux banquets radi-
caux. Sa nature aristocratique devait lui rendre odieuses les
violences populaires. Son ambition, d’accord avec les idées
qu’il avait défendues pendant tout le cours de sa carrière
’On a prétendu que ces longueurs de M. Ledru-Rollin étaient cal-
eu)ëes, qu’il était convenu, dans la matinée, avec MM. Caussirlière et
Lagrange, qu’une colonne populaire envahirait la Chambre à </<’?)’
heures moins un quart, et que M. Ledru-Rollin, t’œUsur le cadran,
n’avait d’autre but, en gardant la parole, que de gagner du temps.
Mais cette assertion, qui n’est, d’ailleurs, appuyée d’aucune preuve, m<’
para!t dénuée de tout fondement.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/303[modifier]
DELARE~OL)J’nOKDE1848. ~87
politique, n’était-elle pas intéressée à repousser un gouver-
nement né de l’insurrection, une république jacobine? A’ta
venté, dans son Histoire des Girondins, M. de Lamartine
avait glorifié la Montagne et Robespierre; mais, dans le
même ouvrage, que de larmes pour Marie-Antoinette! que
de sympathie pour les belles et nobles victimes de la Révo-
lution Poëte, homme de sentiment et d’imagination, que
n’avait pas dû produire sur lui ce tableau pathétique d’une
royale et suppliante maternité, aux prises avec l’emporte-
ment d’un peuple aux bras nus, conduit par des chefs su-
balternes ?
Sans aucun doute, le chantre des .Méditations allait tou-
cher les cœurs, émouvoir les esprits, courber sous le
sceptre magique d’une femme la révolution subjuguée
voilà ce que pensaient tout bas les partisans de la régence.
M n’en fut pas ainsi. Lamartine obéit a une inspiration
plus virile. Il avait vu de près, dans ces derniers temps,.
l’aveuglement du parti conservateur et la pusillanimité de
l’opposition dynastique. Depuis vingt-quatre heures, il ob-
servait d’un œil attentif les expédients d’une royauté aux
abois, l’insuffisance des hommes qui gouvernaient encore,
l’énergie et l’audace des chefs républicains; il crut sentir
que l’heure approchait d’un gouvernement plus sincère et
plus fort, appuyé sur l’amour et la confiance du peuple.
Dès le début de la session, les radicaux avaient sondé les
dispositions de M. de Lamartine, mais avec des précautions
infinies il n’ignorait pas, toutefois, que, depuis la publica-
tion de l’N~tOM’e des Girondins, le parti démocratique, en
cas de victoire, ne pouvait lui refuser une part considérable
dans le gouvernement des affaires. Le combat des trois
jours engagé, on s’était ouvert davantage. En apprenant, le
mercredi, à minuit, la catastrophe du ministère des affaires
étrangères « C’est un 20 juin pour demain, s’était écrié
M. de Lamartine, qui avait toujours présentes à l’esprit les
grandes scènes dont il s’était fait le rapsode après-demain
nous un 10 août. ); Le jeudi matin, il fut informé
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288 IIISTOIRE
MB niarumfi L’~
par M. Bocage, célèbre comédien, et par le libraire Hetzel,
tous deux engages dans le parti radical, qu’on préparait une
invasion des Tuileries et de la Chambre, et que l’on songeait
à étabhr un gouvernement provisoire dont, selon toute
vraisemblance, il serait appelé à faire partie. La démorali-
sation de la troupe rendait certain aux yeux de M. de La-
martine le succès de cette tentative il promit son con-
cours, et bientôt une troupe d’insurgés, que M. Bocage
informa de ses dispositions favorables, vint sous ses fe-
nêtres lui faire une espèce d’ovation anticipée. En allant à
pied au palais Bourbon, il rencontra,sur sa route, le
triomphe ridicule de M. Odilon Barrot, et s’affermit dans
ses secrètes pensées.
Arrivé sous le "vestibule, il fut entouré par un petit groupe
de républicains, parmi lesquels il reconnut MM. Marrast,
Bastide, Hetzel, Bocage. On l’emmena dans un bureau pour
lui exposer la situation. On délibéra quelques instants dans
l’hypothèse de la régence ou de la république, et l’on nnit
par convenir que le meilleur moyen de trancher les diffi-
cultés et d’écarter les périls de la crise où l’on était engagé,
c’était de faire proclamer à la Chambre un gouvernement
provisoire. M. de Lamartine assura de nouveau que l’on
pouvait compter sur lui; puis il entra dans la salle des
séances, et se connrma dans son dessein en voyant la con-
tenance abattue et le trouble profond des partisans de la
dynastie.
Enfin, le moment venu de monter à la tribune, M. de
Lamartine .parla ainsi Messieurs, je partage aussi pro-
fondément que qui. que ce soit parmi vous le double senti-
ment qni a agité tout à l’heure cette enceinte, en voyant un
des spectacles les plus touchants que puissent présenter les
annatcs humaines, celui d’une princesse auguste se défen-
dant avec son fils innocent, et venant se jeter du milieu
d’un palais désert au milieu de la représentation du
peuple. »
Ces paroles soulèvent une tempête. « On n’a pas en-
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DE LA RÉVOLUTION DE 1S48. 289 ntn~ r.h+. n a .1. 1~ f.7.. -n --=
mt ocliutucm, puuuus, putbse uuusmuer un aron soMuc el inébranlable et un gouvernement de trente-cinq minions 25
tendu, répétez, répétez )) s’écrie-t-on dans la foule. De violents murmures éclatent dans les groupes populaires les plus rapprochés, qui croient que M. de Lamartine va conclure en faveur de la régence. Un vieillard à longue barbe blanche, un sabre nu à la main, debout au pied de la tribune, attache sur lui un regard fixe et menaçant. On entend au dehors une sourde rumeur.
« Je demande, reprend l’orateur, qui s’aperçoit de l’effet
produit par l’ambiguïté de ses paroles, a répéter ma phrase. )) Puis H continue en ces termes, fréquemment interrompu par des applaudissements « Je demande à répéter ma phrase, et je vous prie d’attendre celle qui va la suivre. Je disais, messieurs, que j’avais partagé aussi profondément que qui que ce soit dans cette enceinte le double sentiment qui l’avait agitée tout à l’heure. Et ici je ne fais aucune dis tinction, car le moment n’en veut pas, entre la représentation nationale et la représentation des citoyens de tout le peuple; et, de plus, c’est le moment de l’égalité, et cette égalité ne servira, j’en suis sûr, qu’a faire reconnaître la hiérarchie de la mission que des hommes spéciaux ont reçue de leur pays pour donner non pas l’abaissement, mais le premier signal du rétablissement de la concorde et de la paix publiques.
« Mais, messieurs, si je partage cette émotion qu’inspire
ce spectacle attendrissant des plus grandes catastrophes humaines, si je partage le respect qui vous anime tous, a quelque opinion que vous apparteniez dans cette enceinte, je n’ai pas partagèmoins vivement le respect pour ce peuple glorieux qui combat depuis trois jours pour redresser un gouvernementpernde et pour rétablirsur une base désormais inébranlable l’empire de l’ordre et l’empire de la liberté. « Mais, messieurs, je ne me fais pas l’illusion qu’on se
faisait tout a l’heure, à cette tribune; je ne me figure pas qu’une acclamation spontanée, arrachée à une émotion et à ~n sentiment publics, puisse constituer un droit solide et inébranlable et un gouvernement de trente-cinq millions
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MO HIS’t’OttiE E
d’hommes. Je sais que ce qu’une acclamation proclame, une autre acclamation peut l’emporter, et, quel que soit le gouvernement qu’il plaise à la sagesse et aux intérêts de ce pays de se donner dans la crise où nous sommes, il importe au peuple, à toutes les classes de la population, a ceux qui ont verse quelques gouttes de leur sang dans cette lutte, de cimenter un gouvernement populaire solide, inébranlable enfin.
« Kit bien, messieurs, comment faire? comment le trouver parmi ces éléments flottants, dans cette tempête où nous sommes tous emportés, et où une vague vient surmonter à l’instant même la vague qui vous a emportés jusque dans cette enceinte? Comment trouver cette base inébranlable? En descendant dans le fond même du pays, en allant extraire, pour ainsi dire, ce grand mystère du droit national d’où sort tout ordre, toute vérité, toute liberté. C’est pour cela que, loin d’avoir recours à ces subterfuges, à ces surprises, à ces émotions, dont un pays, vous le voyez, se repent tôt ou tard, lorsque ces fictions viennent à s’évanouir en ne laissant rien de solide, de permanent, de véritablement populaire et d’inébranlable sous les pas du pays, c’est pour cela que je viens appuyer de toutes mes forces la double demande que j’aurais faite le premier, à cette tribune, si on m’avait laissé monter au commencement de la séance, la demande d’abord d’un gouvernement, jele reconnais, de nécessité, d’ordre public, de circonstance, d’un gouvernement qui étanche le sang qui coule, d’un gouvernement qui arrête la guerre civile entre les citoyens, d’un gouvernement qui suspende ce malentendu terrible qui. existe depuis quelques années entre les différentes classes de citoyens, et qui, en nous empêchant de nous reconnaître pour un seul peuple, nous empêche de nous aimer et de nous embrasser.
« Je demande donc que l’on constitue à l’instant, du droit de la paix publique, du droit du sang qui coule, du droit du peuple qui peut être affamé du glorieux travail qu’il accom-
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t)ELARÈYOLUT!ONDEi848. 2M
rL:).I1~D f.I"’1.{(’< a.a_
plit depuis trois jours, je demande que l’on constitue un
gouvernement provisoire.
A la bonne heure! o dit le vieillard, dont la physio-
nomie farouche s’adoucit soudain. Et il remet son sabre au
fourreau.
« Ce gouvernement provisoire, reprend M. de Lamartine,
aura pour mission, selon moi, pour première et grande
")ission,i"d’étab)ir,latréveindispensable et la paixpublique
entre les citoyens; 2° de préparer a l’instant les mesures
nécessaires pour convoquer le pays tout entier et pour le
consulter, pour consulter la garde nationale tout entière, le
pays tout entier, tout ce qui porte dans son titre d’homme
les droits du citoyen.
« Un dernier mot. Les pouvoirs qui se sont succède depuis
cinquante ans. » Il n’achève pas. Des coups de feu reten-
tissent dans les couloirs. La rumeur entendue au dehors a
été toujours croissant. Elle gronde comme une mer en furie.
La porte d’une tribune publique de l’étage supérieur est
enfoncée. Une bande armée de piques et de coutelas, l’œil
hagard, la lèvre convulsive, s’y rue aux cris bas la
C/M)K&re/ à bas les co?TMMpM~ Un misérable se penche
sur le bord de la tribune, et, d’une main mat assurée, en
criant Mo~ à GMMOt/ il ajuste Lamartine. Le capitaine
!)unoyer le couvre de son corps. « On vous mire, dit-il.
H vise mal, répond Lamartine sans s’émouvoir, et, d’ail-
leurs, s’il me tue, je meurs à ma place. )’
Un brave citoyen, le sergent Duvillard, apercevant la ca-
rabine braquée sur la tribune, la relève vivement: Cepen-
dant l’effroi a saisi les députés. Ils se précipitent vers les
issues. La duchesse d’Orléans et ses enfants sont entraînés
dans cette fuite. Des ouvriers, des gardes nationaux, des
étudiants, prennent place sur les bancs dégarnis. Le bruit
redouble. « Président des corrompus, va-t’en! » s’écrie un
insurgé en enlevant le chapeau de M. Sauzet, qui disparaît
aussitôt. Une vingtaine de députés de la gauche restent seuls
a leur poste.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/308[modifier]
292 HISTOIR
Promenant sur la foule un regard impassible, M. de La-
rnartine est toujours à la tribune. Elle est assiégée; on se’
pousse, on se culbute sur l’escalier. Du sein de ce chaos on
entend répéter « Un gouvernement provisoire! un gou-
vernement provisoire~ » Quelques jeunes gens s’approchent
de M. Dupont (dé l’Eure) et l’invitent à présider. M. Garno)
le conduit au fauteuil des bravos éclatent. On demande a
grands cris les noms du gouvernement provisoire; plusieurs
listes sont apportées l’une vient du A~MMa!, l’autre de la
R~M’WM; d’autres sont improvisées sur place.
M. Dupont (de l’Eure) essaye de lire une liste, mais sa
voix est trop faible, on ne l’entend pas. « Au nom du peuple,
silence! s’écrie le capitaine Dunoyer, laissez parler M; de
Lamartine.
Pas de Bourbons, plus de corrompus! vive la Répu-
blique! ? Ces cris, poussés àlafois dans toutes les directions
couvrent la voix retentissante de M. de Lamartine. Après
des efforts inouïs, il parvient cependant à se faire écouter
a Messieurs, dit-il, la proposition qui a été faite, que je suis
venu soutenir, et que vous avez consacrée par vos acclama-
tions à cette tribune, elle est accomplie. Un gouvernement
provisoire va être proclamé nominativement. »
Profitant d’un moment de silence, M. Dupont (de l’Eure)
prononce les noms suivants, que répètent à haute voix les
sténographes Arago, Lamartine, Dupont(de l’Eure), Marie,
Crémieux. Ces deux derniers noms sont contestés. «La Ré-
publique la République! Il faut qu’on sache que nous vou-
lons la République! Allons à l’Hôtel de Ville! 11 faut con-
duiré le gouvernement provisoire à l’Hôtel de Ville! » Ces
exclamations interrompent la lecture.
« Nous voulons un gouvernement sage, modéré, pas
Parmi les plus animés dans ces groupes tumultueux, on remarquait
M. Alexandre Dumas, en uniforme de garde national; MM. Bocage;
Sarda, depuis ~ouvernenr de t’})e de la pëonion JLaviron. tue au sie~e
()e Rome, etc,
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/309[modifier]
CELA RÉVOLUTION DR ds-m. ~3
Rnentendantifn~m
25.
-UJtu. Si).,
de sang mais la République dit une voix dans la fouie.
A l’Hôtel de Ville, Lamartine en tête » s’écrie M. Bo-
cage.
Un groupe nombreux se presse autour de M. de Lamartine
et l’emmène. On discute vivement, dans plusieurs autres
groupes, des noms proposés pour le gouvernement provi-
soire. On entend répéter les noms de MM. Odilon Barro)
Marrast,Bastide,Thiers.
M. Ledru-Rollin, qui n’a pas quitté la tribune, demande
ft obtient un moment d’attention.
« Dans des circonstances comme celles où nous sommes
dit-il, ce que tous les citoyens doivent faire, c’est d’accord
der silence et de prêter attention aux hommes qui veulent
se constituer leurs représentants. En conséquence, écou-
tez-moi.
« Nous allons faire quelque chose de grave. Il v a eu
(les réclamations tout à l’heure. Un gouvernement’provi-
soire ne peut pas se nommer d’une façon légère Voulez-
vous me permettre de vous lire les noms qui semblent pro-.
clamés par la majorité?
« A mesure que je lirai les noms, suivant qu’ils vous
conviendront ou qu’ils ne vous conviendront pas, vous
crierez oui ou non; et, pour faire quelque chose d’officiel,
je prie MM. les sténographes du ~H!<6Mr de prendre note
des noms, parce que nous ne pouvons présenter à la France
des noms qui n’auraient pas été approuvés par vous.
–Parlez!parlez!)) lui crie-t-on.
Et, reprenant la liste déjà proposée parM. de Lamartine,
M, Ledru-Rollin lit, aux acclamations de la foule, les norn~
suivants:
(de l’Eure);.
Arago;
Lamartine;
Ledru-Rollin.
Les protestations. recommencent contre les noms de
~ru.er-Pagès, Crémieux et Marie, En entendant le nom
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/310[modifier]
M4 IIISTOIRE
de Garnier-Pagés « J< <?< MtM’t, bon dit naïvement
un homme du peuple.
Crémieux, mais pas Garnier-Pagès dit un autre.
Que ceux qui ne veulent pas lèvent la main, » dit Le-
dru-RoUm.
Les clameurs et ta confusion redoublent.
« Messieurs, reprend Ledru-Rollin, le gouvernement pro-
visoire qui vient d’être nomme a de grands devoirs à rem-
p)ir. On va être obligé de lever la séance pour se rendre
~u sein du gouvernement et prendre toutes les mesures
nécessaires pour que l’effusion du sang cesse, afin que tes
droits du peuple soient consacrés.
rive ~~M~MMM~M.’ A~KOMS~MOK.s’
pas tromper comme ~J850.’ <’H~~ de s’écrie-
t-on Et M. Ledru-RoUin quitte la salle, entouré d’un bruyant i
cortège. MM. Dupont (de l’Eure), Crémieux, Marie, l’ont
quittée déjà.
Un jeune homme monte à la tribune et s’écrie Plus
de royauté plus de liste civile » À ce moment, un ouvrier
avant attiré l’attention sur le tableau qui représente la pres-
tation de serment de Louis-Philippe à la Chambre de 1850
~Déchirons-le! détruisons-le! à bas les traîtres! s’écrie-
t-on. Attendez, je vais le fusiller, )) dit un homme du
peuple armé d’un fusil double deux coups de feu éclatent
a ces paroles et les balles vont frapper le portrait, de Louis-
Philippe, au milieu du grand cordon de la Légion d’hon-
neur. Alors, un brave ouvrier s’èlance à la tribune, et d’un
ton ferme, avec un accent d’autorité qui impose « Respect
aux monuments! dit-il, respect aux propriétés! Pourquoi
détruire? pourquoi tirer des coupsde fusil sur ces tableaux
\ous avons montré qu’il ne fautp~s malmener le peuple;
montrons maintenantquele peuple saithonorer sa victoire.. 1)
D’unanimes applaudissements répondent à cet appel.
<1n s’empresse autour de Fouvrier. f’n lui serre la main.
))n lui demande son nom. tt décjare se nommer Théodore
Six, ouvrier tapissier.
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DE LA DÉVOLUTION DE 1848. 285
Cependant, renonçant à dévaster la salle, la foule se dis-
perse l’enceinte de la Chambre des députés est bientôt com-
piétement évacuée. Il est un peu plus de quatre heures.
L’Hôtel de Ville est désormais le centre unique où vont
aboutir, pour se combattre avec acharnement, tous les
principes, tous les intérêts, toutes les passions )’RYo)utio)i-’
naires.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/312[modifier]
CHAPITRE XH
LepeupteitiHoteldcVinc.
Au bruit des crosses de fusil frappant il coups redoublés
les portes des tribunes, à la vue de ces hommes ivres on
furieux, qui brandissaient, en polissant des cris mena-
çants, des piques, des baïonnettes, des coutelas, des sabres
dont quelques-uns étaient ensanglantés, l’assemblée tout
entière s’était levée comme en sursaut Les députés s’étaient
précipités pete-mête, en franchissant les gradins supé-
rieurs de l’amphithéâtre, vers les issues. La duchesse
d’Orléans fut, comme je l’ai dit, emportée par ce mouve-
ment. Le petit duc de Chartres, saisi de frayeur, se cram-
ponnait à la main de sa mère; un huissier enleva da~s ses
bras le comte de Paris. Quelques amis les suivirent.’On se
Cette seconde invasion de la Chambre des députes lut faite par une
bande de 60 hommes environ qui venaient des Tuileries. Beaucoup
d’entre eux avaient séjourné dans les caves assez de temps pour v lais-
ser leur raison. La plupart s’étaient emparés des équipements quittes
n la hiltc par les gardes municipaux d’autres avaient mis A contribu-
1 ion la garde-robe des princes et des princesses. Le sergent Duvil-
lard, qui s’Était mis a la tête de ces insensés, pour tâcher de tes contc-
nir, parvint au bout de peu d’instants A les entrainer hors de )a salle
en leur proposant de marcher sur l’École militaire, et, avant tout.
d’aller rejoindre une déesse <7<; la liberté qu’ils avaient laissée sur le
quai d’Orsay, où, montée sur un cheval de garde municipal, elle ha-
ranguait les <1rngons qui’ occupaient encore le pont de la Concorde.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/313[modifier]
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE ~848. 297
glissa en toute hâte le long du couloir circulaire qu’occupaient. d’habitude les pairs de France, et l’on sortit par la petite porte située à l’extrémité du côté gauche de la salle. Là, dans un corridor étroit et sombre, la princesse, heurtée, pressée, presque écrasée contre la muraille par un flux el un reflux d’envahisseurs et de fuyards, fut séparée de ses enfants et jetée tout éperdue au bas de l’escalier.
Plusieurs minutes s’écoulèrent sans qu’on parvint à la dégager. A demi évanouie, elle se laissa entraîner, à travers la salle des Pas-Perdus, jusqu’à la seconde salle d’attente, où la foule n’avait pas pénétré encore; mais on ne lui laissa pas le temps de respirer, et il lui fallut aussitôt, car on craignait pour ses jours, reprendre sa course, sans s’arrêter, par les couloirs qui communiquent avec l’hôtel de la présidence. Arrivée là, quand elle se vil seule hors de péril, la pauvre mère faillit perdre tout son courage; elle appelait ses enfants à grands cris; elle voulait retourner sur ses pas, les chercher, les arracher à la foule ou mourir avec eux. Si l’incertitude se fut prolongée, sa raison n’eût pas résisté, peut-être, à ces inexprimables angoisses.
Par bonheur, au bout de quelques instants, le comte de Paris lui fut rendu, et elle apprit avec certitude que le duc de Chartres était en sûreté. Tous deux avaient couru des dangers. Le comte de Paris était tombé sur les dernières marches de l’escalier, et peu s’en fallut que, dans l’obscurité du couloir, il ne fût foulé aux pieds. Un officier de sa maison, reconnaissant sa voix enfantine, t’avait saisi, emporté dans ses bras, et, l’ayant fait passer à travers une fenêtre basse qui ouvre sur le jardin de la présidence, il le ramenait à sa mère Au même moment, le duc de Chartres, arraché des mains d’un insurgé par )e frère d’un ’En traversant le jardin, te petit prince, déjà remis de sa fr.ivemet tout à ta curiosité de son ag’c Et de son r.ang, disait à t’oHicier qoi tn portât c Maix n’est-ce pas. monsieur, fm’or) ne m’fmpechfra pa-~ ft’etrf’ r.i)? ;) t
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M8 HISTOIRE
huissier de la Chambre, M. Lipmann, était caché dans les
combles du palais. Afin de le mieux déguiser, on lui mettait
la robe d’une petite nlle du concierge 1. Vers huit heures
du soir, MM. d’Etchingen et d’Houdetot allèrent le prendre
pour le conduire chez madame de Mornay, qui demeurait
dans le voisinage du palais Bourbon.
C’est à peine si madame la duchesse d’Orléans put un
moment se livrer à la joie de retrouver l’un de ses enfants
et. de savoir l’autre sain et sauf2; MM. de Mornay et Jules de
l.asteyrie, ne la jugeant pas en sûreté à l’hôtel de la pré-
sidence, la décidèrent à chercher un refuge l’hôtel des
Invalides. Elle s’y pendit dans une voiture de place, et
M. le duc deNemours, qui avait changé de vêtements dans
un bureau de la Chambrer ne tarda pas à la rejoindre.
Le maréchal Molitor reçut comme il le devait ses hôtes
royaux, sans dissimuler, toutefois, qu’il ne pouvait répondre
de rien, dans le cas où la retraite de la princesse viendrait
a être découverte par-le peuple. Depuis ce moment jusqu’à
six heures du soir, l’hôtel des Invalides vit éclore et s’éva-
nouir bien des dévouements, bien des intrigues. Il se
forma autour de la princesse une espèce de conseil. Des
Un avait voulu lui mettre la blouse d’un enfant d’ouvrier qui se
trouvait là; mais le duc de Chartres s’y refusa obstinément, parce que
cette blouse était déchirée.
Tontes les personnes qui firent preuve d’intérêt, pour les petits
princes reçurent de généreuses marques de souvenir. Madame la
duchesse d’Orléans envoya à M. Lipmann une épingle en diamant. La
mère du petit garcon dont le duc de Chartres avait refusé la blouse
reçut une chaîne en or. A quelque temps de la, M. Bastide, ministre
des affaires étrangères de la République,, témoignait aussi a If. I.ip-
mann une sorte de gratitude en le nommant courrier de cabinet.
Dans sa préoccupation, le duc de Kemours ne s’était pas aperçu
.m’en changeant ne costume il avait gardé sur sa tête le chapeau d’u-
niforme. Une personne qui se trouvait derrière lui au moment où il
sortait du palais Bourbon le lui enleva brusquement et lui mit à la
place un chapeau rond. Quand le prince se retourna, la personne avait
disparu; mais il était évident, d’après la qualité du chapeau échangé,
qu’eue n’appartenait point àla classe aisée.
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J)KI,Al!fJVOL)J’nONt)El84.S. 299
communications s’établirent avec le ministère de l’inté-
rieur, où M. Odilon Barrot, entretenu dans ses illusions et
seconde par MM. Garnier-Pagès, de Malleville, Gustave de
Beaumont, Bixio, Pagnerre, rêvait encore le triomphe de
l’opposition dynastique. Des personnages d’opinions bien
diverses vinrent, pendant cet intervalle, faire acte. d’ad’
hésion à la régence et promettre un concours actif à l’Hôtel
de Ville. « Si le parti de la He~brMC ne l’emportait pas sur
l’heure, disaient quelques républicains de la rédaction du
National, la régence, fortement appuyée par eux, serait
infailliblement proclamée ayant la fin du jour par les dé-
putés, par la garde nationale, par la population tout en-
hère rendue à elle-même après mi premier moment de
surprise.;) »
Pendant que madame la duchesse d’Orléans écoutait
d’une oreille incrédule ces assurances d’un zèle bien ré-
cent, et montrait, par sa résolution à rester dans Paris, que,
du moins, on ne pourrait pas accuser sa faiblesse si le suc-
cès ne répondait point à l’attente )e gouvernement pro-
visoire nommé à la Chambre s’acheminait vers la place
de Grève, où le peuple, maître sans coup férir de l’Hôtel
de Ville, inaugurait à sa manière le gouvernement répu-
blicain.
Sorti le premier du palais Bourbon, M. de Lamartine,
après avoir attendu quelques instants ses nouveaux colté-
~ues, avait pris la tête du cortég’e. M. Bastide et un officier
de la première légion, le capitaine Saint-Amant, lui don-
naient le bras. Le capitaine Dunoycr, entouré de sa petite
escorte, et portant le drapeau tricolore, qu’il avait main-
tenu pendant toute la séance à la tribune des orateurs, le
suivait. MM. Laverdant et Cantagret, rédacteurs de la Dé-
tKoo’a~ pact~Mf, quelques élèves des écoles et quelques
gardes nationaux, se pressaient autour delui. A peu de dis-
«Il faut qu’un roi, même un roi de neuf ans, sache mourir debout, »
disait cette noble mère a ceux qui insistaient trop vivement pour
qu’eHp mit la vie de son fils en sûreté.
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300 HISTOIRE
U ~11"nnn+ I(ln l’Fmnn1 nmn e
tance, venait M. Dupont (de l’Eure), que son grand âge em-
pêchait de marcher, et que l’on avait fait monter dans un
.cabriolet deplace 1. M. Créinieux ne tarda pas à le rejoindre.
On s’avance ainsi, quatre de front, précédés de deux tam-
bours, par le quai d’Orsay, dans la direction de l’Hôtel de
.Ville.
Le cortège n’était pas considérable; il se composait de
six cents personnes au plus. La foule, qu’attirait la curio-
sité, et qui questionnait sur les événements accomplis, tout
en se découvrant, et en criant, à l’instar des insurgés
t’M’ë LMMMt’/MM.’ vive Dupont (de r.EM?’~)/.fK’g le gouver-
nement. provisoire! ne donnait pas non plus l’idée d’une
force capable de résister à la moindre attaque. Et cette at-
taque, tout la rendait probable. Les régiments, dont ou
apercevait encore des escadrons et des bataillons dénier en
bon ordre de l’autre côté de la Seine; les forts au pouvoir
de la royauté; le maréchal Bugeaud et les jeunes princes
brûlant, sans doute, de prendre une prompte revanche sur
le peuple; la garde nationale reconnaissant enfin qu’elle
avait été jouée par les républicains et se rangeant autour
de la régente; les pairs et les députés réums à.ses côtés cl
reconstituant en un clin d’oeil la représentation constitu-
tionnelle: c’étaient là des perspectives peu rassurantes pour l’
les chefs politiques que l’insurrection venait de se dont.cr.
M. de Lamartine, tout en marchant résolument vers l’Hôtel [
de Ville, songeait à ces éventualités imminentes. Les scènes
Sou lits, en uniforme de garde national, était, avec lui. Au sorti)’ de
la Chambre, M. de Larochejacquelein avait offert sa voiture mais elle
ue fut point acceptée.
« Qui est celui-là? ’) demandait un homme du peuple à une per-
sonne qui marchait a côté de la voiture de H. Dupont (de l’Eure). Et
lorsqu’on l’eut nommé « Ah! c’est vous qui etesl’hohuête Dupont (de
l’Eure)! » s’écria naïvement l’ouvrier en montant sur. le marchepied
pour lui tendre la main. Et le vieillard ému, promenant sur la foule
(tes regards pleins d’appréhensions, répétait d’une voix affaiblie par
)’age: « Pas de ’guerre civile, mes enfants, surtout pas de guerre
civile »
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/317[modifier]
DE ïjA RÉVOLUTION DE 1848. 301 ~n la- nl~Am’¡b1"6 REvnl»1;n» In,; no,r~"o;n"+ n"
aque mstant pour i a)der à franchir les pavés amoncelés. 2C
néfastes de la première Révolution lui revenaient en mémoire il était las, brisé par la lutte; mais il n’en conservait pas moins cette parfaite liberté d’esprit, cet à-propos du geste et de la parole qui étonne et subjugue toujours les multitudes. Un mot heureux dans sa simplicité vint distraire les préoccupations du trajet. Ce mot, accueilli avec enthousiasme et répété de bouche en bouche, fut le signal et comme l’inauguration d’une poputarité prodigieuse qui, bientôt consacrée par une élection de quinze cent miHe suffrages, fit du court passage d’un poëtc au pouvoir quelque chose d’inouï, d’inexprimable, une espèce de dictature idéale plus semblable au rêve qu’a la réalité, et qui tient du roman plus que de i’histoirc.
Comme on touchait à la caserne du quai d’Orsay, où te régiment de dragons rentrait à peine, quelques soldats, entendant les cris de Vive le gouvernement jorofM~M’e ap’pellent aux armes. M. de Lamartine redoute une collision; n frémit en pensant à la catastrophe du boulevard des Capucines et, s’approchant de la gri!lc fermée derrière laquelle la troupe regarde avec dénance, il se plaint à haute voix d’une soif extrême, et demande à boire aux dragons. L’un d’eux court chercher une bouteille; le vin est versé; M. de Lamartine prend le verre; mais, avant de le porter n ses lèvres, il l’élève de sa main droite, et, promenant un regard calme’et doux sur la foule agitée « Mes amis, dit-il, voici le banquet. )) C’était rappeler et célébrer en deux mots l’origine et la fin de la lutte, le droit contesté et reconquis la liberté vengée. Un cri passionné de Vive LaMMr<!Ke.’ répond à ce toast. Soldats et peuple fraternisent; le danger est conjuré. On se remet en marche.
La colonne traverse la Seine par le pont Neuf et arrive au quai de la Mégisserie, où des barricades élevées de vingt pas en vingt pas obstruent le passage. M. Crémieux, qu’on avait fait monter en voiture, met pied à terre, ainsi que M. Dupont (de l’Eure), qu’on est obligé de soulever ù chaque instant pour l’aider à franchir les pavés amoncelés.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/318[modifier]
HISTOIRE
L’aspect du quai est triste. De longues traînées de sang, des
débris d’équipement, des cadavres de chevaux gisant par
terre, des brancards sur lesquels on emporte des morts et
des blessés, tout atteste de récents combats. La foule aussi
devient plus serrée et plus houleuse à mesure qu’on ap-
proche de la place de Grève. Une jeune femme, étrange-
ment affublée du casque et des buffleteries d’un garde mu-
nicipal, sort d’un groupe et vient embrasser le capitaine
Dunover en criant « Vive la République ? Elle veut aussi
donner l’accolade à M. de Lamartine; mais celui-ci, lui
montrant du geste les blessé§ qui passent, l’engage par
quelques paroles sévères à quitter les combattants pour les
victimes.
Quand le cortège déboucha à l’angle du quai, la place de
Grève présentait un spectacle indéfinissable. Jonchée de
cadavres de chevaux, de tronçons d’armes, d’équipements
ensanglantés; hérissée de piques et de baïonnettes, parmi
lesquelles flottaient les étendards de l’insurrection victo-
rieuse, elle semblait, sous la brume d’un jour pluvieux qui
noyait dans le vague toutes les formes et tous les contours,
s’étendre indéfiniment pour embrasser dans son sein les
flots toujours croissants du peuple. Quatre pièces de canon
abandonnées par la troupe gardaient, chargées à mitraille,
l’entrée de la Maison commune, au-dessous de la figure en
bronze du roi Henri. L’atmosphère était imprégnée d’une
excitante odeur de poudre. Au-dessus du bruissement con-
fus de la multitude, on entendait Je glas monotone et so-
lennel du bourdon dans les tours de Notre-Dame. A toute’-
les croisées, à tous les balcons, sur le rebord des toits, des
combattants, agitant des drapeaux, haranguaient le peupic
etiui jetaient des noms qui se perdaient dans l’espace. Un
seul cri vibrant et passionné sortait distinct de tous ces
cœurs émus, de toutes ces bouches frémissantes, pour s’éle-
ver vers le ciel LA RÉpDBUQDE
Quand la foule, exaltée, enivrée, toute palpitante encore
de son triomphe, aperçut tout à coup, se dirigeant vers
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/319[modifier]
[)ELA-HKVOHJTtONDE1848. 50~
)’Hôtel de Ville, un cortège précédé du drapeau tricolore
et qui, disait-on, venait de la Chambre des députés pour
prendre possession du gouvernement, elle entra en dé-
fiance. « On nous trompe on nous trahit c’est comme en
18 30! » murmurait-on dans les groupes armés où domi-tf
naient les sectionnaires, les combattants de 1852 et de
i854, les membres des sociétés secrètes. Le moindre signe
eût suffi pour que le peuple, ainsi sur ses gardes, s’opposât
au passage du cortège suspect. Il fallut que des hommes
intrépides et robustes fissent, en quelque sorte, l’office de
pionniers pour frayer au gouvernement provisoire un che-
min à travers cette masse impénétrable, qui le regardait
d’un œil soupçonneux. Mais, au nom de Dupont (de l’Eure),
répété par quelques insurgés, les têtes se découvrent. Les
plus voisins, apercevant ce vieillard qui se soutenait a
peine, sont émus. On se range pour lui faire place. A la fa-
veur de ce mouvement, les autres membres du gouverne-
ment provisoire, séparés les uns des autres par les oscilla-
tiens de la foule, parviennent jusqu’à la porte du centre.
Le flot les pousse; iis franchissent, sans trop savoir com-
ment, ce passage étroit où fourmillaient des milliers
d’hommes, et se trouvent dansl’intérieur de l’Hôtel de Ville.
Un tumulte sans nom faisait trembler les murs du vieil
édifice. Au bruit des coups de feu que les combattants dé-
chargeaient en signe de joie dans les corridors, des che-
vaux abandonnés par la garde municipale bondissaient,
effarés, hennissants, sur la poudre qui jonchait le sol, et
d’où leurs piétinements tiraient l’étincelle. Tout à côté, sur
la paille, gémissaient des blessés, des mourants. Le c,li-
quetis des armes qui s’entre-choquaient dans l’effort de i;<
foule pour monter ou descendre les escaliers, l’éclat des
vitres brisées sur les dalles, les imprécations, les rires con-
vulsifs, renvoyés par mille échos sous ces voûtes sonores,
assourdissaient l’oreille et jetaient dans tons les sens un
trouble qui tenait du vertige
’ït est à remarquer qu’aucune dévastation d’aucun ~’enre n’eut.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/320[modifier]
304 HISTOIRE
Après avoir longtemps flotté à la merci de tous ces cou-
rants, tantôt poussés l’un vers l’autre, tantôt séparés par la
vague populaire, MM. de Lamartine et Dupont (de l’Eure)
parvinrent au premier étage. MM. Ledru-Rollini, Crémieux,
Marie, y arrivaient aussi peu après et de la même façon;
niais, poussés, portés, jetés dans un labyrinthe de salles, de
gâteries, de vestibules, d’escaliers, de couloirs inconnus
ou s’engouffrait une multitude fiévreuse, inquiète, qui ne
voulait rien entendre, ils errent pendant plus d’une heure,
jivrcs isolément à leurs inspirations, haranguantsans s’être
concertés, et parlant, un peu au hasard, de calme, de con-
corde, de dévouement au peuple, de gouvernement natio-
nal. Chacun d’eux trouvait sur son chemin quelque orateur
populaire qui, le pistolet au côté ou le sabre au poin~.
debout sur un banc, sur une table, sur une console, pro-
clamait, selon son bon plaisir, un gouvernement quel-
conque. H y eut bien certainement plus de cinquante noms
acclamés à la fois, pendant ces premières heures, dans les
différentes parties de l’Hôtel de Ville. Les hommes les plus
étrangers, les plus antipathiques) les uns aux autres, se
voyaient rapprochés par la passion révolutionnaire ou par
les calculs de la politique.
Ici, c’étaient les chefs des sociétés secrètes, les anciens
détenus, les conspirateurs, les combattants des barricades,
auxquels on décernait la dictature. Là, quelques émissaires
du parti bonapartiste prononçaient le nom du prince Louis;
plus loin, on nommait M. de Lamennais Ailleurs, M. de la
lieu pendant cette longue invasion populaire dans les salles de Diotel
de Ville. Pas un objet, de valeur ne disparut. Un buste colossal de
Louis-Philippe fut seul en hutte a de mauvais traitements. Au moment
même ou la première colonne d’insurgés parut sur la place de Grève,
31. ’Flottard, secrétaire de la municipalité, craignant que l’ivresse ne
portât ces hommes déjà si exaltés a de fâcheux cMes, eut l’heureuse
idée de faire défoncer les tonneaux qui remplissaient les caves de
) Hôtel de Ville.
Le nom de M. de Lamennais avait déjà été prononce à la Chambre;
mais, comme depuis plusieurs années il était reste a l’écart, ctranj-’ef
!iux htttes du jom’nahsme, son nom t)e trouva que peu d’écho
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/321[modifier]
DELA)tËVOH;Tj[ONDEt848. 303
Rochejacquelein, dont la forte stature, la chevelure toùffue,
la voix sonore et le visage épanoui appelaient les regards,
ravissait la foule, qui ignorait son nom, par la violence de
ses diatribes contre la dynastie d’Orléans
Dans la salle du trône, une assemblée permanente et
tumultuah’e discutait les motions et rendait les décrets tes
plus extravagants.
Dans la salle du, conseil municipal, les partisans du
comte de Paris essayaient, mais sans aucun succès, de
ramener les esprits à l’idée de régence. C’est dans cette
salle que té peuple avait fait son premier acte de souverai-
neté. Voici ce qui s’y était passé depuis le matin.
On se rappelle que le générât Sébastian avait été chargé
par le maréchal Bugeaud de la défense de ’[’Hôtel de Ville.
Le général Tallandier et le colonel Garraube l’assistaient;
la 9~ légion, sous les ordres du colonel Boutarel, était ran-
gée le long des murs du palais, d~ns l’intérieur des grilles.
Les dispositions de la garde nationale étaient, -là comme
partout, très-indécises. Loin d’animer la troupe, elle lui
communiquait son hésitation. Les mesures prises par te
général Sébastiani avaient, d’ailleurs, par leur résultat fâ-
cheux, fort ébranlé la confiance du soldat. Au lieu de lais-
ser la troupe massée autour de l’Hôtel de Ville, le général
avait envoyé dans toutes les directions des détachements
trop faibles pour tenir tête à l’émeute. Le peuple, bien
avisé, les laissait s’engager sans combat dans les rues
étroites; mais à peine’ étaient-its passés, qu’on élevait sur
leurs derrières des barricades qui rendaient la retraite
impossible. Pris de la sorte dans d’étroits défilés d’où ils
recevaient, sans pouvoir le rendre, le feu de maisons de
cinq ou six étages, les soldats, tout à la fois menacés et.
A ibrce de haranguer ci de flatter les rancunes populaires, M. de
la Rochejaequelein allait peut-être se faire proclamer membre du gou-
Te.mcment provisoire, lorsqu’un autre orateur, M. Dussart, escaladant.
une console, pritlaparo!eaYecvivaciteet tira la fouledeson errent’
en lui nommait le députe te~itimiste.
’~i
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/322[modifier]
506 HISTOIRE E
1 Il
exhortés par le peuple a fraterniser, se laissaient désarmer. Aucun des détachements envoyés par le général Sébastian! ne revint; et l’émeute, avançant résolument sur tous les points, triomphait sans presque avoir combattu.
La nouvelle de l’abdication du roi fut un dernier coup
porté à la constance du général Sébastiani. Seul, à pied, couvert d’un ample manteau, il quittait l’Hôtel de Ville, quand ses officiers lui demandèrent quels étaient ses ordres « Ce qu’ily a de plus prudent à faire, leur dit-il, c’est de se retirer le plus promptement possible. » Les troupes abandonnèrent alors la place après avoir, pour la’plupart, livré leurs armes au peuple, qui se précipita par là porte d’Henri IV dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville. Soixantedeux hommes .de la garde municipale s’étaient réfugiés dans une cour sans issue. Résignés à une mort certaine, ils avaient déposé leurs armes; silencieux, immobiles, ils attendaient lesprémiers coups d’un ennemi qu’ils croyaient sans pitié. Mais un homme de cœur était là, qui se dévoue à leur salut. M. Flottard, l’un des administrateurs de la municipalité~, s’avance à la rencontre des insurgés; détachant de sa poitrine la croix de Juillet, il la montre à la foule et s’écrie « Au nom du peuple vainqueur, écoutez un vétéran de la liberté! plus de sang! plus de vengeance grâce aux prisonniers! Grâce aux prisonniers répond une voix parmi la -foule; la vengeance du peuple, c’est la clémence: –H n’y’a que les Autrichiens qui tuent les prisonniers, dit une autre voix. Voyant que ses paroles ont trouvé de l’écho, M. Flottard s’enhardit; sa grande et forte stature, une ressemblance lointaine avec le poëte populaire, Béranger, le servent; il se tourne vers les gardes municipaux, et, tenant sa croix suspendue su))e front, incliné du maréchal des logis « Soldats, dit-il, passez sous cet insigne glorieux, et vous ne verrez plus devant vous que des amis, que des frères. »
M. Hottard était, depxis )830. attaché a ~dhunMtratim’d~ dcpnr-
tement de la Seine.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848, 307
Ut:LAHËVU)jUTtONDE’t848. 307
Les gardes municipaux passent un à un sous la croix; la colère du peuple s’est évanouie; elle a fait place à la compassion c’est à qui, parmi ces combattants républicains, aidera, protégera, recueillera dans sa demeure les soldats (le la monarchie.
M. de Rambuteau avait quitté son poste quelques instants avant l’irruption du peuple. Comme M.Flottard lui proposait de convoquer d’urgence le conseil municipa!, un homme en uniforme de garde national entrait, et, demandant M. de Rambuteau, il lui déclarait qu’il venait au nom du peuple le destituer de ses fonctions et prendre sa ptace. Il ajoutait à cette sommation la demande étrange que M. de Rambuteau le fit reconnaître par les fonctionnaires présents et par le conseil municipal qui allait se rassembler. M. de Rambuteau déclina sa compétence, mais il ne contesta point les pouvoirs de son successeur et lui céda la place. Le nouveau préfet était un lieutenant de la huitième légion, fabricant de vignettes pour les connseurs il se nommait M. Jourdan. MM. Say, Journet, Thierry et Flottard, fonctionnaires de l’Hôtel de Ville, décidèrent entre eux de convoquer le conseil municipal. Ils se rendirent dans la salle des délibérations, qui était déjà envahie par la foule. Une douzaine d’élevés de l’Ecole polytechnique, qui se trouvaient là, rédigèrent à la hâte et portèrent aussitôt les lettres de convocation. Malgré les prétentions de M. Jourdan, qui voulait absolument présider, et qui occupait déjà le fauteuil, le docteur Thierry y fut installé par les gardes nationaux et les élèves de l’École polytechnique, qui se groupèrent autour de lui pour le protéger. M. Jourdan jugea prudent de se retirer. MM. Recurt et Flottard prirent place auprès du docteur Thierry, et après s’être un instant concertés, ces messieurs déclarèrent la séance ouverte. Un certain calme s’établit aussitôt dans l’auditoire et l’on put commencer à délibérer. Plusieurs propositions furent faites coup sur coup. M. Delestre ayant proposé de se constituer en comité de sûreté générale, on
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~Mt HISTOIRE
perdit un temps précieux a discuter l’opportunité de cette
mesure. Une grande partie des membres du conseil, fort mat
a l’aise au milieu du peuple en armes qui affluait de plus
en plus dans la salle, épouvantés surtout de la rumeur
qu’on entendait sur la place et qui s’approchait, élevèrent
des scrupules sur la légalité de leur convocation. Au bout
de quelques instants on s’aperçut qu’ils avaient disparu.
M. Jourdan s’était aussi laissé éconduirc par quelques
gardes nationaux; il ne resta bientôt plus à leur poste que
MM. Say, Recurt, Flottard, le docteur Thierry et deux ou
trois autres.
En ce moment, un petit groupe fait effort pour pénétrer
dans la salle « Place! place! )) s’écrie M. Thierry, qui
vient derecontiaitr’eMM. Garnier-Pagés, Gustave de Beau-
mont et de Malleville. Ces messieurs arrivaient du lminis-
tère de l’intérieur. S’étant approchés du docteur Thierry,
ils lui font connaître à voix basse la situation.
Cependant le peuple, qui s’impatiente de ces lenteurs,
commence à s’agiter et à murmurer. Un des combattants,
monté sur une console, prend la parole; c’est un homme
de haute taille, d’un très-beau visage, dont la longue barbe
rousse tombe jusqu’au milieu de la poitrine; et qui porte
en bandoulière, sur son paletot, un fusil de munition; il
fait avec une certaine éloquence un tableau rapide et ac-
cusateur du règne de Louis-Philippe; il conclut en demandant le jugement immédiat du roi et sa condamna-
tion à mort. A ces mots, un sentiment de répulsion se
manifeste dans l’auditoire; le docteur Thierry se lève et
proteste avec une grande énergie de paroles, de ton
et de geste « Pas de sang! s’écrie-t-il; ne déshonorons
pas la victoire du peuple! plus d’échafauds! plus de vic-
times J’ai passé vingt années au chevet des mourants; je
sais ce que vaut la vie de l’homme. Au nom de l’humanité,
au nom de la philosophie, au nom de la révolution, je de-
mande l’abolition de la peine de mort! )) Quelques mur-
mures grondent ça et là, mais un immense applaudisse-
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DEJ,AHÉYOH]TIONDË1848. 5M
ment de.ce peuple généreux les couvre aussitôt. L’orateur
terroriste est déconcerté; il essaye en balbutiant d’expli-
quer et d’atténuer sa motion des huées et des sifne!s )c
forcent au silence.
M. Flottard propose aux assistants d’élire à la place du
conseil déchu un pouvoir municipal populaire et de rétabli)
la mairie de Paris. Cette proposition est bien accueillie. On
procède avec régularité à l’élection. Le peuple accepte,
en levant la main, par épreuve et contre-épreuve, la nomi-
nation de M.Garnier-Pagèsà à la mairie de Paris. M. Car
nier-Pagès, après avoir remercié ses concitoyens et demandé f,
le. respect pour l’autorité qui vient de lui être remise, pro-
pose à son tour d’élire, comme adjoints à la mairie, MM. de
Malleville et de Beaumont; mais ce dernier décline, en son
nom et au nom de son collègue, l’honneur qu’on veut leur faire, ne se sentant pas, dit-il, en possession d’une assex
grande popularité pour apporter au pouvoir municipal la
force nécessaire. Sur la proposition de M. Flottard,
MM. Guinard et Becurt sont élus les députés dynastiques,
comprenant qu’ils n’ont plus rien à faire dans ce mouve-
ment, profitent du tumulte et s’esquivent.
Le maire de Paris et ses adjoints quittent presque aussi-
tôt la salle, et, guidés par M. Flottard, ils vont se réfugier
dans une pièce retirée où le peuple n’a point pénétré en-
core. Pendant qu’ils sortent d’un côté, M. Charles Lagrange
entre de l’autre. Il se nomme au peuple; il lui annonce
l’arrivée d’un comité provisoire élu dans les bureaux de la
J~’HM. Il demande qu’on évacue la salle, afin que le
nouveau gouvernement puisse plus librement délibérer.
Comme il parlait encore, on aperçoit sur le seuil, dominant
la foule de sa haute taille, le visage fortement coloré, le fron t
en sueur, M. Ledru-Rollin. Un retentissant vivat! salue son
entrée. On lui fait place, on le conduit au bureau, on l’in-
vite à prendre la parole. 11 commence alors un récit animé
des événements qui viennent de s’accomplir au palais
Bourbon. ))e fréquents bravos l’interrompent; mais, lnr§.
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310 HISTOIRE
qu’il raconte l’élection d’un gouvernement provisoire, les
physionomies se rembrunissent l’idée d’un pouvoir issu
de la Chambre des corrompus excite les soupçons du
peuple. On entoure M. Ledru-Rollin, on l’assaille de ques-
tions, on exige de lui une profession de foi républicaine et
l’assurance qu’il n’entend tenir ses pouvoirs que du suf-
frage populaire, que la foule réunie à l’hôtel de Ville pré-
tend exclusivement représenter. Personne, ace moment, ne
pouvait songer discuter ses prétentions.
A peine a-t-on achevé de s’expliquer, que la porte de, la
salle s’ouvre et que l’on voit s’avancer péniblement, à tra-
vers l’auditoire agité, M. Dupont (de l’Eure), s’appuyant
d’un côté sur un député de son département, M. Legendre,
de l’autre, sur,une femme âgée, attachée à son service, qui
le protège du geste et de la voix contre la pression de la
foule. H prend place au bureau. Peu d’instants après, M.. de
Lamartine, qui n’a pas cessé de haranguer de salle en salle,
de signer des proclamations~, des feuilles volantes, sur
1 esquelles on lui faisait écrire Vive la ~pMM~Me.~ vient
le rejoindre. On demande à M. Dupont (de l’Eure) de pro-
clamer les noms des élus du peuple; mais la. chaleur est si
suffocante, l’air si épais, le bruit si étourdissantaans cette
salle, où la foule afflue et s’entasse incessamment depuis
quelques heures, que le vieillard se trouve mal. Il faut
l’emporter. M. de Lamartine, pour occuper les esprits, re-
commence une dixième fois peut-être le récit des événe-
ments de la journée. Il parle avec beaucoup de circonlo-
cutions et de réserve de la forme de gouvernement qu’il
t’onviendrait au pays de se donner. Il veut insinuer que le
Voici deux de ces proclamations écrites, à défaut de taNe, sur un
rhapeau:
« I~e gouvernement provisoire se constitue avec le ferme dessein de
donner la France des institutions républicaines en barmonie avec
’esprit du siècle. )’
« La royauté est déchue le gouvernement, provisoire de la France
est le gouvernement républicain. Au peuple appartient le soin de le
rendre définitif, »
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UE LA RÉVOLUTION ME’)848. 3it
u~ i.n nc.rvLUmvl~ am 1 O/~O. ;il 1
gouvernement provisoire ne peut- rien statuer à cet égard
de définitif; mais de violents murmures et des gestes peu
équivoques l’avertissent qu’il touche l’écueil. Il déclare,
alors, qu’il est personnellement décidé pour la République,
mais il répète que personne n’a, selon lui, le droit de l’im-
poser à la France.
La réprobation générale que soulèvent ces paroles fait
comprendre à M. de Lamartine qu’il serait insensé de vou-
loir tenir tête à cette multitude, et, sur un mot que vient lui
dire à voix basse M. Flottard, il quitte le bureau et va re-
joindre, dans le cabinet du secrétariat, M. Garnier-Pagés et
M. Bupout(de l’Eure), qui a trouvé enfin un peu d’air et de
repos loin de la foule. Au bout de quelques instants,
MM. Lédru-RoUin et Arago arrivent On va pouvoir déli-
bérer.
On commence par se barricader du mieux que l’on peut.
Une dizaine d’élèves de l’École polytechnique, quelques
hommes dévoués, se placent en guise de sentinelles dans la
galerie vitrée qui précède le cabinet ils se mettent en tra-
vers des portes, les étayent de leurs épaules, résistent ou
parlementent avec ceux du dehors. A chaque instant, ils
ont à soutenir un nouvel assaut. Les délégués du peuple
veulent entrer; ils prétendent assister aux délibérations et.
surveiller les actes du gouvernement. Ils insistent et me-
nacent; ils ont d’autres dictateurs sous la main en cas de
tergiversations. On les exhorte à la patience, on tâche d’ob-
tenir d’eux au moins quelque répit, mais c’est à grand’"
peine qu’on parvient à les écarter un moment. La présence
de M. Ledru-RoMin au conseil n’est pas à leurs yeux une
M. François Ârag’o, matadc dt’puis quoique teilles, n’avait poiin
assiste aux dernières séances de la Chahibre et ne prit aucune part a
!a iutte des trois journées. Lorsqu’il eut été proclamé, a-ta tribune du
palais Bourbon, membre du gouvernement provisoire, son fils alla le
chercher à l’Observatoire. Accompagne de deux de ses pateuts et d’un
jeune Italien de ses amis, M. t’rapolii, il se rendit à l’it&tet de Ville.
Partout sur son passage la foule )ui ntptace avec respect.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/328[modifier]
SU HISTOIRE
f.Ui’ant!ae)lf<f!f!ltntt!c,~rn,t.t/]~,
garantie suffisante 1. Ils veulent un comité de salut public
tout à eux. Du fond de la place, ou entend aussi un mugis-
sement sourd, continu, formidable c’est la grande voix
du peuple, qui s’indigne des lenteurs qu’on apporte à pro-
clamer la République. Et la nuit vient, et le péril est pres-
sant péril du côté des partisans de la royauté, qui conspi-
rent selon toute apparence; péril surtout du côté de ces
multitudes ennévrées par le combat, par te jeûne, par l’at-
tente, par le soupçon. La ville entière est à leur merci. Des
hommes sans aveu, des malfaiteurs de toutes sortes, qui
espèrent, à la faveur de l’anarchie politique, commettre
impunément leurs forfaits, n’attendent sans doute que le
signal du massacre et du pillage. Paris peut être ensan-
glanté et dévasté avant qu’aucune autorité ait eu le temps
et la puissance de se faire reconnaître. MM. Dupont (de
l’Eure) et Arago, pensifs, soucieux, obsédés de tristes sou-
venirs et de plus tristes pressentiments, attendent, assis aux
deux cotés de la cheminée, que l’ou propose quelque me-
sure. Un ne lit sur leur visage que doute et résignation.
M. de Lamartine, au contraire, semble plein de confiance
en lui-même et dans l’avenir; sa pensée s’est déjà familia-
risée avec l’élément révolutionnaire. Il sent croitre en lui,
depuis quelques heures, le courage et l’éloquence, ces
deux dons souverains devant lesquels s’incline le peuple.
Le génie de la France apparaît à son imagination éblouie.
Des espérances exaltées de grandeur et de gloire l’enlè-
vent au sentiment de la réalité.
Autour de lui se groupent les indécis. M. Crémieux =
n ne faut pas que la faction de Ledru-Rollin l’emporte, < Mur-
muraient déjà, dans les groupes, des fanatiques dont on retrouvera
plus tard l’action hostile.
La nomination de M. Crémieux et celle de M. Garnier-Pages an
gouvernement provisoire, contestées à la Chambre des députés, avaient
été aussi le sujet d’une discussion très-vive au moment où l’on entrait
dant le cabinet du secrétariat pour délibérer. M. de Lamartine mit <in Il
à cette altercation fâcheuse. « De grâce, messieurs, s’ëtait-il écrié, ne
discutons pas a cette heure la validité de nos pouvoirs. Soyons sept an
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/329[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 513
ar une assemMëe rëgutierement. ë)ue. )) y~`v"`y"L 27
s’agite et parle avec animation en termes vagues. Avocat
habile et disert, il se tient prêt depuis le matin pour la ré-
gence ou pour la République. M. Marie, et surtout M. Gar-
nier-Pagés, étourdis par la rapidité du courant qui les en-
traine, perdent pied et renoncent à toute initiative Quant
a M. Marrast, qui vient d’arriver, il reste à l’écart, observe
tout, garde le silence. Comme on va s’asseoir et tâcher
enfin de s’entendre sur les mesures les plus urgentes, la
porte s’ouvre; le groupe qui défend l’accès du conseil se
range. On voit entrer deux hôtes que l’on n’attendait point
MM. Louis Blanc et Flocon. Cette apparition paraît sur
prendre désagréablement plusieurs des personnes pré-
sentes. H y a un.moment d’embarras. Quelques chuchote-
ments, quelques regards ombrageux, protestent contre
l’intrusion des nouveaux venus. « Que viennent-ils faire
ici’! dit M. Crémieux à M. de Lamartine. -Je l’ignore, o
repond celui-ci du ton de la plus parfaite indifférence.
M. Louis Blanc, sans se laisser déconcerter, s’avance
vers la table où siégeaient déjà MM. Dupont (de l’Eure) c(
Arago. « Eh bien, messieurs, dit-il, délibérons. » A ces
mots, M. Arago le regarde d’un air profondément étonné et
lui dit avec hauteur « Sans doute, monsieur, nous allons
délibérer, mais pas avant que vous soyez sorti. »
La colère se peint sur les traits de M. Louis Blanc. Des
paroles très-vives lui échappent. Une altercation s’en-
cu de cinq, les choses n’en iront, pas plus mai. » ti commençait ainsi
ce rôle conciliateur auquel nous le verrons invariablement fidèle pen-
dant toute la durée du gouvernement provisoire.
’M. Garnier-Pages a protesté contre le rôle qui lui est attribue dan;.
uen.e circonstance. Je crois ne pouvoir mieux faire que de citer textuelle-
ment, comme l’a fait 3[. Carnot. dans son ~’HMfMi! ~1848, Icspm’otes
de M. Garnier-Pagès « .La délibération s’ouvritiucontinent sur la pro-
damationde la République, et je déclarai à mes nouveaux col[cgue<
f)UC, la République M;e paraissant possible, .M on ne la ~WC~m~ pas,
je nM f<’<M-~M. Quelques-Hns aUegTiérentunscrupuie honorable. Vou-
lant comme moi la République, ils ne se croyaient point le droit de
la proclamer sans )e consentement ilu peuple, régulièrement exprimé
par une assemblée régulièrement élue. ))
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/330[modifier]
3H. MtSTOIRE
3H. MtSTOIRE
gage. M. Louis Blanc se prétend, avec raison, aussi légiti- `
mement élu que les autres membres du gouvernement
provisoire, puisqu’il vient d’être élu comme eux, dans la
salle Saint-Jean, par l’acclamation populaire’. M. Garnier-
Pagés, qui préside en qualité de maire de Paris, essaye
d’étouffer le débat en proposant de partager les attribu-
tions du pouvoir et en glissant avec négligence la dénomi-
nation de secrétaires, qui s’applique évidemmentà MM. Mar-
rast, Flocon et Louis Blanc, dont l’élection n’a pas été faite
à la Chambre; Offensé de cette insinuation, ce dernier me-
naçait déjà de se retirer et d’en appeler au peuple, quand
M. Ledru-Rollin intervient et le conjure, ainsi que Mbl. Flu-
con et Marrast, au nom de leur patriotisme à tous trois.
de ne pas semer la discorde au sein de la République nais-
sante. M. Flocon cède sans peine; M. Marrast n’avait pas
soufflé mot; M. Louis Blanc, dans l’impossibilité de soute-
nir mie prétention qui devient toute personnelle, se résigne
ou du moins paraît se résigner au titre modeste de secré-
taire; mais il annonce en même temps, avec autorité, au
gouvernement provisoire, un collègue, sur lequel celui-ci
ne comptait certes pas, l’ouvrier Albert, élu, affirme
M. Louis Blanc, comme lui et avec lui, par lepeupie. Per-
sonne n’élève d’objection. C’était l’heure des concession-
mutuelles. On se dit tout bas, de part et d’autre, qu’il faut
se supporter en attendant qu’on soit assez fort pour s’ex-
finre.
Le nom d’Albert, ouvrier mécanicien~, avait, en effet, été
proclamé dans la cour de l’hôtel Bullion, sous les fenêtres
des bureaux de la Réforme, par une bande d’insurgés qui
En répondant, aux interi’o~aHons de rassemblée populaire ~ni se
tenait à la salle Saint-Jean, tous les niembresdu gouvernement, nom-
mes à ta Chainbre, avaient reconnu la nécessite de cette nouvelle
sanction, et M. Crémieux disait encore, quelques mois plus tard, de-
vant la commission d’enquête « Nous avons été nommes a la Cham-
bre, mais non point par la Chambre, »
Son nom véritable était Martin.
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DE LA RÉVOLUTION DE’[848. 3~S
revenaient des Tuileries. M. Albert était un conspirateur obscur, dont la presse démocratique ne s’était jamais occupée mais, le 24 février, il suffisait d’avoir montré du courage aux barricades pour enthousiasmer le peuple. C’est, sans doute, à quelque marque de bravoure, ou tout simplement à quelque mot heureux, que M. Albert dut la subite ovation qui le porta au pouvoir, car personne ne put s’expliquer autrement, dans la suite, le motif qui l’avait fait préférer à tant d’autres plus capables et moins ignorés. Toutefois, malgré la fâcheuse médiocrité de la personne élue, la nomination d’un ouvrier au gouvernement provisoire est un fait historique dont il ne faut pas méconnaître le sens et le caractère. Elle est le signe de l’émancipation, aveugle encore, mais désormais assurée, de la classe laborieuse elle marque l’heure du passage de la révolution politique à la révolution sociale.
M. Louis’ Blanc, sentant quel appui précieux il allait
trouver dans un homme du peuple, qui lui servirait d’intermédiaire auprès des ouvriers et n’aspirerait jamais à jouer un rôle principal, applaudit de grand cœur à la nomination du prolétaire, et, courant aussitôt des bureaux de la ~/b)’)Mg à’ceux du AMoM< où l’on imprimait, pour la distribuer dans les rues, la liste du gouvernement provisoire, il y fit ajouter le nom d’Albert. Puis il se rendit à l’Hôtel de Ville avec M, Flocon, fit, dans la salle Saint-Jean, où le peuple tenait des espèces de comices, une profession de foi socialiste, dans laquelle il prononça le mot d’o~aMM<!<tOM du travail, charma la foule, reçut d’elle la confirmation de ses pouvoirs, et parut, comme nous l’avons \u, dans le conseil du gouvernement. Ce fut une mortification insupportable à son orgueil que l’accueil de M. Arago et surtout l’intervention de M. Ledru-Rollin pour lui faire accepter un titre subalterne 1. Dés cette heure commença Bien que je ne venille m’engager dans aucune polémique, je crois
de mon devoir de reproduire, aux documents historiques, J’explication
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/332[modifier]
5)6 H!STOJRË
entre lui et la majorité du conseil une lutte sourde d’abord,
mais de moins en moins dissimulée, qui fit en grande par-
tie la faiblesse du pouvoir, paralysa son action et n’aboutit,
après des crises funestes au pays: qu’à une neutralisation
de forces dont profitèrent seuls les partis hostiles à la Ré-
publique.
Cette divergence profonde entre la majorité et la mino-
rité du conseil se trahit au moment même où l’on allait délibérer sur les termes de la proclamation par laquelle on
annonçait au peuple son propre triomphe et la chute de la
dynastie. M. de Lamartine en avait d’abord rédigé une
qui contenait ces mots « Le gouvernement provisoire
déclare que la République est adoptée provisoirement
par le peuple de Paris et par lui » et encore <t sous le
gouvernement populaire et républicain, proclamé par le
gouvernement provisoire, » etc. Cette rédaction mécon-
tenta également les deux partis. MM. Louis Blanc, Ledru-
Hollin, Flocon, voulaient proc]amerlaRépublique simple-
ment et sans aucune condition de ratification. MM. Gamier-
Pagés, Marie, Dupont (de l’Eure), voulaient qu’on se tût
sur la forme définitive du gouvernement; ils admettaient
tout au plus l’expression d’une préférence pour le gouver-
nement républicain. M. Arago refusait d’apposer son nom
a un acte qu’il qualifiait d’usurpation. Pour tourner l’é-
cueil,MM. de Lamartine et Crémieux, qui tenaient la plume,
s’efforçaient de trouverdes expressions neutres, acceptables
pour toutes les susceptibilités. La chose n’était pas facile.
Bien des rédactions furent successivement proposées et
rejetées. Enfin, l’on en adopta une de la main de M. de
Lamartine, qui fut sur-le-cbamp envoyée an Mbm!<e!M’. Elle
t’taif ainsi conçue
que (tonne M. Louis Blanc, dans une lettre datée de Londres, 25 jan-
vie)’ 1862, de son insistance pour se lah’e admettre, avec Albert, dans
h’novernementprn~ison’e, au même titt’e que MM. f1c L;))T):)r<ir)(’.
,\)’n, etc. (Von’ ~nx PwMMfM~ /)M~M~, n" 7~
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/333[modifier]
f)RLARËVOH)TTO?)!)E1848.
suu-t. agisse umque-
M.
KAUNOMMJPEL’P[.EFRAN6AIS.
« P?’OC<SM~a<!OK ~t gouvernement ~t’O~MOïre au peuple
/’raMC«M.
« Un gouvernement rétrograde et oligarchique vient
d’être renversé par l’héroïsme du peuple de Paris. Ce gou-
verneinent s’est enfui en laissant derrh’re tui une trace de
sang qui lui défend de revenir jamais sur ses pas.
« Le sang du peuple a coulé comme en juillet, mais,
cette fois, ce généreux sang ne sera pas trompé. M a con-
quis un gouvernement national et populaire en rapport
avec les droits, les progrès et la volonté de ce grand et.
généreuxpeuple.
« Un gouvernement provisoire, sorti d’acclamation el
d’urgence par la voix du peuple et des députés des dépar-
tements, dans la séance du 24 février, est investi momen-
).anément du soin d’assurer et d’organiser la victoire natio-
nale, flestcomposéde:
« MM. Dupont (de l’Eure), Lamartine, Crémieux, Arago
(de l’Institut), Ledru-Rollin, Garnier-Pagês, Marie.
Ce gouvernement a pour secrétaires
« MM. Armand Marrast, Louis Blanc et Ferdinand Flocon.
« Ces citoyens n’ont pas hésité un instant à accepter la
mission patriotique qui leur était imposée par l’urgence.
Quand la capitale de la France est en feu, le mandat du
gouvernement provisoire est dans le salut public. LaFrance
entière le comprendra et lui prêtera le concours de son
patriotisme. Sous lé gouvernement populaire que proclame
le gouvernement provisoire, tout citoyen est magistrat.
«Français! donnez au monde l’exemple que Paris a
donné à la France. Préparez-vous, par l’ordre et la con-
fiance en vous-mêmes, aux institutions fortes que vous al!e/
être appelés à vous donner.
« Bien que le gouvernement provisoire agisse unique-
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518 HISTOIRE
ment au nom du peuple français et qu’il préfère la forme
républicaine, ni te peuple de Paris ni le gouvernement
provisoire ne prétendent substituer leur opinion à l’opinion
des citoyens, qui seront consultés surla forme dénnitive du
gouvernement que proclame la souveraineté du peuple.
« L’unité de la nation, formée désormais de toutes les
ctasses de citoyens qui la composent; le gouvernement de
la nation par elle-même;
< La liberté, l’égalité et la fraternité pour principes; le
peuple pour devise et mot d’ordre voilà le gouvernement
démocratique que la France se doit à elle-même, et que nos
efforts sauront lui assurer~) »
On voit par là que M. de Lamartine, soit irrésolution, soit
désir sincère de maintenir le bon accord, faisait céder ses
convictions personnelles aux vœux de la majorité. M. Ledru-
.Rollin ne signa point cette proclamation, la trouvant trop
ambiguë. M. Flocon, qui l’avait signée sans la lire, biffa
son nom en voyant que M. Ledru-RoHin n’y avait pas mis
le sien. M. Albert, qui n’était pas présent, ne put signer
la pièce originale. Son nom fut ajouté sur l’épreuve du
J~oKt~M’, avec celui de M Flocon, par M. Louis Blanc.
Cependant le peuple, en proie à une inquiétude et à une
irritation toujours croissantes, ne cessait d-’envoyer au gou-
vernement provisoire des délégués armés qui menaçaient
des plus terribles malheurs si l’on ne se hâtait de procla-
mer la République. Les faubourgs et la banlieue versaient
incessamment sur la place de nouvelles masses populaires
qui ranimaient l’ardeur de celles que l’attente avait lassées;
Un pâté d’encre recouvre sur l’original manuscrit le mot pr~’f.
Une correction de M. Louis Blanc en marge substitue ces mots soit
de M’My et de conviction pour le ~OMM’tWMH~ républicain.
M. Carnnt, dans des fragments de son ;Me’MMfM/ de 1848, puMn’
dans la PoK~M~tMMMM~, donne une version un peu différente de fe~h’
proclamation. U explique les variantes de ce en disant qnr
M. de Lamartine corrigeaitson manuscrit en dictant successi\’fmeut i
plusieurs personnes.
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DE LA RÉVOLUTION DE t84S. 3i" i)
.TT" .1 Il 1
elles assaillaient l’Hôtel de Ville,remplissaientles salles, les
couloirs, et venaient assiéger les portes du conseil. A toute
minute, quelques-uns des membres du gouvernement, aux-
quels se joignaient des citoyens accourus pour offrir leur con-
cours, MM. Félix Pyat, Bethmont, de Gotirtais, Barthélémy
Saint-Hilaire, Recur t,Guinard, Bixio.Duclerc, Thomas, Sar-
rans, Hetzel, etc., sortaient et haranguaient la foule; ils im-
ploraient d’elle quelques minutes de calme et de silence. A
la vue de M. de Lamartine l’agitation redoublait; il sem-
blait tout à la fois plus suspect et plus cher au peuple que
tous ses collègues. « C’est MM ans~o’a~ c’est MM h)y~M~
c’est un girondin.! x criaient les fanatiques. D’autres, au
contraire, le voulaient porter en triomphe; et lui, toujours
placide-au plus fort de l’orage, écartait du geste ou détour-
nait d’un mot, d’un regard, les armes braquées sur sa poi-
trine’. Mais tous ces mots heureux, toutes ces supplica-
tions, toutes ces harangues, n’obtenaient que de courtes
trêves, et le tumulte recommençait aussitôt avec une inten-
sité plus grande. Pendant que M. de Lamartine parlait au
peuple, dans la salle Saint-Jean, M. Louis Blanc était des-
cendu au bas de l’escalier; une table se trouvait là il v
monte. « Le gouvernement, dit-il, veut la République. ))
Un cri d’enthousiasme lui répond. Des ouvriers écrivent
au charbon, en lettres énormes, sur une grande pièce de
wile « La Répubtique une et indivisible est proclamée en
France. » Cela fait, ils montent sur le rebord d’une des fe-
nêtres, et déroulent l’inscription à la lumière des torches.
Quand le manifeste du gouvernement fut rapporté de l’im-
primerie, on sentit que l’atmosphère était changée, et
qu’une rédaction aussi équivoque, si on la lisait au peuple,
allait te mettre hors de lui et pouvait tout perdre. M. Louis
t!o de ces mots d’un A-propos merveilleux mérite d’être cité.
Comme il entendait crier à ses oreilles Af<M-< à L<a)MT/<tM/ /,f< tête <~
~M~me/it se retourne, regarde la foule en souriant: « Matf-te.
dit-it avec un singulier accent de dédain mêlé de compassion, p)ût à
tMen. citoyens, que vons t’enMiex tous sur les épaules!
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3~ HISTOIRE
Blanc renouvelle avec force ses instances;.il triomphe enfin
des répugnances de ses collègues. Au paragraphe où il
était dit « Bien que le gouvernement provisoire soit de C<BM)’
de conviction pour le gouvernement /’epMM:Ca!K, » etc.,
revenant a la première rédaction de M. dé Lamartine, on
substitue ces mots « Le gouvernement provisoire veut la
République, sauf ratification par le peuple, qui sera immé-
diatement consulté’. » Et la proclamation, ainsi modifiée,
est jetée sur des centaines de feuilles volantes par les fenê-
tres de l’Hôtel de Ville. Elle apaise les bouillonnements de
la place. Aux soupçons et aux menaces succède une explo-
sion de joie qui tient du délire. Le peuple reprend con-
fiance dans ses élus. Le conseil peut enfin songer a organi-
ser le pouvoir et à se partager le fardeau des affaires.
La présidence du conseil, sans portefeuille, est donnée,
par acclamation, à M. Dupont (de l’Eure). Son grand âge,
t’intégrité de son caractère et la simplicité républicaine de
sa vie commandaient le respect. C’était un nom sans tache.
On espérait qu il imposerait au peuple, et même aux riva-
lités impatientes qui déjà se trahissaient au sein du gon-
vernement..
La nomination de M. de Lamartine au ministère des af-
faires étrangères se fit également par acclamation. Chacun
comprenait qu’il fallait une extrême prudence dans les rap-
ports avec l’étranger; qu’il était "habile de ménager b
transition et d’accoutumer les représentants de l’Europe
monarchique à la France républicaine, par l’entremise
d’un homme noble d’origine, de manière et de langage.
M. Arago prit la marine sans que personne soulevât d’ob-
jection. L’éclat de son nom démocratique et sa science in-
contestée lui donnaient une autorité précieuse pour un
peine cette proclamation était-eUe imprimée que l’on vit arriver
.m .McH!<M<r M. Bixio, porteur d’un ordre de la retirer ainsi conçu
« M. Bixio est prié de retirer de l’Imprimerie royale, la déclaration du
~onvcnx’ment provisoire. Signé Ad. Crémieux, Lamartine, !)npont
~)e)’Ht))’e)etGarnier-t’agès. »
L’!)<)tos;raphe de cet ordre est entre les n~amsdeM. Hitio.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/337[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE tS48. 52t
gouvernement à peine debout sur un sol qui tremblait. 1) v
eut plus d’hésitation pour le ministère de l’intérieur; on
flottait entre MM. Ledru-hollin et Crémieux mais ce der-
nier, tranchant lui-même la question, déclara qu’il était in-
dispensable de donner satisfaction au peuple en plaçant a
l’intérieur l’homme qui représentait le mieux le mouve-
ment révolutionnaire, et il se contenta du portefeuille de la
justice.
M. Garnier-Pagès, élu maire de Paris par le peuple, te-
nant à garder ce poste important/n’accepta point de mi-
nistère. Il s’adjoignit à la mairie MM. Recurt et Guinard, en
qualité d’adjoints t, M. Flottard, en quaiitéde secrétaire gé-
néral, et désigna pour les finances un banquier d’une pro-
bité reconnue, qui s’était fait au A~tMM~ une réputation
d’habileté, M. Goudchaux. M. Carnot fut chargé du minis-
tère de l’instruction publique, auquel on réunit Jes cultes.
M. Marie reçut le portefeuille des travaux publics, et M. Betb-
mont, député de l’opposition, celui du commerce. Le com-
mandement général de la garde nationale et de la première
division fut donné au colonel de Courtais, membre de ):t
Chambre des députés, ancien officier de l’armée royale, qui
avait le don et le goût de la popularité. La nomination de
M. Charles Lagrange, que le peuple avait salué du titre de
gouverneur de l’Hôtel de Ville, ne fut ni contestée ni offi-
ciellement ratinée. M. Lagrange déployait déjà beaucoup
d’activité dans ses nouvelles fonctions, et personne ne son-
gea à les lui disputer.
La plus grande difficulté, c’était de pourvoir au ministère
de la guerre. On ne savait trop à qui se fier ni comment
concilier avec l’ancienneté ou l’éclat des services la loyauté
républicaine. Le seul républicain connu et en mesure d’oc-
cuper un poste aussi important, le général Eugène Cavai-
gnac, frère de Codefroi, était en Afrique. On le nomma
M. Guinard rpi’usa, et fut nomine chet d’ëta~-majn)- de tn~nrd~
))s’i"n!)!e,};t)j(~t))p)a~!t),)~nn’iep~-M.))c)~~
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/338[modifier]
HISTOIRE
gouverneur de l’Algérie. Pour sortir d’embarras, M. Arago
proposa un membre de l’Institut, le colonel Poncelet, pro-
fesseur de mécanique à la Sorbonne; mais cette proposi-
tion ne fut point agréée. On objecta avec raison que M. Pon-
celet, à cause de son grade, ne pourrait prendre aucune
autorité sur les officiers supérieurs, et l’on songea au géné-
rât Lamoricière, qu’à tout hasard on se décida à faire appe-
ler. Bien que fort souffrant de sa blessure et le bras en
écharpe, le générât ne se fait point attendre. Il n’hésite
pas à reconnaître le gouvernement provisoire; mais il re-
fuse le portefeuille, alléguant que, depuis dix-sept ans ab-
sent de France, il ne connaît pas suffisamment le person-
nel de l’armée. « Mon poste, à moi, ajoute le général, est
à la frontière. Elle aura bientôt, sans doute, besoin d’être
défendue. Je ne demande que quelques jours de repos, et
je me tiens prêt à me rendre où le gouvernement provisoire
jugera convenable de m’envoyer. »
M. de Lamoricière conseille de donner Je portefeuille de
la guerre au général Bedeau. « C’est un homme supérieur,
dit-il; il connaît parfaitement l’armée; on peut compter sur
lui; il rendra dans ce poste éminent de grands services. »
La nomination du général est immédiatement signée; mais
M. Bedeau, appelé au sein du conseil, refuse à son tour.
« Je suis trop récemment nommé lieutenant général pour
avoir de l’autorité sur des officiers plus anciens que moi,
dit-il; ma nomination ferait un effet fâcheux. Donnez-nioi le
commandement de la première division. La troupe est hu-
miliée, démoralisée il faut l’empêcher de se débander.
Confiez-moi cette tâche, et je réponds de la remplir avec
honneur. »
Sur ces refus, M. de Lamartine propose le général de di-
vision Subervie, volontaire de 1792, distingué par des ac-
tions d’éclat dans les grandes campagnes de l’Empire, dé-
puté de l’opposition, qui sera tout à la fois, on peut l’espé-
rer, respecté de l’armée et bien vu du peuple. Pendant ces
délibérations, on apprend que le ministère de la guerre est
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/339[modifier]
MLARËVOLUT!ONMd848. 333
~,L¿ L ~.rv. JfGJ
occupé par un ancien fournisseur des armées, M. Esprit,
qui s’y est installé de son autorité privée et s’est déjà mis en
fonctions dans les bureaux avec l’aide du colonel Allart. Ou
l’envoie chercher de la part du gouvernement provisoire.
Il refuse d’abord; mais on parvient, sous un prétexte spé-
cieux, à l’attirer à l’Hôtel de Ville. Là, on le retient pen-
dant toute la nuit, ou le garde à vue dans une salle voisine
du conseil. On ne lui rend sa liberté que lorsque le général
Subervie a pris possession du ministère. A ce moment cri-
tique, la moindre velléité de désobéissance pouvait amener
des complications funestes. Par bonheur, aucun des offi-
ders supérieurs de l’armée n’eut la pensée de tenter une
résistance, et les adhésions des maréchaux Soult, Bugeaud,
des généraux Duvivier, Leydet, etc., qui suivirent de près
celles des généraux Bedeau et Lamoriciére, rassurèrent
bientôt complètement à cet égard le gouvernement provi-
soire.
Ainsi constitué et organisé, le conseil rendit à la hâte les
décrets les plus urgents.
M. de Lamartine rédigea un décret laconique qui décla-
rait la Chambre des députés dissoute. En envoyant ce dé-
cret au MoKt~Mr, M. Crémieux s’aperçut que son collègue
avait oublié la Chambre des pairs, et intercala la ligne sui~
vante « Il est interdit à la Chambre des pairs de se réunir, »
On annonçait dans ce décret la prochaine convocation d’une
Assemblée nationale. Un autre décret pourvoyait à la garde
des Tuileries et du Louvre. M. Ledru-Bollin pensait au~
Heaux-Arts et annonçait le jour de l’ouverture du Salon J.
Enfm une proclamation à la garde nationale la remerciait
de sa fraternelle union avec le peuple et avec les écoles, et
r exhortait, au nom de la patrie reconnaissante, à maintenir
l’ordre dans la capitale. Cette proclamation annonçait en
même temps que désormais tous les citoyens faisaient par-
tie de la garde nationale.
Voir aux D~MMMH~- historiques, la lin du votutnu. n° K.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/340[modifier]
324 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848.
Cependant les heures avaient marché, il n’était pas loin
de minuit. Accablés de lassitude, exténués par dix heures de luttes et d’angoisses cruelles, les nouveaux dictateurs sentirent les tiraillements de la faim. Aucun d’eux n’avait pris quoi que ce soit depuis le matin. Ils suspendirent un moment leur travail pour essayer de réparer leurs forces mais tout manquait, même pour le repas le plus modeste. !) n’y avait là ni vaisselle ni vivres d’aucune sorte. Un pain de munition, quelques restes de fromage de Gruyère laissés par les soldats, une bouteille de vin et un seau d’eau ap- porté par un homme du peuplé, ce fut tout ce que l’on put trouver, après bien des recherches, pour rassasier et désaltérer des hommes a jeun depuis près de douze heures. )). ’Flottard prêta un petit couteau de poche, qui passa de main en main. On but à la ronde dans une tasse ébréchée. o Voici un festin de bon augure pour un gouvernement à. bon marché, ’) dit gaiement M. de Lamartine; et; le repasterminé, on se remit à l’oeuvre.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/341[modifier]
..m.~t.tt. ~cpc~umn ica mnpiuyes, nva28
CHAPITRE XV
Le peuple maître de Paris.
Pendant que le gouvernement élu à la Chambre prenait
avec hésitation les rênes du pouvoir et tâchait de se main-
tenir dans une sorte de légalité fictive,.le comité de la Ré-
/bnne s’emparait révolutionnairement des deux positions
administratives les plus importantes la Préfecture de po-
lice et la direction des postes. Après le combat du Château
d’Eau et l’invasion des Tuileries, M. Ëtienne Arago, qui se
rappelait la révolution de 1850 et qui savait comment se
laissent chasser les fonctionnaires des royautés en déroute,
se rendit à l’hôtel des postes. Il trouva la cour encombrée
de gardes nationaux; il leur annonça brièvement la fuite
du roi, puis il se présenta dans le cabinet du directeur,
M. Dejean. S’étant nommé, il lui déclara qu’il le destituait
au nom de la République, et qu’il venait occuper sa place.
M. Dejean resta interdit, balbutia, recommanda aux soins
de M. Arago une vieille dame,, sa parente, qui logeait chez
lui, et quitta l’hôtel. M. Arago ne perdit pas une minute; il
rassembla autour de lui les employés et les somma, à leur
grande surprise, de pourvoir pour l’heure accoutumée au
départ régulier des malles-postes de la République. C’était
chose malaisée; car, entre l’Hôtel des postes et les bar-
rières, il y avait, dans toutes les directions, plus de deux
cents barricades à franchir. Cependant les employés, riva-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/342[modifier]
526 HISTOIRE
,a. r. a,
lisant de zèle pour se créer des titres aux favèurs du pou-
voir nouveau, aplanirent toutes les difficultés. Une heure
après son entrée en fonction, M. Arago put écrire à l’Hôtel
de Ville, au gouvernement quelconque qu’il supposait de-
voir y être installé, le billet suivant « Citoyens gouver-
nants, le service de la poste pour les départements sera fait
ce soir comme à l’ordinaire. » Et il tenait parole. A sept
heures précises, toutes les malles-postes brûlaient le pavé
des routes, emportant une dépêche laconique qui annonçait
à la France la victoire du peuple et la chute de la dy-
nastie 1.
Un autre républicain, également attaché depuis bien des
années au journal la Réforme, s’installait à la même heure,
et à peu près de la même façon, à la Préfecture de police
c’était M. Marc Caussidière.
Homme d’action, de ruse et de verve révolutionnaire,
propagandiste infatigable, dans les estaminets et dans les
carrefours, d’une espèce de jacobinisme humoristique,
M. Marc Caussidière, grâce à sa stature musculeuse, à sa
figure joviale et sournoise tout à la fois, au geste populaire
de son poing robuste, aux saillies de son propos pitto-
resque, arriva bientôt à une sorte de célébrité bouffonne
qui servit merveilleusement ses vues cachées. Épouvantant
et rassurant tour à tour, selon l’intérêt de ses ambitions, la
bourgeoisie parisienne, il jouera dans la suite de cette his-
toire un personnage d’une gravité comique, dont les traits
ne se retrouvent aussi fortement accentués que chez cer-
tains héros de Sbakspeare.
M. Betlimont., sur l’ordre du gouvernement provisoire, se rendit,
vers dix heures du soir, à la direction des postes pour en prendre pos-
session et tâcher d’organiser le service du lendemain. Trouvant la chose
faite, il retourna a l’Hôtel de Ville et renonça de très-bonne grâce a
ses pouvoirs.
JjC relevé suivant des lettres déposées dans tes boites de l’adminiBh’a--
tion des postes à Paris; pendant les 25, 3i et 25 février/pourra ne pas
paraitre sans intérêt 25 février, de ’20 à 25,0()0 lettres.
M–Sa à 10,000 –
25 – 45 a 50,000 –
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 327
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 327
Quand, le fusil en main, le pistolet à la ceinture, le sabre e retenu au côté par une grosse corde rouge, affublé d’une redingote crottée, d’une casquette déchirée et d’une paire de botte hachées en pièces, tant elles avaient de fois, depuis vingt-quatre heures, franchi les barricades, M. Marc Caussidière parut à la Préfecture de police escorté de deux chefs de barricade, MM. Cahaigne et Sobrier ce fut une explosion de joie dans la bande populaire, qui, maîtresse déjà de la place, lui en fitles honneurs. Voici ce qui s’était passé avant sa venue.
Vers deux heures de l’après-midi, la nouvelle de l’abdication dn roi avait été apportée à M. Delessert par quelques gardes nationaux. Presque au même moment, avant qu’il eût eu le temps de prendre un parti, une colonne d’insurgés très-nombreuse et très-menaçante vint assaillir les portes de l’hôtel en demandant des armes Les cours étaient occupées par trois cents hommes de la garde municipale à cheval, par des gardes à pied, par le 70’ de ligne, et par une compagnie des chasseurs d’Orléans sous les ordres du général Saint-Arnaud.
Après quelques pourparlers, I.e prefet, espérant calmer l’émeute, ordonnequ’onpasse des fusilsàlafouleparlaportc entre-bâillée; mais cette concession ne sert qu’à la rendre plus exigeante. Les Insurgés veulent absolument pénétrer dans l’hôtel, ils veulent surtout désarmer la garde municipale. Enfin le préfet consent à rendre la place à M. Carteret, officier de la garde nat’onale, et se retire par la cour du Harlay. !t s’agissait de faire sortir les troupes. Les gardes municipaux refusent de livrer leur poste. Le peuple qui attend s’impatiente; tout à l’heure il consentait à laisM. Sobrier commandait à la barricade de la rue Mazagran, où la colonne du généra) Bedeau s’était arrêtée. Il s’y était signalé par une bravoure d’autant plus frappante qu’elle contrastait davantage avec sa taille frète et sa physionomie délicate.
2 Dès la veille, a quatre heures, madame Delessert avait quitte t’bû) et de la Préfecture le bruit qu’il allait être attaqué par les insur~s.
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528 HISTOIRE
ser passer les soldats avec les honneurs de la guerre,
maintenant il exige qu’ils déposent les armes. En vain,
les employés supérieurs de l’hôtel les supplient, le gé-
néral Saint-Arnaud leur ordonne de se soumettre; les
gardes municipaux repoussent avec indignation une ca-
pitulation qu’ils estiment déshonorante. Pendant que
l’émeute gronde aux portes, une lutte s’engage entre
ceux qui consentent à capituler et ceux qui veulent mourir
les armes à la main. Enfin ces derniers, voyant que tout est
perdu, brisent leurs armes, vident leurs gibernes, déchi-
rent leurs cartouches en poussant des cris de rage. Les
officiers de la garde nationale exigent du peuple la pro-
messe qu’on laissera sortir la troupe sans l’insulter, et s’en-
gagent à conduire les gardes municipaux à Vincennes. Les
portes s’ouvrent. Les cavaliers, la tête nue, passent les pre-
miers à travers les murmures de la foule, puis les fantas-
sins, puis les chasseurs d’Orléans, avec lesquels le peuple
fraternise. La garde nationale protège de son mieux la
triste colonne qui s’avance vers la place de l’Hôtel de Ville.
Sur le quai aux Fleurs, une immense barricade lui barre le
passage. Une décharge à bout portant renverse plusieurs
soldats; une femme et un garde national sont tués roides.
C’est le signal d’une nouvelle lutte ou plutôt d’un effroyable
sauve-qui-peut. Culbutés, poursuivis, un grand nombre
de gardes municipaux sont tués ou blessés mortellement;
le colonel et le chef d’escadron n’échappent que ’par mi-
racle. Le dévouement de quelques combattants les dérobe
à la fureur des autres; on les cache, on les travestit; des
hommes du peuple les gardent chez eux jusqu’à la nuit
tombante, puis ils sont conduits-en sûreté à la mairie. Le
général Saint-Arnaud, renversé de cheval, entouré par une
foule furieuse, est dégagé par quelques gardes nationaux,
qui le sauvent en le menant à l’Hôtel de Ville.
Les chasseurs d’Orléans, qui s’étaient séparés sur le
quai des gardes municipaux et qui se dirigeaient vers les
Tuileries, rencontrent sur leur chemin une bande populaire
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 5M
28
T 1. 1. ’1-
DE LA REVOLUTION DE 1848. 5M
qui en revient. Les insurgés, mis en belle humeur par le
vin qu’ils ont bu en abondance et par les libertés de toute
sorte qu’ils viennent de prendre dans le palais des rois,
s’approchent des soldats et les accostent aux cris de Vive la
ligne! On s’embrasse, on se tutoie, on se donne de vigou-
reuses poignées de main les insurgés offrent aux soldats
des jambons, des pâtés, qu’ils ont pris dans les cuisines
royales et qu’ils portent en trophée au bout de leurs
piques. Pendant que ceux-ci, déconcertés, étourdis, ne
savent trop ce qu’ils doivent dire ou faire, on vide leste-
ment leurs gibernes, on s’empare, tout en riant, des fu-
sils, des shakos, puis on s’éloigne au cri de Vive la J~pM-
M~Më/
Revenons à M. Caussidière. Après. avoir harangué la
foule et s’être fait reconnaître comme délégué du peuple
souverain à la Préfecture de police, il prit immédiatement
possession des bureaux, rédigea au courant de la plume
et envoya placarder sur tous les murs la proclamation
suivante:
« Un gouvernement provisoire vient d’être installé; il
est composé, de par la volonté du peuple, des citoyens
F. Arago, Louis Blanc, Marie, Lamartine, Flocon, Ledru-
Rollin, Recurt, Marrast; Albert, ouvrier mécanicien.
« Pour veiller à l’exécution des mesures qui seront prises
par ce gouvernement, la volonté du peuple a aussi choisi
pour ses délégués au département de la police les citoyens
Caussidière et Sobrier.
« La même volonté souveraine du peuple a désigné le
citoyenLË tienne Arago à la direction générale des postes.
« Comme première exécution des ordres du gouverne-
ment provisoire, il est ordonné à tous les boulangers et
fournisseurs de vivres de tenir leurs magasins ouverts à
tous ceux qui en auraient besoin.
« 11 est expressément recommandé au peuple de ne point
quitter ses armes, ses positions, ni son attitude révolution-
naire. Il a été trop souvent trompé par la trahison; il im-
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530 HISTOIRE
porte de ne pas laisser de possibilité à d’aussi terribles et
d’aussi criminels attentats.
« Pour satisfaire au vœu général du peuple souverain,
le gouvernement provisoire a décidé et effectué, avec
l’aide de la garde nationale, la mise en liberté de tous nos
frères détenus politiques; mais, en même temps, il a con-
servé dans les prisons, toujours avec l’assistance hono-
rable de la garde nationale, les détenus constitués en pri-
son pour crimes ou délits contre les personnes et les pro-
priétés.
« Les familles des citoyens morts ou blessés pour la
défense des droits du peuple souverain sont invitées à faire
parvenir aussitôt que possible, aux délégués au départe-
ment de la police, les noms des victimes de leur dévoue-
ment à la chose publique, afin qu’il soit pourvu aux be-
soins les plus pressants.
« Les délégués au département de la police,
« CAUSStDIÈRE, SOBE!ER. ))
Cette proclamation, qui contenait une liste inexacte des
membres du gouvernement provisoire et qui constituait,
sans que celui-ci en eût eu connaissance, une autorité in-
dépendante, ne fut point insérée au Moniteur, malgré les
vives réclamations de M. Caussidière’. A partir de ce mo-
ment, une lutte secrète s’engagea entre l’administration
révolutionnaire de MM. Caussidière et Sobrier, bientôt
divisés entre eux cependant par la jalousie du pouvoir et
de la popularité, et le gouvernement officiel de l’Hôtel de
Ville. Ce refus d’insertion au MoHt~Mf fut le premier indice
de l’antagonisme qui devait si violemment éclater, à quel-
que temps de là, entre les éléments divers de la révolu-
tion ce fut le prélude de la guerre civile.
Le 25, dans la matinée, M. Caussidière fit chercher par une .ving-
taine d’hommes armés le commissaire du gouvernement auprès du
Moniteur, M. Lemansois, pour lui intimer l’ordre de faire insérer sa
proclamation mais celui-ci s’y refusa la défense du gouvernement
était formelle.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 33.1
~i-An)i,tuL,unur<uj’;t!!4B. gst
Pendant que la République prenait ainsi possession de
Paris, un seul point isolé, l’hôtel des Invalides, recueillait encore les débris de la royauté, mais sans pouvoir les défendre. Là, comme au Palais-Bourbon, la duchesse d’Orléans résistait aux conseils timides qui la pressaient de mettre sa vie en sûreté. Il fallut, pour la décider à quitter sa retraite, qu’elle apprît de M. Barrot les tristes résultats de la tentative faite en sa faveur à l’Hôtel de Ville, et la nouvelle qu’un groupe de peuple se dirigeait sur les Invalides. Alors seulement elle consentit à s’éloigner. M. de Mornay la conduisit à pied chez une personne dévouée qui demeurait dans le voisinage, madame Anatole de Montesquiou. Le comte de Paris la suivit à quelque distance, entouré d’un groupe d’amis. Il était près de six heures. La princesse monta presque aussitôt dans la voiture de M. de Montesquieu avec le jeune prince. M. de Mornay et M. Begmer l’accompagnaient. La sortie de Paris fut difficile; il fallait traverser des groupes d’insurgés à qui tout fuyard était suspect. Mis en joue à la barrière, le cocher lança hardiment ses cheveux au plus épais de la foule, au risque de fracasser sa voiture sur les pavés amoncelés; sa hardiesse réussit. La princesse arriva le soir même au château de Bligny, près d’Arpajon, où le duc de Chartres lui fut amené par madame de Montesquiou. Elle y demeura’jusqu’au 26, pendant que M. de Mornay, rentré dans Paris,
se procurait un passe-port pour l’Allemagne Le 26, à dix heures du soir, elle gagna en poste le chemin de fer de Lille, où elle attendit, sans quitter sa voiture, le départ du convoi pour la Belgique 2. En passant la frontière, la princesse, qui avait montré jusque-là beaucoup de calme et de résignation, fondit en larmes. Elle se rappelait sans doute M. Odilon Barrot avait conseillé à la duchesse d’Orléans de ne point
rejoindre Louis-Philippe.
Par le même convoi, M. Antony Thouret allait, en qualité de com-
missaire du gouvernement provisoire, faire proclamer la République à Lille.
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332 HISTOIRE
332 niolumn
les acclamations, les fêtes, les transports qui avaient salué
naguère sa venue sur cette terre française où l’attendait un
trône et où elle ne laissait qu’un tombeau. Son âme, douce
et. pieuse, s’arrachait d’un effort plus cruel encore peut-être
à la tombe qu’au trône; elle donnait plus de larmes à la
patrie de ses douleurs qu’à la patrie ’de ses prospérités.
Dans le même temps, le duc de Nemours, qui l’avait
quittée aux Invalides, favorisé dans sa fuite par le colonel de
Courtais et M. Dailly, maitre de poste de Paris, gagnait les
côtes, après être demeuré plusieurs jours caché dans une
maison voisine du Luxembourg. Le gouvernement provi-
soire ignora volontairement sa présence.
Quant à la duchesse de Montpensier, elle ne retrouva les
siens qu’après bien des fatigues et bien des angoisses: Son
mari lui avait fait dire, chez madame de Lasteyrie, qu’il
l’attendrait à Eu; mais, lorsqu’elle arriva, accompagnée de
M. Thierry et de M. Estancelin, à la résidence royale, non-
seulement elle n’y trouva personne, mais encore elle man-
qua des objets les plus indispensables à son service. Repar-
tie le soir même pour Bruxelles, sans avoir pu prendre le
moindre repos, elle fut forcée de s’arrêter à Abbeville. La
fermentation populaire y était extrême. La voiture de la
princesse attirait l’attention. M. Thierry jugea prudent de’
mettre pied à terre pour traverser la ville sans être recon-
nus. La nuit était sombre et pluvieuse. On s’égara dans les
rues. S’étant trompé de route, on erra plusieurs heures
sous une pluie glacée, dans les ténèbres, attendant tou-
jours M. Estancelin, qui devait amener hors des portes une
voiture. La princesse perdit un de ses souliers dans la
boue; mais sa jeunesse, son heureux naturel, sa précoce
expérience des révolutions la soutenaient. « J’aime encore
mieux cela que la table ronde, disait-elle gaiement à
M. Thierry, faisant allusion à l’ennui des soirées de famille
chez la reine.
Enfin, la voiture de M. Estancelin arriva, et l’on franchit
dans la nuit la frontière belge.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 5~
ftn~ Wn~~t~t~m~ n~ w~,< u <
Le duc de Wurtemberg quitta Paris, muni de passe-ports
pour l’Allemagne que lui envoya M. de Lamartine. Le gouvernement provisoire favorisait toutes ces évasions: M. Guizot, qui s’était enfui par les derrières du ministère de l’intérieur, avec MM. Duchâtel, de Salvandy, Hébert, au moment où M. Barrot venait en prendre possession~, se réfugia chez madame de Mirbel, et y demeura plusieurs jours. M. de Lamartine et M. Arago facilitèrent sa sortie de France. Par un singulier hasard, le convoi du chemin de fer par lequel M. Guizot gagnait la Belgique emportait, au même moment et sans qu’il le sût, une femme dont l’influence sur lui; vraie ou supposée, avait excité la défiance universelle, une étrangère que l’opinion rendait en partie responsable de l’impopularité sous laquelle il succombait la princesse de Lieven~.
Louis-Philippe, la reine, madame la duchesse de Ne-
mours, M. le duc de Montpensier, entourés, comme nous l’avons vu, d’une escorte nombreuse, étaient arrivés à SaintCloud, entre deux et trois heures. Plusieurs fois, pendant ce rapidetrajet, le roi, se parlant à lui-même, avait murmuré le nom de Charles X., Les souvenirs de 1830 et de tristes analogies revenaient eut foule à sa mémoire. Cependant il ne manifestait aucune inquiétude; encore moins songeait-il à prendre contre l’insurrection victorieuse des mesures politiques ou militaires. Quand le général Regnaud de Saint-Jean-d’Angély se présenta pour recevoir ses ordres et lui demander s’il devait rassembler les troupes; organiser un plan d’attaque ou de résistance « Cela ne me concerne plus, répondit le roi, c’est l’affaire de Nemours. Étant allé àTrianon, il se mit à une fenêtre, y resta longtemps à Ce fut M. Chambolle qui avertit les ministres de l’arrivée de M. Bar-
rot. et de son cortège populaire.
La princesse de Lieven, qui sentait cette réprobation peser sur elle,
fut saisie d’un si grand effroi, que ses amis eurent toutes les peines imaginables à lui persuader de faire quelques pas dans la rue pour aller réfugier ses terreurs dans un asile inviolable, à l’ambassade d’Autriche.
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334 HISTOIRE E
regarder le parc, critiqua la disposition de quelques mas-
sifs < M. Neveu s’est trompé, )) dit-il; et s’étant fait appor-
ter une plume, il rectifia sur le plan ce qu’il considérait
comme des erreurs. Mais tout à coup une détonation qui
retentit sous les croisées du château le tira de cette espèce
d’insouciance. La plus vive agitation se trahit sur son visage;
il demanda en toute hâte des chevaux pour Dreux et s’oc-
cupa, avec une anxiété visible, de changer de costume,
afin de se rendre méconnaissable. Il ôta sa perruque,
coupa ses favoris, mit d’énormes lunettes vertes, rabattit
sur son front un bonnet de soie noire et enveloppa le bas
de sa figure dans un cache-nez C’est travesti de la sorte
qu’il prit à la chute du jour la route de Dreux, où il arriva
vers onze heures. Le maire et le sous-préfet, qui ignoraient
les événements de lajournée, se présentèrent aussitôt pour
lui rendre leurs devoirs; il leur. annonça son intention de
rester à Dreux trois ou quatre jours pour y attendre la
résolution définitive des Chambres. Il parla avec prolixité
de la sagesse de sa politique, des prospérités de son règne;
il se plaignit de l’ingratitude de certains hommes; puis,
avant d’aller se reposer, il visita aux flambeaux les dernières
constructions qu’il avait ordonnées dans la chapelle. Pen-
dant son sommeil, les autorités de Dreux apprirent, par un
ami de M. Bethmont, qui venait de Paris, la déchéance de
la dynastie et l’installation du gouvernement provisoire.
Cette nouvelle, communiquée au roi à son réveil, le décida
à quitter la France. On lui conseilla de se séparer de sa
famille, afin de gagner plus facilement la côte.
M. le duc de Montpensier était resté dans Paris, il
y demeura quinze jours, pendant lesquels il commu-
niqua constamment avec M. de Rémusat, espérant en-
core un retour des événements. Sur ces entrefaites, le roi
et la reine arrivaient dans une maison isolée appartenant
à M. de Perthuis, aide de camp du roi, près la chapelle
Notre-Dame de Grâce, sur le mont Joly, à peu de distance
d’Honneur. Le général Dumas dépécha immédiatement un
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DE LA RÉVOLUTION DE t848. 5Sj nm 1
exprès au fils de M. de Perthuis, qui commandait un garde-
côte, afin qu’il disposât tout pour l’embarquement de la
famille royale. Dans la nuit du 26 au 27, Louis-Philippe,
Marie-Amélie, le général de Rumigny et M. Paulignes, offi-
cier d’ordonnance, arrivèrent, suivis de deux domestiques,
dans la maison de M. de Perthuis. Le vent soufflait avec
violence sur toute la côte. Le petit bâtiment de M. de Per-
thuis manqua vingt fois de chavirer dans le long détour
qu il lui fallut faire pour gagner Honneur. H était impos-
sible de senger à se mettre en mer. Cependant la fermen-
tation qui agitait déjà les populations qu’on venait de tra-
verser était trop inquiétante pour que le roi pût, sans im-
prudence, prolonger son séjour dans un lieu si peu caché;
il fut convenu qu’on tâcherait de s’embarquer à Trouville.
Le 28, à deux heures du matin, M. de Perthuis s’y rendit
avec M~ de Rumigny et M. Besson, ancien officier de ma-
rme, afin de fréter, s’il était possible, une barque de pêche.
Le roi, qui avait pris le nom de Lebrun, les rejoignit vers
dix heures avec Thuret, son valet de chambre. On passa la
journée dans la maison d’un médecin, M. Biard. La tem-
pête, loin de se calmer, redoublait de fureur. Les plus har-
dis pilotes déclaraient la mer impraticable; néanmoins, on
comptait à tous risques s’embarquer le lendemain, mais le
29 au matin, les mariniers vinrent dire à M. de Perthuis
.que la marée ne donnait pas assez d’eau pour prendre le
large, et qu’avant trois ou quatre jours aucune barque de
pêche ne pourrait sortir. Au même moment, on apprenait
que la population de Trouville commençait à s’émouvoir;
le bruit courait dans la ville que M. Guizot s’y cachait. Il
devenait périlleux pour Louis-Philippe d’y rester. Le
1" mars, en effet, vers dix heures du soir, la maison de
M. Biard est subitement entourée par les gendarmes. On
dit que ce n’est pas le ministre, mais le roi lui-même qui
s’y trouve. Toute la population est sur pied. Le commissaire
de police se présente pour faire une perquisition. Pendant
que M. de Perthuis le reçoit avec une présence d’esprit qui
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336 HISTOIRE E
trompe tout le monde, le roi s’évade à pied par les der-
rières de la maison et se jette dans la campagne. A Touques,
on lui procure une voiture pour Honfleur, où il arrive le
3 mars, à cinq heures du matin. La reine, qui s’y est rendue
avec le général Dumas, l’attend depuis deux jours, eh proie
aux transes les plus vives. Le consul britannique a mis à la
disposition du roi le paquebot l’Express, qui chauffe dans
le port du Havre. Le soir, on s’embarque sur un bac et on
arrive au Havre. Louis-Philippe et la reine se rendent sépa-
rément sur le paquebot anglais peu après ils étaient hors
de danger, loin des côtes de France.
Mais retournons pour un moment sur nos pas. L’heure
était avancée peu à peu la foule lassée abandonnait l’Hôtel
de Ville; les salles et les galeries se vidaient. Après le repas
que j’ai décrit plus haut, le gouvernement provisoire s’était
remis au travail. H rendait à la hâte décret sur décret pour
assurer l’approvisionnement de la population et pour pro-
téger Paris du mieux qu’il était possible, soit contre une
attaque des troupes royales, soit contre les excès de la mul-
titude. De lui-même, le peuple gardait ses barricades. Sa
victoire lui était chère; il ne la voulait ni abandonner ni
déshonorer. Des patrouilles de volontaires circulaient dans
les rues; des sentinelles en guenilles veillaient à la sûreté
du riche, qui tremblait pour sa vie et pour ses biens.
L’histoire le dira à l’éternel honneur de ce peuple, pas un,
acte de violence sur les personnes ne fut commis, pas une
propriété particulière ne fut même menacée/pendant le
long espace de temps qui s’écoula entre la chute du pou-
voir monarchique et la constitution du pouvoir républicain.
Malgré ce qui se rencontre toujours de ferments impurs dans
le soulèvement des masses, la générosité, la douceur, un
naïf enthousiasme de fraternité, un fier désintéressement,
une courtoisie délicate, furent la vengeance de ce peuple, si
justement ulcéré, sur ceux qui avaient oublié ou calomnié
sa misère.
Et pourtant il avait été excité pendant le combat par des
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DELARÈVOLUT)ONDEi84S. 537
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1 20
u u. V u. iJ,J
fanatiques, par des conspirateurs, par des hommes familiarisés avec la théorie de l’assassinat politique. Plus d’un Marat subalterne lui soufflait déjà dans l’ombre ses inspirations sanguinaires; mais le délire même de ce peuple en armes, abandonné à son propre génie, dans l’ivresse de la victoire, ne trahit que le secret de sa grandeur. L’idéal de la République, longtemps caché, enfoui dans son sein, avec une passion jalouse, en sortit pur. Les premières paroles qu’un poëte adressa, au nom du peuple républicain, à la France et au monde, furent des paroles de paix et de concorde.
Le gouvernement provisoire prenait en main la plus belle, la plus religieuse tâche qui soit jamais peut-être échue à des hommes un peuple fier, courageux, intelligent, soulevé pour défendre le droit, l’honneur, la moralité politique, lui confiait spontanément le soin de ses destinées. Victorieux, il abdiquait sur l’heure même de sa victoire et remettait à des hommes, qu’il jugeait plus capables que lui d’en user avec discernement, un pouvoir qu’il voulait bienfaisant, conciliateur et juste. Ce peuple magnanime n’exigeait qu’une seule chose, mais il l’exigeait avec passion il voulait que, répudiant un règne anti-national, on reprît sincèrement la tradition de. liberté expansive et d’unité qui, depuis les premières origines de notre histoire jusqu’à la révolution de 95, avait de plus en plus cimenté la puissance de la nation française en étendant sa gloire. Il voulait que l’on rendît au pays sa vigueur énervée par de pernicieux enseignements et par des pratiques détestables. Une voix sortie de ses entrailles, une voix qui éveillait des échos jusqu’aux confins du monde, appelait les élus de l’Hôtel de Ville à une entreprise signalée.
Et tout paraissait conspirer à la leur rendre facile. Par un concours extraordinaire de circonstances heureuses, le gouvernement provisoire, bien qu’issu d une insurrection et investi du pouvoir par une élection tumultuairc, représentait avec éclat toutes les forces légitimes que la raison
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338 HtSTOtHË E
A_L. 1. "hl~rt.£’1 Il~
reconnaît et qu’honore la conscience publique. M. Dupont
(de l’Eure) y apportait l’autorité d’une longue vie éprouvée
et d’un caractère incorruptible; MM. Arago et de Lamar-
tine, l’iliustration de la science et de l’art, la noblesse du
langage, la délicatesse des inoeurs, et cette tempérance
des opinions éclairées qui devait, en rassurant les vaincus,
aplanir les voies à la réconciliation MM. Ledru-Rollin et
Louis Blanc, avec l’initiative révolutionnaire, la confiance
plus intime du peuple. Aucune résistance sérieuse n’était à
redouter au dedans, aucune entreprise à craindre du de-
hors.
Dans la nuit même de son installation, le gouvernement
provisoire recevait, par la bouche des maréchaux, et des
généraux les plus illustres, l’hommage de l’armée. La
garde civique, compromise avec le peuple, se voyait en
quelque sorte contrainte d’accepter comme sienne une ré-
volution précipitée par son imprudence. Sur un signe du
télégraphe, les départements allaient tous passer, en un
clind’œil, de la monarchie à la République. L’empressement
sans pudeur des serviteurs de la dynastie à venir saluer
cette République qu’ils déclaraient, la veille, plus impos-
sible encore que haïssable, ne découvrait que trop, dans le
pays légal, ce néant des convictions au sein duquel se pré-
pare la décadence et se consomme la ruine des .pouvoirs
caducs. La vieille société quittait la place. La société nou-
velle s’inclinait devant ses législateurs.
Considérer à ce point de vue la révolution de février et
l’institution de la République, c’est, je ne l’ignore pas, en-
trer en contradiction complète avec l’opinion commune,
qui ne veut plus voir aujourd’hui dans cette révolution que
l’habile manœuvre d’une faction, qu’un acte de violence et
de traîtrise. Suivant le nombreux parti humilié en février,
un ordre donné à propos, un mouvement de troupes mieux
exécuté, un prince de plus à Paris, un combattant de moins
dans la rue, un orateur absent de la Chambre, et la dynas-
tie était sauvée, et le pays légal reprenait; après un dès-
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DE LA RÉVOLUTION HE 1848. 35H
ordre presque insensible, le cours de ses prospérités. L’avenir n’est pas loin qui fera justice de ces frivoles assertions. L’histoire montrera avec évidence que jamais peut-être la surprise, l’accident, l’action personnelle d’un homme, n’eurent moins de part dans le renversement des choses établies. La révolution de 1848 ne s’est faite, il faut bien qu’on le sache, ni par conspiration, ni par connivence, ni par coup de main, ni par guet-apens. La force matérielle, et c’est là le caractère supérieur de cette révolution, n’y eut qu’un jeu très-secondaire. Il n’est pas un chef de parti qui se puisse vanter avec fondement qu’il l’ait conduite ou qu’il eût pu la vaincre.
Le peuple de Paris, en s’emparant de l’Hôtel de Ville et en y proclamant spontanément, malgré la plupart des chefs de la démocratie, legouverncmentrépubiicain, n’a été que l’exécuteur d’un arrêt depuis longtemps suspendu sur le pays légal. La dynastie d’Orléans et la bourgeoisie, qui gouvernaient toutes choses avec une présomption dédaigneuse, et qui n’avaient su voir et sentir que la vie matérielle, que le mouvement en quelque sorte mécanique de la France, n’avaient demandé ni au sentiment religieux; ni à l’honneur national, ni à l’instinct populaire la force morale qui consacre et féconde le droit de souveraineté. La souveraineté leur était ôtée. Quoi de plus simple, de plus aisé à comprendre, de plus conforme à la logique du progrès social et aux lois éternelles de la civilisation.
Dans son rapport immédiat avec le règne de Louis-Philippe, la révolution de 1848 n’a pas d’autre cause ni d’autre explication. Dans sonrapport, encore obscur, avec l’avenir, je la considère, on l’a vu, comme une transformation ascendante de la vie morale et matérielle du peuple.. Le gouvernement provisoire et l’Assemblée constituante ont eu en leur puissant *us les moyens imaginables de hâter cette transformation par l’organisation de l’éducation nationale et par l’administration de la richesse publique, réformées selon les principes de l’égditè démocratique.
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340 IIISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848.
1. 1 Il .1. -L
Mais dix-sept années d’opposition au pouvoir n’avaient pas
préparé les radicaux à le posséder. Politiques de tribune,
de barreau ou de journalisme, aucun d’eux n’avait ni le ca-
ractère, ni le génie de l’homme d’État. Troublés dans leurs
conseils, divisés contre eux-mêmes, on les a vus se heurter
et trébucher à chaque pas. Pendant ces contentions et ces
discordes, le temps a fui, l’occasion s’est envolée. A l’heure
où j’écris ces lignes’, l’esprit d’aveuglement étend de nou-
veau sur la France ses sombres ailes. t) appesantit les
cœurs; il abat les volontés. Tout est confus, vacillant,
inerte et morne. Les meilleurs perdent courage et les pires
perdent honte. Cependant les signes prophétiques ne s’ef-
facent point à l’horizon ils reparaissent, ils se multiplient,
ils tiennent en éveil l’âme du peuple. Une défaillance pas-
sagère du pays lassé n’étonne ni sa foi, ni sa constance.
Refoulée dans les profondeurs, l’idée s’y étend et s’y enra-
cine.
La société, qui se décompose, fertilise à son insu la so-
ciété qui -germe. Pour aller moins vite que le désir, la sa-
gesse des nations n’en fait pas moins sa tâche. La méta-
morphose s’accomplit. La liberté et la raison en ont le
secret. Ouvrières immortelles d’une œuvre divine, elles
opèrent silencieusement, avec sûreté, sans jamais sus-
pendre leur travail, la transformation du monde.
En 1850.
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CHAPITRE XVI
Considérations générales. L’Hôtel de Ville. Le drapeau rouge. –
Auguste Blanqui. Abolition de la peine de mort en matière po-
litique.
Le 25 février 848, Paris s’éveilla aux accents de la M<H’-
seillaise et connut avec certitude, à la joie des masses po-
pulaires, qu’il était définitivement passé de la monarchie à
la république.
Un long étonnement accueillit cette nouvelle, que plu-
sieurs refusaient encore de croire, tant elle leur paraissait
invraisemblable. Les imaginations se troublèrent; la vague
attente de quelque chose d’inévitable, de fatal, paralysa
soudain le mouvement et comme la respiration de la
grande cité. Aux acclamations du prolétaire triomphant,
qui attachait à ce mot de république des espérances infinies,
la bourgeoisie répondit par un silence où la consternation
avait plus de part que le consentement. On eût dit qu’à ses
oreilles le son même de ce mot tout chargé d’électricité
portait la menace, et qu’elle y entendait gronder de sourdes
29.
DEUXIEME PARTIE
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542 HISTOIRE
colères. Par une puissance étrange, ce mot jetait les uns
dans des frayeurs inouïes, les autres dans le délire de l’en-
thousiasme chez tous, il suscitait une même pensée c’est
qu’aucune résistance à la révolution n’était imaginable;
que désormais le seul maître c’était le destin, et qu’il allait
à son gré, sans prendre souci ni conseil des hommes, re-
muer jusqu’en ses fondements la société ébranlée.
D’où provenait cette fascination exercée sur les esprits
par un mot aussi ancien que le monde? Comment le même
mot pouvait-il, au même moment, dans le même lieu, éveil-
ler chez une partie de la population de semblables trans-
ports et frapper l’autre d’un accablement si morne? Es-
sayons de nous en rendre compte.
Aux yeux du philosophe qui contemple l’idée pure, la
république, c’est l’état le plus parfait auquel puisse se tenir
une société entrée dans l’âge viril, qui s’affranchit de tu-
telle et se gouverne elle-même, soumise à la seule autorité
légitime l’autorité de la raison commune, manifestée dans
la loi. Expression à la fois permanente et variable des vo-
lontés individuelles réduites en volonté nationale, c’est la
chose publique confiée à la sagesse publique. Tel se conçoit,
dans le domaine abstrait de l’intelligence, l’idéal, la théo-
rie, le principe absolu de l’état républicain.
Dans le cœur du juste, de l’homme de bien, la notion de
république prend un caractère supérieur encore; elle y de-
vient l’expression du sentiment religieux appliqué aux in-
stitutions civiles. Le chrétien, s’il est pénétré de l’esprit de
l’Évangile, ne saurait voir dans la république qu’une patrie
plus douce et en quelque sorte plus maternelle, établissant
dans la famille politique la fraternité de la primitive Église,
et répandant avec sollicitude, sans choix ni privilège, sur
tous ses enfants, les dons de la Providence.
Dans la mémoire de l’historien, la république apparaît,
suivant les temps, les lieux, les mœurs, sous des aspects
multiples.
A Sparte, elle est pauvre, guerrière, frugale et rude sous
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DE LA RÉVOLUTIONNE 1848. 545
une étroite discipline. Chez les Athéniens, fille des Muses
elle orne la liberté de mille grâces, et nous séduit jusque
dans ses erreurs par les prestiges d’un art immortel. Dans
l’ancienne Rome, elle porte à son front l’orgueil des vertus
civiques et marche d’un pas assuré à la domination du
monde, que les dieux ont promise à la constance de ses
desseins. A Carthage, on la voit opulente, avide et spécula-
trice. Chez les peuples italiens, en proie à d’inquiets in-
stincts de grandeur, elle semble se jouer des discordes ci-
viles au sein desquelles elle invente ou retrouve la science
et la beauté antiques. Au pied du Jura, dans les vallées al-
pestres, elle demeure stationnaire, presque immobile, à la
garde d’un patriciat circonspect. Dans les Pays-Bas, elle se
montre grave, persévérante, d’une sagesse qui touche à la
grandeur. En Angleterre, pendant sa courte durée, elle
s’inspire, à la voix d’un grand homme, de l’esprit des
camps et du fanatisme des sectes. Aux États-Unis d’Amé-
rique, enfin, la prodigieuse activité de son industrie et
l’instinct puissant de l’association la mettent en possession
d’un bien-être social dont aucun peuple du globe n’avait
encore pu, jusque-là, se former l’idée.
Ainsi, soit que nous le considérions chez les anciens ou
chez les modernes, au sein du paganisme ou du christia-
nisme, l’état républicain tel que nous le retrace l’histoire,
tour à tour oligarchique, démocratique, fédératif ou uni-
taire, catholique ou protestant, guerrier, industriel, mari-
time ou agricole, admettant ou rejetant l’esclavage, n’im-
plique nécessairement aucun ordre social à l’exclusion d’un
autre. On ne le voit soumis à aucune condition particulière
d’existence religieuse, civile, politique ou géographique
En vain chercherait-on, aux époques antérieures à la Révo~
lution française, dans les institutions qu’il fonde, dans les
hommes qu’il suscite, dans les faits qu’il produit, la raison
des enthousiasmes et des épouvantes que nous venons de
voir éclater au seul mot de république. C’est, en effet, uni-
quement dans les souvenirs les plus récents de nos propres
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544 HISTOIRE
J’Y`Y
annales que s’en trouve l’explication. C’est la République
de 1792 et de 1795 qu’il faut interroger, si l’on veut com-
prendre la perturbation jetée dans les esprits par l’avène-
ment de la République en 1848. Jusque-là, rien dans notre
passé qui préjugeât très-fortement ni pour ni contre l’éta-
blissement républicain en France, ou qui dût le faire con-
sidérer autrement que comme une conséquence naturelle,
un développement probable de notre vie nationale.
On le sait, les principes essentiels de l’institution répu-
blicaine, la délibération et l’élection, remontent à l’origine
et se perdent dans l’obscurité de nos traditions. Après les
assemblées des Gaulois et des Germains, sources primitives
de notre droit historique, l’organisation presbytérienne et
l’esprit démocratique de la primitive Église rétab)i et ravivé
par le protestantisme, le régime municipal et communal,
les états généraux, les parlements, les fondements grecs et
lalins de notre éducation universitaire, nos libres penseurs
de tous les siècles, le jansénisme de Port-Royal, le mysti-
cisme symbolique de la franc-maçonnerie, ne cessent d’en-
tretenir, au sein de la France féodale et monarchique, un
ferment d’indépendance et comme un foyer de vertus répu-
blicaines que les rois parviennent à couvrir de cendres,
mais qu’ils n’étouffent jamais entièrement, et d’où jailli-
ront, aux jours les plus asservis, de vives étincelles.
Ainsi, au moment même où la gloire de Louis XIV sub-
jugue le pays à ce point qu’il en vient à confondre le pa-
triotisme et l’honneur avec la soumission aux caprices du
prince, quand le droit divin semble avoir absorbé en lui
tous les autres droits, debout, au pied du trône, Fénelon
évoque l’image d’une république idéale, dont la méditation
du génie antique et la pratique de l’apostolat chrétien lui
ont révélé les lois. Sous le règne de la Pompadour, Montes-
quieu proclame, aux applaudissements de son siècle, que la
vertu est le principe de l’état républicain. Avec lui et après
lui, au plus fort des abus, des déportements, des insolences
d’une cour sans frein, les philosophes, les légistes, les his-
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DEI,AUËVOLUTIONDE1848. 3:5
toriens, les savants, les politiques, travaillent de concert à
établir dans la conscience publique la souveraineté de la
raison et l’égalité des droits. Et leur commun effort
s’adresse à des esprits si bien prépares, la résistance des
préjugés est si faible, si vaine, que, trente ans après,
quand le démocrate Franklin vient demander à la France
son or et sa flotte pour soutenir les colonies insurgées, il
trouve un roi, des ministres, une cour, que la révolte répu-
blicaine n’étonne ni n’indigne, et qui se jettent avec en-
thousiasme dans cette grande aventure de l’esprit de li-
berté.
Est-il besoin de rappeler combien fut restreinte et impo-
pulaire, en 1789, l’opposition à la convocation des états
généraux? Quelques privilégiés, des princes du sang royal,
des familiers de Versailles, protestent seuls contre la masse
du pays qui reconnaît et salue dans l’Assemblée envoyée
par le suffrage universel une institution sortie des entrailles
de la société française, monarchique d’intention et de lan-
gage, il est vrai, mais virtuellement républicaine, de telle
sorte que, bientôt, sans le savoir, sans le vouloir, embar-
rassée d’un roi inutile, n’en sachant que faire, de malen-
tendu en malentendu, d’hypocrisie en hypocrisie, d’incon-
séquence en inconséquence, ses décrets et ses discussions
nécessitent la fuite à Yarennes.
A ce moment, la pensée d’une république immédiate-
ment réalisable s’empare de l’opinion; la presse quoti-
dienne prend l’initiative et prononce le mot. L’écho popu-
laire lui répond. « La république s’exhale de partout, ))
s’écrie avec transport une femme qui va bientôt périr vic-
time de sa foi républicaine. L’heure semble venue; la cir-
constance est propice. Les idées pressent les événements;
les esprits sont disposés, les principes acceptés, les for-
mules prêtes. Que le roi quitte le sol, que sa noblesse de
cour le suive, s’il lui plaît, la France émancipée ne s’en
troublera guère. D’un accord unanime, bourgeois et prolé-
tatres défendront, maintiendront le droit, et poursuivront
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5{6 HISTOIRE
sans s’arrêter l’œuvre de la transformation sociale. Mais un zèle funeste ramène le roi captif. L’Assemblée s’émeut; le sens politique l’abandonne. Elle s’engage avec le roi contre le peuple, avec le passé contre l’avenir, avec la .monarchie contre la république. La bourgeoisie, à son exemple, hésite. une scission fatale s’opère au Champ de Mars. Le sang coule. Dès lors, la libre et régulière métamorphose des institutions devient impossible. L’obstacle qui se dresse de toute sa hauteur défie le génie du siècle et provoque un effort désespéré. Cet effort exalte les têtes. Les idées sont entrainées par les passions; les passions, à leur tour, éveillent les instincts; les instincts s’arment d’une logique implacable. Ce qu’il y a de brutal dans les instincts et d’absolu dans la logique ne veut plus compter ni avec le temps ni avec les hommes. L’instinct de l’aristocratie en détresse pousse un cri vers l’étranger. L’instinct de l’égalité démocratique tue le roi de l’aristocratie.. La République française est fondée, mais par violence et dans le sang français. Dès ses premiers pas, elle est jetée hors de ses voies. Fille de l’Evangile et de la philosophie, c’est sa grandeur, et ce sera sa perte d’être incompatible avec la tyrannie des instincts. Elle ne saurait régner parla terreur. Il ne lui sied pas, comme à ces empereurs romains, de placer sur sa poitrine la tête de Méduse. L’esprit même de son institution, qui exalte la dignité de la personne humaine et rend la vie de l’homme plus sacrée pour l’homme, la condamne à périr. En abattant des têtes, elle paraît plus criminelle que les monarchies, par cela seul qu’elle agit contrairement à son principe. Pendant trois ans elle a beau accomplir des prodiges et tenter avec une audace inouïe de fixer dans les lois les plus sublimes aspirations de l’âme humaine, rien ne peut la soustraire à la fatalité de son origine. Tout ce qu’elle déploie de génie et d’héroïsme reste vain. Il faut qu’elle meure, parce qu’elle a forfait à sa nature, et que l’impassible nature des choses l’emporte toujours, à la longue, sur la passion humaine. De convulsion en convul-
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J)E LA RÉVOLUTION DE’t848. 347
sion, elle tombe bientôt épuisée, laissant au monde frappé
de stupeur, et qui la méconnaît parce qu’elle s’est méconnue
elle-même, un nom glorieux et maudit, un testament mysté-
rieux, inachevé, tracé en caractères de sang. Ce testament,
est-ce une promesse, est-ce une menace? Est-ce une béné-
diction, est-ce un anathème? Est-ce un sophisme inhumain,
est-ce une vérité divine? Est-ce le testament de la Gironde,
celui de la Montagne, celui de la Commune? Est-ce le testa-
ment de Condorcet, de Danton, de Robespierre, de Marat,
de Babeuf?
Quand Paris vit soudain reparaître sur ses murailles
les trois paroles sacramentelles du testament républi-
cain « Liberté, égalité ’/ht(<~M<c, x chacun se fit à
soi-même ces questions terribles. Mais vaincus ou vain-
queurs, bourgeois ou prolétaires, républicains ou royalistes,
tous étaient hors d’état d’y répondre. Dans la déroute corn~
plète des forces matérielles et morales de la société consti-
tuée, tout semblait à la fois probable et impossible. C’est
pourquoi, la raison se taisant, l’imagination, qui se joue de
tout, promenait ses fantômes et ses chimères sur la.place
publique.
Le gouvernement provisoire, en proclamant un peu mal-
gré lui, sous la pression de la victoire populaire, la répu-
blique démocratique, faisait-il donc, comme on le lui a
reproché plus tard, un acte arbitraire, intempestif, con-
traire à l’opinion véritable du pays? Je n’hésite pas à affir-
mer que non. Toute autre conduite, en l’admettant possible,
eût été souverainement inintelligente des nécessités du
temps, au rebours, si ce n’est des volontés explicites de la
nation, du moins de ce vœu muet qui ressort pour l’homme
d’État de l’ensemble des idées, de la situation des partis, et
surtout du caractère général donné par les mœurs à une
époque historique.
Examinons quel était ce caractère à la fin du règne de
Louis-Philippe.
Répandu sur toute la surface du sol, attaché à Une terre
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5M nisrontË E
VJ:V U.l. V.LUU
qu’il doit à la révolution, le paysan qui a entendu de loin
s’élever des barricades et crouler des trônes, qui a vu
passer empereurs etrois fuyants, qui a assisté, dans l’église
de son village, à des Domine ~<~MtK pour toutes sortes de
souverains dont pas un n’a été sauvé, le royaliste de l’Ouest
et du Midi abandonné de ses princes, le bonapartiste de
l’Est et du Nord ruiné par les invasions étrangères, tous ont
profité de ce cours éloquent de philosophie historique.
Aujourd’hui, le paysan prend peu de souci des dynasties et
reste indifférent aussi bien au droit divin qu’à la légalité
constitutionnelle. Le gouvernement, dépouillé de son ca-
ractère sacré, est devenu pour lui une machine adminis-
trative qui ne saurait lui inspirer ni amour ni haine, car
il n’entre en rapport avec elle que par l’impôt. Quant aux
classes supérieures, bourgeoisie ou noblesse, c’est à peine
s’il en fait la différence. Quitte de toute obligation envers
l’une comme envers l’autre, sachant très-bien qu’il n’a plus
à attendre d’elles ni injures ni bienfaits, il voit dans le seul
lien qui le rattache à leur existence, le fermage, deux inté-
rêts Opposés, en lutte constante. Le plus bas fermage et
l’impôt le moins lourd seront les marques auxquelles il
reconnaîtra le meilleur gouvernement. Si le paysan n’a pas,
a proprement parler, de principes républicains, son inté-
rêt du moins le pousse, et très-fortement, au progrès de
l’égalité démocratique.
La bourgeoisie, grande et petite, bien qu’elle soit opi-
niâtrement revenue à trois reprises, depuis 1789, au sys-
tème anglais de la monarchie représentative, par suite de
l’insuccès réitéré de ses expériences, a perdu confiance
dans ses théories politiques. Elle commence à comprendre
que la logique du bon sens français s’accommode mal des
fictions du régime parlementaire, et que perpétuer, sous
une autre forme, la vieille lutte entre le sang royal etl’esprit
des communes n’est pas une œuvre de bien haute sagesse,
ni propre à donner au pays la stabilité dont il a besoin
pour l’accroissement de sa richesse industrielle.
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DELA!ÉVOt.UTH)NDt::[848. 3{.!)
’pt;uiuuus ae MrasDourg et (te bouiogne, ce parti 50
Au sein de l’ancienne noblesse, il convient, pour être
équitable, de distinguer deux fractions différentes l’une,
que l’on pourrait appeler la noblesse bourgeoise, tant par
son contact fréquent avec la bourgeoisie elle a laisse
s’émbusser son caractère propre; l’autre restée plus fière
et fidèle aux traditions. La première, ralliée à la royauté
de la branche cadette peu considérée aussi bien dans les
rangs qu’elle quittait que dans ceux où elle venait faire
nombre, sans autorité morale, san& intcHigence politique,
mérite à peine de nous occuper u;i moment. Ses opinions
ne valent pas d’être comptées dans l’appréciation de l’état
des esprits. On ne pourrait pas dire qu’elle fût absolutiste,
constitutionnelle ou républicaine. Elle était égoïste jus-
qu’au cynisme. Aucun gouvernement n’avait à attendre
ou à craindre d’elle un appui efficace ou une résistance
sérieuse
La noblesse légitimiste gardait intacte, il est vrai, sa foi
monarchique, mais sans espérances prochaines, sans illu-
sions sur les personnes royales, sans éloignement pour
l’émancipation du peuple par le suffrage universel. Son
sentiment le plus vivace était sa rancune contre la branche
cadette; rancune poussée si.loin qu’elle se réjouit de la ré-
volution et déclara spontanément que non-seulement elle
n’apporterait point d’entraves à l’établissement de la Répu-
blique, mais encore que son honneur, qui l’avait tenue
éloignée d’un trône illégitime, ne lui défendrait point de
servir le gouvernement de la nation par la nation elle-
même. D’accord en cela avec la majeure parti du clergé qui
tendait à isoler sa cause de celle des maisons royales, parce
qu’il espérait profiter de la liberté pour ressaisir l’empire
des âmes, la noblesse légitimiste se plaisait à voir la jus-
tice de Dieu et sa propre vengeance dans la victoire popu-
laire.
Un sentiment analogue animait le parti bonapartiste.
Riche et actif, mais effacé alors, amoindri par le ridicule
des expéditions de Strasbourg et de Boulogne, ce parti
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?0 HISTOIRE
d’origine et de pratique révolutionnaires, dont le chef était dans l’exil et qui comptait sur le prestige d’un nom
glorieux, avait tout à gagner, et n’avait rien à perdre à l’in-
stuution de la république démocratique.
L’armée, depuis la première révolution, obéissait in-
stinctivement à ce principe qu’elle appartenait au pays;
que son devoir unique, c’était, quelle que fût la forme du gouvernement, de défendre le territoire.
Dans la succession rapide des pouvoirs politiques, la
magistrature s’était pareillement désintéressée des questions de personnes. Ainsi, les classes, les partis, les corps constitués, tout ce qui tenait au sol par la propriété, à l’Etat par les fonctions, en était arrivé à une indifférence presque
égale pour les formes de la vie politique. La grande majo-
rité de la nation restait passive; elle ne sentait plus en elle aucune force d’initiative, parce qu’elle n’avait plus au-
cune foi.
La foi politique s’était réfugiée au sein de la classe ou-
vrière là, elle était vive et profonde. Plus lettré que le paysan, moins matérialiste que le bourgeois, l’ouvrier des villes rattachait ses intérêts à des idées. La presse quotidienne l’avait initié, bien ou mal, aux débats parlemen-
taires il avait retenu la notion du droit et les principes égalitaires de la Révolution française. Comprenant que les destinées de la royauté sont liées à celles du clergé et de la noblesse, et que jamais la cause du peuple ne serait prise à cœur que par le peuple, lui-même, il n’entendait plus commettre à d’autres le soin de ses affaires. Il voulait être citoyen. Par sa capacité, par son sentiment de justice et par son patriotisme, il avait depuis longtemps le droit de l’être. L’ouvrier des villes appelait de tous ses vœux la république.
Mais quelle république voulait cette minorité énergique,
et jusqu’où s’étendait à cet égard son droit d’initiative? En
d’autres termes, quelle interprétation le gouvernement provisoire devait-il donner à la’formule républicaine pour
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 351
en faire la règle de l’ordre nouveau qu’il s’était chargé
d’établir?
Dés les premières heures de la révolution, pendant que
durait encore l’accord apparent des classes dans la sou-
mission ou l’adhésion à la République, on aurait pu en-
tendre, si l’attention n’avait été troublée par la peur chez les
uns, par l’enthousiasme chez les autres, deux cris distincts.
A la bourgeoisie, qui criait bien haut « Vive la )vp<
&t<? ~MMCM~Më, ? le prolétariat répondait par un
autre cri, peu accentué dans l’origine et qui ne semblait
qu’un pléonasme, mais qui s’accusa bientôt et se différencia de plus en pfus. L’ouvrier criait « Vive la république
démocratique et sôctALE. »
Le premier de ces cris exprimait une idée très-claire et
comprise de tous. Que la république dût étredewïoo’~M~
personne n’y contredisait. La monarchie de Louis-Philippe
n’avait été qu’une démocratie inconséquente; les événe-
ments venaient de le démontrer surabondamment. Faire
justice de cette inconséquence en ôtant de l’institution po-
litique le chef héréditaire; sortir enfin, après trois expé-
riences concluantes; des subtilités de la royauté parlemen-
taire détruire, par l’établissement du. suffrage universel et
par l’élection à tous les degrés de la hiérarchie politique,
les derniers vestiges du privilège, ce n’était pas là une
entreprise téméraire. La révolution, sur tous ces points,
n’était pas en contradiction avec le sentiment du pays. La
république démocratique avait été suffisamment préparée
dans les mœurs.
Quant à la révolution que le peuple appelait sociale,
c’est-à-dire aux changements à apporter dans les relations
du capital et du travail, dans la définition du droit de pro-
priété et dans sa discipline, dans l’application de ce prin-
cipe fondamental des constitutions démocratiques « la
société doit à tous ses membres la sécurité de l’existence, »
la conscience publique était encore d’une part à l’état
d’ignorance profonde, dé l’autre à l’état d’aspiration con-
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553 HISTOIRE
fuse. Il n’appartenait à aucun gouvernement, si révolu-
tionnaire, qu’il fût, de violenter, par des lois arbitraires,
l’action du temps. Aussi la classe ouvrière ne le prétendait-
elle pas. Les différents chefs d’écoles socialistes, hormis
un seul, ne se faisaient sur ce point aucune illusion. Le
peuple ne demandait pas au gouvernement d’opérer en sa
faveur des miracles; il ne voulait qu’un gage de’bonne vo-
lonté, la certitude qu’on allait enfin penser à lui, recon-
naître qu’il méritait un sort meilleur, chercher sincère-
ment les moyens de le lui procurer. Ce peuple fier, intelli-
gent, porté à l’hérot’sme, n’écoutait pas, quoi qu’on en ait dit, les suggestions de quelques terroristes plagiaires. Il
ne voulait ni spoliation, ni exil, ni cachot, ni guillotine.
Le peuple de 1848 ne ressemblait au peuple de 1792 que
par le patriotisme et le courage. Ce n’était plus, comme
dans cette première victoire de la démocratie, l’esclave
exaspéré par de longues tortures, bridant ses chaînes dans
un accès de frénésie et courant à des vengeances aveugles;
c’était l’enfant oublié, déshérité, qui demande à rentrer
dans la famille sociale, non pour y porter la discorde ou
pour y vivre aux dépens de ses frères, mais pour y tra-
vailler avec eux à la prospérité commune.
Et pour qu’il en fût ainsi, que fallait-il? Favoriser, au
lieu de le comprimer, le mouvement naturel de la société
vers l’égalité, par l’éducation, par l’impôt, par l’associa-
tion, par tous les modes de protection que l’État doit à la
faiblesse contre la force, à la pauvreté contre la richesse;
reconnaître que les droits a acquérir sont aussi sacrés que
les droits acquis; ouvrir les plus larges voies à.cet instinct
des masses qui cherche confusément l’organisation et la
vie; en un mot, dégager des agitations factices d’une dé-
magogie sans idées, la pensée vague encore mais juste et
le vœu légitime du peuple.
Si la République de 1848 n’a point été fondée sur ses
véritables bases, si la démocratie s’agite encore aujourd’hui
si misérablement entre deux menaces de despotisme égale-
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J)Ef.ARËVOH)TtONDE184S. 5~5
30
-> .aavm Lu ioto.
ment contraires à sa nature, la raison n’en est pas, comme
on l’insinue, dans l’incompatibilité du génie français avec
les institutions républicaines, moins encore dans l’amour
de la nation pour la royauté et pour l’aristocratie; 11 en
faut chercher la cause principale dans l’ignorance où les
classes lettrées et riches sont demeurées à l’égard du peu-
ple, et dans la fausse idée qu’elles ont conçue des exigences
du prolétariat. Troublées par la vague conscience des de-
voirs auxquels elles avaient failli pendant les deux derniers
règnes, elles ont cru à des ressentiments sans pitié et à
des appétits insatiables. Le fantôme de 95 est apparu à
leur âme en détresse. Elles n’ont vu, dans ces grandes
masses soulevées au nom de la justice, que la turbulence
de quelques factieux, dont les clameurs insensées ne va-
laient pas tant d’alarmes, car elles allaient se briser d’elles-
mêmes contre la fermeté de la raison populaire. Elles ont
confondu, pour ne s’être point assez rapprochées du peuple,
l’esprit de ’secte avec le progrès même de la civilisation,
le terrorisme avec le socialisme, les convulsions d’un ba-
bouvisme et d’un jacobinisme expirant avec les efforts légi-
times du prolétariat pour entrer dans l’organisation sociale.
Et le gouvernement provisoire, composé d’éléments hé-
térogènes, désuni dès la première heure, tiraillé en tous
sens, hésitant entre le peuple et la bourgeoisie, cédant,
sans convictions arrêtées, tantôt à l’une, tantôt à l’autre,
n’osant ni regarder hardiment en avant, ni retourner en
arrière, s’est vu réduit à pratiquer une politique d’expé-
dients, sans grandeur et sans force. Il a réussi, il est vrai à
éluder le conflit des intérêts et à retarder la guerre civile,
mais sans semer le moindre germe de conciliation, et en
laissant subsister dans tous les esprits le malentendu, le
soupçon, l’anarchie morale qui avaient causé la chute’de
la royauté, et dont l’institution républicaine devait effacer
la trace.
Il ébit midi environ. Depuis la veille au soir, Paris était
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35{ mSTOIRE
VVI
au pouvoir du peuple. Les barricades, gardées par les plus
intrépides entre les combattants; interceptaient les commu-
nications et tenaient isole, dans une.anxiété extrême, tout
ce qui n’appartenait pas au mouvement révolutionnaire: Les
soldats, désarmés, débandés, ou cernés dans leurs ca-
sernes, ne pouvaient plus rien. Les gardes nationaux es-
sayaient timidement, en se mêlant à la multitude, de pré-
venir par leurs exhortations les désastres que l’effervescence
générale semblait présager. Les bruits les plus sinistres se
répandaient et trouvaient créance. A, la bougeoisie atterrée,
on disait que des hordes de malfaiteurs,.délivrés des pri-
sons, portaient partout l’incendie et le pillage; les Tuileries
et le Palais-Royal, assurait-on, étaient déjà dévastés de fond
en comble; les musées, les bibliothèques, étaient la proie
de nouveaux Vandales. Paris allait souffrir tous les outrages
et toutes les atrocités que subit une.ville prise d’assaut. Des
rumeurs d’une autre nature couraient de barricade en bar-
ricade. La duchesse d’Orléans et ses ills n’avaient pas quitté
Paris. Le maréchal Bugeaud, le général Trèzel et les
princes, restés dans Vincennes, marchaient sur les fau-
bourgs, que les forts, allaient bombarder. Une conspiration
pour la régence se tramait au sein même du gouvernement
provisoire; une Saint-Barthélemy des républicains monta-
gnards était concertée entre les royalistes du dehors et les
girondins de l’Hôtel de Ville tels étaient les propos qui
semaient partout le soupçon. Le peuple, inquiété, excité
par l’insomnie, par l’ivresse d’une victoire inespérée, à tel
point qu’il ne la tenait pas encore pour certaine, affluait de
toutes parts vers la place de.Grève, et s’y amassait en flots
pressés d’où s’élevait une clameur inarticulée, mais formi-
dable.
L’Hôtel de Ville, envahi par la multitude, présentait un
spectacle d’une inexprimable confusion. Des courants et
des contre-courants d’hommes~bizarrement armés d’armes
de rencontre, piques, couteaux, fusils, sabres et baïon-
nettes, et qui paraissaient en proie à une sorte de vertige
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DE LA REVOLUTION DE 18’48. 555
se choquaient et se mêlaient dans les cours, sur les esca-
liers, dans les galeries, sous les voûtes, où retentissaient
des coups de feu tirés à l’aventure par des enfants bu des
gens ivres. Plusieurs, animés de cet instinct d’ordre que
ne perd jamais, même dans ses plus grands entraînements,
la population parisienne, gardaient les canons, mèche al-
lumée, et, se plaçant en sentinelle au bas des perrons, de-
vant les entrées principales, s’efforçaient, par des discours s
pleins de sens, d’arrêter, ou du moins de contenir les in-
vasions de la foule.
A chaque instant, cette foule se rangeait d’elle-même, et,
se découvrant pieusement, livrait passage à des brancards
ou à des cercueils qui, des points les plus éloignés de Paris,
amenaient des morts et des blessés à ce gouvernement sans
nom, sans pouvoir, né à peine, auquel, par un penchant
invincible du caractère français, on remettait déjà tous les
soins et tous les embarras de la vie civile. La vaste salle
Saint-Jean recevait les cadavres qu’un prêtre veillait en si-
lence et qu’honorait un poste des morts; tandis que, tout
près de là, dans les salons somptueux destinés aux fêtes de
la ville, des bandes de prolétaires se répandaient pêle-mêle,
foulaient de leurs pieds nus les tapis .d’Aubusson, se je-
taient harassés sur les sièges de velours, étonnaient de
leur aspect inculte, de leurs visages hâves, de leurs vête-
ments en lambeaux, de leurs regards curieux ou farouches,
les glaces splendides où se répétaient naguère à l’infini les
élégances d’une société qui n’avait jamais vu que de loin la
misère.
A l’extrémité d’un long couloir, dans un cabinet encom-
bré déjà de solliciteurs, d’importants, de déserteurs de la
royauté, de cette tourbe vile qui pullule dans toutes les an-
tichambres et apporte à tous les souverains, quels qu’ils
soient, l’hommage de ses lâchetés, un petit nombre d’hom-
mes étrangers l’un à l’autre, surpris de se trouver ensem-
ble, essayaient, en vertu d’une autorité dont eux-mêmes
n’avaient pas le secret, d’arracher au hasard des événe-
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MO U!STOtRE
ments la société éperdue. De braves jeunes gens, accourus
de l’école de Saint-Cyr et de l’école polytechnique, des
écoles de droit et de médecine, formaient autour du gou-
vernement provisoire une sorte de garde volontaire, et por-
taient par la ville ses ordres, sés proclamations, ses dé-
crets. Dans un cabinet voisin, la mairie de Paris tentait de
se reconstituer, et entrait en fonctions par d’urgentes me-
sures administratives. A deux pas de là, séparés seulement
par l’épaisseur d’une cloison, une douzaine d’individus, se
disant délégués du peuple, s’installaient en permanence et
tenaient conseil, le sabre au côté, le fusil chargé sur l’é-
paule, pour savoir s’ils toléreraient, soutiendraient ou
chasseraient un gouvernement d’origine suspecte.
Cependant les heures marchaient. L’agitation, en se pro-
longeant, prenait un caractère plus déterminé. Une partie
du peuple demandait à grands cris qu’on le conduisît à Vin-
cennes pour désarmer la garnison, tandis qu’une autre
partie, se formant en groupes autour de quelques chefs, pa-
raissait, à son animation extraordinaire, concerter un nou-
vel assaut de l’Hôtel de Ville. On voyait, depuis quelques
instants, des hommes accourus comme à un signal, distri-
buer avec une activité extrême, en haranguant la foule, des
ceintures, des brassards, des cocardes rouges. Aux fenê-
tres, et jusque sur le toit des maisons qui entourent la
place, des drapeaux rouges paraissaient et provoquaient
des acclamations bruyantes. Le conseil s’alarma de ces dé-
monstrations dont il ne’ devinait pas le but; il envoya sur
la place des émissaires, qui revinrent presque aussitôt,
épouvantés de ce qu’ils avaient entendu. Le gouverne-
ment, dirent-ils, allait tout à l’heure être sommé, au nom
du peuple, de faire descendre le drapeau tricolore, et d’ar-
borer le drapeau rouge. En cas de refus, on devait s’atten-
dre aux dernières violences.
La chose était grave et méritait qu’on y réfiéchit mûre-
ment. Mais à la réflexion le temps manquait. Les clameurs
de la place, l’expression des physionomies, le choc des
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 557
~lane 1,a,~ collnc +~"+ ~a.s
armes dans les salles voisines, tout commandait de se
hâter. Il fallait saisir d’instinct le caractère et la portée
d’un acte qui n’avait pu être ni prévu ni mesuré. Pour desimaginations exaltées au plus haut degré par la grandeur
et la rapidité des événements, le signe extérieur par lequel
on proclamerait l’avènement de la République prenait une
importance extrême. Les membres du gouvernement
° étaient dans la perplexité ta plus; grande. Était-ce un vœu
légitime et véritablement populaire qui allait leur être ap-
porté ? N’était-ce, au contraire, que l’expression d’une vo-
lonté factice, soufflée à la foule par d’obscurs meneurs?
Terrible question pour des hommes devenus à l’improviste
le centre d’un mouvement dont personne encore ne com-
prenait bien toute l’étendue! Leur vie et leur honneur
étaient intéressés dans ce conflit. On leur doit ce témoi-
gnage qu’aucune faiblesse ne se trahit néanmoins, malgré
leur incertitude, ni dans leurs paroles, ni dans leur accent.
Dans les deux opinions qui s’élevèrent, si l’intuition de ce
que devait etfeJa révolution fut différente, il y eut égal
courage, égale loyauté, égal patriotisme.
En ce moment, le conseil n’était pas au complet, MM. Du-
pont (de l’Eure) et Arago, épuisés des fatigues de la veille,
étaient restés au sein de leur famille. M. Ledru-Rollin,
après avoir.été prendre possession du ministère de l’inté-
rieur" de retour à l’Hôtel de Ville, n’avait pu parvenir à
fendre le flot populaire. Après d’inutiles efforts pour se
faire reconnaître et se frayer un passage, il s’était vu con-
traint de chercher un refuge dans la loge du concierge, où,
seul et sans aucune communication avec ses collègues, il
entendit, pendant trois heures, gronder une insurrection
dont il ne devinait ni la cause ni le but’. 1. MM. de Lamar-
H. Ledru-Rollin se rendait si peu compte de la passion qui mettait
cette multitude en mouvement, qu’on t’entendit, à plusieurs reprises,
exprimer son étonnement de ce que l’on n’allait pas briser les presses
royalistes. Cet épisode, qui a passé inaperçu, ne figure-t-il pas d’une
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558 HISTOIRE
tine et Louis Blanc soutenaient avec animation deux avis
opposés, entre lesquels hésitaient MM. Marie, Crémieux et
Garnier-Pagès. M. Louis Blanc se prononçait pour le drapeau
rouge. Plus en rapport que ses collègues avec les ouvriers
qui formaient le véritable nerf de la révolution, M. Louis
Blanc savait que le motif de ce changement de couleur
n’avait rien de répréhensible. Il n’ignorait pas, ce que
M. de Lamartine reconnut plus tard, que ce n’était pas
pour eux un symbole de MMMac&s et de ~onb’e 1, i-nais.sen-
lement un signe nouveau-pour une institution nouvelle. Le
règne de Louis-Philippe, la paix à tout prix, les bassesses
du pays légal, avaient, auxyeuxd’un grand nombre d’entre
eux, enlevé tout prestige au drapeau tricolore. Ceux-ci
voulaient, en le quittant, marquer avec éclat qu’ils répu-
diaient dix-sept années d’un gouvernement corrupteur;
ou, plus simplement encore, ils entendaient garder après
]a victoire le drapeau du combat. L’abolition de la royauté,
l’union politique de toutes les classes par le suffrage uni-
versel, l’établissement d’une république démocratique,
n’était-ce pas là, d’ailleurs, disait M. Louis Blanc, des
choses assez grandes et assez nouvelles pour réclamer un
symbole qui leur fût propre? Par un instinct dont l’expli-
cation se trouverait peut-être dans une des plus secrètes
lois de la nature, le peuple souverain revêtait la pourpre
pour son joyeux avénement; il choisissait pour exprimer
son triomphe la couleur la plus éclatante. Sans connaître
l’histoire, il imitait les souverainetés spirituelles et tempo-
relles des temps passés, l’Église et l’Empire Il n’y avait
manière bizarre la rapidité avec laquelle les révolutions populaires
échappent à leurs premiers chefs, et combien ceux-ci en méconnais-
sent vite le sens et le caractère ?
1 Voir le compte rendu de M. de Lamartine à l’Assemblée consti-
tuante (séance du 6 mai 1SM).
On sait que la pourpre a été de tous temps, chez tous les peuples,
affectée aux honneurs suprêmes. L’Eglise considère le rouge comme
l’emblème (!el’M-~H~~Mf:<6. Elle le consacre spécialement, dans sa
liturgie, aux fêtescommémot’ath’es des martyrs, et a cette adoration
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 559 nn r1a naïF ni- rl’hn""i,t., rlo"c l’n""lc;n" «"; ln f<’1~Ù’f
rien que de naïf et d’honnête dans l’impulsion qui le faisait
agir. A ces considérations tirées du sentiment et de la cir-
constance, M. Louis Blanc en mêlait d’autres qu’il emprun-
tait à l’érudition, et qui n’étaient pas de nature à faire
autant d’impression sur les esprits. Il parle de l’étendard
des Gaulois, de l’oriflamme. M explique que le drapeau
tricolore, adopté en 1789 par la Fayette, au retour de Ver-
sailles, exprimait la coexistence des trois ordres sous le
patronage de la royauté constitutionnelle, et ne pouvait
plus convenir à l’unité républicaine. En présence d’une
réalité si pressante, c’étaient là des arguments un peu sub-
tils. La question était ailleurs. Il s’agissait uniquement de
savoir ce que signifierait, dans les circonstances actuelles,
l’adoption d’un signe nouveau; de quelles prétentions il
serait le point de départ pour ceux qui le réclamaient;
quels sentiments il ferait naître chez ceux qui l’avaient en
appréhension. C’est à-cet ordre d’idées que M. de Lamar-
tine emprunta des objections qu’il fit valoir, son adver-
saire en convient lui-même, avec beaucoup de force 1.
Frappé plus que son jeune collègue du danger de donner
un gage aux factions, craignant par l’abandon du drapeau
tricolore de froisser l’armée et de laisser au parti orléaniste
un signe glorieux de ralliement, M. de Lamartine exprima
ses scrupules et ses craintes de manière à tenir en suspens
l’avis du conseil. Cependant l’impossibilité complète où
l’on se voyait d’opposer une résistance sérieuse à la volonté
populaire qui s’accusait de plus en plus par l’intensité de
ses clameurs, et surtout la pensée du sang qui allait couler
peut-être pour une contestation de pure forme, finirent par
l’emporter. Déjà l’on préparait un drapeau rouge, quand
l’un des ministres, M. Goudchaux, entra précipitamment
dans la salle des délibérations, et, protestant avec véhé*
dh mystère suprême de l’amour divin qu’elle nomM par excellence la
M<f-D/e«.
Voir Appel aux /t<W!~M g~M, pai’ Mt Louis Blanc.
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560 )HSTO!RE
inence contre le terrorisme qui, disait-il, frappait aux
portes et n’attendait qu’un pretpier triomphe pour imposer
à la France sa dictature sanguinaire, il conjura ses col-
lègues de ne point faiblir. Sa voix était émue, sa parole
chaleureuse; il raffermit de son accent énergique l’opinion
un moment ébranlée de M. de Lamartine, et ranima dans
tous les cœurs la résolution de maintenir à tout prix le
drapeau tricolore. M. Louis Blanc lui-même céda; soit que
la violence de l’insurrection eût fait naître dans son cœur
ner et honnête quelquesdoutes, soit qu’il se souvîntd’avoir,
.en d’autres temps, flétri d’une plume sévère une tentative
analogue~. Seulement, par transaction et pour ne pas
heurter de front ce qu’il affirmait toujours être le vœu
général du peuple, M. Louis Blanc, en rédigeant le décret
qui déclarait que le f~’a~M Ma<tOK~ était le ~’a~aM ~’t-
co!ot’e, obtint d’y ajouter la phrase suivante « Comme
signe de ralliement et comme souvenir de reconnaissance
pour le dernier acte de la révolution populaire, les mem-
bres du gouvernement provisoire et les autres autorités
porteront la rosette rouge, laquelle sera placée aussi à la
hampe du drapeau. »
Alors, M. de Lamartine, qui déjà à plusieurs reprises
avait paru aux fenêtres de l’Hôtel de Ville pour tenter de
conjurer la tempête, résolut, au péril de ses jours, de
descendre, en fendant une foule compacte et toute hérissée
d’armes, jusqu’à l’entrée de la voûte principale, d’où sa
voix sonore retentirait peut-être avec assez de force pour
être entendue sur la place. Là, entouré, pressé, poussé,
étouffé, menacé de mort par l’inadvertance, la passion, la
folie ou l’ivresse de ces hommes hors d’eux-mêmes, M. de
Lamartine, calme, imperturbable, ne perdit pas un instant,
et c’est ce qui le sauva, le sentiment de l’ascendant que
donne sur les passions impersonnelles et irresponsables de
la multitude une volonté qui a conscience d’eDe-même.
Voir ~MtMM de dix ans, t. III, p. 278, 7’ édit.
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DELAREYOH!TK)NDE1848. 361
i. 51
leva; les meneurs disparurent. Le peuple, qui n’avait alors
que des pensées de paix, se persuada pour un moment qu’il
Tantôt se livrant à l’inspiration, comme s’il n’eût en-
tendu au sein de cet épouvantable rumeur que la voix de la
muse, tantôt silencieux, les bras croisés sur sa poitrine,
laissant planer son œil confiant et doux sur des visages crispés par la colère et désarmant d’un sourire les soupçons les plus farouches, il soutint, sans faiblir une minute,
une -lutte presque surnaturelle. L’électricité révolutionnaire, dont son organisation nerveuse s’était tout impré-
gnée depuis vingt-quatre heures, son attitude fière, l’abon-
dance et la souplesse de sa parole, tour à tour impérieuse ou caressante, exerçaient sur le peuple une séduction à la-
quelle les plus endurcis cherchaient vainement à se soustraire. Vingt fois, pendant ces heures critiques, la vie-de Lamartine dépendit d’un mot, d’un regard. Un instant, on vit osciller au-dessus de sa tête une hache dont l’éclair sinistre arracha à la foule un cri d’effroi. Soit qu’il ne t’eut t pas aperçue, soit que, toujours maître de lui, il sentît que cet incident déterminait en sa faveur un mouvement sympathique dont il fallait se hâter de profiter, Lamartine pressa sa parole et prodigua, dans un effort suprême, toutes les ressources d’une éloquence consommée. Il sut captiver, attendrir le peuple au récit des prodiges opérés pendant ces
trois jours; il l’exalta au tableau de sa propre grandeur; et quand, par un heureux tour oratoire, il opposa le drapeau
t’oi~e, faisant le tour du Champ de Mars traîné’dans le sang du peuple, au drapeau tricolore faisant le tour du monde, et po?’<aM< ya?’f0!~ nom et la gloire de la patrie, une immense acclamation de ce peuple artiste lui apprit qu’il demeurait vainqueur. Un prolétaire en haillons, la poitrine nue, saignante encore d’une récente blessure, se jeta dans ses bras et l’étreignit en pleurant.
Tout fut dit. La tempête s’apaisa. Le drapeau rouge, qui
flottait aux mains de la statue d’Henri IV, fut enlevé aux cris de <( Vive la République )) Le drapeau tricolore se re-
leva les meneurs disparurent. Le peuple, qui n’avait alors
que des pensées de paix, se persuada pour un moment qu’il
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362 HISTOIRE
s’était trompe: après avoir salué Lamartine de mille vi-
vat, il s’écoula peu à peu et rentra dans ses foyers en
chantant la McM’~tHaMe. La lutte n’avait pas duré moins de
huit heures.
Cette première victoire de l’Hôtel de Ville sur la place
publique ne fut immédiatement comprise que d’un très-
petit nombre. La plupart ne voyaient, dans cette question
de drapeau qu’une chose en soi de médiocre importance*.
Beaucoup, même dans les rangs de la bourgeoisie, avaient
pris et portèrent encore pendant plusieurs jours la rosette
rouge à la boutonnière, tant il paraissait naturel qu’un
changement de gouvernement amenât un changement dans
les insignes. Personne ne se doutait, dans Paris, qu’il dût
y avoir au fond de cette discussion sur les couleurs la guerre
civile. Elle n’y était pas en effet alors, on ne saurait trop
le redire. Comme il arrive presque toujours, les événe-
ments qui suivirent accusèrent profondément des diffé-
rences très-peu sensibles à l’origine.
Si, par suite d’une réaction aveugle contre l’esprit de la
révolution, le drapeau rouge et le drapeau tricolore signa-
lent aujourd’hui deux camps hostiles, le 24 février, ils n’in-
diquaient que deux tendances à peine divergentes. L’union
des classes n’était pas rompue. La bourgeoisie, par les
banquets de l’année 1847, avait donné l’impulsion au mou..
vement révolutionnaire; la garde nationale, pendant les
trois jours, avait d’abord favorisé, puis très-mollement re-
poussé l’insurrection. L’ouvrier de Paris, à son tour, n’a-
vait ni insulté ni menacé le pays légal. Heureux jusqu’au
délire de la proclamation de la République, il ne songeait
La Presse du 27 février ayant dit a Le ruban rouge, le ruban du
communisme ne se rencontre plus que pour attester son immense mi-
norité, :) le journal le Populaire, rédigé par M. Cabet, répondit en ces
termes « Nous n’examinerons pas si nos doctrines sont en minorité ou
en majorité; mais tMM ~~ttroMt ?M’!7 ~< /BM.E ?M f&’apMM ro~
en majorité; mais ~tf eaMMMMn:sme. qu’il aitleurs que le drapeau rouge
soit le ds·apeau du communisnre. » Et ailleurs: « Nous approuvons le
drapeau tricolore plutôt que le drapeau rouge, :) Le Populaire, 29 fé-
trier 1848.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. S65
ni au roi, ni aux princes, ni aux ministres, ni aux pairs, ni
aux députés. 11 oubliait tout, même sa misère, pour se ré-
jouir de pouvoir enfin se montrer tel qu’il était généreux,
doux, humain, dévoué à la patrie.
L’adoption d’un nouveau drapeau, dans des circonstances
aussi favorables, n’aurait pas eu le caractère de menace
qu’une formidable insurrection lui a donné plus tard. Le
gouvernement provisoire, en recevant des mains du peuple
victorieux le drapeau des barricades, pouvait à son gré en
marquer le sens. Il ne s’engageait point dans les voies d’un
terrorisme repoussé par la conscience universelle. Si l’ap-
préciation de M. de Lamartine avait été juste, s’il y avait eu
alors dans Paris soixante mille hommes avides de sang et
de pillage, ils n’eussent point attendu, pour se donner car-
rière, le congé du gouvernement. Paris, sans défense, était
à la merci des prolétaires. Ils n’avaient besoin de la per-
mission de personne pour saccager et tuer tout à leur
aise.
M. de Lamartine s’exagéra le danger. Il grossit en artiste,
plutôt qu’en politique, ce qui n’était qu’accident, fièvre
passagère. A la vérité, au sein de la masse des prolétaires
qui souhaitaient le changement de couleurs par un senti-
ment très-noble et trés-légitime, s’agitaient un petit nom-
bre de factieux, qui s’intitulaient eux-mêmes communistes
matérialistes et dont les intentions n’étaient pas douteuses.
Ceux-ci voulaient rendre au drapeau rouge le sens que lui
avait donné, le 25 juillet 792, une réunion de fédérés
qui prirent le nom de Directoire de l’insurrection, et qui
avaient inscrit sur leur bannière ces mots Loi martiale du
peuple contre la rébellion du pouvoir exécuti f.
Ce furent ces révolutionnaires d’un autre temps qui eu-
rent l’initiative de la scène à laquelle nous venons d’assis-
ter et qui faussèrent la pensée du drapeau rouge. Mais ces
hommes audacieux ne formaient, dans la population pari-
sienne, qu’un groupe isolé dont la violence apparente n’é-
tait nullement en rapport avec l’action réelle. Le gouver-
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564 HISTOIRE
nement provisoire ne sut pas distinguer d’une vue assez
nette la fermentation de quelques esprits surexcités d’avec
le mouvement spontané du peuple. Dans son trouble, il
grossit l’une et rapetissa l’autre. Le grand essor de la dé-
mocratie s’amoindrit pour lui aux proportions d’un complot
ourdi dans les ténèbres par un chef habile. Sans tenir
compte de la différence des temps et des mœurs, le gou-
vernement provisoire crut voir dans la personne de Blanqui
un nouveau Marat, méditant, du fond de son antre, la des-
truction et le meurtre. Déjouer et démasquer Blanqui devint
sa préoccupation principale. Force nous est donc aussi de
donner à cet homme, non pas son importance véritable,
mais l’importance exagérée que lui créa la peur. En étu-
diant, d’ailleurs, cette figure étrange, dès son entrée en
scène, à l’occasion du drapeau rouge, nous aurons une
mesure exacte pour apprécier la part qu’il convient de
faire à l’action du terrorisme dans les événements qui vont
se dérouler sous nos yeux, pendant la période révolution-
naire qui commence au 25 février, sur la place de l’Hôtel
de Ville, et se termine si fatalement, après les journées de
juin, dans les prisons et l’exil.
Auguste Blanqui est né à Nice, en 1805, d’un père qui
fut députe à la Convention et décrété d’arrestation avec les
girondins. Venu à Paris dans les dernières années de la
Restauration, avec son frère aîné, Adolphe, tous deux se
jetèrent dans le mouvement libéral et restèrent quelque
temps ensemble attachés en qualité de sténographes à la
rédaction du journal le Globe. Mais bientôt la différence de
leur caractère les entraîna dans des voies opposées. Adol-
phe Blanqui devint célèbre par ses travaux d’économie po-
litique et par un professorat éloquent, tandis qu’Auguste,
agité de plus sourdes ambitions, s’affilia aux sociétés se-
crètes qui complotaient déjà le renversement de la dynas-
tie. La nature avait fait de lui un chef de conjurés. Par une
certaine puissance fébrile de pensée et de langage, il atti-
rait a lui et soumettait à ses volontés les hommes de tem-
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 5f;5
5).
pérament révolutionnaire. Petite pâle, chétif, l’oeil brillant d’un feu concentré, portant déjà le germe d’une maladie de cœur que les veilles, le dénûment, la prison, devaient rendre incurable, il paraissait chercher, par l’ardeur de ses colères, à ranimer dans son sein le souffle frêle d’une existence qui menaçait de s’éteindre avant qu’il eut assouvi ses ambitions.
Ses ambitions, où le portaient-elles?
Resserrer fortement le lien détendu des traditions jacobines, planter plus haut et plus loin que personne le drapeau de l’égalité, personnifier en lui la douleur, la plainte, la menace du prolétaire tant de fois déçu par des révolutions avortées, s’emparer ainsi de la dictature des vengeances, pousser en un jour de triomphe ce qu’il a appelé le mugissement ~e Marseillaise, tenir, ne fût-ce qu’une heure, la société tremblante sous sa main de fer, tel paraît avoir été le rêve de ce cœur taciturne. Ce rêve, communiqué à demi, exalté par un ascétisme qui accroissait chaque jour son besoin d’émotions, lui donnait sur la jeunesse un grand ascendant. II était doué, d’ailleurs, de facultés rares. H possédait, avec l’audace de l’initiative, une vive intelligence des oscillations de l’opinion et des prises que donne sur elle la circonstance. Jamais entravé par le besoin de repos, patient, habile au travail souterrain des conjurations, simulé et dissimulé, comme parle Salluste, prompt à ouvrir des courants électriques à travers les masses, il était versé dans l’art d’attiser, en le contenant, le feu des passions. Par sa vie pauvre et cachée, par la souffrance empreinte sur tous ses traits, par le sourire sarcastique de sa lèvre fine et froide, par la verve d’imprécation qui, tout à coup, jaillissait comme malgré lui de sa réserve hautaine, il inspirait tout ensemble la compassion et la crainte, et On l’appelait familièrement dans les sociétés secrètes petit B~M~M!. Après le 12 mai 1859, Barbes disait en expliquant la déroute des insurgés le petit a eu peur.
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36ë HISTOIRE
faisait jouer à son gré ces deux grands ressorts de l’âme
humaine.
Aussi, pendant plusieurs années, fut-il l’idole des so-
ciétés secrètes. Les républicains les plus éprouvés se ran-
gèrent à sa suite. Mais, après l’émeute du 12 mai, Barbès,
surpris de rencontrer dans un conspirateur si intrépide
en apparence des prudences, des habiletés que sa sim-
plicité généreuse ne pouvait comprendre, étonné sur-
tout des ménagements dont il le vit l’oBjet de la part du
gouvernement, entra en défiance. Il alla jusqu’à l’accuser
d’avoir, par lâcheté ou par trahison, fait manquer le coup
de main dont il avait été l’instigateur. Le parti républicain,
pour qui la parole de Barbès était sacrée, s’éloigna d’un
homme auquel il retirait son estime; bientôt il ne resta
plus autour de Blanqui qu’un petit nombre de séides dont
l’esprit s’exalta par la contradiction et dont le fanatisme
ne connut plus de bornes.
La révolution de février trouva Blanqui dans une maison
de campagne, aux environs de Blois, où, depuis 1846, la
police le laissait jouir d’une liberté relative. Pendant que
M. de Lamartine faisait tomber des mains du peuple ému
le signe de la victoire, Blanqui, suivi de quelques-uns de
ses séides, allait et venait dans les rues sombres qui avoi-
sinent le Palais-Royal, s’entretenant avec eux des événe-
ments de la journée. D’amères critiques sur la marche d’un
gouvernement usurpateur, émané des bureaux du ~V<!<MK<
animaient le discours. Qu’avait-il fait depuis vingt-quatre
heures, qu’allait-il faire en faveur du peuple, ce gouverne-
ment déjà rétrograde, qui n’appelait à lui que les hommes
corrompus? Il laissait à l’écart les véritables patriotes.
Blanqui était oublié! La révolution, en des mains pareilles,
serait infailliblement escamotée, ainsi que l’avait été celle
de 1850.
Comme on raisonnait de la sorte, un messager envoyé
sur-la place de Grève accourt hors de lui. Il vient de voir
abaisser le drapeau rouge; il a assisté au triomphe de La-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/383[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 36i
martine. Un concert d’imprécations s’élève à cette nouvelle.
D’un commun accord, on s’écrie qu’il n’y a plus à balancer;
le gouvernement provisoire doit être renversé sur l’heure.
Aussitôt Blanqui dicte à l’un des siens une proclamation
insurrectionnelle qui est immédiatement portée à l’impri-
merie 1; après quoi on se donne rendez-vous pour sept
heures du soir, sur la place du Palais de Justice, dans la
salle publique appelée le Prado, et l’on convient de s’y
rendre en armes, pour de là se porter sur l’Hôtel de Ville
et intimer au gouvernement provisoire l’ultimatum de la
révolution.
Alors Blanqui, resté seul, s’achemine vers la Préfecture
de police afin de sonder les dispositions de Caussidière.
Celui-ci était déjà fort irrité contre le gouvernement pro-
visoire toutefois, il reçut les ouvertures de Blanqui avec
froideur et ne parut aucunement disposé à servir un coup
de main dont Ledru-Rollin et Louis Blanc auraient été vic-
times. )I y eut même, assure-t-on, une prise violente entre
le nouveau préfet de police et le conspirateur, qui se quit-
tèrent ennemis. Blanqui prit le chemin de l’Hôtel de Ville,
voulant, avant de rien tenter, examiner par lui-même la
position et juger par ses propres yeux des chances d’un
coup de main.
Vraisemblablement, quoiqu’un assez grand nombre
d’hommes à lui occupassent les postes intérieurs, il trouva
des difficultés trop grandes à son entreprise. Peut-être
même quelques furtives paroles lui donnèrent-elles l’espoir
d’être à son tour, prochainement, par une voie moins pé-
rilleuse, introduit au sein du conseil. Quoi qu’il en soit,
quand il rejoignit ses amis à la salle du Prado, où il se
fit longtemps attendre, Blanqui n’était plus le même
homme.
Depuis une heure environ, cinq à six cents sectionnaires,
la plupart coiffés du bonnet rouge, tous armés jusqu’aux
Voir aux D(M!/m~j!< /:M~f:~itM -i la fin du t’otume, n° 9.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/384[modifier]
M8 HISTOIRE
dents d’armes bien éprouvées, tenaient un conseil tumul-
tueux dans une salle à peine éclairée et dont l’aspect était
lugubre. A travers une atmosphère épaisse et fumeuse, à
la lumière rougeâtre des quinquets, on voyait s’agiter un
assemblage fantastique de figures sinistres. C’étaient des
hommes hardis, sans scrupules, rompus à tout. Le plus
grand nombre avaient, pendant les dix premières années
du règne de Louis-Philippe, trempé dans les complots, pré-
paré les embùches, fabriqué les machines meurtrières,
conspiré les attentats qui portèrent à la cause républicaine
une si grave atteinte morale. A voir ces rudes physiono-
mies, ces fronts fuyants, ces regards secs, les gestes crispés
de ces bras musculeux, à entendre les éclats brisés et stri-
dents de ces voix sans timbre, on comprenait que c’étaient
là des hommes chez qui la pensée troublée et le cœur en-
durci laissaient tout empire aux instincts’.
Les motions les plus extravagantes se succédaient sans
interruption, au bruit des crosses de fusils frappant les
dalles, entrecoupées de rires et de bravos convulsifs. Expul-
ser sur l’heure le gouvernement provisoire, punir de mort
la trahison de Lamartine, châtier et terrifier la bourgeoisie
par des exemples fameux, désorganiser par deux ou trois
décrets l’armée, la magistrature, tous les corps constitués,
mettre hors la loi les hommes suspects, confisquer les biens.
des riches, fonder sous un niveau de fer l’égalité absolue,
gouverner par un comité de salut public et selon les tra-
ditions de la Commune de Paris en 95, telles étaient les
idées fixes des communistes-matérialistes; mais, ni le pré-
sident ni aucun des plus violents sectionnaires n’osaient
presser la conclusion. Les yeux sans cesse tournés vers la
porte d’entrée, ils épiaient avec impatience l’arrivée de
En racontant (a conspiration du 12 mai, M. Louis Blanc caracté-
rise ces natures de conspirateurs « qui, dit-il, ayant plus de foi aux
victoires de la force qu’aux pacifiques et inévitables conquêtes de l’in-
telligence, font du progrès de l’humanité une affaire de coup de main,
une aventure. s (HM<o:~ de dix ans, t. V, chap. xm.)
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/385[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 3G9
f~i.-– t t
Blanqui. Le grand conspirateur parut enfin. Avec une len-
teur calculée, l’œil impassible, le visage compose et im-
pénétrable, il traversa l’assemblée et prit place au bureau.
La proclamation insurrectionnelle qu’il avait dictée était
collée à la muraille il y jeta un regard sombre et se tut
longtemps.
« Citoyens, dit-il enfin, la république est en ce moment
menacée de dangers immenses. Les royalistes épient nos
dissensions pour renverser le gouvernement provisoire et
rappeler la régente. L’heure n’est pas venue d’en appeler
au peuple des décrets du gouvernement. En présence de
difficultés sans nombre, ce gouvernement a marché lente-
ment jusqu’ici dans les voies révolutionnaires, mais enfin
il y a marché. Si l’on compte dans son sein trop d’hommes
tièdes ou timides, il s’en trouve aussi qui méritent la con-
fiance du peuple. Sachons attendre qu’ils puissent agir. ))
Puis, déroulant avec un flegme étudié devant son auditoire
tout haletant, mais qu’il refroidissait peu à peu, les diffi-
cultés de la situation, montrant en pilote consommé, à ces
forbans politiques, les écueils, les récifs de ces mers in-
connues, il conclut en déclarant qu’il fallait t~Më)’ sur la
République et remettre toute action au jour où le péril exté-
rieur serait conjuré.
Les conspirateurs, accoutumés à l’obéissance passive, se
turent. Le président annonça que la séance était close et
fixa l’heure du rendez-vous pour le lendemain. La procla-
mation fut enlevée du mur et déchirée en mille morceaux.
Chacun s’éloigna. Blanqui rentra chez lui en compagnie
de deux amis fidèles. En route, il s’arrêta devant la bou-
tique d’un boulanger pour acheter un pain; il venait de
s’apercevoir qu’il n’avait rien mangé de la journée.
Ainsi s’évanouit, à sa première heure, la tempête artifi-
cielle dont le gouvernement provisoire conçut tant d’épou-
vante ainsi un juste sentiment de son isolement au sein
d’un peuple ennemi de toute violence, et l’intelligence
parfaite de son impuissance à faire revivre dans les masses
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S~O HISTOIRE
l’esprit de 95, arrêtèrent Blanqui dès les premiers pas. La
finesse de son tact politique lui nt’sentir qu’autant il lui
était aisé de surprendre l’Hôtel de Ville et de laisser assas-
siner Lamartine, comme il en était sollicité par quelques-
uns des siens, autant il lui serait impossible de transporter
sur d’autres l’autorité morale que donnaient en ce moment
au poëte inspiré l’amour du peuple et les frayeurs de la
bourgeoisie.
Il vit l’inanité d’un complot au sein d’une révolution si
profonde. Ce jour-là, comme plus tard, après s’être donné
l’émotion de l’insurrection, après avoir joui, à part lui, de
l’effroi qu’il faisait naître, il rentra dans l’ombre et laissa
dédaigneusement ses conjurés subalternes interpréter, se-
lon leurs vues étroites, le mystère de sa conduite.
On comprend que, sous l’empire des inquiétudes que lui
causaient Blanqui et les communistes révolutionnaires, l’une
des plus vives préoccupations du gouvernement provisoire
fut de reconstituer et d’appeler à sa défense la force armée.
Pour cela, il était urgent d’arrêter le mouvement de désor-
ganisation qui, s’il eût continué quelques jours encore dans
l’armée, amenait sa dissolution complète. Déjà un très-
grand nombre de soldats avaient quitté leurs corps, en-
traînés par des hommes du peuple; et il était à craindre
que, autant par fausse honte que par désir de rentrer dans
leurs familles, ils ne vinssent plus rejoindre le drapeau.
La plupart des casernes avaient été forcées par les insurgés
qui s’étaient emparés des armes et des équipements. Dans la
matinée du 25, le 52e régiment de ligne, caserné dans la
rue de la Pépinière, après avoir résisté pendant quelques
heures, avait, sur l’ordre du général Bedeau rendu ses
armes, et on l’avait vu, suivi d’un cortège populaire, pro-
mener dans Paris son humiliation.
La garde municipale, forcée de se dérober aux colères
de la multitude, n’osait plus paraître. Un décret du gou-
Voir te discours du général Bedeau à l’Assemblée législative (séance
du mai 1850).
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DE LA RÉVOLUTIONNE 1848. S~[
vernement venait de la dissoudre. La garde nationale, qui
montrait du zèle et qui conservait encore assez d’ascen-
dant sur le peuple, était harassée et ne pouvait suffire à
tous les besoins. Trois décrets furent rendus consécutivement dans l’après-
midi du 25, à l’Hôtel de Ville, en vue de reconstituer
une force publique. Le premier de ces décrets, qui suivait
dans le Moniteur une proclamation où le gouvernement
invitait l’armée c~’M~r amour au peuple, lui promettant
que~pg:(~OMMM?-cMt <oMt en serrant les mains de ses
enjoignait aux autorités départementales de sévir
contre les déserteurs selon toute la rigueur dés lois. Le
second, dont M. de Lamartine a revendiqué l’initiative,
portait création de 24 bataillons d’une garde nationale
mobile qu’on devait recruter au sein même de cette partie
de la population parisienne qui venait de faire la révolu-
tion. On confiait le soin de son organisation à un militaire
d’un caractère et d’un talent éprouvés, le général Duvi-
vier. On assurait à ce nouveau corps une solde exception-
nelle. Le troisième décret réorganisait les gardes natio-
nales dissoutes par le dernier gouvernement pour des
causes politiques.
Dans le même temps, l’un des secrétaires du gouverne.
ment, M. Flocon, se mettait à la tête d’une colonne popu-
laire qui marchait sur Vincennes et, la calmant peu à peu
pendant le trajet, obtenait d’elle que, respectant l’honneur
du soldat, elle se contenterait de sa soumission à la Répu-
blique et n’exigerait qu’une distribution partielle d’armes
et de munitions.
Après avoir pourvu de la sorte à ce qu’il considérait
comme nécessaire à la sûreté générale, le gouvernement
songea à ses obligations plus particulières envers le peuple
et prit quelques mesures inspirées par le sentiment popu-
laire. Dès les premiers moments de l’invasion des Tuile-
Yoir aux DoeMNMt!~ historiques, à la fin du volume, n° 10.
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572 HISTOIRE
572 HISTOIRE
ries, quand tout pouvait faire craindre la dévastation ou
l’incendie, une main invisible avait tracé à la craie sur les
piastres de la grille ces simples mots InvAUDEs CIVILS. Le
conseil régularisa par un décret cette pensée anonyme;
puis il adopta les enfants des citoyens morts en combattant
pour la patrie et mit en liberté les détenus politiques; en-
fin, il rendit un décret à jamais mémorable il abolit la
peine de mort en matière politique.
La peine de mort, attaquée dans son principe par Tho-
mas Morus, par Beccaria, par la plupart des philosophes
du dix-huitième siècle, mise en question à l’Assemblée
constituante et à la Convention par Condorcet, Dupont, Ro-
bespierre, de plus en plus réprouvée par l’esprit général
de la civilisation moderne, reste dans nos lois comme un
vestige attardé de la fatalité antique et de la barbarie féo-
dale. Un philosophe contemporain avait dit sous le règne
de Louis XVIII « L’abolition de la peine de mort est récla-
mée avec cette sorte d’unanimité qui ne peut tarder de
triompher, parce que c’est l’unanimité des hommes qui
ont la pensée sympathique de ce siècle. )) En effet, depuis
bien des années, on voyait dans les hésitations du jury un
symptôme non douteux de cette répugnance à prononcer
la peine capitale. Les acquittements en matière criminelle,
les amnisties en matière politique, n’étaient plus en pro-
portion de la gravité des crimes, mais en proportion du
sentiment grandissant dans la conscience publique de l’in-
violabilité de la vie humaine.
En 1850, pour sauver les ministres de Charles X, Louis-
Philippe fit proposer aux Chambres l’abolition de la peine
de mort en matière politique. Une pétition qui appuyait
cette proposition fut signée par les blessés cfëjM! mais
la masse populaire protesta. Des bandes armées portant un
drapeau sur lequel se lisaient ces mots mort aux ministres,
marchèrent sur Vincennes et peu après menacèrent le
Luxembourg. La garde nationale elle-même se montrait
animée de passions violentes et souhaitait ouvertement
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848 575
depuis quelques heures sur la place, dans l’attente i. M
DE LA RÉVOLUTION DE 1848 575
une sentence de mort. Un discours de M. Eusèbe Salverte,
dont la logique rigoureuse écrasa les considérations un peu
vagues de MM. de Tracy, la Fayetteet Kératry, fit rejeter par
lachambre des députés une proposition dont la circonstance
rendait l’application particulière trop évidente. Cependant
Louis-Philippe resta sur ce point fidète à ses principes phi-
losophiques. Pendant les dix-huit années de son règne il ne
souffrit aucune exécution capitale en matière politique. La
rareté des supplices adoucit singulièrement les mœurs et
le même peuple qui, en 1850, demandait pour prix de sa
victoire la tête des ministres de Charles X, applaudit avec
enthousiasme, en 1848, le décret qui sauvait la vie aux
ministres de Louis-Philippe. Ainsi s’accomplissent au sein
des sociétés, sans qu’elles en aient conscience, ces progrès
de la raison dont la puissance morale finit par nécessiter
les réformes politiques. Les lois sont plus souvent le résul-
tat que la cause de ce progrès plus souvent l’expression
que la règle des mœurs.
M. de Lamartine fut, dans le conseil du gouvernement
provisoire, le premier interprète du sentiment universel.
M. Louis Blanc, souhaitant pour l’honneur de la Répu-
blique de démentir avec éclat les accusations de terro-
risme qui déjà se répandaient, appuya la motion de M. de
Lamartine avec une chaleur extrême. Les objections secon-
daires furent entraînées par les considérations supérieures
qu’il développa. Le décret fut signé avec émotion. Unis un
moment dans une effusion sincère, ces hommes étrangers,
.hostiles bientôt l’un à l’autre, se tendirent la main en se
félicitant de consacrer par un acte d’éternelle justice leur
pouvoir éphémère.Le vieux Dupont (de l’Eure) renditgrâces
à sa longue existence de lui avoir donné ce jour. Puis, tous
ensemble, ils se rendirent sur le perron de l’Hôtel de Ville,
afin d’annoncer au peuple cette victoire nouvelle de. l’esprit
de clémence et de vie sur la fatalité et la mort.
Une foule d’ouvriers et de gardes nationaux stationnait
depuis quelques heures sur la place, dans l’attente d’une
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5~4 HtSTÛlf’.Ë t
~J~ IJttUJL~~tttJ L
communication de ce gouvernement que le peuple implo-
rait et bénissait déjà comme une providence visible. M. de
Lamartine s’avança tous les yeux se tournèrent vers lui.
Un silence profond succéda tout d’un coup au tumulte de
la foule et au bruissement des armes. U parla ainsi
« Citoyens! le gouvernement provisoire de la République
vient prendre le peuple à témoin de sa reconnaissance pour
ce magnifique concours national qui vient accepter les
nouvelles institutions.
« Le gouvernement provisoire de la République n’a que
d’heureuses choses à annoncer au peuple assemblé.
« La royauté est abolie.
« La République est proclamée.
« Le peuple exercera ses droits politiques.
« Des ateliers nationaux de travail sont ouverts pour les
ouvriers sans salaire.
« L’armée se réorganise. La garde nationale s’unit
indissolublement avec le peuple pour fonder prompte-
ment l’ordre, de la même main qui vient de conquérir la
liberté.
« Enfin, messieurs, le gouvernement provisoire a voulu
vous apporter lui-même le dernier décret qu’il vient de dé-
libérer et de signer, dans cette séance mémorable l’abo-
lition de la peine de mort en matière politique.
« C’est le plus beau décret, messieurs; qui soit jamais
sorti de la bouche d’un peuple le lendemain de sa vic-
toire.
« C’est le caractère de la nation française qui échappe en
un cri spontané de l’âme de son gouvernement. Nous vous
l’apportons. Il n’y a pas de plus digne hommage au peuple
que le spectacle de sa propre magnanimité, s
Une acclamation enthousiaste salua ces paroles et s’éten"
dit, en se prolongeant, de la place de l’Hôtel de Ville aux
quais et aux rues environnantes. Des cris passionnés de:
Vive la République! vive le gouvernement provisoire! vive
Lamartine s’élevèrent dans l’air et retentirent pendant
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DE LA REVOLUTION DE 1848. ~s
longtemps. Le règne du peuple fut inauguré, en cette heure
solennelle, par une reconnaissance éclatante du droit /tM-
main, par le seul sacrifice compatible avec le dogme nou-
veau de l’humanité libre, par l’abolition même du sa-
crifice.
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CHAPITRE XVII
Dron. au travail – Ministère du progrès. – Adhésion gënërate
au gouvernement de la République.
Cette acclamation unanime dont fut salué le décret qui,
en abolissant la peine capitale en matière politique, ré-
prouvait indirectement les excès de 93, révélait un état
moral de la population qui devait rendre la révolution de
1848 beaucoup plus facile à arrêter, infiniment plus diffi-
cile à conduire que les révolutions précédentes.
En effet, depuis 1850, la classe ouvrière, dans Paris sur-
tout, n’était plus la même. L’enseignement des écoles so-
cialistes pendant le règne de Louis-Philippe, tout en répan-
dant dans le peuple des idées erronées, avait éveillé en lui
des sentiments moraux et des curiosités intellectuelles de
l’ordre le plus élevé. Ouvert aux idées organisatrices et à
des notions supérieures de progrès, l’esprit des masses im-
posait au gouvernement une tâche moins rude, mais aussi
beaucoup plus étendue. Les prolétaires étaient convaincus
qu’il existait des moyens pacifiques d’améliorer leur sort.
I!s ne doutaient pas que l’État, sans violence aucune, sans
porter atteinte à l’ordre social, par cela seul qu’il le vou-
drait sincèrement, ne dût leur procurer l’instruction, le
travai), le loisir. Des prédications qui prenaient de jour en
jour un caractère plus prophétique, entretenaient au fond
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/393[modifier]
BËLARÊYOH)TtONDE)848. 3~
~nnL-ct-u~Ht~SiUtpK’prO-
de leur cœur l’espoir d’une prochaine et complète satis-
faction de tous les intérêts dans un bien-être commun.
En 1859, M. Louis Blanc avait résumé les différentes
questions agitées dans les écoles socialistes sous une for-
mule qui indiquait nettement la tendance organisatrice du
mouvement populaire. Depuis la publication de son livre,
le mot organisation du travail répondait à toutes les aspi-
rations du prolétariat. En adoptant cette formule, l’ouvrier
des villes protestait contre toute pensée subversive ou spo-
liatrice. 11 savait très-bien, aussi bien que les plus profonds
politiques, que ni l’échafaud ni la persécution ne sont des
moyens d’organisation sociale. H comprenait, beaucoup
mieux que les classes riches n’ont paru le comprendre plus
tard, que la vraie justice exclut la vengeance et que les
passions haineuses ne sauraient fonder rien de durable.
Mais si, d’une part, cette formule économique: organisa-
tion du travail enlevait aux axiomes surannés du terro-
risme leur prestige et leur puissance, d’autre part, elle
posait en trois mots, dans sa généraiitéla plus vaste, le pro-
blème encore insoluble de la civilisation moderne. Elle annonçait la fin d’une lutte aussi ancienne que le monde dans
l’ordre religieux, politique et moral, mais toute récente et
acharnée dans l’ordre industriel la lutte entre l’autorité
et la liberté. Portée par son auteur jusque dans les con-
seils du gouvernement, cette formule hardie d’une science
qui n’existait pas encore, allait tout à coup s’imposer à la
société et la jeter dans le plus grand trouble.
L’erreur du peuple de Paris fut de croire qu’une réforme
de cette nature pouvait s’improviser par décret et s’opérer
par la seule action du gouvernement. La faute du gouver-
nement fut, tout en s’exagérant la difficulté des améliora-
tions immédiatement réalisables, de consentir à des me-
sures trompeuses qui perpétuèrent dans les masses une
erreur funeste. Par une inconséquence singulière, ce gou-
vernement que nous venons de voir repousser avec tant
d’opiniâtreté le drapeau rouge, c’est-à-dire la simple pro-
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57S HISTOIRE
messe de mettre en pratique l’axiome qu’il venait de pro-
clamer Que la révolution faite par le peuple devait être
faite joOMr le peuple, eut cette fois la faiblesse de céder à
une exigence bien autrement précise et grave. Il s’engagea
à des réformes radicales, instantanées, qui n’étaient point
de sa compétence. Il promit inconsidérément ce qu’il sa-
vait bien ne pouvoir tenir il garantit l’existence de l’oit-
vrier par le travail.
Les choses se pressent de telle sorte dans les temps ré-
volutionnaires, que ce fut le jour même où le gouvernement
se flattait d’avoir remporté sur le peuple une victoire
signalée, qu’on vit le prolétariat paraître pour la première
fois sur la scène politique et faire, par l’organe d’un ou-
vrier en armes, sa première sommation directe et en quel-
que sorte officielle à la société constituée.
Il s’était écoulé une heure à peine depuis que les bandes
qui portaient le drapeau rouge avaient disparu, quand la
place de Grève, un moment presque vide, reprit tout à
coup son aspect tumultuaire. De nouveaux flots de peuple,
poussés par une nouvelle tempête, y firent invasion et la
remplirent de rumeurs. Le gouvernement comprit qu’il
était menacé d’un nouveau danger; mais à peine avait-il eu
le temps de se demander quel il pouvait être, que la porte
du conseil s’ouvrit brusquement. Un homme entra, le fusil
en main; son visage était pâle et crispé, sa lèvre tremblait
de colère. Il s’avança d’un pas hardi jusqu’à la table des
délibérations et, frappant le parquet de la crosse de son
fusil, il montra du geste la place de Grève. Une clameur
prolongée s’élevait à ce moment du sein de la foule et don-
nait un sens effrayant à ce geste muet. Chacun se taisait.
La physionomie expressive de l’ouvrier, son attitude, le défi
hautain empreint dans toute sa personne avaient saisi
d’étonnement et d’un certain .respect les hommes mêmes
à qui sa présence semblait une insulte. Quelques ouvriers,
entrés à sa suite, s’étaient groupés derrière lui sans pro-
férer une parole. Cette attente, cette émotion contenue
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DE LA RÉVOLUTION DE ’1848. 379
avait quelque chose de solennel. Enfin le prolétaire rompit
le silence. D’une voix ferme, avec l’accent du commande-
ment, il déclara qu’il venait, au nom du peuple, sommer
le gouvernement de reconnaître et de proclamer sur l’heure
le droit &M travail.
« Citoyens, continua-t-il, depuis vingt-quatre heures la
révolution est faite, le peuple attend encore les résultats.
Il m’envoie vous dire qu’il ne souffrira plus de délais. Il
veut le droit au.travail; le droit au travail tout de suite. )t
En parlant de la sorte, Marche, c’était le nom de l’ora-
teur populaire, fixait sur M. de Lamartine ses grands yeux
brillants d’audace, pour lui faire entendre, sans doute,
qu’il le soupçonnait plus encore que les autres de trahir la
cause du peuple.
M. de Lamartine le devina. S’avançant vers l’ouvrier, il
voulut essayer de le captiver par des caresses oratoires;
mais, à peine commençait-il sa harangue, que Marche l’in-
terrompit « Assez de phrases comme cela, s’écria-t-il iro-
niquement, assez de poésie! Le peuple n’en veut plus. Il
est le maître, et vous ordonne de décréter sans plus de re-
tard le droit au travail. »
Alors, M. de Lamartine, irrité à son tour et provoqué par
une sommation si impérieuse, reprit, d’un ton altier « Que
mes collègues fassent sur ce point ce qu’ils jugeront utile;
quant à moi, je le déclare, fussé-je menacé de mille morts,
fusse-je conduit par vous en face de ces canons chargés à
mitraille qui sont là sous nos fenêtres, jamais je ne signerai
un décret que je ne saurais comprendre. )’ Puis, baissant
un peu le ton et radoucissant les inflexions de sa voix, il
mit la main sur le bras de l’ouvrier, pour mieux s’emparer
de son attention, et, tout en lui accordant que le vœu du
peuple était légitime et méritait d’être pris en considéra-
tion, il tenta de nouveau de le persuader. Il lui peignit, en
traits éloquents, la situation critique du gouvernement en
proie à mille soucis, obligé de pourvoir à la fois à tous les
besoins; il lui montra la RépubKque en danger, ses enne-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/396[modifier]
380. HISTOIRE
-1- ~1 ··
mis aux portes; il insista sur ce qu’un aussi grand pro-
blème que celui du droit au travail ne pouvait être résolu
sans le concours et l’avis de tous les hommes compétents,
de tous les républicains éclairés en qui le peuple avait mis
sa confiance.
A mesure que M. de Lamartine, de plus en plus calme,
développait sa pensée, Marche, troublé dans sa conviction,
hésitant, insensiblement ému, gagné, se tournait vers les
délégués venus avec lui comme pour leur demander con-
seil. Ceuv-ci, hommes de bonne foi et de sincérité, se ren-
daient à la voix de la raison et s’autorisaient l’un l’autre,
du regard et du geste, à ne point insister. Marche les com-
prit. « Eh bien oui, s’écria-t-il enfin, nous attendrons.
Nous aurons confiance dans notre gouvernement, puisqu’il
a confiance en nous le peuple attendra; il met trois mois
de misère au service de la République. ))
Chose étrange! pendant que M. de Lamartine dissuadait
les ouvriers d’une mesure prématurée, pendant que les
prolétaires, par l’organe de Marche, remettaient à de meil-
leurs temps laréalisation deleurs vœux, M. Louis Blanc, retiré
avec M. Ledru-Rollin et M. Flocon dans l’embrasure d’une
fenêtre, improvisait au courant de la plume un décret qui
leuraccordaitprécisémentia demandejàlaquelleils venaient
de renoncer. L’audace du jeune socialiste l’emportait ainsi
au delà de ce qu’exigeait véritablement la raison populaire.
Ce n’était plus le peuple qui l’entraînait, c’était lui qui en-
traînait le peuple. Cependant, en voyant entrer Marche, en
entendant ses menaces,’la nerté de M. Louis Blanc s’était
tout d’abord révoltée et il avait partagé le sentiment de
ses collègues mais, revenu de ce premier mouvement, il
félicita l’ouvrier de sa démarche et, laissant M. de Lamar-
tine aux prises avec lui, sans s’inquiéter du résultat de leur
colloque, il. rédigea le décret suivant
« Le gouvernement provisoire de la République fran-
Voir Pages <<M<o:
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/397[modifier]
DE LA REVOLUTION DEt84S. 38[
çaisc s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le tra-
vail
« Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens;
« Il reconnaît que’ les ouvriers doivent s’associer entre
eux pour jouir du bénéfice légitime de leur travail;
« Le gouvernement provisoire rend aux ouvriers, aux-
quels il appartient, le million qui va échoir de la liste
civile. ))
Cette dernière phrase, qui méconnaissait le peuple en
lui jetant comme à un esclave cupide une pâture qu’il ne
demandait pas, fut ajoutée au décret par M. Ledru-Rollin 1.
Par quelle inconséquence ou par quel calcul les membres
du gouvernement provisoire apposèrent-ils tous leur signa-
ture à ce décret? Se payèrent-ils de quelque modification
dans le texte? Parce que M. Louis Blanc avait omis, à des-
sein sans doute, le mot droit et le mot organisation, se
persuadèrent-ils que le caractère de ce décret était changé ?
M. de Lamartine, satisfait de son succès oratoire, signa-t-il
sans le lire, ou en le parcourant avec distraction, un dé-
cret si contraire à ses convictions intimes? M. Ledru-Rollin,
qui se montra depuis si hostile au socialisme, eut-il peur de
se voir dépasser dans la voie révolutionnaire par son rival?
M. Marie, dont l’opposition avait été si vive, fut-il tout d’un
coup ramené à d’autres pensées? M. Marrast, enfin, qui
écrivit son nom avec une répugnance marquée, n’eut-il
pas le courage de protester contre l’entraînement général?
Ces questions demeurent sans réponse.
Toujours est-il que le décret irréfléchi qui bouleversait
d’un trait, sans rien statuer sur leur constitution nouvelle,
toutes les lois et tous les rapports industriels et commer-
ciaux de la société, fut signé par la totalité des membres
M. Ledru-Rollin appartenait à cette catégorie de républicains qui
se font de la raison du peuple une idée médiocre et gardent, jusque
dans leur recherche de la popularité, comme un reste de préjuge
aristocratique, la notion de MMf/Mcetï~Me envers une nature infé-
rieure.
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5X2 HISTOIRE
du gouvernement provisoire. Ce qui devait s’opérer graduellement, librement surtout, par consentement de l’opinion publique et par accord international, la transformation du monde industriel, fut décrété d’autorité par quelques hommes étrangers aux études économiques, à l’instigation d’un esprit versé, il est vrai, dans ces questions ardues, mais sans expérience des affaires et circonscrit dans l’étroitesse d’un système. La présomption et la faiblesse se jetèrent ètourdiment dans un chaos où l’œil même du génie n’eût osé pénétrer qu’avec prudence.
inséré au Moniteur du 26 février, ce décret donna quelque satisfaction aux prolétaires. Leur esprit, plein de droiture, ne considérait en ceci que la justice de leur cause et la modération de leur requête. Rien de plus explicable. Car, enfin, demander le droit au travail, ce n’était vouloir s’affranchir d’aucun devoir envers la société; ce n’était pas même exiger d’elle le délassement après la peine, la jouissance après le labeur. Du travail et dit pain, quelle simple et noble exigence au lendemain de la plus complète des victoires! La plèbe de Rome ancienne implorait de ses em-. pereurs ~M pain et les jeux dit cirque. Le peuple souverain de Paris demande à ceux qu’il a lui-même chargés de le conduire du travail et c!M pain. Toute la grandeur austère de la civilisation chrétienne se peut mesurer dans cette substitution d’un seul mot à un autre. H n’est pas de civilisation dans l’avenir qui ne doive rendre hommage à cette humble et fière formule de l’émancipation républicaine.
Il ne rejaillit donc rien sur le prolétariat du blâme que
l’histoire fera peser sur l’imprévoyance du gouvernement provisoire; le peuple n’en est point solidaire. N’ayant encore reçu aucune éducation ni historique, ni scientifique, comment aurait-il pu pénétrer tout d’un coup l’un des mystères les plus obscurs de la vie sociale? La culture que, par une constance admirable, il était parvenu à se donner luimême, en sacrifiant son temps, ses épargnes, ses amusements et souvent ses joies de famille, avait bien pu élever
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. S83
son esprit jusqu’à des notions générales de droit et de de-
voir mais cette philosophie des lois de la société qui res-
sort de l’ensemble des connaissances humaines, comment
aurait-il été capable, je ne dis pas de la comprendre, mais
seulement d’en soupçonner l’existence?
M. Louis Blanc, qui avait provoqué le décret et l’avait en
-quelque sorte imposé à ses collègues, n’était pas, lui, sans
en pressentir l’inanité. Homme d’étude, il n’ignorait pas
que les lois de l’association, sur lesquelles seules peut s’ap-
puyer le droit ait travail, n’étaient encore que très-impar-
faitement connues. Décréter qu’on les découvrirait, c’était
chose aussi dérisoire qu’eût pu l’être, en d’autres temps,
un décret par lequel on aurait ordonné la découverte du
nouveau monde. Mais le jeune législateur se persuadait
que si, par suite de l’initiative qu’il venait de prendre, on
l’investissait de la dictature des travaux publics, il pourrait
du moins imprimer au mouvement du commerce et de l’in-
dustrie un essor tout nouveau favorable au prolétariat. Il
était animé de cette confiance en soi que donnent les con-
victions ardentes et les excitations de la popularité. Aussi
apprit-il avec une satisfaction extrême que les ouvriers
projetaient de se présenter une seconde fois à l’Hôtel de
Ville, afin d’exiger du gouvernement provisoire la création
d’un ministère spécial chargé de l’exécution du décret sur
le droit au travail.
Ce projet ne demeura pas longtemps en suspens. Le 28,
vers midi, un grand nombre de corporations, formant en-
viron douze mille hommes, débouchèrent sur la place de
Grève, où elles se rangèrent en silence. Elles portaient des
bannières, distinctives des différents métiers, sur lesquelles
se lisaient, en gros caractères, ces mots MtnM~e~MjOfo-
grès; Or~cHt.M~tOK du travail; Abolition de l’exploitation de
~otKMte par l’homme. A cette vue, le conseil s’émut. Une
discussion s’éleva, la plus vive qui l’eût encore agité, entre
M. Louis Blanc qui réclamait impérieusement l’adoption de
la mesure demandée par le peuple, et M. dé Lamartine,
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/400[modifier]
Mt IHSTOIHE
jSt umiUlHH
dont le refus n’était ni moins hautain ni moins péremp-
toire. Sans doute, il existait entre ces deux hommes des dif-
férences profondes d’opinion; mais cela seul ne les divisait
pas. La passion de la popularité qui les commandait tous
deux, la rivalité de leurs ambitions et de leurs talents les
faisaient ennemis plus que tout le reste. Tous deux ils aspi-
raient à subjuguer le peuple et se croyaient appelés par lui
à diriger la République. De là, une aversion réciproque qui
devait aller croissant avec leur fortune et se perpétuer dans
leur chute en récriminations amères.
Ce jour-là, M. de Lamartine resta maître de la discus-
sion. MM. Ledru-RoIlin, Crémieux, Flocon, qui le combat-
taient d’ordinaire, se rangèrent de son côté. Chacun d’eux
connaissait trop bien l’ascendant de M. Louis Blanc sur les
masses, pour désirer d’y joindre un pouvoir au moyen du-
quel il lui deviendrait facile, en peu de temps, de s’élever
sur leur ruine à la dictature. La création d’un ministère du
progrès fut donc unanimement rejetèe.
Irrité, offensé, M. Louis Blanc se leva et déclara que,
puisqu’on ne faisait plus aucun état des volontés du peuple,
ni lui ni son ami Albert, l’OMM’M)’, ne pouvaient plus faire
partie du gouvernement. Cette démission, dans un moment
pareil, c’était le signal du combat dans les rues. La popu-
lation ouvrière, passionnément attachée à M. Louis Blanc,
en le voyant quitter l’Hôtel de Ville, allait considérer comme
ennemi du peuple un gouvernement dont il répudiait les
actes. Un mot, un geste, et la plus formidable insurrection
éclatait dans Paris.
Tous comprirent l’imminence du danger; se pressant
autour de leur collègue, ils le conjurèrent de rétracter une
parole dont les suites étaient incalculables. Mais M. Louis
Blanc demeurait sourd à leurs supplications; alors M. Gar-
nier-Pagès, s’interposant, mit en avant l’idée d’une com-
mission de travailleurs qui, présidée par M. Louis Blanc,
serait chargée de préparer, pour l’Assemblée nationale, le
plan complet d’une organisation nouvelle de l’industrie.
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Dt;LARÈVOLUTtOKDE184S. 3~5
ropagande immense qu on lui offrait au palais du Lux< i. 53
M. Marrast, saisissant cette idée, dans l’espoir sans doute
d’éblouir l’imagination artiste de M. Louis Blanc et de flat-
ter l’orgueil des prolétaires, ajouta qu’il jugerait conve-
nable d’affecter pour résidence à cette commission, afin de
mieux marquer son importance, le palais du Luxembourg.
Ce fut en vain; M. Louis Blanc persista dans ses refus. « Que
ferai-je, répétait-il, sans pouvoir, sans budget, sans aucun
moyen de réaliser mes idées? Que dirai-je à ce peuple qui
m’aime s’il me reproche de l’avoir trompé? On voudrait
l’endormir par des paroles captieuses. On me juge propre
à mieux jouer qu’un autre ce rôle perfide. On me demande
de faire devant des hommes affamés un cours sur la faim.
Mon honneur s’y refuse autant que ma conscience. Si le
peuple doit être trahi encore, que ce soit du moins par
d’autres que par moi. )) Ces paroles, si bien senties, ne làis-
saient guère d’espoir de conciliation. Cependant M. Arago
voulut tenter un dernier effort. Au nom d’une intimité an-
cienne, au nom de l’intérêt paternel qu’il avait porté pen-
dant de longues années au jeune écrivain encore inconnu,
il pria, il supplia d’un accent irrésistible. 11 s’engagea for-
mollement à partager avec M. Louis Blanc les dangers
d’une situation si difficile et l’impopularité qui ne pouvait
manquer d’en résulter. H offrit d’être le vice-président de
la commission que devait présider son collègue.
Ces prières d’un homme de tant d’autorité émurent
M. Louis Blanc. D’honorables scrupules s’élevèrent en lui.
L’opiniâtreté naturelle à son esprit, son ambition très-
grande, son orgueil plus grand encore et roidi sous l’of-
fense, s’apaisèrent peu à peu. Les paroles du vieillard,
abondantes et persuasives, enveloppaient, pour ainsi dire,
et amollissaient sa colère. Pour se disculper à ses propres
yeux d’une apparente faiblesse, M. Louis Blanc faisait dans
son for intérieur ces réflexions rapides Que, si la commis-
sion des travailleurs devait rester sans effets immédiats et
pratiques, elle lui donnerait, du moins, l’occasion d’une
propagande immense qu’on lui offrait au palais du Luxem-
1. n7
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5S6 HISTOIRE E
bourg ce qu’il avait souhaité ardemment depuis tant d’années, une chaire libre, une tribune retentissante, une prédication sans contrôle. N’y aurait-il pas folie à rejeter de pareils avantages? M. Louis Blanc déclara qu’il se rendait à l’avis du conseil.
Les délégués du peuple furent alors introduits. Un ouvrier
mécaninien parla au nom de tous: Après qu’il eut achevé sa harangue, il y eut dans le conseil un moment d’embarras. Les membres du gouvernement qui avaient le plus insisté sur l’inopportunité d’un ministère du progrès s’étaient retirés dans le fond de la pièce, comme pour indiquer que cette affaire ne les concernait pas. Seul, M. de Lamartine, toujours prêt à accepter la responsabilité de ses actes, restait sur la brèche et, voyant que personne ne se souciait de prendre la parole, il répéta au nom de ses collègues ce qu’il avait dit déjà en plusieurs rencontres. tl demanda au, ouvriers de la patience, du dévouement la République. Ceux-ci l’écoutaient à peine. Ils questionnaient du regard celui en qui ils mettaient toute leur confiance, épiant un mot, un signe qui leur apprit ce qu’ils avaient à faire.
Longtemps M. Louis Blanc détourna les yeux en silence.
Enfin, il se décida à parler; mais avec quel effort! Son geste si prompt, auquel le commandement semblait si familier, devint hésitant, presque timide. Son œil sincère se voila..D’une voix mal affermie, il répéta, comme une leçon mal apprise, des considérations tirées d’une politique qui n’était point la sienne et prononça sur lui-même une sentence dont il comprenait toute l’ironie. Les ouvriers, déconcertés, n’en pouvant croire leurs oreilles, se turent. On leur donna lecture du décret qui éludait leur vœu, après quoi ils se retirèrent, l’esprit rempli d’incertitude, se demandant l’un à l’autre le mot de cette énigme.
C’est ici le lieu de faire remarquer comment, dans des
situations et à des heures différentes de la crise révolutionnaire, des hommes très-différents aussi voient égale-
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D.E LA RÉVOLUTION DE 1848. M?
ment s évanouir leurs espérances de dictature devant une
force des choses qu’ils ne peuvent combattre, car ils ne
savent pas même où la prendre. Nous avons vu Blanqui,
presque aussitôt après l’installation du gouvernement pro-
visoire, prêt à lancer sur l’Hôtel de Ville ses bandes armées,
les arrêter, les disperser, détourner lui-même le coup
qu’il venait de préparer. Quatre jours plus tard, M. Louis
Blanc, appuyé sur une force populaire bien autrement con-
sidérable, fermement résolu de s’imposer avec elle et
par elle à un gouvernement sans vigueur, hésite à son tour,
se trouble et finit par supplier les envoyés du peuple de
ratifier un décret qui déjoue leurs espérances communes.
Plus tard encore, nous verrons le général Cavaignac, à la
tête d’une armée victorieuse, triomphant des factions, cher
à l’Assemblée nationale, laisser glisser le pouvoir entre ses
mains, sans essayer de le retenir. A six mois de là, l’héri-
tier d’un nom glorieux, porté au pouvoir par six millions
de voix populaires, poussé par une croyance fataliste en
son étoile, demeure aussi comme paralysé par la même
force occulte, insaisissable. Cette force que personne ne
nomme ni ne comprend, que tout le monde subit, c’est
l’esprit même du dix-neuvième siècle.
Cependant la majorité du conseil restait consternée de
ce qu’elle venait de faire. Elle s’alarmait de l’incroyable
popularité de M. Louis Blanc et prenait son audace pour de
la force. Il lui semblait qu’elle venait d’abdiquer et de re-
mettre entre ses mains le gouvernement du prolétariat.
Aussi entendit-elle avec une joie extrême une proposition
que la situation semblait commander et qui, en venant en
aide à la détresse des ouvriers d’une manière pratique,
allait, selon toute apparence, contre-balancer l’influence de
M. Louis Blanc et de ses théories. Le ministre des travaux
publics apportait un projet d’ateliers nationaux, d’après
lequel les ouvriers sans ouvrage .seraient embrigadés et
tenus, sous des chefs militaires, àla disposition du gouver-
nement.
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58< U!STOIRE
t)!;o mmum~ .£¡ w
Débarrasser la place publique, se donner, pour combattre
la révolution, comme on l’avait fait déjà par la création de
la garde mobile, une force armée tirée du sein même du
peuple, opposer ainsi le prolétariat au prolétariat, parut
au gouvernement le chef-d’œuvre de l’habileté politique.
La chose ne fut point discutée; le décret, rédigé par M. Ma-
rie, fut signé sans que personne élevât d’objection,
Par l’organisation des ateliers nationaux, la majorité du
conseil pensa non-seulement avoir paré aux difficultés pres-
santes que lui créaient la cessation du travail et la détresse
des ouvriers, mais elle crut encore organiser contre
M. Louis Blanc et le socialisme une force supérieure; l’évé-
nement fit trop voir, à quelque temps de là, qu’elle n’avait
fait autre chose que préparer et organiser contre elle-même
la guerre sociale.
Mais toutes ces animosités, toutes ces discordes qui fer-
mentaient au sein du gouvernement ne se trahissaient point
au dehors, bien au contraire. Les traces du combat des
trois jours disparaissaient rapidement. Les barricades
étaient abandonnées, les pavés rentraient en place. On
enlevait les arbres abattus, les bancs brisés qui obstruaient
les promenades on réparait à la hâte tous les dommages.
La police active de Caussidière rétablissait partout les appa-
rences de l’ordre. Insensiblement les boutiques se rou-
vraient les voitures, dont on s’était hâté d’effacer les
armoiries, pour se conformer au décret du gouvernement
provisoire 1, se hasardaient une à une dans les rues fré-
quentées. La population qui était restée, étrangère à la
M. Louis Blanc avait jugé utile un décret sur l’abolition des titres
(’e noblesse. Ce décret déjà rendu par l’Assemblée constituante, mais
qui ne spécifiait rien, pas plus en 1790 qu’en 1848, sur les peines atta-
chées aux infractions, fut observé aussi longtemps que les amateurs
de titres eurent peur. Mais la bourgeoisie, qui tenait fortement à ces
distinctions de récente conquête, se bâta de les reprendre dès qu’elle
crut le pouvoir faire sans danger On \it alors une fois de plus com-
bien il est puéril de décréter des changements dans les usages quand
on ne peut rien changer à l’esprit des mœurs.
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))E LA REVOLUTION DE )848. 589
53.
~nncs et te tam-
révolution, sortait, curieuse, de sa retraite et se laissait
gagner à l’allégresse qui paraissait sur les physionomies
populaires. Les affiches bizarres qui couvraient les murs,
les caricatures qu’on vendait au coin des rues, les titres
excentriques des feuilles nouvelles criées sur la voie pu-
blique, égayaient les promeneurs. Les femmes remar-
quaient avec surprise le respect dont elles étaient l’objet,
et se trouvaient mieux protégées par la décence publique
depuis que les rues et les promenades étaient, en quelque
sorte, à la garde des prolétaires.
Le 37, la proclamation de la République au pied de la
colonne de Juillet présenta l’aspect d’une fête patriotique.
Il est intéressant de voir comment le Moniteur rend compte
de cette solennité. Son langage, tout empreint du senti-
ment des masses, exprime mieux que ne le pourrait faire
un récit composé plus tard, la naïveté des espérances et
des enthousiasmes populaires.
« Paris, dit le MoK~eM?’ du 98 février, a eu une des plus
grandes et des plus belles fêtes dont ses annales aient con-
servé le souvenir. Deux bataillons par chaque légion de la
garde nationale avaient été convoques hier soir; quelques
heures après, tout le monde était à son poste, et jamais
les rangs ne furent mieux garnis. Les combattants encore
armés, et qui, depuis plusieurs jours, partagent avec les
gardes nationaux tous les services d’ordre et de sécurité
publique, ajoutaient encore au nombre de cette milice po-
pulaire, et témoignaient ainsi de l’union fraternelle com-
mencée sous les feux du combat et cimentée par la vic-
toire. Ce peuple entier, sûr de sa force comme de sa gran-
deur, s’était donné rendez-vous sur cette immortelle place
de la Bastille, qui remplit plus (t’un&noble page dans l’his-
toire de la dévolution et de là Liberté. Les membres du
gouvernement provisoire sont partis de leur.salle de déli-
bération à deux heures précises; ils ont descendu le grand
escalier de l’Hôtel de Ville au milieu d’un concours nom-
breux de citoyens, la garde présentant les armes et le tam-
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590 IIISTOIRE
bour battant aux champs. Les cris de Vive la ~fpMM!gMp/
poussés par la foule enthousiaste, ont bientôt retenti dans
la place encombrée d’une multitude infinie.
« Le cortège aussitôt s’est ébranlé. En tête marchait un
détachement de la garde nationale à cheval, puis les élèves
de l’école d’état-major. Ils étaient suivis par une légion de `
la garde nationale, où se mêlaient beaucoup d’autres ci-
toyens dont les armes et le costume étaient comme le
signe vivant de la révolution accomplie; entre les compa-
gnies de cette légion, les jeunes gens de toutes nos écoles,
dont la bravoure et le dévouement relèvent l’intelligence et
le patriotisme. Les membres du gouvernement provisoire
venaient ensuite, en habit noir, avec l’écharpe tricolore et
la rosette rouge à la boutonnière. Les ministres de la
guerre, des finances, du commerce et de l’instruction pu-
blique, les adjoints de Paris, le directeur général des
postes, s’étaient j’oints aux membres du gouvernement pro-
visoire. Tous ces élus de l’insurrection ont été salués par
les acclamations les plus vives. Les officiers de Saint-Cyr
les précédaient immédiatement, et un détachement des
élèves de l’École polytechnique, l’épée nue, formait la
haie. Derrière eux venait une masse immense qui a été
grossissant jusqu’à la fin. La cour de cassation, la cour
d’appel, le général Bedeau, commandant la division mili-
taire, des officiers de l’armée et de la marine, des fonc-
tionnaires des autres départements, s’étaient rendus sur la
place de la Bastille, où la foule pressée se serrait autour
de la colonne de Juillet, dont le sommet était pavoisé
d’étendards aux trois couleurs. Le temps, qui avait été
jusque-là pluvieux, s’est éclairci, et le soleil a voulu éclairer
de ses rayons cette première fête de la République. Arri-
vés au pied de la colonne, les membres du gouvernement
provisoire se sont rangés sur une file pendant que la mu-
sique jouait la M<M’~MaMe. Les drapeaux se sont placés
en face d’eux. Après un roulement de tambour, M. Arago a
pris la parole; it a d’une voix forte annoncé au peuple que
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DE LA REVOLUTION DE 1848. 39)
’emement provisoire avait cru de son devoir de nro-
le gouvernement provisoire avait cru de son devoir de pro-
clamer solennellement la République devant l’héroïque
population de Paris, dont l’acclamation spontanée avait
déjà consacré cette forme de gouvernement. La sanction
de la France entière y manque sans doute encore; mais
nous espérons qu’el.le ratifiera le vœu du peuple parisien,
qui a donné un nouvel et magnifique exemple de son cou-
rage, de sa puissance, de sa modération. Il tient à prouver à
la patrie et au monde qu’il n’a pas seulement l’instinct de
ses droits, mais qu’il en possède aussi l’intelligence et la
sagesse. Calme et fort, énergique et généreux, le peuple
de Paris peut être présenté à la France comme un de ses
titres d’orgueil. Il semble avoir laissé tomber dans le plus
dédaigneux oubli une royauté malfaisante pour ne s’occu-
per que des grands intérêts, qui sont ceux de tous les
peuples, des principes immortels qui vont devenir pour eux
la loi morale de la politique et de l’humanité.
« Citoyens! s’est écrié M. Arago avec enthousiasme, ré-
« pétez avec moi ce cri populaire Vive’la République! »
Tous les membres du gouvernement provisoire se sont dé-
couverts, les drapeaux se sont inclinés, et, au bruit des
tambours battant aux champs, au bruit des trompettes et
de la musique s’est joint cet autre bruit immense du peuple
qui couvrait tous les autres Vive la République
~( Le vénérable président du conseil, M. Dupont (de
l’Eure), a remercié alors en ces termes la population de
Paris de la conquête qu’elle venait d’accomplir
« Citoyens,
« Le gouvernement provisoire de la République profite
« avec bonheur et empressement de la première réunion
«de la garde’nationale de Paris pour venir la remercier
«des immenses services qu’elle a rendus à la patrie dans
« les grandes circonstances que nous venons de traverser.
« Nous comptons toujours sur votre patriotique concours
c pour la consolidation du gouvernement républicain, que
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~2 tUSTOIHE
“ )~ ~)~ ~nnan \pnt. ~e conauérir au orix de son sanK
« le peuple français vient de conquérir au prix de son sang,
« pour le maintien de l’ordre social et pourl’affermisse-
« ment de toutes nos libertés, x
« Des bravos répétés ont accompagné cette allocution
du vénérable président. L’enthousiasme a augmenté encore
quand M. Arago à dit avec émotion « Citoyens, ce sont
« f~t~n’-MK~S ans d’une vie pure et patriotique qui vous
« parlent! Oui, oui, vive DMpO~ (de t’~MT-ë). Lt
celui-ci ayant répondu en s’écriant Vive la ~epM&M<jti< ce
cri s’est prolongé pendant plusieurs minutes.
« M. Crémieux, dans de chaleureuses paroles, a invoqué
la mémoire des braves citoyens morts à la révolution de
Juillet et dont les noms sont gravés sur le bronze de la co-
lonne. Cette journée doit consoler leurs âmes affligées pen-
dant dix-huit ans. Nul ne pourra désormais enlever au
peuple les fruits de sa conquête. Le gouvernement répu-
blicain dérive du peuplé, et il s’y appuie. Toutes les dis-
tinctions de classe sont effacées devant l’égalité, tous les
antagonismes se calment et disparaissent par cette frater-
nité sainte qui fait des enfants d’une même patrie les en-
fants d’une famille, et de tous les peuples, des alliés. Ces
paroles ont été interrompues par les applaudissements les
plus vifs.
« Le colonel de Courtais, commandant la garde nationale,
a fait alors commencer le défilé; mais la foule était telle-
ment entassée qu’elle rompait les rangs. Elle défilait aussi
devant le gouvernement provisoire, et, à chaque instant,
les cris de Vive la H~M~t~MC.’ retentissaient avec éclat. 11
a fallu près d’une heure pour le défilé de la première et de
la deuxième, légion. Les membres du gouvernement pro-
visoire se sont alors mis en marche, afin de passer devant
le front des autres légions échelonnées le long des boule-
vards. Depuis la place de la Bastille jusqu’à la hauteur du
faubourg Poissonnière, ce n’a été qu’un seul cri dont l’écho
se prolongeait au milieu d’une foule innombrable. Le
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 395
peuple de Paris semblait vouloir prendre à témoin le ciel
et fa terre, et il consacrait la République française par les
accents les plus vigoureux que le désir et la conviction
aient jamais arrachés à des poitrines humaines. Toutes ces
figures avaient le caractère de la confiance et de la joie,
non pas d’une joie emportée et frivole, mais d’une joie se-
reine et réfléchie. Quand on se retournait du haut du bou-
levard Saint-Denis, on apercevait, marchant derrière le
Gouvernement provisoire, une masse de citoyens, énorme,
immense, qui remplissait la grande voie dans toute sa lar-
geur, et qui s’étendait jusqu’à perte de vue. C’était le plus
important; rien n’égale la pompe que donne la présence
du peuple, rien n’est comparable à sa majesté.
« Cette journée est désormais inscrite au nombre de
celles qui laissent dans l’histoire les traces qu’on aime le
mieux à retrouver. Ce peuple, si indigné, il y a trois jours,
si animé de toute la chaleur de la bataille, était là aujour-
d’hui tout entier, mêlant, confondant ses impressions,
n’éprouvant plus qu’un sentiment de concorde, et s’aban-
donnant à toutes les espérances d’un avenir de grandeur et
de prospérité avec une confiance qui, cette fois, du moins,
ne sera pas trompée. On peut le dire avec un juste orgueil,
le gouvernement, appuyé sur cette force populaire, sera
le plus puissant des gouvernements. En servant la France,
il servira toutes les nations de l’Europe; le peuple de Paris
a ouvert une ère nouvelle. La République française fait re-
prendre à notre patrie le cours glorieux de ses destinées;
elle lui rend l’initiative du progrès; elle vient enfin au se-
cours du temps et des idées qui préparent peu à peu les
Etats-Unis de l’ancien continent. »
Et comment le gouvernement provisoire aurait-il pu en-
trer un seul instant en doute sur les sentiments que lui
portait la nation? Les adhésions lui arrivaient de toutes
parts, non pas tardives, isolées ou contraintes, mais em-
pressées, ferventes. Les colonnes du journal officiel en
étaient remplies. L’Hôtel de Ville semblait trop peu spa-
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39~ HISTOIRE
cieux pour recevoir tous les dévouements qui venaient s’offrir à la République. Adresses, félicitations, offrandes, y affluaient sans relâche. Autant que la soumission au gouvernement provisoire, l’admiration pour le peuple était à l’ordre du jour. Le ton dithyrambique s’élevait de minute en minute. Chacun voulait se signaler en excédant la mesure de la flatterie; les plus effrayés étaient les plus prodigués de louanges. Les suffocations de la peur se soulageaient par des élans d’enthousiasme.
Le clergé avait donné l’exemple d’une adhésion sponta-
née, Dès le 34 février au soir, monseigneur Affre, archevêque de Paris, déclarait, se rallier sincèrement à la République et ordonnait aux curés de son diocèse de chanter aux offices le Domine ~~MMt/acpo~MtH. Peu de jours après, le P. Lacordaire exaltait dans la chaire de SaintMerry ce peuple mperbe en sa coMrë. L’Univers, journal du parti catholique, s’exprimait en ces termes
« Dieu parle par la voix des événements. La révolution
de 1848 est une notification de la Providence. A la facilité avec laquelle ces grandes choses s’accomplissent, et lorsque l’on considère combien, au fond, la volonté des hommes y peu contribué, il faut reconnaître que les temps étaient venus. Ce ne sont pas les conspirations qui peuvent de la sorte bouleverser de fond en comble et en si peu de temps les sociétés humaines. Une conspiration qui réussit allume instantanément la guerre civile. Le principe politique attaqué et renversé par surprise cherche immédiatement à se défendre. Qui songe aujourd’hui en France à défendre la monarchie? Qui peut y songer’’ La France croyait encore être monarchique et elle était déj républicaine. Elle s’en étonnait hier, elle n’en est point surprise aujourd’hui. Revenue d’un premier mouvément de trouble, elle s’appliquera sagement, courageusement, invinciblement, à se donner des institutions en rapport avec les doctrines qu’elle a depuis longtemps définitivement acceptées. La monarchie succombe sous )e poids de srs fautes. Personne n’a
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 595
UtjLAHJKYULUtlUNUKIS.lS. gUS
autant qu’elle travaillé à sa ruine. Immorale avec Louis XIV,
scandaleuse avec Louis XV, despotique avec Napoléon,
inintelligente jusqu’en 1850, astucieuse, pour ne rien dire
de plus, jusqu’à 1848, elle a vu successivement décroître
le nombre et l’énergie de ceux qui la croyaient encore né-
cessaire. Elle n’a plus aujourd’hui de partisans. Charles X
avait encore des amis personnels et des serviteurs dévoués.
De nobles cœurs ont porté son deuil; son héritier a pu pen-
.dant un temps trouver des soldats. Louis-Philippe n’a été
reconduit que jusqu’à la porte de sa demeure. On a pro-
tégé sa vie, mais pas sa couronne, et on l’a laissé se sauver
sans lui faire l’honneur de le croire dangereux. Jamais
trône n’a croulé d’une façon plus humiliante. C’est que ce
trône n’était plus un trône. Il n’y aura pas de meilleurs et
de plus StKCCr~ républicains que les catholiques français.
Parmi les principes sociaux qui viennent de triompher et
qui vont se formuler en institutions, quels sont ceux que
l’Eglise repousse? Quels sont ceux que sa voix n’ait pas fait
retentir depuis dix-huit siècles à l’oreille des peuples et des
rois? Nous n’en voyons aucun. »
Pendant deux mois le clergé de Paris bénit les arbres de
la liberté, les comparant à l’arbre de la croix, rappelant
avec complaisance que la cause du prêtre est la cause du
peuple et que Jésus-Christ a le premier donné au monde
la formule républicaine Liberté, Égalité, Fra~rKtts, le
plus souvent, les peupliers symboliques étaient pris dans
les beaux jardins des congrégations, et les religieuses les
décoraient eUes-mêmes de guirlandes, de nœuds, de ban-
derôles. Elles offraient des lits pour les invalides du tra-
vail, adoptaient les filles des combattants morts pour la
patrie- Le concours du clergé régulier et séculier fut una-
nime. Il ne s’éleva pas dans son sein une seule voix pour
regretter la royauté déchue.
La magistrature n’opposa, non plus que le clergé, au-
cune résistance à l’entrainement général. La cour de cassa-
tion, la cour d’appel, la cour des comptes, le tribunal dé
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3f6 HISTO!RH
?() ti tiI:)HJtHH E
commerce, la chambre des notaires, celle des avoués,
l’ordre des avocats, les agents de change apportaient à
l’envi à l’Hôtel deVille l’assurance de leur defOMë~eKt sans
?’en’e à la ~~KM~Me et leur adhésion complète à 1’<?N~’<?-
p)’<~<~)Mrg!Mg, à t’œ!n~re admirable du gouvernement’. 1.
Par la bouche de M. de Cormenin, le conseil d’État expri-
mait « son ~~ottëtnemt à cette grande ~.sttMt~ë ?’gt)o{M<MK
~Mt palpitait déjà dans le ca;Mr du peuple avant ~’ë/t’ë ar-
?’<Mt?6 de son généreux sang et d’être portée dans ses bras.
hcro:q!t~ jusqu’au pavois de la souveraineté. ))
On a vu que, dès le 28, l’armée, par f’organe des chefs
les plus attachés à la dynastie, les maréchaux Sou)t, Bu-
geaud~, Sébastiani, Gérard, les généraux Oudinot, Bara-
guay-d’Hitliers, de Fézensac, Lahitte, se mettaient au ser-
vice de la République. Le général Changarnier demandait
en termes pressants, dans sa lettre officielle au gouverne-
ment provisoire, que l’on voulût bien utiliser son habitude
de MtKcre~.
L’Université, par la voix de M. Gérusez, exaltait, « cette
)’~0/M<MH accomplie au profit du genre /tMK:<tm et qui avait
eu pour instrument le petiple armé de la /orc6 invincible de
Dieu. )) Elle saluait le nom d~ot’MMM impérissable de ~f~M-
&(jf!M!\
Les journaux orléanistes, ou légitimistes exprimaient à
1 Voir, au .McM’~Mr du 2 mars et des jours suivants, les discours de
MM. Séguier, Dupin, Portalis, Baroche, etc.
« Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne désirais pas la Répu-
blique, écrivait le maréchal Bugeaud dans une lettre intime, datée du
16 mars, mais, enfin, nous l’avons. Elle s’annonce infiniment plus hon-
nête que son aînée; les hommes qui sont au pouvoir ont fait et font
encore des efforts inouïs pour protéger la société contre les anar-
chistes. Il faut donc les aider sincèrement et activement dans cette
œuvre sainte. Si la République tient ce qu’elle promet en ce moment,
je l’aimerai bientôt; en attendant, je la défendrai s’il le faut. à l’exté-
rieur, tant qu’el’e sera dans les voies de la liberté et de la fraternité
vraies. »
Voir aux DocMMen~ historiques, à la fin du volume, n° 11.
J/OM/CMf du 4 mars 1848.
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DELAHÉYOHJTIONDË<848. 597
naient l’initiative d’une souscription. M. Rothschild faisait 1. M k
~j~jut.~ijtjji~ilt.fEj~O~O. ~J/
leur manière le sentiment public. « Confiance confiance ))
s’écriait M. de Girardin dans la Prg~~ë en repoussant avec énergie l’hypothèse d’une régence et en démontrant que, désormais la République seule, pouvait rallier tous les partis.
Le JoMfMa~ des Débats parlait des tempêtes par lesquelles Dieu et le peuple mani festent leur colère et ~!H’ puissance. Il semblait prendre aisément son parti de ce qu’il appelait le naufrage des ~~s des illusions. Le Siècle affirmait avec orgueil qu’il n’y aurait pas dans l’histoire de gloire qui pût ë/jfse~’ celle des vainqueurs de FgM’ La Revue des DeuxMûM~ enfin, prodiguait les éloges au gouvernement provisoire, vantait son énergique pc~to~Mme, le félicitait d’avoir garanti du travail à tous les citoyens, donné aux ouvriers le million échu de la liste civile et disait « Depuis que la pensée française a commencé, dans le dernier siècle,
l’émancipation politique du monde, personne n’a plus nié en principe le droit des individus et des masses au bienêtre comme récompense de leur travail. il y a eu même pour arriver à un résultat aussi légitime de sincères efforts honorablement tentés; mais, il faut en convenir, aucun gouvernement jusqu’ici ne s’est mis en mesure de marcher à un pareil but avec une énergie, avec une activité vraiment efficaces. Une pareille négligence n’est pas une des moindres causes de ces chutes profondes qui, au premier abord, confondent les imaginations. Assurément il n’est pas à
craindre que le régime qui sortira de la révolution de i 848
tombe dans la même faute; mais il faut qu’à l’ardent amour de l’humanité et du peuple qui fait battre aujourd’hui tant de cœurs, s’associe une science sociale compréhensive et impartiale, qui aille au fond de tous les problèmes, tienne compte de tous les droits et sache établir entre toutes les
classes de travailleurs des relations légitimes et de sincères
sympathies. »
Pour aider le gouvernement provisoire à faire face aux
dépenses urgentes, les principaux banquiers de Paris pre-
naient l’initiative d’une souscription. M. Rothschild faisait
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- ,<? mSTOIRE
acte de confiance et même de zèle en refusant de fuir et
en envoyant une somme de cinquante mille francs pour les
blessés de Février. On voyait en tête des listes de souscrip-
tion les noms les plus illustres. Les grandes dames légiti-
mistes ou orléanistes, la duchesse de Maillé, la marquise
de Lagrange, la comtesse de Chastenay, la comtesse de
Biencourt, la comtesse de Lamoignon, etc., quêtaient en
compagnie de mesdames Flocon, Ledru-Rollin, Marrast,
pour les blessés de Février*. 1.
M. Thiers et les principaux membres de la Chambre des
députés, MM. Odilon Barrot, de Malleville, Duvergier de
Hauranne, qui croyaient la royauté bien finie, envoyaient
assurer le gouvernement provisoire qu’ils aideraient sans
arrière-pensée à son établissement. M. de la Bochejacque-
lein répétait partout que c’en était fait à jamais de la mo-
narchie et faisait afficher sur les murs de Paris une
adresse au gouvernement provisoire qu’il terminait par
ces mots Co~tp~s ~Mrmc~. Les familiers du Château, les
aides de camp de Louis-Philippe, M.’d’Haubersaërt, MM~ Lia-
dière, d’Houdetot, de Berthois, etc., ne se faisaient at-
tendre ni à l’Hôtel de Ville ni dans les différents mi-
nistères. La famille Bonaparte, le roi Jérôme et son fils
Napoléon, Pierre, fils de Lucien, adressaient au gouverne-
ment provisoire des lettres toutes républicaines*. Le
prince Louis-Napoléon accourait de l’exil. Enfin on rece-
vait d’Algérie la soumission du duc d’Aumale et du prince
de Joinville.
Assurément unpareil concours de dévouements et d’hom-
mages était de nature à rassurer pleinement le gouverne-
ment provisoire s’il avait conçu quelque doute sur sa légi-
Voir au Moniteur le numéro du 21 mars et les suivants.
Expression de M. Thiers.
Voir dans la publication intitulée Nlurailles ~o~~OMMS~M, 9~ li-
vraison, l’adresse signée de M. de laRoche,jacquelein.
4 Voir aux Documents historiques, à la fin du volume, n° 31.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 599
.&-J.LI U~I.l U 1. 1. V H .1J.I:; 1 V ":t’ V.
timité. Et ce ne fut pas l’effervescence d’une première
heure. Six semaines plus tard, les mêmes sentiments se
manifestaient encore sous une forme plus authentique, plus
calme et plus réfléchie, d~ns les professions de foi des
candidats à la représentation nationale; le 4 mai sui-
vant, à l’heure où l’Assemblée entrait pour la première
fois en séance, ils éclatèrent de nouveau par une salve
répétée à vingt reprises, par un cri unanime de Vive la
République
Aujourd’hui que nous connaissons avec certitude, par de
cyniques répudiations, combien ces adhésions étaient’men-
songères, les esprits sévères ont le droit de regretter, jus-
qu’à un certain point, cette unanimité dans l’expression
d’un dévouement qui ne pouvait honorablement exister que
dans les âmes républicaines. On a pu sans injustice flétrir
cet empressement des amis personnels de la maison d’Or-
léans, de ces hommes qui tenaient de la royauté leur for-
tune, leur position, leur existence tout entière. Les con-
sciences honnêtes ont gémi, pour l’honneur du pays, des
indignités, des ingratitudes, des sentiments bas de cette
société cultivée, faite pour donner l’exemple des bien-
séances et pour imprimer aux mœurs leur caractère. Mais
peut-être a-t-on exagéré un peu la part de la lâcheté dans
cette déroute morale. S’il y eut lâcheté, ce qui semble
aujourd’hui trop certain, il y eut aussi entraînement, et cet
entraînement, bien qu’il se soit renié lui-même, fut sincère.
La grandeur du peuple était si manifeste qu’elle attira à
lui jusqu’à ses adversaires. Sa magnanimité sa naïveté,
touchèrent les cœurs les plus endurcis. Plus d’un qui,
depuis vingt ans, raillait toute grande pensée, se laissa
gagner à l’émotion générale. Ce fut là la véritable surprise
de Février. Cette société froide, calculée, sceptique, parut
un moment comme enlevée à elle-même. Elle sentit que
ces hommes du peuple, si au-dessous d’elle par la culture,
lui étaient supérieurs par la vertu. Elle leur rendit un
hommage involontaire en s’engageant d’honneur à servir
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MO HIhT<)U’.Ëi)~LA)!ÊV()LUT[ONDE18~8.
le gouvernement qu’ils lui imposaient, en reconnaissant
hautement qu’il n’y avait plus d’autre état possible en
France que l’état républicain fondé sur l’égalité démocra-
tique.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/417[modifier]
5! (·.
CHAPITRE XYIII
Ministère de l’intérieur. M. Ledru-Roum. Ministère des aNaires
étrangères. Manifeste de M. de Lamartine.
Les nouvelles que le gouvernement provisoire recevait
des départements venaient chaque jour le confirmer dans
le sentiment de son droit et de sa force.
Au premier bruit de la lutte engagée dans Paris, des
comités révolutionnaires, composés des hommes les plus
actifs et les plus décidés entre les républicains s’étaient,
dans tous les chefs-lieux de département, formés spontané-
ment et déclarés en permanence. Aussitôt la proclamation
de la République connue, ces comités, s’emparant du mou-
vement, avaient tenté d’occuper les préfectures et les
mairies; presque partout ils avaient réussi; de concert
avec les conseils municipaux, ou bien à jour place, ils
avaient pris la direction des affaires en attendant les ordres
du nouveau pouvoir. La plupart des fonctionnaires s’étaient
retirés sans contestation, en toute hâte; quand les com-
missaires envoyés par le ministre de l’intérieur arrivèrent
an lieu de leur destination, ils trouvèrent~ur tous les points
l’administration départementale ou dans les mains des
chefs populaires, ou soumise et s’offrant à servir le gou-
vernement républicain.
Le choix de ces commissaires était une des difficultés et
devint bientôt un des embarras les plus considérables du
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/418[modifier]
402 HISTOIRE
o-ouvernement provisoire. Laisser les fonctionnaires poli-
tiques de la royauté présider à l’établissement des institu-
tions républicaines, c’eût été, non-seulement une faute,
mais encore un scandale. Ceux d’entre les fonctionnaires
qui ne rougissaient pas de prétendre à ce triste avantage
marquaient assez par cette impudeur qu’ils étaient indignes
de l’estime publique, car la révolution qui venait de s’ac-
complir n’impliquait pas seulement un changement de
personnes ou de tendance dans le gouvernement, elle
devait être l’application sincère d’un principe éludé jusque-
là et d’une conception différente de l’ordre social. Pour
aider la société à reconnaître le droit commun fondé sur
une véritable souveraineté du peuple, pour lui inspirer
confiance dans la bonté des institutions républicaines, il
fallait sans doute une certaine expérience des hommes et
des choses, mais il fallait surtout un amour raisonné de
ces institutions, une conviction profonde de leur par-
faite harmonie avec l’esprit du siècle. Les fonctionnaires
choisis par MM. Duchâtel et Guizot, eussent-ils voulu se
donner pour tâche de faire comprendre à des populations
peu éclairées le sens nouveau que le progrès des mœurs
allait donner au mot de république, ils ne l’auraient pas
pu. La pratique vénale des élections sous le règne de Louis-
Philippe avait abaissé leur caractère. Leur servilité, à la
fois constante et variable, selon les vicissitudes parlemen-
taires, et qui avait contribué à introduire dans la langue
politique le terme abject de ministérialisme, avait énervé
en eux cette vigueur de volonté, cette confiance dans la
sympathie des masses sans laquelle aucune action morale
n’est imaginable.
M. Ledru-Rollin ne faisait donc qu’un acte de pure né-
cessité en envoyant dans les départements des commis-
saires chargés d’administrer provisoirement la chose pu-
blique et de remplacer les hommes trop notoirement
solidaires de la politique du gouvernement déchu. La mau-
vaise foi et le cynisme de l’apostasie passés dans les mœurs
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DE LA RÉSOLUTION DE 1848. 405
de la société officielle ont pu seuls accuser d’intolérance
révolutionnaire une mesure de prudence et de convenance
commune à tous les gouvernements. Ce qu’on peut plus
justement reprocher au ministre de l’intérieur, c’est de
n’avoir pas porté dans son choix tout le discernement
souhaitable. La faiblesse naturelle de son caractère et son
tact politique trop peu exercé l’entraînèrent en des erreurs
dont l’établissement de la République eut à souffrir. Il se
laissa circonvenir par des influences subalternes. Il y eut
dans l’ensemble de ses choix peu d’homogénéité, dans les
instructions qu’il donna peu de précision. Toutefois les
fautes des commissaires ne furent ni aussi graves ni aussi
nombreuses qu’on l’aurait pu craindre dans une situation
où la plus grande.hâté et la plus parfaite prudence étaient
à la fois commandées. Et l’on devra plutôt s’étonner des
erreurs évitées que des erreurs commises, si l’on vient à
considérer la multiplicité des charges et la rareté des
hommes auxquels il convenait de les confier à ces pre-
mières heures décisives de la République.
Le parti républicain, après la mort d’Armand Carrel et
deGodefroyCavaignac, était assez riche en talents ora-
toires et littéraires, mais pauvre en capacités politiques.
Au premier rang dans l’estime générale paraissaient quel-
ques hommes de cœur dont le sentiment faisait toute la
force. C’étaient de ces natures plus généreuses que réflé-
chies qui croient mener les sociétés par l’enthousiasme et
comptent sur l’esprit de sacrifice, comme sur un état per-
manent de l’âme humaine, pour établir dans le monde le
règne de la vertu. Ces patriotes sincères, dont Barbès était
le type, ne connaissaient pas le pays auquel ils se dé-
vouaient ni n’en étaient connus. Exaltés par la solitude des
prisons et par l’acharnement d’un sort toujours contraire,
ils vivaient dans le monde des rêves, familiers avec l’idéal
immuable de la justice abstraite, ignorant les intérêts mo-
biles et les droits relatifs qui gouvernent les choses hu-
maines.
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404 UISTOtRË
Dans les rangs plus serrés qui formaient comme le centre
de l’armée républicaine, on comptait en grand nombre des
avocats, des journalistes, hommes d’improvisation et de
critique, que leur profession mettait chaque jour dans la
nécessité de parler ou d’écrire sur les affaires publiques
en leur étant le loisir de les étudier et même l’occasion
de les bien connaître. Pris ensemble, ces écrivains, qui
s’étaient pour la plupart groupés autour du A~MM~ ou de
la Réforme et suivaient la fortune de M. Marrast ou celle
de M. Ledru-Rollin, avaient apporté dans la guerre offensive
un concours efficace; mais, isolément, leurs talents inex-
périmentés et leurs personnalités rivales allaient être d’une
médiocre assistance pour l’organisation du pouvoir. Enfin,
dans les derniers rangs du parti, se pressaient une foule de
gens de mœurs basses, de caractère équivoque, tour à tour
ouvriers de complots ou limiers de police, qui s’efforçaient
de tirer de leur abjection même la popularité d’une heure
et de détourner, par le fracas de leurs emportements déma-
gogiques, les soupçons et les répugnances que faisait naître
leur existence suspecte. La plupart s’étaient glissés dans
les sociétés secrètes et y avaient contracté des intimités
dont il était difficile de ne tenir aucun compte. C’est le
malheur des partis qui conspirent, quand ils arrivent au
pouvoir, d’avoir à récompenser des hommes et des actes
qu’il faut désavouer au grand jour de l’opinion publique.
Ce fut l’entrave, ce fut la fatalité de M. Ledru-Rollin de
ne pas trouver immédiatement sous sa main des hommes
de caractère, d’esprit, de mœurs véritablement démocra-
tiques. Mais ceux-là ne se rencontraient pas dans la portion
remuante du parti républicain. Ils se tenaient à l’écart, ils
agissaient sans bruit; il aurait fallu une volonté active pour
les chercher, du temps pour les attendre. Or les minutes
étaient comptées et le zèle du ministre se laissait facile-
ment distraire. Assailli par des républicains pleins d’exi-
gences qui, ne voyant dans la République qu’un coup de
fortune favorable à leurs intérêts privés, évaluaient les per-
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DELA REVOLUTION DE 18~.8. 4M
sécutions subies, fixaient le taux des services rendus, solli-
citaient au nom de leur pauvreté ou menaçaient au nom
de leur influence sur les masses, le ministre de la Répu-
blique se voyait à leur égard dans une situation assez ana-
logue à celle où s’étaient trouvés les ministres de la Restau-
ration en présence des vieux émigrés. Une aristocratie
d’un nouveau genre,’ mais aussi exclusive, aussi arrogante
qu’aucune autre, s’imposait à lui. Les ultra-républicains de
1848, infatués à l’égal des ultra-royalistes de 18! préten-
daient, sous prétexte de puritanisme, éloigner des emplois
et des places tout ce qui n’avait pas été éprouvé depuis
1850 dans les complots ou du moins dans les affiliations
secrètes. M. Ledru-Rollin n’avait pas une volonté assez bien
assise pour résister à de semblables violences. Nous l’avons
vu déjà, le ministre de l’intérieur possédait un ensemble
d’avantages très-propres à le signaler dans les rangs de la
démocratie militante, mais, du moment qu’il fut porté au
gouvernement, ces avantages devaient perdre beaucoup de
leur valeur par l’absence d’une qualité qui relie et couronne
en quelque sorte toutes les autres M. Ledru-Rollin man-
quait d’autorité. Ki sa vie privée qu’il n’avait pas su plier
à une règle assez sévère, ni son patriotisme sincère mais
emphatique, ni son caractère ouvert et généreux mais sans
fixité, ni ses connaissances plus apparentes que solides, ni
même sa droiture naturelle trop souvent altérée par le
désir excessif de la popularité, ne le rendaient propre au
commandement. Il avait conscience de cette incapacité et,
pour échapper au malaise qu’elle lui causait, il mettait en
œuvre un artifice familier aux caractères dont l’ardeur
n’est ni soutenue ni tempérée par le jugement. Il outrait
son langage, il enflait sa voix il affectait des allures des-
potiques. Craignant de ne pouvoir imposer le respect, il
voulait imprimer la terreur. Ne se sentant pas assez fort
pour conduire la révolution, il la voulait brusquer. Là git
tout le secret de ses contradictions et de ses incônséquen-
ces. Dès qu’il eut entrevu le succès de sa tactique, dès qu’il
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4C6 HISTOIRE
4VU mommu £1
vit l’effroi s’emparer des imaginations et son nom prononcé
avec tremblement, dès qu’il entendit ses flatteurs l’égaler
à Danton, il se tint pour assuré d’un pouvoir sans bornes.
Plus son langage excédait sa pensée et mentait à la béni-
gnité de son caractère, plus ses paroles étaient en desac-
cord avec ses intentions, plus il se croyait profond politi-
que. Il pensa naïvement que le meilleur moyen de prévenir
les fureurs de 95, c’était d’en laisser gronder la menace.
Il ne comprit pas que cet effet momentané, obtenu par des
fanfaronnades, ne pouvait tromper que le vulgaire. II s’en-
toura avec complaisance d’un appareil théâtral. Autour de
lui on s’affubla de costumes excentriques; on porta des
chapeaux montagnards, des gilets à la Robespierre; on se
tutoya sans se connaître; on affecta de choquer les bien-
séances par des rudesses triviales; on mesura-au cynisme
des formes l’énergie des vertus républicaines~. M. Ledru-
Rollin encouragea d’abord ce tapage révolutionnaire sans
y participer; mais bientôt il arriva qu’en pensant étourdir
le pays, il s’étourdit lui-même. Poussé par les plus extrava-
gants démagogues, il s’imagina qu’il entraînait le peuple
à sa suite. Parce qu’il avait .autant de flatteurs qu’un roi, il
eut les illusions de la royauté. Il se crut le chef de la dé-
mocratie, tandis qu’il n’était en réalité que le porte-voix du
jacobinisme.
Lorsqu’il se rendit, Je 25 dans la matinée, au ministère
de l’intérieur, M. Ledru-Rollin le trouva occupé par M. An-
dryane, jadis prisonnier de l’Autriche dans les cachots du
Spielberg. Délégué provisoirement dans les bureaux par
M. Garnier-Pagès, M. Andryane s’était hâté d’user de son
Une des puérilités de cette vieille école révolutionnaire, ce fut de
reprendre avec une affectation outrée l’appellation de citoyen et la
formule salut et fraternité. J. J. Rousseau, dont l’enthousiasme
n’aveuglait pas le bon sens, avait expliqué et condamné cette manie
« Les seuls Français, dit-il dans le Contrat social, prennent tous fami-
lièrement ce nom de citoyen, parce qu’ils n’en ont CMCMrnf tM’n<a’M<?
!<M’. B
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/423[modifier]
DELARËVOH)TION’i)E~S48. 4M
uu .un. atwvLVt1V11 LG ~ta~a, .g~y
pouvoir en faveur d’un homme devenu tristement fameux sous le dernier règne. Il avait mis en liberté un ancien ministre des travaux publics condamné pour cause de concussion M. Teste. Ce ne fut pas sans peine que M. Ledru-Rollin parvint à. éconduire M. Andryane ainsi qu’une foule de serviteurs de la dynastie qui témoignaient déjà d’un zèle immodéré pour la République, en s’emparant des titres et des emplois vacants. Par malheur, en éliminant les parasites royalistes, M. Ledru-Rollin ne sut pas tenir à distance les parasites démocrates, et bientôt les bureaux du ministère, encombrés à toute heure du jour et de la nuit par les solliciteurs, présentèrent le spectacle du plus affligeant désordre. Cependant le ministre avait hâte de rétablir le service public; il s’adjoignit, pour l’aider dans cette tâche difficile, M. Elias Regnault, ancien rédacteur du CoMt’n~-de la Sarthe, auteur de quelques travaux historiques estimés, dont il fit son chef de cabinet; M. Jules Favre, avocat connu dans le parti démocratique depuis le procès d’avril, auquel il remit les fonctions de secrétaire général; M. Carteret, journaliste zélé, qu’il mit à la tête de la direction de la sûreté générale; puis il s’occupa de l’envoi des commissaires dans les départements.
Les premières nominations avaient été faites dans le con-
seil du gouvernement provisoire. M. Ledru-Rollin n’eut qu’à signer des pouvoirs dont le caractère n’avait pas été et ne pouvait pas être bien défini. Il se borna, en remettant ces pouvoirs aux nouveaux fonctionnaires, à les accompagner de quelques explications verbales, promettant d’envoyer sous peu de jours ses instructions écrites, officielles ou secrètes.
Suivre l’exemple du gouvernement provisoire, éviter
comme à Paris l’effusion du sang, veiller sur les partis royalistes sans toutefois porter atteinte ni aux propriétés ni aux libertés des personnes, en un mot faire connaître, comprendre, aimer la République, tel était -le résumé des instructions données verbalement aux commissaires. Nous
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408 ’UISTOUtE
verrons bientôt comment elles furent comprises et inter-
prétées par les partis.
Pendant que M. Ledru-Rollin essayait de saisir les rênes
de la révolution à l’intérieur, M. de Lamartine, en s’instal-
lant au ministère des affaires étrangères, préparait les in-
structions qu’il allait donner aux agents diplomatiques et
fixait dans son esprit l’attitude qu’il convenait à la Répu-
blique de prendre vis-à-vis des puissances européennes.
Comme tous les autres édifices, le ministère des affaires
étrangères avait été envahi par les combattants; mais, mal-
gré. la haine personnelle que le peuple de Paris portait à
M. Guizot, malgré l’irritation produite par la catastrophe
de la veille, tout y avait été respecté. Ces simples mots tra-
cés à la craie, le M février, sur la porte d’entrée Ambu-
~MCë, respect aux blessés, et les efforts individuels de quel-
ques ouvriers avaient suffi pour retenir une bande furieuse
qui menaçait de mettre le feu. Quand la garde nationale
arriva, le 25, sur un ordre du maire du premier arrondis-
sement, au nom du salut public, elle trouva partout l’ordre
et la discipline. A tous les étages, les ouvriers avaient d’eux-
mêmes établi des postes de sûreté. Aux portes des archives,
à l’entrée même du cabinet particulier de M. Guizot, des
factionnaires en blouse gardaient religieusement les secrets
d’un gouvernement et d’un homme détestés. La garde na-
tionale se mêla aux bandes populaires. On bivouaquait en-
semble dans les cours, dans les antichambres, sur les es-
caliers, en s’entretenant des événements accomplis, avec une
simplicité cordiale. Sur ces entrefaites, M. Bastide, envoyé
par le gouvernement provisoire, vint se faire reconnaître
en qualité de sous-secrétaire d’État au ministère. Il était
suivi de M. Hetzel, nommé chef du cabinet de M. de Lamar-
tine, et de M. Payer qui devait remplir auprès du ministre
les fonctions de secrétaire. La principale occupation de ces
nouveaux fonctionnaires, pendant vingt-quatre heures, fut
de signer des passe-ports pour les peureux, parisiens ou
étrangers, qui, selon l’opinion qu’on s’était faite du peuple
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/425[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 400
ces doit a la aelaite, le sort propice à la mauvaise tortunc.i. 35
~t.jij~nrjïujjtjiiUDi~i’jiO~O. 4U’J
dans les classes riches, croyaient devoir fuir une ville aux
mains des barbares. M. de Lamartine ne vint que le 26
dans la soirée. Il était épuisé de fatigue; mais son visage
exprimait )a confiance. Une certaine solennité tranquille,
qui paraissait dans toute sa personne, contrastait avec le
trouble et l’agitation de ceux qui l’abordaient. En tendant
la main à M. Bastide « Soyez content, lui dit-il, soyez heu-
reux. Vous pouvez considérer la République comme fondée
en France. )) Mais M. de Lamartine ne put se défendre
d’une impression de tristesse lorsqu’on lui ouvrit la cham-
bre et le cabinet de M. Guizot; il semblait que quelqu’un
venait d’en sortir à peine et pour y rentrer aussitôt. Les
meubles en désordre n’avaient point été remis en place
depuis le 22. On. voyait çà et là les vêtements que le mi-
nistre de Louis-Philippe avait quittés précipitamment pour
se rendre aux Tuileries. Dans les tiroirs ouverts, sur les
tables et les bureaux, étaient épars de l’or, des .médailles,
des objets précieux, des décorations, des lettres intimes.
Par un singulier hasard, l’œil de M. de Lamartine tomba sur
une note tracée en marge de son dernier discours à la
Chambre des députés et ainsi conçue « Répondre à M. de
Lamartine. Décidément M. de Lamartine et moi nous ne
nous entendrons jamais. )) La Providence n’avait pas at-
tendu longtemps pour mettre en action, de la manière la
plus saisissante, cette réflexion si simple écrite dans un
dégagement d’esprit si parfait. Une amie du ministre déchu
était présente à l’inspection décente et attristée de ses pa-
piers publics ou privés. M. de Lamartine lui remit, ou plutôt
lui laissa prendre tout ce qui pouvait être, pour la famille
de M. Guizot, d’une valeur ou d’un intérêt quelconque. Par
un sentiment délicat des convenances, M. de Lamartine ne
voulut point habiter l’appartement particulier de M. Guizot
et fit placer à la hâte quelques matelas dans les apparte-
ments de réception pour y passer la nuit, donnant ainsi
l’exemple trop rare du respect qu’en des âmes élevées le
succès doit à la défaite, le sort propice à la mauvaise fortune.
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4)0 HISTOIRE
Après ces premiers soins intimes, le nouveau ministre rédigea et fit partir sur-le-champ une circulaire fort courte, par laquelle il enjoignait aux agents diplomatiques de notifier aux différentes cours auprès desquelles ils étaient accrédités l’avènement de la République « La forme républicaine du gouvernement, disait M. de Lamartine dans cette circulaire, n’a changé ni la place de la France en Europe, ni ses dispositions loyales et sincères à maintenir ses rapports de bonne harmonie avec les puissances qui voudront, comme elle, l’indépendance des nations etla paix du monde. Ce sera un bonheur pour moi, monsieur, de concourir par tous les moyens en mon pouvoir à cet accord des peuples dans leur dignité réciproque et à rappeler à l’Europe que le principe de paix et le principe de liberté sont nés le même jour en France. )) Puis, rassemblant ses idées sur le rôle que la France allait avoir à jouer en Europe, M. de Lamartine composa plus à loisir, pour la soumettre au gouvernement provisoire, une seconde circulaire ou programme diplomatique auquel on donna le nom de Manifeste et qui porta bientôt à tous les souverains les assurances de bon vouloir et le salut pacifique de la République nouvelle.
Avant d’examiner ce document tant admiré d’abord, puis si violemment attaqué, avant de juger si la pensée de M. de Lamartine était, au moment où il l’exprimait, politique ou impolitique, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur l’état général de l’Europe, dans ses rapports avecla Révolution française et de préciser quelle était la situation de la France telle que l’avait faite le règne de Louis-Philippe. Bien que cette situationfût, depuis 1850, un isolement ob-
servé avec défiance par les royautés légitimes, bien que la seule alliance formée par Louis-Philippe fût une alliance de famille, rompue de fait par la révolution de Février, bien que la proclamation de la République dût irriter et inquiéter au dernier point les maisons royales, cependant il n’y avait à redouter de leur part aucune coalition, aucune ten*
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 4tl’
tative pour rétablir sur le trône de France l’une ou l’autre
branche de la maison de Bourbon. Des esprits peu judicieux
pouvaient seuls concevoir cette crainte en rapprochant des
dates aussi différentes que 1792 et 1848.
En 1792, l’esprit monarchique et théocratique régnait
encore dans toute sa vigueur sur les États du continent.
Les souverains croyaient d’une foi sincère à leur droit. Unis
par des alliances intimes et par une diplomatie dont les fils
secrets échappaient à l’œil le plus pénétrant, ils formaient
tous ensemble comme une famille sacrée que les rivalités
d’ambitions territoriales venaient bien troubler temporai-
rement, mais sans altérer dans son principe ce sentiment
de race qui en rendait les membres solidaires. Les peuples,
au’contraire, s’ignorant l’un l’autre, sans communication, sans échange de pensées, demeuraient livrés isolément au
bon plaisir des rois. La démocratie n’avait pas conscience
d’elle-même; elle ne s’était pas encore nommée par son
nom. Elle ne se connaissait ni droit ni Dieu. La Providence
était encore avec les princes. lis gouvernaient en son nom,
par son ordre, avec son appui rendu sensible dans les
prières du sacerdoce et dans les serments chevaleresques
de la noblesse.
Mais depuis un demi-siècle combien l’état de l’Europe
avait changé! Les armées royales battues par nos volon-
taires républicains; une archiduchesse d’Autriche menée
dans un triomphe insolent de Vienne à Paris, jusqu’au lit
du grand parvenu de la Révolution française et, même
après h défaite, nos soldats, vaincus sur le sol étranger,
y laissant après eux je ne sais quel ferment de liberté qui
troublait la victoire; les esprits gagnés à mesure que les
batailles étaient perdues; Paris occupé, humiliant ses vain-
queurs par le spectacle de sa grandeur morale; les routes,
les canaux, les voies de fer enrichissant les peuples à me-
sure que les finances royales s’épuisaient par la perma-
nence des armées, et portant bientôt jusqu’au cœur des
nations les plus lointaines; avec les produits de l’industrie,
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/428[modifier]
HISTOIRE
les aviations de la pensée du siècle; un doute salutaire,
précurseur de la foi nouvelle, inquiétant. les consciences; la
science interrogeant la révélation; la philosophie refaisant
l’histoire; la Germanie des Niebelungen devenue l’Alle-
magne de Faust; enfin l’émigration polonaise, plus funeste
au despotisme que l’émigration française ne s’était montrée
jadis hostile à la liberté, propageant partout sur son pas-
sage la fièvre de l’indépendance tel était l’ensemble des
faits, des idées, des progrès accomplis au sein de la société
européenne. Et cette révolution morale mettait les monar-
ques, abandonnés de l’opinion, dans l’incapacité d’entre-
prendre quoi que ce fût contre la France et sa révolution
politique.
Que si de ces généralités de l’état social nous passons à
l’état particulier, national ou territorial des puissances eu-
ropéennes si nous nous plaçons au point de vue diplo-
matique de ce qu’on a nommé l’équilibre européen, l’im-
possibilité d’attaquer la République devient encore plus
manifeste.
Les traités de 18d 5 ont réduit la France à des limites trop,
resserrées pour que les rivalités les plus ombrageuses
puissent sans folie rêver de les resserrer encore, tandis
qu’aux premières hostilités l’occasion des conquêtes s’of-
frirait de tous côtés à notre ambition. Les deux grandes
puissances allemandes poursuivent, d’ailleurs, chez elles,
depuis la fin de la guerre continentale, un but qui les ab-
sorbe tout entières en les faisant ennemies. La prépondé-
rance prussienne ou )a domination autrichienne en Alle-
magne, c’est là entre elles l’objet d’une lutte opiniâtre et
les embarras intérieurs les plus graves compliquent encore
les difficultés de leur situation respective.
L’empire d’Autriche, sur le point d’être démembré après
la mort de Charles VI, n’est parvenu depuis lors à retarder
l’explosion des haines qu’il inspire à ses sujets de races
étrangères, qu’en fomentant les rivalités nationales d’État
à État, les animosités de classe-à classe dans chaque Etat
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DE LA REVOLUTION DE 1848. 413-
55.
séparé. Tour à tour centralisateur et décentralisateur, étei-
gnant ou attisant le sentiment patriotique, excitant les
passions subversives ou étouffant l’esprit de liberté, cap-
tant la noblesse ou provoquant les jacqueries, flattanttous
les vices aussi bien du peuple que des grands, se jouant de
la foi jurée et violant sans pudeur les droits les plus mani-
festes, le gouvernement autrichien s’est usé lui-même dans
ce travail désorganisateur. En ces années dernières la dé-
cadence avait été rapide. Sous la conduite d’un vieux mi-
nistre sans passions et sans principes, le gouvernement
impérial voyait ses finances délabrées, son crédit ruiné, son
autorité affaiblie. Pressentant l’appui dont il aurait besoin
pour écraser des peuples qu’il n’avait pas su gouverner,
inquiet de voir le goût des libertés constitutionnelles péné-
trer jusque dans l’armée, il se tournait vers son éternelle
ennemie historique, vers une rivale astucieuse qui épiait
avec joie les progrés de son mal il recherchait l’alliance
de la Russie ef livrait ainsi le secret de son impuissance.
Bien que la Prusse semble, à ne considérer que ses
finances et son administration, dans un état assez prospère
pour expliquer jusqu’à un certain point l’esprit d’ambition
qui l’agite, cependant, en 18.48, elle n’était pas plus que
l’Autriche en état de rien entreprendre contre la Répu-
blique française. Sans parler des obstacles que présente
à l’action militaire de son gouvernement un territoire
très-étendu, sans limites naturelles, un royaume de for-
mation récente et factice, où se touchent sans se con-
fondre des populations d’origine slave, saxonne, fran-
çaise et que la fermentation dissolvante d’un protestan-
tisme industriel et d’un panthéism& communiste travaille
jusque dans leurs profondeurs, il s’en rencontrait d’insur-
montables dans le caractère du roi Frédéric-Guillaume IV
et dans la position personnelle qu’il s’était faite. Ce prince
versatile et sans franchise avait essayé à son avènement,
par inquiétude d’esprit et par frivolité de cœur, ce que
Pie IX avait sincèrement voulu par humanité évangélique.
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414 IIISTOIRE
Il avait fait passer devant les yeux de son peuple jusqu’à à
l’en éblouir mille images de liberté, mille chimères d’ambi-
tions nationales. Tout en se croyant profondément reli-
gieux, sous les dehors d’une sollicitude paternelle, il
avait abusé de la manière la plus détestable de cette piété
pour le souverain si naturelle.aux peuples germaniques.
Toutes ses promesses, il les avait successivement éludées
ou violées; tout son. libéralisme littéraire, il l’avait fait
tourner au profit d’un absolutisme politique d’autant plus
odieux qu’il n’avait pas le courage de se nommer par son
nom. En six années, ce prince ingrat, gâté par son peuple
et par la fortune, était parvenu à user jusqu’aux derniers
restes d’une étonnante popularité. Toutes les classes, toutes
les opinions, tour à tour flattées et jouées, s’étaient égale-
ment retirées de lui. Le mécontentement général éclatait
et déjà, comme son rival l’empereur d’Autriche; le roi Fré-
déric-Guillaume, se voyant menacé au cœur même de ses
États, prêtait l’oreille aux suggestions de la Russie. Le tzar
Nicolas s’insinuait dans les conseils du cabinet de Berlin
avec plus de facilité encore qu’il n’en avait trouvé à péné-
trer les secrets du cabinet de Vienne. Le peuple prussien
s’en indignait; par haine de la Russie, il exagérait l’ex-
pression de ses sympathies pour la France. De là l’impossi-
bilité radicale pour le roi Frédèric-Guiltaume de faire la
guerre. Une guerre d’ambition contre l’Autriche, dans la-
quelle il eût été soutenu par l’esprit national, lui était in-
terdite par sa menaçante alliée la Russie une guerre de
coalition avec la Russie et l’Autriche contre la France eût
été le signal d’une révolution intérieure plus terrible peut-
être que ne l’avait été la première révolution française.
La pensée d’une guerre continentale ne pouvait être sé-
rieusement conçue que par l’empereur Nicolas. Seul entre
les monarques européens, ce prince représentait encore
dans son empire l’orthodoxie religieuse et politique d’une
souveraineté absolue. Le passé et l’avenir de la nation russe
se personnifiaient en lui. Malgré son origine allemande
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. ~s
qu’il avait su faire oublier, il personnifiait aux yeux des multitudes l’idéal de la Russie. Dans la noblesse de son visage, dans la fierté de son port, la nation se plaisait à reconnaître et à saluer son propre génie. Depuis son avènement au trône, l’empereur Nicolas s’était proposé de reprendre la politique tracée à la Russie par le testament de Pierre le Grand. Cette politique d’inspiration orientale, militaire et religieuse, que le libéralisme cosmopolite d’Alexandre avait un moment troublée, visait à la destruction de l’empire Ottoman, à l’anéantissement de la Pologne, au refoulement de la Suéde, à la conquête de la Galicie et, par suite, à la subalternité des États de l’Allemagne 1. Nos hommes d’État du dix-huitième siècle avaient pressenti le danger pour la France de laisser s’avancer vers l’Occident cet ennemi lointain encore, mais rapide, envahisseur à la façon des peuples barbares. Une constante sollicitude pour la Turquie, en même temps que pour la Hongrie et la Pologne, considérées comme les deux boulevards du monde occidental, n’avait cessé d’animer le cabinet de Versailles depuis Louis XIV jusqu’à Choiseul. L’empereur Napoléon, en invitant la Hongrie à reprendre son indépendance et plus tard en s’alliant à Dans les vingt-trois ans qui se sont écoulés de 1792 à 1815, disait, au mois de mars 1S48, la Gazette <OM~, la Russie nous a fait plus de mal lorsqu’elle était notre principale alliée contre la · France, que lorsqu’elle était l’alliée de la France contre nous. Dans les trente-trois ans qui se sont écoulés de 1815 à 1848, ce que la Russie a fait contre la liberté et ta puissance de l’Allemagne, il n’est pas un enlant en Allemagne qui ne le sache dire. Les dangers dont la Russie nous menace ne dépendent pas du caractère de tel ou tel empereur, ils tiennent au caractère de la Russie, à sa politique séculaire, à sa destinée. )) i
2 « Hongrois, disait l’empereur, dans un manifeste adressé aux Hongrois après qu’il fut entré à Vienne et daté de Schonbrunn 15 mai 1809, le moment est venu de recouvrer votre indépendance. Je vous offre la paix, 1 intégrité de votre territoire, de votre liberté et de vos constitutions, soit telles qu’elles ont existé, soit modifiées par vous-mêmes si vous jugez que l’esprit du temps et l’intérêt de vos concitoyens l’exigent. Je ne veux rien de vous, je ne désire que vous voir nation libre et indépendante. Votre union avec l’Autriche a fait votre malheur.
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.H6 HISTOIRE
l’Autriche, suivait une pensée analogue. Mais les disposi-
tions favorables de la Restauration et les embarras du règne
de Louis-Philippe avaient laissé le champ libre aux ambi-
tions du tzar. Il avait pu suivre, sans presque les dissimuler,
ses plans d’agrandissement. Il avait achevé, sous les yeux
d’une papauté complaisante, par violence et par ruse, par
l’exil en Sibérie, par la confiscation, par la substitution
frauduleuse du rite grec au rite catholique, par l’éducation
despotique de la jeunesse, la ruine de la Pologne. Il se
jouaità son gré, sous prétexte de protectorat, des provinces
danubiennes. Il éveillait dans les populations slaves de la
Bohême, de la Moravie, de la Hongrie, un esprit d’orgueil
traditionnel, hostile à la Pologne catholique et à la Hongrie
magyare, et qui pouvait, au premier jour, favoriser, en les
détachant de l’Autriche germanique, la création d’un vaste
empire néo-byxantin auquel il aurait dicté des lois. Vénéré
d’un peuple dont les instincts sont nobles, le caractère
fidèle, patient, courageux, prompt au sacrifice maître à
la fois des deux plus grandes forces’organisées de toute ci-
vilisation, le sacerdoce et l’armée, l’empereur Nicolas
regardait de loin ce qu’il considérait comme la dissolu-
tion de la vieille société occidentale, catholique et pro-
testante, absolutiste et constitutionnelle; mais il avait
trop de sagacité pour ne pas comprendre que tout lui com-
mandait envers la France.républicaine une politique d’abs-
Votre sang a coulé pour elle dans des régions éloignées et vos intérêts
les plus chers ont été constamment sacrifiés à ceux de ses États héré-
ditaires. Vous formiez la plus belle partie de son empire et vous
n’étiez qu’une province toujours asservie à des passions qui vous étaient
étrangères. Vous avez des mœurs nationales, une langue nationale;
vous vous vantez d’une illustre et ancienne origine reprenez donc
votre existence comme nation! Ayez un roi de votre choix, qui ne règne
que pour vous, qui réside au milieu de vous, qui ne soit environné que
de vos citoyens et de vos soldats Hongrois, voilà ce que vous demande
l’Europe entière, qui vous regarde; voilà ce que je vous demande avec
elle. Une paix éternelle, des relations de commerce, une indépendance
assurée, tel est le prix qui vous attend, sf vous voulez être dignes de
vos ancêtres et de vous-mêmes; »
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DELAr.ÈVOH)TIONDE1848. 417
tention et d’expectative. Il n’ignorait pas que l’empire russe, auquel il rêvait un si grand avenir, portait aussi dans ses flancs des germes révolutionnaires. L’état régulier de ses finances et la force numérique de son armée le trompaient moins que personne. JI savait que, si le numéraire abondait dans les caisses de l’État, le crédit manquait à son gouvernement. 11 connaissait la mauvaise administration de ses armées et leur infériorité dans les armes savantes. L’organisation de la propriété et de la commune dans ses États pouvait donner lieu, il n’en était que trop averti, à des secousses intérieures, à des jacqueries épouvantables’. l, Les dispositions d’une partie de la noblesse à son égard n’étaient pas de nature non plus à lui enlever tout souci; il ne pouvait pas oublier la révolte prétorienne de 1825. D’ailleurs, en examinant les choses de sang-froid, n’avaitil pas tout lieu de se féliciter de la proclamation de la République en France? Elle donnait raison à son mépris pour ce qu’il avait toujours appelé la MM~c~MM des monarchies représentatives2; et elle réalisait ses prophéties, en montrant à la Prusse, à la Belgique, à la Hollande, au La commune agricole libre comprend plus des deux tiers de la population rurale dans les provinces russes. L’autre tiers appartient aux nobles. Toutes les fois que les seigneurs ont voulu tenter d’introduire chez eux le système occidental du morcellement de la terre et de la propriété privée, les paysans se sont soulevés. On évaluait, avant l’année ’1848, à soixante-dix, en moyenne, le nombre des seigneurs annuellement massacrés par leurs paysans.
Il sera intéressant, pour bien comprendre la politique de la Russie et les idées de l’empereur, de consulter un Mémoire présenté en 1848 à l’empereur Nicolas par un employé supérieur de la chancellerie russe. Ce document, tout à fait authentique, mais encore inédit, était destiné à la publicité. Il fut envoyé, au mois d’octobre 1848, à blunich, avec l’assentiment tacite du gouvernement impérial pour y être imprimé. Des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur en retardèrent l’impression, mais de nombreuses copies circulèrent dans les cercles diplomatiques. De longs et curieux extraits en ont été donnés dans une brochure intitulée Politique et moyens d’action Russie, par P. de B. (Paul de Bom-g’oing), avril 1849, et tiré à un petit nombre d’exemplaires. imprimerie de Gerdès, rue Saint-Germain-desPrés, 10.
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4i8 HISTOIRE
Danemark, à la Suède, aux États secondaires de l’Alle-
magne, le peu de vertu des chartes constitutionnelles; elle
frappait d’une terreur salutaire les rois abusés quelque
temps par la fiction parlementaire et les jetait tout trem-
blants dans les bras de la Russie. Si la démagogie enfin dé-
bordait et menaçait l’Atlemagne, l’occasion épiée depuis
tant d’années s’offrait; la Providence ferait le reste.
La République de 1848 pouvait donc se considérer
comme parfaitement assurée contre les coalitions dePiinitz
et les manifestes de Brunswick. Non-seulement les États
du continent n’avaient pas d’intérêt à commencer les hos-
tilités, mais encore l’Angleterre, sans le secours de laquelle
ils n’auraient pu. entretenir leurs armées, avait un intérêt
directement contraire. Depuis longtemps son animosité
contre la France n’avait plus de motifs graves. L’empire
des mers ne lui était plus disputé par cette vieille rivale. Ce
n’étaient plus les Labourdonnays, les Dupleix, qui se je-
taient à la traverse de ses ambitions elle voyait s’avancer
par Constantinople, par le Caucase et la Perse, une autre
ennemie. Une Rome orientale se dressait contre la Carthage
du Nord, s’avançait en silence et se préparait à lui disputer
la domination des Indes. Là savante politique de l’Angle-
terre n’avait garde, en de pareilles occurrences, d’écouter
les instincts de la haine nationale contre la France. Sous la
conduite de. lord Palmerston, aussi bien que sous celle de
Pitt, elle voulait maintenir l’équilibre européen afin de
réaliser ses plans de monopole commercial. Intéressée à
nous voir engagés dans des révolutions intérieures nuisibles
au rétablissement de notre marine et au développement de
notre industrie, elle était lasse de soudoyer contre nous des
coalitions inutiles. Ses hommes d’État poursuivaient d’au-
tres desseins. Ils s’appliquaient depuis bien des années à
favoriser l’émancipation des peuples pour créer à l’indus-
trie et au commerce anglais de nouvelles relations d’é-
change et s’efforçaient de prévenir par tous les moyens
possibles l’agrandissement de la Russie.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848..419
~~JU~LHJLJ~tJllUrfJ~iO~O.1~
De tout ce qui précède, il ressort que la République fran-
çaise ne pouvait raisonnablement redouter aucune hostilité
de la part des puissances étrangères et que personne ne
songerait à l’inquiéter dans ses affaires intérieures. S’ensui-
vait-il qu’elle dûtpronterde ces circonstances pour prendre
l’offensive et, déclarant les traités de 1815 rompus par le
seul fait de son avènement, ranimer dans la population
l’esprit de conquête, franchir la frontière, tenter de s’em-
parer à main armée de la rive gauche du Rhin, de la Bel-
g’iqueetdela Savoie? Je ne crois pas que personne en
France eût, au .mois de février )848, une aussi témé-
raire ambition. Cette politique napoléonienne aurait été eil
opposition complète avec les tendances prononcées du
pays. Si une minorité imperceptible d’ultra-républicains eu
parlait bien haut, c’était par habitude révolutionnaire en-
core plus que par conviction sérieuse. L’influence du règne
de Louis-Philippe avait considérablement modifié sur ce
point, plus que sur tout autre, le caractérenational. L’acti-
vité française s’était tournée vers. l’industrie. Les inclina-
tions de la bourgeoisie n’étaient que trop naturellement
portées à la paix. Pour intéresser le prolétariat, devenu
indifférent aux questions de politique pure, à la guerre de
conquête, il eût fallu donner à cette guerre un caractère de
propagande sociale, c’est-à-dire déclarer qu’on marchait à
la délivrance du prolétariat dans toute l’Europe. La pensée
d’une telle entreprise ne pouvait venir ni au gouvernement
ni à aucun parti. Pour conduire une guerre d’agression pu-
rement politique, tout manquait à la fois, soldats, argent,
crédit. On verra tout à l’heure combien était faible l’effectif
de notre armée et quelles finances nous léguait le gou-
vernement de Louis-Philippe. On eût été contraint de recou-
rir aux ressources extrêmes sans aucun des grands moyens
d’action de la première révolution. Dans !a nécessité d’abo-
lir immédiatement des impôts très-productifs mais très-im-
populaires, la République n’avaitplus, comme en 1793, trois
milliards de biens à saisir; l’adoucissement des moeurs et
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420 HISTOIRE"
ï~ .~H~~tA f]~c- ~ïoe’eoe fa~DT’IQpe: nHF tï’PTtt~
la solidarité des classes, favorisés par trente ans de régime constitutionnel, présentaient, d’ailleurs, un obstacle latent, mais presque insurmontable, au système de la violence politique.
Et quelle résistance, non-seulement des gouvernements, mais des peuples, n’eût pas soulevée partout une provocation de la France. A l’instant même l’Angleterre, disposée à la neutralité, nous devenait hostile; l’esprit national se réveillait en Allemagne; la démocratie allemande ellemême entonnait sa chanson du Rhin. Le Piémont et la Belgique, en admettant qu’ils se fussent prononcés pour nous, n’auraient été que des alliés défiants et tièdes. Bientôt, à l’intérieur, les mesures révolutionnaires, commandées par une aussi vaste entreprise, eussent ranimé les partis royalistes et conservateurs. Un déchirement profond nous livrait encore une fois peut-être à l’invasion étrangère. M. de Lamartine, qui avait, pendant toute sa carrière politique, combattu l’esprit napoléonien d’un parti peu intelligent, selaa lui, des intérêts nouveaux de la France, fût entré, d’ailleurs, en contradiction avec tout son passé, s’il n’avait pas tenté d’établir la République sur les bases de la paix. Le langage de sa circulaire aux agents diplomatiques fut l’expression de sa pensée constante aussi bien que des tendances générales de l’opinion et des intérêts du pays.
« La Révolution française, y disait-il, vient d’entrer dans sa période définitive. La France est République; la République française n’a pas besoin d’être reconnue pour exister elle est de droit naturel, elle est de droit national. Elle est la volonté d’un grand peuple qui ne demande son titre qu’à lui-même. Cependant la République française, désirant entrer dans la famille des gouvernements institués comme une puissance régulière et non comme un phénomène perturbateur de l’ordre européen, il est convenable que vous fassiez promptement connaître au gouvernement près duquel vous êtes accrédité les principes et les ten-
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 421
1.. ’11.. 1" 1 1
3C
dances qui dirigeront désormais la politique extérieure du
gouvernement français.
« La proclamation de la République française n’est un
acte d’agression contre aucune forme de gouvernement
dans le monde. Les formes de gouvernement ont des di-
versités aussi légitimes que les diversités de caractère, de
situation géographique et de développement intellectuel,
moral et matériel chez les peuples. Les nations ont, comme
les individus, des âges différents. Les principes qui les re-
présentent ont des phases successives. Les gouvernements
monarchiques, aristocratiques, constitutionnels, républi-
cains, sont l’expression de ces différents degrés de maturité
du génie des peuples. Ils demandent plus de liberté à me-
sure qu’ils se sentent capables d’en supporter davantage; ils
demandent plus d’égalité et de démocratie à mesure qu’ils
sont inspirés par plus de justice et d’amour pour le peuple.
Question de temps. Un peuple se perd en devançant l’heure
de cette maturité, comme il se déshonore en la laissant
échapper. La monarchie et la république ne sont pascaux
yeux des véritables hommes d’État, des principes absolus
qui se combattent à mort; ce sont des faits qui se contras-
tent et qui peuvent vivre face à face, en se comprenant et en se respectant.
« La guerre n’est donc pas le principe de la République
française, comme elle en devint la fatale et glorieuse né-
cessité en 1792. Entre 1792 et 1848, il y a un demi-siècle.
Revenir, après un demi-siècle, au principe de i792 ou au
principe de l’Empire, ce ne serait pas avancer, ce serait
reculer dans le temps. La révolution d’hier est un pas en avant, non en arrière. Le monde et nous, nous voulons marcher à la fraternité et à la paix.
« Les traités de 1815, disait encore le manifeste, n’exis-
tent plus en droit aux yeux de la République française; tou-
tefois les circonscriptions territoriales de ces traités sont
un fait qu’elle admet comme base et comme point de dé-
part dans ses rapports avec.les autres nations.
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422 HISTOIRE
Il 11. 1"~ in.l:,e ~in ·1 S21 n’a~la",t .,1" r
<( Mais si les traités de 1815 n’existent plus que comme fait à modifier d’un accord commun et si la République déclare hautement qu’elle a pour droit et pour mission d’arriver régulièrement et pacifiquement à ces modifications, le bon sens, la modération, la conscience, la prudence de la République existent et sont pour l’Europe une meilleure et plus honorable garantie que les lettres de ces traités si souvent violés ou modifiés par elle.
« Attachez-vous, monsieur, à faire comprendre et admettre de bonne foi cette émancipation de la République des traités de 1815 et à montrer que cette franchise n’a rien d’inconciliable avec le repos de l’Europe.
« Ainsi, nous le disons hautement, si l’heure de la reconstruction de quelques nationalités opprimées en Europe, ou ailleurs, nous paraissait avoir sonné dans les décrets de la Providence; si la Suisse, notre fidèle alliée depuis François 1er, était contrainte et menacée dans le mouvement de croissance qu’elle opère chez elle pour prêter une force de plus au faisceau des gouvernements démocratiques; si les Eta?s indépendants de l’Italie étaient envahis; si l’on imposait des limites ou des obstacles à leurs transformations intérieures; si on leur contestait à main armée le droit de · s’allier entre eux pour consolider une patrie italienne, la République française se croirait en droit d’armer ellemême pour protéger ces mouvements légitimes de croissance et de nationalité des peuples.
« La République, vous le voyez, a traversé du premier pas l’ère des proscriptions et des dictatures. Elle est décidée à ne jamais violer la liberté au dedans; elle est décidée également à ne jamais violer son principe démocratique au dehors. Elle ne laissera mettre la main de personne entre le rayonnement pacifique de sa liberté et le regard des peuples. Elle se proclame l’alliée intellectuelle et cordiale de tous les droits, de tous les progrès, de tous les développements légitimes d’institution des nations qui veulent vivre du même principe que le sien. Elle ne fera point de
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 425 1 1
propagande sourde ou incendiaire chez ses voisins. Elle
sait qu’il n’y a de libertés durables que celles qui naissent
d’elles-mêmes sur leur propre sol. Mais elle exercera, par
la lueur de ses idées, par le spectacle d’ordre et de paix
qu’elle espère donner au monde, le seul et honnête prosély-
tisme,le prosélytisme del’estimeetde la sympathie. Ce n’est
point là la guerre, c’est la nature. Ce n’est point là l’agita-
tion de l’Europe, c’est la vie. Ce n’est point là incendier le
monde, c’est briller de sa place sur l’horizon des peuples
pour les devancer et les guider à la fois. ))
Le 6 mars, M. de Lamartine soumit son manifeste à la
délibération du conseil. L’approbation qu’il reçut, quant
au fond, fut unanime. Seulement, M. Louis Blanc, tout en
applaudissant à la pensée dé fraternité entre les peuples
qui donnait à ce manifeste un caractère nouveau et de
tous points conforme aux idées socialistes, insista pour
que l’on déclarât formellement les traités de Vienne rom-
pus. M. de Lamartine céda en partie et l’on fitpartransac-
tion la phrase équivoque sur le droitet le fait que je viens
de rapporter.
L’équivoque était, malheureusement, moins encore dans
le langage du manifeste que dans la situation du gouverne-
ment, car, s’il était parfaitement en droit de déclarer les
traités de Vienne rompus, en rappelant l’occupation de
Cracovie; il n’était pas en mesure de donner suite à cette
déclaration. Le jour où il se trouva prêt, où l’occasion
s’offrit de prendre l’offensive, M. de Lamartine, qui n’eût
pas hésité à se prononcer pour l’intervention en Italie, n’é..
tait plus ministre. Ses successeurs traduisirent à leur gré,
selon leurs vues personnelles, le sens de son manifeste. On
le rendit plus tard injustement responsable de fautes et de
crimes politiques qu’il n’eût jamais commis, qu’il n’était
pas en son pouvoir d’empêcher, contre lesquels il pro-
testa à la face de l’Europe
Voir, au Moniteur, le discours de M. de Lamartine à l’Assemblée
nationale, séance du 23 mai 1848.
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HISTOIRE
y~t
il ne faut pas l’oublier, d’ailleurs, si le manifeste, par
son ton pacifique, donna trop de satisfaction au tzar Nico-
las, à l’empereur d’Autriche et au roi Frédéric-Guillaume,
il n’en fut pas moins applaudi par la démocratie euro-
péenne. L’Italie et la Pologne démocratiques, Mazzini et
Mieroslawski, conjuraient la France de s’abstenir de toute
hostilité Chez nous le prolétariat voulait la paix tout au-
tant que la bourgeoisie. Je lis dans un manifeste des ou-
vriers de Lyon, remarquable à plus d’un égard, l’expres-
sion d’une admiration très-vive pour le langage /MMC,
noble eL digne que parlait à l’étranger le ministre des af-
faires étrangères. L’approbation fut universelle. La popu-
larité de M. de Lamartine en reçut un éclat nouveau, parce
qu’il avait touché avec justesse, en écartant quelques opi-
nions de parti, le sentiment intime de la France.
Avant que l’impression produite sur les cours par la pu-
blication du manifeste pût être connue à Paris, les repré-
sentants des puissances monarchiques s’étaient tenus, vis-
à-vis du gouvernement provisoire, dans une réserve polie.
Tous, en envoyant à M. de Lamartine un simple accusé de
réception de sa première circulaire, qui choquait cepen-
dant tous les usages en parlant des peuples et de leur mu-
{K~/e dignité et non des cours et des souverains, décla-
rèrent qu’ils ne quitteraient point leur poste. Le nonce du
pape joignit à cette déclaration des témoignages de vive
satisfaction, promettant d’informer le saint-père du respect
que le peuple avait témoigné pour la religion et pour ses
ministres. Le comte d’Arnim, ministre de Prusse, le mar-
quis de Brignole, ministre de Sardaigne, le prince de Li-
gne, ministre de Belgique, le comte d’Appony, ambassa-
Voir, au MoM!~Mr du 31 mars, une lettre de Mieroslawski, dans
laquelle il dit « La Pologne n’a pas d’intérêt plus grand en ce mo-
ment que de voir la France persévérer dans la politique du manifeste.
C’est là le seul moyen de sauver la Pologne elle conjure la France de
rassurer l’Allemagne et de chercher dans la Confédération une alliée
principe et d’intérêt. ))
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 4M
5(i.
i~j~ij~ItE’’UijUiJUi~Ut~to4’0. 4x5
deur d’Autriche et même M de Kisseleff, chargé d’affaires
de Russie, eurent des entretiens particuliers avec M. de La-
martine. Bientôt lord Normanby fut autorisé par lord
Palmerston à entamer des négociations propres à consoli-
der l’alliance entre les deux États. D’accord en cela avec le
principe de l’école whig, qui, depuis 1688, reconnaît que
tout gouvernement né du peuple est légitime, espérant ob-
tenir, en échange de cette prompte reconnaissance, que le
gouvernement français respecterait l’indépendance de la
Belgique et ne favoriserait ni directement ni indirectement
l’Irlande et le chartisme, lord John Russell déclarait à la
Chambre des communes, dans la séance du 28 février,
que le gouvernement britannique n’entendait pas interve-
nir, « de quelque manière que ce fût, dans l’établissement
que les Français pourraient faire de leur propre gouverne-
ment. » Lord Palmerston donnait au gouvernement provi-
soire des explications sur l’hospitalité offerte aux princes
déchus. o Cette hospitalité, disait-il dans une dépêche
communiquée, ]e 10 mars, par lord Normanby à M. de La-
martine, n’est pas une marque de sympathie politique de
nature à inquiéter la France. Il n’y a dans cet asile et dans
ces égards accordés à de grandes infortunes d’autre signi-
fication que celle de l’hospitalité même. » Enfin, lord Wel-
lington répondait à une avance indirecte de M. de Lamar-
tine, dans une lettre pleine de courtoisie pour lui et qui
devait lui être communiquée.
Les représentants de la Suisse, de la République argen-
tine et de l’Uruguay avaient reconnu immédiatement la
République. M. Richard Rush, envoyé des États-Unis, prit
l’initiative d’une visite officielle au gouvernement provi-
soire et reçut bientôt l’approbation du président des États-
Unis, M. Polk, qui s’exprima en ces termes sur la révolu-
tion, dans son M~a;<ye
« Le monde a rarement vu un spectacle plus intéressant
et plus sublime que le dessein paisible du peuple français,
décidé à se donner une liberté plus grande et à prouver,
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4M HISTOIRE
dans la majesté de sa force, la grande vérité que, dans ce
siècle éclaire, l’homme est en état de se gouverner lui-
même. »
Quand il fallut nommer des agents diplomatiques, l’em-
barras de M. de Lamartine ne fut pas moindre que ne l’avait
été celui de M. Ledru-Rollin dans le choix des commissai-
res. Si la pratique du journalisme et du barreau n’était pas
propre à former de bons administrateurs, elle préparait
encore moins aux fonctions diplomatiques qui demandent,
avec de grandes connaissances historiques et géographi-
ques, le donde l’observation, la maturité et l’exactitude de
l’esprit, la politesse des formes. Depuis longtemps, d’ail-
leurs, la diplomatie française était sensiblement déchue de sa
supériorité passée. Les nobles traditions et les fières allures
qu’elle avait conservées,à travers bien des vicissitudes,depuis
le règne de Louis XIV avaient fait place, sous la triste inspi-
ration du règne de Louis-Philippe, à un étroit et méticuleux
esprit d’intrigue sans suite et sans fierté. Non-seulement la
prépondérance de la France dans les affaires européennes
était perdue, mais encore la dignité de son attitude semblait
irréparablement compromise. A l’exception d’un très-petit
nombre d’agents distingués, le corps diplomatique français,
recruté dans les rangs de la noblesse impériale et de la
bourgeoisie industrielle, n’avait montré que des talents
médiocres. De tous les fonctionnaires de la monarchie, les
envoyés diplomatiques étaient peut-être ceux auxquels il
convenait le moins de confier les desseins de la Répu-
blique.
M. de Lamartine commença par rappeler tous les ambas-
sadeurs et presque tous les ministres plénipotentiaires qui
résidaient auprès des puissances étrangères. Il supprima,
sauf pour des occasions extraordinaires, le titre d’ambassa-
deur et se borna, dans ce premier moment, à envoyer dans
les cours européennes, avec des instructions confidentielles,
quelques agents sans caractère officiel, qu’il chargea d’ob-
server les dispositions des souverains et l’esprit des peuples.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848 427
Les premiers choix de M. de Lamartine tombèrent sur une
personne de son intimité, dont les opinions étaient plus
royalistes que républicaines, et sur des républicains de la
rédaction du National qui lui furent en quelque sorte im-
posés par son nouvel entourage. Ceux-ci, abandonnant
subitement la politique qu’ils soutenaient depuis quinze an-
nées dans la presse, flattèrent le penchant de M. de Lamar-
tine pour l’alliance anglaise qui fut ouvertement recher-
chée ils ne combattirent point cette antipathie personnelle
pourl’émigration polonaise qui lui fit très-impolitiquement
négliger les intérêts de la Pologne; ils n’éclairèrent point
l’illusion qui l’inclinait à faire des avances au roi Frédéric-
Guillaume. Enfin, la nouvelle diplomatie, au lieu de donner
au manifeste l’accent et l’interprétation qui convenaient à
la dignité de la France, montra bientôt le même désir de
paix et le même empressement dans la recherche des al-
liances royales que l’opposition républicaine avait constam-
ment reprochées au roi Louis-Philippe avec une sévérité
implacable.
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CHAPITRE XIX
Ministère de la guerre et de la marine. H. Arago. Le général
Cavaignac.
Le gouvernement provisoire ne voulait pas la guerre ex-
térieure. Cependant il prenait à cœur l’état de l’armée,
parce que, prévoyant à l’intérieur de grands troubles, il
sentait la nécessité d’opposer aux factions une force régu-
lière. A cet égard, celui des ministres~qui passait pour le
plus révolutionnaire se montrait le plus résolu. M. Ledru-
Rollin, dès sa première entrevue, le 25 février au soir,
avec le général Bedeau, s’était formellement engagé à le
soutenir dans toutes les mesures nécessaires pour rétablir
la discipline et relever l’amour-propre humilié du soldat.
Le général avait obtenu sur l’heure que tous les colonels
resteraient à la tête de leurs régiments et qu’aucune dénon-
ciation des inférieurs contre les supérieurs ne serait écou-
tée. il avait pu s’assurer par cet entretien que la rentrée
des troupes dans Paris était aussi vivement désirée par le
ministre de l’intérieur, dans l’intérêt de la République,
qu’il la pouvait souhaiter lui-même à son point de vue pu-
rement militaire.
La pensée d’un grand désarmement ne se présenta point
à l’esprit du gouvernement provisoire. Cette pensée, éma-
née des écoles socialistes et soutenue avec beaucoup de
force avant la fin du règne de Louis-Philippe par le jour-
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HISTOIRE DE LÀ RÉVOLUTION DE -t848. 429
nal la Presse, avait trouvé très-peu’ d’écho dans le parti républicain proprement dit. La rédaction du National, dont l’esprit inûua sensiblement sur la conduite des affaires pendant toute la durée du gouvernement provisoire, avait ’toujours affecté, jusque dans la question si impopulaire des fortifications de Paris, les allur es les plus belliqueuses. Quant à l’opinion publique, bien que favorable à la paix, elle n’aurait pas vu sans déplaisir le licenciement d’une partie des troupes. Tout le monde réclamait des économies, mais personne n’osait se dire, tant la coutume l’emporte chez nous sur le besoin d’innover, que la seule modification considérable dans l’ensemble de notre économie sociale serait la réduction du chiffre affecté à l’armée. Une initiative aussi hardie ne pouvait s’attendre d’un pouvoir aussi peu d’accord avec lui-même que le gouvernement provisoire. Aussi ne fut-elle pas mise en délibération. M. Ledru-Rollin suivait, en cela comme en toute autre chose, la tradition révolutionnaire; M. Louis Blanc s’absorbait dans sa tâche spéciale; M. de Lamartine avait hâte d’accentuer par le son belliqueux du clairon et du tambour sur nos frontières le langage un peu vague de son manifeste.
Tout le souci du gouvernement fut donc de remettre aux
mains d’un homme bien à lui le soin de constituer la force publique. Nous avons vu que l’embarras n’avait pas été médiocre de trouver sur-le-champ un ministre de la guerre républicain et de le faire agréer par les officiers supérieurs de l’armée. A peine le général Subervie était-il entré en fonctions, qu’il s’était vu en butte aux hostilités de la com~M’MMK de dé fense. Cette commission, composée des officiers les plus distingués de chaque arme, des généraux Oudinot, Pelet, Pailhoux, Vaillant, Bedeau, Lamoricière, de l’intendant militaire Deniée, du chef de bataillon Charras, affecta d’abord de délibérer en l’absence du ministre et d’adresser directement ses rapports au conseil. Puis elle engagea l’attaque dans le National. On reprocha au généra)
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450 HISTOIRE
Subervie son inertie et les influences fâcheuses qu’il su-
bissait Peu versé dans les intrigues de la politique, le
général se défendit loyalement, mais faiblement, contre des
adversaires impatients dej’éeonduire; bientôt, dans une
séance du gouvernement provisoire à laquelle n’assistaient
ni M. de Lamartine, ni MM. Ledru-Rollin et Louis Blanc,
il fut brusquement destitué. Dans la même séance le géné-
ral Eugène Cavaignac fut nommé ministre de la guerre.
Cette élévation subite d’un officier assez peu connu sur-
prit beaucoup. Le nom du général Cavaignac qui devait, à
quatre mois de là, retentir avec un si grand éclat par toute
l’Europe, avait été rarement prononcé dans la presse et
n’attirait pas l’attention. Sa personne, même dans le parti
républicain, était moins connue que sa parenté. Soit
faute d’occasions, soit absence de don naturel, Eugène Ca-
vaignac, tout en s’étant fait généralement estimer dans
l’armée par la noblesse de son caractère et la parfaite
dignité de sa vie, n’avait su inspirer ni une sympathie très-
vive aux ôfficiers, ni l’enthousiasme aux soldats qui s’é-
taient trouvés sous ses ordres.
Originaire d’une ancienne famille du Rouergue anoblie
par Henri IV, le général Eugène Cavaignac, second fils de
Jean-Baptiste Cavaignac, député à la Convention, naquit a
Paris, le 15 octobre 803. Après de bonnes études au col-
lège Sainte-Barbe, il fut admis à l’Ecole polytechnique, d’où
il passa à l’École d’application de Metz, comme sous-lieute-
nant du génie. En 1828, il fit la campagne de Morée et
devint capitaine en 1829. A son retour il fut envoyé à Metz.
Là, l’esprit républicain qu’il avait hérité de son père lui
valut une disgrâce momentanée. Pour avoir signé un projet
d’association qui fut considéré comme un acte d’opposition
au gouvernement, on le mit en non-activité pendant une
année. Rappelé au service, il commanda en ~856, en Al-
gérie, la garnison de Tlemcen. Cette garnison très-faible,
On le croyait, mais à tort, bonapartiste.
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DE LA RÉVOLUTION DE 18~8. t3i
isolée au milieu des tribus kabyles, dénuée de tout, dut sa
conservation au talent d’organisation, à l’activité, à la con-
stance, à l’infatigable dévouement de Cavaignac. Cepen-
dant, au lieu d’une récompense signalée à laquelle il avait
droit, il reçut à la fin de la campagne sa nomination au
grade de chef .de bataillon des zouaves qui le plaçait sous
les ordres du lieutenant-colonel Lamoricière. Cette morti-
fication lui parut insupportable et, dans un premier mou-
vement de dépit, il demanda sa mise en non-activité tem-
poraire et rentra en France 1.
En ’1859, comme il se trouvait à Perpignan au moment
ou M. le duc d’Orléans y passait, le prince eut connais-
sance de cette situation qui pour être régulière n’en était
pas moins défavorable à l’avancement. Tenté par l’idée de
protéger un nom républicain, le duc d’Orléans obtint du
ministre de la guerre que Cavaignac serait immédiatement
employé comme chef de corps. On lui donna, en effet, Je
commandement d’un des trois bataillons de chasseurs à
pied connus en Afrique sous le sobriquet de Z~p~ et
composés entièrement de soldats qui, pour des fautes graves
contre la discipline, ont passé devant des conseils de
guerre. Dans ce nouveau poste, Cavaignac, forcé de sévir
fréquemment contre des hommes difficiles à conduire,
contracta des habitudes de rigueur et une certaine dureté
de langage dont il ne sut plus se défaire et qui nuisirent
singulièrement à sa popularité. Peu de temps après, il fut
nommé lieutenant-colonel des zouaves. Venu en congé, à
Paris, vers le milieu de l’aimée 1840, il se vit de la part du
duc d’Orléans, et bien qu’il n’eût pas voulu se présenter
aux Tuileries, l’objet d’une constante bienveillance et reçut
pendant son congé même le brevet de colonel. A partir de
cette époque, le général Cavaignac ne quitta plus l’Algérie
qu’à de rares et courts intervalles. Le désir de rendre des
La mise en non-activité temporaire pour cause d’infirmités Mo-
m~<a’H~M constitue dans t’armée une situation régulière qui peut se
prolonger trois ans.
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HISTOIRE
HISTOIRE
soins à sa mère, qui vivait fort retirée depuis la mort de ses
deux autres enfants, l’attirait seul à Paris. Madame Cavai-
gnac chérissait son fils et recevait de lui tous les respects
de la piété antique. C’était à cause d’elle et par son entre-
mise uniquement qu’il entretenait des rapports avec le
parti républicain, n’ayant personnellement aucun goût ni
pour le journalisme, ni pour la vie parlementaire. A son
dernier voyage, en 1847, il indisposa même fortement
quelques-uns des principaux rédacteurs du National en
repoussant l’offre qu’ils lui faisaient, au nom du parti ré-
publicain, de le rendre éligible. Sa fierté de soldat ne com-
prenait pas ces sortes de compromis politiques et s’en
offensait. Il fondait, d’ailleurs, un médiocre espoir dans
cette campagne des banquets qu’il voyait s’ouvrir par une
alliance ambiguë antipathique à sa droiture les diffi-
cultés extrêmes qui chaque jour menaçaient l’existence de
la ~M’mc le confirmaient dans la pensée que la Répu-
blique comptait trop peu de partisans pour ne pas être
absolument impossible en France.
Quand la révolution de Février éclata, Eugène Cavaignac
était maréchal de camp et commandait en Algérie la sub-
division de Tlemcen Le gouvernement provisoire n’eut
garde d’oublier un officier de ce nom et de ce mérite. L’un
de ses premiers décrets éleva Cavaignac au grade de géné-
ral de division et le nomma gouverneur général de l’Algé-
rie2. C’était dans les circonstances critiques où l’on se trou-
vait une marque de confiance signalée. L’on n’était pas à
Paris sans quelque doute sur la soumission de la colome.
Un homme d’un talent militaire que de brillants succès
1 Onraconte que, en. apprenant a Oran la nouvelle de la proclama-
tion de la République, apportée par un bâtiment espagnol, le général
Cavaignac s’écria: < La HëpuNique! c’est à six mois d’ici l’entrée a
Paris d’Henri V! »
Les titres de général de division et de général de brigade avaient
été rétablis par le gouvernement provisoire, vu )es glorieux soupe-
M:~ que rappelaient aM~Mp/f français et <’o;rme’~M~MmMM<MH<!
données MMS République et <’&’n!p:M aux officiers généraux. !)
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M LA RÉVOLUTION DE-i848. 435
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57
~ft.Hn<uijuiiur<DË’iN’!K. LF’ 12S¢~, ~g
avaient mis en évidence, le général Changarnier, esprit ambitieux, capable de résolution, commandait à Alger, sous les ordres du duc d’Aumale, soixante-seize mille hommes d’excellentes troupes françaises et huit mille indigènes répartis sur les points importants du territoire. Ces forces, secondées par une escadre que la présence et l’action du prince de Joinville pouvaient entraîner peut-être à ne pas reconnaître le gouvernement révolutionnaire de Paris, seraient devenues, en faisant appel à tous les mécontents de la mère patrie, le noyau d’une résistance embarrassante. 11 n’était pas très-difncile à la duchesse d’Orléans de gagner avec son fils la côte d’Afrique. La tentative timide qui avait échoué devant la froideur politique du parlement français aurait pris sur cette terre lointaine un caractère d’audace propre à frapper l’esprit des soldats. L’apparition dans le camp africain de la royale fugitive, deux jeunes princes très-braves et très-populaires à ses côtés, un brillant capitaine tirant ]’épée pour venger son humiliation et lui rendre un trône, c’étaient là, sous les ardeurs d’un ciel qui fait le sang plus généreux et l’imagination plus vive, des prestiges puissants. Et si le drapeau monarchique se relevait en Algérie, qui sait ce que les partisans de la dynastie d’Orléans pouvaient encore tenter en France! Heureusement, ces appréhensions du gouvernement provisoire ne furentpas,de longue durée. On ne tarda pas à apprendre que le général Cavaignac était entré paisibtementen possession de son, commandement, le prince de Joinville et le duc d’Aumale ayant très-noblement repoussé, en les qualifiant de rébellion, toutes les propositions de résistance qui leur furent faites.
Les deux dépêches par lesquelles M. Arago et l’amiral
Baudin annonçaient aux princes les événements de Paris étaient arrivées à Alger le 2 mars. Afin sans doute d’atténuer le premier choc dune nouvelle aussi inattendue, M. Arago n’insistait pas sur le caractère définitif du gouvernement répubticain; laissant même entrevoir comme un
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434 HISTOIRE
retour possible de l’opinion par la voie des élections générales, il faisait; appel au patriotisme des princes et les exhortait à accepter d’avance l’arrêt, quel qu’il dût être, de la volonté nationale.
Soit donc que le jour douteux où ce langage plaçait toutes choses ôtât aux princes l’audace qu’inspirent les situations extrêmes, soit plutôt que leurs tendances naturelles et leur éducation les portassent à reconnaître le droit révolutionnaire et la souveraineté du peuple, toujours est-il qu’ils ne conçurent l’un et l’autre que des pensées d’obéissance et de résignation. Ils quittèrent sans effort apparent le rôle de princes pour parler et agir en citoyens. On vit à plusieurs reprises le duc.d’Aumale descendre dans la cour de son palais et communiquer lui-même, sans en rien dissimuler, aux soldats et au peuple les revers de sa famille. Il contenait son émotion, réprimait avec douceur l’enthousiasme qu’inspirait sa conduite et, faisant taire les vivat qui s’adressaient àlui,.ii demandait qu’à son exemple on ne criât plus que Vive la FraMc~! Le 5 mars, les deux frères s’embarquèrent avec leurs jeunes femmes et leurs enfants à bord du bateau à vapeur le ~MoM et firent voile sur Gibraltar, où ils se proposaient d’attendre des nouvelles de Paris. On dit qu’en prenant congé de la foule qui l’accompagnait en pleurant jusqu’au rivage, le prince de Joinville, vivement touche de ces témoignages d’affection, s’écria « Bientôt, mes amis, vous aurez la guerre. L’Océan et la Méditerranée se couvriront de vaisseaux ennemis. Vous verrez alors arriver à l’improviste un schooner américain commandé par un jeune homme. Vous entendrez dire que ce jeune homme est le capitaine Joinville, et vous reconnaîtrez s’il est bon Français aux boulets que lancera son petit navire sur les vaisseaux des ennemis de la France. )) Après le départ des princes, le général Changarnier resta seul chargé du commandement jusqu’à l’arrivée du généVoir aux Documents /;M~’<~MM, à la fin du volume, u" 15.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/451[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 4M
rai Cavaignac. La République ne convenait guère à son hu-
meur. Elle venait, d’ailleurs, l’arrêter brusquement au
moment où il touchait au but de ses ambitions. Aussi son
dépitextrême se trahissait-il dans tous ses propos. Une
partie de la population s’étant portée vers sa demeure pour
lui demander de reconnaître la République et d’organiser
une garde nationale, il s’y; refusa; et, de peur qu’on ne
s’armât malgré lui, il fit secrètement enlever par la troupe
les armes :du dépôt de la milice. Quand le général Cavaignac
arriva à Alger, ,le -général Changarnier affecta de ne pas se
rendre à, sa rencontre.
Le nouveau gouverneur général, en prenant possession
de son commandement, adressa aux soldats et à la popula-
tion deux proclamations dans lesquelles, comme pour ex-
pliquer la faveur dont il se voyait l’objet, il rappelait la
mémoire de son frère: « Soldats, disait-il dans la première,
<f le-gouvernement provisoire m’a appelé à votre tête. Je
« ne m’y trompe pas si la nation n’avait eu besoin que
« d’un homme dévoué, son gouvernement pouvait presque
« .jeter au hasard parmi vous le bâton de commandement.
« Le gouvernement a voulu autre chose il a voulu répon-
« dre à la pensée du pays tout entier. En me désignant, il
« a voulu honorer, au nom de la nation; la mémoire d’un
« citoyen vertueux, d’un martyr de la liberté. )) Dans la
seconde, il s’exprimait ainsi <( La mémoire de mon no-
blé frère est vivante parmi les grands citoyens qui m’ont
«choisi, En me désignant, ils ont voulu faire comprendre
« que la nation entend que le gouvernement de cette colo-
« nie soit établi sur des bases dignes de la République. ))
On voit, par ces premières paroles du général Cavaignac
a sonentrée dans les fonctions de la vie publique, combien
il est pénétré de ses: souvenirs de famille. Nous retrouve-
rons perpétuellement dans la suite cette préoccupation hon-
nête, mais un peu étroite, de l’honneur de son nom attaché
au mot darépublique elle absorbe sa pensée et lui imprime
une sorte de fixité qui contraste avec l’Indécision générale
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43G UISTOtHE E
a, "E
de son esprit que ne gouverne pas tôujours une conviction
personnellement acquise. Fixité du soldat et du citoyen
dans la volonté de servir la Rèpublique; indécision de
l’homme politique dans l’idée même qu’il doit se former
de l’institution républicaine, telle est l’origine principale
des contradictions dont la carrière du général Cavaignac
nous offrira plus d’un exemple et des accusations opposées
auxquelles nous le verrons si souvent en butte. Ce point
d’honneur de famille qui l’engage à suivre opiniâtrement
la tradition révolutionnaire est, d’ailleurs, en lutte con-
stante avec son caractère formé pour la grandeur, mais où
dominent la superstition de l’autorité absolue et le respect
aveugle du commandement’.Dans l’histoire de nos révo-
lutions, on compterait peu d’hommes aussi visiblement
combattus qu’il le fut à tous les moments graves de sa vie
politique par ce qu’on pourrait appeler sa conscience tra-
ditionnelle et sa conscience individuelle; peut-être n’y en
eut-il jamais aucun à qui le sort imposa un rôle aussi peu
conforme à sa nature.
Le général Cavaignac était à peine arrivé à Alger, que les
hésitations de son esprit parurent en deux circonstances
assez importantes et compromirent singulièrement son au-
torité. Par une inspiration regrettable où se trahit déjà cette
On raconte de la première enfance d’Eugène Cavaignac un trait
où paraît, dans sa naïveté, cette croyance innée chez lui à la toute-
puissance du commandement militaire. Cette anecdocte, bien que pué-
rile, me semble assez caractéristique pour que je la rapporte ici. Un
des oncles d’Eugène Cavaignac lui avait donné pour le jour de sa fête
(il comptait alors cinq ou six ans) un petit sabre de dragon. L’enfant,
tout fier et tout ravi, se mit à courir par le jardin en brandissant
contre tout ce qu’il rencontrait sur son chemin une arme qu’il sup-
posait fort redoutable. Oiseaux, papillons, insectes, arbustes, il mena-
çait tout, il poursuivait tout; enfin, arrivé à l’extrémité du jardin, au
bord d’un bassin d’où s’échappait une eau courante, il prit gravement
à tâche d’arrêter le cours de l’eau en le tranchant du fil de son sabre.
On le trouva au bout d’un quart d’heure encore très-appliqué à son
entreprise et s’écriant avec une énergie de commandement que l’in-
succès n’avait pas découragée « Eau, je te défends de couler! Eau,
je te défends de couler! »
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/453[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. -457
3’?.
étroitesse de l’idée républicaine dont je viens de parler, le
nouveau gouverneur, malgré la réserve particulière que
lui commandait le souvenir de ses rapports personnels avec
le duc d’Orléans, donna l’ordre de faire enlever de la place
publique la statue du prince. A cette nouvelle, la popu-
lation s’émeut. On se rassemble en foule autour du piédestal,
on en défend l’approche; le tumulte prend un caractère
assez grave pourquelegénéralCavaignaccroiedevoir céder
et fasse annoncer au peuple que la statue du duc d’Orléans
restera en place. A quelque temps de là, il donne de son
indécision une preuve nouvelle et plus fâcheuse encore.
Une partie de la population vient le chercher pour assister
à la plantation d’un arbre de la liberté qu’on avait couronné
d’un bonnet phrygien. Le général Cavaignac ne fait aucune
difficulté de présider officiellement à la cérémonie, en pré-
sence de toute la troupe et des autorités constituées. Mais,
le lendemain, une autre partie de’ la population, ayant pris
ombrage de l’emblème révolutionnaire, exige à son tour
qu’il soit enlevé, et le gouverneur préside encore, sansfaire
plus de difficulté que la veille, à cette seconde cérémonie.
A coup sûr, et il fut sincère en le déclarant plus tard, le général Cavaignac ne pouvait pas attacher de l’importance
à ce que le bonnet phrygien fût ou non suspendu à l’arbre
de la liberté. Pour les esprits sérieux, les emblèmes ne son!
plus aujourd’hui que des puérilités ou des anachronismes;
mais il n’ignorait pas, sans doute, l’effet moral de ces contradictions de l’autorité et sa conscience de soldat n’étai!
pas sans en souffrir.
Cependant le ministre de la marine, qui avait pris par in-
térim, en attendant l’arrivée à Paris du général Cavaignac,
le portefeuille de la guerre, s’occupait activement d’arrêter dans l’armée le mouvement de désorganisation dont la vic-
toire populaire avait été le signal. Cela ne fut ni long ni
difficile. Dès le 26, par ordre du gouvernement, l’École
militaire, Vincennes et tous les autres forts avaient été remis
à la garde nationale. Quelques séditions fomentées dans les
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/454[modifier]
458 HISTOIRE
Y’po’im~nte la ~H\ra1~~c ft ~’Qfti!ta~iQ ~o~
régiments de cavalerie et d artillerie par les sous-omciers
furent promptement apaisées et punies avec rigueur. Les
soldats revenaient d’eux-mêmes sous le drapeau; la disci-
pline s’y rétablissait d’un accord spontané. Il ne se passa
qu’un fait grave ce fut la rébellion des invalides contre
leurcommandant, le général Petit. Voici quelle en fut l’oc-
casion. Les invalides avaient reçu très-récemment un legs
de six mille francs environ, et le conseil.d’administration
avait jugé convenable de leur en faire individuellement la
distribution à raison djun.franc par,mois. Une cupidité na-
turelle, excitée encore par. l’oisiveté, par un-usage plus
n’équent de boisson en ces jours de désordre, les pousse à
réclamer avec insolence la distribution intégrale et .immé-
diate. de cepetit .capital. Comme on différait d’obtempérer
à leur requête, ils s’emportent en plaintes, en accusations
de toute nature; A les entendre, le général Petit, l’un des
plus honorables militaires de la vieille armée, détourne à
son prontia somme en question, Pour intéresser dans leur
ignoble rébellion les ouvriers des ateliers nationaux occu-
pés dans le voisinage aux terrassements du champdeMars,
ils prétendent que le général conspire contre la République
et vont jusqu’à soutenir ~qu’ils l’.ont vu t~MerdatM &OM6
le drapeau national. Un certain nombre d’ouvriers crédules
à ces calomnies grossit l’émeute. Armés de pelles, de,pio-
ches,.drapeau et tambour en tète, deux à trois mille hommes
se portent sur l’Hôtel des Invalides en poussant des vocifé-
rations épouvantaMes.Le général Petit vient à leurren-
contre. Mais ni son âge ni son attitude courageuse n’impo-
sent àla brutalité décès furieux. Le vieillard, saisi au collet,
garrotté, jeté dans une .voiture de place découverte qu’en-
toure en se répandant en injures .la troupe mutinée, est
traîné dans la direction de l’Hôtel de Ville, où l’on prétend
aller demander justice au gouvernement provisoire. Quel-
ques hommes bien intentionnés qui s’étaient joints à la
foule, redoutant ce long trajet au bord de,Iarivière, s’é-
crient qu’il faut conduire le général à l’état-major de la
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/455[modifier]
DE LA RÊYO.HJTION DE 1848. 459
place du Carrousel. En même temps ils font avertir le colonel
de Courtais des dangers que court le gouverneur des Inva-
lides. Quand on traverse le pont Royal, des cris A l’eau se
font entendre. Mais les bons citoyens, qui ont pris à cœur de
sauver le général, pressent le pas et bientôt on arrive devant
l’état-major, où le colonel de CourLais et son chef d’état-
major, M. Guinard, attendaient avecanxiéte cet ignominieux
cortège. Dès qu’ils l’aperçoivent, ils courent au-devant du
général Petit, l’enlèvent à l’émeute; le colonel de Courtais,
haranguant: la faulé,, lui fait honte d’avoir pu accuser et
insulter le brave guerrier chargé d’années (le général Petit
comptait alors, soixante-seize ans) qui, depuis 92 jusqu’à
1815, n’a cessé de combattre pour son pays, qui a reçu à
Fontainebleau les dernières paroles et la’ dernière accolade
del’Empereur. “
Les -ouvriers, ouvrant les yeux sur l’énormité de leur
faute, se dissipent aussitôt. Abandonnés par eux, les inva-
lides se voient contraints de rentrer dans l’hôte!. Le lende-
main, le colonel de Gourtais, après s’être assuré du concours
dela population dans le quartier des Invalides et avoir fait
Gonnaitreaux soldats qu’une enquête sévère serait ouverte
pour découvrir les’ vrais coupables, annonça qu’à onze
heures précises le généra) Petit serait solennellement ra-
mené et réintégré dans son commandement. En effet, la
réintégration se fit en’ grande pompe. M. Arago, au nom
du gouvernement provisoire, l’état-major, une dèputation
considérable des écoles, un peloton delà garde nationale,
prirent la tête d’un cortège qui fut reçu dans la cour des
invalides par le ministre de la guerre (c’était encore le gé-
néral Subervie) et par une masse de, 10,000 ouvriers en-
viron, dont les acclamations arrachèrent des larmes d’at-
tendrissement au vieillard si cruellement outragé la veille.
Les instigateurs de l’émeute furent saisis en présence de
leurs camarades et jetés en prison; mais, pour détruire
dans les imaginations populaires jusqu’à l’ombre d’un
doute, le gouvernement décida que les scellés seraient ap-
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440 HISTOIRE
posés sur toutes les pièces de l’hôtel où pouvaient se trou-
ver des documents propres à éclairer la justice et que
l’enquête suivrait son cours. L’ordre du jour du général
Petit ne décèle pas moins que ne le faisait cette condescen- w dance du gouvernement l’extrême faiblesse d’un pouvoir
qui, à cette heure encore, n’avait pour faire respecter ses
décrets d’autres armes que la persuasion, d’autre appui
que l’adhésion des masses populaires. (( Nous avons
éprouvé un grand malheur, » dit le général Petit en s’a-
dressant, le 25 mars, aux soldats invalides; puis, il prend
à tache de leur démontrer qu’il ne saurait jamais avoir
conçu la pensée du détournement de fonds dont on l’a ac-
cusé. « Faisons donc cesser, continue-t-il, ces bruits men-
songers rentrons dans l’ordre accoutumé, et soyez assurés
que le gouvernement provisoire a constamment les yeux
ouverts sur vous, ce qui sera prouvé, d’ailleurs, par les
deux enquêtes qui vont avoir lieu. » Ces enquêtes, comme
on pense, n’eurent et ne pouvaient avoir aucun résultat. Si
j’aiinsistésuruneaffaire peu importante en apparence, c’est
qu’elle montre d’une manière frappante les embarras que
le gouvernement voyait chaque jour surgir. En détournant
sur des incidents déplorablesl’application qu’il devait tenir
attachée aux grandes affaires; ces misères entravaient une
marche qu’il eût fallu si rapide et si sûre.
Selon le rapport du comité de défense nationale, l’état
de l’armée, telle que la laissait le gouvernement de Louis-
Philippe, ne permettait pas de songer à la guerre. L’effec-
tif, dans tous les corps, était si faible que les régiments
d’infanterie, en réunissant tous les hommes disponibles,
arrivaient à peine à fournir deux bataillons depguerre de
500 hommes chacun. Dans la cavalerie, chaque régiment
ne pouvait former que quatre escadrons de guerre, comp-
tant ensemble 525 chevaux Les régiments d’artillerie, à
Voir le rapport de M. Arago à l’Assemblée nationale, séance du
8 mai 1848.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 441
s de désorganiser les dépôts et d’arrêter ainsi l’instruc1
moins de désorganiser les dépôts et d’arrêter ainsi l’instruc-
tion des recrues, ne pouvaient mettre chacun qu’une batte-
rie sur le pied de guerre. Les services administratifs man-
quaient presque complètement de moyens de transport.
Dans la situation la plus précaire où se soit jamais trouvé
un gouvernement, sans argent, sans crédit, avec la volonté
bien arrêtée de ne point faire appel aux passions révolu-
tionnaires, il fallait parer tout à coup aux éventualités
d’une guerre de coalition monarchique; il fallait garnir
nos côtes et nos frontières sans affaiblir l’Algérie; nous te-
nir prêts, au premier signal des Lombards ou des Polonais,
à franchir le Rhin ou les Alpes, sans toutefois abandonner
le coeur du pays, où l’on redoutait les menées des partis
royalistes et les insurrections ultra-révolutionnaires. Le
ministre des affaires étrangères ne demandait pas moins
de 215,000 hommes pour soutenir la politique pacifique
du manifeste; 150,000 hommes sur le Rhin, 50,000 au
pied des Alpes, 15,000 à la frontière des Pyrénées, étaient,
selon lui, nécessaires. Ces exigences, combinées avec la
sûreté de l’Algérie, que le comité de défense et le ministre
ne voulaient en aucune façon compromettre, et avec les
besoins du service intérieur, portaient à 514,000 hommes
le chiffre des troupes à mettre sur pied. La dépense suppu-
tée pour atteindre ce résultat montait à 114 millions. Or
les caisses de l’État étaient à peu près vides et, selon le
rapport de la commission de défense, on ne pouvait pas
compter sur plus de 101,000 hommes immédiatement dis-
ponibles.
L’activité de M. Arago et son intelligence organisatrice
surmontèrent tous les obstacles. Arraché à des travaux
scientifiques qui avaient illustré sa jeunesse, à un profes-
sorat qui~avait porté son nom au niveau des plus grands
noms contemporains, mais qui ne semblaient pas devoir le
préparer à.cette application aux détails administratifs, à
cette aptitude spéciale qu’exigeait sa situation nouvelle,
M. Arago, entré déjà dans l’âge où, chez la plupart des
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/458[modifier]
442 IIISTOIRE
hommes le besoin de repos domine toutes les passions, re-
trouva dans son ambition républicaine la verdeur de !a jeu-
nesse. Aidé d’un officier de grand mérite; le lientenalit-co-
lonel-* €harras, ancien élève de l’école polytechnique, qu’il
avait attachéàson ministère en qualité’de sous-secrétaire
d’Etat, il mit en .deux mois l’armée surie pied de guerre.
L’appel des classes arriérées; depuis 843 jusqu’à 1846,
le rappel des militaires en congé, les engagements volon-
taires pour deux ans, l’achat de près de 50,000 chevaux de
selle et de trait:;comblèrent.les:premiers vides. L’armée des
Alpes, portée a 51,000 hommes, occupa les vallées de
l’Isère,~ de la Saône et du Rhône Une réserve -de
12,000 hommes de troupes aguerries, rappelées d’Afrique,
fûtconcentréëdànslavallée de la Durahce. On les rem-
plaça par des hommes prélevés sur les contingents arrié-
rés de 1845 et.i’844, demaniére que l’armée d’Afrique ne
se trouvât point diminuée. Les gardes nationales furent ar-
mées. On leur délivra, au ministère de la guerre, pendant
le moisde mars, ,446,689 fusils, dont i&0,000 pour la
seule ville/de Paris;. Une réserve de 200 bataillons de
gardesnationaux mobiles fut formée. Huit escadrons de
guides furent créés pour les états-majors et pour le service
de la ~correspondance. Cependant des économies consi-
dérables effectuées par la réduction des cadres de l’état-
major, par la diminution des divisions et subdivisions mi-
litaires, par le licenciement de la garde municipale et par
d’autres réformes opérées sur différents services permi-
rent au ministre, lorsqu’il présenta à l’Assemblée consti-
Le gênerai de division Oudinot fut nommé commandant en chef de
cette armée. Les événements qui ont tristement illustré son nom
donnent de l’intérêt à la proclamation adressée par lui aux soldats, a
son arrivée à Grenoble. J’y lis le passage suivant < La République est
amie de tous les peuples; elle a surtout de pfo/!)H~ sympathies pour
les populations de <’7(<tKe. Les soldats de ces belles contrées ont sou-
vent partagé, sur d’immortels champs de bataille, nos dangers et notre
gloire; peut-être de nouveaux liens ressortirohf-ils bientôt d’une fra-
ternité d’armes si chère à nos souvenirs. n
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DE LA RÉVOLUTION DE-1848. 445
tuante le compte rendu de son administration, d’annoncer,
sur le budget de 1848, une économie totale de plus de
16 millions..
L’organisation de la garde mobile, confiée au générât
Duvivier, marchait aussi avec une rapidité extrême. La pre-
mière idée de:ce corps, tiré des combattants de février,
avait été jetée en avant, dès le 24, à l’Hôtel de Ville, par un
M. Dubourg qui, en 1850, avait organisé les volontaires de
la Charte et qui depuis ce temps s’était adjugé le titre de
général. Accouru à l’Hôtel de Ville dans le premier tu-
multe, il y resta sans désemparer pendant trente-six heures,
demandant avec beaucoup d’instance, et comme une ré-
compense qui lui était due, le ministère de la guerre. On
parvint à l’éloigner; mais M. de Lamartine retint son idée
et la formula aussitôt en un décret qui portait création, par
engagements volontaires, de 20,000 hommes de garde na-
tionale mobile. Les listes d’enrôlement ouvertes dans les
mairies furent remplies en peu de jours. Une solde privilé-
giée de 1 fr. 50 c. (le soldat de la ligne ne reçoit que 25 c.)
était un grand appât pour la jeunesse parisienne que son
instinct de tous les temps, l’enivrement des~ jours révolu-
tionnaires, la tradition du p~tteapo~ devenu de rien em-
pereur, l’amour du bruit, du mouvement, de l’uniforme
et aussi l’absence de toute autre ressource, attiraient sous
les drapeaux. Le général Duvivier prit aussitôt, sur cette
jeunesse turbulente, un grand ascendant. Esprit ambitieux,
caractère énergique, imagination vive et d’une richesse
orientale’, comprenant toutes lés ardeurs de la jeunesse
.parce qu’il les avait connues toutes, il exerça sur ces en-
fants indisciplinés, moqueurs, déjà dépravés pour la plu-
part par le vagabondage des grandes villes, une autorité
paternelle. Bientôt, par la rivalité du point d’honneur
qu’il sut éveiller dans les rangs, on vit ces bandits de la
1 Le général Duvivier avait rêve un grand rôle en Orient. On as-
sure même que, dans des vues secrètes d’ambition, il avait embrassé
la religion musulmane.
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444 HISTOIRE
veille, portant fièrement leurs haillons, l’arme au bras, at-
tentifs au commandement, parcourir en patrouilles serrées
les rues de la ville, dissiper les rassemblements, faire taire
les cris, les pétards, les chants nocturnes qui troublaient
le repos public, aussi zélés au rétablissement de l’ordre
qu’on les avait vus jusque-là prompts au tapage et à la mu-
tinerie.
Les soins donnés à la réorganisation de l’armée de terre
ne détournaient pas M. Arago de l’attention particulière
que réclamait l’état de notre marine. A la vérité, la réduc-
tion immédiate de son budget, fixé de 10 millions à 5, ne
lui permettait pas de songer à augmenter nos forces na-
vales, et il dut se borner à rallier, dans le port de Toulon,
une belle escadre d’évolution, destinée à montrer le pa-
villon de la République sur les côtes de la Méditerranée~. t.
Mais l’état moral et matériel de l’armée de mer appelait de
notables réformes M. Arago en prit avec bonheur l’ini-
tiative. Malgré le Conseil de l’Amirauté qui jugeait toute
discipline perdue si l’on se relâchait de l’ancienne rigueur,
M. Arago, dés son entrée au ministère, fit décréter l’aboli-
tion des châtiments corporels à bord des bâtiments de
l’État, effaçant ainsi de notre code maritime un système de
répression qui n’était plus depuis longtemps en harmonie
avec l’ensemble de notre pénalité. En même temps il s’oc-
cupait d’améliorer l’existence des marins à bord de la
flotte. Des plaintes légitimes s’étaient élevées à ce sujet.
Les marins recevaient des vivres de qualité défectueuse, en
quantité insuffisante. Souvent on voyait les matelots des-
cendre à terre pour acheter ~M pain. Sous un gouverne-.
ment qu’on disait paternel, quand un prince du sang était
amiral, de telles rigueurs, jointes à une négligence si cou-
pable n’avaient point d’excuses. Ce fut un honneur pour le
gouvernement provisoire d’avoir, sur ce point comme sur
Si~ vaisseaux de haut bord, une frégate à voiles, plusieurs fré-
gates à vapeur.
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DE LA REVOLUTION DE 1848. 445
e o mars, jour ueia première seance de la commisi. 38
tous les autres, au plus fort de la crise révolutionnaire, ré-
tabli les droits de l’humanité et, quand tout menaçait sa
propre existence, d’avoir relevé ces existences lointaines et
obscures qu’une royauté prospère avait laissées dans l’ou-
bli. Le Conseil de l’Amirauté reçut aussi, par l’initiative de
M. Arago, des modifications importantes. Des officiers de
tout grade, jusqu’à celui de lieutenant de vaisseau inclusi-
vement, furent appelés à en faire partie. Ce Conseil, de-
venu ainsi plus apte à représenter tous les intérêts de l’ar-
mée navale, on le chargea de former un état d’avancement
des officiers par ordre de mérite avec un tableau particulier
de ceux que l’on jugeait capables d’être appelés au com-
mandement des bâtiments de l’État, le gouvernement ré-
publicain ne devant plus rien accorder au privilège.
Non content de ces réformes partielles, M. Arago voulut t
encore attacher son nom à un grand acte historique de jus-
tice et d’humanité. Il appuya avec force dans le conseil du
gouvernement provisoire les instances de M. Ledru-Rollin
et obtint la création d’une commission chargée de prépa-
rer, dans le plus bref délai, l’acte d’émancipation des noirs
et les mesures nécessaires pour en assurer le succès. La
présidence de cette commission fut donnée à M. Victor
Schœlcher, l’un des rédacteurs de la Réforme, démocrate
convaincu, dévoué, qui, depuis bien des années déjà, pour-
suivait avec ardeur, en y consacrant son temps, sa fortune,
ses études et ses travaux, l’extension à la race nègre des
principes de liberté et d’égalité proclamés, à la face du
genre humain, par la Révolution française. M. Schœlcher
avait eu la plus grande part à la détermination de M. Arago
qui désirait l’émancipation immédiate des noirs, mais sans
la croire possible. Nommé sous-secrétaire d’Etat au dépar-
tement de la marine et des colonies, il s’adjoignit M. Mes-
tro, directeur des colonies, M. Perrinon, officier demarine,
M. Gatine, avocat aux conseils, M. Gaumont, ouvrier hor-
loger, MM. Henri Wallon et L. Percin, auxquels il pré-
senta le 6 mars, jour de la première séance de la commis-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/462[modifier]
446 HISTOIRE
sion, un projet de décret dont le premier article était ainsi
conçu:
« L’esclavage sera entièrement aboli dans les colonies et
possessions de la Erance six semaines après la promulga-
tion du présent décret dans chacune d’elles. Tous les
affranchis deviennent.citoyens français. ))
La commission poussa ses travaux avec zèle. Le H avril,
elle avait achevé sa tâche et remettait; à M. Arago un en-
semble de décrets qui abolissaient immédiatement l’escla-
vage, en renvoyant à l’Assemblée nationale le soin de fixer
l’indemnité demandée par les colons, étendaient aux colo-
nies le droit de représentation à l’Assemblée nationale,
supprimaient les conseils coloniaux, confiaient leurs pou-
voirs aux commissaires de la République, organisaient
l’instruction publique, gratuite et obligatoire, instituaient
la liberté de la presse, le jury, les ateliers nationaux, etc.
Ces décrets, malgré les représentations et les sollicitations
des colons, auxquels M. Marrast prêta son appui dans le
gouvernement, furent signés en conseil et insérés au ~MM-
teur du 37 avril. La politique généreuse l’emporta cette
fois sur la politique circonspecte, l’esprit novateur fit taire
la prudence conservatrice’. Il serait difficile d’en bien éta-
blir la raison. La circonstance déterminait souvent comme
au, hasard l’adoption de l’uneou de.l’autre de;ces politiques.
Il n’était pas rare que le même ministre se trouvât solidaire
des mesures les plus contradictoires; qu’il eût à faire passer
dans les faits les inspirations les plus hardies de la Révolu-
tion et à rétablir des.systèmes.et des routines incompati-
bles avec le génie des institutions démocratiques. Plus nous
avancerons dans le récit des événements, plus nous devien-
’On est heureux aujourd’hui (-1862) de pouvoir constater que la
politique ~M~MtMen’apas eu les résultats funestes que prédisait la
politique circonspecte,, loin. de là. Dans son livre de l’~M~eM de ~’M-
f~sfa~, M. Cochin reconnait que depuis l’émancipation ~popula-
tion a augmenté dans nos colonies; que le nombre dés mariages y est
beaucoup plus considérable; que, si l’étendue des cultures a diminué,
la production s’est accrue; que les écoles se multiplient, etc.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/463[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 447
dra sensible cette duplicité involontaire, dont aucun des
membres du gouvernement n’était en particulier respon-
sable, mais qui résultait nécessairement des concessions
mutuelles qu’ils croyaient tous devoir se faire dans l’intérêt
de la paix publique.
Une extrême faiblesse au dehors, un trouble malfaisant
dans la conscience du pays, furent les résultats de ces con-
tradictions. Le peuple surtout en souffrit sa simplicité, sa
droiture n’y purent rien comprendre il se crut trompé,
s’irrita, entra en défiance et finit, comme nous le verrons
bientôt, par porter à la République qu’il chérissait et à lui-
même des atteintes funestes.
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CHAPITRE XX
Ministère des finances. M. Goudchanx. – H. Garnier-Pagès.
A toutes les difficultés soulevées brusquement par la
révolution de Février venait encore s’ajouter l’embarras des
finances. Soit que le gouvernement provisoire voulût arrê-
ter ou précipiter la révolution politique, soit qu’il voulût
refouler ou favoriser la réforme sociale, faire ou non la
guerre, organiser de grands travaux publics ou mettre sur
pied une armée, il avait besoin d’argent et de crédit; or
l’état économique de la société lui ouvrait à cet égard les
perspectives les moins rassurantes.
Sous le règne de Louis-Philippe, l’activité de l’industrie,
surexcitée par l’immense entreprise des chemins de fer, la
passion de l’agiotage et le goût effréné du luxe qui s’étaient
répandus partout, avaient poussé les classes riches à des
extrémités touchant à la ruine. Les établissements de crédit
s’étaient engagés dans des opérations démesurées. Des af-
faires à longue échéance et pleines de risques étaient en-
treprises avec une légèreté incroyable. Les marchandises
s’accumulaient dans les entrepôts et dans les magasins des
producteurs les actions encombraient la place. La multi-
plication désordonnée des billets dans les transactions com-
merciales, l’exportation de numéraire nécessitée par l’a-
chat des blés étrangers en 1846, avaient amené une crise
métallique qui aggravait encore la crise financière. Le petit
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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848. ~9
58.
1-
commerce ne pouvait plus suffire aux frais de maison accrus dans une proportion qui dévorait les bénéfices. Les particuliers, entraînés dans une rivalité onéreuse de dépenses, vivaient d’expédients et d’anticipations. Tous les grands financiers prédisaient une catastrophe générale, si l’on ne parvenait au plus vite à rétablir le mouvement naturel de l’industrie et du commerce 1.
Du 1" janvier 1846 au 15 janvier 1847, la réserve de la
Banque de France avait diminué dans une proportion considérable. Elle était descendue à 172 millions et se voyait fort menacée, quand l’empereur de Russie la releva momentanément, en se rendant acquéreur de rentes pour une valeur de 50 millions.
Suivant le rapport de la commission du budget sur les
dépenses de 1847, les finances de l’Etat étaient engagées pour onze ans et les engagements pris ne pouvaient être éteints dans cet espace de temps qu’à la condition d’une paix ininterrompue et d’un budget ordinaire qui ne présentât plus aucun découvert; c’était, en d’autres termes, supposer l’impossible Le gouvernement avait abusé de toutes Voir au Moniteur les discours de HM. Fould, Léon Faucher, Thiers,
Bignon, à la Chambre des députés, pendant le mois de janvier 1848.
t Pour que les ressources cumulées de l’emprunt et des réserves de
l’amortissement fussent suffisantes à la fin de 1855, il fallait les quatre conditions presque irréalisables que voici
1° QM les budgets ordinaires de 1848 à 1855 ne présentassent au-
cun excédant de dépenses sur les recettes;
2° Qu’aucun travail nouveau ne fût entrepris en dehors des travaux
déjà votés et en cours d’exécution
5° Qu’aucune circonstance intérieure ou extérieure ne détournât les
réserves de l’amortissement de leur action exceptionnelle pour les rendre, par suite d’une baisse de fonds publics au-dessous du pair, à leur destination légale, le rachat de la dette;
4° Que la dette flottante pût être élevée, sans dommages pour le
crédit public et sans préoccupations pour le trésor, à 735 millions en ’1850, à 801 millions en 1851, et à 736 millions en 1852, pour être ramenée enfin au chiffre de 559,476,180 fr., à l’expiration de 1855; évidemment ces quatre conditions n’étaient pas admissibles, Voir, au Moniteur du 26 avril 1849, le rapport de M. Ducos au nom de la commission chargée d’examiner les comptes du gouvernement provisoire.
58.
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450 HISTOIRE
450 HISTOIRE
les ressources et de tous les. expédients; il avait émis des
bons du Trésor autant que le public.en avaitvoulu prendre;
il avait laissé monter,;au chiffre de 872 millions la dette
flottante’, non compris Jes caisses d’épargne il avait
accru la dette perpétuelle par des emprunts successifs; en-
fin il venait, vers les derniers mois de l’année 1847, d’en
contracter un dont les payements s’échelonnaient à des
termes si éloignés que c’était un secours presque illusoire.
La caisse des dépots et consignations, engagée, aussi outre
mesure,- était surchargée d’actions de chemins de fer et~de
canaux. –,
Tous les ressorts, on le voit, étaient tendus. Le moindre
événement survenant à l’improviste pouvait les briser.
Depuis quelque temps on murmurait le mot de banque-
route la panique qui s’empara des esprits à la suite de la
révolution de Février fit de ce mot le péril et l’épouvante
du, gouvernement républicain.
Non-seulement ce gouvernement héritait d’une situation
très-compromise ornais encore il se voyait contraint, par
son principe et par la circonstance qui le faisait sortir d.’une
révolution populaire, à se retrancher de ses propres mains
des ressources considérables. En présence d’un milliard~
instantanément exigible, d’un budget de 1,700 millions
réglé avec un découvert probable de 76 millions sur les dé-
penses ordinaires et de 169 millions sur l’extraordinaire;
en présence d’une’ dette inscrite de milliards 395 mil-
lions?, les réserves de l’amortissement étant absorbées jus-
qu’en 1855; en présence de travaux publics commencés
Voir le rapport publié dansle Moniteur du 10 mars 1848.
Le rapport de M. Ducos établit que la dépense totale surpassait le
montant des recettes de 185,45(i,245 fr. (~o~M- 26 avril 1849).
800 millions, selon M.. Fould (Voir au Moniteur du 22 avril 1849).
Voir le rapport de M. -Ducos, Moniteur du 26 avril 1849.
Le’capital de la dette publique est évalué par Gantier-Pages à
5 milliards, dette fondée et dette flottante, tout compris. M. Lacave-
Laplagne, ancien ministre des finances de Louis-Philippe, accepte ce
chiffre.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 451
sur une vaste étendue et qu’il fallait continuer à tout prix
obligé de faire face, avec 1~2 millions trouvés dans les
caisses du Trésor à une dépense courante de 135 mil-
lions par mois, de salarier lés ateliers nationaux, de réor-
ganiser l’armée et la garde nationale, de soutenir l’indus-
trie et le commerce, de venir en aide aux ouvriers sans
travail, de parer enfin à l’accroissement subit des dépenses,
à la diminution des recettes, à l’éclipsé du crédit qu’en-
traîne toute révolution, le gouvernement provisoire devait
encore abolir sur l’heure plusieurs impôts très-productifs,
mais impatiemment supportés par le peupler L’impôt sur
le sel, l’impôt du timbre sur les écrits périodiques qui por-
tait atteinte à la liberté de la presse, l’impôt des boissons,
ne se pouvaient maintenir sans que le pouvoir parût mentir
’à toutes les promesses du parti républicain et ne se pou-
vaient non plus suppléer d’aucune manière.
L’impôt sur le sel, qui produisait, en 1780, 54 millions
à l’Etat, aboli par la première République, rétabli par
l’Empire en 1806, réduit par la Restauration au chiffre de
50 millions, et qui .en avait donné sous Louis-Philippe 65,
allait, par sa suppression totale, créer un déficit énorme.
Il était difficile de songer à grever encore la propriété fon-
cière très-obérée et qui attendait depuis longtemps un
soulagement. De quelque côté qu’il se tournât, le gouver-
nement ne trouvait que des exigences à satisfaire et des
ressources taries au d.outeuses.
L’emprunt de ?0 millions, contracté par le dernier
gouvernement et sur .lequel 83 millions seulement avaient
été versés, était abandonné par les souscripteurs. C’était
dire assez qu’un nouvel emprunt devenait impraticable.
Le 25 février, tes coffres de l’État contehaient57 millions en valeurs
de portefeuille, en numéraire 155 millions dont 127 millions à la
Banque. Il fallait distraire 75 millions de cette somme pour le paye-
ment du semestre de la rente 5 pour 100.
voir le rapport de M. Garnier-Pagès à l’Assemblée nationale, séance
du 8 mai 1848.
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~52 HISTOIRE
1 ’1 _1_ _d a__ ’J’¡.
Les banquiers, loin de pouvoir donner du crédit, en ré-
clamaient tous, sous peine de faillite. Les caisses d’é-
pargne ne recevaient plus de dépôts. Elles en avaient
alors pour une somme d’environ 500 millions, mais de
valeurs dépréciées et qui n’auraient pas produit, aliénées
à la Bourse, plus de i50 millions. Les demandes de rem-
boursement arrivaient, d’ailleurs, en foule. Il en était de
même pour les bons du Trésor. Les capitalistes mettaient
leurs fonds en réserve ou les envoyaient à l’étranger.
Plus d’avances de la part des receveurs généraux, plus
de dépôts à la caisse des consignations, plus de fonds
provenant des communes. Les débiteurs de l’État deman-
daient des atermoiements, les chefs d’industrie des se-
cours un mouvement général de rétraction s’opérait. La
catastrophe prédite par MM. Thiers et Fould à la Chambre-
des députés, hâtée par la révolution de Février, semblait
imminente.
M. Goudchaux, d’origine Israélite, chef d’une maison de
banque favorablement connue sur la place de Paris, réputé
personnellement pour sa probité scrupuleuse et sa régu-
larité dans les affaires, avait été chargé par le gouverne-
ment provisoire du portefeuille des finances. Ce choix pa-
raissait à beaucoup de gens de bon augure. Le caractère
de M. Goudchaux et la nature de ses opinions offraient des
garanties d’ordre. Attaché à la rédaction du A~MKO~, il
s’était occupé sous le dernier règne des questions de
finances dans leur rapport avec le prolétariat; il s’était
inquiété de l’hostilité qui s’accusait entre le travail et le
capital, autant dans l’intérêt des classes riches que dans
celui des classes pauvres. On le savait peu porté aux imio-
vations. Aussi les capitalistes témoignèrent-ils de la satis-
faction en le voyant accepter le portefeuille. Ils fondaient
sur sa sagesse bien connue dans les affaires privées l’espoir
d’une influence antirévolutionnaire dans les conseils du
gouvernement, oublieux de cette vérité, banale à force
d’être vraie, que dans l’extrême péril, quand le temps est
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 455
r" ~t ,aa t~ ~occ~ "tt" .r" ~"w,
passé de prévoir et de prévenir, la sagesse elle-même com-
mande l’audace.
La prudence de M. Goudchaux eût paru, d’ailleurs, même
en temps ordinaire, trop timorée. Il apportait aussi au
’gouvernement provisoire des préventions personnelles et
des antipathies outrées qui ne pouvaient que nuire à la
netteté de ses vues, déjà troublées par son tempérament
irascible. Dans les réunions provoquées par les rédacteurs
du National, vers la fin du règne de Louis-Philippe, pour
tenter de rallier autour de leur journal les nuances diverses
de l’opinion républicaine, M. Goudchaux s’était chargé de
traiter les questions de finances et en particulier de com-
battre les théories de M. Louis Blanc sur l’organisation du
travail. Le principe de l’association avait été soutenu dans
ces réunions par quelques prolétaires qui professaient les
doctrines de M. Buchez et celles de M. Pierre Leroux. De
tous ces débats, M. Goudchaux n’avait emporté que de l’ir-
ritation et la résolution bien arrêtée de ne jamais entrer
dans un gouvernement dont M. Louis Blanc ferait partie.
Peu de jours avant le 34 février, comme on s’était réuni
une dernière fois pour former, à toute éventualité, là liste
d’un gouvernement provisoire, il avait obtenu que M. Louis
Blanc et M. Ledru-Rollin, qu’il supposait apparemment
quelque peu socialiste, en seraient exclus.
Ce n’étaient pas là des antécédents favorables à la con-
fiance mutuelle. On peut facilement se représenter le dé-
plaisir de M. Goudchaux lorsque, en arrivant à l’Hôtel de
Ville, il y fut reçu précisément par les deux personnes dont
il avait exigé l’exclusion. Son premier mouvement fut d’une
vivacité extrême. Il s’ouvrit à M. Garnier-Pagès, avec lequel
il était lié d’une amitié étroite, lui dit qu’il ne pouvait con-
sentir à prendre un ministère dans un gouvernement com-
posé de la sorte et voulut déchirer immédiatement sa
commission. M. Garnier-Pagès, convaincu que le nom de
M. Goudchaux était le plus propre à rassurer la banque et
les capitalistes, l’exhorta à sacrifier ses ressentiments per-
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454 HISTOIRE
sonnets au bien public et réussit à le persuader. Cependant M. Goudchaùx, dans la préoccupation constante des innovations -auxquelles le gouvernement allait se laisser en-
traîneripar~M.’Lauis Blanc, ne Consentit à garder le portefeuille qu’à la condition expresse qu’aucun des impôts en
vigueur ne serait;supprimé, ni même modifié, et fit sur-le-
champ publier :une déclaration de tous les membres du
conseil. dans laquelle il était dit que- « le gouvernement
provisoire considérerait comme une usurpation sur les
droits :de l’Assemblée nationale tout changement dans le
système des impots’. Mais a peine eut-il pris l’engage-
ment de rester dans le gouvernement qu’il s’en repentit.
En examinant la situation financière, en écoutant les avis,
les doléances, des prédictions lamentables des banquiers et des capitalistes que la peur pressait autour de lui, il se troublait, il entrait .en angoisse, il voyait la France perdue,
le gouvernement déshonoré. A ses yeux, il n’y avait plus
de.remède; le socialisme au Luxembourg, le jacobinisme
dans,les clubs,.le.tumulte et l’agitation dans la rue, présa-
geaient, nécessitaient ia ruiné publique. H ne voulait pas
du moins laisser son honneur personnel dans cette ruine.
Gomme il agitait en lui-même ces tristes pensées, il
apprit que le gouvernement provisoire venait d’abolir, sans
l’en avoir prévenu, l’impôt sur le sel. Déjà la suppression de l’impôt sur le timbre, réclamée avec plus d’esprit de corps que de patriotisme par les journaux, l’avait fortement indisposé. Cette nouvelle violation des engagements pris
avec lui porta au comble son mécontentement. Sans
plus délibérer, bien déterminé cette fois à imposer sa volonté !ou à quitter la place, il demanda pour le soir même uueréunion générale du conseil. C’était le 5 mars. La séance s’ouvrit sous la présidence de M. Dupont (de l’Eure).
Personne n’avait manqué à l’appel; une inquiétude extrême
se lisait sur tous les visages; on s’attendait à une commu-
~.MCM!<<’M’dul"’mars 1848.’
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DE LA. RÉVOLUTION DE 1848. 455
nication grave. Eh effet, après un long et pénible silence,
M. Goudchaux, très-oppressé, très-ému, fit, en s’interrom-
pant à plusieurs reprises, tant il avait peine à se contenir,
un expose de la situation qui jeta dans tous les esprits le
trouble auquel il était lui-même en proie. Il se plaignit avec
amertume des effets dangereux de certaines prédications;
-il protesta contre des mesures qui, répandant l’effroi dans
toutes les classes de la société, paralysaient le crédit et le
mouvement des affaires. Il conclut enfin en montrant la
ruine certaine et sans proposer un seul remède.
Personne n’éleva la voix pour lui répondre. La conster-
nation était profonde. « Serait-ce vrai? murmura enfin
M. de Lamartine, en se penchant vers M. Garnier~Pagès.
Sommes-nous perdus, irrévocablement perdus? Et cette
interrogation effrayante, chacun se l’adressait intérieure-
ment avec une inexprimable angoisse. Lorsqu’on fut un peu
revenu de la première stupeur, les membresdu conseil pro-
posèrent successivement plusieurs mesures mais toutes, à
la discussion,:parurent dangereuses ou vaines. La banque-
route fut tout d’abord écartée. Mieux valait, disait-on, cou-
rir, tous les périls que d’infliger à la République un tel
opprobre. Poursauverl’honneur du pays rien ne devait
sembler impossible.
M. Goudchaux, insistant sur la nécessité de couper court
aux bruits alarmants qui circulaient et de ranimer la con-
fiance publique qui pouvait seule encore sauver le gouver-
nement, proposa d’anticiper le payement du semestre des
rentes, échéant le 22 mars;, sa proposition fut accueillie.
Mais cette espèce d’ostentation à devancer un payement à
échoir, quand on était en si grande peine de faire face aux
engagements échus, n’était pas de nature à’donner le
change ni rassurer personne; tout au contraire. Envoyant
la réserve ainsi diminuée, les porteurs de billets de banque
s’effrayèrent davantage; la crise métallique, au lieu dé s’ar-
rêter, s’aggrava. La Bourse, que M: Ledru-Rollin avait es-
péré faire ouvrir dès le 36 à 60 et à 00, n’avait pu repren-
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456 HISTOIRE
dre encore 1. Toutes les transactions étaient paralysées; plusieurs maisons de banque avertissaient qu’elles allaient suspendre leurs payements. Quand M. Goudchaux s’aperçut du peu d’effet de sa mesure, il désespéra de lui-même et de ses moyens de salut et porta de nouveau sa démission au gouvernement. A toutes les instances du conseil il opposa cette fois des refus inébranlables. Il se voyait écrasé, di.sait-il, par la fatalité de la situation; il ne se sentait pas capable de conduire les finances de l’État quand les principaux obstacles lui venaient d’un des membres du gouvernement il ne voulait pas être responsable de l’embrasement général dont le foyer s’attisait au Luxembourg; il voulait, enfin, faire honneur à ses affaires privées et soutenir sa ’maison menacée comme toutes les autres d’une catastrophe prochaine.
La retraite de M. Goudchaux était aux yeux’du gouvernement un dernier signal de détresse. Les prières, les supplications redoublèrent; on refusait absolument d’accepter sa démission. Mais le ministre, en proie à une exaltation nerveuse dont il n’était plus maître, loin de se laisser toucher par ces marques de confiance et d’estime, s’emporta en paroles amères et quitta brusquement la salle du conseil. 11 n’y avait plus à balancer; il fallait lui nommer un successeur. A plusieurs reprises déjà M. Goudchaux avait désigné le maire de Paris comme beaucoup plus capable que lui de porter le fardeau des affaires le conseil setourna vers M. Garnier-Pagès comme vers un sauveur. Ce dernier accepta; non qu’il se fit illusion sur le péril, il était de sa nature de l’exagérer, mais parce que son dévouement au pays était à toute épreuve.
M. Garnier-Pagès, de même que le général Cavaignac, devait sa notoriété dans le parti républicain plus encore à 1 Le 5 pour 100 avait fermé le 23 février à 116 fr. 10 c. Lorsqu’on crut pouvoir rouvrir la Bourse le 7 mars au cours de 97,50, il tomba a 89. Après le décret sur l’impôt des 45 centimes et l’emprunt de 50 millions à la Banque, le 5 pour 100 descendit jusqu’à 55.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. ?7
m Duurse. un s y exatta mutueitement en constatant les i. M
la mémoire de son frère qu’à ses mérites personnels. Cependant une estime sérieuse s’attachait à sa personne. Tout en lui, caractère, esprit, langage, dans un accord devenu bien rare, portait l’empreinte d’une nature élevée. Son patriotisme était courageux et désintéressé. La pratique des affaires commerciales et de studieux travaux l’avaient rendu familier avec tous les systèmes financiers et il apportait au gouvernement, à l’appui d’une volonté droite, des connaissances positives qui eussent été d’un grand secours, si des scrupules méticuleux ne l’avaient retenu d’une manière trop absolue dans les voies pratiquées et dans les vieilles routines. M. Garnier-Pagès amenait avec lui au ministère des finances, pour y remplir les fonctions de sous-secrétaire d’État, un jeune homme qui avait été son secrétaire particulier. M. Eugène Duclerc, longtemps collaborateur de M. Pagnerre au .DM<MMMaM’6 politique, puis attaché à la rédaction du National, y avait traité, non sans talent, la question du rachat des chemins de fer et les questions d’impôt dans leursrapports avec le principe de l’égalité. M. Duclerc partageait toutes les idées financières de son ancien maître; sa confiance dans ses propres forces était également à peu près illimitée.
Il en fallait beaucoup pour ne pas se laisser abattre en
des conjonctures aussi difficiles. L’entrée de M. GarnierPagès coïncidait avec les symptômes les plus inquiétants. En neuf jours, du 25 février au 5 mars, l’encaisse du Trésor avait diminué de 27 millions. Le 6 mars, l’une des maisons de banque les plus accréditées de Paris, la maison Gouin, suspendait ses payements. Les maisons Ganneron et Baudon réclamaient des secours du gouvernement et déclaraient que sans ces secours elles ne pouvaient plus faire honneur à leur signature. La consternation était générale, la panique s’emparait des plus fermes esprits.
Le 9, une réunion des hommes les plus considérables de
la banque, de l’industrie et du commerce fut convoquée à la Bourse. On s’y exalta mutuellement en constatant les
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?8 HISTOIRE
pertes de chaque jour et le danger croissant d’une crise
dont on ne voyait pas le terme.’ On s’en prit au gouverne-
ment et l’on résolut de lui arracher par la menace une nie-
sure de laquelle chacun espérait son propre salut, mais qui
n’eût été rien moins que la banqueroute générale il fut
’convenu que l’on exigerait la prorogation àtrois mois de
toutes les échéances. Le tribunal de commerce eut la fai-
blesse d’appuyer cette motion et, le lendemain,, uncortég~
d’environ 5,000 personnes, sans armes, ii est:vrai, mais
bien décidées à:exercerune intimidation morale sur des
hommes qu’elles croyaient peu capables de résister, prit le
chemin de l’Hôtel de Ville. Cependant la violence projetée contre le gouvernement
s’était ébruitée; on- avait’pris, l’alarme. Le gouverneur et
les sous-gouverneurs de la. Banque étaient venus supplier
les membres du conseil, de ne point céder et de sauver la
Banque d’une liquidationiforcée. Les élèves des écoles ac-
couraient pour défendre l’Hôtel de Ville. On attendit de pied
ferme l’émeuté~nancière. La luttefut longue et vive. Irri-
tés par lerefus opiniâtre du ministre des nuances, quelques-
uns des principaux .chefs d’industrie s’oublièrent jusqu’à
l’insulte. L’un des membres du conseil ayant’oppôsé en de
sévères réprimandes leur impatience égotste au dévouement
du peuple qui ajournait sa faim de peur de nuire à la chose
publique, l’exaspération des fabricants excéda toutes bornes
« Vous nous vantez votre peuple, s’écria l’un d’eux, hors
de lui; ehbieni nous vous ferons voir ce que c’est que le
peuple. Demain nous fermons nos ateliers, nos boutiques;
nous jetons les ouvriers dans la rue; nous leur disons à qui
ils doivent s’en prendre et vous verrez alors s’il vaut mieux
avoir affaire à eux’qu’à nous et s’ils se contenteront long-
temps de vousentendre~célébrer leurpatriotisme! )) Mais
toutes ces menaces, toutes ces sommations, ne purent
ébranler le conseil. Sans en tenir aucun compte, il refusa
d’accorder au delà’des dix jours de prorogation antérieu-
rement décrétés. La députatiou se retira en murmurant.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 4M
Les jours suivants des tentatives nouvelles furent faites
au ministre.desfmances: l’une pour sommer M. GarnierPages d’accorder des secours directs, l’autre, plus raisonnable, pour solliciter son intervention auprès de la Banque afin d’en pbten.irjpour .les escomptes.eHes liquidations les plus grandes facilités possibles.; La première dé ces requêtes fut.dénnitivement repoussée, mais ia Banque ne refusa pas d’obtempérer en partie à ia.seconde. La création des comptoirs d’escompte, au moyen d’un prêt de id millions fait’ par le Trésor, vint bientôt parer; aux dangers les plus imminents. En quelques jours,,par les soins de MM. Pagnerre et Marrast qui en. avaient été spécialement chargés, ils furent établis sur les points les plus menacés. Combinés avec l’établissement de magasins généraux où les industriels purent déposer les objets fabriqués, moyennant un récépissé sur lequel; les comptoirs et la Banque firent des avances, et avec la réunion des banques des départements 1 à la Banque de France, ils fournirent au, commerce, dans l’espace d’un an, uncrédit de plus d’un milliard. Mais les résultats des ’meilleures. opérations ;Ënancières sont lents à obtenir, et le .gouvernement n’avait le loisir de rien attenCette mesure, réclamée depuis longtemps par les économistes de
l’école socialiste, ne fut point d’un effet aussi étendu ni aussi prompt qu’elle aurait dû l’être, par la raison que les banques n’existaient que dans .un petit nombre de villes, et que le cours forcé des billets ne fut pas immédiatement décrété pour toute la France, mais seulement pour la circonscription du département où-chaque banque avait son siège. L’unité des banques n’e fut décrétée, sur la demande réitérée des directeurs des banques~départementales~qae le 29 avril; il fallut.six mois pour que les billets de banques locales. se transformassent en billets uniformes de la Banque de France. Pour généraliser et centraliser le crédit eût fal)u créer, en les. reliant fortement entre elles avec la Banque, de France, des succursales de la Banque et des comptoirs d’escompte dans tous les départements avec les ressources combinées de l’État, des départements, des villes et des particuliers. Cependant, dans beaucoup de localités où ,1e taux de l’argent s’élevait d’ordinaire a 12 ou 15 pour 100, les comptoirs d’escompte l’abaissèrent à 6. A la retraite du gouvernement provisoire 4~ villes possédaient des comptoirs. Un crédit de 60 millions leur avait été promis par décret; mais ils n’en touchèrent en réalité que 11.
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460 HISTOIRE E
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dre. Pour se créer les ressources immédiates dont il avait
un si impérieux besoin, le ministre des finances, qui répu-
gnait aux mesures révolutionnaires, n’avait à sa disposition
que des moyens de peu d’efficacité. Chaquejour, cependant,
des remèdes empiriques lui étaient proposés. Les plans, les
projets, les inventions arrivaientparcentaines au ministère;
les murs data ville se couvraient de conseils, signés ou
anonymes, et des propositions les plus extravagantes du
monde. Une émission de 800 millions imposée à la Banque
de France, un emprunt forcé de 60 à 80 millions extorqué
par la menace aux capitalistes, furent très-sérieusement
conseillés à M. Ledru-Rollin et à M. Garnier-Pagèspar deux
financiers des plus considérables de Paris De son côté, le
gouvernement provisoire à qui M. Garnier-Pagès inspirait
une confiance entière, l’autorisait par décret (le 9 mars) à
aliéner, jusqu’à concurrence de 100 millions, les diamants
de la couronne, les terres, les bois et forêts composant les
biens de l’ancienne liste civile, les lingots et l’argenterie
provenant des résidences royales. Mais, comme ces biens
n’auraient pu être vendus sur l’heure qu’à moins de moitié
de leur valeur réelle, M. Garnier-Pagès n’usa pas de l’au-
torisation qui lui était donnée; il se borna à attribuer une
valeur de 75 millions sur ces biens comme garantie de
Le bruit public a désigné MM. Fould et Delamarre comme ayant
très-virement insisté sur la nécessité de l’emprunt forcé et l’utilité de
la banqueroute. A en croire ce bruit, M. Delamarre se serait rendu, ·
dans les premiers jours de la révolution, au ministère de l’intérieur
et aurait remis à M. Ledru-Rollin une liste contenant les noms des
principaux capitalistes de Paris et la désignation de leur fortune.
M. Louis Blanc (Révélations, t. I, p. 275) affirme que M. Delamarre
vint le trouver au Luxembourg pour lui faire les mêmes ouvertures.
<t C’est mon opinion et celle de tous mes collègues, » lui dit M. Delamarre
jf~es mesures que l’on a depuis qualifiées de socialistes étaient alors
proposées par la presse conservatrice. Le Journal des D~a~ (17 mars
1848) recommandait à l’attention publique la brochure de M. Lehideux,
/MH:me <’eMre’e<pM~Me, qui voulait qu’on ajourndt les bons du Tfe-
sor et tous les créanciers de la dette flottante, qu’on augmentdt l’im-
pôt à partir d’un certain chiffre et de manière ft doubler les cotes les
plus fortes, et qu’on imposdt la rente et les bons du Trésor.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 461
5B.
volume, n°’H.
l’emprunt de 150 millions qu’il fit bientôt à la Banque de France.
L’empruntnational, ouvert par décret du 9 mars sur une inscription de rentes 5 pour 100 au pair, n’avait produit au bout d’un mois quela misérable somme de 400,000 francs. L’idée d’un sacrifice volontaire n’approchait point des classes où cet emprunt aurait pu être réalisé. « Il serait bien temps, quand on y serait contraint, de donner son argent à l’État; » ainsi raisonnaient les riches. Et les bourses se resserraient, et chacun diminuait ostensiblement sa dépense, prenant tous les dehors de la ruine. Les uns réformaient brusquement la moitié de leurs domestiques, d’autres vendaientà à vil prix leurs chevaux ou faisaient fondre leur argenterie; les femmes de l’aristocratie sortaient vêtues comme de petites bourgeoises et affectaient de monter dans les voitures publiques. Il était entendu qu’on ne payait plus aucun fournisseur. Les confiscations et les assignats de 93 paraissaient à beaucoup de gens des motifs suffisants pour se dire ruinés en 1848.
A la vérité, ces basses et égoïstes pensées n’étaient pas générales. Dans les mansardes, dans les ateliers, partout où régnait l’esprit républicain, le patriotisme relevait les courages. L’obole du pauvre ne se cachait pas et la famille de l’artisan ne tenait pas conseil poursavoir s’il serait prudent de la mettre en réserve. Tous, émus de la détresse publique, auraient eu honte de parler de leur propre misère c’était partout une rivalité,’une folie de sacrifice: celui-ci donnait en un jour l’épargne de dix années; tel autre, qui n’avait point d’argent, offrait une montre, une chaîne d’or. Les femmes apportaient leur présent de noce. Les offrandes furent si nombreuses que le gouvernement se vit obligé de nommer pour les recevoir une Co?KM:!M:oK des dons patriotiques qui siégea au palais de l’Elysée sous la présidence de deux vieillards illustres, MM. Béranger et de Lamennais 1.
Voir aux DocMnM!t~f historiques, à la fin du volume, n°.H.
sa
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4M HISTOIRE E
402 tiJOiUiULj
Mais ces sacrifices énormes pour ceux qui les accomplis-
saient, ce denier des plus pauvres entre les pauvres pro-
duisaient une somme bien minime~ relativement aux. be-
soins qui allaient croissant dans une proportion effrayante.
Il était urgent de trouver d’autres ressources. Par malheur,
on se les créa aux dépens des intérêts qu’il importait le plus
à la République derespecter. Le touchant empressement des
classes pauvres a venir en aide au gouvernement aurait dû
lui faire sentir, si l’esprit même de ta Révolution ne l’eût
.dit assez, qu’il était particulièrement obligé envers le
peuple et qu’à tout prix il fallait le ménager. Mais les habi-
tudes nnancières transmises par les gouvernements monar-
chiques préyalurënt. sur .tes considérations politiques et
morales. Le ministre des finances, qui avait mis son honneur
à payer intégralement et à jour fixe aux rentiers de la.dette
inscrite l’intérêt du semestre, ne se fit pas scrupule d’a-
journer les infiniment petits capitalistes dépositaires des
caisses d’épargne, les nécessiteux qui vivent au jour le jour.
!1 arrêta le remboursement des dépôts, donnant aux dépo-
sants la sommé de 100 francs en numéraire, et s’ils exi-
geaient le s«lde de leur compte, de la rente 5 pour 100 au
pair (la rente en ce moment était cotée à 77, plus tard elle
.tomba à 51 francs) et des bons du Trésor a six mois d’échéance. Contre toute attente et toute vraisemblance, la
patience du.peuple soutint avec une constance admirable
~cette épreuve nouvelle; pas une plainte, pas une menace ne fut proférée; la résignation au sacrince imposé fut aussi
parfaite que l’avait été l’émulation dans le sacrifice volon-
taire.
Cependant la panique un moment calmée avait repris.
Les conférences du Luxembourg .qu’entourait une sorte de
mystère, lelangage officiel du ministre de l’intérieur, les
Qiscussions des clubs, la polémique des journaux révolu-
tionnaires, jetaient de plus en plus l’alarme dans la bour-
La Commission, lorsqu’elle rendit ses comptes, n’avait touché qu’un
million..
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 465
geoisie. Les divisions qui régnaient dans le gouvernement
provisoire commençaient à transpirer et l’on croyait savoir
que le parti modéré avait le dessous. Dans la prévision de
nouvelles catastrophes, chacun se précipita vers les caisses
de la Banque pour y échanger contre de l’argent les billets
dont il étaitporteur. Du 24 février au 14 mars, l’encaisse
descendit de 140 à 70 millions. Dans la seule journée du
15 mars, 10,&00,000 francs furent échangés. Le 15 au soir,
il ne restait plus à la Banque de France que 65 millions
dans les départements et 59 millions à Paris, sur lesquels
45 millions étaient immédiatement nécessaires pour payer
l’armée, les ateliers nationaux elles divers services.
Dans cette extrémité, M. Garnier-pagès sut prendre un
parti hardi et prompt. Depuis quelques jours déjà, pré-
voyant le danger, il avait obtenu du gouvernement l’autori-
sation de décréter les billets de banque monnaie légale,
en accordant a la Banque la faculté d’émettre des coupons
de 200 et de-100 francs*. Les adversaires du gouverne-
ment s’écrièrent qu’on rétablissait le papier-monnaie, mais
le bon sens publie ne se laissa pas tromper par cette accu-
sation sans fondement. La dépréciation des actions et des
billets de banque ne. dura pas au delà de quelques jours.La
circulation se rétablit~. Les billets delà Banque de France,
qui, avant 1848, ne sortaient guère de Paris,.pénétrèrent
rapidement jusqu’au fond des campagnes~. La Banque re-
prit sa liberté d’action et put venir en aide à l’État par des
emprunts successifs qui s’élevèrent en peu de temps jus-
qu’à la somme de 250 millions. C’était beaucoup assuré-
ment, mais ce n’était pas assez, car les besoins urgents dé-
passaient 400 millions.
Cette opération si simple et qui fut si utile, Mf. Thiers et Duchâtet
avaient déclare, dans une récente .discussion parlementaire, qu’elle
serait la ruine du crédit et qu’elle perdrait la Banque.
La rente 5 pour 100 remonta de 72 à 77 du 10 au 16 mars.
Le chiffre total des émissions, fixé d’abord à 550 millions, s’est
ëteyé successivement à 525 millions.
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464 HISTOIRE
Le ministre des finances dut songer à augmenter l’im-
pôt. Les convictions personnelles de M. Garnier-Pagès, qu’il fit aisément partager au conseil, le portaient à décréter tout de suite l’impôt progressif sur le revenu et l’impôt sur les créances hypothécaires. Mais l’impossibilité matérielle d’établir la perception de ces deux impôts avant trois ou quatre mois lui fit abandonner ce projet; sur l’avis réitéré de M. d’Argout, il décida de proposer au conseil une augmentation de l’impôt direct dont les rôles étaient distribués et dont le recouvrement serait facile.
Le 16 mars, M. Garnier-Pagès convoqua le conseil au
ministère des finances. Après avoir rappelé ce qu’il avait tenté, l’insuffisance ou l’insuccès de plusieurs mesures sur lesquelles on avait fondé de grandes espérances, il proposa de frapper sur les quatre contributions directes un impôt extraordinaire de 45 centimes. Le ministre s’autorisait de plusieurs précédents. En 1815, Napoléon, pour subvenir aux préparatifs de la guerre, avait ajouté 100 centimes aux contributions des patentes, des portes et fenêtres et 50 centimes aux contributions foncières. En 1814,il avait doublé cet impôt. En 1815, Louis XVIII frappait les départements d’une contribution de guerre de 100 millions. En 1850, Louis-Philippe élevait encore le chiffre des centimes additionnels de,l’Empereur. Plus tard, il y ajoutait (budget de 1852) 50 centimes extraordinaires. M. Garnier-Pagès en concluait que la mesure était parfaitement légitime et d’un effet certain. Le conseil, pas plus que le ministre, ne voyait d’inconvénients à l’augmentation de l’impôt foncier. La proposition fut donc admise en principe; seulement M. Louis s Blanc et M. Ledru-Rollin réclamèrent, dans l’application, l’exemption en faveur des petites cotes. M. Garnier-Pagès s’y refusa. Il représenta que ce terme très-vague de petites cotes pourrait facilement donner lieu à des interprétations arbitraires; il fit remarquer que de très-petites cotes appartenant souvent à des propriétaires très-riches, en beaucoup de cas la mesure proposée n’atteindrait pas son but.
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DE LA RÉVOLUTION DE d848. 465
Le ministre ajouta qu’il estimerait plus utile et plus pra-
tique de recommander aux percepteurs d’avoir égard à la
situation de chaque contribuable et de dégrever partielle-
ment ou en entier tous ceux pour qui l’impôt serait trop
onéreux. Alors M. Dupont (de l’Eure) prit la parole pour
soutenir l’opinion de MM. Ledru-Rollin et Louis Blanc. Il
dit qu’habitant des campagnes, il les connaissait bien;
qu’il avait toujours vu partout le percepteur ménager le
grand propriétaire et frapper sans merci le petit contri-
buable que remettre à un fonctionnaire subalterne l’ap-
préciation des cas où il conviendrait de ne pas appliquer la
loi, c’était vouloir qu’elle épargnât le riche, dont le mécon-
tentement pouvait se faire sentir et qu’elle pesât de toute
sa rigueur sur le pauvre, dont les réclamations n’arri-
vent que difficilement aux oreilles du pouvoir. Il con-
clut en affirmant que le nouvel impôt serait la source
des plus graves embarras et qu’il ferait haïr )a République
par cette partie même de la nation sur laquelle elle devait
s’appuyer. Mais M. Garnier-Pagès ne se laissa pas persua-
der il s’engagea, sur l’honneur, à ne pas faire peser l’im-
pôt sur le pauvre; le conseil ayant toute confiance dans sa
loyauté et dans ses lumières, son avis l’emporta; le décret
fut signé
Fidèle à sa promesse, le ministre accompagna la pro-
mulgation du décret d’une circulaire aux commissaires
des départements. H annonçait officiellement l’intention
du gouvernement de dégrever les contribuables pauvres
Peu de jours après, le club de la révolution apporta au gouver-
nement provisoire une pétition pour demander que les petits contri-
buables fussent affranchis de cette surcharge d’impôt. Apres avoir
entendu MM. Barbès, Thoré, Lamieussens, le ministre des finances
répondit « qu’en effet la nouvelle République entendait le système des
impôts tout au rebours du gouvernement monarchique que les
charges publiques devaient être supportées par les privilégiées et que
le peuple travailleur en serait libéré complètement, » Il promit, en
conséquence, qu’un nouveau décret interprétatif serait incessamment
publié dans le Moniteur.
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466 HISTOIRE
dans une équitable mesure; cette instruction ne lui pa-
raissant, pas encore suffisante, il fit rendre, le 5 avril,
un nouveau décret qui .enjoignait aux maires et aux em-
ployés de l’administration des finances de décharger de la
contribution les pauvres: et Ies,maiaisés’. Le 35 avril, une
nouvelte circulaire impérative confirma ces’ instructions
Selon tes.calculs du ministre, l’impôt) perçu dans toute sa
rigueur, àurait.djmné un produit de =490 millions. H affec
tait 50 millions au soulagement des petits contribuables;
restaient donc i 60-millions à percevoir. Quand le gouver-
nément provisoire remit ses pouvoirs à l’Assemblée natio-
nale, 80 millions seulement étaient entrés ’dans les caisses
del’Ëtât.
Sous le rapport matériel, M. Garnier-Pagèsne s’étaitpas
trompé; là perception de l’impôt des 4S centimes se fit
sans difficultés sérieuses~, les.fonds.arrivèrent au bout de
très-peu de temps; tous les services purent être régulière-
ment payés la banqueroute fut évitée. Mais,relativement
à l’effet moral, l’erreur du ministre des finances fut bien-
tôt’sensible. Exploité par les partis royalistes auprès des
Le bulletin de la Rëpubiique (h° T), en date du 2S mars, prenait
aussi à tâche d’atténuer le mauvais effet de l’impôt dans les campagnes.
« La République, disait ce bulletin, attribué à madame Sand, com-
mence par voùs demander un sacrifice nouveau mais ce sera à la fois
te premier et le dernier, si vous secondez le mouvement courageux et
sincère que la République vous imprime. Ce sacrifice, la République
le considère comme un emprunt que, sous toutes les formes,, elle vous
rendra peu à peu et que vous pouvez l’aider à vous rendre au cen-
tuple, en veillant plus que jamais au choix de vos députés républi-
cains.;))
~LedëeretduS. avrii, dont l’application était: confiée des agents
subalternes, ne reçut qu’une exécution trës-lente et très-incomplète.
? Le~ principales, difficultés ne vinrent pas des petits contribuables,
mais de quelques propriétaires orléanistes ou légitimistes qui contestè-
rent au gouvernement provisoire le droit de décréter l’impôt extraor-
dinaire, espérant ainsi provoquer dans les campagnes un mouvement
de L’cyoUe contre la-République. Les départements du Midi; où les in-
fluences, royalistes étaient: prépondérantes, furent les plus en retard
dans le payement de l’impôt des 45 centimes..
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DE LA RÉVOLUTION DE ’1848. ~67
paysans qui avaient vu avec indifférence la chute de la dy-
nastie, l’impôt des 45 centimes donna le premier branle à
ropinion; il éveilla dans les campagnes un esprit d’hosti-
lité contre la République: Un murmure général protesta
contre l’avènement d’un gouvernement qui se manifestait
par l’augmentation de l’impôt’ et ce murmure prit, à la
grande épreuve de. l’élection présidentielle, un caractère
d’opposition pratique extrêmement préjudiciable aux inté-
rêts du pays 2.
J’ai dit que M. Garnie~Pagés, tout en approuvant dans
son principe l’impôt progressif sur le revenu, y avait re-
noncé à cause des longueurs inévitables dans l’exécution
du,décret.’ Des considérations analogues lui firent ajourner
la perception de l’impôt de 1 pour 100 sur le capital des
créances hypothécaires décrété à sa. requête. Une autre
mesure d’intérêt public, à laquelle il avait paru favorable
le rachat des. chemins de fer, ne fut pas non plus réalisée.’
Au lendemain de la révolution, le plus grand~ nombre des
compagnies, alarmées par la/dépréciation subite des
actions, étaient venues d’elles-mêmes au-devant’des inten-
tions du gouvernement. Les actionnaires étaient presque
unanimes à souhaiter le rachat, moyennant une indemnité
équitable. Un rapport d’un projet de décret fut pré-
Je trouve dans une publication récente ce passage d’une Note de
Mirabeau pour la cour, en date du 6 octobre 1790, encore applicable à
la révolution de 1848 « on a promis au peuple plus qu’on ne pou-
vait promettre; on lui donne des espérances qu’il- est impossible de
réaliser et, en dernière analyse, le peuple ne jugera de la révolution
que par ce seul fait lui prendra-t-on plus ou moins d’argent dans sa
poche? –Vivra-t-il plus àson Mse?–’Aurait-il plus de’travail?–
Ce travail sera-t-il mieux paye?)) (C~nMpMM~M entre le comte de
M!~M!<eom~~t.<:MMA,v.n,p.2-l~.)
Une des choses qui excitèrent le plus de mécontentement, parce
qu’en réalité elle était souverainement injuste, c’est que l’impôt des
~5 centimes fut assis, non sur la base de l’impôt ordinaire, mais sur la
totalité des impositions extraordinaires que beaucoup de localités s’é-
taient imposées pour des travaux ou pour d’autres intérêts particu-
liers, d ou il résultait que les pays les plus grèves étaient encore sur-
chargés.
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468 ’HISTOtRE
senté dans ce sens au conseil qui l’approuva 1. M. de Lamartine en pressait l’exécution; M. Duclerc y insistait chaque jour. Mais les administrateurs des compagnies, se voyant menacés de perdre leurs fonctions, ou du moins d’en voir les bénéfices fort réduits, et quelques actionnaires qui, tout en désirant le rachat, jugeaient utile, afin d’obtenir des conditions meilleures, de crier à la spoliation et au communisme, nrent traîner en longueur les délibérations. Pendant ce temps, les événements politiques se compliquèrent. Le moment venu où l’Assemblée altait se réunir, le gouvernement ne se sentit plus assez d’autorité morale pour effectuer une opération de cette importance~. Quant aux réformes demandées depuis longtemps par les hommes éminents de tous les partis, ou bien elles ne se présentèrent pas à la pensée du gouvernement provisoire, ou bien elles en furent écartées. Le ministre républicain qui croyait à la justice de l’impôt progressif et de l’expropriation pour cause d’utilité publique, sans toutefois mettre à exécution ni l’une ni l’autre de ces mesures, préféra recourir à des moyens opposés à l’esprit même des institutions démocratiques. Cette révolution, que l’on déclarait faite par le peuple et pour le peuple, on la fit peser directement sur les masses. Cette République qui se donnait offiLes actions de chemins de fer formaient un capital d’environ un milliard. H y avait troiscatégories de compagnies exploitantes; 1° celles qui avaient terminé leurs travaux 2° les compagnies dont les travaux étaient en cours d’exécution; 5° les compagnies associées à l’État et dont les travaux étaient également en cours d’exécution.
Un projet relatif à l’établissement d’un vaste réseau de chemins de fer sur toute la France avait été soumis aux délibérations de la Chambre, en 1858, par le ministre du commerce,M. Martin (du Nord). Le parti démocratique appuya ce projet. La presse radicale le National, le Bon sens, le Journal du peuple, le Censeur de Lyon, traitèrent la question au point de vuepolitique, industriel et moral, avecbeaucoup de talent. Le système de l’exécution par les compagnies fut soutenu par MM. Berryer et Puvergier de Hauranne. Le ministre se défendit mal. Le rapport de M. Arago, qui se prononça pour les compagnies, conclut à l’ajournement.
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DE LA REVOLUTION DE 1848. 469
.M
DE LA REVOLUTION DE 1848. 469
ciellement pour but l’amélioration du M?’< de la classe la
plus HO?n6?’eMse et la plus pauvre, n’osa pas imposer aux
classes aisées un sacrince dont elle aurait exempté les né-
cessiteux.
Le gouvernement provisoire crut pouvoir faire impuné-
ment dans une société démocratique ce qu’il voyait se pra-
tiquer dans les États monarchiques et aristocratiques il
augmenta l’impôt territorial, et cela au moment même où
il remettait par le suffrage universel aux habitants des
campagnes un moyen puissant de manifester leur mécon-
tentement. Sa méprise fut chèrement expiée. De toutes les
fautes qu’il commit, il n’en est point dont le contre-coup
fut plus prompt, plus direct, plus manifeste.
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CHAPITRE XXI
Ministère de la justice. M. Crémieux. Ministère de l’instruction
-pubtique.–N. Carnot. HinistèredestravauxpuMics.– M.Ma-
rie. Ateliers nationaux. –Préfecture de police. – M. Canssidierc.
–Mairie de Paris. M. Marrast.
Le gouvernement provisoire, absorbé par ses discordes
intestines, par ses embarras financiers, par la crainte des
insurrections populaires et par le souci des élections géné-
rales, ne donna qu’une attention médiocre à l’organisation
de la justice.
Voyant les adhésions des magistrats arriver en foule,
il ne se préoccupa point de l’esprit, bon ou mauvais, qui
animait la magistrature. Cet esprit, cependant, lui était sin-
gulièrement hostile. La magistrature avait subi d’une ma-
nière toute particulière l’influence du règne de Louis-Phi-
lippe. Les destitutions qui suivirent la révolution de 1850,
de nombreuses nominations, dictées par une politique de
plus en plus étroite et, en dernier lieu, sous le ministère
de M. Martin (du Nord), accordées au parti clérical, avaient
porté de graves atteintes à son indépendance. L’esprit
d’équité et de libéralisme qu’elle opposait aux tentatives
de la Restauration pour étouffer la presse libre s’était
insensiblement émoussé en elle. Quand arriva la révolution
de Février, elle se sentait solidaire des fautes de la dynastie
à ce point qu’elle estima ne pouvoir trop se racheter aux
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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 47d
yeux du pays par des démonstrations exagérées de zèle
pour la République, dont rougissaient tous les hommes
intégMS et fiers qu’elle comptait encore dans ses rangs.
Les inquiétudes de la magistrature étaient bien concevables;
le principe même de son existence, l’inamovibilité, était
menacé. Il paraissait à plusieurs des membres du gouver-
nement incompatible avec l’état démocratique, et les ma-
gistrats ne pouvaient invoquer, pour fléchir la rigueur de
cette opinion, des antécédents dont les républicains n’a-
vaient pas à leur tenir compte. Mais ces inquiétudes ne
furent pas de longue durée.
Le ministère de la justice était échu à un homme dont
les magistrats reconnurent aisément, sous des allures qu’il
cherchait à rendre révolutionnaires, le caractère inoffensif.
M. Adolphe Crémieux, né d’une famille israélite dans le
Midi de la France, envoyé en 1842 à la Chambre des dé-
putés parle département d’Indre-et-Loire, avocat au conseil
d’Etat et à la cour de cassation, apportait aux affaires une
intelligence déliée, des connaissances étendues en matière
de droit et de jurisprudence, de l’habileté, un esprit tolé-
rant, une parole facile. Mais, quoiqu’il inspirât de la bien-
veillance, il lui appartenait moins qu’à beaucoup d’autres,
peut-être, d’imposer à l’opinion et de porter la main sur
les choses établies. Aussi ne l’essaya-t-il pas. Non-seulement
il ne prit aucune initiative importante, mais encore, soit
de propos délibéré, soit par négligence, il fit traîner en
longueur les travaux d’une commission qui, sous la prési-
dence d’un républicain éprouvé, M. Martin (de Strasbourg),
préparait un projet de réorganisation générale. Il ne fit
qu’un petit nombre de changements et défendit en plu-
sieurs circonstances des magistrats menacés de suspension
par les commissaires de M. Ledru-Rollin. Au bout de très-
peu de temps la magistrature avait repris ses allures accou-
tumées elle se vengeait même de ses alarmes passagères
par un redoublement de rigueurs contre l’esprit de la révo-
lution et bientôt elle profita du pouvoir qu’on lui laissait
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472 HISTOIRE
pour poursuivre, partout où elle crût l’apercevoir, le pro-
grès des idées démocratiques.
CependantM. Crémieux, qui méconnaissait comme ? plu-
part de ses collègues, les véritables dispositions du peuple,
imagina, pour donner satisfaction aux. instincts populaires,
de faire exactement ce qu’avait fait la révolution de 1850.
Il décida qu’un procès serait intenté aux ministres de Louis-
Philippe et chargea M. Portalis, conseiller à la cour d’ap-
pel de Paris, qu’il venait de nommer procureur général,
de dresser un réquisitoire contre MM. Guizot, Duchâtel, de
Salvandy, Hébert, de Montebello, Trézel, Cunin-Gridaine
et Jayr, inculpés de violation de la constitution par refus
des banquets et d’excitation à la guerre civile, attentats
prévus par l’article 9~. du code pénal La cour d’appel,
sous la présidence de M. Séguier, évoqua l’affaire et nomma
deux conseillers instructeurs MM. Perrot de Chezelles et
Delahaye. Mais l’embarras fut grand de trouver un crime
palpable dans les conseils confus de cette royauté qui s’était
laissé chasser sans presque se défendre, et surtout quand
il s’agit de déterminer la part de responsabilité légale qui
revenait à chacun des ministres.
Ni lès visites faites dans les différènts ministères, ni les
dépositions des nombreux témoins entendus ne produi-
saient de charges judiciaires. Chez M. Delessert, on ne trouva
de sa main que des ordres dictés parle désir d’éviter l’effu-
sion du sang. Au ministère de l’intérieur, les papiers de
M. Duchâtel, qui aurait pu être compromis parce qu’il
Voici les termes du réquisitoire de M. Portais
« Considérant que MM. Guizot, Duchâtel, de Salvandy,’Hébert, de
Montehello, Trézel, Cunin-Gridaine et Jayr, en prohibant un acte non
défendu par la loi et en portant sur plusieurs points de Paris des
masses de troupes avec ordre de faire feu sur les citoyens, sont incul-
pés d’un crime prévu par l’article 91 du code pénal
« Que cet acte, s’il est établi, doit constituer le crime d’attentat
ayant pour but d’exciter les citoyens et les habitants à s’armer les uns
contre les autres et. a porter la c~MMM~, le m<!M<?c~ et le pillage
dans la commune de Paris, requérons, etc. »
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DE LA nÉVOLUTION DE 1848. ~3
4U.
DE LA DEVOLUTION DE 1848. ~3
avait été beaucoup plus déterminé que ses collègues dans
l’avis d’une résistance énergique, avaient été enlevés à
temps par son secrétaire. Ceux du chef de cabinet du mi-
nistre des affaires étrangères, M. Génie, ne furent point
visités. Dans la volumineuse correspondance de M. Guizot
et du roi, on ne découvrit pas trace d’un plan sérieux d’at-
taque ou de défense. Il était bien évident que la pensée
d’une guerre civile ne s’était pas présentée à l’esprit de ces
deux grands personnages politiques. Une lettre de Louis-
Philippe, en date du 22 février, témoignait au contraire
d’une sécurité parfaite 1. D’ailleurs, on put très-vite consta-
ter que lepeuple, auquel on prêtait gratuitement des désirs
de vengeance, ne donnait aucune attention aux ministres
dont plusieurs étaientrestés dans Paris sans se cacher beau-
coup. Ni les clubs ni la presse ne songeaient à ce procès.
On leralentit deplus en plus sous un prétexte, puis sous un
autre, et l’on gagna ainsi l’époque de la réunion de l’Assem-
blée constituante. Celle-ci nomma une commission chargée
d’examiner trois portefeuilles trouvés dans les boiseries du
château des Tuileries et qui nécessitaient, assurait-on,
un supplément d’instruction Le rapport de cette commis-
sion se fit attendre, le temps s’écoula; enfin, vers le mois
de novembre, une ordonnance de non-lieu fut rendue par
la chambre d’accusation sans que, a l’exception de quelques
feuilles qui faisaient du bruit à propos de tout, personne
en prît le moindre souci. La révolution, dans l’intervalle,
avait de nouveau donnél’alerte; la société, à peine reconsti-
tuée, se sentait menacée de trop d’autres périls et vulnérable
sur trop d’autres points pour qu’elle eût à s’inquiéter en-
Dans ses dernières lettres datées de février, le roi déclarait la situa-
tion excellente; il s’en félicitait avec son ministre et nelui’recomman-
dait autre chose que de bien soigner un mal de gorge dont il souffrait
afin de pouvoir soutenir avec sa supériorité accoutumée le débat par-
lementaire.
Ces portefeuilles contenaient, entre autres papiers, les Mémoires de
Louis-Philippe.
M
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474 HISTOIRE
core de condamnations rétrospectives et de chicanes consti-
tutionnelles.
Cependant, le ministre de la justice, quoiqu’il ne voulût
point faire usage de ses pouvoirs révolutionnaires pour
toucher aux fondements de la législation, fut entraîné,
comme tous les autres, par l’élan donné à l’opinion; il
rendit plusieurs décrets inspirés par ce sentiment supérieur
de la dignité humaine qui soulevait les masses à leur insu
et fondait dans la conscience publique la force et la gran-
deur du droit républicain 1. En matière criminelle, l’abo-
lition de l’exposition publique, l’abrogation des lois de
septembre contre la presse; en matière civile, l’abolition
du serment politique, la suppression de la contrainte par
corps, la diminution des frais de justice, les facilités don-
nées à la naturalisation des étrangers et quelques mesures
analogues obtinrent l’assentiment général et furent van-
tées ostensiblement par les hommes et par les partis qui
déjà pourtant épiaient en dessous tous les moyens de dis-
créditer les actes et les intentions du gouvernement pro-
visoire.
La tâche de M. Bethmont, ministre du commerce et de
l’agriculture, fut beaucoup plus restreinte encore que celle
de M. Crémieux. Les choses qu’en des temps réguliers on
eût jugées de son ressort se trouvaient par des circonstan-
ces exceptionnelles remises en d’autres mains. Tout ce qui,
dans le mouvement agricole ou commercial, touchait à la
politique se discutait au Luxembourg. Le reste relevait du
ministère des travaux publics, du ministère de l’intérieur,
du ministère des finances, ou même, en ce qui concernait
l’institution commerciale des consulats, du ministère des
affaires étrangères. Aucune entreprise vaste, aucune amé-
lioration systématique n’était possible avec une pareille di-
Les considérants de ces décrets, insérés au Moniteur des 2 mars,
10 mars et 13 avril 1848, témoigneront, dans l’histoire, de cette gran-
deur. Voir aux P<MM?Mnt.tMMn~M~, à la fin du volume, n° 15.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 475 19 T’I_.Ll_L 7_at>u__>
vision de l’administration. M. Bethmont, dont l’esprit n’était pas/d’ailleurs, doué d’initiative, seborna à provoquer, par la formation de commissions spéciales, un ensemble d’observations et de documents sur la situation de l’agriculture, l’examen de différentes théories sur le crédit agricole et l’étude des questions particulières les plus importantes. I! envoya en mission des hommes spéciaux chargés de lui adresser des rapports sur la culture des terres vaines et vagues, sur l’élève du bétail, sur l’amélioration de la race chevaline, sur la culture du ver à soie, sur le régime des eaux; il fit composer sous ses yeux un plan général d’instruction primaire et d’enseignement professionnel, fondé sur le principe de l’application des sciences à l’industrie. Du 34 février au 4 mai, il créa neuf fermes-écoles, indiquant ainsi à ses successeurs lesvoiesqn’iiconvenaitd’ouvrir pour tirer le pays de l’ignorance et de la routine où on l’avait laissé depuis tant d’années, au grand détriment de la richesse publique, et pour améliorer l’état moral et matériel des populations rurales qui allaient peser, par le suffrage universel, d’un poids considérable dans les destinées de )a France.
Le ministre de l’instruction publique et des cokes,
M. Hippolyte Carnot, parut d’abord, avec M. Ledru-HoIlin, le plus enclin de tous les ministres à s’abandonner au coui.nt révolutionnaire. Son nom et ses antécédents donnaient à croire que les innovations ne lui feraient pas peur. Fils d’un homme que sa carrière scientifique avait porté au rang des Lagrange et des Laplace et que sa carrière politique conduisit en 1795 au comité de salut public, en compagnie deSaint-Just et de Robespierre, M. Carnot, saint-simonien ardent de la première période, par son nom seul était pour le clergé et pourl’Université.une véritable menace. Lechoix qu’il fit de M. Jean Reynaud pour remplir les fonctions de sous-secrétaire d’État, la nomination de M. Édouard Charton comme secrétaire-général du ministère n’étaient point de nature à rassurer. L’un et l’autre, ils avaient appar-
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476 HtSTOtKE
tenu à l’école saint-simonienne. M. Reynaud avait été long-
temps collaborateur de M. Pierre Leroux à l’ËMC~o~~
nouvelle, et les motifs de sa rupture récente avec le philo-
sophe socialiste n’étaient pas suffisamment connus pour
diminuer les préventions des catholiques et des universi-
taires. On s’attendait donc aux réformes les plus radicales,
et les deux puissances ennemies qui s’étaient disputé depuis
près d’un demi-siècle la domination des intelligences, l’É-
glise et l’Université, se trouvaient tout à coup rapprochées
par une même appréhension dans le sentiment d’un danger
commun.
Contre toute attente, M. Carnot se donna une tâche de
conciliation.. Il fit surtout de sensibles efforts pour apaiser
le clergé qu’il savait hostile à sa personne. Mais cette con-
ciliation de l’autorité religieuse et de la liberté philoso-
phique, dans un système d’éducation capable de satisfaire
aux besoins d’une société aussi divisée contre elle-même
que l’était la nôtre, était la plus chimérique des espérances.
M. Carnot ne tarda pas à s’en apercevoir. L’animosité des
deux partis, aussi longtemps qu’on le crut fort, le dédain,
dès qu’on le connut faible, furent tout le fruit de ses tenta-
tives. Quant au peuple, qui sollicitait l’enseignement d’une
ardeur plus vive peut-être qu’il ne demandait du pain, il vit
encore cette fois son attente trompée. Il vit ceux qui pré-
tendaient diriger sa vie spirituelle dans l’impossibilité de
tomber d’accord, ni sur le but à poursuivre ni sur le
moyen d’en approcher; de cette lutte perpétuée entre
l’institution civile et l’institution ecclésiastique, il ne re-
cueillit qu’un trouble moral plus grand, une désaffection
plus complète pour ces gouvernements trompeurs qui, en
le proclamant souverain, laissaient sur lui la pire des ser-
vitudes la servitude de l’ignorance.
Il est certain, il est incontestable que la condition essen-
tielle d’un établissement politique dont le suffrage universel
forme la base, c’est l’instruction du peuple. La légitimité
de l’état démocratique repose tout entière sur la supposi-
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 4~
tion qu’aucun des membres de la société ne demeure dans l’ignorance de ses droits et de ses devoirs civils. Le principe du libre examen, dans l’ordre politique, ne se peut soutenir s’il ne se fonde, comme le libre examen religieux, dans les sociétés protestantes, sur l’instruction. Une démocratie ignorante est une force livrée au hasard, qui s’agite, se tourmente, se tourne contre elle-même, incapable de se comprendre, inhabile à se conduire, et qui devient, à la première occasion, un formidable instrument de despotisme. Cette vérité, encore trop peu comprise, n’avait pas échappé à l’instinct de la Révolution française. L’Assemblée constituante, en posant les assises du droit nouveau, déclarait en principe que l’instruction serait donnée à tous les membres de la société. Condorcet fit à l’Assemblée législative un rapport dans lequel il élevait la question à la hauteur d’une doctrine philosophique et dont les idées servirent plus tard de base aux discussions de la Convention sur l’organisation des écoles primaires. Les girondins, faisant un pas de plus, montrèrent la nécessité de la séparation de l’Eglise et de l’État, si l’on voulait arriver à constituer une éducation publique véritablement libérale. Puis, vinrent Robespierre, Saint-Fargeau, Lakanal, qui présentèrent successivement des projets inspirés par l’admiration des républiques antiques. Enfin, Babœuf, sacrifiant beaucoup plus complètement que ne l’avaient fait les Montagnards la liberté à l’égalité, traça, pour sa Société des <~a;M;K, un plan d’éducation où l’individu intellectuel et moral était considéré uniquement dans sa relation avec la chose publique 1.
Arrivé à ce terme extrême, il fallait de toute nécessité
reculer. L’empereur Napoléon se sentit assez fort pour ramener la société en arrière. Toutefois, en rétablissant le On aura la mesure de cette manière de concevoir l’éducation sans
faire acception de l’individu, par l’article de ce décret où il est dit que le jeune homme apprendra à danser pour f~~ /~M de la patrie.
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478 HISTOIRE
pouvoir sacerdotal, ennemi par nature de la liberté d’exa-
men et conséquemment de l’instruction publique, il vou-
lut préserver de toute atteinte l’enseignement laïque et
créa l’Université, à laquelle il remit l’éducation nationale.
A partir de ce moment, la société fut livrée à deux grands
courants d’opinion qui, en se choquant perpétuellement
sans jamais pouvoir se confondre, ruinèrent une à une les
bases de l’ordre moral. Entre l’éclectisme de l’Université,
qu’un prêtre illustre appelait le vestibule de ~M/gr, et l’or-
thodoxie de l’enseignement catholique armé des peines
éternelles, il ne pouvait s’établir aucune paix solide. Le
clergé l’emporta sous la Restauration. Sous Louis-Philippe,
l’Université ressaisit l’empire. Les inimitiés, refoulées et
amassées de part et d’autre, n’en devinrent que plus vives.
La République, avertie par une aussi longue expérience,
ne devait pas tenter une conciliation impossible. S’il était
trop tôt encore pour imposer à.la société l’unité de l’ensei-
gnement, si la sanction publique ne conférait pas aux nou-
~M<<~ de la science et de la philosophie une autorité assez
respectable pour qu’elles pussent se substituer pleinement
au dogmatisme sacerdotal, il était temps du moins d’ou-
vrir un champ libre à la raison et de briser les liens qui
rattachaient encore l’enseignement laïque à l’enseignement
ecclésiastique. La séparation de l’Église et de l’État, géné-
ralement admise en principe devait s’opérer immédiate-
ment par le retrait de la dotation du clergé: alors la li-
berté de l’enseignement ne favorisait plus, comme elle le
fait, dans les conditions actuelles, les empiétements et la
domination du pouvoir clérical. L’enseignement laïque ne
luttait plus avec désavantage contre l’enseignement ecclé-
L’indépendance, considérée comme un moyen de régénération pour
t’Rguse, était demandée par M. de Lamennais et par ses disciples,
MM. Lacordaire, Gerbet, de Montatembert, etc., depuis 1830, dans
le journal l’Avenir. M. de Lamartine affirme dans son Histoire de la
Révolutionde 1848, v. I!, p. 4M, qu’il « avoua avec franchise au sou-
verain pontife que tel était son vœu. Rome et les hommes éminents du
cterg’ë, dit-il, ne paraissaient nullement effrayes de cette perspective.»
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 479
siastique; le respect que tout gouvernement doit à la li-
berté de conscience, aux droits du père de famille, à la
spontanéité de l’individu,, s’accordait avec la sollicitude du
législateur pour le progrès des générations à venir. Mais le
gouvernement provisoire ne prit pas le temps d’examiner
cette question capitale et le ministre de l’instruction pu-
blique, resté dans un cercle vicieux où les meilleures in-
tentions devaient tourner à mal, n’apporta que des pallia-
tifs là où il fallait un remède héroïque’. Il commença par
former une commission qui prit le titre de haute commis-
sion des études scientifiques et littéraires. On lui remit le
soin de préparer un projet de loi sur l’instruction primaire,
conformément aux principes admis de la gratuité, de l’obli-
gation et de la libre concurrence. Les écoles normale, po-
lytechnique et de Saint-Cyr durent recevoir gratuitement
leurs élèves. Par un décret du 8 mars, M. Carnot établit,
sur des bases analogues à celles de l’école polytechnique,
une école destinée à fournir des fonctionnaires capables aux
diverses branches du service civil Les fonds manquaient
pour donner à l’école d’administration un personnel de
professeurs particuliers. Il l’annexa au Collège de France,
dont les professeurs ordinaires se chargèrent du nouvel
On est frappé, quand on relit les décrets et les discours de ecHc
époque, de voir incessamment revenir ces locutions examiner les
questions, g’<M~Mt’ problèmes, c&gyc/MW~ solutions. Rien ne montre
mieux combienla révolution avait été peu concertée, .et combien elle
prenait au dépourvu ceux-là mêmes qui l’avaient le plus ardemment
souhaitée. Ce qui fit l’influence des hommes attachés à la rédaction du
National, pendant la durée du gouvernement provisoire, c’est qu’ils
arrivaient au pouvoir avec un programme exclusivement politique,
restreint et défini à l’avance.
« A plusieurs reprises, dit M. Carnot, dans sabrochure (t,emmM-
~M de l’instruction publique et des cultes depuis le 24 février .y’M.S’-
qu’au 5 juillet 1848), sous la dernière législature de la monarchie, on
a proposé de régler le recrutement et l’avancement dans les fonctions
publiques. Les propositions, toujours accueillies comme nécessaires,
ont néanmoins toujours échoué parce qu’elles manquaient de base. La
véritable base devait être une école où se fit l’apprentissage de la
science administrative. a
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/496[modifier]
4M HISTOIRE
enseignement. Il proposa l’établissement d’un /i<heKM li-
bre, où un grand nombre de chaires devaient être mises à
la disposition de quiconque se sentirait la vocation et la ca-
pacité d’enseigner, sans autre contrôle que celui de l’opi-
nion. C’était donner tout à la fois aux jeunes talents l’occa-
sion de se produire et aux futurs ministres de l’instruction
publique le moyen de choisir, pour les chaires de l’ensei-
gnement officiel, les hommes les plus dignes de les occu-
per. Il institua une série de chaires nouvelles, ayant pour
objet de répandre l’enseignement administratif et poli-
tique, s’occupa de fonder des bibliothèques communales,
demandées de toutes parts dans le but de mettre des livres
utiles à la portée des populations rurales. et institua des
lectures publiques du soir pour les ouvriers. Il indiqua des
tendances favorables à l’éducation des femmes, en autori-
sant l’ouverture d’un cours au Collège de France qui leur
serait plus spécialement destinée H annonça l’intention
de relever la condition matérielle et morale de l’instituteur
primaire, proclama la nécessité de joindre aux écoles pri-
maires l’enseignement agricole et celui des devoirs civiques.
tl insista, dans ses circulaires, sur la nécessité d’éclairer
les populations des campagnes et invita les instituteurs
communaux à composer des manuels élémentaires de droit
politique. Nous verrons plus tard comment la rédaction
malhabile de quelques-uns de ces manuels et celle d’une
circulaire que le ministre signa sans l’avoir lue alarmèrent
l’opinion publique et donnèrent, avec l’impôt des 45 cen-
times et le langage dictatorial du ministère de l’intérieur,
des prises trop faciles dont les partis vaincus profitèrent
pour reprendre l’avantage dans les élections générales.
« Considérant, ditle décret du 2 mars, qu’il est convenable d’éctai-
t’er 1 opinion publique par des études et des discussions sérieuses sur
une matière aussi importante et aussi agitée, etc. »
« Il est impossible de ne pas prévoir, a écrit plus tard H. Carnot
(.t~ma~M~ de t848), que le plus prochain mouvement social aura pour
résultat de modifier la position des femmes et de les relever de l’état
de minorité où clles sont maintenue- »
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/497[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 481
1- ~1.l.f.J~
1. 41
Mais entre tous les ministres, le plus chargé de responsa-
bilité devant l’opinion, ce fut le ministre des travaux pu-
blics, à qui échut la tâche difficile d’organiser les ateliers
nationaux
L’idée première des ateliers nationaux n’appartientpoint
à la République de 1848. Les ateliers nationaux étaient im-
plicitement et explicitement dans les cahiers de 1789 oit
l’on demandait que « le pauvre appartint à la société comme
le riche; » que « toute aumône parttCM~rg ffit ~eremeM<
dg/ëM~Me;)) qu’on « assurât du travail <OMS les pauvres
valides; » que «FoH créât des ateliers de charité, publics,
p)’OftKCta!t.X, nationaux CM les personnes valides OM inva-
lides de tout âge et sexe, ?M~M< <rOM! en <OMt temps une
occupation convenable « !e!M’ état et à leur situation s. » Dans
II n’est plus nécessaire aujourd’hui de réfuter la calomnie qui pen-
dant si longtemps imputa à M. Louis Blanc la création et l’organisation
des ateliers nationaux. L’esprit de parti qui accusait alors les chefs des
écoles socialistes de tous les désordres, réussit cependant a donner le
change pendant très-longtemps à l’opinion publique. Mais il a été au-
Utentiquement prouvé que M. Louis Blanc était reste étranger à toutes
les délibérations qui ont eu trait aux ateliers nationaux, et que le sys-
tème d’après lequel on les a organisés était de tous points contraire à
ses théories. Voici comment M. de Lamartine a caractérisé les ateliers
nationaux (HM<0!~ la révolution de Février, t. II, p. 120). « Com-
mandés, dirigés, soutenus par des chefs qui avaient la pensée secrète
de la partie anti MCMH~e du gouvernement, les ateliers contre-balan-
cèrent jusqu’à l’arrivée de l’Assemblée nationale les ouvriers sectaires
du Luxembourg. Bien loin d’être à la solde de Louis Blanc, comme on
l’a dit, ils étaient inspirés par l’esprit de ses adversaires » Dans sa dé-
position devant la commission d’enquête, M. Emile Thomas, directeur
des ateliers nationaux, s’exprime en ces termes «J’ai toujours mar-
ché avec la mairie de Paris contre l’influence de MM. Ledru-Rollin,
Flocon et autres. J’étais en hostilité ouverte avec le Luxembourg. Je
combattais ouvertement l’influence de M. Louis Blanc. » (Rapport de
la commission d’enquête, v. 11, p. 552). Ennn M. Garnier Pages ((/?
épisode de la fe’fch~Mm de 1848, p. 48) dit e Je dois à la vérité de
déclarer que les ateliers nationaux ont été ouverts avec l’approbation
de tous les membres du gouvernement provisoire sans exception, et que
du premier au dernier jour M. Louis Blanc est fM<g’eompM’<eme!:< étran-
ger à leur direction. »
Voir les cahiers de la noblesse et du tiers état et en particulier ceux
deParis,deMetï, de Riom, dcDourdan, etc.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/498[modifier]
482 HISTOIRE
le mois de mai de l’année 1789, la communede Paris avait
ouvert à la butte Montmartre de vastes ateliers de terrasse-
ments. Trois mois plus tard, Malouet faisait à l’Assemblée
une motion pour organiser ces ateliers et les acheminer
vers les départements, selon les besoins de l’industrie. Un
an après, le 50 mai! 790, l’Assemblée nationale rendait un
décret qui ouvrait, dans Paris et dans les départements,
des ateliers pour les hommes, pour les femmes et pour les
enfants, « attendu, disait-elle, que la société doit à tons ses
membres et la subsistance et du travail. )) En 1791, les co-
mités de mendicité, de constitution, d’imposition et le
comité ecclésiastique, dans un rapport à l’Assemblée, pro-
posaient de constituer un fonds de secours général, afin,
disaient-ils, que la nation qui reconnaît le droit du pauvre,
n’emploie plus le mot de c~a~!<ë ou d’OMMOKg, et donne du
travail aux valides, du secours aux enfants, aux malades,-
aux vieiHaEds. » La Convention, en 1795, avait décrété
que « la société devait la subsistance aux Ct<O~K~ ~N’~MM-
)’eM.C, soit en !eM?’ procurant du travail, soit en aMM)’aM<
les moyens d’exister à ceux qui se trouvaient hors d’état de
<t~!)<:t~er. Enfin, sous le règne de Louis-Philippe, la plu-
part des économistes, aussi bien les catholiques et les phi-
tanthrophes que les socialistes, concluaient avec plus ou
moins d’insistance à la nécessité de donner du travail à la
classe laborieuse
Il était donc de toute logique et de toute urgence que la
République, qui venait reprendre et réunir, pour en faire
la constitution de l’État, les idées de 89, étouffées sous
l’Empire, reparues isolément dans quelques livres et dans
quelques écoles sous les deux monarchies bourbonniennes,
s’imposât de réaliser autant qu’il était en elle le vœu des
cahiers et les promesses de la Convention. L’erreur du
H. de Lamartine lui-mëuie, qui fut toujours l’adversaire déclaré
de la théorie de l’organisation du travail, disait, en 184~, dans le jour-
]ta) ta Presse: < Nous voulons que la société reconnaisse le droit au
travail dans les cas M:<~M~ et dans des COMMMrM définies. »
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/499[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 4S5
gouvernement provisoire n’est pas d’avoir proclamé ce de-
voir et sa résolution de l’accomplir, mais d’avoir abusé le
prolétariat par un vain appareil dans les conférences du
Luxembourg et’par une organisation vicieuse et stérile
dans les ateliers nationaux Trompé lui-même par ces
deux concessions très-grandes, en apparence, auxbesoins
du moment, il crut avoir dégagé sa conscience et néglio-ea
les ressources réelles que lui eussent présentées, sans
alarmer personne, la réduction systématique des dépenses
et la répartition judicieuse des travaux utiles par toute la
France. J’ai indiqué ailleurs ce qui aurait pu se faire; il me
reste à montrer ce qui a été fait.
On a vu que, le 25 février, le gouvernement provisoire
rendait un décret par lequel il garantissait l’existence de
l’ouvrier travail. Le décret qui instituait les ateliers
nationaux fut rendu le 27; le 28, le ministre des travaux
publics annonçait à tous les travailleurs sans ouvrage (ils
étaient à ce moment au nombre de 7 à 8,000) que des tra-
vaux importants allaient être entrepris sur divers points,
et que les maires des douze arrondissements seraient char~
gés de recevoir les demandes d’ouvrage et de diriger les
ouvriers vers les chantiers. Les travaux en cours d’exécu-
tion et qui pouvaient fournir immédiatement de l’emploi,
n étaient pas considérables le nombre des travailleurs-
< En 1846, les misères amenées par la mauvaise récolte et les désas-
tres causés par l’inondation donnèrent l’idée a un ingénieur tt Bou-
langé, d’établir pendant l’hiver des ateliers de secours sur plusieurs
routes du département f~e la Loire. « Une meilleure exécution des tra-
vaux, un bien-être passager, eussent-été, dit M. J. J. Baude (Revue
des Deux-Mondes, i8. année, t. 23) les moindres résultats de cette
mesure: la véritable utilité de cette expérience a consiste dans les
idées nouvelles qu’elle a semées parmi ceux qui l’ont faite. »
C’étaient: les travaux de déblaiement des terrains communaux et
de nivellement de la place de l’Europe où l’on occupait 1,500 ouvriers;
les travaux de terrassement exécutés au quai de la Gare, qui em-
ployaient 5 600 hommes; S" le remblai des carrières de Chaillot la
construction en rivière des chemins de halage, le redressement et le
nivellement de quelques routes, l’empierrement des chemins de ronde
ou l’on pouvait occuper de 1,000 à 1,200 ouvriers 4° t’atelier du
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/500[modifier]
HISTOIRE
-J. .7.r,rr.nnee;nn r·~niW
inoccupés augmentant dans une progression rapide, à me-
sure que l’ouvrage diminuait dans les ateliers particuliers
et que les manufactures et les usines se fermaient, les mai-
ries furent assiégées de demandes. Il arriva ce que la plus
simple réflexion aurait prévu. Les maires et les directeurs
d’ateliers, n’ayant plus de travail à distribuer, se renvoyè-
rent l’un à l’autre les ouvriers. Ceux-ci éconduits d’arron-
dissement en arrondissement, traînant leurs outils d’une
extrémité de Paris à l’autre, de Chaillot à Saint-Mandé, de
la barrière du Maine à Romainville, rentraient le soir chez
eux, exténues de fatigue, se croyant joués, en proie à une
irritation que la vue de leur famille en détresse, ou les
plaintes de leurs camarades trompés comme eux, faisaient
éclater en menaces. Des rassemblements se tenaient pen-
dant tout le jour aux portes des bureaux; l’émeute s’orga-
nisait dans la rue.
Le gouvernement, averti de l’embarras où se trouvaient
les directeurs d’ateliers et de l’agitation qui commençait à
fermenter dans le peuple, crut y porter remède en faisant
faire des distributions d’argent, à titre de secours, aux ou-
vriers sans travail. Chaque maire.fut autorisé à délivrer à
l’ouvrier, sur le vu d’un timbre constatant qu’il n’y avait
pas de place dans les ateliers ouverts, la somme d’un franc
cinquante centimes par j our. Cette mesure exorbitante pro-
duisit un effet désastreux. Le nombre des ouvriers oisifs
s’accrut hors de proportion. Tous ceux à qui des profes-
sions sédentaires rendaient le travail du terrassement trop
pénible,les ouvriers-artistes, fondeurs, graveurs, ciseleurs,
mécaniciens, bijoutiers, etc., dont les mains délicates
répugnaient à remuer la terre, les employés dans la librai-
rie et dans les magasins, inhabiles à manier le pic ou la
pioche, préférèrent à un labeur très-rude et peu rétribué
une grève que payait le gouvernement.
Champ de Mars, ouvert par le ministredela guerre concurremment avec
la ville de Paris, règle et organisé par le génie, qui employa dans 1 ori-
gine 2,000 hommes.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/501[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 485
M.
r ~t c<nl.nr>n. .f-p"1 L.
.vumuvm vu 1. U"t! O. yp;~
L’appât d’un salaire assuré sans travail attira bientôt à
Paris une masse énorme d’ouvriers des départements et
d’ouvriers étrangers~. Le désordre arriva à un tel point
que le 2 mars l’administration se déclara dans l’impuis-
sance de contenir plus longtemps cette multitude oisive.
Ce fut alors qu’un jeune ingénieur, M. Émile Thomas, té-
moin des scènes tumultueuses qui se renouvelaient chaque
jour devant les mairies, conçut un projet de centralisation
et d’organisation qu’il soumit au ministre. Celui-ci l’ap-
prouva et convoqua à l’Hôtel de Ville une réunion des
douze maires, du conseil municipal.et des ingénieurs en
chef qui, sous la présidence de M. Garnier-Pagès, discu-
tèrent et adoptèrent le plan de M. Émile Thomas 2. Le len-
demain, 6 mars, M. Émile Thomas fut nommé commissaire
de la République et directeur des ateliers nationaux On
lui assigna pour résidence le pavillon de Monceaux, appar-
tenant à la liste civile, et l’on’mit sous ses ordres une ad-
ministration nombreuse. Quoiqu’il relevât immédiatement
du ministre des travaux publics, M. Émile Thomas devait
se tenir à la disposition du maire de Paris et entrer en
correspondance avec les maires des douze arrondissements.
Le ministre lui promettait le concours actif des ponts et
chaussées, qu’il allait mettre en demeure de fournir immé-
’On voit dans une instruction, en date du 20 mars, adressée par
M. Ledru-Rollin aux commissaires de la frontière belge, qu’il se préoc-
cupe vivement de cet accroissement de la population ouvrière et qu’il
recommande les mesures les plus sévères pour « repousser de France’
les indigents étrangers dont la présence serait une charge pour les
communes ou un sujet d’inquiétude pour les populations. » Le 4 avril
il leur annonce que « des ordres formels vont être donnés pour qu’on
n’admette désormais aux ateliers nationaux que les seuls ouvriers do-
miciliés à Paris avant le 24 février, et qu’on va aviser à amener les
autres ouvriers à retourner dans leurs départements respectifs. » (voir
le Rapport de la M~MMMOM d’enquête, v. H, p. no.)
Cette réunion était composée de vingt-quatre personnes, dont au-
cune n’éleva la voix contre le projet de M. Émile Thomas. C’étaient le
maire de Paris, M. Garnier-Pagès; le maire adjoint, M. Buchez;
M. Flottard, secrétaire général; M. Barbier, chef du personnel;
M. Trémisot, chef du service des eaux et du pavé de Paris, etc.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/502[modifier]
~H HISTOIRE
1 ’1 _ea.
diatement les projets des travaux le plus rapidement exé-
cutables. Il y avait donc lieu d’espérer que la situation
critique où l’on s’était si témérairement engagé ne se
prolongerait pas et qu’une sérieuse reprise des travaux
mettrait fin à des désordres dont le caractère devenait de
jour en jour plus alarmant pour la paix publique. L’état
dressé, dans la réunion de l’Hôtel de Ville, du nombre ap-
proximatif des ouvriers sans travail, donnait 17,000 hom-
mes. Personne alors ne pensait que ce chiffre dût beau-
coup s’accroître; généralement on le tenait pour exagéré.
Cependant, vers le 1S mars, le chiffre réel s’élevait déjà à
plus de 49,000 hommes.
L’organisation adoptée par M. Émile Thomas était toute
militaire. L’administration, divisée en quatorze arrondis-
sements correspondant aux quatorze municipalités de Paris
et de la banlieue, se composait de quatre sous-directeurs.
Huit commissaires spéciaux étaient chargés de maintenir
l’ordre; quarante-huit agents de recensement révisaient les
listes; douze inspecteurs, sous les ordres d’un inspecteur
général, surveillaient chacun un arrondissement. On in-
venta pour les artistes nécessiteux, peintres, sculpteurs,
comédiens, dessinateurs, qui étaient venus demander le
bénénce du décret par lequel le gouvernement provisoire
garantissait le travail à tous les citoyens, l’emploi d’a-
gents payeurs rétribués à raison de 4 francs par jour’. 1.
M. Emile Thomas eut aussi la pensée de former à Monceaux
une garde spéciale composée des anciens gardes munici-
paux, au nombre de mille environ, qui n’avaient point
cessé de toucher leur solde. Mais le projet ayant transpiré,
les ouvriers murmurèrent pour prévenir des rixes fâcheu-
ses, on décida d’envoyer les gardes municipaux à Beau-
mont-sur-Oise où ils formèrent, sous le commandement de
leurs anciens officiers et sous-officiers, quatre compagnies
que l’on occupa à l’extraction du minerai et qui, après les
Il y eut jusqu’à 800 de ces agents.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/503[modifier]
DELARËVOHJTIOKDE1S48.
journées de juin, où on les employa, furent organisées par les ordres du général Cavaignac en corps de gendarmerie mobile.
Quant aux ouvriers, voici quelle fut leur organisation:
Onze hommes appartenant au même arrondissement formaient une escouade, dont le chef était élu parles ouvriers et touchait une solde de 2 fr. 50 cent. par jour; cinq escouades composaient une brigade de 56 hommes, dont le chef était également élu par le suffrage direct et touchait une solde de 5 francs.
Quatre brigades formaient une lieutenance. Quatre lieu-
tenances composaient une compagnie qui, avec le chef de compagnie, comprenait neuf cents hommes. Les chefs de compagnie et les lieutenants étaient nommés par l’administration.
En signe de ralliement, chaque service avait son éten-
dard, chaque compagnie son drapeau, chaque brigade son guidon.
Un chef de service avait trois chefs de compagnie sous
ses ordres et commandait ainsi à 2,708 hommes. Pour être embrigadé, le travailleur devait faire constater à la mairie de son arrondissement qu’il était âgé de plus de seize ans et se présenter avec un bulletin indiquant son nom, sa profession, sa demeure. La dépense, comme on le voit, même sur une base que l’on s’assura bientôt avoir été très-mal établie, s’élevait à un chiffre considérable, car, indépendamment des ouvriers employés aux travaux de terrassement qui touchaient 2 francs, il y avait des ouvriers en non-activité auxquels on continuait de compter 1 fr. 50 c., et ceux qui travaillaient à la tâche, chacun dans sa profession, recevaient un salaire plus élevé. Les bureaux de secours continuaient, d’ailleurs, à distribuer des bons de pain, de viande et de bouillon aux familles des ouvriers inscrits’; pour surcroît d’embarras, les En dehors de l’administration de Monceaux, il y eut aussi des ate-
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/504[modifier]
488 HISTOIRE
travaux en cours d’exécution étaient insuffisants. Les
ingénieurs n’envoyaient aucun projet. A défaut de travaux
sérieux, dans le seul but de ne pas laisser les brigades
inoccupées, M. Émile Thomas décida de les employer aux
travaux’de plantation et de dessouchement des boulevards;
mais ces travaux n’occupaient pas plus de 400 hommes à
la fois. Plutôt ~que de laisser les autres dans l’oisiveté,
M. Émile Thomas les envoya chercher des arbres dans les
pépinières et des outils dans les forts. Ce système de trans-
port n’était pas économique. Les ouvriers, comprenant tout
ce que ce travail avait de dérisoire, n’y apportaient ni zèle
ni conscience. On les voyait passer par longues bandes, aux
Champs-Elysées, sur les boulevards, chantant des chansons
à boire, se moquant de leurs chefs et d’eux-mêmes, amu-
sant les passants de leurs lazzi. Les plus honnêtes avaient
la rage dans le cœur les autres se riaient d’un gouverne-
ment qui les payait pour se promener tout le jour; le plus
mauvais esprit se répandait dans ces masses que l’on aurait
pu si aisément conduire à d’utiles travaux et passionner
pour de grandes entreprises.
Cependant, les demandes d’embrigadement continuaient
toujours’. Les ateliers nationaux, considérés par les mem-
bres du gouvernement comme une espèce d’exutoire, leur
servaient à se débarrasser des solliciteurs incommodes. Cha-
cun d’eux, dans la prévision des élections prochaines, était
bien aise d’y pratiquer des intelligences. Ces ateliers de-
vinrent au bout de peu de temps, un assemblage hétéro-
gène d’artistes et d’artisans honnêtes, mais démoralisés~,
liers de femmes, compris dans les ordonnancements du Trésor pour
1,720,000 fr.
D’après le recensement opéré le 7 juin 1848, la progression des
embrigadements fut du 9 au t5 mars, 5,100 hommes ’du 18 au SI
mars, 25,350 hommes; du !< au 15 avril, 56,520 hommes du 16 au
50 avril, 54,5a0 hommes. La dépense, du 5 mars au 25 mai, sous la
gestion de M. Émile Thomas, s’est élevée à 7,240,000 trancs. (Rapport
de la. commission (fe~M~, v. II, p. 150.)
2 <J’ai découvert, dans l’affligeante statistique que j’ai maintenant
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/505[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 489
d’hommes que leur position mettait au-dessus du besoin~,
d’aventuriers, de vagabonds qui, sous des professions et
avec des domiciles d’emprunt, venaient demander le sub-
side de l’oisiveté et se faisaient les agents des divers partis
politiques, dont ils tiraient un supplément de salaire. Et le
travail, qui aurait discipliné et moralisé cette masse inco-
hérente, n’arrivait pas. Chaque jour M. Émile Thomas se
rendait au ministère pour demander qu’on.fit hâte chaque
jour il recevait cette invariable réponse que les ingénieurs
n’avaient rien apporté encore. Enfin, le 5 mars, M. Marie,
indigné de cette lenteur, convoque une réunion des ingé-
nieurs. Après leur avoir exposé le péril pressant, il les
somme de fournir sur-le-champ des travaux sérieux; les
ingénieurs ne répondent que par un profond-silence. Alors,
M. Trémisot, chef du service des eaux et du pavé de Paris,
leur reproche avec force leur inertie volontaire ou involon-
taire dans un moment où il y va du salut de tous il
propose une série de travaux immédiatement réalisables.
M. Émile Thomas appuie les plans de M. Trémisot il les
complète par d’autres propositions2. En congédiant les in-
génieurs, M. Marie leur recommande de faire à l’avenir
preuve de plus de zèle, car Je nombre des ouvriers crois-
sant à chaque heure, leur mécontentement, leur irrita-
sous les yeux, dit M. Marie, dans son rapport à l’Assemblée nationale,
sur les ateliers nationaux (Moniteur, 8 mai 1858), le secret de bien des
misères, dont je ne soupçonnais pas, dont vous ne soupçonnez pas
l’existence. »
On y voit, dit un rapport de police, en date du 7 avril 1848, des
marchands de vin, des logeurs et même des propriétaires. (Rapport de
la efmmt.MMH ~M~M~ë, v. II, p. 178.)
« Il arrive, dit M. de Falloux, dans son rapport à l’Assemblée na-
tionale (28 mai 1848), que des individus exerçant un état lucratif dans
le sein de Paris, vont néanmoins au jour et à l’heure de la solde tou-
cher un salaire aux ateliers nationaux. »
M. Émile Thomas, dans une note adressée le 4 août ’1848 au mi-
nistre des travaux publics, avoue que ces travaux, parfaitement inutiles,
dont le résultat est un capital mort, n’ont occupé que 14,000 ouvriers
par jour. (Rapport de la commission 0’’<’?!< v. II. p. 157.)
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/506[modifier]
MO HISTOIRE E
tion croissant avec leur nombre, il faut les 1 l 1- _1.
tion croissant avec leur nombre, il faut les occuper sur-le-
champ, ou bien s’attendre aux plus grands désastres.
Après que les ingénieurs se furent retirés, le ministre
resta en conférence avec M. Émile Thomas, M. Buchez et
M. Boulage, secrétaire général du ministère. M. Buchez
exposa au ministre que les frais des ateliers nationaux deve-
naient trop considérables pour que les revenus de la ville y
pussent suffire )1 serait urgent, disait-il, de faire suppor-
ter par le Trésor une partie de cette dépense extraordinaire.
En tous cas, il fallait commencer à réduire la paye de non-
activité, afin d’arriver insensiblement à une suppression to-
tale. Le ministre redoutait l’effet de cette mesure et n’osait
en prendre la responsabilité. On commençait à s’alarmer
sérieusement de cette armée fainéante, dont on avait
cru tirer un si bon parti. On sentait qu’elle échappait à ses
chefs et qu’il serait bientôt aussi difficile de la maintenir
que de la dissoudre.
M. Émile Thomas rassura le ministre et se fit fort d’opérer
la réduction du salaire et, dès le lendemain, 16 mars, il
annonça dans une proclamation que la paye ne serait plus
dorénavant que d’un franc par jour pour les ouvriers sans
ouvrage. Sa confiance ne fut point trompée. Le sentiment
de la justice et la honte de retenir un salaire immérité par-
lèrent plus haut que le besoin dans ces masses troublées,
mais non corrompues. Les prolétaires montrèrent une fois
encore combien, même dans les circonstances les plus cri-
Dans ces premiers temps la comptabilité des ateliers nationaux fut
à peu près nulle. On mentionnait la recette et la dépense sur un simple
carton. Les fonds destinés à la paye se distribuaient sans garantie,
sans contrôle, sans responsabilité sérieuse, sur un reçu des agents
chargés de la répartition; un grand nombre de doubles payements et
même de fausses signatures résultèrent de cette absence de contrôle, et
d’administration régulière. La dépense du premier mois fut de
’1,400,000 francs environ. Le 25 mars, un inspecteur des finances,
)1. Roy; fut envoyé pour organiser la comptabilité. Malgré un complet
désordre, il ne constata cependant qu’un déficit de 600 francs.
~Yoir aux Documents M~oWyws, a )a fin du volume, n° 16.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/507[modifier]
DE LA RÉVOLUTION DE 1848.. 491
LJ’uua.u’VLJU.lJ.VJ.~I.1J.JJ.Q~Q.{olt! a
tiques, ils étaient accessibles à la voix de la raison. Aucun
murmure ne s’éleva contre une mesure rigoureuse qui di-
minuait un salaire déjà insuffisante Les ouvriers se sou-
mirent. C’était iejour même où l’élite de la garde nationale
donnait l’exemple de la rébellion, par une démonstration
d’hostilité envers le gouvernement et de répugnance pour
l’égalité démocratique démonstration à laquelle lebon sens
railleur du peuple a infligé le sobriquet caractéristique de
manifestation des bonnets à poil.
En dehors des ministères, trop peu subordonnés au con-
seil du gouvernement provisoire pour lui créer une forte
unité d’action, deux pouvoirs indépendants s’étaient élevés
la mairie de Paris et la préfecture de police. Dans les temps
ordinaires, ces deux administrations considérables rele-
vaient du ministère de l’intérieur qui tenait ainsi dans ses
mains le gouvernement de Paris; mais l’établissement ré-
volutionnaire du 25 février scinda en trois et divisa profon-
dément cette action commune.
Obsédé par les souvenirs de la ’première révolution, le
conseil, dans sa première séance de l’Hôtel de Ville, avait
ratifié l’élection d’un maire de Paris, faite, comme je l’ai
raconté plus haut, dans l’assemblée tumultueuse du con-
seil municipal et il avait conféré à M. Garnier-Pagès des
pouvoirs extraordinaires. On a vu de quelle manière, pen-
dant ce temps, l’un des agents de la Réforme, M. Marc
Caussidière, ancien président de la Société des Droits de
l’homme à Saint-Étienne, condamné à la prison perpétuelle
après la dernière insurrection de Lyon, s’était installé à la
préfecture de police. Les deux grandes rivalités du parti
démocratique se trouvèrent ainsi en présence, retranchées
chacune dans un poste important, en mesure de se com-
battre à armes égales. La lutte ne tarda pas à s’engager.
Dès le 36 février dans la soirée, M. Garnier-Pagès, affec-
tant de traiter M. Caussidière comme un subordonné, lui
Les ouvriers ne travaithuent dcjn plus qu’MM jour sur quatre.
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?2 HISTOIRE
envoyait, par M. Bethmont, l’ordre de taire enlever les barricades qui gênaient l’arrivée des subsistances. Celui-ci reçut à la préfecture de police un accueil qui lui fit comprendre à quels esprits insubordonnés le gouvernement allait avoir affaire, et combien il serait malaisé de les plier à une autorité quelconque..Entouré déjà d’un bataillon intrépide d’hommes rassemblés au hasard par un instinct commun d’aventures, M. Marc Caussidière jouait avec un sérieux imperturbable un personnage à demi bouffon, à demi tragique. Tout était évidemment calculé à la préfecture de police pour grandir son importance. Frapper l’imagination des bourgeois par un contraste fortement tranché entre un appareil toujours menaçant pour les classes riches et des actesde protection individuelle, entre des discours insensés et une administration prudente, c’était là le but de M. Caussidière, ou plutôt c’était le. moyen par lequel il espérait se rendre indispensable, prolonger indéfiniment son autorité et la soustraire au contrôle du gouvernement provisoire. Comme il était favorisé ’dans ses desseins par la perturbation des esprits et par les cabales des partis rivaux, Caussidière réussit, pendantla crise révolutionnaire, à semaintenir en équilibre en s’appuyant, non sans habileté, tout à la fois sur les bas-fonds du prolétariat, dont il savait flatter les instincts, et sur la bourgeoisie qui se divertit bientôt de sa verve excentrique et lui sut un gré infini de l’ordre si vite rétabli dans la ville. A une’première insinuation de M. Garnier-Pagès pour lui faire accepter le commandement du château de Compiègne, M. Caussidière avait répondu en homme résolu à ne pas se laisser éconduire. Quand M. Bethmont s’aventura, le lendemain, à la préfecture de police, elle était déjà occupée militairement; il n’y avait plus moyen de songer en expulser personne. A travers les fumées de la poudre, du tabac et du vin qui faisaient des salons récemment quittés par madame Delessert une tabagie armée, M. Bethmont, apostrophé, injurié, traité de monarchiste et de traître à la République, parvint à grand’peine
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 493
42
t. ri 1 11 1-~ n 11
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jusqu’àM. Caussidière; et, malgré la politesse du préfet de police’, qui s’empressa d’accorder à l’intercession du ministre la grâce d’un malheureux chef de patrouille qu’on se disposait à fusiller pour avoir oublié le mot d’ordre, il ne se dissimula pas la difficulté de ranger à l’obéissance une administration pareille. L’impression qu’il rapporta de sa visite et qu’il communiqua à plusieurs de ses collègues, leur donna l’éveil. Déjà l’on était convenu de la nécessité de reconstituer le gouvernement provisoire sur de meilleures bases.
En entendant le récit de M. Bethmont, on résolut de se
presser. Mieux valait, pensait-on, commencer immédiatement une lutte inévitable que de la remettre à une époque indéterminée. Laisser aux forces ennemies le loisir de se mieux reconnaître, serait une faute capitale; il fallait réduire les factieux de l’Hôtel de Ville et ceux de la préfecture de police, avant qu’ils se fussent mis complètement d’accord. Selon le plan de ces conjurés de la République conservatrice, on devait faire une proclamation nouvelle de la République et former un nouveau gouvernement provisoire dont M. de Lamartine, qu’on ne prit pas la peine de consulter, serait président.
La hâte était grande; le rendez-vous fut pris pour le 27,
dans la nuit, chez M. Marie, afin de combiner les moyens d’exécution. M. Bethmont, chargé de rédiger la proclamation, fut exact au rendez-vous; mais il se trouva que M. Marie, l’âme du complot, l’avait oublié. Harassé des fatigues du jour, il s’était jeté sur son lit et dormait pro- fondément. Néanmoins, comme la chose en valait la peine, on se décida à le tirer du sommeil et à lui faire connaître ’Une politesse recherchée fut dans ces premiers jours l’ostentation
de M. Caussidière. Des lettres de M. Delessert attestent sa courtoisie. M. Caussidière se conduisit à sou égard comme M. de Lamartine l’avait tait à l’égard de M. Guizot. Il refusa d’entrer dans les appartements particuliers que madame Delessert avait quittés précipitamment el ordonna que tous les objets qu’ils contenaient lui fussent remis. (Voir aux Documents historiques, à la fin du;volume, n" 17.
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494 HISTOIRE
que MM. Marrast, Carnot, Pagnerre et Bethmont l’attendaient
dans la pièce voisine pour affaires majeures. La délibéra-
tion, ainsi entamée, ne prit ni une tournure bien sérieuse
ni un accent bien vif. On se voyait, d’ailleurs, en trop petit
nombre pour procéder avec une apparence de légalité.
M. Garnier-Pagès envoyait, ses excuses; MM. Arago et de
Lamartine ne paraissaient pas. Sur l’observation de M. Mar-
rast, on décida aussi qu’il était indispensable de s’assurer
le concours du général Courtais. Au bout d’une heure, lest
différents émissaires dépêchés de côté et d’autre n’ayan
trouvé personne, on remit au lendemain la conférence. Le
lendemain, d’autres soucis la firent encore oublier ou ajour-
ner. Sur ces entrefaites, M. Caussidière, qui ne conférait ni
ne délibérait, s’était fortifié de telle manière avec ses mon-
tagnards que c’eût été folie de l’attaquer de vive force. On
essaya bien encore, à diverses reprises, de subordonner la
préfecture de police à la mairie de Paris on évita de re-
connaître officiellement Caussidière; on tenta de lasser sa
patience parmille tracasseries; mais la résistance,appuyée
par M. Ledru-Rollin, se montra plus opiniâtre que l’attaque
et, le ’i3 mars, celui-ci fit décider quenon-seulementCaussi-
diére resterait à son poste, mais encore qu’il ne relèverait que
du ministère de l’intérieur. Pendant ce temps,M. Caussidière
mettait la préfecture de police sur le pied dé la commune
de Paris en 95. Il réunit autour de lui un véritable corps
d’armée qui, sous le nom degardes ~M pe:~e et de monta-
gnards, lui formait une garde personnelle redoutable. M
la divisa en quatre compagnies composant ensemble envi.
Jon 2,700 hommes à pied et à cheval, qui touchèrent une
solde exceptionnelle de 3 francs 25 centimes par jour et
portèrent, en guise d’uniforme, la blouse bleue, la cein-
ture et la cravate en laine rouge. Pour se faire admettre
dans cette garde du peuple, il fallait avoir combattu aux barricades, être affilié aux sociétés secrètes, ou tout au
moins avoir été détenu politique. Un fanatisme extraordi-
naire pour leur chef, qu’ils appelaient le Soleil de la
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 49S
!l111R_ 1~PO~t~a ~nnrrtnmne n~nm; rae: hn"~mno .7,
République, régna longtemps parmi ces hommes de coups de main; mais peu à peu, malgré une surveillance soup-
çonneuse, des agents secrets d’un autre chef de bande, des
espions aux gages des partis se glissèrent dans leurs rangs,.
si bien que Caussidiére n’en fut plus absolument maître et
rencontra plus d’un délateur dans ce bataillon de renom-
mée incorruptible.
M. Caussidière était activement secondé dans ses menées
par un jeune homme nommé Sobrier, qui exerçait un as-
cendant très-étrange sur les plus violents d’entre les terro-
ristes. A le voir, cela n’eût pas paru possible. Son visage
pâle et délicat, la douceur de sa physionomie, la politesse
de ses manières, ne semblaient pas le désigner pour ce rôle
de chef de sectionnaires. Les plus singuliers contrastes se
montraient en lui. Originaire de Lyon, fils d’un épicier
chargé de famille, M. Sobrier avait été adopté par un de
ses oncles, percepteur d’un village du département, de
l’Isère. Mais, au bout de peu de temps, il s’ennuya de la vie
de bureau et partit un matin pour Paris, sans savoir le
moins du monde ce qu’il allait y faire. Il était alors âgé de
vingt ans, frêle de corps, timide d’esprit, royaliste et bon
catholique, d’une bravoure naturelle extraordinaire.
Pendant le trajet de Lyon à Paris, la diligence où il avait
pris place s’arrêta de nuit au bas d’une côte, dans le voi-
sinage d’un puits profond et découvert; M. Sobrier, en des-
cendant de voiture, y tomba. On fut longtemps avant de
l’en retirer. Il était éyonoui, saignant, la tête meurtrie. On
le tint pour mort. Quant il revint de la longue maladie qui
fut la suite de cette chute, son cerveau, déjà faible, s’était
affaibli encore; il s’exalta. Bientôt, sous l’influence de ses
compatriotes lyonnais, tous affiliés aux sociétés secrètes,
Sobrier tourna à une sorte d’illuminisme républicain dont
ses nouveaux amis surent tirer avantage, quand, par suite de deux héritages opulents, il fut devenu l’un des cham-
pions les plus riches de la cause démocratique. Entré, en
1854, dans la Société des saïsons, Sobrier se trouva com-
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496 HISTOIRE
promis dans le complot d’avril. Le 31 février, il combattait
bravement aux barricades, et il fut désigné, dans les bu-
reaux de la Réforme, pour aller, de concert avec M. Caussi-
dière, prendre possession de la préfecture de police. Deux
jours après, M. Caussidière, soit pour éloigner un concur-
rent incommode, soit plutôt pour créer un autre centre ré-
volutionnaire qui resterait, à l’insu de tout le monde, sous
sa direction, envoyait M. Sobrier s’établir rue de Rivoli,
n" 16, dans un appartement dépendant de l’ancienne liste
civile et lui remettait le soin d’y organiser, au plus vite, un
club et un journal. Protégé par M. de Lamartine qui espé-
rait se servir de lui et qui, sans l’avis de ses collègues, lui fit
délivrer des armes par la préfecture, Sobrier forma, sur le
pied des montagnards de Caussidière, un corps de trois à
quatre cents hommes qui, ainsi campé au milieu du quartier
le plus paisible et le plus riche de Paris, y causa un étonne-
ment et une frayeur immodérés. Le ton donné rue de Rivoli
était celui de la préfecture de police. On y parlait à tous
propos de brûler Paris, d’en ~.M!?’ avec les bourgeois. La vue
ne s’y reposait que sur des pistolets, des sabres ou des ca-
rabines. On se tutoyait en se qualifiant de brigands ou de
traîtres. On n’arrivait jusqu’au chef qu’à travers une haie
d’estafiers armés jusqu’aux dents et demandant, d’un air
sinistre, le mot de passe. Pour compléter le tableau,
une table de trente couverts recevait à toute heure qui-
conque se targuait de patriotisme, tandis qu’un carrosse de
la liste civile, attelé de deux beaux chevaux des écuries
royales, stationnait en permanence dans la cour, pour por-
ter sur tous les points de Paris les ordres de Sobrier et de
ses acolytes. Ce fut un véritable carnaval révolutionnaire,
mené par le fou de la République. On en sourit aujour-
d’hui alors il faisait peur. On le croyait redoutable, il n’é-
tait qu’extravagant. Le Sobrier républicain restait ce qu’a-
vait été le Sobrier royaliste le meilleur cœur du monde
et le plus faible esprit qui, au fond, n’en voulait à rien ni
à personne.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 487
1
Mer, a tourner a ses
~3.
La majorité du conseil, voyant l’impossibilité d’évincer
M. Caussidière et craignant que M. Ledru-BoUin, servi par
la préfecture de police, n’usurpât, comme il paraissait y
viser, la dictature, voulut du moins s’assurer, au cœur de
Paris, un point d’appui solide.
La mairie de Paris, vacante par la nomination de M. Gar-
nier-Pagès au ministère des finances, fut donnée à NI. Mar-
rast, c’est-à-dire, au National, personnifié dans l’homme le
plus capable, par son esprit et par sa tactique, de lutter
avec avantage contre la ruse et la popularité de M. Caussi-
dière, l’homme de la H~t’MM. Cette lutte n’était pas nou-
velle. Depuis sa rentrée de l’exil, en 1840, M. Marrast avait
pris, dans le National, la direction de l’opposition républi-
caine et, du jour où la Réforme était venue lui disputer ce
gouvernement de l’opinion en quittant la polémique poli-
tique, qui ne passionnait guère les masses, pour celle des
questions sociales, il avait tourné contre elle sa verve rail-
leuse et le trait acéré de ses épigrammes. Né à Saint-Gau-
dens, dans le département de la Haute-Garonne, d’abord
élève puis maitre de classe au collège de Pont-Ie-Yov,
M. Marrast s’ennuya de cette profession obscure, vint à
Paris et chercha dans la politique du journalisme une ac-
tivité plus conforme à la nature de ses talents. Après 1850,
il devint rédacteur en chef de la Tribune, fut impliqué, en
1854, dans le procès d’avril, s’évada de la prison de Sainte-
Pélagie avec Godefroy Cavaignac et se réfugia à Londres,
d’où il adressa au National une correspondance sur la po-
litique de l’Angleterre. A son retour à Paris, il prit la di-
rection de ce journal, dont il fit la fortune et qui ]e porta
au pouvoir.
M. Marrast n’était point un ambitieux. Ses vues ne por-
taient ni haut ni loin. C’était un homme désireux de parve-
nir. Il souhaitait le pouvoir et la richesse, non pour élever
son nom ou agrandir sa vie, mais pour se procurer des
jouissances plus nombreuses. Esprit vif, habile à serrer les
liens d’une coterie, à deviner, à capter, a tourner à ses
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498 HISTOIRE E
tins des caractères supérieurs, il manquait cependant des
qualités essentielles pour cimenter un parti. Inconséquent,
railleur, léger, désordonné en affaires, il perdait en un
jour, par un mot, par une inadvertance, l’avantage con-
quis par de longues menées. Toute son action, pendant la
durée du gouvernement provisoire, ne fut qu’une action de
police ou de diplomatie. Ses préoccupations personnelles
et le scepticisme de son esprit réduisirent .à une influence
négative la part d’autorité que lui faisaient ses antécédents,
la persécution soufferte pour la cause républicaine et sa
rare capacité.
Nous avons vu qu’à son entrée dans le conseil, M. Mar-
rast s’était contenté du titre modeste de secrétaire. Il n’ap-
puya point les réclamations de M. Louis Blanc et demeura
étranger à la substitution qui se fit, dès le 26, au Moni-
teur 1; il n’attachait pas d’importance aux marques exté-’
rieures du pouvoir et croyait d’autant mieux s’en assurer
la réalité qu’il entrerait moins directement en lutte avec ses
collègues. Mais une fois installé à l’Hôtel de Ville, le 10 0 mars,
il sut prendre ses mesures. Son premier soin fut de congé-
dier le conseil municipal, après quoi il fortifia la garde de
l’Hôtel de Ville portée, sous le commandement du colonel
Rey, à 2,700 hommes; puis il mit sur pied une police ac-
tive et nombreuse’, chargée principalement de surveiller
la police de M. Caussidière, celle de M. Ledru-Rollin et
celle de M. de Lamartine. Il eut bientôt des agents au mi-
nistère de l’intérieur, dans tous les clubs, dans tous les
ateliers, et fut de tous les membres du gouvernement le
plus exactement renseigné sur les intrigues des chefs de
Cette substitution se fit dans l’Office de pMM!e:’<~ établi le 24 au soir,
dans un bureau de l’Hôtel de Ville, sous la direction de M. Charles
Blanc, frère de M. Louis Blanc.
D’après l’évaluation de M. Adam, adjoint à la mairie de Paris,
cette police, pendant l’administration de blarrast, n’a pas dû coûter
moins de 50,000 francs. Les fiais énormes de cette police et la négti-
gence de M. Marrast en matière de comptes ont créé au budget de la
mairie un déficit dont il a et’ impossible de rendre compte.
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DE LA RÉVOLUTION DE 1848. 499
parti. En même temps, il prenait pour adjoint un homme
d’une grande énergie dans l’opinion modérée, M. Edmond
Adam, plaçait auprès de lui, à titre de secrétaires, un
révolutionnaire ardent, nommé Daviaud, et l’un de ses an-
ciens compagnons de captivité, ami intime de M. Barbes,
le cordonnier Schilmann. De la sorte, il se ménageait des
intelligences de différents côtés, se tenait prêt à tout évé-
nement et, pendant qu’il rassemblait avec activité des élé-
ments de résistance, il ne négligeait pas de prévoir le suc-
cès possible de ses adversaires. Exempt de passions, il
croyait pouvoir conduire les passions d’autrui parce qu’il
les savait pénétrer et se flattait de dominer ainsi la révo-
lution. L’erreur était profonde. Si la finesse de l’esprit suf-
fit à déjouer les individus, pour maîtriser les événements
il faut la puissance du génie ou la grandeur du caractère.
Nous venons de passer en revue les forces diverses qui,
au sein du gouvernement, s’efforçaient de saisir la direc-
tion des affaires. Il nous reste à prendre connaissance des
différentes actions exercées en dehors de lui sur le peuple
par la presse, par les clubs et par l’influence personnelle
des agitateurs.
FIN DU TOME PREMIER.
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DOCUMENTS HtSTOMQUES
T
NiOGEAMME DU JOURNAL Re/&MM, RÉDIGÉ PAR ![. I.OCIS N.ANC.
Tous les hommes sont frères.
Là où l’égalité n’existe pas, la liberté est un mensonge.
La société ne saurait vivre que par l’inégalité des aptitudes et la
diversité des fonctions; mais des aptitudes supérieures ne doivent pas
conférer de plus grands droits elles imposent de plus grands de-
voirs.
C’est là le principe de i’êgaHté l’association en est la forme néces-
saire.
Le but final de l’association est d’arriver à la satisfaction des be-
soins intellectuels, moraux et matériels de tous, par l’emploi de leurs
aptitudes diverses et le concours de leurs efforts.
Les travailleurs ont été esclaves, ils ont été Mf~, ils sont aujour-
d’hui salariés; il faut tendre à les faire passer à l’état d’fMMC!
Ce résultat ne saurait être atteint que par l’action d’un pouvoir dé-
mocratique..
Un pouvoir démocratique est celui qui a la souveraineté du peuple
pour principe, le suffrage universelle pour origine, et pour but la réali-
sation de cette formule LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FBATEBMTK.
Les gouvernants, dans une démocratie bien constituée, ne sont que
les mandataires du peuple ils doivent donc être responsables et ré-
vocables.
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502 DOCUMENTS HISTORIQUES.
502 DOCUMENTS HISTORIQUES.
Les fonctions publiques ne sont pas des distinctions elles ne doivent
pas être des priviléges elles sont des devoirs.
Tous les citoyens ayant un droit égal de concourir à la nomination
des mandataires du peuples et à la formation de la loi, il faut, pour
que cette égalité de droit ne soit pas illusoire, que toute fonction
publique soit rétribuée.
La loi est la volonté du peuple formulée par ses mandataires. Tous
doivent à la loi obéissance, mais tous ont le droit de t’apprécier haute-
ment, pour qu’on la change si elle est mauvaise.
La liberté de la presse doit être maintenue et consacrée comme ga-
rantie contre les erreurs possibles de la majorité et comme instru-
ment des progrès de l’esprit humain.
L’éducation des citoyens doit être commune et gratuite. C’est à
l’État qu’il appartient d’y pourvoir.
Tout citoyen doit passer par l’éducation de soldat. Nul ne peut se
décharger, moyennant finances, du devoir de concourir à la défense
de son pays.
C’est à l’Etat de prendre l’initiative des réformes industrielles pro-
pres à amener une organisation du travail qui élève les travailleurs
de la condition de salariés à celle d’associés.
Il importe de substituer à la commandite du crédit individuel celle
du crédit de l’État. L’État, jusqu’à ce que les prolétaires soient éman-
cipés, doit se faire le banquier des pauvres.
Le travailleur a le même titre que le soldat à la reconnaissance de
l’Ktat. Au citoyen vigoureux et bien portant, J’État doit le travail; au
vieil!ard et à l’infirme, il doit aide et protection.
Il
LETTRE DE M. LE PRIXCE DE JOHYtH.E AH. LE DUC DE NEMOURS, i84’7.
Notre situation n’est pas bonne. A l’intérieur, l’état de nos finances,
après dix-sept ans de paix, n’est pas brillant. A l’extérieur, où nous
aurions pu chercher quelques-unes de ces satisfactions d’amour-propre
si chères à notre pays, et avec lesquelles on détourne son attention de
maux plus sérieux, nous ne brillons pas non plus.
L’avènement de Palmerston, en éveillant les défiances passionnées
du roi, nous a fait faire la campagne espagnole et nous a revêtus d’une
déplorable réputation de mauvaise foi. Séparés de l’Angleterre au
moment où les affaires d’Italie arrivaient, nous n’avons pas pu y pren-
dre une part active, qui aurait séduit notre pays et été d’accord avec
des principes que nous ne pouvons abandonner; car c’est par eux que
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DOCUMENTS HISTORIQUES.. 503
nous sommes. Nous n’avons pas osé nous tourner contre l’Autriche
de peur de voir l’Angleterre reconstituer immédiatement contre nous
une nouvelle Sainte-Alliance. Nous arrivons devant les Chambres avec
une détestable situation intérieure et, à l’extérieur, une situation qui
n’est pas meilleure. Tout cela est l’oeuvre du roi seul, le résultat de
la vieillesse d’une roi qui veut gouverner, mais à qui les forces man-
quent pour prendre une résolution virile.
Le pis est que je ne vois pas de remède. Chez nous, que faire et que
dire, lorsqu’on montrera notre mauvaise situation pécuniaire? Au
dehors, que faire pour relever notre situation et suivre une ligne de
conduite qui soit du goût de notre pays? Ce n’est certes pas en faisant
en Suisse une intervention austro-française, qui serait pour nous ce
que la campagne de 1823 a été pour la Restauration. J’avais espéré que
l’Italie pourrait nous fournir ce dérivatif, ce révulsif dont nous avons
tant besoin; mais il est trop tard, la bataille est perdue ici.
Nous n’y pouvons rien sans le concours des Anglais; et chaque jour,
en leur faisant gagner du terrain, nous rejette forcément dans le
camp opposé. Nous ne pouvons plus maintenant faire autre chose ici
que de nous en aller, parce qu’en restant, nous sérions forcement
conduits à faire cause commune avec le parti rétrograde; ce qui
serait, en France, d’un effet désastreux. Ces malheureux mariages
espagnols! nous n’avons pas encore épuisé le réservoir d’amertume
qu’ils contiennent.
Je me résume en France, les finances délabrées; au dehors, placés
entre une amende honorable à Palmerston, au sujet de l’Espagne, ou
cause commune avec l’Autriche pour faire le gendarme en Suisse et
lutter en Italie contre nos principes et nos alliés naturels. Tout cela
rapporté au roi, au roi seul, qui a faussé nos institutions constitution-
nelles. Je trouve cela très-sérieux, parce que je crains que les ques-
tions de ministres et de portefeuilles ns soient laissées de côté, et. c’est
un grave danger, quand, en face d’une mauvaise situation, une as-
semblée populaire se met à discuter des questions de principes. Si en-
core on pouvait trouver quelque événement, quelque affaire à con-
duire vivement et qui pût, par son succès, rallier un peu notre
monde, il y aurait encore des chances de gagner la bataille; mais je
ne vois rien.
I!I
DECt,AKATMif PCBUEE ~R LES JOURNAUX DE L’OFPOStTtOX LE 23 FËVEiEh 184~.
ATOCSLESCETOrEM.
Une grande et solennelle manifestation devait avoir lieu aujourd’hui
en faveur du droit de réunion, contesté par le gouvernement. Toutes
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504 DOCUMENTS HtSTOHIQUES.
les mesures avaient, été prises pour assurer l’ordre et provenir toute
espèce de trouble. Le gouvernement était instruit depuis quelques
jours de ces mesures, et savait quelle serait la forme de cette protes-
tation. H n’ignorait pas que les députés se rendraient en corps au
lieu du banquet accompagnés d’un grand nombre de citoyens et de
gardes nationaux sans armes. Il avait annoncé l’intention de n’ap-
porter aucun obstacle à cette démonstration tant que l’ordre ne serait
pas troublé, et de se borner à constater par un procès-verbal ce qu’il
regarde comme une contravention et ce que l’opposition regarde
comme l’exercice d’un droit. Tout à coup, en prenant pour prétexte
une publication dont le seul but était de prévenir les désordres qui
auraient pu naître d’une grande afnuencs de citoyens, le gouvernement
faisait connaître sa résolution d’empêcher par la force tout rassem-
blement sur la voie publique, et d’interdire, soit à la population, soit
aux gardes nationaux, toute participation à la manifestation projetée.
Cette tardive résolution du gouvernement ne permettait plus à l’oppo-
silion de changer le caractère de la démonstration. Elle se trouvait
donc placée dans l’alternative de provoquer une collision entre les
citoyens et la force publique, ou de renoncer à la protestation légale
et pacifique qu’elle avait résolue.
Dans cette situation, les membres de l’opposition, personnellement
protégés par leur qualité de députés, ne pouvaient pas exposer volon-
tairement les citoyens aux conséquences d’une lutte aussi funeste à
l’ordre qu’à la liberté. L’opposition a donc pensé qu’elle devait s’ab-
stenir et laisser au gouvernement toute la resposabilité de ses me-
sures. Elle engage tous les bons citoyens à suivre son exemple,
En ajournant ainsi l’exercice d’un droit, l’opposition prend envers
le pays l’engagement de faire prévaloir ce droit par toutes les voies
constitutionnelles. Eile ne manquera pas à ce devoir; elle poursuivra
avec persévérance et avec plus d’énergie que jamais la lutte qu’elle a
entreprise contre une politique corruptrice, violente et antinationale.
En ne se rendant pas au banquet, l’opposition accomplit un grand
acte de modération et d’humanité. Elle sait qu’il lui reste à accomplir
un grand acte de fermeté et de justice.
En conséquence de la résolution prise par l’opposition, un acte d’ac-
cusation contre le ministère sera immédiatement proposé par un grand
nombre de députés, parmi lesquels MM. Odilon Barrot, Duvergier de
Hauranne, de Maleville, d’Aragon, Abatucci, Beaumont (Somme),
Georges de Lafayette, Boissel, Garnier-Pagès, Carnot, Chambolle,
Drouyn de l’Huys, Ferdinand de Lasteyrie, Ilavin, de Courtais, Vavin,
Garnon, Marquis; Jouvencci, Taillandier, Bureaux de Puzy, Luneau,
Saint-Albin, Cambacérès, MoreaufSeine~, Berger, Marie; Bethmont,
de Thiard, Dupont (de l’Eure), etc.
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DOCUMENTS tUSTOUtUUES. 505
45
IV `r
ACTE D’ACt.USATtOS DÉPOSE PAU H. ODJLO!) BAKKOT, DANS L4 SEANCE
DU 22 FEVMER 1848, Snn LE BUREAU DE LA CIUMBHË DES DjirUf!:S.
Nous proposons de mettre te ministère en accusation comme cou-
pable
1° D’avoir trahi au dehors l’honneur et les intérêts de la France
2’ D’avoir faussé les principes de la Constitution, violé les garanties
de la liberté et attente aux droits des citoyens;
3" D’avoir, par une corruption systématique, tenté de substituer a ta
libre expression de l’opinion publique les calculs de l’intérêt prive,
et de pervertir ainsi le gouvernement représentatif;
4° D’avoir trafiqué, dans un intérêt ministériel, des fonctions publi-
ques ainsi que de tous les attributs et priviléges du pouvoir;
S" D’avoir, dans le même intérêt, ruiné les finances de l’État et
compromis ainsi les forces et la grandeur nationales;
6° D’avoir violemment dépouillé les citoyens d’un droit inhérent à
toute constitution libre, et dont l’exercice leur avait été garanti par
la Charte;
’?" D’avoir, enfin, par une politique ouvertement contre-révolution-
naire, remis en question toutes les conquêtes de nos deux rëvohitiom
et jeté dans le pays une pertubation profonde.
MM. BARROT (Odilon), DnVERGIEK DE HAnr.A!)NE, DE TuiARD, DttPOXf
(de l’Eure), IsAMEM, DE MAu.Evn.E (Léon), GARMEK-PAGEe,
CHUtBOt.LE, BETHMOft, LHEMETTE, PAGES (dp l’Ariége), BAitOCM,
HAvm, FAUCHER (Léon), DE LASTEYRIE (Ferdinand), DE CouRTAfs,
DE SA)KT-At.B!N,-CRËM!EnX, GAULTHIER DE RnMH.M, RAtMBAtM, BOIS-
SEL, DE BEAUMO~T (Somme), LESSEPS, MACGmf, CMTON, AEBATCCCt,
IjtKEAU, BARON, DE LA FAYETTE (Georges), MARtE, CAMfOT, BtREAUX
DE PUZY, DEssonER, MAmmu (Saône-et-Loire), DRODM DE Limts,
D’ARAGON, CAMBACERES, DnAtJLT, MARQmS, BIGOT, QttNEtTE, MAI-
CHAtN, LEFORT-GONSOLU!), TESSIÉ DE LA MOTTE, DtMARCA~, BERSER,
DoXNtN, DE JoUVEKCEL, LAKAMT, YAVtK, GARfOS, ~AORAT-BAD.AKGt,
TA)I,I.A’!D;ER.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/522[modifier]
50(i. DOCUMENTS HISTORIQUES.
Y
DiSCLAHATfOX DU COUTE ÉLECTORAL DËHOCBATJQCE FUBUËE
I,E34FËVmE)tl848.
).e ministère est renverse c’est bien.
Mais les derniers événements qui ont agité la capitale appellent sur
des mesures, devenues désormais indispensables, l’attention de tous
lesbonscitoyens.
Une manifestation légale, depuis longtemps annoncée, est tombée
tout a coup devant une menace liberticide lancée par un ministre du
haut de la tribune. On a déployé un immense appareil de guerre
comme si Paris eût eu l’étranger, non pas à ses portes, mais dans
son sein. Le peuple, généreusement ému et sans armes, a vu ses rangs
décimes par des soldats. Un sang héroïque a couié.
Dans ces circonstances, nous, membres du comité ’électoral démo-
cratique des arrondissements de la Seine, nous faisons un devoir de
rappeler hautement que c’est sur le patriotisme de tous les citoyens
organisés en garde nationale que reposent, aux termes mêmes de la
charte, les garanties de la liberté..
Nous avons vu sur plusieurs points les soldats s’arrêter, avec une
noble tristesse, avec une émotion fraternelle, devant le peuple dé-
sarmé. Et, en effet, combien n’est pas douloureuse pour des hommes
d’honneur cette alternative de manquer aux lois de la discipline ou de
tuer des concitoyens La ville de la science, des arts, de l’industrie, de
la civilisation, Paris enfin, ne saurait être le champ de bataille rêvé par
le cr.uragc des soldais français, Leur attitude l’a prouvé, et elle con-
damne le rôle qu’on leur impose.
D’un autre cote, ta garde nationale s’est énergiquement prononcée
comme elle le devait en faveur du mouvement réformiste, et il est cer-
tain que le résultat obtenu aurait été atteint sans effusion de sang,
s’il n’y eût pas eu, de la part du ministère, provocation directe, provo-
cation résultant d’un brutal étalage de troupes.
Donc, lès membres du comité électoral démocratique proposent à
la signature de tous les citoyens la pétition suivante
Considérant:
Que l’application de l’armée à la compression des troubles civils est
attentatoire à la dignité d’un peuple libre et à la moralité de l’armée;
Qu’il y a là renversement de l’ordre véritable et négation perma-
nente de la liberté;
Que lé recours il la force seule est un crime contre le droit;
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/523[modifier]
DOCUMENTS HiSTOMtQUES. 597
Qu’il est injuste et barbare de forcer des hommes de cœur à choisi L’
entre les devoirs du militaire et ceux du citoyen;
Que la garde nationale a été instituée précisément pour garantir le
repos de la cité et sauvegarder les libertés de la nation;
Qu’à elle seule il appartient de distinguer une révolution d’une
émeute
Les citoyens soussignés demandent que le peuple tout entier soit
incorporé dans la garde nationale.
Ils demandent que la garde municipale soit dissoute.
Ils demandent qu’il soit décidé législativement qu’à l’avenir l’armée
ne pourra plus être employée à la compression des troubles civils.
A. GcciARD, électeur, délégué du S" arrondissement;
Loms BLANC, électeur, délégué du 2" arrondissement;
DAvm (d’Angers), électeur, délégué du arrondissement, membre
de l’Institut;
MART;x (de Strasbourg), électeur, délégué du ’10" arrondissement,
ancien député;
thiRtM-S.u’n’-AtfAKD, électeur, délégué dul" arrondissement;
l’t’AT (Félix), électeur, délégué du S* arrondissement;
GnE:HEisER, capitaine de la 3’légion, détéguédu 5° arrondissement;
VASNfEH, capitaine de la 4’ légion, délégué du 4~ arrondissement;
HAGUETTE, électeur municipal, délégué du 4" arrondissement;
REcnuT, capitaine de la S" légion, électeur, déiëgué du 8’ arrondis-
sement
0. GEU.ÉE, électeur, détêgué du 9* arrondissement
CHtrjmER, électeur, détéguê du 9’ arrondissement;
L. MoKDc~T, électeur, délégué du 11’ arrondissement;
M. GouDCHAUx, électeur, délégué du 2° arrondissement;
BAMiEE, électeur, délégué du 10~ arrondissement;
LAUYEAU, capitaine de la légion, électeur, délégué du 7" arron-
dissement .1
DAupnm, capitaine de la ’7° légion, électeur, délégué du 7° arron-
dissement
DESTOfjRBET, capitaine de la T légion, électeur, délégué du 7~ arron-
dissement
BASTIDE (Jules), électeur, délégué du ’?’ arrondissement;
Hovm, enet de bataillon de la 5* légion, électeur, délégué du 3"-ar-
rondissement
MAsso!) (Victor), électeur, délégué du 11’ arrondissement;
DE n;CHATRE, électeur, délégué du’t" arrondissement;
CERcuEn., capitaine de la 8’ légion, électeur, délégué du 8’ arron-
dissement.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/524[modifier]
.08 DOCUMEKTS IIISTORIQUES.
VI
rM)C),ufAT)0?<BEM.OBH.ONE.inROT,TROt;VËE))M;SI.ECAmxET
t"MtStM:MEL’mTËRtEBft,l.E24t’ËVR)Enl848.
Paris le24févrierd848.
CtTOYEXSDEPABYS,
Le, roi a abdiqué. Désormais la couronne donnée par la révolution
de Juillet repose sur la tête d’un enfant protégé par sa mère. Ils sont
sous la sauvegarde de l’honneur et du courage de la population pari-
sienne. Plus de cause de division parmi nous. L’ordre est donné aux
troupes de ligne de se retirer dans leurs casernes notre brave armée
a mieux à faire qu’à verser son sang dans de funestes collisions.
Mes chers concitoyens, désormais l’ordre est conBé au courage et à
la sagesse du peuple de Paris et de son héroïque garde nationale; ils
n’ont jamais failli à notre belle patrie, ils ne lui manqueront pas dans
cette grave circonstance.
-S~M~ OBU.OX BAMOT.
VI!
FRAGMENTS D’DKE LETTRE DE !t. LOUIS BLA~C, ADRESSÉE A t.’ACTECH.
Le livre de M Garnier-Pagés contient mainte erreur d’affirma-
lion, mainte erreur d’omission, et mainte erreur d’appréciation. Je
remarque, entre autres choses, qu’il a présenté la scène qui eut lieu
lorsque, pour la première fois, je me trouvai en présence des mem-
bres du gouvernement provisoire, de manière à faire penser que mon
iusistance à ne pas accepter le titre de secrétaire était l’effet d’une
ambition personnelle qu’irrita la résistance. Je lui rends la justice de
croire que. s’il eût été à ma place, il n’eût pas été capable d’agir, dans
des circonstances si propres à élever l’âme, par le motif qu’il semble
me supposer. [,a vérité est et si je me souviens bien, je parlai de
façon à lever tout doute à cet égard, qu’il y avait là une question
d’une gravité extrême, et dans laquelle les petits calculs d’une petite
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/525[modifier]
DOCUMENTS HISTORIQUES. 509
43
ambition et d’une petite vanité ne pouvaient avoir place. arrast,
Flocon et moi, nous avions été élus, non pas a la C/MM~, mais à
l’M~ de Ville; nous n’étions pas, comme ces messieurs, des députés;
il s’agissait donc de savoir si la Résolution serait considérée comme
parlementaire ou comme populaire. Il était. d’une importance énorme
que le caractère du grand mouvement qui venait de s’accomplir fût
bien précisé, et le fût dès l’abord. Comme je ne suppose pas, moi,
que M. Garnier-Pagès cédât a un sentiment de vanité et d’ambition,
en nous voùlant, Marrast, Flocon et moi, à la seconde place, son motif
ne pouvait être que la crainte de voir enlever a la Révolution, par
notre admission, ce caractère parlementaire auquel il tenait. Eh bien
ce fut par un motif contraire que j’insistai, moi qui, dans la Révolu-
tion, n’entendais saluer qu’un mouvement franchement démocratique.
C’était le droit révolutionnaire d’élection que je voulais faire recon-
naitre. Le nier dans son résultat, c’~ût été le nier dans son principe;
et ce principe, les ouvriers qui avaient confiance en moi ne m’auraient
point pardonné d’en avoir fait si bon marché.
Il y avait, de plus, un intérêt suprême à ce que Marrast, Flocon et
moi, nous eussions voix délibérative dans les premières mesures à
adopter la proclamation de la République par le gouvernement
provisoire [ cuvait en dépendre. La République, en effet, effrayait
MH. Arago et Dupont (de l’Eure) cela n’était que trop manifeste;
M de Lamartine jusqu’alors avait passé pour légitimiste; des bruits
avaient couru sur l’adhésion de M. Garnier-Pagès à la cause de la
duchesse d’Orléans trois voix de plus dans le plateau de la Répu-
blique pouvaient. faire pencher la balance de ce côté; sans ces trois
voix, au contraire, la décision risquait d’être telle qu’elle eût mis la
place publique en fureur. Et que serait-il arrivé alors? C’étaient là
des considérations d’intérêt public, s’il en fut jamais; et mettre à la
place de ces considérations puissantes de misérables prétentions ayant
leur source dans l’orgueil d’un homme, c’est rapetisser l’histoire des
grandes choses de ce temps au delà de tout ce qu’il est possible d’ima-
giner.
Vous savez, du reste, que cette qualification de secrétaires disparut
le jour même où elle tut, pour la première fois, employée dans le
MMM~M’, et qu’elle ne nous empêcha pas d’avoir voix délibérative
dès la première discussion qui eut lieu, et que notre vote compta si
bien qu’il fit en grande partie la République, et que dès la ?M<M~
dit 25 il ne fut plus question d’une distinction qui n’aurait pu effective-
ment exister qu’à la condition d’ôter à la Be’M<M<MK son caractère.
Je vous ai demandé dans une de mes précédentes lettres si vous
aviez sous la main mes Révélations ~M/c~MM? Je vous demanderai
aujourd’hui s’il est à votre connaissance que M. Crémieux a écrit des
Hémoires sur la révolution de Février? Ces Mémoires, d’après ce
qu’il a dit lui-même à mon frère, sont, point par point, la confirma-
tion de mon récit
Je ne vous ai point parlé, à propos de sources, de l’Histoire de
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/526[modifier]
510 DOCUMENTS HISTORIQUES.
7- n,t_n_ .r
Révolution, par M. de Lamartine. C’est un roman inconcevable, et
d’autant plus inconcevable qu’il a été écrit, j’en suis sûr, de très
bonne foi. H. de Lamartine est trop honnête homme pour avoir la
triste puissance de tromper, mais il a la puissance de se tromper
(M/e~, comme disent les Anglais) à un degré qui tient du prodige.
vin
Le gouvernement provisoire nomme M. Saint-Amant, capitaine de la 1" légion, commandant du palais des Tuileries.
Fait à l’Hôtel de Ville, le 24 février 1848.
Les mem~M dit .(WMMfM~M~ p~fMM’M
AD. CRÉMIEUX, &ARNIER-AGES, LEDItn-Ror.UX,
D[;PO[fT(DEI/EmE).
Le colonel Dumoulin, ancien aide de camp de l’Empereur, est
chargé du commandement supérieur du Louvre et de la surveillance
particulière de la Bibliothèque du Louvre et du Musée national. M. Félix
Bouvier lui est adjoint.
Le 24 février ISM.
Par délégation du gouvernement provisoire,
Le ministre provisoire de l’instruction publique,
CARXOT,
LA!)ART!NE, At). CREMJEUX.
Tout ce qui concerne la direction des Beaux-Arts et des Musées, au-
trefois dans les attributions de la liste civile, constituera une division
du ministère de l’intérieur.
Le jury, chargé de recevoir les tableaux aux expositions annuelles,
j;era nommé par élection.
Les artistes seront convoqués à cet effet par un prochain arrête.
Le salon de 1848 sera ouvert le 15 mars.
Nj/M~LEBP.U-RoLUX.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/527[modifier]
DOCUMENTS HISTORIQUES, gn
’IX
PHOCÏ,AMAT!OKDEM.Bt.AKQnt.
AcGOUVERXEMMTPROVtSOIHE.
Les combattants rëpuNicains ont lu avec une douleur profonde la
proclamation du gouvernement provisoire qui rétablit le coq gaulois
et le drapeau tricolore.
Le drapeau tricolore, inauguré par Louis XVI, a été illustré par la
première République et par l’Empire a été déshonore par Louis-
Philippe.
Nous ne sommes plus, d’ailleurs, ni de l’Empire ni de la première
République.
Le peuple a arboré la couleur rouge sur les barricades de 1848
Quonnecherctiepasalauétrir.
Elle n’est rouge que du sang généreux versé par le peuple et la
garde nationale.
Elle flotte étinceiante sur Paris, elle doit être maintenue.
Le peuple victorieux n’arnènera pas MH pavillon.
X
PROCi,AMA’f;ON*t,<J!Mt~
GÉNÉRAUX, OFFICIERS ET SOLDATS,
Le pouvoir, par ses attentats contre les libertés, le peuple de Paris,
par sa victoire, ont amené la. chute du gouvernemeut auquel vous
aviez prêté serment. Une fatale collision a ensanglanté la capitale. Le
sang de la guerre civile est celui qui répugne le plus à la France: Le
peuple oublie tout en serrant les mains de ses frères qui portent
l’épée de la France.
Un gouvernement provisoire a été créé; il est sorti de l’impérieuse
nécessité de préserver la capitale, de rétablir l’ordre et de préparer
à la France des institutions populaires analogues à celles sous les-
quelles la République a tant grandi la France et son armée.
Vous saluerez, nous n’en doutons pas, ce drapeau de la patrie, remis
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/528[modifier]
5)2 DOCUMENTS HISTORIQUES.
dans les mains du même pouvoir qui l’avait arboré le premier. Vous
sentirez que les nouvelles et fortes institutions populaires qui vont
émaner de l’Assemblée nationale ouvrent à l’armée une carrière de
dévouements et de services que la natjon, libre, appréciera et récom-
pensera mieux que les rois.
Il faut rétablir l’unité de l’armée et du peuple un moment altérée.
Jurez amour au peuple, où sont vos pères et vos frères. Jurez iidë-
)i)e a ses nouvelles institutions, et tout sera oublié, excepté votre cou-
rage et votre discipline. La liberté ne vous demandera plus d’autres
services que ceux dont vous aurez a vous réjouir devant elle et à vous
glorifier devant ses ennemis! 7,~ mem~ dM ~MffOMmMt ~-ofMOM-f,
G.U~ER-PAGÈS, LAMART!E.
Xt
LETTRE M GE’iERAT.CHAKGARMEH.
Mo’!StEt)R LE MtXtSME,
Je plie le gouvernement républicain d’utiliser mon dévouement a
la France.
Je sollicite le commandement de la frontière la plus menacée. L’ha-
bitude de manier les troupes, la confiance qu’elles m’accordent, une
expérience éclairée par des études sérieuses, l’amour passionné de
la gloire, la volonté et l’habitude de vaincre, me permettent sans
doute de remplir avec succès tous les devoirs qui pourront m’être
imposés.
Dans ce que j’ose dire de moi, ne cherchez pas l’expression d’une
vanité puérile, mais l’expression du désir ardent de dévouer toutes
mes facultés au service de la patrie. CH~MRsiEr..
XII
LETTRE DU PR~CE f.OCIS-KAPOLËO!) EOXAPARTK.
- Ht:SSt)!tmS,
Le peuple de Paris, ayant détruit par son héroïsme les derniers
vestiges de l’invasion étrangère, j’accours de i’exiipourmeranger
sous le drapeau de la République qu’on vient de proclamer.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/529[modifier]
DOCUMENTS HISTORIQUES. H15
Sans autre ambition que celle de servir mon pays, je viens annon-
cer mon arrivée aux membres du gouvernement provisoire, et. les
assurer de mon dévouement à. ]a cause qu’ils représentent, comme de
ma sympathie pour leurs personnes.
Recevez, messieurs, l’assurance de ces sentiments.
LonfS-NAPOI.ËOK BONAPARTE.
xni
rROCt.A~AT!OX ET ORDRE DO.JOCR DU DEC D’ACMAt.t.
tiABJTAtiTSDEt.’AMÉtUE,
Fidète à mes devoirs de citoyen et de soldat, je suis resté à mon
poste tant que j’ai pu croire ma présence utile au service du pays.
Cette situation n’existe plus. M. le générât Cavaignac est nommé
gouverneur général de l’Algérie jusqu’à son arrivée à Alger, les
fonctions de gouverneur général par intérim seront remplies par
M. le général Changarnier.
Soumis à la volonté nationale, je m’éloigne; mais, du fond de l’exil,
tous mes vœux seront pour votre prospérité et pour la gloire de la
France, que j’aurais voulu servir plus longtemps.
Alger, 3 mars 1848.
H. D’ORLEANS.
En me séparant d’une armée modèle d’honneur et de courage, dans
les rangs de laquelle j’ai passé les plus beaux jours de ma vie,,je ne
puis que lui souhaiter de nouveaux succès. Une nouvelle carrière va
peut-être s’ouvrir à sa valeur; elle la remplira glorieusement, j’en ai
.la ferme croyance.
Officiers, sous-officiers et soldats, j’avais espéré combattre avec vous
pour la patrie. Cet honneur m’est refusé; mais, du fond de l’exil, mon
cœur vous suivra partout et vous rappellera la volonté nationale; il
triomphera de vos succès; tous ses vœux seront toujours la gloire et
le bonheur de la France.
Il. D’ORLEANS.
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/530[modifier]
514 DOCUMENTS HISTORIQUES.
XIV
ADRESSE DES OUVRIERS IMPRIMEURS SUE’ÉTOFFE. – REMERCIMENTS DU
convEMEMENTmovisomE. l’ROViS0IRE.
Ao GOUVERNEMENT PROVISOIRE.
CITOYENS,
A son appel la France voit mourir ses enfants; à sa voix maternelle
ses enfants répondent par leur amour et leurs sympathies filiales.
Lorsqu’ils la croient en danger, ils accourent offrir à leur patrie, tête,
bras, coeur, biens et courage, car c’est surtout dans les moments
difficiles qu’il faut être courageux; c’est dans les circonstances extrêmes
qu’il faut trouver les voies de salut.
Ouvriers nous-mêmes, imprimeurs sur étoffe, nous vous offrons
notre faible concours, nous vous apportons deux mille francs pour
aider à la réussite de votre noble création. Le seul regret que nous
ayons est de ne pouvoir centupler notre modique offrande, que nous
vousdonnonsavea bonheur.
Pour suppléer à notre impossibilité, nous engageons tous les citoyens
qui veulent la prospérité de la République, du commerce, de l’indus-
trie, de la confiance, de l’ordre, et qui veulent que les ouvriers aient
du travaiL pour vivre, à nous imiter chacun suivant sa fortune, comme
nous imitons ceux qui ont eu l’heureuse idée de nous devancer dans
cette voie salutaire.
Par ce moyen, nous rassurerons ces êtres pusillanimes qui se sau-
vent de la capitale et de la France, emportant avec eux les valeurs
qui sont nécessaires à leur patrie. Qu’ils se rassurent, ces hommes
qui peuvent aider à rétablir le crédit et nos finances! que nos actes
de dévouement inspirent des sentiments d’honneur à ceux qui vou-
draient suivre l’exemple de l’émigration, que nous regardons comme
une làcheté Qu’ils se rassurent, tous ceux qui pourraient croire au
retour des scènes sanglantes qui sont tracées dans notre histoire!
Qu’ils se rassurent ni la guerre civile, ni la guerre de l’étranger ne
viendront déchirer les entrailles de notre belle France Qu’ils se ras-
surent aussi sur notre assemblée nationale, car il n’y aura ni mon-
tagnards ni girondins! Oui, qu’ils se rassurent enfin, et qu’ils aident
à donner à l’Europe un coup d’œil magique qu’ils aident à faire voir
à l’univers qu’en France il n’y a pas eu de violence dans la révolution,
qu’il n’y a eu qu’un changement de système que l’honneur a succédé
au système de la corruption; que la souveraineté du peuple et de
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/531[modifier]
DOCUMENTS HISTORIQUES. 5t&
l’équité a succédé à un despotisme odieux; qu’à la faiblesse ont succédé
la force et l’ordre; qu’aux castes a succédé l’union; qu’à la tyrannie
a succédé cette devise sublime T~y~, Égalité, f~fnM’M, progrès,
civilisation, bonheur pour tous, et-tous pour le bonheur.
Nous saisissons cette occasion pour demander au gouvernement pro-
visoire ou à l’Assemblée nationale, lorsqu’elle sera convoquée, pour
tous nos frères de toute la France, que la durée de leur travail soit
fixée à dix heures par jour, comme pour nous. Nous le demandons,
parce que le mot égalitése trouve dans la devise républicaine. Puis-
qu’on a aboli les priviléges, est-il juste qu’il y ait des priviléges dans
notre République?
Nos frères des départements se plaignent de ce que leur temps est
absorbé par le travail, sans cependant qu’il leur soit à charge. Ils
voudraient aussi rendre leurs facultés intellectuelles, en les cultivant,
dignes de notre ère nouveUe; eux aussi ils méritent d’avoir une heure
au moins, une heure pour vivre de la vie intélligente et du cœur et
de l’âme.
Mais, disons-nous à nos frères, prenons patience, ne soyons pas trop
exigeants à la fois; demandons graduellement, avec prudence, avec
ordre, dans toute la voie de la justice et de l’humanité, et nous ob-
tiendrons. Le gouvernement veille sur nous, il se sacrifice pour nous
on ne peut pas être heureux du jour au lendemain. Nous avons beau-
coup souffert sous un despotisme eruet eh bien souffrons encore un
peu pour la liberté. Le moment de la récolte n’est pas encore arrivé;
labourons le champ de la liberté, semons l’égalité, et nous recueil-
lerons la fraternité, qui nous donnera infailliblement le bonheur in-
tellectuel ou moral. Du courage donc, du courage, de l’énergie, et
gardons nos armes. Si toutefois quelques ambitieux voulaient tourner
la Révolution à l’égo!sme, nous leur dirions Il est trop tard; de même
que nous avons dit aux tyrans Assez! il est trop tard
Constituons la République, grande, pure, forte, dans toute son
extension, telle qu’elle a été proclamée; faisons-la digne des hommes
actuels et du siècle. L’Europe a les yeux sur nous; elle compte nos
mouvements; elle aspire à notre émancipation; mais servons de mo-
dèle à tous les peuples.
Recevez, citoyens membres du gouvernement provisoire, nos vœux
et nos sympathies républicaines, ainsi que nos salutations fraternelles.
Vive le ~KM~/MMf~ provisoire! Vive la République! l
MtOCLAMATtOt DU GOCVEKKEMEKT PROtTSOmti.
CtTOYEKS,
Les dons patriotiques affluent à l’Hôtel de Ville. Chaque jour, tous
les corps d’état rivalisent d’abnégation et de générosité. Des ou-
vriers qui peuvent à peine, par de trop rares travaux, nourrir leurs
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/532[modifier]
516 DOCUMENTS IMSTOniQUES.
t’nmi))n’-< s;)v~nt. fnr’~r~ nr~Jftvfr df ~ivinn~s ~ffrand~s snr )n) sHhure
516 DOCUMENTS IHSTOIUQUËS.
famiUcs, savent encore prélever de civiques offrandes sur un salaire
insuffisant. La pauvreté même, oubliant ses besoins, se fait un de-
voir et. un bonheur d’une privation nouvelle, quand il s’agit de sub-
venir aux besoins de la République, notre mère commune.
Vous aurez donné au monde un sublime exemple! L’Hôtel de Ville,
ce palais du peuple, en est tous les jours le silencieux témoin, mais
si votre modestie veut cacher ces héroïques vertus, le gouvernement
provisoire doit les révéler à la France et à l’Europe qui vous con-
templent
La monarchie brisée par vous en Février avait corrompu bien des
âmes mais le mal n’a point encore pénétré jusqu’au cœur de la na-
tion vous le prouvez tous les jours. Il est beau de combattre et de
vaincre pour la liberté; il est encore plus beau de fonder la liberté
sur l’inébranlable base d’un désintéressement et d’un patriotisme que
ne découragent point tes épreuves les plus poignantes.
Le gouvernement provisoire doit le proclamer hautement la France
est fière de vous; et la République, appuyée sur des cœurs tels que
les vôtres, peut regarder sans crainte son avenir.
Au nom de la patrie, au nom de la France, au nom de l’humanité,
le gouvernement provisoire vous remercie.
50 mars 1848.
XV
CO!fSH)KR4NTS SUR L’ABOUHOX DE L.t COXTRAIXTË PAU CORI’S
-ET DE L’EXt’OSmOX rCEUQCE.
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
LIBERTÉ ECAT.rfË, FRATERNITÉ.
Le gouvernement provisoire de la République;
Sur le rapport du ministre de la justice;
Considérant que la contrainte par corps, ancien débris de la légis-
lation romaine, qui mettait les personnes au rang des choses, est in-
compatible avec notre nouveau droit public;
Considérant que, si les droits des créanciers méritent la protection
de la loi, ils ne sauraient être protégés par des moyens que repouf-
sent la raison et l’humanité; (,ne la mauvaise foi et la fraude ont leur
repression dans la loi pénate qu’il y a violation de la dignité humaine
dans cette appréciation qui fait de la liberté des citoyens uu équipa-
lent légitime d’une lettre pécuniaire
Page:Agoult - Histoire de la révolution de 1848, tome 1.djvu/533[modifier]
DOCUMENTS HISTORIQUES. 517
P~EXEME;
f. 44 i
Décrète:
Dans tous les cas où la loi autorise la contrainte par corps, comme
moyen pour le créancier d’obtenir le payement d’une dette pécuniaire
cette mesure cessera d’être appliquée jusqu’à ce que l’Assemblée na-
tionale ait définitivement statué sur la contrainte par corps.
Fait à Paris, le 9 mars 1848.
Les m~V~ du ~OM~MM~< pfOM’WM-e,
DcrOfT (DE L’EttRE), LAMARTtfE, MARRAST, GARNtËR-PAEÈS, ÂLBEUi,
MARIE, LEDHO-RoLUt;, FLOCON, CREMEOX, Louis BHKC, ÂRAGO.
Le Men~’e général du ~MMnMwe~ provisoire,
PAKM;REE.
RÉPUBLIQUE i-’RAN~AISE.
LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ.
Au KOH! du peuple français.
Le gouvernement provisoire;
Sur le rapport du ministre de la justice;
Vu l’article 22 du Code pénal ainsi conçu
« Quiconque aura été condamné à l’une des peines des travaux
forcés à perpétuité, des travaux forcés à temps, ou de la réclusion,
avant de subir sa peine, sera attaché au carcan sur la place publique;
il y demeurera exposé aux regards du peuple durant une heure; au-
dessus de sa tête sera placé un écriteau portant, en caractères gros
et lisibles, ses noms, sa profession, son domicile, sa peine et la cause
de sa condamnation. »
Considérant que la peine de l’exposition publique dégrade la dignité
humaine, flétrit à jamais le condamné et luiôte, par le sentiment de
son infamie, la possibilité de la réhabilitation
Considérant que cette peine est empreinte d’une odieuse inégalité,
en ce qu’elle touche à peine le criminel endurci, tandis qu’elle frappe
d’une atteinte irréparable le condamné repentant;
Considérant, enfin, que le spectacle des expositions publiques éteint
le sentiment de la pitié et familiarise avec la vue du crime;
Décrète:
La peine de l’exposition publique est abolie.
Fait en séance du gouvernement provisoire, le 12 avril 1848.
Les membres du gouvernement provisoire;
Dm’0:t’f (BE f/EnRE], LAMARTnfE, LEBRU-RomK, GARKtEK-PACÈS, LoUIS
BLANC; ALBKRt, AHAGO, FLOCON, AnMAKD MARRAST, CnËtnECX,
MARIE.
Le secrétaire général du gouvernement ~fC~MO:
PAEXERRË;
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518 DOCUMENTS HISTORIQUES.
XVI
ritOCLAMATtOXBE M. Ï![)U: THOMAS.
BEF!JBUQUE!’KAXCA;SE.
ATELIERS NATIONAUX. ORDRE DU JOUR.
Aux ouvriers du bureau central des ateliers nationaux.
Le gouvernement provisoire fait des sacrifices énormes pour pro-
curer des moyens d’existence aux ouvriers sans travail; vous com-
prendrez facilement qu’il doit ménager ses ressources, s’il veut con-
tinuer à vous venir en aide.
En conséquence, à partir de demain vendredi, 17 de ce mois, les
journées des ouvriers non travaillant seront réduites à 1 fr. au lieu
delfr.SOc.
Le directeur peut affirmer aux ouvriers, qu’à partir de ce jour, ils
seront occupés au moins de deux jours l’un dans ce cas leur paye sera
de 2 francs.
Les ouvriers comprendront la sollicitude du gouvernement provi-
soire pour eux, et la République compte sur leur sagesse et leur pa-
t riotisme.
Qu’ils sachent, qu’ils comprennent tous que les fonds qui nous sont
alloués, que nous leur distribuons, sont le pain des pauvres, leur pain
quotidien; qu’ils nous aident à le leur dispenser, qu’ils n’admettent
dans leurs rangs que ceux qui véritablement ont droit à un secours
parce qu’ils. en ont besoin. Commissaire de la République,
directeur du bureau central.
ÉM)I.ET!)OMAS.
l’aris,lel6marsl848.
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DOCUMENTS HISTORIQUES. 519
xyn.
LETTREDEM.DEt.ESSEMtM.CAUSSmiEHE.
Londres, Iea9avriH848.
MottStECRLEPRËFET,
Je viens d’apprendre, par mes amis de Paris, la bienveillance avec
laquelle vous vous êtes exprimé au sujet du très-petit séjour que ma-
dame Delessert a été faire à Passy, et le regret que vous avez témoigné
de ce qu’elle ne s’était pas adressée à vous. Permettez-moi de vous
offrir mes remercinients.
Je le fais avec d’autant plus d’empressement, que c’est pour moi
une occasion de vous dire combien j’ai été sensible à tous les bons
procédés dont vous avez use envers nous, en permettant, avec tant de
bonne grâce, la sortie de la Préfecture de Police des effets, chevaux
et autres objets qui nous appartenaient personnellement, à ma femme
et a moi; je suis heureux, monsieur le Préfet, de vous exprimer ma
gratitude bien franche et bien cordiale.
J’ai l’honneur de vous prier de recevoir mes sentiments de haute
considération.
HAtiMELDEI.ESSEUT.
FIN DES DOCUMENTS n;STOn)QUES
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ERRATA
Introduction, page 7, ligne 5, au lieu de compris de <oM<; lisez
MH:pyM</e<MM;
Page 17, ligne n, au lieu deMep<MtM, lisez scepticisme.
Page 65, note 2, première ligne, au lieu de prôgressites, lisez
progressistes.
Première partie, chap. I, page 64, ligne 6, au lieu de Epitaphe,
lisez: Epigraplae.
Chap. X, page 217, ligne 23, au lieu de ait fabricant un, papier,
lisez au fabricant, un pap:
Chap. vu, page 142, au lieu de chapitre vt, lisez chapitre T)i.
Au lieu de A/a/~MHe, lisez partout Maleville.
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TABLE DES MATIÈRES
PtKFACEBEt.A SECONDE EDITtOX.. V
AVAM-PMPOS 1
iKTMBncTtON.. ’– .)
PREMIERE PARTIE.
CnAptïnE PREtuER. Les conservateurs et les réformistes Ci
CM. !I. Les banquets.-MM. de Lamartine, Oditon Barrot, Ledru-
RoHin, Louis Blanc
Cm; III. Situation extérieure.–famiUe royale. 90
CuAp. IV. Ouverture des Chambres. Discussion de l’adresse à ]a
Chambredespairs.
CnAp. Y. Discussion de l’adresse à )a Chambre des députes. HO
C!~Ap. Y!. Suite et fin de la discussion de l’adresse 129
C~Ap. VU. préparatifs du banquet.–Imminence de lacatastrophe 442
C~tp. VU!.Première journée.
CnAp.tX.Deuxième journée ~i
Cmp.X.Troisiemejonrnëe.
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522 TABL) DES MATIÈRES.
p~;S.–mP.S~!0’<r.A(;.(M!,nUED’E)iFmn’J[,t. 1.
CHAp. XI.Suitedeiatroisième journée. ~6
CnAp.XII.Lepeupleaux Tuileries.
CIIAP. XIII. Le peuple à la Chambre des députés ~6S
CtiAp. XIV. Le peuple à l’Hôtel de Ville 296
CHAp.XY.LepeuplemaitredeParis.
DEuXIÈME PARTIE.
CHApiTM XVI Considérations générales. L’Hô~et de Ville. Le dra-
peau rouge. Auguste Blanqui. Abolition de la peine de mort
eumatièrepoUtique. 341
CuAp. XVII. Droit au travail. Ministère du progrès. Adhésion gé-
néraie au gouvernement de la République. 5’<’
C.!Ap. XYM!. Ministère de l’intérieur. M. Ledru Rollin. Ministère
des affaires étrangères. Manifeste de H. de Lamartine. 40 i
C)fAp. XIX. Ministère de la guerre et de la marine. M. Arago. Le
généralCavaignac. 428
CtiAp XX. Ministère des unances.-M. Goudchaux. -1I. Garmcr-
448
Pages.–’
Ct.Ap. XXI. Ministère de la justice. M. Crémieux. Ministère de
l’instruction publique. M. Carnot. Ministère des travaux pu-
blics. M. Marie. Ateliers nationaux. Préfecture de police.–
M.Caussidière.–Mairie de Paris.–M. Marrast. 470
DoctJHEXTSH’STOEIQUÏS. 501
FIN DE t.ATAXL)! DES MATIERES