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Livre:Sade - Aline et Valcour, ou Le roman philosophique, tome 3, 1795.djvu

+{{C|{{Taille|{{espacé|ALINE ET VALCOU}}R,|130}}}} {{C|{{espacé|O U}}}} {{C|{{Taille|{{espacé|LE ROMAN}}|150}}}} {{C|{{espacé|PHILOSOPHIQU}}E.}} {{C|{{espacé|TOME II}}I.}} CINQUIÈME PARTIE.
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+ALINE ET VALCOUR, O U {{C|{{t|{{espacé|LE ROMAN}}|140}}}}{{br0}} {{C|{{t|{{espacé|PHILOSOPHIQU}}E.|110}}}} Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France. {{c|{{espacé|Orné de seize G}}{{sc|{{espacé|ravure}}s.}}}} {{C|{{espacé|À PARI}}S,}} chez la veuve Girouard, Libraire, maison Égalité, Galerie de Bois, N°. 196. {{C|{{espacé|1 7 9 }}5.}}
+{{t2|{{espacé|ALINE ET VALCOU}}R,}}{{br0}} {{br0}} {{t3|{{espacé|LETTRE TRENTE-SIXIÈM}}E,}}{{br0}} Déterville à Valcour. Verfeuille, le 17 Novembre. {{lettrine3|N|130}}’est-ce donc point une chose odieuse, mon cher Valcour, qu’un malheureux jeune homme, uniquement coupable du sentiment qui fait naître les vertus... Après avoir parcouru la terre, après avoir bravé tous les périls qui peuvent s’affronter, ne rencontre d’écueils, de tourmens ; de malheurs, qu’à la porte de sa patrie : et bientôt au centre de cette même Patrie, qu’il ne peut revoir qu’en la maudissant... Oui, j’ose le dire, ces fatalités font naître bien des réflexions, et j’aime mieux les taire que les dévoiler. L’amitié qu’inspire
+l’infortuné Sainville y {{sic2|répandroit}} trop d’amertume. C’était Aline et lui, Valcour, c’était tous deux que ce train avait pour objet... Aline et lui, t’entends-je dire ? Eh quelle {{sic2|bisarrerie}} les rassemble ? écoute, et tout va s’éclaircir. Il est inutile de te peindre la frayeur de nos dames quand elles ont vu la maison se remplir d’exempts, d’espions, de gardes, de toute cette dégoûtante canaille, dont le despotisme effraye l’humanité aux dépens de la justice et de la raison, comme s’il fallait au gouvernement d’autres sûretés que des vertus, et à l’homme d’autre lien que l’honneur... Je n’ai pas besoin de te dire ce que toute cette charmante société est devenue, quand on a vu paraître, au milieu du trouble général, un petit homme laid, court et gros, bien {{sic2|hébêté}}, bien tremblant, l’épée d’une main, le pistolet de l’autre, s’intitulant conseiller du Roi, et de plus, officier supérieur du tribunal de la sûreté de Paris ; disant que pour la sûreté
+de l’État, il fallait qu’il s’assurât d’un officier, sous le nom de Sainville, nom qu’il usurpait, comme on le verrait par l’ordre, dont il était porteur, que ledit sieur de Sainville étant de présent au Château de Verfeuille, près d’Orléans ; il lui était enjoint à lui, Nicodême Poussefort, officier supérieur, d’arrêter ledit militaire dans ledit Château, ainsi qu’une demoiselle qu’avait enlevée cet officier, et qu’il faisait passer pour sa femme, le tout à l’effet de les conduire l’un et l’autre au lieu de sûreté que son ordre indiquait. Tout ce qui est barbare a conservé {{sic2|l’idiôme}} de la barbarie. Il semble que nous ne devions nécessairement parler que la langue de nos cruels ancêtres, chaque fois que nous imitons leurs {{sic2|attroces}} coutumes. Voyez le style des arrêts, des monitoires, des assignations, des lettres-de-cachet ; il est heureusement impossible de tuer ou d’enfermer un homme, en bon français.
+Tu devines, à ce préambule, ce que chacun a pu penser, il ne s’agit que de t’apprendre et ce qui a suivi, et la part singulière qu’à le président à tout ceci. Le compliment débité, le petit homme suant, palpitant, infectant comme un capucin qui descend de chaire ; nos dames revenues à elles à force de soins, le malheureux Sainville et sa femme confondant leurs larmes et leurs gémissemens. Le comte de Baulé s’est avancé vers l’exempt et lui ordonnant avec cet air de noblesse et de supériorité qu’il avait en menant autrefois les Français aux ennemis, lui ordonnant, dis-je, de remettre ses armes au repos, et de faire sortir ses gens du salon, il lui a demandé ; comment il s’avisait de s’introduire avec aussi peu de formalités dans le Château d’une femme honnête. A cette demande, à l’air de maître, dont elle était faite, aux titres, aux décorations qui la soutenaient. Nicodême Poussefort, officier supérieur de la sûreté de Paris, a répondu avec un peu de confusion, qu’il s’était cru autorisé dans
+ses démarches, et par son ordre, et par les différentes consignes particulières qu’il avait reçues de ceux que cela concernait ; mais le comte après lui avoir lavé la tête une seconde fois, et lui avoir dit que les ordres de parens ne s’annonçaient pas comme ceux de Mandrin, mais se signifiaient par l’organe des officiers préposés dans chaque généralité à cet effet, la prépondérance chimérique ou l’autorité illusoire du tribunal de la sûreté de Paris ne s’étendant pas au-delà des barrières, lui a demandé encore s’il savait de qui venait l’ordre, et à la sollicitation de qui il était obtenu... Pour toute réponse, l’exempt lui a remis ses papiers et le comte les ayant reçu, lui a dit avant que d’ouvrir, soyez tranquille monsieur, je me charge de tout... puis s’adressant à monsieur et madame de Sainville, vous voilà l’un et l’autre mes prisonniers, leur a-t-il dit, donnez-moi vos paroles d’honneur de ne point vous écarter de cette maison sans moi... Vous vous trompez monsieur, a dit précipitamment l’officier de police, cette
+dame dont vous exigez la parole, n’est point la personne que je dois arrêter, celle que mon signalement indique, a-t-il poursuivi, en montrant Aline, est la demoiselle que voilà. Et c’est elle qui doit être madame de Sainville... Vous seul commettez l’erreur, a repris le comte, ou votre signalement est faux ; la jeune personne que vous désignez, est la fille de madame de Blamont. — Et montrant Léonore... Celle-ci seule est madame de Sainville,... Monsieur le comte, a répondu l’exempt, la chose est d’autant moins probable, que ce signalement dont je m’autorise, est l’ouvrage même de monsieur le président de Blamont, m’aurait-il ordonné d’arrêter sa fille ? Confrontons monsieur, le voilà. Assurément, il était difficile de mieux peindre Aline, et comme aucun trait ne la rapproche de Léonore, il était impossible de s’y méprendre... Ah ! je démêle tout, à dit impétueusement madame de Blamont, puis, s’adressant à l’exempt : achevez, monsieur, achevez de {{sic2|jetter}} du jour sur
+ceci ; aviez-vous quelqu’ordre particulier relatif à cette jeune personne... Celui de la laisser au couvent des bénédictines, en passant à Lyon, madame, a répondu l’exempt ; de lui dire {{sic2|quelle}} attendit là sa famille, qui viendrait bientôt en disposer, et de poursuivre ma route avec monsieur de Sainville jusqu’aux isles Sainte-Marguerite, où il devait être enfermé dix ans. — Et quelles personnes vous ont expliqué ces différentes commissions, a repris madame de Blamont ? — J’ai d’abord reçu, madame, a répondu l’exempt, un ordre général et vague du magistrat, de me conformer à tout ce qui me serait prescrit par le père de monsieur de Sainville, lequel n’a pas voulu prendre sur lui de faire arrêter son fils chez madame de Blamont, où il le savait, sans se concerter avec monsieur le président ; en conséquence de cette délicatesse, rien ne se terminant le même jour, on m’a indiqué un second rendez-vous pour le lendemain au matin ; là j’ai trouvé réunis les deux personnes auxquelles j’avais affaire, et j’ai
+reçu d’elles différents détails, qui m’étaient utiles pour agir. Voilà, mon cher Valcour, tout ce que nous avons pu savoir sur cette partie, et comme rien n’en est encore éclairci, j’imagine qu’avant d’achever la lecture de ma lettre, tu vas te livrer à mille combinaisons ; formons-en donc quelqu’unes avec toi, quelqu’interruption qu’il en doive résulter aux choses intéressantes qu’il me reste encore à t’apprendre. Il paraît d’abord assez clairement, que monsieur de Blamont s’est confié au père de Sainville, qu’il lui a demandé sans doute avec instance, de laisser profiter sa fille, bien plus coupable que Léonore, de la lettre de cachet destinée à cette Léonore ; que celle-ci n’étant actuellement réclamée par personne, il se chargeait d’en répondre, que l’important était de la séparer de Sainville, objet qui se trouvait également rempli, puisque madame de Blamont la retiendrait vraisemblablement chez elle, et que sous
+peu, il irait la chercher lui-même, pour la placer dans quelque couvent, où elle serait toujours en état d’être représentée aussitôt qu’elle serait requise ; que le père de Sainville prenant peu d’intérêt à cette Léonore, et ne {{sic2|desirant}} que de la séparer de son fils, a tout accordé au président, pourvu que celui-ci permît de faire arrêter le jeune homme dans le Château de Verfeuille...... Définitivement qu’Aline, ainsi arrêtée, ainsi conduite à Lyon, y serait bientôt devenue la femme de Dolbourg, avec lequel le président n’aurait pas manqué de l’aller joindre ; voilà mes conjectures mon ami, voilà celles de toute la société ; revenons maintenant à des détails qui ne peuvent plus souffrir de retard. Vous pouvez sortir monsieur, a dit le comte à l’exempt, dès que ses éclaircissemens ont été donnés ; retournez dire à ceux qui vous ont envoyé, que le comte de Beaulé, commandant dans l’Orléanais et lieutenant-général des armées, se charge de vos prisonniers, vous en dégage, et vous donne sa
+parole de les conduire sous trois jours, au ministre. Monsieur le comte, a dit l’exempt en se prosternant jusqu’à terre, j’obéis sans réplique assurément, mais vous connaissez nos places, je risque de perdre la mienne, si vous n’avez la bonté de me faire un reçu ; le général a demandé un écritoire, et a signé sans difficulté ce que l’exempt désirait. Après quoi, l’alguasil et sa troupe ont déguerpi le Château, non sans escamoter, filouter, voler suivant l’usage de ces coquins-là, tout ce qui a pu tomber sous leurs mains. Et voilà ce qu’on appelle en France de la civilisation ; c’est à ce prix que nous n’allons plus chercher notre nourriture dans les bois ; c’est au prix d’une multitude de crimes tolérés, autorisés, récompensés, que le Gouvernement achète la punition de deux ou trois délinquants, qui seraient bien confus d’avoir autant d’horreurs à se reprocher, que les scélérats qui viennent les arracher du sein de leur famille... Oui, voilà ce que dans
+A peine partis, qu’avant même d’ouvrir l’ordre, on a raisonné prodigieusement sur les manœuvres sourdes et infâmes du président ; mais comme tout ce qui a été dit, n’est que ce que je viens de placer en résultat de nos combinaisons tout-à-l’heure, je passe rapidement aux suites essentielles de cette aventure. Tout étant calme, toutes les réflexions étant faites, le comte a ouvert l’ordre ; et après avoir parcouru rapidement quelques lignes... Quoi ! monsieur, a-t-il dit avec surprise à Sainville, vous êtes le comte de Karmeil ? Je connais beaucoup votre père ; le comte de Karmeil, s’est écrié madame de Blamont toute troublée... Avez-vous bien notre patrie, on appelle le bon ordre, la sûreté,... la police... O vertu, comme tes autels s’en honorent, et comme les français s’entendent à te servir ! (note de l’auteur). <p>Il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit ici que du gouvernement ancien.(note de l’éditeur.)
+lu, ne vous trompez-vous point ?... Ciel... Léonore, non je ne résiste point à ces coups multipliés du sort... Malheureux enfant... Ouvre tes bras... reconnais ta mère, et trop émue de tout ce qui venait de précéder... trop attendrie d’une scène si touchante, elle s’est évanouie sur le sein même d’Éléonore. Grand Dieu, a dit celle-ci, les bontés de cette aimable dame l’abusent assurément, que veut-elle dire ?... Moi, sa fille ! Ah plût au ciel que cela eût été ! Vous l’êtes, mademoiselle, ai-je dit alors, secourons madame de Blamont... elle est bien loin d’être dans l’erreur ; nous avons tout ce qu’il faut pour vous convaincre... Sainville, aidez-nous à rendre à votre femme la plus adorable des mères. Je te laisse à juger le trouble universel ; le comte nullement au fait, ne savait lui-même où il en était. Madame de Senneval plus instrui e, assurait Léonore qu’on ne se trompait pas, enfin, madame de Blamont vivement secourue par Aline, qui ne savait à qui voler, a repris l’usage de ses sens, elle
+s’est rejetée une seconde fois dans les bras de Léonore, tout s’est éclairci, j’ai produit d’un côté la lettre du chevalier de Meilcourt, de l’autre les dépositions du pré Saint-Gervais, et toutes ces pièces s’enchaînant, se prêtant mutuellement des forces, il est devenu impossible à Claire de Blamont, à qui nous conservons le nom de Léonore pour l’intelligence de cette histoire, il lui est devenu impossible, dis-je, de pouvoir plus long-tems s’aveugler sur sa naissance... Et voilà donc pourquoi j’étais haïe de madame de Kerneuil, a dit cette jeune personne, en se {{sic2|jettant}} aux pieds de sa véritable mère ; voilà donc pourquoi on me détestait. Oh ! madame, a-t-elle continué, mais avec plus de manière que de véritable sentiment : (c’est un trait de son caractère qu’il ne faut pas perdre de vue) ! oh, madame, laissez-moi vous demander à genoux des sentimens que mon malheureux sort ne m’a jamais permis de connaitre ; mon ame était faite pour les sentir, et la plus barbare des femmes lui en
+a toujours refusé la jouissance. Sainville, viens te précipiter, comme moi, aux genoux de cette tendre mère ; demandes-lui pardon de nos égaremens, et ne songe plus à m’obtenir que de son aveu. Alors, cet intéressant jeune homme, bien plus vraiment affecté que sa femme, a arrosé les pieds de madame de Blamont de ses pleurs ; et prosterné devant elle, oh ! madame, lui a-t-il dit, daignerez-vous me pardonner mon crime ?... des crimes !... O grand Dieu, a dit promptement cette mère délicate et sensible ! vous n’en avez point commis, tout votre tort est de l’avoir aimée ; je l’aurais aimée comme vous ; levez-vous Sainville... La voilà, je veux que vous la receviez de ma main... Je ne t’esquisserai point la situation de cette femme adorable, au milieu de ce couple charmant... Aline embrassant tour-à-tour, et sa mère et sa sœur... Non, mon ami, non, c’est avec les couleurs de la nature même qu’il faut essayer de rendre ce tableau, l’art ne réussirait pas à le tracer.
+Pendant ce tems, nous expliquions, le plus succinctement qu’il nous était possible, toute l’histoire au comte de Beaulé. — Voilà des aventures bien singulières, a-t-il dit, en s’approchant de madame de Blamont ; ma chère et ancienne amie, continuait-il en lui prenant les mains, en vérité, elles m’intéressent aux larmes,... Mais vous êtes d’un mystère... Pourquoi donc ne m’avoir pas dit ?... Le voilà devenu mon fils, maintenant ce cher Sainville... Et cette malheureuse Aline a qui l’on en voulait aussi... Quelle horreur ! Allons, allons, que tout se calme, je les prends tous trois sous mon {{sic2|aîle}}, et si la moindre infortune les menace encore, j’y expose plutôt ma tête que de les en voir accablés l’un ou l’autre ; et tous les bras unanimement, se sont tournés vers ce tendre et honnête militaire ; on l’a entouré, on l’a remercié, caressé ; madame de Blamont dans l’exès de sa joie, lui a sauté au col, et lui a dit : « O mon cher comte, oui, ou vous ne m’avez jamais aimée, ou vous ar-
+racherez au malheur ces trois intéressantes créatures. » — J’en donne ma parole, a répondu le comte tout ému, et comment ne l’entreprendrais-je pas, quand je vois autour de moi, l’hymen, l’amour et l’amitié m’en conjurer au nom de tous leurs droits ; Kermeuil est mon ami depuis trente ans, nous avons guerroyé ensemble en Allemagne, en Corse... Ce sont les cent mille écus qui le désespèrent... Mais vous vous étiez donc fait passer tous deux pour morts, a-t-il continué en s’adressant à monsieur et à madame de Sainville ?... Il est vrai, monsieur, reprit le jeune amant de Léonore, c’est une des circonstances de notre histoire que j’avais cru devoir taire ; Léonore avait écrit à ses parens que ne pouvant résister à l’horreur de sa situation, elle s’était d’abord sauvée de son cloître, pour se réunir à l’objet de ses vœux ; qu’ensuite retenue par la décence, elle n’avait osé achever une telle démarche, que se trouvant par sa conduite entre la perte de tout ce qu’elle aimait, et le {{sic2|deshonneur}}, elle
+avait pris le parti d’abréger ses jours, pour qu’on doutât moins de ce qu’elle annonçait, elle avait placé ce billet au fond d’une boëte, arrangé dans une de ses robes, et nous avions envoyé {{sic2|jetter}} le tout dans la rivière. On aura retrouvé le paquet, on aura reconnu l’habit, lu la lettre, soupçonné sans doute le corps dévoré, et il ne doit plus être resté dans la province de doutes sur sa mort. Pour moi, j’écrivis à mon père que je passais en Russie, guidé par le désespoir, et qu’il n’entendrait jamais parler de celui qu’il voulait rendre sa victime ; pour mieux constater ma perte totale, dans le dessein d’anéantir les recherches, je priai un ami que j’avais dans ce pays-là, d’apprendre au bout de trois mois ma mort au comte de Kermeuil ; j’ai su qu’il l’avait fait, et que mon père s’en était beaucoup plutôt consolé que des cent mille écus que je lui ravissais. — Et voilà donc, reprit le comte, ce qui légitime la lettre du chevalier de Meilcourt ; courage, courage, mon ami, ajouta le général, avec
+cet air franc qui lui assure tous les cœurs,... courage, nous reviendrons de tout ceci ; tenez, je vous le dis encore, il n’y a que les maudits cent mille écus qui désolent votre père ; morbleu ! si nous pouvions ravoir seulement la moitié des lingots laissés à l’Inquisition... Comme je serais sûr de le faire changer d’avis... Mais je ne renonce pas à ces lingots, en vérité je n’y renonce pas, je parlerai au ministre... Il faut qu’on écrive,... c’est une infamie ; il faut que le Roi d’Espagne la répare... il le doit. Et se retournant vers Aline, ô pour toi, mon enfant, point d’inquiétude, tu es assurément des trois, celle qui doit en prendre le moins ; le moyen du président est un subterfuge qui tombe dès que la faute est reconnue, il n’y a aucune lettre de cachet pour toi, la seule qui existe, est contre madame de Sainville, ainsi tu n’as donc rien à redouter, le signalement donné dans les bureaux, est une erreur qui tombe à l’examen ; les dangers n’existent donc plus que pour Léonore,... et j’en réponds. Les
+effusions de la reconnaissance recommencèrent à s’épancher ici de nouveau, et l’heure du souper étant venue, on a été se mettre à table, où bientôt l’espérance réveillant dans toutes les ames les sentimens que tant d’évènemens fâcheux venaient d’absorber, a fait renaître la tranquillité et la joie sur tous les visages. Le lendemain, il a été décidé qu’on cacherait soigneusement au président tout ce qui regardait Léonore ; que jamais cette jeune personne ne devait passer dans le public, pour autre que pour la fille de madame la comtesse de Kerneuil ; qu’elle avait été élevée par elle, qu’elle en portait le nom, qu’elle en devait réclamer les biens ; qu’après avoir arrangé à Versailles, l’histoire de la lettre de cachet, ce que le comte supposait être au plus l’histoire de vingt-quatre heures, on chercherait un homme d’affaires, intelligent et sûr, qui partirait avec les jeunes gens, pour aller à Rennes, travailler à la reddition des biens de Léonore ; que votre conscience soit en paix, a dit le
+comte à madame de Blamont, voyant qu’elle répugnait à cet arrangement ; je conçois votre délicatesse et je la crois hors de saison ; entre deux maux inévitables, l’homme sage doit toujours préférer le moindre ; où il faut que Léonore soit déclarée votre fille, ce qui est impraticable avec un homme comme le président, qui, après avoir déjà comploté dès le berceau contre le bonheur de cette malheureuse, ne la retrouverait que pour la tourmenter de quelque autre manière ; où il faut qu’elle se fasse reconnaître pour ce qu’on a toujours cru qu’elle était, et dans ce cas, il faut qu’elle réclame les biens. Mais si parmi les héritiers de madame de Kerneuil, a dit madame de Blamont, il se trouvait quelques malheureux que ceci aille ruiner. — Ce serait un malheur, a dit le comte, mais un malheur très-aisé à réparer par des sacrifices que Léonore ferait assurément, et dans tous les cas, un beaucoup moindre mal que de rendre Léonore au président. Songez-vous, a-t-il continué, à la multitude
+d’explications indécentes, qu’il faudrait donner au public si nous prenions ce parti ? Le président n’a aucun besoin, d’avoir encore une fille ; il s’en croit une dans Sophie, il en a abusé pour des horreurs ; n’éveillons rien de plus dans cette ame perverse ; que Léonore déjà malheureuse avec une mère chimérique, ne {{sic2|la|}} devienne pas davantage avec un père réel... Et quelle fortune d’ailleurs feriez-vous à cette jeune femme ? Savez-vous à quel point elle m’intéresse ? Croyez-vous que je souffrirais, que vous endommageassiez la dot de votre Aline, cette dot qui doit faire la fortune de notre cher Valcour, du plus honnête et du meilleur des hommes !... Oh ! monsieur, s’est écrié Aline, que cette considération ne vous arrête pas ; ce n’est pas mon bien que Valcour {{sic2|desire}}, et ce bien je n’en veux pas moi-même, si on ne le partage avec ma sœur... Non, a repris le comte, Léonore n’accepterait cette offre obligeante de son aînée, que dans le cas où elle n’aurait pas une autre fortune ;
+mais elle a de quoi vivre sans vous, il faut qu’elle réclame l’héritage de madame de Kerneuil, et qu’elle en jouisse ; rapportez vous en à ce que je vous dis, laissons les choses comme on les croit, cela vaut mieux que comme elles sont... Mais ces héritiers que nous dépossédons me tracassent, a repris encore une fois l’honnête président... Eh bien ! morbleu, a dit le comte, eh bien ! nous leur donnerons des délégations sur les lingots de Madrid. Cette saillie a fait rire, et tout le monde revenant enfin à cet avis, on est unanimement convenu des trois points suivans : 1°. Qu’il fallait s’occuper d’abord, de la levée de l’ordre, sans avoir aucune sorte d’inquiétude pour Aline, que cet ordre ne regarde que par une supercherie trop grossière, pour ne pas être anéantie au plus petit mouvement de réflexion ; que pour l’honneur du président, il était même sage de taire cette ruse damnable, bien assuré qu’il serait le premier à la cacher sans doute avec le plus grand soin, dès qu’il apprendrait son peu de
+succès ; 2°. Qu’il fallait faire approuver au comte de Kerneuil le mariage de Sainville et de Léonore, et le revêtir aussitôt des formalités religieuses et civiles, par le défaut desquelles, il ne se trouvait nullement valide. 3°. Qu’il fallait prouver qu’Elisabeth de Kerneuil, crue morte, n’avait été qu’enlevée par celui qui l’épouse, et la faire à l’instant paraître comme héritière légitime des biens du comte et de la comtesse de Kerneuil. Ces résolutions prises, les lettres préparatoires écrites, quelques réflexions unanimement faites sur la singularité de la fortune de Léonore, proscrite dès sa naissance par son père, et ne revoyant pour-ainsi dire, un nouveau jour, que pour retomber une seconde fois dans les pièges de ce scélérat ; toutes les marques d’attachement, de tendresse et de reconnaissance, délicieusement données de part et d’autre ; on ne s’est plus occupé que du plaisir d’écouter les aventures de la belle Léonore, lesquelles, si tu le veux bien, vu la quan-
+tité de choses qu’on me fait écrire relativement à tout ceci, ne te parviendront que dans ma première lettre. {{t3|{{espacé|LETTRE TRENTE-SEPTIÈM}}E,}}{{br0}} Le président de Blamont à Dolbourg.{{br0}} Paris, ce 18 novembre.{{br0}} {{lettrine3|E|130}}h bien, Dolbourg ? malgré tes faux systêmes, malgré tes absurdes raisonnemens, conviendras-tu que le ciel favorise souvent ce que tu appelles le crime, et qu’il abandonne fréquemment ce que tu nommes la vertu ? Où diable avais-tu pris le contraire ? En honneur, tu as encore de certains préjugés de classe, qui me font rougir pour toi tous les jours. J’ai beau dire que tu es mon élève, on ne le croit pas dès qu’on t’entend. Dernièrement je te
+mene en bonne compagnie, avec des académiciens, avec des sectatrices du Licée, je te produis au milieu des Socrates et des Aspasies du siècle... Ne te vois-je pas prêt à monter en chaire pour nous prouver l’existence de Dieu... On se mit à rire, on me regarda... Vieux comme Hérode, je ne pus malheureusement pas t’excuser sur ton âge ; je pris le parti de te renier... Mais forme-toi, je t’en prie... Guerre ouverte et déclarée à toutes les sottes chimères qui t’offusquent encore, et ne m’expose plus à des avances de cette espèce. Quoi qu’il en soit, dis-moi si tu vis jamais rien de plus plaisant que l’arrivée de cette jolie aventurière chez ma femme ; que la sainte et touchante hospitalité que lui accorde la bonne et chère épouse ; que la manière subite dont je suis averti de tout cela ; que ce père, que ce bon gentilhomme Breton, qui sollicite mon agrément, pour faire enlever son fils chez ma femme, où la renommée lui apprend qu’il
+existe, et que cette occasion singulière, enfin, de faire tout naturellement capturer notre charmante Aline, au lieu de la dulcinée du fils de notre gentilhomme en colère. Hein... qu’ose-tu dire ?... Ose tu prétendre à présent, que ce n’est pas une main divine, qui vient mettre à la fois dans nos lacs ces deux touchantes créatures. Or, comme on est maintenant aux prises, et que je ne doute nullement de la réussite, il est à-propos que je t’indique la marche, et que je t’esquisse le plan de nos projets. Suivant mon calcul, Aline sera le 21 ou le 23 aux bénédictines de Lyon. Comme j’ai écrit à l’abbesse, qui est de mes amies, pour qu’on la tienne très-à-l’étroit jusqu’à notre arrivée, nous la laisserons une semaine ou deux, pour nous assurer de l’autre ; le vieux comte Breton m’a eu l’air de se soucier, on ne {{sic2|sauroit}} moins, de cette demoiselle de Kerneuil, qu’il a plu à son fils d’enlever. Pourvu que je l’en débarrasse, il est content,
+et pourvu qu’il n’ait point de pension à payer, il est aux nues. Cette jolie fille est ce qu’on appelle une vraie créature abandonnée ; ni père, ni mère... Crue morte dans sa patrie..., une mauvaise conduite..., aucun appui..., tu m’entends..., n’est-ce pas là, dans toutes les règles, une jolie petite anguille {{sic2|jettée}} dans nos filets ?... N’y aurait-il pas de l’injustice à n’en pas profiter. Quand le ciel nous l’abandonne aussi constamment ?... et avec cela jolie comme un ange, 18 ans... Point de prémices, j’en conviens, mais il y a tant de façons de s’en dédommager, il est une sorte de libertins aux yeux desquels toutes ces misères-là doivent être indifférentes. N’est-on pas toujours sûr de voluptés nouvelles et piquantes, quand on en a soi-même à proposer que de cette espèce ? Afin d’éviter l’air du trop grand empressement, nous ne nous rendrons donc à Verfeuil que dans quatre ou cinq jours, et là, avec toute la décence imaginable,
+avec toutes les politesses requises, nous {{sic2|enléverons}} la chère Eléonore de Kerneuil, qu’inévitablement ma femme, très-étonnée de la méprise, aura garde par bienséance, et nous la conduirons sur-le-champ dans la petite maison de Montmartre, où la victime restera en dépôt jusqu’à ce qu’il plaise aux sacrificateurs d’en offrir l’hommage à Vénus. Il y aura encore une scène à Verfeuil, tu le comprends, j’espère, et la Senneval qui clabaudera, et le vertueux Déterville qui froncera le sourcil gauche en élevant la lèvre inférieure sur l’autre, et la présidente qui pleurera... qui me redemandera sa fille, qui m’appellera son tyran, son... Et toutes les jolies épithètes que les dames prodiguent quand nos fantaisies ou nos goûts ne s’arrangent pas à la stupide monotonie des leurs... Et quelle est ton intention ici... Feindre... A quoi bon ?... Le chasseur tend-il encore des pièges quand le gibier, sous la dent du chien, n’attend plus que sa main pour le
+saisir ? Il fallait que ce mariage se fît, dirai-je très-résolument, vous y mettez sans cesse de nouveaux obstacles, j’ai dû les vaincre... Votre fille n’est pas morte, vous la reverrez... Mais ce ne sera plus que sous le nom de madame Dolbourg... Qu’on crie, qu’on pleure, qu’on fasse après tout ce qu’on voudra, très-peu importe, nous tenons, voilà l’important. Ces soins remplis, la demoiselle de Kerneuil en sûreté,... déjà à nous, même si tu veux, nous volons à Lyon, le mariage s’y fait, et l’acte se consomme dans mon impénétrable château de Blamont, où, des bords frais et fleuris du Rhône, nous accourrons tout d’une traite. Eh bien ! le projet te plait-il ? Le trouve-tu bien raisonné ? Par ces nouveaux arrangemens, la demoiselle Augustine, des dispositions de laquelle je commençais à être fort content, nous devient assez inutile comme tu vois ; n’importe, c’est un sujet à ménager, il peut survenir tout plein de cas dans la vie où l’on ait besoin d’une fille sûre comme
+celle-là ; une scélérate accomplie n’est jamais un meuble inutile à deux libertins comme nous. Tu n’imagines pas, mon ami, à quel point j’ai la belle Bretonne dans la tête, je ne sais, mais j’éprouve pour elle quelque chose de beaucoup plus vif que pour une autre femme, et sans la connaître, sans l’avoir vue, une voix {{sic2|secrette}} semble assurer mon cœur que jamais volupté sensuelle n’aura sû le délecter autant. C’est une chose bien plaisante que les inspirations de la nature ; un philosophe qui s’attacherait à les scruter toutes, en trouverait de bien extraordinaires, n’est-il pas déjà très-singulier qu’elle nous chatouille intérieurement, d’une manière inexprimable, rien qu’au désir d’un mal {{sic2|projetté}} ; que deviennent donc les loix des hommes si la nature nous délecte au seul projet de les {{sic2|enfraindre}}. Eh bien, toujours un peu de morale ; il y aurait de la gloire avec un autre, mais avec toi c’est peine perdue ; tu as la moitié moins de plaisir à faire le mal, parce que tu ne le
+raisonnes pas, et qu’il n’est vraiment délicieux que quand on le combine et le savoure ; c’est seulement alors qu’il laisse de voluptueux souvenirs dont on jouit mille ans encore après qu’il est commis. Ne t’imagine pas que tous ces projets me fassent oublier Sophie, jamais de nouveaux désirs n’absorbent en moi les anciens ; je flotte indifféremment dans les plus doux ; comme l’abeille au milieu des fleurs, je souille et profane tout ce qui se trouve le plus à ma portée, je laisse le reste pour les heures du désœuvrement, et m’arrange toujours de manière à les rendre rares. On cherche, on guette et l’on découvrira, sois en sûr, cette charmante fugitive. Une fois trouvée, tu t’imagines bien qu’il faut pour l’exemple, qu’elle soit traitée à toute rigueur ; je tiens étonnamment à l’exemple, moi... je te l’avoue ; j’ai donné plus de vingt fois dans ma vie, mon opinion, pour faire périr des malheureux, dans le seul dessein de faire des exemples. Je trouve que rien n’est profitable à la
+société comme l’exemple ; que de corrections depuis qu’on roue et pend tous les jours ; il n’y a que sur nous que ce maudit exemple est muet ; en sais-tu la raison ?... C’est qu’on ne nous pend point, c’est qu’on n’ose pas même nous accuser, il naît de là, une impunité bien délicieuse pour des ames comme les nôtres. Il me paraît d’ailleurs essentiel de punir sévèrement la compatissante madame de Blamont, d’accorder ainsi l’hospitalité à tout ce qu’il pleut par an de jeunes filles dans la province, on finirait par en jaser, Il est certain que si l’on {{sic2|condamnoit}} les juges qui se trompent quand il s’agit de mort, au même supplice que celui qu’ils prononcent, on ne verrait plus tant d’infamie, moins de sang {{sic2|s’éleveroit}} contre ces bourreaux ; et pour une ou deux tignasses au gibet, ce qui ne faisait qu’amuser infiniment le peuple, on conserverait la vie à mille innocens.
+et tout honnête épouse, avec sa propre réputation, a encore celle de sa femme à ménager. Oh ! pour le coup, adieu tout de bon, il est deux heures du matin et je tombe de sommeil. {{t3|{{espacé|LETTRE TRENTE-HUITIÈM}}E,}}{{br0}} Déterville à Valcour.{{br0}} Verfeuille, le 16 Novembre.{{br0}} {{br0}} {{C|Suite de l’Histoire de Sainville {{br0}}et de Léonore.}}{{br0}} {{t4|{{espacé|HISTOIRE DE LÉONORE.}}}} {{br0}} {{br0}} {{lettrine3|S}}i quelque chose peut excuser, madame, dit cette belle fille en s’adressant à madame
+de Blamont, la démarche {{sic2|hazardée}} que m’a fait faire monsieur de Karmeil, auquel vous permettrez que je continue de donner le nom de Sainville, plus connu dans nos aventures, si, dis-je, quelque chose peut me valoir votre indulgence, j’ose la réclamer en raison des traitemens odieux que j’avais toujours reçus de madame de Kerneuil ; c’est une faible excuse sans doute ; une fille doit tout endurer de ses parens, je le sais, mais quand rien ne dédommage des duretés, quand la femme qu’on croit sa mère, nous dit à tout instant qu’elle ne nous est rien, qu’elle a été trompée, qu’on a changé son enfant en nourrice, que celle qu’on lui a rendue à la place, n’est que la fille d’une paysanne, et qu’à de tels propos se joignent des menaces et des coups, la patience échappe, vous le concevez ; quand à la suite de cela, on se voit enlevée à un homme qu’on adore, pour être sacrifiée à celui qu’on déteste, qu’on a quinze ans et ma tête, on doit faire bien des étourderies. Votre tête, dit madame de Blamont ? —
+Oui madame, reprit Léonore, je vais vous donner trop de preuves de sa vivacité, pour ne pas vous prévenir avant tout d’en vouloir bien pardonner les écarts. Je ne vous répéterai point, madame, poursuivit notre héroïne, ce que vous savez du commencement de mon histoire, je vois trop combien vous désirez d’apprendre quel fut l’événement affreux qui me sépara de Sainville à Venise, pour ne pas en venir tout d’un coup au développement de cette catastrophe. Une prudence mal-entendue, et que je me suis reprochée bien des fois depuis, devint la seule cause de ce malheur. Le noble Fallieri, qui troubla si cruellement notre union, ne m’avait point caché ses projets ; je les avais appris dans une lettre signée de lui, qu’il m’avait fait tenir par un de nos gondoliers ; et m’étant contentée de dire à cet émissaire, qu’il pouvait assurer celui qui le faisait agir, qu’il perdait et son tems et ses peines ; pour éviter des querelles et des éclaircissemens ;
+j’avais déchiré ce billet sans jamais en parler à Sainville, puis sans rien {{sic2|revéler}} de mes motifs, j’avais engagé mon époux à congédier, comme suspects, tous les gens qui nous entouraient. Il le fit, tout fut inutile ; le complot était trop bien formé ; Fallieri était trop riche, et avait trop de monde à ses ordres, pour que sa proie pût lui échapper. Et quel était l’homme, grand Dieu ! quel était le monstre qui voulait me ravir à mon amant ! Je ne saurais vous le peindre sans dégoût, ni me le rappeller sans horreur. Tout ce que la nature peut réunir de traits difformes, elle l’avait à plaisir rassemblé, pour en composer cet homme effrayant ; et si quelque chose pouvait l’emporter encore sur ce physique épouvantable, {{sic2|c’étoit}} et l’esprit et le cœur de ce libertin de profession. Ne vous imaginez point que l’amour eût part aux démarches de ce vilain homme ; il avouait hautement qu’il ne l’avait jamais connu. Guidé par son intempérance, n’aspirant qu’à la contenter, tout ce qui avait quelques
+attraits, devenait égal à ses yeux ; le billet que j’avais reçu était un écrit circulaire, dont le style était toujours le même, et après lequel on employait d’autres moyens, si celui-là ne réussissait pas. Ce fut quatre jours après la mauvaise réponse que lui avait valu son impudent écrit, que Sainville imagina de me laisser seule au jardin des figues de l’isle de Malamoco, de noirs pressentimens m’agitaient sans que je pusse en démêler la cause ; vingt fois je fus tentée d’arrêter Sainville, tantôt je voulais lui tout avouer, l’instant d’après je voulais lui inspirer de la jalousie, sans lui dévoiler mes motifs... Je chancelais... je balbutiais, mes pleurs l’inondaient malgré moi, sa vertueuse sécurité n’entendait rien, et il partit sans que j’eusse trouvé le courage de lui dévoiler ce perfide secret. Il ne fût pas plutôt éloigné, que je sentis l’horreur de ma position, et qu’un mouvement involontaire m’avertit que j’allais bientôt y succomber. La malheureuse propriétaire de ce jardin
+que nous supposions honnête, avait elle-même donné les plus sûrs renseignemens de nos démarches, elle seule avait persuadé à Fallieri, que l’enlèvement, (mon époux même y fût-il), devenait dans son enclos la chose du monde la plus aisée. Elle m’aborda dès que Sainville fût loin, et quittant l’air respectueux qu’elle avait toujours eu jusqu’alors, elle m’avertit insolemment ou de partir, ou d’entrer dans sa maison si je ne voulais pas être vue, ainsi que je lui en avais témoigné le désir, parce que d’autres personnes allaient arriver pour se promener dans son jardin. Ce discours, le ton dont il était prononcé, l’air de celle qui me l’adressait, tout me fît frémir de colère et d’effroi, eh ! comment donc madame, dis-je à cette arrogante créature, ne vous rappelez-vous point de nos conventions ? C’est l’affaire d’un instant, mon mari va revenir. Oh ! parbleu, oui p... Ton mari, répondit-elle, des maris comme cela se trouvent partout, et je vais t’en donner un qui vaudra mieux... A ces cruelles paroles
+une sueur froide me saisit, je me vis perdue sans ressource... Je me laisse tomber à genoux les mains élevées vers elle... Oh madame ! m’écriai-je, ô ! ma chère dame, voulez-vous m’abandonner... Voulez-vous donc me livrer vous-même, j’ose vous implorer comme ma protectrice... Ne sacrifiez pas l’innocence... Mais il n’était plus tems... Elle était déjà loin de moi, six hommes m’entourent aussitôt et me portent presqu’évanouie dans une gondole, qui s’éloignant de l’isle avec rapidité, gagne le canal de la Brenta, et aborde après quatre heures de marche, au pied d’un palais solitaire, où m’attendait mon ravisseur. On m’apporta à ses pieds, plus morte que vive, et quelque fût l’excès de son libertinage, quelque peu de délicatesse qui put rester dans cette ame grossière, il comprit bien pourtant que mon état ne lui permettait Canal qui conduit de Padoue à Venise, et dont les rives sont couvertes des campagnes superbes de la noblesse vénitienne.
+point de satisfaire ses {{sic2|desirs}} ; que pour leur intérêt même, il était bon d’attendre quelques heures, afin de pouvoir exciter au moins des sensations quelconques dans l’objet malheureux qu’il immolait aux siennes. Il ordonna qu’on me fît mettre au lit, etc... Ici Léonore balbutia et rougit extraordinairement... Madame, reprit-elle toute confuse, s’adressant toujours à la présidente, vous m’avez ordonné de ne rien vous cacher, j’ose tout avouer pour vous obéir, j’ai été sage tant que je l’ai pu, mais vous ne me condamnerez pas au moins pour des larcins qui tournent tous à la honte des ennemis de ma pudeur, sans qu’il y ait une seule faiblesse de ma part. Eh ! mais vraiment, qui ne connait pas ces choses là, a dit le vieux général, on sait bien qu’une fille abandonnée ou évanouie, ne peut pas se garantir de l’impudence d’un homme, il n’y a pas dans tout cela pour votre compte le soupçon même d’un péché véniel, une femme n’est jamais coupable que par volonté, tout ce que la force lui
+enlève, est à la charge du ravisseur et jamais de sa conscience ; mais il y a de ces coquins-là, qui ne se soucient point du tout d’un tort de plus ou de moins, et qui, pourvu qu’ils {{sic2|ayent}} ce qu’ils désirent, ne sont nullement difficiles sur la manière dont ils l’obtiennent. Hélas ! monsieur, reprit Léonore, ce libertin sans doute était du nombre de ceux dont vous parlez... Il obligea une femme entre les mains de qui je venais d’être confiée, de me mettre au lit devant lui, et tout ce que ses yeux purent découvrir, il leur permit de le dévorer... On vous mit nue, dit le comte ?... Et Léonore rougissant. — Monsieur. — Oh ! nous lui faisons {{sic2|grace}} de ces détails, dit Madame de Senneval, en vérité comte, vous êtes trop curieux, vous voyez bien que ce vénitien est un impudent qui se permet tout, excepté ce qu’il croit devoir attendre pour le plus grand intérêt de son plaisir... C’est cela, n’est-ce pas ma belle ?... Oui, madame, reprit Léonore, votre adroite {{sic2|honêteté}} dit tout en m’en épargnant
+la honte, c’est le comble de l’esprit et de la délicatesse... Il y a pourtant encore quelque chose que je voudrais savoir, dit le comte... Et que vous ne saurez pourtant pas, interrompit madame de Blamont, voyez comme vous faites rougir toutes ces jeunes personnes, poursuivez, poursuivez Léonore, vous avez assez peint le personnage pour que nous devinions ce qu’il peut faire. La révolution que j’avais éprouvé, reprit notre belle aventurière, le chagrin dévorant qui me consumait, les larmes que je ne cessais de répandre, tout rendit bientôt mon état plus grave que ne l’avait cru Fallieri, et lorsqu’il se présenta le lendemain, pour jouir du succès de sa criminelle entreprise, il me trouva dans une telle agitation, tourmentée d’une fièvre si violente, qu’il lui devint encore impossible de remplir l’objet de ses désirs ; cet accident lui inspirant beaucoup plus d’humeur que d’intérêt, il se retira en grumelant, en pestant contre les Françaises qui, plus mi-
+gnonnes ou plus délicates que les autres, lui faisaient, disait-il, toujours de pareilles scènes. Qu’on ne m’en amène plus, ajoutait-il, je ne puis souffrir ces prudes qui s’évanouissent de douleur, pour une chose qui ferait accourir les autres, et il disparut, laissant des ordres, pour qu’on l’avertit dès que ma santé serait meilleure. On prétend que c’est dans l’excès de l’infortune, que le génie trouve les plus sûres ressources contre le sort qui nous tourmente, je m’y confiai, et n’eus pas à m’en repentir. Dolcini, c’était le nom du chirurgien qui me soignait, était un homme d’environ trente ans, d’une belle figure et d’un caractère doux et honnête ; sitôt que je crus m’apercevoir que son ame s’ouvrait en ma faveur, que non-seulement il plaignait ma situation, mais qu’il s’attendrissait même sur les maux qui devaient suivre mon rétablissement, je lui peignis ma reconnaissance avec des termes si vifs, que les expressions pénétrant son cœur, finirent bientôt par l’embrâser... Dolcini devint amoureux. —
+Je m’en aperçus, je lui permis de me parler de sa passion, je fis tout ce que je pus pour lui faire croire que je n’y étais pas insensible ; me sortir à quelque prix que ce dût être, du danger éminent où j’étais, me paraissait d’abord la chose la plus essentielle, si la providence me tire de celui-ci, me disais-je, elle ne m’abandonnera pas dans un autre, elle m’inspirera d’autant plus aisément ce qu’il faut, pour sortir du plus faible, qu’elle ne m’aura pas refusé son secours quand il fallait s’affranchir du plus grand, et je trouverai sans doute, toujours bien plutôt à m’échapper des mains de cet homme-ci que de l’autre. Daignez prendre garde à cette manière de raisonner de ma part, dit Léonore en s’interrompant, toute sophistique qu’elle peut vous paraître, c’est elle qui m’a toujours guidée et je n’ai jamais craint de me précipiter dans un second péril, pour éviter le sort du premier. Sitôt que Dolcini me vit approuver sa flamme, il ne s’occupa plus que des moyens
+qui pouvaient l’assurer de m’y voir répondre encore mieux. L’essentiel serait de vous tirer d’ici, me dit-il, un jour avec empressement. — Hélas ! c’est tout ce que je {{sic2|desire}}. — Cela n’est pas aussi facile que vous l’imaginez... pas si aisé que je le voudrais, nous sommes entourés d’espions, cette femme qui vous soigne en est un... que nous ne devons même pas penser à pouvoir écarter, quant à moi... que le coup réussisse ou non, sur la seule entreprise, je suis perdu sans ressource, moyennant quoi le plus sûr, si réellement vous avez un peu d’amitié pour moi, est de consentir à passer en Sicile, ma patrie, où je vous donne ma parole de vous épouser aussitôt que nous y serons, mais pour y passer, comment faire ? — Si vous m’aimez réellement, devez-vous me le demander ? Votre tendresse ne doit-elle pas {{sic2|applanir}} toutes les difficultés qui vous effarouchent ? — Ah ! croyez qu’il faut qu’elles soient insurmontables, puisqu’elles m’arrêtent un moment. Puis au bout d’un peu de réflexion.
+— Je ne vois qu’une chose, c’est de profiter de votre maladie même, pour réussir à nous évader. — Et de quel secours prétendez-vous donc qu’un tel accident puisse nous être ? — Ecoutez-moi, et surtout ne vous effrayez pas du moyen, il est affreux sans doute, mais c’est le seul possible au milieu de tout ce qui nous environne. — Expliquez-vous. — Nous allons changer les nouvelles de votre état, et les {{sic2|simptômes}} de votre maladie, je vais dire que vous êtes dans le plus grand danger, je vais vous supposer à l’agonie, peu-à-peu vous empirerez... Vous aurez enfin l’air de mourir ; moi seul recevrai votre dernier soupir. Je suis bien sûr que votre ravisseur ne laissera pénétrer ici, ni d’autres gens de l’art que moi, ni de prêtres pour vous exhorter : nous n’aurons plus que votre garde à éblouir... Nous ne l’éloignerons pas... mais nous la tromperons ; je réponds presque de cette circonstance... Vous, morte, ou du moins crue telle, je serai seul chargé du soin de vous faire
+enterrer dans la paroisse voisine de ce Château. Le fossoyeur est un drôle qui m’a des obligations ; il vous placera dans un caveau dont je serai maître. La même nuit j’irai vous en retirer, et nous gagnerons promptement la Sicile... Mon projet vous répugne-t-il ? — Il est un peu violent... Un malheur imprévu... un oubli... — O juste ciel ! tous ces cas sont-ils présumables avec l’amour que vous m’inspirez ... {{sic2|Seroit}}-ce pour vous laisser là, que j’entreprendrai une telle chose ? J’irai vous en arracher, tous les périls possibles dussent-ils se présenter à moi. — Soit, mais il faut tout prévoir en pareille aventure, une fois déposée dans ce caveau, s’il vous arrive un accident à vous même, l’infortune est toujours sur la tête des hommes, elle y peut {{sic2|cheoir}} à tout moment, possédant seul votre secret, vous voyez bien que je risque tout. — Le fossoyeur ne sera-t-il pas dans la confidence ? Est-il possible qu’il n’y soit pas, et s’il m’arrivait quelque chose dans cet intervalle, n’irait-il
+pas vous délivrer ? — Eh bien ! je me livre, je m’abandonne, et ma parfaite confiance en vous, détruit absolument toutes mes craintes. — Mais belle Léonore, reprit amoureusement Dolcini en se précipitant à mes pieds, daignerez-vous récompenser au moins tant d’amour et de zèle ? A ces mots je lui tendis la main et détournai la tête, de peur que mon visage ne vînt à trahir les sentimens de mon cœur : il accabla cette main des plus tendres caresses, et sortit à l’instant pour tout préparer. Il revint le même soir, j’arrive, me dit-il, de commander dans la ville même, une {{sic2|bierre}} à jour, rembourrée à trois pouces d’épaisseur de crins et de plumes, doublée de satin blanc, et dans l’un des coins de laquelle, j’ai fait pratiquer deux tiroirs, dont l’un contiendra des sels, des eaux spiritueuses, et l’autre quelques confitures sèches, des biscuits et du vin d’Espagne, vous y respirerez à l’aise, vous aurez sous votre main tout ce qu’il faut pour vous secourir et vous sustenter vingt-quatre heures :
+et vous y serez aussi mollement que dans une chaise longue. Cette {{sic2|bierre}} faite par un ouvrier de mes amis, s’enverra chez un de mes parens à Padoue, et c’est là que j’irai la chercher pour la porter ici pendant la nuit, afin que les espions se trouvent déroutés par cette manœuvre, et que rien ne puisse se découvrir jamais. Votre courage est-il toujours le même... ne chancelez-vous point ? — Non, lui dis-je, vos délicates attentions me convainquent trop bien des sentimens de votre cœur, je me livre entièrement à vos soins, comptez sur ma reconnaissance. Dolcini qu’enflammaient ces paroles, me remercia mille et mille fois, et me protesta qu’il se rendrait toujours digne des sentimens que je lui accordais, je ne suis qu’un pauvre chirurgien, me dit-il, mais je suis honnête homme... confus... humilié, plein de remords de servir depuis si long-tems les fantaisies grossières du maître où m’a placé mon étoile, et trop heureux de trouver une telle occasion de le quitter à jamais. O Léonore, quel change-
+ment dans ma fortune ! j’étais hier l’esclave et l’agent du vice, je deviens aujourd’hui le vengeur et le soutien de la vertu ! De ce moment : les bulletins que Fallieri envoyait prendre chaque jour, changèrent absolument de style, ma maladie devenait dangereuse, elle pouvait tourner mal, il était impossible de répondre de ma vie, et Dolcini bien sûr d’être refusé, demandait l’assistance d’un médecin... Ne m’en parlez plus, répondit enfin le cruel Fallieri, (tant il est vrai que le libertinage étouffe tous les sentimens de la nature ;) quand elle sera Il n’étouffe pas les sentimens de la nature, mais il entraîne à l’égoïsme, les désirs du libertin, presque toujours en contradiction avec les devoirs sociaux, et se trouvant dans son ame d’après les principes qu’il s’est fait infiniment plus fort que ces devoirs, il les anéantit, mais il n’a point étouffé la nature, il n’a fait que céder à l’égoïsme. Cet axiome général ne va pourtant
+morte vous la ferez secrètement enterrer, et vous direz au curé qu’il ait à se taire, à recevoir son argent, et à réciter quelques patenôtres pour l’ame de cette pauvre créature, que je n’ai pas même eu le plaisir d’envoyer en enfer. Voyez quelle ame, me dit Dolcini, en me faisant voir ce fatal billet, il aurait obtenu vos dernières faveurs, qu’il n’eût pas pensé différemment, enfin, vous avez la permission de mourir, n’est-ce pas beaucoup pour un tel monstre ? Il s’agissait maintenant de tromper ma garde, elle était fine, adroite... c’était une surveillante dangereuse ; mais je remplis mon rôle avec tant d’art, j’imitai si bien les syncopes, les frissons, les angoises, les évanouissemens, que je la rendis totalement ma dupe. Une dernière crise eut l’air de m’enlever tout-à-fait. Dolcini lui déclara que j’étais morte, pas à ce cas-ci, où Fallieri ne fait ou n’écrit qu’une noirceur gratuite.
+et qu’il allait en conséquence exécuter les ordres de son maître ; il lui recommanda le plus grand silence ; la {{sic2|bierre}} fut apportée, tous deux m’ensevelirent... Allez vous reposer, dit alors Dolcini à la garde ; votre devoir est rempli ; on viendra la prendre au milieu de la nuit, et nous l’enterrerons... un seul homme et moi pour que le secret soit plus exact... Allez. La bonne femme qui ne demandait pas mieux que d’avoir son congé, se retira, et délivré d’elle, Dolcini put m’arranger plus à l’aise dans le cercueil qu’il avait fait préparer. Il était impossible d’être mieux, excepté ce que l’esprit pouvait avoir à souffrir dans une telle situation, le corps assurément, s’y trouvait à l’abri de tous maux, on y était commodément couché, on y respirait à merveille, mais je ne sais quoi de lugubre, rendait quoiqu’il en fut la position cruelle. L’instant du départ arriva, Dolcini qui n’avait pu remplir les derniers soins nécessaires à notre embarquement avant que
+d’être tout-à-fait sûr de moi, me demanda seize heures pour y vaquer, nos montres se réglèrent l’une sur l’autre, on m’emportait à quatre heures du matin le lundi, je devais donc être délivrée le même jour à 8 heures du soir, on compte les minutes dans une telle situation, le fossoyeur qui s’était bien assuré que j’étais en vie, et à qui j’avais fait promettre de me secourir au bout des 16 heures justes, que Dolcini fut ou non de retour, prit une des clefs de la boîte, mon amant l’autre, et ils m’enlevèrent. Le curé, suivant ses ordres, m’attendait sans cérémonie à la porte de l’église, le caveau préparé s’ouvre, on m’y descend, il se referme, et me voilà vivante dans l’abîme des morts. On avait eu soin de pratiquer de légères ouvertures dans le caveau, qui, communiquant un peu d’air par les trous faits à mon cercueil, me procurait la facilité de respirer , mais en même-tems ils me donnèrent du froid ; et quoique Dolcini m’eût fait prendre un {{sic2|deshabiller}}, chaud, pas encore rétablie, je me sentis prise
+d’un frisson violent ; la frayeur s’en mêla, mon imagination se noircit ; je me crus prête à perdre {{sic2|connoissance}} ; heureusement je pense aux cordiaux, j’entrouvre un des tiroirs que m’avait indiqué Dolcini... Juste ciel ! quel est mon étonnement quand au lieu des secours que je crois y trouver, ma froide main ne saisit qu’un poignard. Si jamais je me suis crue au dernier moment de ma vie, je puis bien assurer que c’est dans cette cruelle circonstance ; hélas ! me dis-je, je suis trahie, je suis abandonnée, cette arme m’est offerte pour m’en servir, c’est encore un service que me rend la barbarie de ce monstre, il ne veut pas que je meure de désespoir ; ne balançons pas, toute autre mort serait affreuse, celle-ci l’est moins... Un instant de réflexions me ramena pourtant, je voyais des soins décidés, était-il présumable qu’ils fussent pris pour un être qu’on sacrifiait ? Cette {{sic2|bierre}} faite avec tant d’art, ces jours si bien ménagés, tout cela pouvait-il s’allier
+au dessein de me faire périr si misérablement ? L’effroi que j’avais ressenti à cette affreuse découverte, m’avait fait revenir de cette défaillance dans laquelle j’étais tombé d’abord,... un peu plus de forces me fit faire de nouvelles recherches, je sondai la boîte encore une fois, un tiroir s’ouvrit à l’instant, il était rempli de toutes les provisions que m’avait annoncées Dolcini... Oh ! dis-je, je suis rassurée, plus je verrai de preuves d’attentions, plus {{sic2|j’acquerrerai}} la certitude qu’on n’a pas voulu me perdre ; c’est un oubli que ce poignard, quelle apparence qu’il soit placé pour moi. Je pris en même tems un petit flacon de vin d’Espagne, et en ayant avalé quelques gouttes, je me sentis en état d’attendre l’heure indiquée par mon ravisseur... Mais elle sonna cette heure fatale, elle sonna par-tout et rien ne parut... Oh ciel ! n’en doutons plus, m’écriai-je, c’est ici ma dernière demeure, je vais recevoir la mort dans toute son horreur, elle va me frapper au milieu de son temple, déjà en proie aux reptiles de
+cet affreux caveau, peut-être vont-ils me dévorer vive, ah ! prévenons cette fin épouvantable, hâtons-en l’instant, périssons... Ressaisissant le poignard, j’en essayais la pointe, je la présentais sur mon cœur, et des larmes amères coulaient de mes yeux en abondance, ô ! Sainville, continuai-je au désespoir, à quel âge t’est enlevée celle que tu aimais ? Combien d’années eût-elle pu faire encore ta félicité et la voilà perdue pour toi. — Déplorable confiance, nation traîtresse... mais mon malheur est ma propre faute, je ne dois m’en prendre qu’à moi. Je m’anéantissais dans ses cruelles réflexions... quand tout à coup, j’entends lever la pierre... non, rien ne peut rendre la multiplicité des mouvemens qui vinrent m’asaillir alors, espoir... inquiétude... joie... frayeur, tous ces sentimens contraires vinrent bouleverser mon cœur à la fois, sans qu’il me fût possible de démêler, lequel m’affectait avec le plus d’empire... On enlève la {{sic2|bierre}}, et Dolcini paraît... pressons-nous, me dit-il, votre garde s’est aperçue
+de quelque chose, elle a donné avis au noble, nous sommes perdus si nous ne nous hâtons... tout est prêt, la felouque nous attend à cent pas d’ici, le fossoyeur et moi nous allons vous transporter dans cette même {{sic2|bierre}}, il faudra vous y tenir pendant notre route, cette toile que j’apporte va donner à notre caisse l’air d’un ballot de marchandise, et notre projet ainsi déguisé, ne peut manquer de réussir. — Non, non, cruel, je ne pars point que vous ne m’ayez expliqué ce poignard... quel était donc votre projet, a quel dessein était-il là ? — Oh ! Ciel, il vous a effrayé... fatale étourderie, que ne vous {{sic2|prévenai-je}}... dans mon premier projet, vous deviez sortir d’ici en homme, cette arme vous devenait nécessaire, je l’avais préparé à cet effet !... O ! coupable imprudence... que d’excuses. — Mais partons, Léonore, éloignons-nous, chaque instant perdu peut nous coûter la vie, je réponds de vos jours... j’ai fait serment de les garantir, ne me faites point, par d’inutiles
+retards, enfreindre une promesse dont mon cœur est garant. On m’emporte de nouveau, je suis placée dans un coin de la felouque, et l’on met sur-le-champ à la voile. Trois fois le jour, sous le prétexte de prendre quelque chose dans une de ces caisses, Dolcini ouvrait le cercueil, me donnait de l’air, renouvellait mes provisions, et me consolait par quelques paroles tendres, de tout ce que la crainte qu’il avait d’être poursuivi, l’obligeait à me faire souffrir. Un orage épouvantable s’éleva sur la fin du quatrième jour, c’était le même qui {{sic2|jetta}} Sainville sur la côte de Malthe, et qui nous y précipita également ; mais le roulis de la felouque, entièrement sur le côté, et qui fit plus de 80 lieues dans cette situation, m’avait tellement harassée, que j’avais perdu {{sic2|connoissance}} ; et voilà qui vous explique la scène que Sainville vous a peint. Voilà qui vous éclaircit l’histoire de la {{sic2|bierre}} emportée dans une
+chambre, les regrets de l’homme qui l’ouvrit, n’y croyant plus trouver qu’un cadavre. Sa joie quand il s’aperçut que je n’étais qu’évanouie, et les secours qu’il allait me donner, quand Sainville partit, et s’éloigna de moi pour me chercher. Dolcini me saigna, je repris promptement l’usage de mes sens, le même vent qui fit partir Sainville, nous fit également remettre à la voile, et mon amant certain de n’avoir plus rien à redouter, me fit enfin, quitter ma fatale demeure. Nous avions été plus loin que nous ne voulions ; il s’agissait de regagner Catane ; mais malheureusement le tems favorable ne fut qu’apparent pour nous, comme pour Sainville, bientôt un vent d’Est s’élevant avec fureur, nous {{sic2|rejetta}} dans la mer d’Afrique ; en cet instant fatal, un corsaire de Tripoli, voyant notre détresse, fond sur nous avec impétuosité, infiniment trop {{sic2|foible}} pour penser à la moindre résistance, il ne faut songer qu’à nous voir enchaîner ou périr. Dolcini, que l’amour enflamme,
+ose un instant disputer sa conquête : il perd la vie en me défendant ; on lui {{sic2|abbat}} la tête à mes côtés, et nous passons sur le bord africain. Le vent qui s’opposait à notre retour en Sicile, devenant favorable pour toucher l’Afrique, nous y fumes bientôt. Le Corsaire à qui j’appartenais, espérant de me bien vendre, me donnait le moins de chagrin qu’il lui était possible ; et je reçus de ce bon turc, par intérêt ou par pitié, bien plus de consolation que je n’en devais attendre. Nous arrivâmes le lendemain de bonne heure à Tripoli ; le Consul de France, qui se trouvait sur le port quand nous débarquâmes, me reconnut sur le champ pour être de sa nation ; il s’informa de mes aventures, me témoigna le désir de m’être utile, et pour m’en convaincre, {{sic2|conclud}} le marché de ma vente à l’instant avec le corsaire. Vous voilà dégagée, belle Léonore, me dit-il, en venant sur le champ m’offrir la main pour me con-
+duire chez lui : puisse le nouveau sort que je vous offre, vous devenir plus agréable que celui que vous quittez. Hélas ! monsieur, répondis-je, bien humiliée, il ne pouvait en être de plus cruel pour moi que celui auquel votre générosité m’arrache : croyez que ma reconnaissance en doit être éternelle ; il ne tiendra qu’à vous de me le prouver, dit Duval, quand on vous ressemble, et qu’on a une dette de cette nature à acquitter, il n’est pas difficile d’imaginer de quelle manière on doit satisfaire au payement. Je reconnus bientôt au ton leste de Duval, que si je changeais de maître, que si du sérail d’un turc où j’étais à la veille d’entrer, je passais dans la maison d’un français, ce ne serait pas sur un pied très-différent, et qu’en général dans quelques mains qu’une femme de mon âge vînt à tomber, il y avait toujours à-peu-près les mêmes risques. Cette réflexion... bien cruelle pour une femme délicate, qui n’aspire qu’à se con-
+server pure à l’unique objet qu’elle adore, me fit répandre des larmes que Duval surprit bientôt ; il me demanda mon secret, je ne le lui cachai pas. Consolez-vous belle Léonore, me dit-il, quoique sur les côtes d’Afrique vous n’êtes pas tombée chez un barbare, j’ai pour vous tous les sentimens que votre figure inspire, mais je ne ferai point violence aux vôtres, les mériter sera ma seule étude, vous ne me verrez travailler qu’à cela... Hélas ! monsieur, répondis-je, émue de l’apparence d’un procédé qui me trompa, qu’espéreriez-vous du tems, puisque ma main ni mon cœur ne sont plus à moi, soyez généreux jusqu’à la fin, daignez vous faire informer du sort de l’époux, dont j’ai été si cruellement séparée à Venise ; faites lui dire que je suis dans vos mains, il vous remettra sur-le-champ, soyez en bien sûr, la somme que vous venez de débourser pour moi, et vous aurez fait trois heureux. — Trois ? — Oui trois, monsieur, je le répète, et je crois votre ame trop belle, pour que je ne vous
+place pas au nombre de ceux, dont une telle action doit faire le bonheur. Duval, plus animé de cette saillie, me répondit que j’entendais mal mes intérêts, et que quand on voulait dégoûter un homme de soi, il ne fallait pas lui montrer tant d’esprit. N’imaginez pas, continua-t-il, que les sentimens que vous avez fait naître en moi puissent me permettre ce désintéressement que vous semblez vouloir m’inspirer, je ne ferai point valoir les droits que j’ai sur vous, mais je n’y renoncerai pourtant point jusqu’à vous céder à mon rival ; je n’ai plus que vingt-quatre heures à rester dans cette ville, je suis nommé au consulat d’Alexandrie, mille fois plus avantageux et plus agréable pour moi que celui-ci, j’espère que vous voudrez bien m’y suivre, je vous laisse à vos réflexions jusques-là ; mais à mon arrivée dans cette ville d’Égypte, quelque soit le parti que vous {{sic2|ayiez}} pris, je vous préviens qu’il y faudra soutenir la qualité de femme que mon intention est de vous donner... Oh ! monsieur, dis-je, con-
+fondue, et vous venez de me promettre de ne point abuser de vos droits. — Sans doute, reprit impérieusement Duval, en abuser, serait vous traiter en esclave... ; en profiter est vous prier de me donner la main. — Quel subterfuge !... Cruel ! — N’imaginez pas que je change ; je vous laisse y penser. — Et vous jugez si ce dernier propos prononcé du ton d’un homme qui n’avait pas envie d’entendre de nouveaux refus... ; vous jugez, dis-je, et de l’effet qu’il fit sur moi, et de l’affreuse manière dont il me replongea dans toute ma tristesse... Hélas ! me {{sic2|disai-je}}, douloureusement, peut-être ai-je perdu au change ; peut-être {{sic2|eussai-je}} obtenu plus de pitié du barbare qui m’avait enlevée. O ! malheureuse Léonore, quel sort affreux le ciel te réserve-t-il donc ? Je déguisai mon trouble, il le fallait ; et toujours d’après mes premiers principes, je me déterminai à me livrer aveuglément à ce danger, pleine d’espoir, d’en trouver bientôt un autre qui m’affranchirait de celui-là.
+Les vingt-quatre heures expirées, Duval ayant fini ses affaires à Tripoli ; nous nous embarquâmes pour l’Égypte, mon nouvel amant joua l’indifférence pendant la route, il crut peut-être affliger mon amour propre par cette conduite ; il ne se doutait pas que la tranquillité de mon cœur, y gagnait bien plus que ne pouvait y perdre ma vanité, et que je préférais l’humiliation à l’amour, dans le triste état où le ciel me plaçait, cherchant enfin, toutes les manières de piquer mon orgueil ; nous arriverons demain, me dit-il, dans une ville où je suis attendu, et dans laquelle je vais jouer un certain rôle, voilà ce me semble assez long-tems que vous me faites attendre votre réponse, je ne veux plus d’incertitude ; daignez prendre à l’instant un titre dans ma maison, celui d’aventurière ne convient ni à l’un, ni à l’autre, et n’acceptant point celui de mon épouse, il ne vous reste plus que celui de domestique. — De domestique, m’écriai-je ? — J’ai bien senti que ce mot allait vous affecter ; vous
+n’avez pourtant plus que le choix, {{sic2|où|ou|cf. discussion}} vous êtes ma femme en arrivant à Alexandrie, ou vous n’êtes plus que mon esclave. — Homme sans délicatesse, est-ce ainsi que vous savez aimer ? Vous vouliez, disiez-vous, mériter mes sentimens ; sont-ce donc par de telles propositions que vous croyez les obtenir ? Ah ! rendez-moi les fers que vous avez cru briser ; renvoyez-moi au milieu de ces pirates, dont votre pitié ne m’a sortie que pour les intérêts de votre coupable passion, j’y trouverai des cœurs moins durs ; j’y serai moins malheureuse..., et mon désespoir m’aveuglant, je m’élançai de la barque avec le dessein de m’abîmer dans les flots. Arrêtez, me dit Duval en me saisissant presque en l’air... ; arrêtez, que voulez-vous faire ? — me jetter dans les bras de la mort, moins affreuse pour moi que l’état que vous me destinez. — O Léonore ! vous me haïssez donc bien ? — Je ne vous hais point, mais vous m’y réduirez si vous continuez de faire violence
+à un cœur qui ne peut vous appartenir. — Eh bien ! je ne vous contrains plus, je vous laisse libre... je ne demande plus qu’une {{sic2|grace}}, et je l’implore à vos genoux, acceptez seulement le titre de ma femme, je n’en exigerai les droits que quand j’aurai triomphé de votre éloignement,... Ayant trop peu d’expérience, encore pour sentir où m’entraînait ce qu’exigeait de moi le consul, je promis tout ce qu’il voulut, sous le serment sacré qu’il me fit de n’en jamais exiger davantage, que mes répugnances ne fussent vaincues, je sentais bien que je lui laissais de l’espoir ; mais j’achetais la tranquillité, et me dégageais du titre odieux où sa cruauté me soumettait sans cela. Nous arrivâmes ; Duval fut descendre chez un nommé Duprat, négociant Français, auquel, suivant nos conventions, il me présenta comme sa femme, et le lendemain nous fûmes nous établir dans le logis qui nous était destiné. A Alexandrie, comme dans toutes les villes étrangères, les Européens se réunissent
+autant qu’ils peuvent, pour jouir dans leurs assemblées d’un peu plus d’agrémens que ne leur en offriraient celles du pays. Au bout d’un mois le cercle de Duval fut principalement formé de ce Duprat dont je viens de vous parler, du consul d’Espagne, de celui d’Angleterre, d’Hollande, de Portugal, et de quelqu’autres fameux négocians ; ils avaient tous leurs femmes, dont je faisais également ma société ; et qui, toutes me regardaient comme l’épouse, en titre du consul de France. Cependant Duval m’aimait de plus en plus, et remplaçant les propos par des procédés, il n’y avait plus rien qu’il n’entreprit pour réussir ; ses attentions se portaient même si loin, qu’on le raillait dans la société sur ce qu’il venait donner en Égypte le spectacle plaisant, d’un époux amoureux de sa femme. Un jeune Portugais des colonies du Zanguébar, neveu du consul de sa nation et envoyé en Égypte pour des affaires relatives au commerce, fut celui qui s’{{sic2|apperçut}}
+le premier de cette plaisante intrigue et qui l’en persista le plus agréablement. « Ne vous étonnez pas de cette passion, lui disait quelquefois Duval, elle est en moi poussée à l’extrême, je l’avoue et suis bien loin de m’en cacher ; eh ! n’imaginez pas que la jouissance puisse éteindre la flamme quand elle est l’ouvrage de l’amour, plus une épouse alors nous abandonne ses charmes, plus elle irrite notre ardeur ; ce lien qu’on badine quand on n’aime point sa femme, devient si doux quand on l’adore, il est si délicieux d’accorder les mouvemens de son cœur aux vœux du ciel, des loix et de la nature... Non, non, il n’est aucune femme dans le monde qui puisse valoir celle qui nous appartient, s’abandonnant avec liberté aux transports ardents de son ame ; on lui prodigue avec tant de délices, tous les titres qui peuvent resserrer celui qu’elle a déjà ; elle est à la fois notre épouse, notre maîtresse, notre amie, notre confidente, notre sœur, notre dieu ; elle est tout ce qui peut contribuer à la félicité la plus
+piquante de nos jours, toutes les passions s’échauffent, s’embrasent, se réunissent dans elle et pour elle seule, on n’existe plus que par elle, on ne {{sic2|desire}} plus qu’elle ; ah ! mon ami, tu ne sais pas ce que c’est que d’être {{sic2|epoux}}, il n’est point de liens plus flatteurs, il n’est point de plaisirs qui vaillent ceux de l’hymen, il n’en est pas un seul sur la terre dont les détails soient aussi sensuels, malheur à qui ne les a pas connus, malheur à qui peut en préférer d’une différente espèce ; il aura tout effleuré dans la vie, sans jamais avoir trouvé le bonheur. Tels étaient les sentimens que Duval exprimait à Dom Gaspard, ce jeune Portugais dont je viens de parler, et qui va bientôt jouer un rôle dans mes aventures ; c’est ainsi qu’en louant l’hymen, Duval s’excusait d’y mêler l’amour ; mais il n’en était encore qu’à l’amour, eût-il pensé de même s’il eut réellement connu les plaisirs qu’il peignait, qui ne connaît pas l’inconstance des hommes !
+Quoiqu’il en soit, Duval, jeune, impétueux, aimable, irritant chaque jour sa passion par ces riens d’une délicatesse infinie. — Par ces recherches inconnues aux ames vulgaires et {{sic2|pésamment}} organisées, qui, peu faites pour la subtilité des détails, ne connaissent comme les bêtes, que le matériel de la jouissance... par ces larcins, en un mot, que la plus honnête des femmes, ne saurait refuser à quelqu’un dans la maison duquel elle est obligée d’habiter, parce que ces choses là se volent, se dévorent et ne se demandent jamais ; Duval, dis-je, chaque jour plus pressant, ne perdait aucune des occasions qu’il croyait devoir lui assurer son triomphe. Un jour, qu’épuisée des chaleurs du nouveau climat ou je vivais, je m’étais endormie dans un cabinet de jasmin ; quel fut mon étonnement de me sentir réveillée par Duval, et de me trouver presque nue dans ses bras... Ciel ! m’écriai-je, en cherchant à fuir ; est-ce donc ainsi que vous abusez... O ! divinité de mon cœur, dit
+Duval, transporté d’amour et de désirs, en me captivant d’une de ses mains, pendant que de l’autre... maîtresse idolâtrée, ne m’envie pas au moins ce que le hazard et mes yeux m’offrent ici de jouissance ; laisse... laisse-moi {{sic2|m’enyvrer}} de ces charmes dont tu me refuses la possession... laisse moi respirer à la fois dans chacun d’eux, et l’amour et la volupté... ne les soustraits pas au culte que je leur rends... je jouirai seul puisqu’il le faut, je t’abandonne, cruelle, tout ce que je ne peux obtenir de toi ; mais ne m’enlève pas ce que la fortune me donne... que de {{sic2|graces}},... que de fraîcheur,... quels contours savans et délicieux. — Ah ! comme tout est beau, comme tout est délicat en toi. — O ! Léonore, es-tu l’ouvrage d’un dieu,... es-tu donc un dieu toi-même ! — Ah ! juste ciel, n’arrête pas ces effets brûlants d’un amour aveuglé, tu les vois, tu les sens, perfide, le sacrifice est offert, et je n’en suis que plus malheureux ! Quelque résistance que j’eusse pu op-
+poser, il m’était devenu impossible de me soustraire entièrement à cet hommage, mais je m’étais si bien débattue dans les mains de cet amant forcené, qu’il n’eut même pas l’idée de la victoire, et que si l’encens brûla, ce fut si loin des autels, qu’à peine le dieu pût-il y croire, et fuyant aussi-tôt avec rapidité ; traître, lui dis-je furieuse, puisque tu es assez lâche pour abuser ainsi de ma situation, pour tromper jusqu’à mon sommeil, je brise tous les liens chimériques qui m’unissent à toi, je vais dire la vérité à tout le monde, et quitter à jamais ta maison. Duval éperdu, vole sur mes pas, j’échappe et vais m’enfermer dans mon appartement où je refuse de le voir de tout le jour. De ce moment je fis les plus sérieuses réflexions sur les dangers que je courais. — Hélas ! me disais-je, je suis au bord du précipice... Comment me flatter de la victoire, le moyen de se dégager d’un homme si violent ! je le trouve par-tout sur
+mes pas ; il ne me perd pas de vue, serais-je toujours aussi heureuse qu’aujourd’hui ? je n’ai d’autre parti que la fuite, hâtons-nous de nous y décider. Remplie de ce projet, je {{sic2|jettai}} les yeux sur Dom Gaspard, ne voyant dans la société que lui seul qui pût accomplir mes desseins ; je commençai par lui demander sans affectation, quelles étaient ses vues, il m’apprit qu’il devait incessamment retourner au Monomotapa, mais que n’y tenant en rien, uniquement obligé d’y aller pour rendre compte de la commission actuelle dont il était chargé, il comptait redescendre au Cap et repasser tout de suite après en Portugal, le plan me convint assez ; le chemin du retour en Europe était un peu long ; mais quand on n’est pas libre, il importe peu quelle route on prenne, pourvu que l’on arrive au but ; résolue à me confier à ce jeune homme. Je crus que le meilleur moyen de m’en faire entendre, était l’organe de ce dieu puissant
+dont la voix unit tous les cœurs ; {{sic2|rappellez-vous}} toujours de mes principes et ne me blâmez pas de mes imprudences. Je laissai donc parler mes yeux : Dom Gaspard vif, sémillant, jeune, plein d’esprit, de candeur et d’honnêteté, comprit au mieux leur langage ; les siens m’assurèrent bientôt du sentiment le plus réciproque et le plus sincère ; il ne fut plus question que de nous arranger ; Dom Gaspard m’écrivit en français, qu’il parlait fort bien,... je lui répondis, nous {{sic2|convinmes}} enfin d’un rendez-vous ; là, je me confiai entièrement à ce jeune homme ; je ne suis point la femme de Duval, lui dis-je, une fâcheuse aventure m’a fait tomber dans ses mains à Tripoli, il m’a rachetée,... il veut abuser de ses droits pour me contraindre à accepter des liens,... qui me déplaisent ; êtes vous homme à me sortir de cet esclavage ? Assurément, me dit Gaspard, j’entreprendrai tout pour briser vos fers et plus généreux que Duval, je vous proteste et de vous ramener en Europe, et de n’exiger
+que là, la récompense de mes soins. — O ! Dom Gaspard, je me fie à vous, je vous crois incapable de me tromper, vous rendez la vie à une malheureuse, comptez sur ma reconnaissance, et dès l’instant nous ne travaillâmes plus l’un et l’autre qu’à tout ce qui pouvait assurer notre projet. L’entreprise n’était pas aisée, indépendamment de la jalousie de Duval, nous avions encore à redouter son crédit dans la ville et dans les environs ; Dom Gaspard pour passer d’Alexandrie au Monomotapa, n’avait que la facilité des {{sic2|caravannes}} qui partent du Caire ; il fallait d’abord remonter le Nil jusqu’à cette capitale de l’Égypte, se joindre à la caravanne, la suivre, tout cela était lent, le consul pouvait nous faire arrêter. Nous imaginâmes donc un {{sic2|stratagême}} assez {{sic2|bisarre}} ; le jeune Portugais avait à son service un nègre à-peu-près de ma taille et de mon âge ; nous {{sic2|convinmes}} qu’au moyen d’une composition de laquelle Gaspard avait le secret, on me noircirait le vi-
+sage et les bras, et qu’ainsi peinte, je partirais {{sic2|secrettement}} avec ce jeune nègre dont je passerais pour le frère, que tous deux, nous remonterions le Nil, et irions attendre Gaspard au Caire qui s’y rendrait exactement la veille du départ de la {{sic2|caravanne}}, que restant par ce moyen après moi à Alexandrie, il serait à portée et de rompre les recherches de Duval, et de me rendre compte des effets plaisans de ma fuite. Nous décidâmes également qu’en partant secrettement pour le Caire, je ferais recevoir une lettre à Duval, qui lui dirait que ne voulant point écouter son amour, que ne le pouvant pas, je me déterminais à le fuir, que je me rendais à Damiète, où un négociant de ma connaissance que j’avais {{sic2|interessée}} par lettre depuis mon séjour en Egypte, m’offrait les moyens de repasser en Europe, et qu’aussitôt que j’y serais, je lui ferais tenir l’argent qu’il avait déboursé pour moi ; par ce moyen, Duval inquiété sur deux endroits, puisque assurément il soupçonnerait aussi mon évasion
+par le Caire, en multipliant ses recherches, courrait risque d’en perdre le fruit ; mais ses poursuites eussent-elles même lieu du côté de la {{sic2|caravanne}}, quelle apparence qu’il pût m’y découvrir sous le déguisement que je prenais ! L’aventure était {{sic2|périllieuse}}, je le sentais, à supposer même que l’évasion se fit sans aucun risque, quelle route j’allais entreprendre, était-il sûr que le jeune Portugais dans lequel je plaçais toute ma confiance, en fut certainement digne, ne pouvait-il pas abuser de ma situation ? De l’empire que je lui donnais sur moi. — Et si malheureusement je venais à le perdre, que devenais-je seule, isolée, au milieu de cette caravanne, tout cela sans doute, m’offrait de grands dangers ; mais ils n’étaient qu’en vraisemblance... ceux que je courrais avec Duval étaient sûrs ; un second sommeil sous le berceau de jasmin, j’étais une femme perdue, je ne balançais donc plus, et mes résolutions prises, je ne m’occupai que de l’exécution ; J’écrivis ma lettre ; je
+décampai lestement le soir du logis de Duval, et fus me cacher cette première nuit chez mon Portugais, qui, après m’avoir renouvellé ses sermens d’attendre en Europe à exiger la récompense des soins qu’il prenait de moi, me barbouilla le visage et les mains ainsi que nous étions convenus, me revêtit d’habit de nègre, et me confia au sien avec lequel je passai au Caire sans le plus petit inconvénient ; cinq jours après, Dom Gaspard arriva, me fit camper sur le chameau qui portait son bagage, toujours comme un de ses gens, nous nous réunîmes au reste de la troupe et nous avançâmes. Chemin faisant, Gaspard m’apprit tout le train qu’avait fait ma fuite, il me dit que Duval, furieux, ne doutant point du contenu de ma lettre, n’avait tourné ses perquisitions que vers Damiète, malgré son désespoir, ajouta Dom Gaspard, l’histoire n’en avait pas moins amusé toute la ville, les reproches s’adressaient à lui, il fallait, disait-on, qu’il eut eu de mauvais procédés
+pour moi ; je paraissais trop douce pour avoir eu des torts la première, les femmes me plaignaient, les hommes se moquaient de lui ; mais abandonnons totalement Alexandrie, et trouvez bon que j’entre dans quelques détails sur la route singulière et peu fréquentée que je faisais. Quoique cette multitude de voyageurs, rassemblés sous le nom de {{sic2|caravannes}}, soit composée de gens de toutes sortes de pays et de religion, rien n’est comparable pourtant à l’ordre qui y règne, une armée observe moins de subordination, et c’est par le moyen de cette excellente police qu’on y est en sûreté comme dans nos routes de France. Au seul chef appartient le droit de décider sur le peu de différents qui s’élèvent, et ses jugemens sont toujours équitables. On part ordinairement deux heures avant le jour, et excepté une heure où l’on s’arrête aux environs de midi, la marche se prolonge jusqu’à trois heures de nuit, les guides donnent les signaux sur une timbale ; tout alors doit être prêt en
+même tems ; on n’excuse pas le moindre retard, et personne n’est tenté de commettre une faute qui peut coûter la vie ; car il est très-difficile de rejoindre lorsqu’une fois on a eu le malheur de se séparer. Quoiqu’on ne suive aucune route tracée, les conducteurs sont si habiles qu’ils|il|coquille}} ne leur arrive jamais d’égarer la {{sic2|caravanne}} ; les rangs indiqués le jour du départ s’observent toute la route avec exactitude ; mais le plus curieux, sans doute, est la patience des animaux qui servent à ces entreprises, ils sont tempérans et infatigables ; ils semblent se prêter à tous les inconvéniens qui naissent du hasard, ou du tems, et marchent s’il en est besoin plusieurs jours de suite sans prendre aucune nourriture ; cependant il en périt plusieurs ; les ossemens qui jonchent la route et servent souvent de remarques aux guides, sont une preuve sûre que leur courage et leurs forces s’épuisent quelquefois à la longue. Ce fut dans cet ordre que nous entrâmes le premier jour dans un désert affreux ; à
+peine y fûmes-nous, qu’il s’éleva un ouragan terrible, les sables enlevés alors à la hauteur des {{sic2|nuës}} et retombant en pluie, non-seulement aveuglèrent nos guides, mais leur firent même perdre absolument la trace qu’ils devaient suivre, et les contraignirent à une halte qui dura jusqu’au lendemain ; cet événement m’inquiétait, quelqu’éloignée que je fus de Duval, quel que fût mon déguisement, je craignais toujours qu’il ne nous fît suivre, et qu’on ne vînt à me reconnaître ; mais Dom Gaspard, attentif et prévenant, ne cessait de me calmer et de me rassurer. Après cette première aventure, nous continuâmes assez tranquillement notre route jusqu’à Hélaoué, ville charmante et qui répond bien à son nom, dont la signification est : pays plein de douceur, cette ville est la dernière qui dépende du grand seigneur, on y voit des jardins délicieux arrosés de ruisseaux, d’une fraîcheur bien précieuse pour ceux qui viennent de traverser des déserts arides, où l’eau leur a souvent
+manqué, nous renouvellâmes nos outres dans ce lieu, et y fîmes aussi quelques provisions de vins. Entièrement revenue des craintes que m’avaient inspiré les poursuites de Duval, ennuyée de mon déguisement, je proposai à Dom Gaspard de me laisser reprendre ma première forme ; mais il craignit que ce changement ne fit bruit parmi les voyageurs, et il me pria pour plus grande sûreté de demeurer comme j’étais jusqu’aux colonies Portugaises. Au sortir de Hélaoué, nous traversâmes encore des déserts qui n’étaient pas moins arides que ceux que nous quittions. Léonore me dit un jour, Dom Gaspard en traversant tous ces affreux climats, dans quel dessein croyez-vous que la divinité ait fait de si grandes fautes à la contexture de notre planète ? — Je serais bien en peine de le dire. — La faute existe, elle est claire, est-elle faite exprès ? ou l’est-elle par inadvertance ? Si elle est faite exprès,
+voilà un dieu méchant, si elle l’est par inadvertance ; voilà un dieu faible, et de toute façon un dieu qui a tort. — Votre argument est sans réplique, je ne saurais comment y répondre, je m’en tiens à la sensation produite par l’effet, et vous avoue qu’il est bien difficile de s’enflammer pour la grandeur d’un être dont les torts sont aussi réels. — Le pouvez-vous davantage, si le hasard vous place au milieu d’une troupe de scélérats ? — Assurément non. — Tout ce qui existe n’est donc pas parfait, la seule perfection pourtant est digne de notre hommage ; cependant cette qualité ne se trouve pas dans les ouvrages de dieu... dieu n’est donc pas digne de nos hommages. O ! Léonore, tirez vous de ce syllogisme, c’est de toutes les manières de raisonner la plus sûre, {{sic2|retorquez}}, je vous prie, celui-là. Ces premiers élans de la philosophie de Gaspard, me firent voir que son esprit mûri par l’étude, était bien loin d’adopter l’erreur, et mon estime pour lui, en re-
+doubla ; peut-être aurai-je bientôt occasion de vous mieux développer ces systèmes, continuons notre route maintenant. De Hélaoué nous fûmes à Machou, gros bourg situé sur le bord oriental du Nil, qui forme en cet endroit deux isles remplies de palmiers, de Sené et de Colloquinte ; huit jours après, nous arrivâmes à Dongola, frontière de la Nubie. A une lieue environ de largeur le pays est superbe, au-delà ce ne sont que sables et que déserts, dont le seul aspect fait frémir. Le Nil traverse cette plaine charmante, mais ici, ce ne sont plus ses débordemens périodiques qui causent la fertilité des terres, cette abondance n’est due qu’à l’industrie des habitans, qui forment des inondations artificielles par des transports d’eau très-pénibles. Dom Gaspard me fit admirer la beauté des chevaux de cette contrée bien supérieure à ceux qu’on vante le plus dans notre Europe. Ces peuples, pour la plupart Mahomêtans, sont enclins à toutes sortes de vices ; un de ceux auquel ils sont le plus adonnés, est le
+{{sic2|blasphême}} ; ils ne prononcent pas un seul mot qui n’en soit entremêlés ; il est difficile de concevoir l’art qu’ils {{sic2|employent}} à les varier, ils étaient autrefois chrétiens, mais cette loi beaucoup trop gênante pour leur mœurs, leur a promptement déplu, et leur {{sic2|dérêglement}} rend leur culte actuel assez difficile à démêler. Le penchant étonnant de ces peuples au blasphême, donna occasion à Dom Gaspard de me développer quelqu’uns de ses principes, je vais continuer de vous les tracer. Comment est-il, me disait ce brave et honnête compagnon de route, que les hommes {{sic2|ayent}} pu s’imaginer que l’être grand et supérieur qu’ils érigent, que cet être sublime qu’ils regardent comme leur créateur, puisse se trouver offensé des invectives qu’il leur plait de lui adresser ? Cet être qu’ils font auteur de tout, qu’ils regardent comme unique principe des choses créées, n’est-il donc pas au-dessus des injures ? Est-il jamais présumable qu’elles puissent arriver jusqu’à lui ? Mais ces imprécations que lui
+adresse l’homme, souffrant ou malheureux, ne sont-elles donc pas légitimes ? Le premier mouvement de la nature n’est-il pas de se plaindre quand on est {{sic2|lézé}} ? N’est-il pas de s’en prendre à l’auteur de ses maux. En en répandant une si grande quantité sur la terre, dieu ne savait-il pas qu’il s’exposait aux reproches des hommes ? En a-t-il pour cela suspendu ses fléaux ? S’il les a laissés {{sic2|cheoir}}, sachant bien que les hommes s’en vengeraient par leurs plaintes, il s’est donc moqué de ces invectives, s’il les a méritées, s’il les brave les ayant méritées, comment se peut-il qu’il s’en fâche ? Quand le fort offense le faible, il sait bien que celui-ci se dédommagera par des injures ; peut-il avoir craint des paroles qu’il savait bien que sa conduite allait lui attirer ? Si dieu avait pu être sensible à nos reproches, maître de tout, n’eût-il pas créé l’univers de façon à ne mériter que des éloges ? quand il ne l’a pas fait, quand il n’a pas cru devoir le faire, quand il était bien sûr que de ne le pas faire, devait lui valoir des {{sic2|blasphêmes}},
+il est donc certain que ces {{sic2|blasphêmes}} lui devenaient indifférens, il n’y a donc aucun risque à lui en adresser, il les entend sans peine et sans courroux, très-convaincu qu’on les lui doit, il rit de notre ignorance, de notre impossibilité à découvrir ses vues, sans s’offenser de ce qui en résulte. C’est une barbare absurdité de notre Europe, que de punir aussi sévèrement qu’on le faisait autrefois et de regarder même encore aujourd’hui comme un crime religieux, l’acte de la {{sic2|faiblaisse}} contre la puissance ; tout ce qui part du premier de ces états, s’émoussant avant d’arriver à l’autre, ne peut plus devenir un outrage, c’est l’acte de la puissance sur la faiblesse qui est dangereux ; le contraire n’a jamais d’inconvénient ; ne m’objectez pas que le valet armé offense le maître qu’il frappe de son arme ; dans le cas supposé, ce n’est plus le maître qui est le fort, c’est le valet armé, la puissance du maître n’est plus qu’illusoire ici, la seule réelle c’est celle du valet ; or, ce n’est plus cela dès qu’il s’agit de dieu, cet être
+est toujours le plus fort, quelque soit l’arme dont nous osions le menacer, il l’emportera toujours sur nous, et de ce moment ce que nous entreprenons, n’étant plus que le frêle élan de la faiblesse sur la force, rien n’en arrivera jusqu’à lui, il ne s’offensera donc point d’injures, qu’il mérite, qu’il veut mériter, et qu’il s’est moqué de mériter. O ! folie éternelle des hommes, de vouloir toujours juger dieu sur eux-mêmes, ils se {{sic2|croyent}} offensés d’un mot qui ne frappe que l’air, ils s’imaginent que dieu leur ressemble. — Ah ! cessons de faire de dieu un être matériel comme nous... courroucé de nos invectives, sensible à nos éloges, facile à nos prières, nous voulons toujours le regarder comme un monarque humain, et qui comme tel, doit nous entendre et nous juger ; voilà comme en rapetissant ses vues, le plus célèbre adorateur de dieu, ne se trouve au fond qu’un idolâtre. Dieu est trop grand, dieu est trop spirituel pour toutes ces choses humaines ; nous livrant à la faculté qu’il nous a laissée d’être bons
+ou méchans, de le connaître ou de le nier, de l’adorer ou le hair ; d’après le genre d’organisation que nous avons reçue de lui, il s’embarrasse fort peu du parti que nous prendrons sur l’une ou l’autre de ces choses, indifférent à nos hommages, nullement touché de nos blasphêmes, toujours trop au-dessus de nous, pour en être jamais atteint, tout ce que nous faisons lui est égal, parce que tout est nécessité, et que nous n’agissons que d’après ses loix ; n’imaginons donc pas être plus récompensé pour l’avoir prié, que molesté pour l’avoir maudi ; il ne nous accordera pas plus de graces pour l’un qu’il ne nous fera subir de tourmens pour l’autre ; n’est-ce pas une chose vraiment risible que de voir l’homme, cet être chétif et faible auquel il serait impossible de changer un instant le cours de la plus petite étoile ; s’imaginer que ses injures ou ses prières allant bien plus haut, irriteront ou disposeront en sa faveur l’artisan des chefs-d’œuvre, qu’il n’a pas même la faculté de déranger. Etrange aveuglement
+de sa vanité sans doute, de préférer à se supposer criminel, qu’à convenir de sa {{sic2|faiblaisse}} ; imbécile qu’il est, il aime mieux passer sa vie à trembler de délits impossibles, que de s’affermir et se tranquilliser par la certitude d’une impuissance, dont son orgueil serait humilié. O ! Léonore, prions ou blasphêmons, adorons ou profanons, tout est égal aux yeux de l’être assez puissant pour avoir fait bien ou mal tout ce qui frappe nos yeux ; un dieu qu’attendriraient nos cultes, ou qu’offenseraient nos erreurs, ne serait qu’un homme comme nous, et comment doué de toutes nos passions, aurait-il l’énergie créatrice, qui ne peut être que le plus sublime assemblage de toutes les vertus ? si le blasphême, si cette faible injure, en un mot, que nous adressons à la divinité, ou par colère, ou par ennui de souffrir, ou par quel autre motif que ce puisse être, satisfait un instant notre ame ; livrons nous y sans nulle crainte, bien certain qu’il ne s’en irritera point, qu’il est trop grand pour s’en venger, et qu’il nous aurait privés de la
+faculté de voir ses fautes, ou qu’il n’en aurait pas commis, s’il eût redouté les reproches que lui doit notre raison, et qu’elle peut lui adresser en paix. Il me semble, dis-je à dom Gaspard, que vos systêmes sur la religion sont commodes et simples... Sur la religion, me répondit Gaspard, vous vous trompez, Léonore, mes systêmes sur la religion ne sont ni commodes ni simples ; ils sont nuls ; j’ai secoué, toutes ces puérilités, dont on surcharge l’esprit et la mémoire des jeunes gens, j’ai employé ce tems-là à m’instruire, au-lieu de le passer à déraisonner, et je me suis fait quelques principes, tant sur cela que sur quelques autres objets de morale, principes constans dont je ne m’écarte point. J’adopte un agent quelconque assurément, que ce soit la nature ou Dieu, il y a toujours un moteur, à ce qui frappe nos regards, je l’admets, mais je ne le sers par aucun culte. Très-assuré qu’il n’en exige nul, très-incertain s’il en mérite, de quel droit irais-je lui en
+rendre ? J’aime mieux employer à quelques vertus le temps que d’autres perdent en prières, et cet agent, s’il est juste, me saura bien plus de gré d’être utile aux hommes, qu’assidu aux pieds de ses autels ; quand je verrai moins de mal sur la terre, quand j’y rencontrerai moins de {{sic2|frippons}} et plus d’honnêtes gens, peut-être supposerai-je alors, que l’auteur de cet univers, peut mériter quelque reconnaissance ; mais quand les maux m’assailliront de {{sic2|toute}} parts, quand je ne trouverai que travers, cruauté, trahison, perfidie, noirceur, et méchanceté chez les hommes, je croirai me restreindre dans des bornes très-sages, en n’accablant point d’invectives, celui qui permet tant de maux, je ne le fais point, mais je ris de la folie des systêmes religieux, je me moque de la diversité des cultes, et n’écoutant que ma raison et mon cœur, je reste dans l’indifférence sur un être à qui je ne dois rien... ou que des reproches... que je tais par l’inutilité dont je les crois. — Mais votre morale ? —
+Elle est pure ! eh quoi ! faut-il absolument révérer des chimères pour avoir le droit d’être honnête homme ? J’aime mes frères, je les soulage, la bienfaisance est le sentiment de mon cœur, je ne pleure ma médiocrité, que parce qu’elle me prive du charme de faire des heureux ; je respecte les propriétés d’autrui, je ne ravirai jamais ni la femme ni le bien de personne ; croyez que je ne vous aurais pas enlevée à Duval, si je vous eu crue son épouse... je suis sensible à l’amour, c’est la jouissance des honnêtes gens ; je hais le vice, je suis enthousiaste de la vertu, et finirai tranquillement mes jours dans ses maximes, sans désirer les joies ridicules du paradis, et sans craindre les flammes absurdes de l’enfer. Ces sentimens me plurent, je trouvais Gaspard estimable et résolus d’en faire mon ami ; cependant je voulus le connaître mieux, quelque périlleuse que fût pour moi l’épreuve où je voulais le mettre, quelque peu favorables que fussent les circonstances pour la hasarder, je me sentis
+pressée de voir si ce jeune homme ayant secoué tant de freins, ne paraissant respecter que ceux de l’honnête homme, tenait vraiment aux principes moraux qu’il affichait ; j’avais laissé de l’espoir à Gaspard, je lui avais caché mes nœuds avec Sainville, et ma main d’après nos conventions, devait être le prix de ses soins, sitôt que nous serions en Europe ; je saisis l’occasion d’une halte, peu après la conversation que nous venions d’avoir, et là, je lui avouai que je l’avais trompé,... que je ne pourrais jamais m’acquitter envers lui, que ma main n’était plus à moi, qu’il devenait d’après cela le maître de mon sort, qu’il devait me punir d’avoir abusé de sa bonne foi,... m’abandonner dans ces déserts... mais que s’il tenait sa parole, ce procédé, d’autant plus généreux, qu’il devenait sans aucun intérêt, lui assurait à jamais toute ma tendresse ; j’aurais peut-être dû vous tromper jusqu’au bout, ajoutai-je, mais la manière dont vous venez de vous faire connaître à moi, les sentimens que vous m’avez montré, votre
+philosophie, votre mépris pour tous les faux liens qui captivent les hommes,... tout, Gaspard, tout enfin me donne une si haute opinion de vous, que j’ai cru ne devoir plus vous rien déguiser, vous voilà maître de moi, je me livre. Gaspard ému, me fixa d’abord avec étonnement, — et revenant tout de suite à lui... O ! Léonore, s’écria-t-il en me serrant dans ses bras !... Que je vous dois de reconnaissance ! je ne sacrifiais qu’à l’amour ; j’aurai tout fait pour la vertu, et me pressant d’accepter une bourse, que je me défendis de prendre ; que cela vous reste au moins, continua-t-il, si je venais à mourir avant l’exécution de ma parole... Quand je ne voyais en vous qu’une maîtresse, je négligeais des soins dont j’imaginais que l’hymen devait m’acquitter... mais je dois bien plus à l’amie. Le premier mouvement de mon cœur fut, je l’avoue, de me laisser tomber aux pieds de cet homme généreux, et j’y répandis un torrent de larmes avant de
+souffrir qu’il me releva... Généreux mortel, m’écriai-je, vous avez absorbé dans vous toutes les chimères religieuses, mais si vous avez dégagé votre esprit de ces fables inutiles à l’homme, ce n’est, je le vois bien, que pour y laisser plus d’empire à tout ce qui doit faire la félicité de vos semblables. Ah ! Laissez moi vous offrir ma reconnaissance et mon cœur, laissez moi vous regarder comme un ami,... comme un frère,... comme le dieu même auquel vous refusez des vertus,... et qui ne serait vraiment digne de nos hommages, que s’il avait celles de votre ame. O ! Gaspard, je n’eus pas trouvé ces sentimens dans un dévot. Ici le caractère de Léonore, ou du moins sa façon de penser sur la religion, se trouvant entièrement à découvert, madame de Blamont, quelqu’enthousiasmée qu’elle fût, de l’action de Gaspard, ne put s’empêcher pourtant de faire sentir à sa fille qu’elle était fâchée de lui voir ne soupçonner ce trait que dans un ennemi de nos principes religieux ; il était difficile que l’extrême
+piété de cette femme honnête et sensible, ne s’{{sic2|allarma}} pas de ce qui venait d’être dit..., Léonore fut calme aux reproches de sa mère. O ! madame, lui dit-elle, vous avez exigé de moi de la sincérité, je la blessais en vous cachant mes principes, je dois-donc en rester là s’ils vous scandalisent, car je serai contrainte en avançant, de vous dévoiler des choses plus fortes, et que vous condamnerez d’autant plus, qu’à la rigueur j’aurais pu ne pas m’y prêter. Ce n’est ni à monsieur de Sainville, madame, ni à dom Gaspard, ni aux autres personnes avec lesquelles vous allez me voir, qu’il faut s’en prendre du peu de conformité de mes {{sic2|systêmes}} aux vôtres ; mon mari vous dira que dès l’âge de 13 ans, il reconnut en moi cette ferme aversion pour toutes idées religieuses ; et j’avais déjà lu à cet âge presque tout ce qui a été écrit contre les opinions que vous adoptez ; une amie de la comtesse de Kerneuil me prêta ces livres ; je les dévorai ; elle en raisonnait avec moi,
+m’affermissait dans les principes dont ces ouvrages m’offraient l’analyse, me les expliquait avec soin, et se plut aussi pendant deux ans, à nourrir mon ame d’une philosophie dont elle était enthousiaste ; l’expérience, mes malheurs, l’image du monde ont vivifié dans moi ces {{sic2|systêmes}} et me les ont rendus si familiers, qu’il me serait bien difficile d’en adopter d’autres aujourd’hui ; je les crois compatibles à la plus saine vertu ; la suite de mon histoire vous en convaincra peut-être, je n’ai pourtant point anéanti l’idée d’un dieu, ne l’imaginez pas madame, mais je crois ce dieu très-au-dessus de tous les cultes, je suis fermement persuadée qu’il n’en mérite et n’en exige aucun, et que de tous le moins raisonnable étant le nôtre, serait celui qui devrait l’offenser le plus grièvement s’il se mêlait des folies humaines. Malheureux enfant, dit madame de Blamont en pressant Léonore entre ses bras, tu n’aurais pas couru tous ces risques sans les premiers malheurs de ton enfance. — Ah ! crois que les vertus morales ne sont que
+plus actives, étayées par celles de la religion, et que celui qui sert bien son dieu, n’en aimera que mieux ses semblables ;... quelques larmes coulèrent ici des beaux yeux de cette mère tendre,... ceux d’Aline se mouillèrent aussi, elle tenait les mains de sa sœur, elle la regardait avec cette pitié douce qui {{sic2|s’allarme}} pour tout ce qui ne lui ressemble pas; non, que cette chère fille s’imagine être mieux qu’une autre ; mais elle est persuadée de ses maximes, elle y croit lié le bonheur présent et futur. L’être qui ne les adopte pas, lui présente l’idée du malheur, et cet aspect afflige toujours une ame aussi délicate que la sienne. Le comte vit bien que sa médiation devenait nécessaire à rétablir la paix dans les esprits ; madame, dit-il à la présidente, les erreurs de Léonore ne sont point vos fautes, elles ne doivent vous donner aucun remord, il faut la plaindre sans essayer de l’en faire revenir, vous n’y réussirez pas, il n’y a rien à quoi l’on tienne comme à ses idées sur la religion, vous savez que les
+approches, même de la mort, n’en font point changer. — Oh ! non certainement, reprit Léonore avec vivacité, c’est pour assurer le calme de cet instant, qu’on travaille à secouer de bonne heure ce qui peut le rendre horrible ; il s’en faut donc bien que je puisse renoncer à ce que je n’ai adopté que pour mon bonheur, à ce qui, j’ose le dire, le fait uniquement après les sentimens que je dois à ma mère et à mon époux, et que trouble seulement aujourd’hui le chagrin qu’en ressent cette mère à qui je suis prête à faire tous les sacrifices qui pourraient lui devenir de quelqu’utilité, aux seules conditions qu’elle n’exigera pas ceux qu’elle ne souhaite que pour me rendre à des liens que je ne prendrais qu’avec horreur. Eh bien, dit le comte, cela posé, je crois que ce qu’il nous reste de mieux à faire, est d’écouter la suite des aventures de Léonore, et de l’engager plus que jamais à ne nous rien déguiser. Chères et charmantes amies, continua-t-il, en s’a-
+dressant à madame de Blamont et à son Aline, quand on a votre solidité, votre vertu, on peut tout entendre sans risques, et quand on a votre sagesse et vos cœurs, on plaint et pardonne la faute sans cesser d’aimer la coupable, et Léonore aussitôt embrassée par sa mère et sa sœur, pressée par elles et par toute la société de continuer le fil de ses aventures, en reprit le récit dans les termes suivans : Quand nous arrivâmes aux environs de Dongola, le conducteur de notre {{sic2|caravanne}} fut demander au roi la permission de traverser sa capitale, on la lui accorda sur-le-champ, et en vérité la faveur n’était pas grande ; rien de plus affreux que cette ville, des maisons désertes ou mal bâties, des rues {{sic2|embarassées}} de monceaux de sables entraînés par les {{sic2|lavanches|terme utilisé au xiiieme siècle pour avalanche : cf. discussion}}, et partout l’image de la désolation ; un château assez mal fortifié se présente au milieu de la ville ; il est défendu par une garnison d’arabes pasteurs ; Dom Gaspard et moi, ainsi que quelques négocians Hollandois de la caravanne,
+eûmes l’honneur de manger chez le roi de Dongola, à des tables séparées, mais aussi bien servies que la sienne. Le titre de domestique de Dom Gaspard n’avait duré qu’un jour, dès que nous nous étions crus en sûreté, cet ami m’avait fait passer pour le neveu d’un roi d’Afrique, qu’il ramenait à son oncle, et comme il m’avait appris le Portugais, je ne m’exprimais plus que dans cette langue. Quatre jours après notre départ de Dongola, nous entrâmes dans le royaume de Sennar ; la crainte d’être pillés par les peuples qui sont au-dessus de Korti le long du Nil, nous contraignit à nous éloigner des bords de ce fleuve, et à entrer dans le désert de Bihonda, un peu moins agreste que ceux de la Libie, et où l’on voit au moins quelqu’arbres ; de l’autre côté du désert nous trouvâmes des habitans campés sous des tentes qui ne nous laissèrent manquer de rien. Nous parvinmes enfin à Hargabi, où se trouve avec profusion tout ce qui peut flatter les voyageurs ; cette abondance déli-
+cieuse quand on vient de traverser des pays si incultes, nous engagea à quelque séjour dans cette contrée. Ce fut en la quittant que nous voyageâmes dans des forêts charmantes d’acacias ; leur fraicheur, la quantité de petits perroquets verts, de gelinottes et d’autres oiseaux qui peuplent ces bois, ne contribuent pas peu à rendre délicieuse la route qui les traverse ; au sortir de là, nous marchâmes dans des plaines très-fertiles, d’où nous découvrîmes la ville de Sennar. Cette capitale où vous trouverez bon que je vous arrête un instant, à cause de la fatale aventure qui nous y arriva, contient environ trois cent mille ames ; mais elle est aussi sale que peu policée ; le palais du roi construit de briques cuites au soleil, est un amas confus de bâtiment qui n’a de remarquable que le désordre et le mauvais goût. Les appartemens garnis de tapis, sont meublés à la manière du Levant ; quelques jardins les environnent ; tout est désagréable dans ce climat brûlant, les chaleurs qui
+prennent de janvier en avril y sont incontenables, les peuples de la religion mahométane y sont fourbes, méchans, superstitieux, débauchés, et l’on n’est pas plutôt dans ce triste séjour, que l’on désire aussitôt de le quitter. Le roi auquel nous fûmes présentés, est un homme d’environ cinquante ans, d’un libertinage effréné et d’une cruauté {{sic2|inouie}} ; on ne peut l’aborder que pieds nuds ; ses traits ne s’aperçoivent jamais ; perpétuellement couverts d’un voile de gaze, on dirait que cet imbécile craint d’éblouir ses peuples, quand il va de sa capitale à une maison de campagne à lui qui en est éloignée de deux lieues, il est précédé de quatre cents gardes à cheval, entouré de deux cents valets, chantant ses louanges, dont douze le portent sur un palanquin, et suivi de sept cents femmes nues, portant sur leur tête des corbeilles remplies des différens mets qui doivent être servis au repas de sa majesté ; trois cent cavaliers ferment la marche, et ce cortège forme une ligne d’une telle étendue,
+que souvent la tête de la colonne est déjà dans la maison de campagne que l’arrière garde n’a pas même encore quitté la ville. Si le souverain s’en tenait à ce faste, dès que ses trésors lui permettent de le soutenir, il ne donnerait aucune prise aux reproches des passagers ; mais son extrême cruauté les lui mérite absolument. Elle révolte souvent ses sujets ; et comme il les craint, à l’exemple de tous les despotes, ce n’est depuis quelque-tems que sur les {{sic2|caravannes}}, qu’il fait tomber les traits de sa noirceur. Nous en étions prévenus, mais notre maudite curiosité nous fit, malgré tout cela, tomber dans l’un des pièges qu’il tend ordinairement aux voyageurs, pour se procurer, parmi eux, des victimes à ses scélératesses. Un des goûts le plus vif de ce monstrueux prince, un de ceux qui le chatouille le plus énergiquement, est de faire empaler sous ses yeux, tous les {{sic2|délinquans}} qu’il peut surprendre en faute, et cela sans distinction d’âge ni de sexe. Placé à une fenêtre de
+son palais, ouverte à quinze ou vingt pieds du lieu où l’on exécute, le vilain homme au milieu de ses femmes jouit là tout à son aise du cruel plaisir de voir souffrir des malheureux. Afin d’augmenter leur nombre, il surcharge les voyageurs d’impôts et de défenses, dont le défaut de {{sic2|payemens}} ou l’infraction est toujours punie par le pal. Dans le nombre de ces défenses, celle qui nous fit succomber Gaspard et moi et qui nous précipita ainsi que quelqu’autre de nos compagnons dans le péril que je vais vous raconter, est celle publiée à son de trompe, toutes les fois qu’une caravanne passe dans Sennar ; cette défense consiste à ne point approcher d’un petit pavillon situé à une demi-lieue de cette ville, dans lequel, est dit-on, renfermé l’organe de Mahomet ; mais en même tems que le fourbe fait faire ces défenses, un nombre infini de satellites à lui, conversant avec tous les voyageurs, ne cessent d’exciter leur curiosité sur cette merveille, et ce qu’ils en racontent est si {{sic2|bisarre}}, que pour
+peu qu’on soit né avec un peu d’imagination, il est bien difficile de ne pas succomber ; quelques-uns de ces fripons offrent de vous conduire, tous vous assurent que la défense publiée est chimérique, que fût-on même surpris, il n’en résulterait aucun danger ; on se laisse séduire, on y va, dès qu’on y est, il y arrive ce que vous allez voir. Vivement pénétrés que cette défense n’était que de forme, chaudement excités à aller admirer une des plus grandes merveilles du monde, en ayant déjà dans nous-mêmes une violente envie, Gaspard, trois femmes arabes, deux turcs, quatre négocians Hollandais ou Portugais et moi, tous voyageurs de la {{sic2|caravanne}}, nous nous laissâmes entraîner, et à la pointe du jour le surlendemain de notre arrivée à Sennar, conduits par deux de ces fripons qui nous avaient suborné, nous nous rendîmes au pavillon de Mahomet ; à peine en fûmes-nous à trente pas, qu’un gros de soldats armés de carabines débusquant à la hâte d’un tallis voisins, dans lequel ils étaient
+à plat-ventre, nous entoure, nous saisit avec la même facilité qu’un chasseur s’empare du gibier qu’il vient de prendre en son lacet, et nous ramène à l’instant tous les onze au prince, qui se met à éclater de rire, voyant une si bonne capture, en nous promettant que par ses soins nous ne languirons pas sur la terre ; il nous examine les uns après les autres, et sans être touché de la jeunesse, de la beauté des trois femmes arabes, qui se jettent à ses pieds pour implorer sa grace, il les condamne comme le reste, en leur assurant qu’il aura le plus grand plaisir à voir, si elles supporteront les douleurs du supplice qui leur est préparé, avec le même courage que les hommes. Mon sexe n’étant pas découvert, mon déguisement toujours le même, le roi continua comme il avait fait {{sic2|jusqu’àlors}} de me prendre pour un garçon... Gaspard voulut l’implorer pour moi, lui rappeler les alliances avec un roi d’Afrique, qu’il m’avait supposée (comme partout,) en
+arrivant dans cette cour, l’attendrir en un mot sur mon sort, en lui disant que j’étais d’un sang royal comme lui, rien ne réussit ; parle pour toi, lui dit le barbare, et ne t’inquiète pas des autres. Cependant on nous donna un excellent dîner, au palais même, et l’on nous laissa tous ensemble dans la salle, où l’on nous avait servi jusqu’à l’heure du spectacle que le roi se préparait à nos dépends. Je ne vous peins point ma situation, vous comprenez aisément son horreur, toutes mes idées se tournaient vers Sainville. — ô ! malheureux amant, m’écriai-je, je ne te verrai donc plus, ceci est bien pis que le poignard du cercueil de Venise, mourir à la bonne heure,... mais mourir empalée ! et mes larmes coulaient en abondance, sans que la main du tendre et bon Gaspard, oubliant tous ses dangers pour moi, cessa jamais de les essuyer. Le même désespoir régnait dans notre petite troupe, les hommes juraient et tempêtaient, les femmes toujours plus douces, même dans
+leurs douleurs, se contentaient de pleurer ou d’hurler, et l’on n’entendait que des cris, que des imprécations dans cette salle, funeste ; mélodie bien flatteuse sans doute aux oreilles du bourreau qui nous sacrifiait, puisque pour les entendre plus à l’aise, le cruel était venu dîner avec ses femmes dans une pièce voisine de la nôtre. Enfin, elle arriva cette heure fatale, où nous allions devenir la proie de la mort ; je ne l’entendis pas sans frissonner, je me serrai contre Gaspard, il me semblait que celui qui allait pourtant périr comme moi, devait encore me servir d’appui ; le prince fut se placer, et l’œil fixé sur l’arène sanglante, le monstre vit exécuter d’abord les deux turcs, ensuite les quatre européens et les trois femmes arabes ; il ne restait donc plus que Gaspard et moi, on vient me chercher la première, j’embrasse mon ami, je meurs contente, lui dis-je, puisqu’on m’épargne au moins la douleur de vous voir périr à mes yeux, puis réunissant mon courage et mes forces, je m’élance au
+milieu du cercle ; l’exécuteur me saisit. — Oh ! madame, dit Léonore, en frémissant de souvenir, si j’ai cru voir la mort de près, j’ose bien dire que c’est dans cette terrible occasion. Pour l’accomplissement de cette cérémonie à-peu-près comme pour celle où l’on châtie les enfans, la portion de chair que l’on découvre, est celle que la nature a placée au bas de nos reins, et cela, pour que rien ne puisse mettre obstacle à l’introduction du pieu dans la partie destinée au supplice. On dégarnit donc promptement, aux yeux du monarque observateur, ce qui gênait dans moi le local nécessaire à l’action ; mais jugez ce que je devins, quand j’entendis, dès qu’on me vit nue, des cris tumultueux retentir dans toute l’assemblée, et le bourreau lui-même me repousser avec horreur. Trop émue de mon sort, je n’avais pas pensé à la surprise que je devais naturellement causer en présentant un derrière assez blanc sous un buste fort noir ; la frayeur avait été générale ; les uns
+m’avaient prise pour un dieu, les autres pour un sorcier, mais tous s’étaient enfuis, le roi seul un peu moins crédule, ordonna qu’on me ramena à l’instant à ses yeux ; on fait venir Gaspard, les interprètes s’avancent et on me demande ce que signifie cet état mixte dont la nature n’offrait aucun exemple ; il n’y eut plus moyen de feindre, il fallait tout avouer ; le roi me fit débarbouiller devant lui, me fit prendre des habits à l’usage de ses femmes, et m’ayant malheureusement trouvée de son goût sous cette métamorphose, il me déclara qu’il fallait m’apprêter à recevoir, dès la même nuit, l’honneur de servir ses plaisirs. — Funeste arrêt, me dis-je, différence bien légère entre le supplice qui m’attend et celui où j’échappe. — O Sainville !... Sainville, ne m’aimerais-tu pas mieux empalée... En considération des plaisirs que le roi de Sennar se promettait avec moi, il accorda la vie au jeune Portugais, mais on nous sépara aussitôt, il fut placé parmi les
+esclaves, et moi reléguée dans une petite chambre attenant au harem. Une émeute affreuse survint heureusement pour moi le même soir, elle était occasionnée par nos compagnons de voyage ; furieux de ce qui venait de nous arriver, ils nous vengeaient, et le tumulte devenait si pressant dans la ville, que le roi avait été obligé de marcher en personne à la tête de ses troupes, pour en arrêter le désordre ; il rentra fort tard, et se trouvant harassé ; il se retira seul dans son appartement, en me faisant dire que je ne jouirais que le lendemain des graces qu’il lui plaisait de m’accorder. Cette nouvelle me calma, c’est un trésor que le tems pour un malheureux, celui qu’on lui donne quelque court qu’il soit, lui paraît toujours suffisant à se dégager des fers qui lui sont préparés, et son ame s’épanouit en proportion des heureux délais qu’il obtient. La nuit était déjà très-avancée ; anéantie sur mon balcon, je me livrais à mille pro-
+jets plus singuliers les uns que les autres, pour tacher de me soustraire aux nouveaux maux dont j’étais menacée ; encouragée par mon heureuse étoile, je ne doutais pas que le sort ne m’offrit incessamment les moyens de fuir, lorsque tout-à-coup j’entendis prononcer mon nom ; qui m’appelle, dis-je ? qui peut donc s’occuper encore de la plus malheureuse des femmes ? Le meilleur ami qu’elle ait au monde, me répondit-on, l’infortuné Gaspard qui vient pour la sauver. — Gaspard ! Dieu, qu’entends-je. — O Léonore ! laissez-vous glisser, peu de hauteur, nous sépare, je le vois, hasardez tout et n’ayez nulle crainte, un des gardes du tyran gagné par mes largesses, est là qui nous attend, il s’échappe avec nous ; fuyons : la {{sic2|caravanne}} partie tout de suite après l’émeute, n’est pas à deux mille d’ici, nous la rejoindrons aisément ; pressons-nous, le {{sic2|beaume}} qui coule sur des {{sic2|playes}} brûlantes, la rosée qui rafraîchit le calice des fleurs {{sic2|déssechées}} par le vent du Midi, produisent des effets moins doux, que ces
+paroles ne firent sur mon cœur, je ne perdis pas une minute, et sans mesurer des yeux la hauteur, je me précipite dans les bras que me tend Gaspard. Son guide et lui m’emportent à l’instant, et en moins de trois quarts d’heure d’une marche forcée, nous rejoignent à nos camarades, un peu surpris de mon changement d’état, mais dont nous ne fûmes pas moins reçus avec des transports inexprimables de joie. Tous les hommes deviennent frères quand le péril les rassemble ; le généreux soldat qui nous sauve, est récompensé de nouveau, j’embrasse mille et mille fois Gaspard, les paroles manquent aux sentimens de ma reconnaissance, notre nègre et nos effets se retrouvent dans le plus grand ordre, et notre route se poursuit. Ah ! je respire, dit le comte, vous m’avez fait une frayeur... moi qui connais si peu ce sentiment-là ; il n’appartient, je crois, qu’à l’intérêt que vous inspirez de le faire naître dans mon ame ; voilà peut-être la première fois de la vie qu’une jolie femme
+se sauve par de tels moyens ; il en est mille qui se seraient perdues pour avoir montré ce que vous fîtes voir. — En vérité, comte, dit la présidente. — Mais madame laissez-moi rire à l’aise, d’une aventure qui n’a point d’exemple, je vous assure que cette partie blanche en contraste avec un mufle noir devait produire un des plus plaisants effets. — Continuez, continuez ma fille, car ce maudit comte est insupportable. En sortant de Sennar, reprit Léonore, nous gagnâmes Bakas, petit village sur le bord du Nil, que nous trouvâmes à sec en cet endroit. De-là, nous parvinmes à Giésim, endroit plus considérable, mais situé dans la même position, relativement au fleuve, et cependant au milieu d’une forêt où nous vîmes des arbres que dix hommes n’embrasseraient pas ; une de ces monstrueuses productions de la nature, minée de vieillesse, formait à l’intérieur une chambre où se serait tenu cinquante personnes à l’aise. Ce fut là où nous fûmes obligés de quitter nos chameaux à cause des
+montagnes qui nous restaient à traverser ; entièrement remplies d’herbes qui les empoisonnent dès qu’ils en mangent. Nous traversâmes en sortant de Giésim, des forêts superbes de tamarins toujours verts, portant une espèce de prune dont le goût n’est point désagréable ; ces forêts où jamais le soleil ne pénètre à cause de leur épaisseur, sont d’un frais souvent funeste aux passagers ; mais la bonté de mon tempérament, et la vigueur de mon âge, me garantirent de tous ces maux, et sans les cruelles inquiétudes de mon esprit, cette route toute dangereuse qu’elle est, ne m’eut offert que de l’agrément ; nous arrivâmes de-là à Serké, petite ville au milieu des montagnes, située dans un joli {{sic2|valon}}, rafraîchie d’un petit ruisseau qui sépare l’Éthiopie du royaume de Sennar ; partout dans cette nouvelle contrée, nous trouvâmes la plus belle et la plus brillante agriculture : le cotton, les cannes de bambous, les ébeniers et une multitude de plantes aromatiques, varient agréablement les richesses du sol ; mais la
+multitude de lions que l’on entend mugir autour de soi distrait un peu du plaisir que l’on trouve à traverser ce beau pays. On est obligé d’allumer de grands feux pour écarter ces animaux dont la société sans ces précautions pourrait bien n’être pas très-douce. Quelques jours ensuite, nous passâmes plusieurs rivières fort dangéreuses, et peu après nous traversâmes une plaine ombragée de grenadiers, dont nous dévorâmes les fruits. Là, nos bagages, sous la garde des différents seigneurs de terre où nous passions, étaient portés par leurs vassaux, de territoires en territoires, ce qui dura tout le tems que nous fûmes en éthiopie. Quoique nous ne pénétrâmes pas jusque dans la capitale de cet empire, j’en vis assez, pour pouvoir vous parler en peu de mots d’un pays qu’on fréquente trop peu et qui par-tout, offre à l’œil du philosophe et du naturaliste, une foule d’objets intéressants. Il n’est sans doute aucune province en Europe plus artistement cultivée, le Cardamomum et le Gingembre en donnant
+à ces plaines un aspect flateur, {{sic2|parseme}} l’air, d’atomes les plus {{sic2|odorifférans}} ; agréablement coupées, par de vastes rivières bordées de lis, de jonquilles, de tulipes et de violettes ; on se croit dans le paradis terreste, on ne s’étonne plus en voyant ce climat que quelques imaginations ardentes {{sic2|ayent}} placé ce lieu de délices dont notre premier père eut la mal-adresse de se faire chasser pour une pomme, fruit qu’on n’y aperçoit pourtant nulle part. Les forêts plus délicieuses encore que les plaines, sont remplies d’orangers, de citroniers, de grenadiers et de plusieurs autres arbres toujours couverts de fleurs, parmi lesquels on en voit qui portent des roses, d’une odeur bien plus forte et bien plus délicate que les {{sic2|notres}}. Les peuples de cette contrée qu’on a long-tems confondues avec ceux de la Nubie leurs voisins, en diffèrent pourtant beaucoup par la figure ; ceux-ci sont d’un brun tirant un peu sur l’olive, leur taille est haute et majestueuse, leurs traits agréables, ils ont presque tous les yeux beaux ; le
+nez bien pris, les lèvres minces, et les dents très-blanches, au lieu que ceux que nous quittions sont fort noirs et n’ont absolument d’autres traits que ceux des nègres que vous connaissez. Les Ethiopiens suivent la religion Copte, sorte de culte mélangé du Catholicisme et du Grec. Ils sont très-dévots, grands adorateurs de saints profondément pénétrés de la possibilité des miracles, et sur-tout de celui de la {{sic2|transubstantiation}}, quoiqu’ils {{sic2|ayent}} aussi parmi eux des gens assez raisonnables pour rejeter un dogme, où la foi, le plus trompeur des guides est si nécessaire pour soumettre la raison révoltée. Eh ! comment pouvoir admettre, disait un de ces philosophes à Gaspard, assez heureux pour s’entretenir devant moi quelques instans avec lui en langue latine, comment supposer un dogme aussi impossible que celui de la transubstantiation ? N’est-ce donc pas s’aveugler à plaisir que de préférer au sens réel des paroles de Jésus-Christ, un inexplicable mystère qui
+ne peut se supposer qu’en contrariant toutes les lumières de la raison ? Est-il vraisemblable qu’un être bon voulut à ce point abuser de la crédulité des hommes ? N’est-ce pas une chose également absurde et dégoûtante que d’imaginer qu’un dieu nous ordonne de manger sa chair ; n’est-ce pas une chose ridicule et atroce que d’oser croire qu’un homme, fut-ce même un saint, puisse avoir la faculté d’évoquer son dieu par des paroles, et de le faire descendre à son gré dans des élémens corruptibles et dissolubles ? Ou ce Dieu descend dans l’hostie corporellement ou il s’y transporte en esprit, s’il y descend corporellement, comment {{sic2|n’emplifie-t-il}} pas par la matière ? Et comment cette hostie n’est-elle pas d’un volume différent après l’incorporation qu’avant ? S’il n’y descend qu’en esprit, comment cette essence divine peut-elle s’introduire dans des portions de matières, sans les vivifier ? Ou il faut que l’hostie grossisse après l’incorporation, si elle s’est faite charnellement, ou il faut qu’elle s’anime si la jonc-
+tion n’est que spirituelle, car la métamorphose totale est absolument impossible ; un changement quelconque ne peut s’opérer idéalement, toute mutation suppose une cessation des parties visibles du premier corps, et une prompte jonction des élémens du second corps dans les parties décomposées du premier, procédé qui ne peut s’opérer que par le choc des atômes des premiers élémens sur les atomes des seconds ; mais l’opération doit être {{sic2|apperçue}}, elle n’est sans cela qu’illusoire et dans le cas d’être {{sic2|rejettée}} de tous les bons esprits. Ce n’est donc que comme incorporation que nous pouvons concevoir l’eucharistie. Or, vous venez de voir que cette incorporation est impossible. Inutilement direz-vous que rien n’est tel à dieu. Ce raisonnement est faux, invinciblement enchaîné lui-même par ses premiers actes, il ne peut plus faire aujourd’hui que les effets de ses créations, ayent des qualités différentes de celles qui leur imprima d’abord ; il lui est par exemple impossible de changer
+la nature des élémens, il ne peut leur ôter leur propriété ; celui qui a recours au miracle pour expliquer ce qu’il ne conçoit pas, est un sot qu’on doit plaindre et ne jamais écouter. Un miracle est, selon lui, un effet de la toute-puissance de dieu qui déroge à cet égard aux loix générales qu’il a établies. — Peut-on prêter de pareils sentimens à l’Etre-Suprême ? S’il a besoin de déroger à ses premières opérations pour se faire croire par l’homme, il convient donc que ce qu’il avait fait avant, n’avait pas assez de puissance pour mériter notre foi ? il avoue donc qu’il a mal fait d’abord, et qu’il faut maintenant qu’il fasse mieux,... première absurdité ; mais qui vous persuade d’ailleurs que dieu raisonne ainsi ? Qui vous prouve dans lui cette action de déroger que vous nommez miracle ? Quelque puisse être votre mauvaise volonté à l’égard de ce dieu si maltraité de vous, comment pouvez-vous croire qu’il se conduise comme vous le faites agir ? Connaissez-vous toutes les loix de Dieu, pour
+oser soutenir votre systême ? et le plus étonnant des phénomênes, s’offrit-il même à vous, qui vous assure que ce qui vous surprend n’est pas une des loix de dieu que vous avez ignoré jusqu’alors ? et si ç’en est une, de quel droit osez-vous l’appeler miracle ? à moins qu’on ne me persuade qu’il est impossible que le phénomène qui me frappe, puisse dépendre des loix générales de la nature ; on ne pourra jamais me convaincre que ce phénomène puisse être un miracle. Il ne peut y avoir de miracles que dans l’événement qui contrarie les loix de la nature ; or, quel est-il, et quel peut-il être cet événement ? Est-ce à nous à le décider ? nous qui ne sommes pas encore parvenus à dévoiler le quart des mystères de cette nature incompréhensible... A supposer donc qu’il s’opérât ce changement dont il s’agit... ; qu’il s’opérât d’une manière visible, sous les paroles magiques du prêtre, ignorant si cette mutation n’est pas et ne peut pas être une des loix de la nature ; je pourrais
+encore même en la voyant ne pas la supposer un miracle ; je pourrais en la reconnaissant, n’en rien conclure en faveur de la cause, mais que sera-ce quand je ne vois rien de cette métamorphose ? Quand elle ne s’opère que parce que vous me le dites, sans que rien puisse m’en convaincre, que sera-ce quand je verrai ce que vous m’affirmez, contrarié par des accidens impossibles à supposer si le miracle avait lieu ? Quand je verrai cette farine sacrée, indentifiée avec le corps d’un dieu, se flétrir, se putréfier, se laisser dévorer aux vers, se brûler, se dissoudre, se digérer, se résoudre en chile et en excrémens, se profaner enfin sans le plus léger risque, puis-je raisonnablement admettre que ce qui contient un dieu, que ce qui est un dieu lui-même puisse être soumis à des effets si humilians ? et ne vaut-il pas mille fois mieux que je rejette ce que vous me dites sur cela, que de l’admettre avec des contradictions d’une telle force, que ma raison s’en révolte, que mon cœur y répugne,
+et que votre dieu même s’y dégrade. Un mystère doit, dites-vous, confondre la raison, il faut qu’elle plie devant l’incompréhensibilité du mystère, et qu’elle s’y soumette ; mots {{sic2|vuides|forme ancienne du mot vide (Dictionnaire étymologique de la langue françoise par M. Ménage ; 1750)}} de sens que tout cela, ma raison me vient de Dieu, c’est le seul flambeau qu’il m’ait donné pour me conduire et pour le connaître, il est absolument impossible qu’il exige de moi l’adoption de choses qui contrarient ouvertement cette raison ; s’il eût voulu que je les crusse, ne m’eût-il pas donné une raison faite pour les adopter ; cela était bien plus simple que de me forcer d’admettre ces choses aux dépens de la sorte de bon sens que j’ai reçue de lui ; pourquoi voulez-vous qu’entre deux moyens Dieu n’ait pas choisi le meilleur ? Il semble que vous preniez à tâche de me peindre ce Dieu, haïssable, moi qui ne cherche qu’à l’adorer ; et d’ailleurs, vous en croyez-vous le mérite de ce mystère incompréhensible ? Détrompez-vous sur cette opinion, plusieurs siècles avant Jésus-Christ, Confucius
+l’avait introduit dans ses dogmes, les chinois et les mexicains qui descendent d’eux, croyent comme vous que des paroles mystérieuses font incorporer l’esprit saint à du pain et du vin consacrés, on enseignait ces fables dégoûtantes aux écoles égyptiennes, où s’admettaient toutes les métamorphoses et toutes les métempsycoses possibles, et ce fut là où Confucius, Pithagore et Jesus-Christ qui y étudièrent en des temps différens prirent, sur ces points de doctrine, les idées dont ils composèrent leurs systêmes. Mais celui de votre religion, relatif à l’eucharistie, s’explique plus facilement que toutes les autres opinions des grands hommes dont nous venons de parler, et c’est, poursuivit notre philosophe éthiopien, une réflexion échappée à vos déïstes, dont les nôtres m’attribuent ici le mérite. Ecoutez-la, et revenez de vos chimères. Tout est purement symbolique ici comme dans tout ce que proférait Jésus, et quand il dit à ses apôtres, quelque temps avant sa
+mort : mangez, ceci est mon corps ; buvez, ceci est mon sang ; il voulait dire : Le repas que vous faites est des deniers que Judas a retirés de la vente de mon corps. — C’est mon corps que vous allez manger, c’est mon sang que vous allez boire. Etudiez bien toutes les autres paroles de ce prophète ; cherchez à pénétrer leur sens, vous reconnaîtrez dans toutes, ce même ton de figure, positivement ce même genre symbolique, et c’est sous cet unique sens qu’il est quelquefois admirable ; mais prendre ses discours à la lettre, est, non seulement en perdre tout le fruit, c’est s’exposer même, comme dans ce cas-ci, à tomber dans d’exécrables idolâtries, et à commettre des impiétés révoltantes ; renonçons donc à des erreurs aussi dangéreuses ; adjurons à jamais le système effrayant de la transubstantiation, et n’imaginons pas être athée, pour oser nous écrier du fond du cœur avec le capharnaïte : Quomodò potest hic nobis dare carnem suam. Ainsi raisonnait le philosophe nègre,
+et Gaspard enchanté me disait avec enthousiasme : je n’aurais jamais cru que tant de lumières pussent pénétrer au sein de l’Afrique. On a beau propager l’erreur, on a beau la porter au bout du monde, on a beau la faire circuler, elle trouvera toujours des ennemis ; elle rencontrera toujours des bornes par tout où la raison humaine aura liberté de se faire entendre ; et j’approuvais dom Gaspard, et le philosophe noir, parce que je pensais bien intimement comme tous deux. On admet l’écriture sainte en Ethiopie, et ces peuples font usage des mêmes sacremens que les catholiques ; mais ils communient sous les deux espèces, et consacrent absolument à l’usage grec. Leur confession est beaucoup plus simple que la nôtre, peut-être même plus édifiante, ils s’avouent pécheurs, et se prosternent aux pieds de leurs prêtres, implorent de lui l’absolution et la pénitence, mais n’entrent dans aucun de ces détails aussi humilians pour celui qui les fait, que
+dangereux pour celui qui les écoute, et qu’inutiles à ce que Dieu peut exiger des pécheurs. Leurs églises sont belles et propres, ils y sont contenus dans les bornes du plus grand respect ; on voit dans ces temples quelques peintures, mais ils n’y admettent aucune image en relief, ils ne les peuvent souffrir, et les regardent avec raison comme des preuves sans {{sic2|replique}}, du plus absurde paganisme. Leur chant de chœur, agréablement mêlé au son des instrumens, est juste et agréable quoiqu’ils n’ayent point de livres notés ; ils usent comme les juifs et les turcs de la circoncision, mais ils n’y attachent d’autre idée que celle d’imiter le Dieu qu’ils révèrent et qui s’y est soumis comme eux. Dès que nous fûmes en Ethiopie, dom Gaspard voulut me faire voir les fameuses sources du Nil dont nous nous trouvions assez près : une petite troupe de la caravane se joignit à nous pour aller admirer cette merveille de la nature.
+Du sommet d’une montagne fort élevée, située au nombre de celles que l’on appelle les Monts de la lune, sortent avec un bruit épouvantable deux grosses sources d’eau, l’une à l’Orient, l’autre à l’Occident. Ces sources forment deux ruisseaux qui se précipitent avec une impétuosité surprenante, dans un sol marécageux couvert de cannes et de joncs, là elles se perdent et ne reparaissent plus qu’à douze lieues de la montagne où elles forment en se réunissant le fleuve du Nil, qu’augmentent dans sa course une infinité d’autres rivières. Non loin de-là, ce fleuve offre une assez grande singularité, ses eaux majestueuses passent au travers d’un lac fort considérable sans qu’il en résulte aucun mêlange. C’est au milieu des eaux de Ptolémée pensait que c’était de ce lac d’où sortait le Nil ; quelque foi que l’on doive ajouter au récit des voyages de Léonore, qui ne paraissent pécher en aucune circonstance, il serait pourtant possible qu’elle se trompe sur les Sources du Nil, dont aucuns détails réels ne nous sont encore parvenus.
+ce lac que l’empereur d’Ethiopie possède un palais superbe, mais que nous n’eûmes pas le temps d’aller voir. Nous apperçumes dans notre incursion cet animal extraordinaire, à-peu-près de la grosseur d’un chat, qui a le visage d’un homme, une très-belle barbe blanche, et une voix semblable à celle d’une personne qui se plaint ; il se tient communément sur des arbres, et ne s’apprivoise que très-difficillement ; doué du même amour pour la liberté que l’homme ; il dépérit et meurt dès qu’on l’enchaîne. Presque toutes les villes de l’Éthiopie se ressemblent, elles sont toutes basses, ornées de terrasses au-dessus, et séparées les unes des autres par des haies couvertes de fleurs et de fruits, entremêlées d’arbres plantés à des distances régulières. J’aurais bien desiré de parcourir ces provinces, mais pour exécuter ce projet il eut fallu suivre la partie de notre caravane qui achevait la route dans le milieu des terres, et qui descendait au Mono-
+motapa, par le royaume de Monoëmugi, en traversant les affreux déserts des Caffres. Dom Gaspard ne voulut pas m’exposer aux terribles dangers de cette route, et comme la caravane se séparait ici, nous suivîmes la portion de nos voyageurs, composée d’hollandais et de portugais, qui prit la résolution de gagner les bords du fleuve Zébé, et de s’y embarquer pour le descendre jusqu’à Monbaca, sur la côte du Zanguebar où nous devions trouver un comptoir portugais ; cette manière plus commode de voyager, offrant beaucoup moins d’événemens, vous permettrez que je vous transporte tout de suite à Monbaca où dom Gaspard me présenta à ses compatriotes comme une jeune française que des malheurs sans nombre avaient fait tomber dans ses mains, et qu’il s’était engagé de ramener en Europe dès que les affaires qu’il avait au Monomotapa seraient finies. La noblesse du procédé de dom Gaspard qui ne voulut jamais prendre avec moi d’autre titre que celui d’ami,
+ni me présenter jamais aux européens qu’il rencontrait, que comme il venait de le faire ; cette générosité, dis-je, joint à tout ce qu’il avait déjà fait pour moi, me toucha jusqu’aux larmes ; plut au ciel que j’eusse toujours trouvé dans sa nation des gens aussi honnêtes que lui, je n’aurais pas été exposée à tous les malheurs qui me restent encore à vous peindre. Nous séjournâmes peu dans le premier comptoir portugais ; les affaires de dom Gaspard, et plus que tout l’empressement qu’il avait de s’acquitter envers moi en me remettant, le plus {{sic2|vîte}} possible, en Europe, ne lui permirent pas de s’arrêter à Monbaca ; quoique toute cette côte soit garnie d’établissemens portugais, et qu’il nous fut devenu facile de toucher la destination de dom Gaspard, en descendant de l’un à l’autre ; il trouva plus simple de profiter d’un vaisseau hollandais qui faisait route vers le Cap, et qui serrant la côte, nous relâcha aux bouches du Guama où de petites barques portugaises qu’on y trouve toujours,
+nous amenèrent en peu de tems au fort de Séna, premier comptoir de cette nation sur les frontières du Monomotapa. Mon ami y {{sic2|conclud}} quelques affaires dont il était chargé par le consul d’Alexandrie, et nous en partîmes promptement, pour nous rendre au fort de Tété où était notre destination, en attendant la possibilité de regagner l’Europe. Cet établissement était composé d’un chef, homme d’environ quarante-cinq ans, de quatre commis, et d’une garnison de soixante Portugais ou mulâtres, commandés par trois officiers. Dom Lopes de Riveiras, c’était le nom de ce chef, avait avec lui, pour maîtresse, une très-jolie Espagnole de vingt-trois ou vingt-quatre ans, que l’on nommait Clémentine, fille d’esprit, parlant deux ou trois langues, instruite, ayant beaucoup lue, bonne musicienne, d’une vivacité prodigieuse, d’un caractère agréable et enjoué, mais sans religion, sans principes, quoique ses mœurs ne fussent pas encore entièrement corrompues.
+Comme vous allez me voir vivre quelque tems avec cette nouvelle amie, vous me permettrez de vous la peindre avec un peu de détails. Clémentine était de Madrid, née dans la classe des courtisanes, elle n’en avait pourtant jamais exercé le métier. Sa mère, autrefois très-célèbre par ses amans, ses friponneries et ses charmes, il était difficile que sa jeune élève pût avoir une morale bien pure ; et quoique celle-ci n’eût jamais eu dans sa vie que deux amans, le Duc de Medina-Celi, qui l’avait acheté de sa mère, et l’avait {{sic2|entretenu}} secrettement dans son palais, depuis l’âge de douze ans, jusqu’à celui de dix-sept ; l’autre, Dom-Lope de Riveiras, qui l’avait emmené en Afrique, à la sollicitation du Duc, dont il était protégé, quoique la belle Clémentine, dis-je, n’eût jamais connu que ces deux hommes, elle avait une sorte de libertinage dans l’esprit qui rendait sa société dangereuse pour une femme de mon âge ; et comme elle joi-
+gnait à cela, du liant, de l’esprit, de la complaisance et beaucoup de séduction ; il était, on ne peut pas plus facile, que la dépravation de sa tête, pût s’étendre à ce qui l’entourait. Le mot de vertu n’offrait aucune idée à l’imagination de cette fille singulière, celui d’amour n’en donnait que de chimérique. Ce sentiment, prétendait-elle, n’existait plus que dans les vieux romans ; une femme devait en donner et n’en jamais prendre. Attachant un peu plus de prix à l’amitié ; mais ne la supposant possible qu’entre sexes égaux, elle avouait qu’on pouvait accorder son cœur à une amie, quand la ressemblance des goûts et des caractères était absolument parfaite, et qu’il n’existait aucune rivalité. D’ailleurs, tous liens, tous devoirs étaient nuls aux yeux de Clémentine ; la bonté, selon elle, n’était qu’une duperie, la sensibilité qu’une faiblesse dont il fallait se garantir ; la modestie une erreur qui n’allait jamais qu’au détriment des charmes d’une
+jolie personne ; la franchise une imbécillité dont on était toujours la dupe ; l’humilité une bêtise ; la tempérance une privation qui glaçait les plus beaux ans de la vie, et la religion une momerie dont il ne fallait que rire. Cette chère compagne, telle que la voilà peinte au moral, avait de plus un physique très-voluptueux ; elle était grande et dessinée comme Vénus ; la peau d’une blancheur éblouissante, quoique ses cheveux et ses yeux fussent du plus beau noir ; il régnait dans ses yeux fripons que j’esquisse, une langueur qui semblait éveiller l’amour, et l’exciter dans tous les sexes ; ses regards d’une incroyable expression, parlaient même sans le vouloir ; et vous adressa-t-elle les choses les plus simples, elles avaient toujours l’air du sentiment. Quand elle le voulait, elle avait une manière de les ouvrir à demi, et d’adoucir leur vivacité, qui ne rendait plus qu’intéressant et doux, ce qu’elle avait dessein de leur laisser dire ; mais la volupté
+ou la jouissance les animaient-ils, on ne pouvait en soutenir le feu ; elle avait le nez fin, délicat et serré, les lèvres vermeilles et minces, la bouche petite et les plus belles dents qu’on pût voir. Avec une taille sevelte et très-peu d’embonpoint, toutes ses masses étaient néanmoins fortement prononcées ; sa gorge ronde et même un peu pleine, ainsi que ses hanches, ses bras, ses jambes, et par-dessus tout cela, un air de fraîcheur, de santé qui la faisait desirer de tous les hommes... Malgré tant de graces... Vous me pardonnerez ce petit mouvement d’orgueil ; par-tout où nous avons parus ensemble, mes succès ont été bien plus sûrs ; il est vrai que j’avais sept ans de moins, et une sorte de candeur et d’innocence dans les traits, qu’aucune cause n’avait pu détruire dans moi comme dans elle... On a beau traiter ce-ci de chimère, les sentimens de notre ame influent singulièrement sur le caractère de nos traits ; l’habitude où nous sommes
+de leur faire prendre les différens mouvemens des passions qui nous agitent, fait qu’il est difficile qu’ils ne gardent pas, de préférence, le ton donné par la passion favorite, et à beauté égale ; la pudeur imprimera toujours sur eux une sorte d’intérêt et de majesté qu’on ne démêlera point dans une femme immodeste, dédaignant les graces naïves, dont la vertu fait adoucir l’éclat de la beauté. Une vieille femme servait de duégne à Clémentine ; une plus jeune était sa femme de chambre, et Dom Lopes la faisait d’ailleurs servir par ses gens. Dom Gaspard m’avait présenté dans cette nouvelle société, comme il avait fait par-tout ; mais ne se trouvant ici qu’en qualité de subalterne, on mesurait malheureusement à la médiocrité de ce grade, les politesses que nous recevions ; et comme on doutait un peu de la manière vertueuse dont nous vivions, mon ami et moi, on ne tarda pas de nous en plaisanter. Six semaines détrompèrent pourtant les es-
+prits, et je fus assez heureuse pour les ramener tous à une manière plus honnête de penser sur notre compte : le respect remplaça la calomnie : on se défit des préjugés ; on nous rendit justice, et nous acquîmes bientôt, Dom Gaspard et moi, par cette conduite, la considération de nos chefs. Mon jeune ami me témoignait chaque jour combien il était désolé que ses affaires missent obstacle a l’empressement qu’il avait de me tenir parole, et m’assurait en même-tems que l’année ne se finirait pas sans qu’il obtint la permission de repasser dans sa patrie. Cependant je recevais beaucoup d’amitié de Clémentine, et je lui rendais de bon cœur le sentiment qu’elle me montrait. Le premier effet de sa confiance fut de m’avouer qu’elle n’aimait nullement Rivairas, et qu’elle ne desirait, pas moins que moi, de retourner en Europe ; mais que bien plus infortunée, sans doute, elle n’en avait pas le même espoir. Je
+crois pourtant, m’ajouta-t-elle, que Dom Lopes se refroidit ; comme je ne l’ai jamais aimé, je le démêle mieux : il faut être froide avec les hommes pour les connaître ; et il est bien plus important pour nous de les savoir, que de les aimer. Je voudrais bien être sûre de l’indifférence de Dom Lopes ; ce qui affligerait une autre, me comblerait de joie ; une fois que je lui déplairais, il ne s’opposerait plus à mon retour ; mais de crainte d’être abandonnée tout-a-fait, je dois ménager les moyens que j’ai d’anéantir sa flamme ; et mon rôle est d’autant plus difficile, qu’il faut que j’aie l’air de l’aimer encore, en le contraignant à me haïr. Les choses étaient en cet état, lorsqu’un événement terrible vint me plonger moi-même dans le plus grand chagrin que j’eusse encore ressenti depuis le fatal instant qui m’avait séparé de Sainville. Dom Gaspard tomba malade ; une fièvre ardente s’empara de son sang, et il expira le quatrième jour dans mes bras,
+toujours occupé de moi, ne s’inquiétant jamais que de mon sort, présageant les malheurs où m’allait entraîner sa perte, et ne regrettant la vie que par le désespoir de ne plus pouvoir m’être utile. Quelle situation !... Au fond de l’Afrique, à plus de deux mille lieues de ma patrie, au milieu de gens à peine connus, sans ressource, ne sachant que devenir, seulement étayée d’une nouvelle amie dont je connaissais déjà le peu de sensibilitè... O juste ciel ! quel état ! je n’avais pas besoin de ce surcroît de douleur pour pleurer amèrement dom Gaspard ; l’honnêteté que j’avais reconnue dans ce jeune homme, la pureté de ses sentimens, ses attentions soutenues lui avaient trop bien mérité mon estime, pour que mes larmes ne fussent pas sincères, ses dernières paroles furent des recommandations et des prières instantes à dom Lopes de l’acquitter de sa promesse, et ne pouvant plus se contraindre en ce fatal instant, le malheureux jeune homme
+expira, en jurant qu’il n’avait jamais adoré que moi. Sainville, interrompit ici le comte de Beaulé, après une liaison comme celle là, il ne fallait rien moins, ce me semble, que l’examen fait chez ben Maacoro, pour vous rassurer : monsieur le comte, répondit Sainville, du même ton de plaisanterie, cette preuve de plus de la sagesse d’Eléonore était inutile à qui connaissait son cœur, l’amour délicat et sensible n’est point jaloux des droits de l’amitié... En vérité, comte, dit madame de Senneval, nous vous faisons grace de vos réflexions, car elles sont d’une indécence. — Je le savais... Indécent quand on vous soupçonne, mesdames, comme si malheureusement pour vous on n’en avait pas sujet à tout instant : Je réponds d’Eléonore, dit madame de Blamont, je parie qu’elle n’est pas même coupable d’une seule pensée envers dom Gaspard. Oh ! pour des pensées, dit le comte, c’est ce dont les femmes ne s’accusent jamais ; ne parlons
+pas des pensées, je vous prie, il n’y aurait pas au monde une seule femme de chaste, si leurs pensées se mettaient au jour. Je serais donc cette femme unique, reprit l’épouse de Sainville, car je proteste que depuis que j’existe, mon esprit toujours dirigé par mon cœur, n’a pas conçu une seule idée qui n’ait eu mon mari pour objet. Allons, continuez donc, belle {{sic2|Léonore}}, dit le comte, vous êtes faite pour les singularités, c’est l’histoire du sang, n’est-ce pas, ma chère présidente. Madame de Blamont baissa ses deux grands yeux, elle rougit, et notre belle aventurière profitant du silence qu’on faisait de nouveau pour l’entendre, continua de la manière suivante : On s’occupait vivement au fort de Tété, quand dom Gaspard mourut, de la réunion de cette colonie avec celle de Benguele, par le milieu des terres et d’un établissement dans le royaume de Butua. Le cabinet de Lisbonne, toujours rempli de ce
+plan, donné par le comte de Souza, ne cessait d’exciter ces deux colonies à se joindre, et dom Lopes qui avait acquis du caractère de Ben-Maacoro, souverain de cette partie du centre de l’Affrique, toutes les connaissances nécessaires pour y réussir, songeait sérieusement à entamer la négociation, lorsque huit jours après la perte que je venais de faire, et comme je réfléchissais aux moyens de repasser en Europe, dom Lopes nous fit entrer, Clémentine et moi, dans son cabinet ; là, toutes les portes soigneusement refermées, nous ayant dit de l’écouter avec la plus grande attention, il nous tint à-peu-près ce discours. « Clémentine, dit-il en s’adressant à sa maîtresse, il m’est impossible de ne pas reconnaître le but de vos desirs ; vos sentimens pour moi sont anéantis, et vous n’aspirez plus qu’à retourner en portugal, ne cherchez point à m’abuser, continua-t-il vivement, vous êtes séduisante, vous êtes artificieuse, et vous me trom-
+periez peut-être encore si je ne m’étais pas dégagé le premier... Quant à vous, mademoiselle, poursuivit-il en me regardant, rien de plus naturel que vos desirs sur le même objet. Aucun lien ne vous attache à nous, vous retourniez dans votre patrie, vous devez donc être dans les mêmes intentions ; cependant quelque légitime que puissent être vos volontés sur cela, leur accomplissement depend de moi, je puis ou permettre ce départ ou le rompre suivant que ma fantaisie ou les affaires de ma cour devront ou non s’y opposer ; mais l’amour n’y sera pour rien, je vous le déclare ; Clémentine, je renonce aux sentimens que j’ai eus pour vous, et vous, mademoiselle, je n’en conçus jamais pour vos charmes. Exécutez toutes deux le projet hardi que je vais vous confier, une fois rempli, un vaisseau vous attend, des fonds sont prêts, et sous trois mois vous êtes à Lisbonne.  — O ciel ! monsieur, que faut-il faire, m’écriai-je avec vivacité, dites, dites, je vous réponds demoi, j’entreprends tout pour obtenir ce que vous
+m’ofrez. — Je fais le même serment, ajouta Clémentine, tu l’as découvert, dom Lopes, j’aspire à revoir ma patrie, ordonne, j’imite Léonore. — Ecoutez-moi donc, reprit le portugais. « Nous ne sommes occupés ici que de nous réunir à la colonie de Benguele, par une suite de forts que nous desirons construire à travers les terres, depuis les limites du Monomotapa, jusqu’à la baye Sainte-Marie, mais le peuple avec lequel il nous faut des alliances pour la réussite de ce dessein, est le plus cruel et le plus féroce de l’{{sic2|affrique}} ; il est de plus très-guerrier, quoique peu nombreux, et comme nous sommes encore bien plus faible que lui, nous devons désespérer d’en venir à bout par les armes, il ne nous reste que la politique et la ruse ; Benmaacoro est le nom du souverain de ce peuple, son amour pour les femmes est au-delà de toute expression ; les blanches sur-tout ont un pouvoir décidé sur lui ; une femme de cette couleur est sûre d’en faire ce qu’elle veut. Je vous destine à ce monarque..., vous
+êtes faites pour l’enchaîner... Je vais lui faire donner de faux avis, l’engager à attaquer mon fort, le lui laisser prendre... bien sûr de le ravoir quand je voudrai. Il vous fera prisonnières dans ce fort, ou vous conduira à sa cour... vous irriterez son cœur..., vous enflammerez ses passions, vous y céderez, et vous vous servirez de l’empire que vous aurez acquis par elles, pour le décider à l’alliance que desire mon souverain. Mais si vous voulez réussir, bannissez la jalousie d’entre vous, elle troublerait vos manœuvres, elle {{sic2|fairait}} avorter l’entreprise ; que celle qui ne sera point préférée, n’en serve pas moins l’autre avec ardeur ; que celle qui aura triomphé, change aussitôt en lauriers les mirthes de l’amour ; qu’elle ne se serve de son crédit que pour remplir notre but. Ne cessez jamais d’être unies, de vous secourir, de vous soutenir toutes deux, votre intérêt mutuel le demande, celui du projet l’exige. L’alliance faite, la permission de construire des forts dans le royaume de Butua, accordée, vous engagerez ce mo-
+narque à me le faire savoir, je m’y rendrai sur-le-champ avec les troupes de ma garnison, augmentées de celles de nos colonies voisines, dont je tirerai des détachemens ; une fois à la cour de cet empereur, je saurais trouver les moyens de vous ravoir toutes deux. Vous vous y prêterez, vous me saurez près de vous, votre courage s’en animera, vous vous évaderez, je protégerai votre fuite en ayant l’air de l’ignorer ; vous passerez à Benguele, vous y trouverez et l’argent et le vaisseau que je vous promets ; si l’évasion vous devient impossible, j’exigerai que vous soyez rendues pour première clause de l’alliance... S’il s’y oppose, il s’agira d’attendre quelques mois de plus... Je construirai mes forts, je tirerai des détachemens de partout, Benguele se réunira à moi, et maîtres insensiblement du pays, nous saurons obtenir par la force ce qu’il aura refusé aux négociations. J’ai dit : répondez maintenant, mais retenez sur-tout qu’il n’est point pour vous d’autres manières de retourner
+en Europe, et que vous n’irez sûrement qu’à ce prix. » Avez-vous bien réfléchi, monsieur, dis-je au portugais, dès qu’il eut fini, à l’atrocité de votre proposition ? De quel droit, s’il vous plait, à quels titres prétendez-vous disposer ainsi de deux femmes qui dans le fond, n’ont aucun besoin de vous, de deux femmes libres en un mot. — Libres, répondit fierement dom-Lopes, vous vous trompez, vous ne l’êtes plus, l’instant où je vous ai confié mon projet, a été l’époque de votre esclavage... Essayez de sortir de ce cabinet ; Clémentine à ces mots se jette sur la porte avec impétuosité, et recule d’horreur, la voyant hérissée de soldats..., monstre, s’écrie-t-elle au désespoir, est-ce là ma récompense de t’avoir tant aimé ! ne devais-tu reconnaître ma tendresse qu’en me livrant à un antropophage ?... Et cette malheureuse que t’a-t-elle fait pour l’envelopper dans la trame de cette politique infernale ? Est-elle de ta nation ? t’appartient-elle ? Ne
+t’est-elle pas recommandée par un ami ? — Tous les sentimens vulgaires que vous m’alléguez là, Clémentine, reprit dom Lopes avec le plus grand flègme, ne sont d’aucune force où parle la raison d’état... Amour... Reconnaissance... Droits des gens... tous ces liens disparaissent à l’organe du devoir, à l’obligation de servir sa patrie, les états ne s’établissent et ne se soutiennent qu’à force de lézer les conventions du faible, toujours nulles dès qu’il s’agit des droits du fort. — C’est une injustice atroce. — Soit, mais quand vous saurez un peu plus de politique, vous vous convaincrez que l’injustice et la violence sont les bases de tous les gouvernemens monarchiques, et que leurs droits ne sont assis que sur une multitude de viols faits à ceux de la société. D’ailleurs, vous avez le choix, rien ne vous oblige à préférer le parti que je vous offre à celui de finir ici vos jours dans les fers. — O ! dom-Lopes, m’écriai-je, parmi les freins que tu brises, dois-tu te permettre d’anéantir
+ceux de ta religion ? C’est aux autels du dieu que tu sers que j’ai promis fidélité à l’époux que tu veux m’exposer à trahir. — Je prends le crime sur ma conscience, répondit le portugais en souriant avec dédain, ce n’est qu’aux yeux du peuple que le ciel fait les rois... Au tribunal de leur propre conscience, il n’y a de Dieu que ce qui leur sert, d’intérêt sacré que le leur, de loi divine, que leur orgueil ou leur ambition. — Ah ! dis-je avec chaleur, que réclameront les sujets, quand les rois mépriseront l’équité, quand ils n’auront plus de dieux que leurs passions ! — Ce n’est pas le sort du sujet qui intéresse le monarque, dit le portugais, c’est celui de sa grandeur et de son état, et quand la perte de l’un sert à l’autre, qui doute qu’il ne le sacrifie. — Vous définissez les tyrans, répondis-je, — tous les rois le sont plus ou moins, et la différence de leurs crimes n’est que celle de leurs intérêts ; mais ces attentats même que vous craignez parce qu’ils vous blessent, en quoi sont-
+ils contre la nature ? son étude la plus réfléchie nous apprend chaque jour que le sacrifice de la faiblesse a la force est partout la première de ses loix, les rameaux touffus du chêne, en privant la plante qui végète à ses pieds, des rayons de l’astre qu’ils absorbent, la font languir et dessécher. Le loup dévore l’agneau, le riche énerve le pauvre, et partout la force écrase ce qui l’entoure sans que la nature réclame jamais en faveur de l’opprimé..., sans qu’elle le venge, sans qu’elle le soulage, sans même qu’elle imprime au cœur de l’homme de protéger ou de secourir ce que le despotisme ou la force anéantissent à ses yeux. — Ainsi donc la tyrannie n’outragerait en rien la nature ? — Elle la sert, elle en est l’image, elle est empreinte dans le cœur de l’homme civilisé comme dans celui de l’homme naturel ; elle guide les animaux, elle détermine les plantes, elle conduit les fleuves, elle maîtrise les astres ; il n’est pas une seule opération de la nature dont la tyrannie
+ne soit la base, il n’est pas une seule de ses influences qui ne soit un acte de tyrannie. — Et l’humanité ? — C’est la raison du faible, c’est l’égide qu’il oppose au joug qui le ploie et l’asservit, c’est un argument de situation. Qu’il change de rôle, il deviendra tyran comme celui qui le domptait, le sophisme de l’infériorité détruit-il donc la loi de la nature ? L’humanité toujours {{sic2|égoiste}} ne naît que dans le cœur de l’esclave ; si ses larmes coulent sur les tourmens qu’il voit, c’est qu’il les craint pour lui-même, et voilà pourquoi la raison d’état est cruelle,... le gouvernement ne craint jamais rien du sujet, et celui-ci craint tout de l’état. Eh bien, dis-je alors à ma compagne, osons avoir autant de courage que ce monstre a de cruauté, partons. — Mais la promesse que tu nous fais, dit Clémentine. — Je la tiendrai, ceci ne regarde que moi ; je peux, quand j’agis pour mon prince, me permettre des torts qui alarmeraient ma conscience s’ils étaient les
+miens ; je vous ai promis de vous sauver, de mettre tout en usage pour y réussir, je vous en renouvelle ma parole, et je vous la tiendrai. Je vous rends malheureuses comme homme d’état..., je vous servirai comme ami..., Oh ! Clémentine, repris-je avec fermeté, ma résolution est prise, je me fie à lui, il ne nous abandonnera pas... — Eh bien ! dit Clémentine, j’unis mon sort au tien ; puis s’adressant au facteur, me sera-t-il au moins permis d’emmener mes femmes. — Assurément, dit dom-Lopes, elles seront {{sic2|enlévées}} avec vous. On va donner avis à Ben-Maacoro que le fort ne contient qu’une garnison faible, qu’il recèle des femmes blanches, il y marchera, je fuirai, vous serez prises... Vous réussirez, songez-y, vos seuls succès assurent votre liberté. Comment puis-je entrer dans les états de ce prince, si vous ne m’en ouvrez la porte ? Cela est clair, répondis-je, c’est ainsi que je l’entends, et je ne m’en effraye point ; j’ai {{sic2|courru}} d’aussi grands dangers, le ciel me fera triompher
+de ceux-ci comme des autres, quand partons-nous ? Ici dom-Lopes étonné de mon courage, s’abaissa pourtant jusqu’à le louer. Imitez cette valeur, dit-il à Clémentine, secondez-la, de l’union, point de jalousie, que la moins chérie cède à l’autre, l’aide de ses conseils, et je vous réponds du projet. Je demandai à dom-Lopes si ce monarque avait déjà quelque connaissance du plan dont il s’agissait. Je ne le crois pas, me dit-il, il a eu long-tems à sa cour un réfugié de notre nation, scélérat avéré, qui, je crois, ne travaille que pour lui, fuyez-le, s’il y est encore, il ne pourrait que nous trahir. Le peu de bien que ce malheureux a fait pour nous, est d’avoir appris le portugais à l’empereur... Vous vous entendrez avec lui dans cette langue, c’est au moyen d’elle que vous lui communiquerez le projet et que vous lui en ferez sentir les avantages. La conversation cessa ; nous nous retirâmes dans nos chambres où des gardes, dès cet instant, ne cessèrent de nous obser-
+ver. Dès le lendemain les opérations commencèrent ; huit jours après le fort fut attaqué ; quoiqu’avertis, quoique fuyans, les portugais perdirent deux hommes, et les sauvages pénétrant avec des cris affreux dans les chambres mêmes où nous étions renfermées, nous enlevèrent aussi-tôt, Clémentine, ses deux femmes et moi, on avait trop d’envie de nous présenter au roi, pour n’avoir pas tous les soins possibles de nous pendant la route ; nous fûmes quatre jours à arriver pendant lesquels rien ne nous manqua. Dans cet intervalle où la crainte combattant sans cesse l’espoir dans mon cœur, le tenait dans une situation violente, j’avais besoin, je l’avoue, de toute la gaieté de Clémentine pour me dissiper un peu. J’ai infiniment moins peur, me disait-elle un soir, de servir aux plaisirs de ce monstre, que de plat de milieu sur sa table. — Quelle différence ! et moi, j’aimerais mille fois mieux être mangée, que d’assouvir son indigne luxure. — C’est
+porter la vertu bien loin. — Ce n’est que chérir délicatement ce que j’aime ; — quand nous serons un peu plus tranquille, tu me feras saisir cette délicatesse ; je ne l’entends pas encore bien. — Comment, tu ne comprends pas qu’on aime mieux la mort que trahir ce qu’on aime ? — Mais ce n’est pas trahir que d’être violée, — de quelle nature que soit la défaite, la mort est moins affreuse qu’elle. — Je suis donc bien heureuse de n’avoir point d’amant ; car si par malheur j’allais adopter ta métaphysique, accoutumée à tout porter à l’extrême, je serais femme à supplier ben Maacoro, de me mettre plutôt à la broche que dans son lit ; Dieu soit loué ; je n’aime personne, et je suis toute à lui, s’il me préfère, quelques répugnances que ses habitudes me causent ; car indépendamment de celle d’immoler des femmes, qui n’a rien de bien réjouissant, il a encore, dit-on, celle de se servir d’hommes dans ses plaisirs... et cela me dégoûte à un point... — Eh quoi !
+il n’y a que cela qui t’arrête ? L’horreur du crime où nous allons être en proie, n’est éveillée dans ton ame que par ces deux raisons. — En vérité, je n’en vois pas d’autres. — Etranges principes que ceux qui ne font abhorrer le crime que par l’infamie de celui qui le commet, et non pas relativement à la seule douleur de s’en voir souillée. — Eh bien ! voilà encore de ces raffinemens de morale absolument inconnus de moi : oh ! quel besoin j’ai d’être à ton école, ou pour devenir meilleure, ou pour pécher plus voluptueusement : — pécher plus voluptueusement ? — Sans doute ; ne sais-tu donc pas qu’il est essentiel de connaître à fond toute la force du délit, pour en être plus délicieusement chatouillée, quand j’étais à Madrid, dévote en apparence, comme toutes les femmes de mon pays, je n’allais à confesse que pour cela ; je me faisais bien expliquer toutes les gradations du mal... Je m’en faisais dire tous les dangers... O Léonore ! si tu
+savais au retour le plaisir qu’il me donnait à commettre !... Scélérate, m’écriai-je, tu seras mangée par l’empereur... Marchons, marchons, car tu me pervertis. Nous approchâmes enfin de la capitale, on nous couvrit de voiles, on nous banda les yeux, on introduisit du coton dans nos oreille ; et ce fut dans cet état que nous parvînmes au palais ; on ne nous avait pas prévenues de la cérémonie préliminaire ; et ce cruel examen qui parut affecter assez peu mes compagnes, fut pour moi le coup de la mort... Je me défendis,... et c’était le barbare, dit Léonore en souriant à Sainville,... le cruel, que je frémissais d’offenser, c’était lui qui donnait des ordres pour qu’on outrageât ma pudeur. L’examen fait, nous passâmes au Sérail ; là, nos voiles furent enlevées par le monarque même ; les deux femmes de Clémentine furent reléguées dans les appartemens les plus secrets, et destinées à des
+services,... à des soins... peut-être même à des plaisirs particuliers que nous ignorâmes, et qui nous privèrent à jamais de leur vue... Cela fait, nous fûmes examinées, et comme notre seule couleur, enflammait le prince. — Comme il était dans cet état violent, où la soif de jouir n’a plus besoin d’être excitée par des recherches, les détails furent très-courts ; il saisit fortement Clémentine, et la malheureuse... Oh ! quelle image, grand Dieu ! Je crus voir un chétif agneau sous la griffe d’un tigre en furie... Se peut-il qu’il y ait des êtres, dans le monde, assez dénués de délicatesse et de sensibilité, pour dénaturer ainsi les plus doux plaisirs de l’amour... Pour ne les goûter qu’avec les expressions de la fureur, et pour sacrifier à leurs solitaires sensations toutes les facultés de l’objet qu’ils immolent ! J’éprouvai dès ce moment un dégoût si furieux pour cet homme, que je doutai s’il me resterait la force de mettre en usage les moyens dont je me flattais de l’enchaîner.
+Ses premiers feux éteints, il se tourne vers moi, et, à dessein de les ranimer sans doute, approche, me dit-il, viens te rendre aussi heureuse que ta compagne. — Tyran, lui dis-je, tu connais bien mal ma nation ; si tu t’imagines que les femmes qui y naissent puissent se trouver heureuses des caresses d’un monstre tel que toi, mérites les faveurs que tu desires, et je me déciderai quand tu auras su t’en rendre digne. — Étonné de cette réponse, Ben-Maacoro, qui m’avait à peine regardée, me prit par la main, et, m’amenant au grand jour, il me contempla un instant à l’aise. — Et de quelle nation es-tu donc, me dit-il, pour parler à ton maître avec tant d’insolence ? — D’une nation où l’on ne jouit que quand on aime, où l’on ne plaît que par des attentions, où les hommes sont aux pieds des femmes, et n’obtiennent jamais leurs faveurs que comme la récompense de leurs soins. — Celle qui vient de m’obéir n’est donc pas du même pays que toi ? — Elle n’en est pas, mais tu ne l’as pas moins outragée. — Tu
+as joui d’elle, mais elle te déteste ; comporte-toi différemment avec moi ; retarde des plaisirs brutaux, pour apprendre à en connaître de délicats ; ils dureront autant que ta vie, ils en feront le charme, au lieu que ceux que tu viens de goûter, sont déjà oubliés de toi, et méprisés par elle. — Et quels sont ces plaisirs que tu me promets, à la place de ceux que tu me refuses ? — Ceux de l’ame, les plus doux de l’homme, les seuls réellement faits pour son bonheur. — Expliques-toi, je ne t’entends point {{sic2|?|!}} — Je t’aimerai. — Tu m’aimeras. — Je ferai plus, je t’estimerai. — Et que me reviendra-t-il de tout cela ? quelle volupté en recevrai-je ? — Une bien plus pure que celle que tu connais, une qui placera ton ame dans une situation de douceur mille fois plus sensible que tout ce qui a pu l’affecter jusqu’à présent. — Tu es belle, dit l’empereur, en me fixant ; il me semble que je sens déjà quelque chose de ce que tu dis ; je me plais à te regarder ; j’y goûte presque le même plaisir que quand je remplis mon imagina-
+tion de l’idée du dieu que j’adore... Tu l’es peut-être ce dieu, et tu te déguises sous la forme d’une femme blanche. — Non, je ne suis point un dieu, je ne suis qu’un des plus médiocres ouvrages de la nature ; mais si tu m’écoutes, si tu mérites d’être aimé de moi, je te rendrai plus fortuné qu’un dieu. — Tu as donc une manière de faire goûter le plaisir, qui n’est pas connue dans ces climats ? — Oui, mais il faut du temps pour que tu la conçoives, il faut que tu cèdes, à mes genoux, les droits imaginaires de la force, pour faire triompher ceux de ma faiblesse ; c’est moi qui te commanderai,... tu m’obéiras,... tu démêleras mes desirs, tu les satisferas ;... tu seras mon esclave, je t’enchaînerai, et le bonheur où tu aspires, sera le prix de ta soumission. — Ta voix a beaucoup de puissance sur mon âme ; tes yeux la brûlent à mesure que tes paroles y pénètrent ; il faudrait mettre un voile quand on te regarde, comme quand on va braver les feux de l’astre, et tes discours sont comme le miel qui coule
+sur les plaies de la flèche empoisonnée du Jugas. — Me trouves-tu donc quelque supériorité sur toi ? — Celle de la lune sur les étoiles du ciel, et tu divises ma puissance par les rayons de ta beauté, comme la foudre partage le cèdre fièrement élevé vers les cieux. — Eh bien, laisse-moi me retirer avec ma compagne, ne l’outrage plus, et ne m’outrage jamais. — Et si je t’obéis. — Je te permettrai de tout entreprendre pour me servir. — Mais tu me rendras ce que je ferai pour toi ? — Quand je serai sûre de l’empire que tu me promets. A ces mots, il ouvrit lui-même les portes du cabinet où nous étions, ordonna de me préparer le plus beau logement du palais, et pendant qu’on lui obéissait, il me demanda s’il ne me déplairait pas en mangeant avec moi. Je lui dis que je le voulais bien. On apporta des fruits ; il en mangea, puis nous en offrit, à Clémentine et à moi. Ce repas fait, je lui témoignai le desir que j’avais de me retirer dans mon appartement, et d’y être libre avec ma compagne. Il ac-
+cepta le premier point, mais se rendit très-difficile sur le second. Je crus voir qu’il espérait triompher plutôt de moi en nous séparant. Ce ne fut qu’avec des peines extrêmes, en le menaçant de ne le jamais aimer, que je parvins à obtenir que Clémentine ne me quitterait point ; et la chose accordée, nous sortimes enfin, suivies de deux femmes esclaves que le roi nous donnait pour nous servir. Telle était, mon cher Sainville, dit Léonore, en s’adressant à son épouse, telle était la cause du trouble que vous remarquâtes le lendemain dans l’air du monarque, changement qui vous fit craindre sa disgrace, et occasionna votre fuite. Oh ! quel homme, me dit Clémentine, dès que nous fûmes seules !...Quelles gigantesques proportions !... je n’ai jamais rien vu de semblable. Il n’y a pas de filles en Europe, qui puisse devenir la femme d’un tel personnage. Oui,... oui, ris, poursuivit-elle, en me voyant éclater ; j’aurais bien voulu qu’il t’en fit autant, tu n’aurais
+pas la mine si gaie. — Eh quoi, si peu de chose change ton humeur ? — Si peu de chose... Je te dis, qu’il n’y a rien de plus effrayant ; j’aurais mieux aimé mille fois combattre le taureau à la porte de l’Alcala de Madrid, que de jouter contre ce cannibale ; mais patience, tu auras ton tour, et tu m’en diras des nouvelles. — Cette espérance pourrait bien te tromper ; je crois être sûre de lui maintenant, et crois l’être également, qu’au moyen de l’empire que je me suis acquis, tu n’as plus rien à en redouter. — Dieu le veuille, dit Clémentine, et nous nous couchâmes. Le lendemain, de bonne heure, le monarque vint nous voir ; il voulut prendre quelques libertés avec ma compagne, il s’en saisit, et ce qu’il semblait vouloir varier à ses entreprises de la veille, n’en effrayait que plus Clémentine... Je me mis à pleurer, il l’abandonna tout de suite, et s’avançant vers moi, qu’as-tu fière esclave ?... C’était le nom qu’il m’avait donné... — Qu’as-tu, quelle est la cause de ton chagrin ?
+— Ton infidélité ; je me flattais d’être aimée de toi ; je vois bien que je me suis trompée. — Ce n’est pas toi que j’attaque ; tu me refuses ; je ne te presse plus ; n’est-ce pas là tout ce que tu veux ? — Mes désirs vont plus loin ; en aspirant à ton cœur, je veux le posséder seule ; le partager est un outrage, en doit-on faire à l’objet de ses feux ? — Comment, il faut, non-seulement ne point jouir de toi quand on t’aime, mais encore ne jouir de rien en t’aimant ; tu ordonnes trop, esclave, tu ordonnes trop. — Craignant effectivement alors que ce cœur dépravé ne glissa dans la main qui cherchait à le captiver,... ce que je desire de toi, lui dis-je, est une preuve de ta tendresse que tu es le maître de me refuser ; mais il ne faut pas plus exiger des autres que de moi, si tu veux que je croie à ton amour. — Eh bien, je vais te satisfaire encor, je vais te prouver combien je desire de ta part ce que tu mets à un si haut prix... Toi, dit-il à ma compagne, tu ne serviras plus à mes plaisirs, puisque cela t’afflige,
+et pour elle, que j’aime plus que ma vie, elle n’y servira que quand elle le voudra. Il sortit à ces mots. Eh bien, dis-je à Clémentine, tu vois, nous en voilà maîtresses ;... le tyran est à nos genoux ; est-elle chimérique ou non cette délicatesse que tu blames ? reconnais-tu enfin son empire, et conviendras-tu qu’il n’est pas d’homme qu’une femme ne puisse enchaîner avec l’art de lui résister à propos ? Et Clémentine enchantée d’être délivrée de ce monstre, me témoigna sa reconnaissance avec toute l’ardeur dont elle était susceptible. Nous laissâmes passer huit jours avant que d’entamer notre négociation, pendant lesquels je ne négligeai rien de tout ce qui pouvait étayer mon empire ; mais comme je ne désirais sa solidité que pour l’exécution du projet de Dom Lopes, et nullement, comme vous croyez bien, pour jouir du détestable triomphe de faire un amant soumis du plus indigne des hommes, je me relâchai un peu sur l’envie que je
+lui avais fait paraître de le captiver uniquement. Mon but é ait bien moins de maîtriser ses caprices, que de l’empêcher de me prendre pour en être l’objet ; et dans cette intention je ne devais pas trop contraindre ses desirs : plus je leur eu prescrit des bornes, plus ils fussent devenus dangereux pour moi ; je trouvai enfin un excellent moyen de leur donner de l’issue, en conservant toutes les apparences de la délicatesse que je m’étais d’abord imposées. Un jour qu’il m’avait promenée dans les plus secrets appartemens de son harem, qu’il en avait fait paraître toutes les femmes devant moi, il me proposa de me montrer celui de ses mignons... Je l’y suivis pour ne pas lui déplaire. Quand il eut un instant amusé son orgueil et son intempérance à me faire voir l’espèce d’hommage indécent qui lui était rendu, dès qu’il paraissait dans ce lieu d’horreur et de corruption, l’infâme osa me demander si je lui permettais cette sorte de
+plaisir ;... si elle n’offensait pas l’amour qu’il avait pour moi ? Je me hâtai de lui répondre que non, avec l’air du mépris, bien sûre que là, ses feux perdraient de leur activité, sans que rien fût pris sur le cœur ; qu’il aurait en tolérant cette faiblesse, moins de violence avec autant d’amour, deux objets également nécessaires au dessein où j’étais de le captiver sans le craindre... Le monstre fut si content de la permission que je lui donnais ; il entendait si mal encore le langage du véritable amour, qu’il passa de ce moment trois jours et trois nuits de suite dans d’effroyables orgies, avec ces vils objets de son intempérance, — chose qu’il ne s’était permis avec qui que ce fût, depuis l’époque de ses sentimens pour moi. Il y a des cœurs bien inexplicables dans la nature, dis-je alors à Clémentine, serait-il donc possible que des besoins factices, des goûts d’habitude, quelques criminels qu’ils puissent être, balanças-
+sent les sentimens les plus épurés de l’ame, et crussent même pouvoir s’allier avec eux ? N’en doute point, me répondit Clémentine ; ne voyons-nous pas sans cesse l’amour le plus délicat, ressenti pour les plus vils objets de la débauche publique ; et d’autre part, les excès les plus crapuleux, exigés de la maîtresse qu’on chérit le plus. — Quand on en est-là, c’est dépravation, ce n’est plus sentiment. — Tu te trompes, Léonore, les passions de l’homme sont inconcevables ; rien n’est étendu comme leurs branches ; les excès dont il s’agit,... ou ceux-là, ou d’autres semblables, peuvent exister chez l’homme qui n’est que libertin, comme chez celui qui est le plus délicat ; les suites de ces irrégularités dans l’homme débauché, ne sont que du libertinage. Je l’avoue, mais ce sont des rafinemens délicieux dans l’homme, embrasé d’une flamme honnête. Tout dans ce cas tourne au profit du sentiment ; lui seul a tout dicté, lui seul inspire tout, et les excès
+les plus inconcevables, nécessaires dans une telle ame, ne deviennent plus que des preuves du plus ardent amour. Tout homme naît avec plus ou moins de dispositions à ces écarts qui te surprennent ; tous avec une manière différente de les exercer plus ou moins ; et l’amour qui ne s’établit dans l’homme qu’après ces premières impressions reçues, les détermine en sa faveur, en raison du degré d’activité qu’il leur trouve. Les impressions sont-elles faibles ; l’amour qui s’en nourrit ne devient pas plus violent qu’elles ; il règne alors avec sagesse ; il ne s’exprime qu’avec douceur. Trouve-t-il au contraire excessif, le ton des passions, ainsi que {{sic2|l’acquilon}}, entraînant de son souffle impétueux tout ce qu’on veut lui opposer de frein, il brise, il déchire, il dévore ; c’est une flamme ardente qui consume tout ce qu’elle rencontre, et qui regarde comme un aliment de plus à son ardeur, tout ce qu’on lui présente pour l’étouffer ; mais tous ces résultats sont
+de l’amour ; l’enfant mutin brise le hochet qui l’amuse ; il jouit, en le pulvérisant, et répand bientôt des larmes amères sur les débris de sa fureur. Tel est l’amour, et tels sont ses effets ; tels sont ces débordemens incroyables, tantôt impurs, tantôt cruels, mais toujours enfans de la nature,... que le sot ignore, que l’épais rigoriste punit, et que le philosophe respecte, parce que lui seul connaît le cœur humain, et que lui seul en a la clef. Tout ce qui ne ressemble pas à cet homme sage, s’étonne à tout moment des effets réunis du cœur et de l’esprit ; et comme il n’y a rien de si ordinaire que d’avoir l’un fort bon, et l’autre très-mauvais, lorsque tous deux agissent à-la-fois. On voit souvent dans les actions du même être, une foule de vices liés à des vertus ; on se rejette sur les contradictions naturelles à l’homme ; sans voir qu’il s’en faut bien que ce qui arrive, soit le fruit de l’inconséquence, mais seulement les effets réunis des deux
+principes qui, nécessairement divers, doivent produire des effets dissemblables. Adrien put aimer Antinoüs, comme Abeillard aima Héloïse ; l’un n’avait qu’une mauvaise tête, l’autre n’avait qu’un bon cœur. Adrien, plus délicat et aussi libertin, eût aimé à la fois Héloïse et Antinoüs ; tandis qu’Abeillard, seulement délicat, n’eût jamais aimé qu’Héloïse. Enfin l’empereur était amoureux ; il ne se conduisait plus que par mes conseils, il ne prenait même plus aucune résolution relative au gouvernement de ses états, sans me demander mon avis. Dès que je le sentis à ce point, j’entamai la négociation, aidée des instructions de Clémentine, je lui fis sentir l’avantage qu’il devait retirer de l’amitié des Portugais ; de quel prix serait pour lui cette alliance dans ses perpétuelles guerres avec les nations qui l’environnaient ; la supériorité du peuple dont je lui proposais l’union, l’effraya un instant ; il redouta d’en être subjugué ; mais quand je lui
+eus fait voir que les Portugais étaient loin de ce dessein, qu’ils seraient bien plutôt embarrassés qu’enrichis de la totalité de ses provinces ; qu’ils ne desiraient que la facilité de commercer, et d’établir le fil de communication avec leurs compatriotes de la côte occidentale du continent. Alors il me demanda si j’étais chargée par les Européens de négocier cette affaire avec lui : je ne lui cachai pas ; je lui dis même que s’il n’avait pas attaqué le fort des Portuguais, j’allais, avec ma compagne, me rendre incessamment à sa cour, pour lui proposer ce dont je lui parlais. Au bout d’un instant de silence, l’empereur me témoigna qu’il n’était pas très-éloigné du projet que je lui communiquais ; mais qu’il craignait que les Européens, une fois dans ses états, ne m’enlevassent à lui. Je lui fis sentir qu’ils en seraient toujours d’autant plus éloignés, que leur intérêt exigeait qu’ils eussent quelqu’un de leur nation, possédant la confiance de l’empe-
+reur, pour les maintenir dans ses bonnes graces ; il me comprit ; je le pressai de plus en plus, il se rendit sans difficulté, et m’accorda tout ce que je voulais ; mais c’était pour la dernière fois, ajoutait-il, que j’obtenais sur lui quelqu’empire, si je ne me décidais à le rendre heureux. Il ne voulait plus attendre ; jamais femme n’avait eu de lui ce que j’en recevais ; il fallait, continuait-il, que ma puissance fût aussi forte que celle du serpent qui avait créé la terre. Mais c’était fait, le jour où les Portugais signeraient leur alliance avec lui, devenait celui de son triomphe sur leur négociatrice, et il me le déclarait d’une manière à ce que je dus m’attendre à de la violence, si je ne consentais pas de bonne grace... Comme j’avais tout, je ne refusai rien, et l’on ne s’occupa plus que de ce projet à la cour de ben Maacoro. Il trouva On doit se rappeler ici la Mithologie de ces peuples, détaillée par Sarmiento.
+quelques contradicteurs ; on me les opposa dans le conseil ; je combattis leurs raisons, et j’en alléguai de si fortes, que je ramenai insensiblement tous les esprits à mon opinion. On envoya donc sur-le-champ trois guerriers inviter les Portugais à venir comme amis, sur les terres de l’empire : dom Lopes parut six jours après, à la tête de deux mille hommes rassemblés des colonies voisines ; il eût dès l’instant son audience particulière. Je vous somme de votre parole, lui dis-je, en français, dès que je le vis entrer... Comptez-y, me répondit dom Lopes, un vaisseau vous attend à Benguelle ; six de mes gens bien armés, qui connaissent un peu les chemins vous y conduiront par les terres avec Clémentine. Le facteur de la compagnie vous attend ; il est prévenu ; mais il faut n’employer que l’évasion ; je la protégerai, je ne l’aiderai point, je ne puis débuter par un acte d’hostilité chez un peuple, que tout m’engage
+à ménager. Ne pourriez-vous pas, répondis-je, nous exiger pour gage de l’alliance. — Je le ferai, sans doute, mais comment espérer que l’empereur y consente, dès qu’il est amoureux. Je vous le répète, il ne vous reste que l’évasion ; déterminez-vous y, j’empêcherai les poursuites, je vous en donne ma parole ; c’est tout ce que je puis. Quelque violent que fut ce parti, quelque danger qu’il présenta, il fallut pourtant l’accepter ; quelle apparence de faire changer d’avis un homme aussi entier que dom Lopes ! Tout se passa au mieux dans l’audience qu’il obtint du roi, et le traité se signa sans obstacles ; mais quand le Portugais parla de rendre les prisonnières faites au fort de Tété, Ben Maacoro tressaillit de rage, et protesta qu’on auroit plutôt sa vie. Dom Lopes qui craignoit tout ce qui l’auroit contraint à des hostilités, et qui n’imaginoit pas que quelques femmes valussent la peine de faire répandre du sang, ne parla plus de cet article.
+Cependant ma situation devenait à tout instant plus embarrassante, je n’avais plus aucun prétexte de refus, on m’avait accordé tout ce que je voulais, mais la mort me paraissait plus douce que la cruelle nécessité de devenir la femme de ce monstre. — Comment donc faire pour l’éviter ? Déterminée à tout plutôt que de me résoudre au sort affreux qui me menaçait : j’avertis Clémentine de se tenir prête pour la nuit suivante, et priai le Portugais de me faire trouver les six hommes qu’il m’avait promis, sous les murs d’un jardin favori du roi, près d’un cabinet de Claiyes, situé sur le bord du chemin, revêtu d’un parapet qui n’avait pas trois pieds de haut dans l’intérieur et guères plus de six au-dehors ; n’ayant donc plus rien à ménager, je dis au roi que je consentais enfin à le rendre heureux... Que ce jardin me plaisant beaucoup, je voulais ne me donner à lui que dans cette voluptueuse retraite... Ben-maacoro comprit ce désir ; ce jardin comme trop ouvert, nous était expressément défendu, nous ne l’aper-
+cevions que de nos fenêtres ; il sentit donc facilement qu’il était tout simple que j’eusse envie de l’admirer... Ce n’est pas tout, lui dis-je, quand cette première clause fut acceptée, il faut que ma compagne y soit ; ô grand empereur, tu verras de quel puissant effet est une seconde femme dans les plaisirs singuliers que je t’ai promis ! Des cris de joie furent sa réponse, j’étais bien sûre de l’enchaîner, plus solidement en irritant sa tête, qu’en séduisant son cœur, il fut toute la journée dans un tel enthousiasme des nouveaux plaisirs que je lui promettais, que suivant son usage, en pareille circonstance, il se plongea toute la journée dans des débauches préliminaires que je tolérai d’autant mieux que j’étais sûre qu’elles affoibliraient sa raison et ses forces. Un peu avant de nous acheminer au rendez-vous, il me pria de lui permettre de mener avec nous quelques-unes de ses femmes, pour être témoins des recherches que j’allais lui apprendre, et leur faire
+voir combien elles étaient éloignées de l’art de procurer de vrais plaisirs ; je l’assurai que cela ne se pouvait pas, que ma compagne et moi suffisions pour plonger ses sens dans l’ivresse, et que la pudeur naturelle à notre nation, nous empêcherait de partager ses plaisirs et de les irriter, s’il y admettait des témoins ; dès que la nuit fut sombre, ce moment favorable à nos projets lui avait été offert par moi, comme plus agréable à cause de la fraîcheur ; nous nous enfonçâmes tous trois dans le jardin, aussi-tôt que nous sommes dans le cabinet, et que je me suis assurée des six hommes qui nous étoient promis, je fais étendre Clémentine sur le parapet de la petite muraille, exposant en entier ses charmes au voluptueux empereur ; allons, dis-je, en ayant l’air de céder, que l’une excite tes désirs, pendant que l’autre va les satisfaire. — Ce dernier mot est celui du signal, dès que Clémentine l’entend, elle pousse un grand cri et se jette dans le chemin, saisissant alors avec rapidité moi-
+même et l’effroi du monarque et le mouvement qu’il fait pour retenir ma compagne, je franchis le mur aussi lestement qu’elle, et tombe à ses côtés ; là, bientôt relevées toutes deux, nous nous élançons au milieu des terres, suivies de nos six gardes, trop heureuses de sortir de cet asyle effrayant du crime, à si bon marché l’une et l’autre. Nous l’entendîmes {{sic2|appeller}} à lui, mais nous étions déjà loin, comme il avoit vu du monde avec nous, et qu’il était seul, il n’avoit pas osé, sans doute, se {{sic2|jetter}} à notre poursuite et il rentra bien honteux, je crois, de se trouver dupé par deux Européennes, lui qui faisoit journellement trembler deux mille femmes dans son sérail, et qui, même à la tête de ses armées, passoit pour un des princes les plus valeureux de l’Afrique. Nous sûmes à Benguele que, dans le premier moment de sa colère, il avait accusé dom Lopes d’avoir favorisé notre fuite, et que telle étoit la raison, voyant les Portugais en force dans ses états, pour laquelle il ne nous avoit pas fait suivre.
+Mais dom Lopes avoit protesté de sa bonne foi, il avait même envoyé plusieurs de ses gens courir faussement après nous, moyennant quoi, rien ne se dérangeait dans l’alliance {{sic2|projettée}}, et la paix mutuelle en avait été d’autant moins troublée que dom Lopes s’était engagé par l’acte même du projet, à faire venir à l’empereur dix femmes blanches dont il lui jura que la moins belle vaudrait infiniment mieux qu’aucune de celles qu’il perdait. Tous les dangers pourtant n’étaient pas évanouis pour nous, nous avions à traverser le pays entier des Jagas, peuple aussi méchant pour le moins que celui que nous quittions ; nous fûmes huit jours avant que d’arriver à Benguele, ne mangeant que quelques singes tués à la chasse, et couchant les nuits sur des arbres ; rien ne nous arriva cependant ; la fortune qui nous destinait à de plus grands maux dans notre patrie que chez les peuples les plus sauvages de la terre, nous couvrit ici de ses {{sic2|aîles}}, mais pour nous plonger peu après dans
+l’abyme effrayant qu’elle creusait déjà sous nos pas. Nous arrivâmes donc sans accident aux Colonies Portugaises de cette côte d’Afrique, le consul averti, nous reçut à merveille, nous combla d’éloges, et après nous avoir gardé chez lui le temps nécessaire à attendre le vent favorable, il nous conduisit lui-même avec toute sorte d’égards à bord du vaisseau marchand qui devait nous transporter à Lisbonne. Nous lui recommandâmes les deux femmes qui avaient été faites prisonnières avec nous, nous lui témoignâmes le regret que nous avions d’avoir été forcées de les abandonner, il nous promit ses soins pour elles, et nous partîmes. Pendant que les voiles mollement enflées par le souffle frais des aquilons, font voler le vaisseau sur la plaine liquide, que le passager se livre en baillant d’ennui, au doux espoir d’embrasser bientôt ce qu’il a de plus cher ; que l’aumonier prie ; que le matelot jure, que l’officier s’enivre ; il est à-propos ce me semble de vous ins-
+truire un peu de notre situation, à l’une et à l’autre. Celle de Clémentine était brillante, elle avait peu d’effets ; quelques robes de gaze, sont les seuls vêtemens que l’on porte dans le pays que nous quittions ; mais elle avait gagné avec Dom Lopes, près de soixante mille francs, que le chef de la colonie portugaise de Tété avait fait exactement passer à son correspondant de Benguele, et qui lui avait été remis dès qu’elle y avait parue. Pour moi, j’étais bien loin sans doute d’un tel sort, lorsque je fus enlevée dans le jardin de Venise, j’avais tout au plus sept ou huit louis dans une bourse, légères sommes que me donnait Sainville, pour mes plaisirs, et qu’il remplaçait dès qu’ils étaient dépensés. Ils me furent pris par le corsaire de Tripoli, et Duval qui me défrayait de tout et qui se méfiait un peu, ne me laissait pas la disposition d’un sol ; ce fut donc dans cet état de misère, que Dom Gaspard se chargea de moi. Vous vous
+rappelez le refus que je fis de la bourse qu’il m’offrit dans le désert ; en arrivant au fort il me conjura d’accepter quelques doublons ; et quand il mourut il disposa de tout ce qu’il avait en ma faveur ; mais cet arrangement déplut à Dom Lopes, il me déclara que le jeune homme étant sous la tutelle de ses parens, n’avait pas la liberté de disposer de ses fonds, et qu’il allait faire repasser en Portugal, les effets qu’il avait laissés ; ce raisonnement que je supposai fondé sur l’envie que ce chef avait de me disposer à l’exécution de son projet, et de m’y enchaîner par toute sorte de moyen, et par la misère même, le plus certain sans doute ; cet argument dis-je, juste ou non, me priva du peu de secours sur lequel je pouvais compter, et quand j’arrivai à Benguele, je n’avais en tout que six portugaises, soigneusement cachées dans mes cheveux pendant notre expé- La portugaise vaut 40 livres.
+dition. Cette somme s’augmenta à Benguele, d’une gratification de deux cents pistoles d’Espagne, à partager entre ma compagne et moi, pour les services que nous avions rendus au roi de Portugal ; avant de nous embarquer, nous avions été obligées de dépenser près des deux tiers de cette faible somme, pour nous habiller ; moyennant quoi, pour mon compte, il me restait comme vous voyez, fort peu de chose. Le total de nos effets consistait en trois malles, dont deux très-grosses, à Clémentine, une très-mesquine à moi ; par une mal-adresse singulière, ma compagne m’avait conseillé de ne point porter d’argent dans mes poches pendant la traversée, et de cacher comme elle, ce que j’avais, dans un coin de ma malle... Plut à dieu que je ne l’eusse pas écouté... Enfin, la navigation fut heureuse, et nous arrivâmes à Lisbonne, sept semaines après notre départ de Benguele. La pistole courante est de 21 livres.
+Au moyen de l’extrême largeur du Tage les plus gros vaisseaux parviennent comme vous savez, jusqu’à la ville même, et dès qu’un bâtiment arrive, dès que les formalités des douanes sont remplies, il se trouve là un nombre infini de Gualegues qui vous offrent leur service pour le transport de vos bagages. Nos malles fouillées, Clémentine {{sic2|jettant}} indifféremment les yeux sur les premiers de ces gens qui l’environnaient, leur ordonna de se charger de nos effets et dans l’instant ils furent sur le dos de trois de ces drôles. — Où faut-il aller excellence dit l’un d’eux, en fixant ma compagne ? — A la Strella, chez Boulnois, répondit Clémentine, en donnant à cet homme l’adresse d’une auberge, qu’un hollandais lui avait indiquée à Benguele, comme une des meilleures de la ville. — Le mot dit, nos gens partent et nous suivons. Tant que nous lon- Ce sont des gens de la Galice, qui font à Lisbonne le métier de porte-faix, de ramoneurs, etc.
+geâmes le quai, nos Galègues, marchant à peu de distance de nous, furent à-peu près toujours sous nos yeux, mais comme ils allaient beaucoup plus vite, la foule nous les fit bientôt perdre de vue, et insensiblement nous ne les {{sic2|apperçumes}} plus. En ce moment, survint un embarras prodigieux, c’était le roi qui passait en carrosse de cérémonie, pour se rendre dans un couvent, où une demoiselle de la plus haute qualité, allait prendre le voile. Le peuple s’étouffait pour contempler ce sot spectacle, Clémentine voulut s’arrêter comme les autres, nous regardâmes, et pendant que nous jouissions de ce vain plaisir populaire, on travaillait à nous plonger dans le désespoir, les rues dégagées, nous {{sic2|avançames}}, instruites de notre route, nous {{sic2|appercevions}} déjà le clocher du couvent de San Benté, maison religieuse, en face de laquelle est située l’auberge de Boulnois, vers laquelle nous nous dirigions, nous arrivons enfin. Menez-nous à l’appartement que nous vous avons envoyé commander par trois
+hommes chargés de nos bagages, dit avec fierté Clémentine, au valet de la maison, quels bagages, répond celui-ci, en la regardant sous le nez ? — Ici je ne pus m’empêcher de frissonner, il semblait que le malheur dont nous étions menacées vint entrouvrir déja mon ame. — Comment réponds-tu insolent, dit la fougueuse Clémentine, je te demande mes bagages. —  Je te dis de me mener à la chambre où ils doivent être avec les hommes qui les ont portés. — Ce que vous demandez n’est pas dans cette maison. — N’est-ce donc point ici l’auberge du bon repas ? — C’est elle, assurément. — L’auberge hollandaise située dans la Strella, tenue par le sieur et la dame Boulnois ? — Rien de plus juste ; et trois Galèguas ne viennent pas d’apporter nos malles ? — Vous les avez sans doute mal indiqué, répondit le valet en s’éloignant, ils n’ont pas paru. — Alors Clémentine me prenant la main. — Nous sommes volées, me dit-elle, et appuyant de là un blasphême exécrable comme elle
+avait coutume de faire à chaque contradiction qu’elle éprouvait. — Oui, s... nous sommes volées. — Ne dis mot, il ne faut pour cela, ni nous passer de souper, ni coucher dans la rue. — Camerieros, dit-elle en appelant le valet, donnez-nous toujours un logement, et qu’on observe, je vous prie, si ces trois hommes n’arriveront pas. — Vous leur indiquerez, notre chambre sitôt que vous les verrez. — Peut-être vos gens se sont-ils trompés madame, dit le valet, ils auront été sans doute à Bueros Ciairès, chez le sieur Villiams, qui tient l’auberge anglaise ; si vous souhaitez, j’irai m’éclaircir ? Assurément, dit Clémentine, et revenez nous donner des nouvelles au plus vite. On nous ouvrit un appartement assez vaste beaucoup plus beau sans doute, que nous n’étions en état de le payer, et on fut aux informations. Cette auberge et la précédente étaient, lorsqu’on écrivait, les deux meilleures de Lisbonne.
+Ce premier moment ne fut pas aussi affreux qu’il aurait pu l’être, il nous restait encore de l’espoir, nous n’eûmes que de l’agitation. Mais elle fut très-vive. — Clémentine se promenait à grands pas dans la chambre. — J’étais anéantie sur un sopha, quelques paroles sans suite, nous échappaient avec impétuosité, le moindre bruit nous inquiétoit... Nous écoutions... Nous nous replongions dans nos tristes pensées, on arriva enfin, et ce fût pour nous certifier qu’il n’était certainement rien arrivé chez le sieur Villiams, qui ressembla à ce que nous demandions... N’importe, dit Clémentine, avec une tranquillité contrainte, qui me développa mieux son caractère en ce moment, qu’il ne l’avait encore été pour moi, depuis que nous nous connaissions, n’importe, ordonnez qu’on nous serve à souper... Ils arriveront... Il est impossible qu’ils n’arrivent pas... Nous sommes perdues, me dit-elle, dès que le valet fut sorti, nous ne retrouverons jamais nos effets... nous sommes anéanties Léonore... Et comme
+elle vit que je répandais un torrent de larmes,... ne t’affliges pas poursuivit-elle, songe à tous les dangers dont nous nous sommes tirées, nous échapperons encore à celui-ci... Mon enfant, souviens toi qu’avec l’esprit que nous avons, deux jolies filles ne meurent jamais de faim. — Oh ciel ! n’attends jamais que je partage l’infamie que tu me fais entendre. — Je n’ai pas plus d’envie que toi de me livrer à la débauche, je déteste ce genre de vie, non que je croye qu’il offense le ciel, je suis trop loin de ces préjugés pour y céder encore ; non que j’imagine que la corruption des femmes nuise à la société, qu’elle sert bien plutôt, puisqu’elle multiplie les objets de ses jouissances, mais je hais la prostitution pour elle-même, je la crains, parce qu’elle nous ravale aux yeux des hommes, parce qu’elle nous fait mépriser de ce sexe, qui mériterait seul notre indignation, si nous lui faisions justice... Inconséquent qu’il est, il nous entraîne dans l’abime, et ose nous
+punir d’une faiblesse dont il est la première cause... Mais il faut vivre Léonore, voilà le premier but de la nature, cette impérieuse loi se fait entendre avant toutes les conventions sociales, qui ne furent établies que pour la mieux servir. Et telles qu’elles soient ces conventions secondaires, elles ne sont plus faites que pour le mépris, dès qu’elles manquent le premier vœu de la nature. — Tous les moyens ne sont pas permis pour arriver à ce but. — Tous de quelqu’espèce qu’ils puissent être, il n’en est pas un seul qui ne soit autorisé par la nature, dès qu’il s’agit de se conserver, punit-elle l’habitant de l’air de tous les moyens qu’il prend pour se procurer sa nourriture, et sera-t-elle plus cruelle envers nous ? Les conventions qui s’opposent à cette manière de vivre, quand il ne nous en reste plus d’autres, ne sont pas de sa main ? Pourquoi donc veux-tu que je les respecte, puisqu’elles ne font que contrarier ce que m’inspire la seule voix qui parle réellement à mon cœur ? N’importe, pour
+n’avoir rien à nous reprocher, puisque tu es si délicate, commençons par toutes les démarches honnêtes qui peuvent nous faire retrouver notre bien... Nous descendîmes ; ce n’est pas la peine, me dit cette folle créature, en sortant, de prendre la clef de notre chambre. Dieu, merci on ne touchera pas à nos effets, qu’en penses-tu ? Mais moins décidée que ma compagne à réparer nos malheurs par des crimes, et par conséquent plus affligée qu’elle, je ne répondis pas à la plaisanterie. Cependant je l’avoue le flègme heureux de cette fille, même au sein du malheur, ranima mon courage un instant, je la suivis pleine d’espoir... Il faisait encore grand jour, nous retournâmes au port ; aucune figure semblable à celle des gens à qui nous avions remis nos bagages, ne frappa nos regards, nous nous informâmes du bâtiment qui venait de nous débarquer, peut-être aurions-nous pu y trouver quelques secours, mais après avoir mis ses passagers à terre et fait visiter ses papiers, le capitaine avait sur-le-champ
+remis à la voile pour Cadix où l’appelaient des affaires de la plus grande importance. Il était parti depuis une heure. Nous {{sic2|rentrames}} dans la ville, et nous informant de la maison de l’Alcaïde du quartier de notre auberge, nous fûmes lui porter nos plaintes et lui demander des conseils. Dom Laurent de Pardénos, était un de ces hommes dont la physionomie douce et minaudière, cache une ame atroce et corrompue, un de ces prévaricateurs comme il y en a tant... qui ne voyent dans la place qu’ils occupent, que ce qui peut les conduire plus vite à étancher la soif de leur luxure ou de leur avarice... A qui tous les moyens sont bons, pourvu qu’ils fassent tomber dans leurs filets, celui qui les implore, si quelque chose de ce malheureux peut assouvir leurs passions. Fourbe, adroit, endurci à tous les maux de son prochain, les voyant sans les soulager ou ne les secourant que par l’espoir d’en venir promptement à ses vues, effréné libertin,
+grand hypocrite, scélérat profond, tel était le respectable magistrat chez lequel nous nous rendîmes, pour informer contre les fripons qui nous réduisaient à l’aumône. Dom Laurent nous fit entrer dans son cabinet dès que nous fûmes annoncées, nous recevant avec l’air le plus doux et le plus {{sic2|benin}}, il nous demanda ce qui lui était possible de faire pour nous obliger, et en prononçant ces mots : il nous lorgnait avec bonté, ayant l’air de nous encourager, de nous applaudir par de légers signes de tête et de mains, avant même que nous eussions encore dit une parole ; nous lui racontâmes notre histoire... Nous lui détaillâmes les services que nous venions de rendre au Portugal... Il nous plaignit, il nous dit que nous avions eu le plus grand Le portrait n’est pas chimérique, peut-être d’autres polices que celle de Lisbonne en ont-elles offert l’original. Voyez le mot Sartine, au dictionnaire des grands coquins.
+tort du monde de ne pas prendre une lettre de recommandation des chefs de la colonie, que cette lettres nous aurait plus servi que notre argent même, et que sur elle, nous aurions trouvé tous les secours possibles à la chambre du commerce d’Afrique. Mais vous y aller présenter sans celà, continua ce tartufe, c’est exposer deux honnêtes filles à être prises pour des aventurières, je ne vous conseille pas cette démarche... Et que faire monsieur, dis-je alors avec amertume, que voulez-vous que nous devenions ? Attendez reprit le magistrat, attendez pour vous désespérer, qu’il y ait quelque chose de fait sur les perquisitions que je vous promets d’entreprendre ; comportez-vous bien en attendant, et ne succombez pas sur-tout, dit-il en nous flattant doucement les joues de la main, aux pièges nombreux que le crime toujours surveillant, prépare sans cesse à l’innocence ; moi j’espère beaucoup... La bonté de Dieu est si grande, sa main secourable abandonne-t-elle jamais l’in-
+fortuné ? Dites-moi, beaux enfans, poursuivit il, en laissant doucement tomber une de ses mains sur la gorge de Clémentine qui ne le repoussa point d’abord, dites-moi, avez-vous fait choix d’un confesseur en arrivant dans cette ville ?... Depuis le temps que vous vivez avec des ba bares. C’est que j’ai un bien honnête homme à vous proposer... Ici Clémentine outrée, {{sic2|rejetta}} promptement la main dont les progrès devenaient immenses... Non, dit-elle, monsieur, non, nous n’avons point fait choix d’un confesseur, l’envie de souper est plus pressante dans nous, que celle d’aller à confesse, et nous n’avons pas de quoi satisfaire à cet urgent besoin... Ah ! comme c’est fâcheux, comme c’est fâcheux, répliqua le saint homme, en vérité l’on ne vit jamais... Dans ce moment l’angelus sonna, et Dom Pardénos s’interrompant aussitôt, se jette aux pieds d’un grand crucifix, nous invite à en faire autant, et se met un quart-d’heure en prière... Je le répète, continua-t-il, en se
+relevant, espérez tout de la bonté du ciel... Je vais agir, et j’irai vous rendre réponse moi-même demain matin de mes travaux... Monsieur, lui dit effrontément Clémentine, tout celà est bel et bon, mais je vous dis encore une fois, que nous n’avons pas une raix pour nous sustenter ce soir, prêtez-nous au moins une portugaise, puisque vous êtes si dévot, vous devez aimer à faire de bonnes œuvres, le ciel que l’on sert bien mieux ainsi, que par des patenôtres, vous en récompensera infailliblement. Je ne prête jamais d’argent, dit l’honnête commissaire, cependant continua-t-il, en replaçant sa main sur le sein de ma compagne, à cause de vous et de cette chère enfant, poursuivit-il, en voulant me traiter comme Clémentine... Oui, à cause de vous deux, qui m’inspirez une véritable compassion. La voilà cette demie portugaise que vous désirez. Mais La plus basse monnaie de Portugal, il en faut 6400 pour faire 42 liv. 12 s. 6 d. La demie portugaise vaut environ 20 liv.
+si demain je n’ai nulles bonnes nouvelles à vous dire, je vous avertis qu’il faudra me rendre ces avances, ou d’une façon ou d’une autre ; et en disant cela, il nous mit honnêtement toutes les deux à la porte de son cabinet. — Un moment monsieur, dit Clémentine, expliquez mieux ce que vous nous annoncez, comment voulez-vous que nous vous rendions vos avances, si nous ne trouvons pas nos effets ? Vous vous acquitterez comme s’acquittent des femmes, dit Dom Laurent, n’ont-elles pas toujours des moyens, et reportant sa main sur la croupe de Clémentine... Ne voilà-t-il pas de quoi me payer amplement. Nous serions indignes du prêt que vous voulez nous faire, si nous consentions à ces moyens de vous rembourser, répondis-je en colère, et le mépris que vous auriez pour nous, devrait vous empêcher de nous être utile... Je n’entends rien à tout celà dit l’Alcade avec un visage un peu moins composé, voilà ce que vous me demandez, ou vous me le rendrez, ou je m’acquitterai moi-même
+à ma fantaisie... Soit, dit Clémentine, de cette manière nous ne vous aurons aucune obligation, nous avions peur d’être méprisées de vous, mais c’est vous au contraire qui aurez mérité toute l’étendue de ce sentiment, nous en serons toutes deux plus à l’aise. Notre premier soin en arrivant à l’auberge, fut de savoir si l’on n’avait pas eu des nouvelles de nos malles, on nous assura que non, et comme on se méfie un peu dans de telles maisons, de gens qui n’ont pas les effets nécessaires à répondre de leur consommation, on nous pria de payer notre souper d’avance, si nous voulions qu’il nous fût servi ; eh bien me dit Clémentine, en me regardant, cette pitié, ce sentiment sublime, tu vois comme il est écouté chez les hommes, à peine nous soupçonne-t-on d’être dans la misère, que nous sommes insultées de toutes parts ; l’un... celui qui, par sa place nous devrait des secours, met au prix de notre vertu les foibles services qu’il veut bien nous
+rendre ; l’autre, qui nage dans l’or, veut qu’on lui paye d’avance, un malheureux souper qu’il craint de perdre... Tiens dit Clémentine, en {{sic2|jettant}} la demie portugaise au nez du valet, paye-toi de ton souper faquin, mais sers le bon et tout de suite... Puis aussitôt qu’il fût sur la table, en est-ce celà pour notre argent, dit ma compagne. — Non madame, il vous reste deux cruzades, les voici. — Apporte-nous du vin de Sétuval pour cette somme. Je veux boire à la santé des frippons qui nous volent, il n’y a que les malheureux auxquels il soit permis de se réjouir sans offenser personne. On apporta le vin, et Clémentine ayant ordonné qu’on se retira, et qu’excepté pour nos malles, on ne s’avisa pas de nous interrompre... Soupons me dit-elle à présent, dès que nous fûmes renfermées, nous ne sommes pas encore sans ressources, tu le vois, il sera temps de nous désoler quand nos malheurs seront plus certains. La cruzade vaut à-peu-près 3 liv.
+Le stoïcisme de ma compagne me ranima ; je mangeai presqu’aussi-bien qu’elle, mais je bus beaucoup moins ; décidée à noyer ses chagrins dans le jus délicat des vignes de Sétuval, elle sabla ses deux bouteilles comme j’aurais fait d’un verre de limonade, et devint dans l’état de déraison, qui s’empara d’elle peu à-près, aussi folle, aussi gaie, aussi vive que jamais une jolie femme puisse être. Ses beaux cheveux noirs flottant sur son sein d’albâtre, ses yeux superbes tour-à-tour enflammés par le dépit et par la douleur... quelquefois mouillés de larmes d’un souvenir qu’elle ne pouvait éteindre... Le désordre flottant d’une cimarre de gaze, seul habit que la chaleur nous permît de porter, cet air touchant, qu’un peu de lassitude imprimait à ses traits ; tout... tout en un mot, la rendait si voluptueuse et si belle, qu’aucun homme sur la terre n’eût pu lui résister alors, et que j’eus peut-être besoin, moi-même, de toute ma raison et de tout mon amour pour me rappeler que j’étais de son sexe.
+Nous nous couchâmes... Elle me tint cent propos, plus extravagans les uns que les autres... et cela à la veille du jour où nous allions être obligées peut-être à demander l’aumône, ou à faire pis pour obtenir notre subsistance. En ouvrant les yeux le lendemain Clémentine fondit en larmes... L’ivresse est comme l’opium, elle calme la douleur et ne la rend que plus vive au réveil... O mon amie, me dit-elle, que ne suis-je morte en dormant !... il ne faudrait jamais s’éveiller quand on a l’infortune pour perspective... Ce n’eût-il pas été un bonheur pour moi que de passer dans les bras de la mort, du sein de l’ivresse où j’étais hier ?... Non, répondis-je, non, nous nous sommes tirées d’un pas plus dangereux que celui-ci... espérons tout de la bonté du ciel. — du ciel !... ah ! ne comptons jamais sur le ciel ; toute espérance fondée sur des chimères n’est faite que pour l’esprit des sots. — O Clémentine ! chimère ou non c’est la ressource du malheureux, n’en détruisons pas l’idée dans nos cœurs elle
+peut encore nous consoler. — Que la foudre m’écrase à l’instant où je serai consolée par de telles fables, cesse de me parler d’un être indifférent au sort de ses créatures, qui ne les forme que pour les rendre malheureuses, qui ne les conserve que pour les abreuver de pleurs... qui ne leur prolonge la vie que pour mieux exercer sa rage, en les accablant d’infortunes, et qui ne les attend au bout de tout cela qu’avec des flammes et des bourreaux. Mort de ma vie, mon plus grand bonheur est d’être sûre qu’un tel tyran n’exista jamais ; je deviendrais frénétique ou furieuse s’il me fallait y croire un instant. On t’a mal peint cet être que tu injuries, Clémentine, défiguré par les cultes humains, il a pu te paraître odieux ; dégage-le de ces absurdités et tu l’aimeras bientôt. Ne vois dans cette essence divine, qu’un père tendre et compatissant, qui, s’il nous éprouve un moment par les malheurs, place avec art au fond de nos ames, pour que nous n’en soyons pas découragés, ce rayon si doux d’espé-
+rance qui les adoucit aussi-tôt. Plus sont affreux nos revers ici-bas, plus sera divine et douce la récompense qu’il nous en prépare... Eprouvé par tant de traverses ne sera-t-il pas bien plus doux ce bonheur éternel où nous devons prétendre !... Ah ! descends au fond de ton cœur, même en ce cruel instant d’abandon où ton injustice outrage l’éternel, tu sentiras sa voix te ranimer encore... O mon amie ! voilà l’être consolateur que j’offre à ton esprit ; voilà celui qui t’ouvre les bras... implorons-le par nos actions, je t’abandonne les paroles et les simagrées, je t’abandonne les cultes et les autels, mais que nos cœurs, créés à son image, le servent au moins par des vertus. — Je ne crois pas plus aux vertus, qu’a-t-on Dieu, dit Clémentine, en versant des larmes amères, j’adopterai des vertus quand j’aurai de quoi vivre, je croirai en Dieu quand je ne verrai plus que du bien sur la terre. En ce moment on frappa assez rudement à la porte, et comme nous étions encore
+au lit, nous priâmes qu’on nous donnât le temps de nous lever... Nous ouvrîmes enfin ; c’était l’Alcaïde... Point d’espoir, nous dit-il en entrant, vos voleurs dépendent d’une troupe nombreuse, qui depuis long-tems infeste la ville et les environs ; il est impossible de trouver leur dépôt, le plus court est d’y renoncer. — Ici tout mon courage m’abandonna... Je fondis en larmes. — Clémentine, plus ferme, répondit que ce coup la désolait d’autant plus, qu’en attendant qu’elle eût écrit à sa mère, à Madrid, pour obtenir des secours, qu’elle aurait sûrement très-vite, elle se voyait contrainte à abuser encore de la bonté de dom Laurent, et à lui demander un nouvel emprunt. Vous vous êtes trompées, répondit l’Alcaïde, en s’enfermant avec nous dans la chambre, vous vous êtes trompées mes beaux enfans, bien loin d’être dans l’intention de vous donner davantage je viens vous demander, ou ce que je vous ai prêté, ou les faveurs qui doivent le compenser... et s’avançant à moi... allons, décidez-vous mignonne.
+Expédions d’abord celle-ci, nous verrons l’autre ensuite ; pressons-nous surtout je vous conjure, je ne suis pas sans pratique, dieu merci, et au moment où je vous parle on m’attend pour pareille besogne. Entièrement absorbée par ma douleur, le dos tourné vers ce monstre, la tête dans mes mains, à demi couchée sur le canapé ; je ne l’avais pas vu venir à moi, lorsque tout-à-coup le traître me saisissant dans cette attitude, fixe d’une main ma position, pendant que l’autre, écartant tout ce qui le gêne, m’expose à ses regards un instant presque nue, sans qu’il me soit possible de m’en défendre ; mais son triomphe n’est pas long ; me relevant avec plus de vitesse qu’il n’en a mis à m’abattre, et le culbutant loin de moi d’un vigoureux coup de poing dans la poitrine : fuis, lâche, m’écriai-je, dès que tu es assez vil pour nous refuser tes services ; fuis, mais ne nous outrage point, et pendant ce débat, Clémentine ayant lestement ouvert la porte, appelait l’hôtesse à son secours... elle arrive : notre histoire
+est courte, madame, lui dit ma compagne, daignez vous asseoir un instant et l’entendre... Cet homme, dit-elle en montrant dom Laurent, très-confus, cet homme est un indigne ; il sait notre malheur et il en abuse... Nous arrivons des Colonies, nous avons par nos soins soumis plus de trois cents lieues de terre à la nation portugaise, quoique nous n’en soyons pas ; car, je suis espagnole et ma compagne est française ; nous avons reçu des louanges et des gratifications de nos services ; nous sommes arrivées ici hier avec trois malles pleines d’effets et d’argent ; nous les avons, suivant l’usage, confiées à des galegues, avec ordre de les apporter chez vous, ils nous les ont volées ; nous avons été demander des conseils et des secours à ce malheureux, qui, parce que nous avons tout perdu, parce que nous sommes hors d’état de lui rendre le peu qu’il a fait pour nous, exige en dédommagement que nous nous prêtions à ses infâmes désirs... A-t-il raison, madame, le
+devons-nous ? Votre maison est-elle faite pour que deux femmes honnêtes, qui s’y {{sic2|croyent}} à l’abri, y soient pourtant traitées de la sorte ? Décidez vous-même la question, et nous ferons ce que vous nous ordonnerez. Ici madame Boulnois regarda dom Laurent ; elle lui demanda s’il était vrai qu’un homme honoré de la confiance publique se fût permis une chose semblable ?... Ces femmes vous trompent, répondit l’hypocrite, en reprenant son air doucereux, puissiez n’être pas vous-même la dupe de ce que vous faites pour elles... Je leur fais volontiers présent de la portugaise qu’elles m’ont escroquée, il faut savoir faire la charité quelquefois — et en terminant ces mots insultans il se retira, et nous laissa avec l’hôtesse. Madame, dis-je alors à cette femme, l’embarras de ce monstre vous prouve son crime ; je vous conjure d’avoir pitié de nous, nous avons dit la vérité ; croyez que nous ne vous en imposons sur rien ; vous voyez à quelles funestes {{sic2|extrêmités}} vont
+être réduites deux jeunes filles, si vous nous refusez vos secours ; vous aurez sur votre conscience le crime où nous plongera votre abandon. Nous allons écrire à nos parens, à nos amis ; nous allons tout employer pour vous rembourser des avances que nous vous conjurons de faire pour nous ; nous vous servirons d’ôtages en attendant ; nous ne bougerons pas de votre maison... Ayez pitié de nous, madame, le ciel vous rendra le bien que vous nous aurez fait. — En vérité mes belles amies, dit l’hôtesse en se levant, je n’ai pas envie de nourrir pour rien deux femelles ; je ne manquerais pas de filles de votre espèce si j’en voulais ; mais, Dieu soit loué, ma maison ne leur a jamais servi d’asyle. Si pourtant vous y voulez rester il ne tient qu’à vous, mes servantes me quittèrent hier, je vous offre leur place ; la condition n’est pas mauvaise. — Jour de Dieu ! s’écria la fougueuse Clémentine, en s’élançant les poings levés sur l’hôtesse, nous, te tenir lieu de servantes, apprends double catin que ma mère en a chez
+elle qui valent mieux que toi... Ne l’écoutez pas, madame, dis-je à l’hôtesse, en me mettant entr’elles deux, ne l’écoutez pas le malheur échauffe sa tête ; daignez nous garder cette seule journée, je ne vous demande d’autre grace, et voilà, lui dis-je, en défaisant un petit {{sic2|colier}} à croix d’or que j’avais autour de mon cou, voilà de quoi vous en répondre... Eh bien ! dit l’hôtesse, en sortant avec le colier, on vous nourrira jusqu’à la concurrence de cet effet, après cela prenez votre parti. Le mien est pris, dit Clémentine, en se {{sic2|jettant}} avec fureur sur un siège ; il l’est,... ou que le jour qui m’éclaire, soit le dernier de ma vie. — Oh ! Dieu, Dieu !... ne décide jamais rien dans le désespoir. — et que veux-tu que nous devenions ? — Pauvres et sages, nous travaillerons ; — je ne sais rien faire. — Eh bien, moi, je sais coudre et broder, je travaillerai pour toutes deux ; je gagnerai de quoi nous faire vivre ;... je ne te quitterai jamais : je ne te demande que
+d’être sage, et de ne te point désespérer. — O ! Léonore, reprit ma compagne, en se {{sic2|jettant}} sur mon sein, et l’arrosant des larmes amères de sa douleur ; ô toi ! que j’aime plus que ma vie, ne crains pas que je t’abandonne non plus ; mais laisse-moi le soin de te nourrir..., moins délicate que toi j’y pourvoirai d’une façon plus sûre... Conserve cette vertu imaginaire, dont tu fais le {{sic2|phantôme}} de ta gloire ; je l’outragerai pour te faire vivre ; et si jamais les remords venaient à déchirer mon ame, je leur opposerais les droits de l’amitié. — Ah ! crois-tu que je pourrais être heureuse, en subsistant du fruit de tes crimes... Ecoute, me dit Clémentine, un peu plus calme, je n’ai pas plus envie de me prostituer que toi, je te l’ai déjà dit : il faudra que je sois dans une furieuse extrémité, quand je me jetterai dans un tel abyme ; mais j’ai tout combiné, et malheureusement nul autre moyen que celui-là ne peut nous sortir de cet infâme pays : nos projets, tu le sais,
+sont d’aller à Madrid ; là je te l’avais promis, et t’en renouvelle le serment ; si ma mère et le duc de Médina-Celi vivent encore, je te donnerai tout ce qu’il faudra pour passer en France ; mais il faut y arriver. Calculons un instant tous les moyens qui s’offrent à nous pour y parvenir ; où il faut, en nous prostituant, gagner ici de quoi nous y conduire, où il faut demander l’aumône en chemin, — où il faut voler ; lequel trouves-tu le plus honnête des trois ?... Tu proposes de travailler ? où nous mèneront six vingtains par jour, que nous gagnerons peut-être en passant chacune douze heures à l’ouvrage ... Pendant ce tems-là nous écrirons, dis-tu ? Faible ressource, ma chère ; on obtient quelquefois en sollicitant soi-même, presque jamais en écrivant. Combien de gens d’ailleurs ont pour maxime, qu’il ne faut jamais ré- Environ quinze sols de France ; c’est le quart de la cruzade d’argent.
+pondre à ceux qui sont dans l’infortune. Si donc ces lettres ne rapportent rien, il faudra se résoudre à végéter ici dans quelque grenier, sans jamais pouvoir approcher du but où nous devons tendre. Cessons donc d’envisager tout ce qui ne nous y mène pas, pour nous occuper seulement de ce qui y conduit, à quelque prix que ce puisse être, et quelque sacrifice qu’il nous en puisse coûter. Ah ! comment crois-tu, répondis-je à ce discours, que je puisse jamais accepter aucun des trois moyens que tu proposes, de tous encore pourtant, celui de demander l’aumône me paraîtrait le moins affreux. — Ma chère amie, reprit Clémentine, nous n’éviterions pas, dans ce malheureux parti, ce qui paraît t’effrayer autant, crois que dans ce siècle d’horreur et de dépravation, les hommes ne font pas l’aumône à des filles comme nous, sans exiger l’intérêt de leur argent ; il n’y a point de charité gratuite, ma chère ; ou l’orgueil, ou l’intempérance, voilà les
+seuls motifs qui la réveillent ; celui qui fait l’aumône veut, ou qu’on le sache, ou qu’il en puisse recueillir quelque fruit. On est revenu de l’idée de gagner le ciel par ces sortes de bonnes œuvres. On a démêlé l’intérêt puissant de ceux qui nous prêchaient cette doctrine. On s’est douté qu’une religion, d’abord adoptée par des pauvres, devait faire une vertu de l’aumône, — qu’une religion persécutée, devait crier à la bienfaisance, et qu’il fallait répandre un peu d’or sur les autels d’un dieu né dans la boue. La philosophie n’a perfectionné l’esprit de l’homme qu’en endurcissant son cœur... Elle lui a appris que pour épurer les lumières de l’un, il fallait se défier de l’organe trompeur de l’autre, et qu’on n’arrivait point à la découverte du vrai, sans renoncer à la chimère du bien. Et pour combien de gens dépravés d’ailleurs, ce malheureux état ne devient-il pas un attrait de plus ! saisis un instant avec moi le fil qui conduit dans les impénétrables détours du cœur
+d’un libertin, ne sais-tu donc pas qu’il veut maîtriser l’objet offert à ses passions ; que c’est par la force et par la violence que jouit celui dont l’ame énervée par la débauche a perdu sa délicatesse ; l’égalité lui refusant les plaisirs despotiques dont il alimente sa luxure, il ne les trouve plus comme il les lui faut, que chez la victime que la misère assoupit à sa brutalité ; ainsi devenues plus à plaindre, sans échapper à un seul écueil, nous aurions, avec l’ignominie de nos mœurs, tous les dangers de l’infortune, nous allumerions la concupiscence des hommes, sans fléchir leur humanité ; nous serions la cause de beaucoup de crimes, sans jouir du fruit d’aucune vertu. J’allais répliquer, quand le dîner qu’on apportait, interrompit notre conversation... Il est mince, nous dit le garçon de l’auberge, mais madame m’a chargé de vous dire qu’elle avait mieux aimé vous envoyer peu, et vous nourrir plus long-tems, afin de vous mettre à même de
+finir vos affaires ; elle vous servira trois jours sur l’effet que vous avez mis dans ses mains, en vous réduisant à ce que vous voyez. Nous sommes contentes, répondit Clémentine ;... Fermez la porte, et laissez-nous. Allons, me dit ma compagne, en m’invitant de venir partager un mauvais morceau de bouilli et quelques figues, viens recevoir de la main de la nation portugaise, le prix des soins que nous lui avons rendus ; viens apprendre à servir les rois... Hélas ! répondis-je, celui dans les états duquel nous sommes, ignore ce que nous avons fait pour lui ; croyons-le assez généreux pour ne pas le laisser sans récompense, s’il en était instruit. Lui de la reconnaissance ! une telle vertu dans l’ame d’un roi ! ah, n’y compte pas ; la nature, en pétrissant l’ame de tous ces scélérats, avec des vices, y plaça l’ingratitude pour enseigne, afin que les hommes s’y trompassent moins. A peine {{sic2|eumes-nous}} {{sic2|dîner}}, que le valet parut, en nous demandant la permission
+d’introduire un commissionnaire chargé d’une lettre importante pour nous. Qu’il entre, répondis-je, ne négligeons rien dans notre situation ; les plus petites lueurs peuvent amener au grand jour... Un laquais, sans livrée, paraît, et ayant posé une lettre sur la table, il décampe sans qu’il soit possible de le retenir, et sans proférer une parole. J’ouvre la lettre : voici ce que j’y trouve. « Le duc de Cortéreal a eu des nouvelles de la perte que vous venez de faire ; il peut vous donner des indications sûres, relativement à vos effets volés. Le même homme qui vous remet ce billet, viendra vous prendre, avec une voiture, dès qu’il sera nuit : on vous conduira hors du faubourg de Bèlem, dans une maison de plaisance, située à quelques milles de-là, appartenant au Seigneur qui paraît s’intéresser à vous ; une fois que vous y serez, l’une et l’autre, pour prix d’une obéissance sans bornes à ce qui vous sera
+proposé, vous retrouverez vos malles et un tiers de plus que leur valeur. » Notre premier mouvement à toutes deux, fut une surprise muette qui nous tint les yeux fixés l’une sur l’autre, la bouche ouverte, et la respiration arrêtée. Clémentine, toujours plus vive que moi dans le malheur, rappela aussi-tôt le garçon de l’auberge : quel est, lui-dit-elle, l’homme qui vient d’apporter cette lettre ; le valet, en vérité, je ne le connais pas ; c’est la première fois qu’il met les pieds dans cette maison. Léonore, il se dit au duc de Cortéreal, connaissez-vous ce duc ? Le valet, assurément ; c’est un des plus riches seigneurs de Lisbonne. Clémentine, fort libertin ? Le valet, il aime les femmes, il les paye bien. Clémentine, quel âge a-t-il ? le valet, cinquante ans. Clémentine, dites-nous, mon ami,... vous avez l’air d’un brave garçon ; instruisez-nous comment il est possible que ce duc puisse avoir des nouvelles de nos malles ? Le valet, il en a ? Léonore, oui : écoutez, dit le garçon (en
+fermant la porte, de crainte d’être entendu) je m’en vais vous révéler une partie de ce mystère ; mais, par saint Jacques, ne me trahissez pas. Léonore, ne crains rien, sers-nous, et crois qu’une bonne action n’est jamais sans récompense. Le valet, ne doutez point que ces malles ne soient effectivement chez ce seigneur ; mais vous ne les aurez jamais, si vous ne satisfaites ses désirs, et ceux de ses amis : il en a trois liés avec lui depuis trente ans, et tous trois à-peu-près du même âge : ils partagent les fruits de leurs plaisirs et les goûtent ensemble. Leurs richesses sont prodigieuses, et ils en consument les deux tiers en femmes. Il n’y a sorte de ruses qu’ils n’inventent, eux ou leurs agens, pour prendre les oiseaux dans leurs filets. Argent, mauvais tour, séduction, procès, prison, rapt, vol, et peut-être pis. Rien ne leur coûte enfin ; et comme l’un d’entre eux est directeur-général des domaines, un de leurs moyens favoris est d’envoyer aux salles où les équi-
+pages se fouillent, des fripons à leurs gages, qui observent les voyageurs de terre ou de mer, et qui leur font ce qu’on vous a fait, quand il se trouve parmi du gibier de leur goût. Si vous allez trouver ces seigneurs, vous aurez vos effets, sans doute ; si vous n’y allez pas, et que profitant du billet, vous cherchiez à vous plaindre, ils nieront que l’écrit vienne d’eux : ils diront que vos malles étaient pleines de contrebande, que c’est en raison de cela qu’ils les ont fait saisir ; si vous persistez, leur crédit est immense ; ils vous feront, sous quelques prétextes imaginaires, renfermer dans la maison des filles de débauche, où ils abuseront tout de même de vous, et vous ne sortirez jamais de leurs mains. — Laisse-nous, mon ami, dit Clémentine, mille sincères graces de tes éclaircissemens ; crois qu’aussi-tôt que nous en serons en état, tu en recevras de nous le salaire. — Eh bien, me dit Clémentine, dès que nous fumes seules, as-tu vu, depuis que
+tu existes, le crime sous de plus odieuses couleurs. Les femmes ont-elles raison de tromper les hommes, lorsque ceux-ci dressent journellement de pareilles embûches à leur innocence ! Mais ce n’est pas le tems de {{sic2|dissérter}}, continua-t-elle ; il faut agir, que décides-tu ? — De fuir Lisbonne. — Quoi, dans l’indigne état où nous voilà réduites ? — Qu’importe l’état, si la vertu nous reste. — être les dupes de ces scélérats ? — Nous ne devenons telles qu’en leur cédant ; eux seuls le sont, si nous ne tombons pas dans leurs pièges. — Non, il faut être plus courageuses que tu ne le dis là ; il faut y aller ; il faut ravoir nos malles, les écraser de nos reproches, les pétrifier par notre résistance. — Le vice consommé rit de la vertu ; elle cesse de lui en imposer. Nous braverons des périls certains, sans avoir la gloire de les vaincre. — Qui les craint n’a point de courage ; — qui les affronte a trop d’orgueil ! — Confions le projet à l’hôtesse ; proposons-lui de nous accom-
+pagner : — essayons le, mais elle refusera. — Nous priâmes madame Boulnois de monter,... elle vint ;... nous lui montrâmes la lettre que nous venions de recevoir ; et sans compromettre les aveux du valet, nous lui demandâmes ce qu’elle pensait de l’aventure, et ce qu’elle ferait à notre place ? J’irais, nous répondit-elle effrontément, sans nous cacher ce qui pouvait s’ensuivre ; au fait, examinez votre position ; est-ce donc un si grand malheur dans le cas où vous vous trouvez ? De ce moment nous ne doutâmes plus que cette femme ne fût gagnée, et je penchais à la congédier, lorsque Clémentine, plus hardie, osa lui dire avec hauteur, qu’un tel conseil la surprenait, et qu’elle voyait bien qu’elle s’était furieusement trompée, quand elle avait cru qu’une femme honnête était en sûreté dans son logis. Notre intention était bien différente madame, continua-t-elle, nous voulions aller chez le duc réclamer le vol qu’il a l’infamie de nous faire, et vous prier de
+nous servir de sauve-garde : — moi ?., que j’aille dans une telle maison ?... — et vous nous conseillez d’y aller ?... — C’est votre métier, et ce n’est pas le mien, poursuivit cette femme en se retirant ; au reste, faites ce que vous voudrez ; mais songez seulement que dans vingt-quatre heures je ne peux plus vous garder chez moi. O juste ciel ! tout l’enfer est conjuré contre nous, dit Clémentine, dès que nous fumes seules ; tes maudits préjugés de vertu vont nous perdre... Reste, poursuivit-elle, en se levant furieuse et gagnant la porte, je veux aller affronter les chimériques dangers de cette aventure... Non, m’écriai-je, en la saisissant dans mes bras... Non, je ne mangerai pas le pain de la prostitution ; je ne vivrai pas du fruit de ton deshonneur... Et que deviendrais-je moi-même dans cet affreux logis ; l’inquiétude de ce qui t’arriverait, la crainte des mêmes malheurs où je me trouverais peut-être
+en proie... Tout tiendrait, pendant cette fatale absence, mon esprit dans une telle agitation, que tu me trouverais morte au retour. — Eh bien donc, du courage ; allons-y toutes deux, et ne craignons rien ; prenons ces armes, continua-t-elle, en se saisissant d’un des couteaux de la table, et me donnant l’autre, et ne ménageons pas ceux qui seront assez lâches pour nous sacrifier à leurs indignes passions... — Allons, dis-je, en me levant, j’accepte le parti. Je le voyais comme le meilleur ; en y allant, nous pouvions échapper au crime, et recouvrer notre bien ; en n’y allant pas, nous tombions dans une misère certaine, dont le crime seul pouvait nous sortir. Nous {{sic2|convinmes}} donc de nos faits ; nous disposâmes nos démarches ; nous étudiâmes nos discours, et nous attendîmes l’heure fatale qui allait décider de notre sort... Elle frappa cette heure cruelle, le laquais parut... On vint savoir si nous étions décidées ; —
+Oui, dis-je, nous le sommes... La voiture est-elle là ? — Elle attend au détour de la rue, nous la gagnerons à pied, si vous le voulez bien ; — soit, et nous avançâmes... C’était un vis-à-vis, nous y montons ; le laquais s’élance derrière ; le cocher touche et nous volons. Il est difficile de vous peindre l’état dans lequel je me trouvais ; la circulation de mon sang était entièrement suspendue ; je n’existais plus que par les palpitations réitérées de mon cœur. Un peu moins d’agitation... je succombais ; Clémentine, ou plus courageuse ou plus décidée, n’était que silencieuse et sombre, elle me serrait quelquefois la main et ne disait mot. Le trajet était long et nous avait été mal peint, au sortir de Lisbonne que nous {{sic2|quitions}} pour la dernière fois de notre vie, nous suivîmes les bords du Tage, environ deux lieues, ensuite nous coupâmes tout court à gauche, du côté de Leivia, puis quittant subitement la grande route, nous enfilâmes au milieu d’un bois, une allée touffue,
+qui nous conduisit enfin à la porte-cochère d’une maison très-isolée, mais d’une assez belle apparence ; la voiture entra dans la cour, et les portes se refermèrent aussitôt. Le laquais descendit, ouvrit la portière, et marchant dans l’obscurité, il nous introduisit dans une seconde anti-chambre, ou sans que nous vissions encore aucunes lumières, il nous pria d’attendre un instant. Là, je posai la main sur le cœur de ma compagne, il battait aussi fort que le mien... Courage lui dis-je, à mon tour, c’est toi qui m’exhortais tantôt, souffre que ce soit moi maintenant, je me trouve en disposition de tout entreprendre, le ciel remplit mon ame de cette force qu’il prête toujours à la vertu ; quand il s’agit d’écraser le vice... Nous observions, il nous paru qu’il y avait fort peu de monde dans le logis, les précautions que prend le crime en voulant s’envelopper avec trop de soin, tournent quelquefois contre lui-même ; une vieille duègne parut enfin,
+elle s’éclairait d’une bougie... Mes beaux enfans nous dit-elle, ayez la bonté de vous soumettre à l’usage établi dans cette maison ; aucune femme ne peut entrer vêtue dans les appartemens où vous attendent les seigneurs respectables, auxquels vous allez avoir à faire... Je m’en vais vous aider si vous le trouvez bon ; et en même-temps elle ôtait déjà les épingles du juste de Clémentine, mais celle-ci l’arrêtant avec douceur, ma chère dame lui dit-elle, nous {{sic2|repugnons}} ma compagne et moi, à cette avilissante cérémonie, nous n’en serons pas moins soumises à ce que pourront exiger de nous vos maîtres ; mais daignez leur aller dire que nous les supplions instamment de nous exempter de cette règle ; la duègne partit et nous relaissa dans les ténèbres. Il n’y a plus à douter dis-je à Clémentine, en vérité ma chère, il est imprudent d’aller plus loin. — Attendons la réponse. — La vieille reparut, elle nous assura que notre difficulté était ridicule... Qu’un peu plutôt ou qu’un peu plus tard,
+dès qu’il fallait que cela fût, il ne lui semblait pas raisonnable de se faire prier. Au moins tout ceci, continua-t-elle, en désignant les vêtemens de la ceinture en bas, et pour cette soumission de votre part, peut-être vous fera-t-on grace du reste... Pas la moindre chose, madame, dit Clémentine, nous vous en supplions, nous accepterons tout là dedans... Il le faudra dit la vieille, on saura bien une fois entrées, vous faire faire tout ce qui convient. Suivez-moi donc, puisque vous êtes entêtées comme des mules de Galice... et nous avançâmes ; il fallait traverser encore trois pièces, que nous trouvâmes dans les ténèbres comme celles qui les précédaient ; un {{sic2|sallon}} très-éclairé, s’ouvre au bout, la vieille entre la première, nous la suivons. Quatre hommes de cinquante à cinquante-cinq ans, vêtus de robes de taffetas flottante, qui les laissaient à moitié nuds, se promenaient avec agitation tous ensemble, lorsque la porte s’ouvrit, et en même-temps que nous les aperçûmes, nos
+malles toutes trois posées sur une table en face de nous, frappèrent également nos regards ; à quoi bon ces difficultés, dit l’un des personnages, en s’adressant à nous, pendant que les trois autres également arrêtés, nous considéraient avec attention. Ne semble-t-il pas, poursuivit le premier orateur, que ce soit une chose bien mystérieuse, de voir deux p... toutes nues... Avez-vous cru venir ici pour nous faire la loi ?... Eh non, dit un autre, c’est que ces pucelles ont peur de s’enrhumer... pas un mot, dit le troisième ; c’est qu’elles veulent nous faire admirer la magnificence de leur parure... dona Rufina, dit en s’adressant à la vieille, celui qui n’avait pas encore parlé, saisissez une de ces vestales, et qu’en trois secondes, elle n’ait pas un fichu sur le corps... La vieille s’avance... arrêtez madame, lui dis-je avec tant de fierté, qu’elle en est émue... arrêtez, ce n’est point pour cela que nous venons, puis-je savoir messieurs, dis-je, en m’adressant au cercle, lequel de vous est le duc de
+Cortéreal ?... que veut-elle dire, dit le premier qui avait parlé... et où va-t-elle chercher ici le duc de Cortéreal ? — Quoi ce n’est point chez lui ?... Les innocentes dit le second... Comme on les a trompées... Apprenez que vous êtes ici chez le premier Corregidor de Lisbonne. Le voilà continua-t-il, en montrant le plus âgé des quatre, il se réunit ici avec trois de ses amis, gens de justice ainsi que lui, à dessein de s’amuser des petites imbéciles qui, comme vous, nous tombent par fois sous la main ; mais cependant voilà nos malles dit Clémentine, est-il possible que ceux qui sont faits pour maintenir l’ordre aient pu le troubler à ce point... Dom Carles, dit celui qu’on nous avait désigné pour être le Corregidor, j’espère que c’est ici où nous allons apprendre les lois, et voilà une bachelière de Salamanque, qui va nous instruire de notre devoir... Patience, patience, reprit dom Carles, nous allons bientôt, à leur tour, les envoyer à notre école. Monsieur, dis-je au chef, [pour couper court à ces
+mauvais propos]... voilà nos effets... ils ont été volés, nous vous les redemandons. Vous les aurez, dit le Corregidor, mais vous devez comprendre qu’il y a quelques cérémonies préalables à remplir avant. Eut ce été la peine de les prendre, si nous ne voulions pas vous les faire gagner ? Gagner ce qui nous appartient... Et c’est un magistrat qui ose nous parler ainsi, dis-je avec hauteur ? devez-vous mettre des conditions quand il s’agit de rendre ce qui est à nous ?... Cette logique n’est pas la nôtre, dit l’un de ces insignes fripons, le plus fort est toujours le maitre des lois,... un coup-d’œil sur votre misère... sur l’abandon dans lequel vous êtes,... sur les gens à qui vous parlez, et dites-nous s’il vous convient de résister quand on veut bien vous secourir ? — Ce n’est pas nous secourir que de nous remettre ce qui est à nous, et c’est nous insulter cruellement que d’oser nous le ravir. — Dom Carles, vous aviez raison, dit le Corregidor, je devais faire traîner hier ces créatures dans un
+cachot, elles seraient plus souples aujourd’hui ; dona Rufina, si vous me faites dire encore une fois de faire votre devoir, je vous fais mettre demain dans une maison de votre connaissance, dont vous ne verrez le soleil de vos jours. A ces mots, l’insolente courtière me saisit par le {{sic2|colet}} de ma robe, et m’entraine vers un canapé, mais me pliant légèrement sous elle... je lui échappe, et mettant aussitôt à la main l’arme dont j’étais munie... Malheureuse m’écriai-je, si tu fais un pas vers moi, tu es morte ; à l’instant les quatre amis se jettent sur Clémentine et moi, mais cette valeureuse compagne qui s’était armée en même-temps, en culbute un à ses pieds de la main qui ne tient pas le fer, et portant la pointe du couteau sur le sein de l’autre, pendant que j’agis de même sur ceux qui se trouvent le plus à ma portée, insignes fripons s’écrie-t-elle en s’élançant vers la porte : voilà comme l’innocence et la vertu savent triompher de la scélératesse ! Elle sort ; je me précipite sur ses traces,
+{{IllustPP|img=Aline_et_Valcour_T3-part5-p242.jpg|txt=Voila comme l’innocence et la vertu savent triompher de la scélératesse !}}
+et traversant comme la foudre les appartemens où nous avions passé, nous nous {{sic2|jettons}} toutes deux dans la cour, sans qu’aucuns de ces hommes lâches et affaiblis par le vice, ait, ou le courage de nous y suivre, ou la force de nous y atteindre. Ouvre cette porte, dit impérieusement Clémentine, au valet qui nous avait amené, cesse de nous retenir, ou c’est fait de ta vie, le coquin effrayé de deux fers à la fois, obéit... Nous échappons, et sans nous arrêter ni regarder derrière nous, malgré l’épaisseur extrême de la nuit, nous sortons du bois et gagnons la plaine en courant. Eh bien ! dit Clémêntine, en se {{sic2|jettant}} d’épuisement et de lassitude, contre une {{sic2|mazure}} qui se trouvait là, tu le vois ma chère, nous voilà échappées, sans avoir versé une goutte de sang... sans avoir perdu cette fleur de sagesse si précieuse, et à laquelle tu attaches tant de prix... Oh ! qu’il en coûte pour faire le bien, en vérité le vice ne donne pas autant de peine. Mais
+si nous avions égorgé quelqu’uns de ces malheureux, crois tu que tes beaux projets de chasteté ne nous auraient pas coûté des remords ! Il peut donc en être dans le sein même de la vertu, et la meilleure de toutes les actions peut donc cesser d’être désirable, si le crime l’entoure ou peut en résulter. Oh ! dieu m’écriai-je également {{sic2|essouflée}} et rendue, d’un côté quelle infâme prostitution ! et quelle impudence de l’autre. — Au moins nous ne doutons plus reprit Clémentine, nous savons où sont nos effets. — Juste ciel ! il y a donc des pays dans le monde, où l’abus des choses les plus respectables est tel, que le premier infracteur de la loi, est celui qui doit la venger. — Rien de plus simple, c’est l’impunité qui encourage, {{sic2|élevés|devrait être remplacé par : élevez}} l’homme, vous lui faites naître l’envie de mal faire, par l’espoir qu’il conçoit aussitôt de le pouvoir sans risque. — Il ne faudrait donc qu’aucun homme n’eût de supériorité sur un autre ? — Il faudrait qu’il n’en eût jamais
+qu’un instant, et que la crainte d’être traité dans l’état faible, comme il traitait les autres quand il dominait, servit de toujours de frein à ses passions ; quoi qu’il en soit, qu’allons-nous devenir ? notre ruine est plus sûre que jamais, quel asyle s’ouvre à notre misère, et quelles Quelques lecteurs vont dire : — voilà une bonne contradiction. On a écrit quelque part avant ceci, qu’il ne fallait pas changer souvent les ministres de place : ici l’on dit tout le contraire. Mais ces vétilleux lecteurs veulent-ils bien nous permettre de leur faire observer que ce recueil épistolaire n’est point un traité de morale dont toutes les parties doivent se correspondre et se lier ; formé par différentes personnes, ce recueil offre, dans chaque lettre, la façon de penser de celui qui écrit, ou des personnes que voit cet écrivain, et dont il rend les idées : ainsi, au-lieu de s’attacher à démêler des contradictions ou des redites, choses inévi-
+ressources nous reste-t-il ? — Si tu m’en crois, nous ne retournerons pas à Lisbonne. — Je le veux dis-je, gagnons Madrid comme nous pourrons, peut-être ne trouverons-nous point par-tout des ames flétries comme en Portugal... Peut-être que... ô grand dieu ! grand dieu, s’écrie Clémentine, en se levant et fuyant avec effroi, je me suis assise auprès d’un homme mort... Non pas mort, dit en se levant aussi, un grand drôle bien découplé, mon bel ange continua-t-il, en retenant ma compagne par le bras, vous n’étiez pas auprès d’un homme mort, mais d’un homme endormi, et d’un cavalier bien tourné, qui ne prétend vous faire aucun mal ; et qui êtes-vous, dit Clémentine, toujours tenue ? Qui je suis, reprit notre aventurier, un tables dans une pareille collection. Il faut que le lecteur, plus sage, s’amuse ou s’occupe des différens systêmes présentés pour ou contre, et qu’il adopte ceux qui favorisent le mieux, ou ses idées, ou ses penchans.
+personnage à coup sûr très-énigmatique pour vous, quand je vous l’aurai dit, vous n’en serez pas plus avancée ; mais encore dis-je en m’approchant moi-même, rassurée par l’air et le ton de cet homme. — Mes bonnes amies dit notre inconnu, je suis l’ennemi de Dieu, le serviteur du diable, et l’ami du bien d’autrui. Par Saint-Christophe, je ne vous entends pas dit Clémentine, tout a fait rassurée, expliquez-vous mieux mon fils, si vous voulez que je vous comprenne... Doucement dit l’inconnu, commencez par me dire qui vous êtes vous-mêmes, nous avons pour coutume dans notre métier, de ne jamais nous confier au renard, ainsi parlez avant que je ne réponde. Plus nous examinions ce burlesque personnage, plus il nous étonnait ; autant que nous pûmes le distinguer au faible crépuscule d’une lune qui se levait, il nous parut vêtu d’un pourpoint vert, et d’un manteau jaune, la bouche ornée de deux moustaches énormes
+et le chef couvert d’un chapeau garni de plumes à cinq pieds de hauteur, Clémentine le prenant pour un charlatan, dont il n’y avait absolument rien à craindre, lui raconta notre aventure avec ingénuité, et ne lui cacha point l’embarras dans lequel nous étions. — Ah ! ah ! pucelles, s’écria notre homme, c’est-à-dire, que vous avez le ventre {{sic2|vuides|forme ancienne du mot vide (Dictionnaire étymologique de la langue françoise par M. Ménage ; 1750)}}, à force de vertu... Venez... venez, suivez-moi, vous avez trouvé des scélérats chez ceux qui vous devaient l’hospitalité. De l’hypocrisie et de la débauche, du libertinage et de l’infamie, parmi les chefs de la justice, et par-tout des cœurs de rochers... Venez vous dis-je, c’est au milieu d’une troupe de bohémiens que vous allez rencontrer des amis... Et toutes deux confondues, nous suivions notre homme en silence. Il tourne la {{sic2|mazure}} contre laquelle nous nous étions reposées, frappe à la porte de l’autre côté, on ouvre, nous entrons, et nous voyons une douzaine de personnes autour d’un feu, dont quel-
+ques unes causaient bas, pendant que les autres dormaient. Camarades dit notre conducteur, voilà deux pauvres filles égarées qui ne savent où reposer leurs têtes ; quand le riche abandonne le pauvre, ou que la justice immole l’innocence, c’est à nous à venger les droits de la société ; notre premier devoir est de les rétablir... Allons la nappe. Ici nos larmes coulèrent malgré nous, ô Clémentine m’écriai-je, voilà donc quels sont les hommes !... Nous ne trouvons que vice et qu’horreur, au centre de leurs associations policées, et toutes les vertus nous attendent chez ceux que l’opinion flétrit. Pendant ce temps, ceux qui dormaient s’éveillèrent, et le couvert se mit. Les femmes de ces Bohémiens étaient au nombre de six, parmi lesquelles il y en avait quatre très-jolies, elles nous environnaient, elles nous caressaient, elles nous louaient, elles nous plaignaient, elles nous priaient de nous asseoir près d’elles, et que quoi qu’elles eussent {{sic2|soupées}}, elles se remettraient
+une seconde fois à table pour nous engager à {{sic2|gouter}} de leurs mêts. On servit un chapon rôti, deux gros pâtés, un jambon et deux débris de poules réchauffées dans du riz, on nous entoura de bouteilles d’excellens vins de Madère, on nous exhorta à chasser toute mélancolie, et les hommes se jurèrent entre eux devant nous, qu’ils périraient plutôt que de nous abandonner... Nos larmes continuaient de couler, l’attendrissement dans lequel nous étions, nous ôtait presque la faculté de profiter des politesses de ces bonnes gens et nous ne cessions de nous écrier l’une et l’autre, opinion,... fatale opinion, combien tu nous trompes de fois dans la vie, et combien le monde est injuste ! Quand nous eûmes un peu réparé nos forces, ces douces et charmantes filles nous demandèrent avec instance de vouloir bien leur faire ’amitié de raconter nos histoires, et nous les satisfîmes à l’instant, pendant qu’ils formèrent tous un cercle autour
+de nous, en nous écoutant avec le plus vif intérêt Il est temps de vous reposer, dit celui qui nous avait introduit ; Dona Cortillia, continua-t-il, en s’adressant à la plus âgée de ces femmes, prenez ces demoiselles avec vous, et mettez-les le plus à l’aise que vous pourrez. Demain il fera jour, elles disposeront de leur sort suivant leur volonté, quand elles nous auront fait l’honneur de boire encore quelques flacons de vin avec nous. Autre vertu inconnue des gens du monde : qu’un infortuné raconte ses malheurs, à peine lui accorde-t-on un instant d’attention ; à peine un seul cœur s’ouvre-t-il pour recueillir ses plaintes ; il semble que l’homme heureux s’irrite à la peinture du malheur des autres ; l’assurer, lui prouver qu’il peut devenir tel, est une espèce d’offense qu’on fait à son orgueil, dont il se venge tout de suite par de la froideur ou de la distraction.
+Dona Cortillia nous conduisit dans le coin de la cabane qui lui était destiné, arrangea elle-même des feuilles pour nous faire reposer plus mollement, plaça des hardes sous nos têtes, pour nous préserver de l’humidité, et nous dit en nous embrassant, je voudrais avoir le palais du roi d’Espagne, je vous l’offrirais de bien meilleur cœur. Nous nous endormîmes profondément, il y avait long-temps que nous n’avions passé une nuit plus calme, nous avions toujours tremblé, tant que le sort nous avait placé parmi ce qu’on appelle les honnêtes gens ; nous étions en paix avec des Bohémiens. Dès qu’il fut jour, notre charmante hôtesse et ses compagnes ayant allumé du feu, elles firent chauffer du vin et des bouillons, nous en présentèrent, en nous demandant si nous avions bien pu reposer tranquillement parmi eux, nous répondîmes à leurs caresses, nous les remerciâmes de leur honnêteté, et le chef qui revenait de patrouilles, s’étant fait donner en rentrant une rotie au sucre,
+nous demanda ce qu’il pourrait faire maintenant pour notre service ; permettez, dit Clémentine, qu’avant de vous répondre, je consulte un instant mon amie, et aussitôt, pour nous laisser plus libres, ils se mirent tous à l’écart. Doutes-tu un instant, me dit Clémentine, que le ciel, aux inspirations duquel tu ajoutes tant de foi, nous ait fait tomber ici, dans d’autres vues que celle d’y trouver de l’adoucissement à nos maux, et après toutes les honnêtetés de ces bonnes gens, consentirais-tu à les quitter ? — Quelque répugnance que j’éprouve à me trouver en telle compagnie, répondis-je, il est certain que s’ils vont à Madrid, le plus court est pour nous de les suivre, mais s’ils s’en détournent,... je l’avoue,... je ne les accompagnerais qu’avec peine ; j’aspire autant que toi, sans doute, à revoir Madrid, reprit Clémentine, je me flatte d’y retrouver ma mère et des connaissances, je jouis de l’idée de t’y être utile. Ainsi nos intentions étant à toutes deux les mêmes, il faut demander
+à ces gens-ci, ce qu’ils deviennent, et nous régler d’après cela. Nous les rabordâmes ; êtres sensibles et hospitaliers, leur dis-je, vous qui avez daigné accueillir notre misère, vous chez qui, nous avons gracieusement trouvé ce que la société injuste qui vous condamne, nous refusait aussi cruellement, nous pardonnerez-vous de vous demander de quel côté vous allez tourner vos pas ? Vers l’Espagne, me répondit le chef, nous n’avons plus de sûreté en Portugal, il nous faut changer de royaume. Eh bien ! dis-je alors, serait-ce abuser de vos bontés que de vous prier de nous protéger jusqu’à Madrid, où nous espérons de trouver des secours. Jeune fille, me répondit le chef, comme nous ne voulons contraindre ni vos mœurs, ni vos préjugés, nous devons vous prévenir de nos usages, avant de vous accorder ce que vous désirez de nous. Nous ne faisons ce que vous sollicitez, pour qui que ce soit, si la personne qui le demande n’accepte d’être reçue parmi nous,
+de faire le même métier que nous, de vivre sous notre religion et nos lois, et de suivre, en un mot, toutes nos coutumes ; à ces conditions, nous vous conduirons à Madrid ; mais en nous quittant là, si c’est toujours votre intention, nous vous prévenons que si vous agissez contre nous, vous n’y serez pas en sûreté, eussiez-vous toute la ville en votre faveur ; si vous nous quittez, au contraire, sans jamais parler de nous, sans jamais chercher à nous nuire, en tel endroit du monde que vous trouviez de nos bandes, vous en recevrez secours et assistance. Dans le cas où le parti que nous vous proposons ne vous convienne pas, nous allons vous composer une portugaise entre nous tous, et vous irez où bon vous semblera. Clémentine prenant aussi tôt la parole, toutes nos réflexions sont faites, dit-elle, nous ne vous quitterons qu’à Madrid, et nous sommes prêtes à entrer dans votre troupe, quand vous voudrez nous y recevoir... Je ne contredis point ma compagne, mes gestes prouvèrent, au contraire,
+que j’approuvais ce qu’elle disait ; je ne sais, mais j’étais rassurée, ces Bohémiens ne m’effrayaient nullement, il y a une sorte de conscience parmi les scélérats, qui vaut quelquefois mieux que celle de l’honnête homme, le premier n’ayant que peu de lois, respecte bien celles qu’il s’impose, l’autre en a trop pour les révérer toutes, et le relâchement qu’il se permet, ébranle à-la-fois tous ses freins... Cher et brave compagnon, dis-je au chef, une seule chose m’inquiète, entre-t-il dans vos principes et dans vos usages de répandre le sang humain ? Si cela est, ni elle, ni moi, ne nous associerons jamais avec vous ; par Lucifer, dit le chef, un peu courroucé, apprenez, filles de Dieu, que nous ne détruisons jamais l’ouvrage de la nature, nous laissons aux prêtres, aux gens de loi et aux souverains, toute l’atrocité de ce crime ; une partie de notre haine pour eux, vient du sang-froid avec lequel ils se livrent journellement à ces horreurs ; nous vous permettons de verser notre propre sang, la
+première fois que vous nous en verrez répandre d’autre que celui des animaux qui nous sustentent. Eh bien ! dis-je, touchez-là, brave ami, nous sommes à vous, regardez-nous comme vos sœurs, et recevez-nous quand vous voudrez, nous sommes prêtes à tout, aux deux seules conditions, de conserver notre honneur intacte, et de ne jamais souiller nos mains de sang. — Accordé, s’écria la troupe entière. — Un moment, dit le chef, avez-vous réfléchi qu’il faut faire abjuration ? Nous adorons le diable, et nous ne croyons pas en Dieu, nous servons l’un, nous injurions l’autre, il y a des cérémonies très-fortes, dont nous ne vous exempterons pas. — Offensent-elles la pudeur, m’écriai-je. — Elles n’absorbent que le préjugé, dit le chef, elles n’attaquent et n’outragent que des chimères, et laissent en repos toutes les vertus...... Nous ferons tout, nous ferons, dit Clémentine... Tu l’entends, je réponds pour toi, Léonore ; je cesse d’être ton amie, si tu me fais jurer
+en vain ; ne refusons pas ce que la fortune nous envoie, de crainte de heurter quelques méprisables dogmes qui ne nous ont pas nourries quand nous avons eu la bêtise de les encenser... Vas, dis-je à mon amie, tu me détermines, pourquoi le crime emprunte-t-il les charmes de la bienfaisance pour nous séduire et pour nous captiver... O ! vous société que je délaisse, pourquoi ne m’avez-vous présenté que des fers quand je vous servais par des vertus. Ce sont les épines que vous avez semées sur mes pas, qui m’ont contrainte à me séparer de vous ; votre ingratitude entr’ouvre l’abîme où mon désespoir me précipite ; et si j’offense les loix divines ou humaines, c’est l’abandon de Dieu et la méchanceté des hommes qui m’ont entraînée dans mes erreurs. La troupe partit le lendemain au nombre de huit femmes et de six hommes. Essayons de vous donner, maintenant, une légère idée des personnages les plus remarquables de cette société : dona Cortillia, dont j’ai
+déjà parlé, était la doyenne des femmes ; elle paraissait âgée de quarante ans ; elle était belle, fraîche, les yeux extraordinairement vifs et assez bien faite, quoique peu grande ; Castellina était la plus jolie des six, elle avait seize ans, la taille leste et bien prise, une peau assez blanche pour résister au hâle perpétuel où l’exposait son métier ; de très-beaux yeux, cheveux châtains, les yeux bruns et très-animés, l’air de l’intérêt et de l’innocence dans la {{sic2|phisionomie}}, {{sic2|emblêmes}} sûrs de toutes les qualités de son cœur : elle était fille de Brigandos, chef de la compagnie, et avait un frère dans la troupe d’environ vingt ans, taillé comme Hercule, et la figure la plus agréable et la plus animée : on l’appelait Rompa-Testa, c’était un de nos meilleurs et de nos plus braves soldats, le même que nous avions trouvé endormi et qui nous avait introduit dans la masure ; une petite fille de treize ans, nommée Florentina, brune, espiègle, spirituelle et vive, était après Castellina ce que
+l’assemblée de ces dames offrait de plus joli ; elle avait été enlevée à quatre ans chez un curé, auprès de Coïmbre, qui ne l’élevait peut-être pas pour un plus saint métier que celui qu’elle faisait, et elle étoit dressée depuis cet âge aux exercices journaliers de la bande, qu’elle remplissait avec autant de légèreté que d’intelligence ; il ne lui fallait pas deux secondes pour enlever un bijou de la poche du plus méfiant des hommes : passait-elle dans un village il n’y avait pas de chien barbet qui pût saisir une poule avec autant de {{sic2|vîtesse}} ; la prendre, l’étouffer et l’accrocher, sous ses cotillons, était pour elle l’affaire d’un clin d’œil, et elle {{sic2|jabottait}} toujours si bien en agissant que le plaisir qu’on avait à l’entendre empêchait qu’on ne vît ses actions : elle était à-la-fois l’élève et la favorite de Cortillia. Le reste des hommes et des femmes, que je ne vous peins point, était de vingt à trente ans, et tous possédaient à-peu-près également de la taille, de la fraîcheur, de l’adresse et de la santé.
+Jusqu’au grand jour nous marchâmes en troupe, ce fut alors que le chef s’approchant de {{sic2|Léonore|erreur, il faut lire Clémentine, puisque la narratrice est Léonore }} et de moi : nous allons suivre le cours du Tage jnsqu’aux portes de Madrid, nous dit-il, la route est un peu plus longue, mais elle est moins fréquentée ; on trouve chaque soir, ou de petits bois {{sic2|toufus}} sur la rive, ou des îles au milieu du fleuve, qui nous fournissent des retraites sûres ; nous nous séparerons dès que le soleil va paraître, mais mon fils sera toujours à vingt pas devant nous ; vous n’aurez qu’à le suivre, l’appeler quand vous voudrez vous reposer, lui faire signe quand vous voudrez vous remettre en marche ; il vous {{sic2|menera}} tout droit où nous devons coucher ce soir : c’est une caverne, au fond d’un bois, presque baignée par la rivière, et qui n’est connue que des bêtes fauves et de nous. Mes camarades et moi quitterons la route à une lieue d’ici et nous arriverons au même gîte par des chemins plus détournés : tel est l’endroit où nous vous recevrons ; il disparaît après ces mots.
+Tout se passa comme il avait été convenu ; nous fîmes environ six lieues, et nous nous retrouvâmes le soir dans la caverne indiquée, où Brigandos ordonna tout pour notre réception ; nous étions prévenues d’une partie des cérémonies qui s’observaient en pareil cas. Clémentine ennemie déclarée de tous les dogmes du christianisme, se faisait une fête de l’occasion qui lui était présentée de les accabler du mépris que son cœur nourrissait pour eux ; je ne voyais pas tout-à-fait comme elle sur ce qu’on allait exiger de nous ; non que ma crédulité fût plus étendue : je vous ai fait sur cela ma profession de foi ; mais il me restait un fonds de préjugé que je craignais de n’avoir pas la force de vaincre. Ils tiennent à la pudeur infiniment plus qu’on ne croit dans notre sexe, ces préjugés insurmontables. Le ridicule usage où sont les hommes de prononcer sur les mœurs d’une femme, en raison de ses opinions religieuses, fait que presque toutes celles qui sont sages, quoique philosophes,
+n’osent convenir des progrès de leur esprit. Qu’y a-t-il donc de commun entre les mœurs et les opinions ? Eh quoi ! il faut être taxée de libertine parce qu’on ne peut admettre une infinité de fables qui choquent le bon sens ? Ah ! qu’on me permette de le dire, la différence est bien plus grande entre le libertinage et l’impiété, qu’entre ce même libertinage et la superstition ; on se livre à tout quand on est sûre d’être à l’abri du reproche, sous le manteau sacerdotal ; mais celle qui n’aime la vertu que pour la vertu même ; qui ne la sert que parce qu’elle enflamme son cœur ; celle qui marche toujours à découvert, et dont l’ame se lit sur les traits du visage, ne se précipitera pas dans des erreurs qu’elle serait dans l’impossibilité de cacher. M’objecterez-vous les flammes de l’enfer ? qui sait les pallier comme la dévote ? à force de les adoucir, elle les brave, et ce frein est bientôt aussi nul à ses yeux qu’à ceux de son adversaire ; l’habitude de pouvoir pécher en paix, entraîne en un mot l’une
+a tous les égaremens que ses passions lui dictent ; l’autre qui s’est accoutumée à ne jamais rien se permettre, uniquement contenue par les lois de son cœur et par les principes de sa raison, n’imagine point de les enfreindre. Les cérémonies commencèrent ; c’est ici où j’aurais grand besoin que vous me dispensiez des détails... On nous soumit d’abord à cette pratique en usage au Japon, quand les Hollandais veulent pénétrer dans les villes... On ne s’en tint pas là. Un symbole plus respecté des catholiques, un gage bien plus sacré de leur culte, nous fut également offert ; et sur ce dernier objet, dont le respect au fond n’est que local, on exigea bien plus que sur l’autre. Tous deux bientôt nous furent représentés à-la-fois, et il fallut en venir alors aux marques du mépris le plus outrageant et les mieux constatées ; à celles enfin, dont l’excès ne laisse plus de possibilité au retour... On n’imagine point avec quel flegme,...
+avec quelle hardiesse,... avec quel dédain les femmes de notre troupe nous donnèrent l’exemple ;... avec quelle sécurité Clémentine l’imita... Je tremblai d’abord, je l’avoue, on se moqua de moi ;... on me dit que des choses grossières ne pouvaient envelopper l’être immatériel :... on me dit qu’un Dieu ne pouvait être ni représenté dans une image, ni contenu dans un oubli, et que rien de ce qui était matériel ne pouvait mériter d’hommage, sans que le culte n’en devînt idolâtre. — Je m’enhardis,... j’exécutai, et n’en ai jamais eu de remords ; ce qui suivit m’inspira un peu plus d’effroi. Dans le premier cas on ne faisait qu’agir,... il fallait parler dans l’autre. Vous comprenez qu’il s’agissait de l’abjuration : les mots en étaient effrayans ; le sens des derniers était le vœu de son ame et de son corps à l’être infernal. Dès que nous eûmes fini, on ouvrit une fosse au milieu de la caverne, et nous nous prosternâmes tous autour, en répétant
+les paroles du chef, qui étaient une formule d’adoration au diable. La prière finie, Brigandos nous demanda, 1°. Si nous jurions d’être fidèles aux points de doctrine que nous venions d’adopter ? 2°. Si nous nous engagions à ne point révéler ce que nous ferions ou ce que nous verrions faire ? 3°. Si nous ne reviendrions jamais au culte que nous venions d’abjurer ? 4°. Si c’était du fond du cœur que nous anéantissions toute idée de l’Être-Suprême, pour ne plus révérer que celle du démon ; 5°. Si nous étions bien décidées à nous approprier le bien d’autrui, toutes les fois que nous en trouverions l’occasion ? 6°. enfin,... et voici, sans doute, ce qui m’étonna le plus : — si nous protestions de secourir toujours le faible envers le fort, et d’adoucir la situation de tous les infortunés que le hasard offrirait à nous ; nous promîmes tout. Un repas splendide suivit notre réception ; il y régna une gaieté honnête,...
+et pas le moindre mot,... pas le moindre geste qui pût nous donner la plus légère inquiétude sur la décence où l’on s’était engagé envers nous. Le lendemain nous décampâmes comme à l’ordinaire ; la marche de ce jour fut comme celle du précédent. Brigandos nous promit de nous mettre incessamment au fait de la morale, des coutumes des mœurs et du fond de la religion des Bohêmiens. Notre station, ce soir-là, était au milieu du fleuve même, dans une petite isle inabordable, et toute remplie de bois. Là, pendant qu’on préparait le souper, le chef voulant nous tenir parole sur les explications qu’il nous avait promises, nous tint à-peu-près le discours suivant : Fin de la cinquième Partie.
+{{C|{{Taille|{{espacé|ALINE ET VALCOU}}R,|130}}}} {{C|{{espacé|O U}}}} {{C|{{Taille|{{espacé|LE ROMAN}}|150}}}} {{C|{{espacé|PHILOSOPHIQU}}E.}} {{C|{{espacé|TOME II}}I.}} SIXIÈME PARTIE.
+{{IllustPP|img=Aline_et_Valcour_T3-part6-p453.jpg|txt=Le ciel est-il juste quand il abandonne la vertu à de si grands tourmens ?... }}
+ALINE ET VALCOUR, O U {{C|{{t|{{espacé|LE ROMAN}}|140}}}}{{br0}} {{C|{{t|{{espacé|PHILOSOPHIQU}}E.|110}}}} Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France. {{c|{{espacé|Orné de seize G}}{{sc|{{espacé|ravure}}s.}}}} {{C|{{espacé|À PARI}}S,}} chez la veuve Girouard, Libraire, maison Égalité, Galerie de Bois, N°. 196. {{C|{{espacé|1 7 9 }}5.}}
+Nam veluti pueris absinthia tetra medentes, Cum dare conantur prius oras pocula circum Contingunt mellis dulci flavoque liquore, Ut puerum ætas improvida ludificetur Labrorum tenus ; interea perpotet amarum Absinthy laticem deceptaque non capiatur, Sed potius tali tacta recreata valescat Luc. Lib. 4.
+{{t2|{{espacé|ALINE ET VALCOU}}R.}}{{br0}} SUITE DE LA LETTRE XXXVIIIe, {{br0}} Déterville à Valcour.{{br0}} {{br0}} {{C|{{taille|{{espacé|SUITE}}|120}}}} {{C|{{taille|{{sc|{{espacé|de l’histoire de Léonor}}e.}}|110}}}}{{br0}} {{lettrine3|Q|130}}uand les Bulgares inondèrent l’Orient, tous ne s’établirent pas dans les différentes provinces qu’ils trouvèrent à leur bienséance ou qu’ils conquirent sur les empereurs de Constantinople ; une grande partie préférant la vie vagabonde à toute autre, remontant vers le Nord, se dispersa dans les forêts des Gaules, inonda les rives du Rhin et du Veser, pendant qu’un autre {{sic2|essain}} descendant au Midi, peupla les bords du Tage, et s’étendit jusqu’aux colonnes d’Hercule ; presque tous étaient imbus des principes du {{sic2|manicheïsme}}, ou ils
+les répandirent dans les provinces dans lesquelles ils se fixaient, ou ils les portèrent dans leurs voyages. Tel est le peuple auquel nous devons l’existence ; et c’est sa religion épurée que vous nous voyez suivre. Nous croyons qu’il y a un être dans la nature qui dirige tout ; mais cet être quelconque que nous admettons pour souverain moteur, comme nous lui voyons faire plus de mal que de bien, nous ne pouvons le regarder que comme un être cruel et méchant ; or, vous avez donné le nom de diable à l’être que vous considérez ainsi ; nous en faisons autant pour nous accommoder à vos principes. Dans le fond, cet être moteur admis par nous, est le même que le vôtre. — Considéré sous d’autres rapports ; vous le croyez bon, nous le croyons méchant ; vous avez la faiblesse de croire que tout est l’ouvrage d’un dieu intelligent, plein de grandeur et de vertus, plus sage que vous sur cet article, mais contraint comme vous à reconnaître un être actif pour créateur de ce qui existe.
+Comme tout ce que nous voyons n’est que vice et qu’imperfection, nous ne pouvons l’attribuer qu’à un être faux, traître et féroce qu’il faut calmer par des prières, et auquel il ne faut jamais rendre aucun acte de grace, parce que le bien qui nous arrive est notre ouvrage, et qu’il n’y a que le mal qui soit le sien ; ce n’est donc pas dieu que nous vous avons fait abjurer, ce sont seulement les qualités d’un dieu bon, parfaitement {{sic2|insupposables}}, et les superstitions catholiques, trop opposées à la raison pour pouvoir être un instant reçues. Tout ce que vous avez fait hier ne porte que sur cela ; ainsi vous n’avez point renié dieu comme on nous accuse de le faire à nos {{sic2|catécumènes}}, vous êtes seulement convenu avec nous, qu’un monde imparfait ne pouvait être l’ouvrage que d’un être imparfait, que l’être parfait était une chimère dont l’érection était impossible au centre de l’imperfection. Venons à nos mœurs. Nous nous permettons le vol et l’inceste,
+voilà les seuls délits que nous tolérions parmi nous, quoiqu’on nous soupçonne de beaucoup d’autres, auxquels nous ne pensons seulement pas. Avons-nous tort de nous permettre le vol ? Les loix de la propriété ne sont-elles pas dans la nature ? Dès que cette nature nous a tous créés égaux, nous a donné à tous les mêmes sens et les mêmes besoins, de quel droit divin ou naturel un homme doit-il être plus riche qu’un autre ? n’est-il pas clair que la propriété n’est qu’une lésion que le fort s’est permis sur le faible et que doit corriger celui-ci autant qu’il est en son pouvoir ? Or, quel crime peut-il commettre en rétablissant les choses dans l’ordre où les a créé la nature. Nos ancêtres en venant des Palus-Méotides, et s’appropriant les provinces voisines qui étaient à leur bienséance, n’étaient comme nous que des voleurs ; ils n’étaient guidés comme nous que par l’intention toute simple d’établir l’égalité, et de donner à celui qui avait moins, un peu du trop de l’autre.
+Reconnoissant pourtant le tort que nous avons eu de nous priver de nos forces en nous dispersant ainsi par petites troupes ; l’injustice d’employer la violence pour ravir les possessions d’autrui, et pleinement convaincus du mal qu’il y a à répandre le sang des hommes, nous nous contentons de la filouterie, nous n’employons jamais que l’adresse pour corriger les torts de la fortune. Nous nous permettons l’inceste, cela peut-il être autrement parmi un peuple dis- Des loix très-sages punissaient en Sirie bien plutôt celui qui par défaut de soins, exposait ses effets à la tentation, que celui qui les dérobait ; celui qui manque et qui prend ce qu’il trouve, fait, à fort peu de choses près, ce qu’il a dû ; mais celui qui laisse ce qu’il possède à l’abandon, est loin de faire ce qu’il aurait dû faire, et mérite, par conséquent, une punition, bien plutôt que l’autre. Voilà comme raisonnaient les Siriens.
+persé, qui ne veut et ne peut s’allier qu’avec lui-même, qui nous donnerait des femmes si nous ne prenions celles de nos familles ? Il faudrait donc en enlever, cela nous arrive bien quelque fois, mais le mal n’est pas bien plus grand ? L’inceste est d’institution humaine et divine. Les premiers hommes durent nécessairement s’allier dans leurs familles. Les loix et les constitutions de certains gouvernemens doivent faire défendre l’inceste comme d’autres doivent le tolérer. Par lui-même il est indifférent, il ne peut offenser que les loix politiques, mais il ne blesse en rien le pacte social, il établit plus d’union dans les familles, il en double et resserre les liens, peut-être même accompagne-t-il mieux que tout, les véritables loix de la nature. N’imaginez pas au reste que le libertinage entre pour rien dans les motifs qui nous font tolérer ces alliances illicites selon vous, et pourtant autorisées par l’ancienne loi ; {{sic2|qu’elqu’étendue}} que cette
+loi fût sur cet article, nous la restreignons parmi nous. Nous permettons les alliances où l’égalité d’âge semble être une preuve de la permission qu’en donne la nature... Jamais un père n’épouse sa fille, jamais un fils ne souille le lit de sa mère. Saint-Thomas objecte seulement contre la sorte d’inceste dont il s’agit ici, que si les frères s’alliaient à leurs sœurs, il en résulterait un trop grand amour dans les ménages, amour qui deviendrait alors par sa trop grande force, contraire à la chasteté ; on a peu de chose à dire contre ce qu’on a dessein de réfuter, quand on est réduit à employer de tels sophismes ; c’est donc à dire, d’après Saint-Thomas, que l’inceste est vicieux parce qu’il nait de lui ce qui fait la plus grande perfection des mariages ; avouons-le, il est absolument impossible de trouver un argument légitime contre ces sortes d’alliances, mais il est aisé de prouver en revanche quelle foule de vertus il en résulterait.
+Nous faisons encore, j’en conviens, quelqu’autres mauvaises actions, nous employons des simples dangereux ; mais c’est notre commerce, c’est notre façon d’attirer à nous des biens qu’on ne nous donnerait sûrement pas sans cette ressource, et avec des êtres méchans, il faut bien être méchant pour vivre, il y a trop de risque d’être seul bon dans un siècle absolument pervers. Les maléfices que nous nous permettons avec nos secrets, consistent d’abord dans quelques maladies vétérinaires : lorsqu’une compagnie de maltotiers nous soudoie, par exemple, pour mettre la cherté sur un genre de bestiaux quelconque. En rendant cette espèce rare, nous faisons la fortune de l’accapareur, et nous vivons ; car, remarquez-le bien, nous n’aspirons qu’à vivre, et c’est la première de toutes les loix. — Nous ne desirons plus rien au delà des besoins de la vie, quand nous avons assez, nous nous reposons. — Nous faisons la charité quand nous avons trop. La seconde espèce de mal que nous tolé-
+rons parmi nous avec les simples dont nous avons la connaissance, est de composer un puissant soporatif. De la graine du stramonium et de celle du pavot ; nous obtenons une poudre dont l’effet somnifère est de mettre en notre disposition le possesseur des effets que nous voulons voler ; mais nous n’empoisonnons jamais personne, nous ne procurons jamais d’avortemens, nous ne jetons point de sort, nous ne formons point de conjurations, nous disons la bonne aventure. — Cet art est sans inconvénient. Par la nécromancie, nous évoquons les ames des morts, de toutes les façons de dévoiler l’avenir aux hommes ; celle-là fut la plus accréditée. Toutes les nations croyaient qu’on pouvait évoquer les mânes, c’était une suite du système de l’immortalité de l’ame. Le onzième livre d’Homère est Nous lisons dans le quatrième livre de l’Enéide : Nocturnos que ciet manes mugire videbis Sub pedibus erram.
+appelé la nécromancie parce qu’Ulisse descend aux enfers pour y consulter l’ame des morts. Dans la tragédie des Perses du {{sic2|poëte}} Eschille, l’ame de Darius, père de Xercès, est évoquée et vient déclarer à la reine Atossa tous les malheurs qui la menacent.. Vous connoissez les évocations de l’Énéide et celles de l’écriture sainte. — La géomancie nous donne l’art de deviner par les signes de la terre ; ce secret-ci nous vient des Arabes ; l’hidromancie nous apprend à deviner par l’eau ; l’acromancie par les signes de l’air ; la piromancie par ceux du feu ; la lécanomancie, par l’usage d’un bassin ; la chiromancie, par l’inspection des mains ; la métoposcopie, par celle des signes du front ; la cristalomancie, par le secours du verre ou du miroir. Cirile de Jérusalem au traité de l’adoration, dit que de son tems on évoquoit aussi les spectres. La cléromancie n’a recours qu’au sort ; la bibliomancie est l’art Et dans Horace, satire 8, livre premier : Cruor in fossam codjusus ut inde Manes alicerent animas responsa daturas.
+de deviner par les livres ; la céphalomancie par le moyen de la tête d’un âne ; la capnomancie par la fumée ; la botanomancie par les simples, la lictiomanciepar les poissons, la dactylomancie par des anneaux. Qu’il entre ou non dans tout cela de la superstition, mes amies, toujours est-il que nous rencontrons souvent juste, nous vous convaincrons ou par l’expérience, ou par l’étude de ces arts quand vous le jugerez à propos. On nous accuse d’enlever des enfans qui deviennent ensuite des victimes de prostitution. — Cela est vrai, mais quels enfans dérobons-nous ? Ou de malheureux orphelins délaissés, ou des enfans de pauvres qui ne peuvent que gagner au change ; nous les gardons souvent avec nous, et dans ce cas, leur sort devient assurément meilleur qu’il ne l’aurait été dans la maison paternelle. C’est l’histoire de Fiorentina, elle fait ce qu’elle veut avec nous, elle est la favorite de notre doyenne, et elle serait peut-être morte aujourd’hui si elle fût restée chez son père, le plus pauvre des paysans de la Biscaiye, qui hors d’état de
+la nourrir, n’a pu qu’être content de sa perte. Notre conscience est donc en paix sur cet article, bien sûrs qu’un petit mal est toujours permis lorsqu’il s’agit de procurer un grand bien.. Quoi qu’il en soit, notre métier, sans doute, nous oblige à de grands écarts, mais les attraits de la vertu n’en sont pas moins toujours respectés de nos cœurs, ils nous enflamment, et nous nous y livrons autant qu’il nous est possible, nous avons souvent rendu des vols faits à de pauvres gens ; nous avons racheté des prisonniers pour dettes ; nous avons soulagé la veuve, secouru l’orphelin, adouci le sort de l’infortune ; nous vous avons fait jurer de le faire, et nous vous en donnerons souvent l’exemple. Voilà où Brigandos est dans l’erreur. Un meilleur logicien l’a dit dans ce même ouvrage, et avec bien plus de raison : il n’est jamais permis de faire le mal pour arriver au bien. Peut-être verrons-nous notre Bohême agir et raisonner mieux par la suite.
+Dès que Brigandos eut fini de parler, Cortilia lui dit que le souper était prêt. Nous nous mîmes à table, et partîmes dès le lendemain. Nous nous rassemblâmes à l’heure du dîner, dans un assez gros bourg où nos gens vendirent au peuple des ceintures d’herbes, composées d’aconit, pour les maux de cœur ; d’orchis, pour remédier à l’impuissance ; de palma-christi, pour les maux de jointures ; de dentaire, pour les maux de bouche ; et de colutée, pour les maux de vessie. Dona Cortilia dit la bonne aventure à tous ceux qui se présentèrent ; Clémentine à qui l’on avait prêté une guitare, la pinça agréablement, et nous dansions Castellina et moi, en jouant du tambour de basque ; pendant ce tems, nos hommes s’égaraient dans les granges, et gagnaient les devants ; ils firent ce jour-là de si bonnes captures, que lorsque nous nous réunîmes le soir, ils nous montrèrent plus de provisions qu’il n’en eût fallu pour quatre troupes comme la nôtre. Fiorentina qui n’avait pas toujours dansé, montra
+plein ses poches de bagues, de mouchoirs et d’autres effets qu’elle avait adroitement dérobé, et s’attira par ces superbes œuvres les louanges de la brillante assemblée. Comme il fallait bien, ne volant pas, que nous distribuassions au moins quelque chose Clémentine et moi, on la chargea, elle, de la poudre de simpathie, composée de vitriol, des gommes tragaçantes et arabiques, mêlées aux vulnéraires et aux astringens ; et moi, des somnifères dont je vous ai parlé tout-à-l’heure. Le lendemain dans une petite ville où nous nous arrêtâmes, nous vendîmes beaucoup de nos drogues ; les malades s’adressaient à mon amie, les amants venaient à moi ; je leur donnais de quoi fermer les yeux de leur argus, et nous recevions un argent immense. On demanda Rompa-Testa qui se {{sic2|demenait}} sur la place, s’il possédait la chandelle de Cardam, composée de chair humaine, et qui sert à découvrir des trésors. — La plus pure, dit-il, en en distribuant de communes qu’il venait de dérober en passant
+dans la maison voisine, allumez cela, criait-il, et suivez seulement la trace de la lumière, vous serez entraîné comme malgré vous vers les trésors que vous dérobent les entrailles du sol ; un de nos gens qui avait de la poudre de mandragore, en vendit énormément, et notre journée fut des meilleures. La mandragore est la racine de brivna, sa forme est celle de l’homme. On lui attribue la propriété d’engourdir les sens ; d’autres disent que semblable au ginseng, elle excite à l’amour. Circé s’en servit dans ses enchantemens, et ce fut là, dit-on, le secret de Jeanne d’Arc ; quelques personnes prétendent qu’elle est produite ex semine hominis suspensi vel quovis alio supplicio morte muletati. — Pour qu’elle ait de la vertu, il faut qu’elle soit cueillie au printemps, lorsque la lune est en conjonction avec Jupiter ou Venus. La distribution de cette poudre par les Bohémiens, paraît contrarier un peu ce qu’ils ont dit tout à l’heure en se
+Nous étions au dixième jour de notre voyage, prêts à quitter les frontières de Portugal, et nous marchions alors tous ensemble sur la grande route, lorsque nous rencontrâmes dans une charrette un homme et une femme, liés dos à dos et conduits par deux alguasils à cheval. — Alte-là, dit au charretier le chef de notre troupe ; puis s’adressant aux gardes, où menez-vous ce couple infortuné, camarades, continua Brigandos, d’une voix de tonnère. — Où tu seras bientôt, scélérat, répondit l’alguasil, et où je te {{sic2|menerais}} toute à l’heure, si j’avais du monde avec moi. — Frère, répondit notre héros, en prenant le cavalier par la jambe, et le renversant à dix pas de son cheval, ce n’est pas ainsi que l’on répond quand on a un peu de civilité dans les manières ; va t’en convaincre dans défendant de causer des avortemens. Car on sait que cette racine produit ce criminel effet, et vraisemblablement ils en distribuaient dans plus d’une intention.
+le ruisseau, et souviens-toi de te mieux exprimer à l’avenir. Pendant ce compliment Rompa-Testa, ayant démonté l’autre cavalier, en lui assénant un nerveux coup de poing sur la poitrine, aidait à ses camarades à détacher les liens des deux prisonniers et à les faire évader au plutôt. L’opération faite, nos gens s’emparèrent des deux alguasils à demi fracassés de leur chûte, et les fixèrent sur la charrette dans la même attitude où venaient d’être les deux fugitifs, puis Rompa-Testa et Brigandos s’élançant sur les chevaux des deux gardes ; marche, dit notre chef au charretier, destiné à mener deux coquins aujourd’hui, tu vois bien que tu ne te trompes que d’habits. — Et vous, enfants, continua-t-il en s’adressant aux alguasils, comment vous trouvez-vous là ? — Pas trop bien, répondit l’un d’eux. — Vous y mettiez pourtant votre prochain, dit Brigandos. Barbe de Belzébut, voilà donc quels sont ces scélérats ; ils veulent se mêler de faire la justice, et ils enfreignent la plus sainte
+des loix de la nature. Nous avançâmes ; nous eûmes bientôt attrapé les deux fuyards. Tenez, leur dit notre chef en leur faisant présent des deux chevaux, voilà pour vous sauver plus vite ; mes amis, quand vous raconterez votre aventure, vous direz que d’honnêtes gens vous menaient à la mort, et que des coquins vous rendent à la vie. Adieu. Indépendamment des vices dont le chef était convenu vis-à-vis de nous, il en régnait dans notre troupe quelques-uns de secrets, dont le peu d’importance avait sans doute empêché notre instituteur de nous parler ; de ce nombre était la manie singulière qui faisant trouver à une femme autant, et souvent bien plus de plaisir dans son propre sexe qu’avec les hommes, {{sic2|l’a}} détermine à ne choisir que parmi ses compagnes les agens de son libertinage, goût triste et solitaire sans doute, mais qui n’a nul espèce d’inconvéniens, dépravation légère, qui n’apporte aucun tort à la société, dont l’acte est bien moins dangéreux que le dé-
+sordre qui naît du mélange des sexes, et qui, s’il ne donne rien à la nature, lui ravit au moins bien peu de chose. Du nombre de ces femmes était Dona Cortilia, et j’étais devenue le malheureux objet de sa passion, elle ne put tenir à me {{sic2|l’a}} déclarer ; elle était prête, disait-elle, à me sacrifier Fiorentina qu’elle aimait avec fureur... Il n’y a rien qu’elle ne fît pour moi... Il était impossible d’exprimer jusqu’où se portait sa délicatesse, jamais la célèbre Sapho n’en mit autant avec Démophile, la fleur que j’avais {{sic2|touche}} lui devenait chère, elle la baisait mille fois, et la laissait mourir sur sa gorge, si je lui permettais de me rendre des soins ; je lui préparais des jouissances ; ses pleurs coulaient si je lui ravissais ces innocens plaisirs. — Je ne te demande point de retour, me disait-elle quelquefois avec cette chaleur, avec ce raffinement de sensibilité qui caractérise si bien les femmes de ce goût... — Non, Léonore, je ne t’en demande point, je ne te conjure que de te laisser aimer ;
+ne rejette pas les sentimens de mon cœur, et ne m’humilie pas au moins si tu ne veux pas me rendre heureuse. — Ensuite elle se {{sic2|jettait}} à mes pieds, elle le baisait, elle inondait de ses larmes la terre qu’ils venaient de fouler ; si j’enflammais d’un mot sa coupable espérance, les roses de son teint se ranimaient, le rire s’épanouissait sur ses lèvres. Si, plus livrée au dessein formel où j’étais de ne la point satisfaire, qu’à la politique qui souvent me forçait à feindre, je la suppliais de ne plus me parler de ces choses, le souffle brûlant du midi qui dessèche le sein de l’{{sic2|œuillet}} ne le flétrit pas plus sensiblement que mes duretés n’altéraient son visage ; elle se retirait confuse. — La rappelais-je, elle retombait à mes pieds, et jamais peut-être où la conformité fut entière, le sentiment ne fut plus délicat. On n’est point encore convenu d’un nom honnête pour cet égarement. Celui que les femmes de mauvaise vie lui donnent, est
+Cependant mes résistances invincibles la contraignirent à se venger ; elle crut assurer sa victoire en piquant mon orgueil ; elle attaqua Clémentine, y trouva plus de facilité, et ne fit naître en moi d’autres sentimens que de la pitié pour toutes deux. Mon ardente compagne, le sang brûlé long-tems sous la zône, sans principes comme sans vertu, et qui ne devoit qu’à mes conseils et à mon amitié d’avoir été préservée de corruption jusqu’alors, ne tint pas aux sollicitations de la bohémienne. Cette liaison qui prit d’abord avec la plus grande violence, me donna pourtant toutes les inquiétudes de l’amitié et quelqu’autres qui n’étaient relatives qu’à moi ; j’étais fâchée de voir ma compagne engagée dans ce désordre. Je connaissais assez la chaleur de sa tête, pour craindre qu’une telle intrigue, en amusant à la fois son tem- affreux, puisque Sapho s’immortalisa bien plus par ce désordre que par ses vers ; pourquoi ne conviendrait-on pas de nommer saphotisme ce travers singulier du libertinage des femmes.
+pérament et son cœur, ne la fixât pour jamais avec ces bandits. Si cela arrivait, me tiendrait elle les promesses qu’elle m’avait faites... Quitterait-elle la troupe avec moi quand nous serions à Madrid, et me procurerait-elle dans cette ville les secours qu’elle m’y avait assurés ? Elle se douta dès le second jour du chagrin que tout cela me donnait ; elle me pria d’être tranquille, et me jura qu’un instant d’oubli où la tête seule avait part, n’altérait jamais les sentimens de son cœur. Je me rassurai, mais la société où je me trouvais ne m’en parut que plus affreuse ; je ne tenais pas à l’idée de m’y voir entièrement isolée, et mes larmes coulaient souvent en silence. Clémentine, assez mon amie pour ne pouvoir tenir au tourment qu’elle me donnait, se sépara insensiblement de Cortilia et revint à moi plus tendre et plus fidèle que jamais. Je vous ai raconté de suite le commencement et la fin de cette incartade,
+pour n’avoir plus à y revenir. Reprenons maintenant le fil de notre route. Nous venions d’entrer en Espagne, lorsqu’à quatre lieues d’Alcantara, suivant un sentier sur le bord du Tage, qui devait nous conduire à notre solitude du soir ; Castellina qui était à notre tête, entendit geindre dans un fossé à gauche du chemin, elle y vole, et nous appelant aussi-tôt ; nous voyons un malheureux percé de plusieurs coups de poignards et noyé dans son sang. Je dois cette justice à cette malheureuse fille, elle eut seule l’honneur de la belle action ; quelqu’unes de nous se détournèrent avec horreur ; d’autres moins susceptibles de sensibilité, poursuivirent indifféremment leur route. La seule Castellina soulève le blessé, l’{{sic2|asseoit}} contre un arbre, coupe les linges de ses propres vêtemens, les enduit d’un {{sic2|beaume}} souverain, bande les plaies, ranime les forces du moribond, lui fait reprendre connaissance et le rend à la vie. Restez-là, mon ami, lui dit-elle dès que
+cela est fait ; ne cherchez nul autre secours, je vais à une demie lieue d’ici trouver des hommes plus forts que nous, qui vous porteront dans notre demeure et qui achèveront de vous soulager. Elle dit, et s’élance pour avertir nos compagnons qui marchaient fort en avant de nous. Un tel trait, ce me semble, honore bien le cœur de cette fille, et quand la vertu se montre avec tant de puissance dans des ames aussi corrompues, ou il faut plaindre un pareil sort, ou il faut croire que cette corruption qui s’unit à tant de qualités, pourrait bien n’être qu’idéale. Le conseil se tenait quand nous arrivâmes, on loua fort la fille du chef, de l’action qu’elle venait de faire, et on détacha sur-le-champ deux hommes pour aller chercher le blessé. Pendant ce tems les femmes lui {{sic2|préparait}} un lit dans notre habitation ; mais Brigandos, quoique lui-même eut donné l’ordre de secourir cet infortuné, témoignait pourtant de l’inquiétude. J’écoute plus ma pitié que ma raison, nous dit-il,
+si cet homme est la victime d’un forfait, on en recherche sans doute les auteurs, et dans cette supposition, que ne risquons-nous pas à le voir peut-être mourir dans nos mains ? — Et puis, je ne sais de certains pressentimens qui ne m’ont jamais trompé, me disent que j’ai tort d’accorder tant de faveurs à ce misérable. N’importe, continua Brigandos en le voyant venir, sa seule vue m’intéresse, bannissons ces craintes et n’écoutons plus que le sentiment délicieux qui nous fait trouver tant de plaisirs à soulager nos semblables. Le malade arriva, il n’y eut sorte de soins que nous n’en prîmes, et le lendemain, quand nous le vîmes un peu restauré, nous l’engageâmes à nous dire le sujet de sa malheureuse aventure. « L’état de faiblesse où je me trouve, répondit cet homme, ne me permet pas de vous donner de grands détails sur l’origine des malheurs dont vous me voyez accablé ; je m’appelle Dom Pedre, je suis homme de justice et chevalier de la Sainte-Hermandad,
+j’étais envoyé par le tribunal de l’inquisition de Madrid dont j’ai l’honneur d’être membre, pour arrêter secrètement en Portugal, un insigne fripon, accusé du crime capital de judaïser dans l’intérieur de sa maison, et lui et toute sa famille ; vous concevez l’infamie d’un tel crime, et qu’un homme qui s’avise de croire encore au dieu de Moïse, ne peut être digne que des flammes. Après des ruses incroyables, je tenais enfin le circoncis ; comptant trop sur ma propre force, je l’{{sic2|ammenais}} en croupe au saint-office. Il a eu l’adresse de fouiller dans ma poche, de se saisir de mon poignard et de m’en frapper sans que je pusse m’en défendre. Je suis tombé du cheval, étourdi du coup ; il a sauté à terre, m’a achevé dans le ravin où vos femmes m’ont trouvé, et me croyant mort, il a monté sur mon cheval, et s’est rapidement éloigné. » Brave chevalier, dit Brigandos à notre Il ne faut pas que le lecteur s’étonne de voir Brigandos quitter les principes de sa
+hôte après cette narration, un peu plus de philosophie vous eût évité ces malheurs ; que diable vous faisait que cet homme fût juif ou turc, et que ne le laissiez-vous en paix ? — Comment un drôle qui refuse de manger du cochon ? — Imbécile, ne faut-il pas avoir perdu l’esprit pour imaginer que Dieu punisse ou récompense un homme en raison des viandes qu’il aura mangées ; ce sont des vertus que l’éternel exige, et non de ridicules simagrées qui font frémir le bon sens. Ami, apprend de moi que l’homme qui fait le bien est sûr d’être sauvé, quelque soit sa religion, et qu’il seroit infiniment moins dangereux de n’admettre point de dieu, que d’en supposer religion dans le morceau suivant, ainsi que dans quelqu’autres. Chaque fois qu’il parle à des gens qui ne sont pas au fait de ses principes, il est tout simple qu’il s’accommode aux leurs ; nous le reverrons redevenir manichéen, lorsqu’il parlera à ses femmes, ou à ses compagnons.
+un qui damnerait l’homme pour avoir été plutôt d’une religion que d’une autre, parce qu’encore une fois, toutes les religions sont égales aux yeux de Dieu ; il n’y a que le crime et la vertu qu’il lui soit impossible de voir du même œil. — Mais enfin il faut bien faire son métier ? — Ou il faut tacher de n’en prendre qu’un honnête, ou il faut s’attacher à rendre honnête celui qui ne l’est pas. — Il est désagréable d’être chargé d’une besogne fâcheuse, mais il faut s’en tirer quand on l’a. — Ce qu’il faut, c’est être honnête, te dis-je, ce qu’il faut, c’est de laisser vivre chacun en paix, et surtout de n’arrêter personne pour lui ravir ou la liberté ou la vie, parce que de tous les métiers possibles, après le métier du bourreau, celui-là est le plus infâme et le plus digne de l’exécration publique. Patron, je fais comme toi un vilain métier, mais si je l’exerçais aussi malhonnêtement, je t’aurais enterré au lieu de te secourir, puisque tu es par état un des plus grands ennemis que nous ayons. Si donc tu eusses
+su allier un peu de vertu au vice de ta profession, tu aurais laissé le juif en paix, et n’aurais pas aujourd’hui la mort sur les lèvres. — Vous avez bien raison, mes amis, achevez de me soulager, je vous conjure, et de ce moment-ci, je vous proteste de quitter l’infâme métier que je fais. Brigandos ému des remords vrais ou faux de ce coquin, étouffa ses pressentimens, n’écouta plus que la nature, et malgré tous les risques que nous courrions à demeurer dans ce lieu, et à n’y rester que pour une histoire qui par elle-même pouvait seule nous perdre, nous n’en bougeâmes pas de quatre jours. — Adieu, frère, dit Brigandos à l’homme de justice au commencement du cinquième, en prenant chacun notre route, lui à petits pas par le grand chemin, et nous par les sentiers du Tage. Adieu, rappelle-toi le service que nous t’avons rendu, et si jamais tu es pris les armes à la main contre nous, souviens-toi que tu es un homme mort. Dom-Pèdre s’éloigna, les larmes aux yeux, nous assu-
+rant ou qu’il quitterait le métier, ou que s’il lui arrivait de le continuer, nous ne trouverions jamais dans lui qu’un protecteur et qu’un ami. Nous nous séparâmes, et étant entrés le soir de ce jour-là dans une vaste grotte, nous nous y établîmes à dessein d’y passer la nuit. Ce fut là où notre chef ayant encore quelques leçons à nous donner sur l’art de la {{sic2|dévination}}, nous tint à Clémentine et à moi à peu près le discours que je vais essayer de vous rendre. « Ce n’est pas d’aujourd’hui, nous dit-il, que la crédulité de l’homme lui fait desirer de connaître son destin dans l’avenir, ou de deviner les choses cachées. Josué {{sic2|jetta}} le sort pour connaître le prévaricateur de l’ordre de Dieu. Cette science découvrit qui avait volé un manteau, une règle d’or et deux cents sicles. Saul consulta l’ombre de Samuël, par le moyen de la {{sic2|pithonisse}} ; les histoires saintes et profanes sont remplies de ces traits ; les Sibilles, les augures les prophètes, tout cela n’était que des
+Bohémiens comme nous, et leur seule étude consistait comme la nôtre à prendre du présent et du passé les meilleures notions, afin d’en tirer des conséquences pour l’avenir. Voilà quelle est la base de notre art. Quand un homme veut savoir sa destinée, mettez tout en usage pour découvrir ses goûts, ses habitudes, son caractère, ses préjugés, ce dont il s’occupe pour le moment, et ce qu’il a fait autrefois. Les plus sûres inductions se tirent de ces connaissances, ce qu’un homme fait et a fait... il le {{sic2|faira}}, l’homme est une espèce de machine presque toujours déterminée par l’habitude. Attachez-vous principalement à multiplier vos prophéties, et ne les présentez jamais qu’à double sens ; de cette manière, ou de toutes, une réussira, ou il vous sera facile d’appliquer à un des sens, ce qui aura réussi sous l’autre ; en voilà assez pour vous donner de la réputation. Je ne dis pas que les sciences dont je vous ai parlé l’autre jour soient entièrement chimériques, mais ne pouvant
+vous en instruire à fond dans ce moment-ci, je vous mets succinctement au fait de la pratique superficielle, la seule chose qui dans le fond vous soit {{sic2|reellement}} utile, lorsque vous instruisez quelqu’un de son sort, songez surtout à éviter {{sic2|tous}} ce qui est fâcheux, par-là, vous charmerez au moins si vous ne réussissez pas. Il n’y a pas d’homme, dût-il mourir demain, qui ne soit flatté de vous voir lui donner vingt ans de vie ; il n’y pas de cocus qui ne soit enchanté de vous entendre louer la vertu de sa femme ; point d’avare qui n’ait l’oreille chatouillée de vous voir vanter sa bienfaisance ; si vous joignez à cela l’annonce d’un trésor, vous allez le porter aux nues. Il y a une sorte d’art à mentir aux hommes, et c’est cela qu’il faut saisir, que votre imposture les flatte, ils ne vous la reprocheront jamais. Je ne vous dirai qu’un mot des talismans, vous savez que ce sont des figures de l’invention des philosophes arabes, faites sur des pierres ou des métaux de {{sic2|simpathie}},
+qui répondent à de certaines constellations ; Le palladium des Grecs, la statue de Memnon, celle de la fortune de Séjan, les cigognes d’Apollonius, les mouches d’airain, les sang-sues d’or de Virgile, la verge, de Moïse ; les différentes figures de serpens consacrées dans certaines villes, tout cela n’était que des talismans ; nous devons savoir ce que c’est, en raisonner, en vendre, et n’y pas croire, parce qu’il n’y a rien de C’est, dit l’auteur des talismans justifiés, le sceau, la figure, le caractère ou l’image d’une figure céleste, d’une planète ou d’une constellation gravée sur une pierre {{sic2|simpathique}}, ou sur un métal correspondant à l’astre, par un ouvrier qui ait l’esprit attaché à l’ouvrage et à la fin de son ouvrage, sans être distrait par quoi que ce puisse être, au jour, à l’heure de la planète, en un lieu fortuné, par un tems serein et beau, afin d’attirer plus fortement les influences du ciel, par un effet dépendant du même pouvoir et de la vertu de ses influences.
+surnaturel dans le monde, aucun effet qui n’ait sa cause ; les contradictions qui nous embarrassent, ne sont que les caprices de l’être méchant qui ne sait jamais qu’inventer pour tourmenter les hommes, pour abuser de leur crédullté, et les conduire ainsi insensiblement à leur perte, raisons qui doivent nous faire craindre cet être, l’implorer, l’attendrir, si nous pouvons, mais le détester souverainement au fond de nos cœurs. » Ce discours fait, nous soupâmes et partîmes suivant l’usage, de très-bonne heure le lendemain. Il y avait environ deux heures que nous marchions ; le soleil commençait à luire, et nous le voyons avec plaisir dorer de ses premiers rayons les épis ondoyans d’une magnifique pièce de bled, dont nous suivions les bords, quand nous aperçûmes tout-à-coup au coin de ce champ, deux femmes en pleurs, élevant leurs bras vers le ciel ; ô ! mes amis, volons, dit Brigandos, peut-être voilà-t-il une occasion de faire le bien,
+nous nous livrons si souvent à celles de faire le mal ; il dit : et dans l’instant nous courrons à ces femmes, en leur criant de ne pas avoir peur et de nous apprendre le sujet de leur chagrin ; trop agitées pour répondre, elles nous montrent du doigt, en continuant de pleurer, trois hommes à cheval, {{sic2|galoppant}} à bride {{sic2|abbattue}}, au travers de cette riche moisson, brisant les tiges, faisant voler les {{sic2|épies}}, et détruisant dans une minute une partie de l’espoir et du travail d’une famille entière... Seigneur cavalier, dit enfin, une de ces femmes à notre chef, en entremêlant ses paroles de sanglots ; ce champ est à mon père, nous sommes quinze à vivre de son produit pendant toute l’année... Cette saison-ci le ciel nous ayant favorisé, ce bon vieillard voulait mettre une légère somme de côté pour marier ma petite sœur que voilà, mais le pauvre cher père n’aura pas cette satisfaction... Ces hommes que vous voyez {{sic2|galopper}} ainsi dans notre bien, voilà trois jours qu’ils font la même chose. C’est le
+curé de la paroisse, seigneur cavalier, avec son vicaire et son sacristain ; ils nous ont fait plus de tort que quatre orages n’en eussent produit pendant un été. Mais quel motif, dit Brigandos ?... Un de ses paroissiens, reprit la femme, dont vous voyez la maison là-bas, est très-mal depuis quelques jours ; il a envoyé chercher le pasteur, lequel pour accourir plutôt au secours du moribond, dont il attend un legs considérable, traverse, comme vous voyez, notre champ, au lieu de venir par la grande route. Il ne veut pas que son pénitent meurt sans ses services, et le chemin à vol d’oiseau lui fait, prétend-il, gagner trois quarts d’heure. Avant-hier, il y allait pour l’exhorter, hier pour les saintes-{{sic2|huilles}}, aujourd’hui j’ignore pourquoi, mais il nous ruine, seigneur, il nous ruine ; et les deux malheureuses se remirent à verser des larmes. Pendant ce temps, le curé fendait l’air, et comme il avançait de notre côté, il ne se trouvait {{sic2|guères}} plus qu’à trente pas, lorsque Brigandos furieux,
+lui cria d’une voix de {{sic2|tonnère}} d’arrêter sur-le-champ, ou qu’il était mort ; mais le saint homme {{sic2|galoppant}} toujours, exhibe promptement, du gousset de sa culotte, une petite {{sic2|boëte}} de fer-blanc, le vicaire découvre son chef, récite quelques patenôtres ; le sacristain fait retentir l’air du bruit d’une clochette, et tous les trois, sans s’arrêter, continuent de moissonner le champ. Par la barbe de lucifer, s’écrie Brigandos, à qui la colère commence d’échauffer le crâne, arrêtez vieillaques, arrêtez, ou je vous enterre à l’instant tous les trois sous les {{sic2|épies}} que vous briséz. — Impie, lui crie le curé, ne vois-tu pas bien que je porte Dieu ? — Portas-tu le diable, reprit notre chef, tu n’iras pas plus loin, ou je t’écalventre, et tous nos gens s’avançant à la fois vers ces trois cavaliers, il fallut bien qu’ils C’est de cette indécente manière que beaucoup de curés en Espagne et même dans plusieurs provinces de France, porte le viatique dans les campagnes.
+s’arrêtassent. Cependant les deux femmes étaient toujours là, ignorant ce qu’allait faire Brigandos, patron, dit le bohémien en démontant lestement le curé, où as-tu pris que pour porter Dieu à un malade, il fallut détruire l’héritage d’un homme en santé, n’y a-t-il pas de chemins dans le canton ? Que ne t’en sers-tu ? — Laisserai-je aller un homme en enfer par considération pour quelques grains de bled ? — Apprends, stupide coquin, s’écrie Brigandos, en serrant vivement le col du pasteur, que le plus chétif des {{sic2|épies}} de bled qu’accorde la nature au soutien de ces malheureux, à cent fois plus de mérite et de valeur que toutes les idoles de pâtes que contient ta dégoûtante culotte ; songe d’ailleurs que c’est avec ce bled que sont faits les dieux que tu prises, et que si tu en détruis la matière, leur espèce divine ne pourra plus se reproduire. — Insigne blasphémateur ! — Point de compliment, ce n’est pas pour m’entendre louer par toi, que j’arrête ici tes fonctions, c’est pour que tu répares à l’instant le tort que
+tu fais depuis trois jours à ces bonnes gens, regarde-les pleurer de tes crimes, et ose dire que tu sers Dieu après cela — Que je répare, moi ? — Oui, de par tous les diables il faut que tu répares. — Et comment ? En escomptant ici, à vous trois, la somme de cent piastres où j’évalue à-peu-près le dommage que vous avez fait à ces paysans. — Cent piastres ! elles ne se trouveraient pas dans toute la paroisse. — Vérifions, dit notre capitaine, en faisant signe à ses gens de l’imiter ; en conséquence, il saute sur les culottes pontificales, trouve d’abord la {{sic2|sainte-boëte}}, oh ! pour ce {{sic2|bijoux}}, dit-il, en le faisant sauter à quarante pieds au-dessus de sa tête, je n’en donnerais pas un maravédis... Et déculottant tout-à-fait le pasteur, il découvre à la fin une vieille bourse de cuir. Se tournant alors vers ses camarades, pendant que le curé remet à l’ombre les parties dévoilées de sa pudeur, enfans, dit-il, voyons si votre chasse est aussi bonne que la mienne... Additionnons ; les trois bourses se {{sic2|vuident}}, se mêlent et
+donnent un total de dix piastres de plus que l’évaluation de notre chef. — Approchez, braves femmes, poursuis notre capitaine en {{sic2|appellant}} les deux complaignantes... Tenez, voilà ce que le tribunal bohémien vous adjuge en dédommagement de ce qui vous a été fait. — O monsieur ! monsieur ! s’écrièrent ces bonnes filles en arrosant de larmes les mains de leur Salomon... Hélas ! nous sommes trop contentes, mais il est bien méchant cet homme de Dieu que vous venez de condamner ainsi ; vous ne serez pas plutôt loin, qu’il viendra nous reprendre ce que vous nous faites donner avec tant de justice. — Le reprendre !... de quinze jours ma troupe ne quitte les environs de cette ferme, dit Brigandos au curé, et si tu t’avisais d’une pareille infamie, scélérat, je te ferais manger tes c...... en brochette... Tiens, reprends le reste de ta somme, je n’agis pas comme les officiers de justice. Moi, mon ami, je ne me paye pas par mes mains, reprends ton surplus, te dis-je... Ramasse ton Dieu... monte sur
+ta bête, cesse de croire que ce que tu faisais fût un bien qui pouvait s’acheter au prix du mal que ta bêtise osait se permettre ; le bien n’était qu’imaginaire, le désordre est incontestable. Souviens-toi, mon ami, que ce qu’on appelle le bien, n’est que l’utile, et que jamais l’utile n’est rempli, tant qu’il en coûte une larme à l’indigence. Le curé tout confus, et qui n’avait peut-être de sa vie rien dit de plus philosophique en chaire, courut aussi-tôt rechercher sa {{sic2|boëte}} ; mais il était arrivé pendant le jugement du procès, une aventure assez particulière ; une de nos femmes pressée par un besoin de conséquence, s’était cachée dans le bled à dessein d’y procéder avec autant de satisfaction que de pudeur, soit hasard, soit taquinerie, la malheureuse boëte qui se trouvait là et qui s’était ouverte en tombant, avait reçu dans ses entrailles le superflu de celles de notre compagne, et c’était en ce piteux état d’augmentation que le reliquaire s’offrait au pasteur. Trop
+battu pour oser se plaindre, il se contente de se signer trois fois, met en poche ses dieux et ce qui les assaisonne, puis renfourchant sa jument poulinière, il prend congé de notre chef, qui lui jure que s’il se conduit bien, il n’en sera pas moins son ami. On se sépara de part et d’autre. Les jeunes paysannes étaient si enchantées de leur juge ; qu’elles le conjurèrent de venir dans leur maison passer au moins deux jours avec sa bande. Non vraiment, répondit Brigandos, je ne vous perdrai pas de vue, je suis à vous si ce bélitre vous cherche encore chicane, mais si j’acceptais votre offre obligeante, que serait alors l’action que je viens de faire ? Ce n’est jamais que dans son cœur que l’honnête homme doit trouver la récompense de la vertu ; en jouit-il si on la lui paye ?... Adieu... et nous partîmes. Nous ne nous avisâmes pourtant pas de rester aux environs de cette maison, trop de gens n’auraient pas vu du même œil
+que nous, la louable action de notre chef, il y a des esprits si mal faits dans le monde... Nous nous éloignâmes donc avec rapidité, et fûmes passer la nuit à sept lieues de-là, dans une retraite impénétrable, d’où nous décampâmes sans accident le lendemain au point du jour. Nous avions un grand bois à traverser avant d’arriver à Coria où notre chef voulait passer deux jours, lorsqu’environ vers les huit heures du matin, marchant tous ensemble, nous rencontrâmes dans le milieu de ce bois un chevalier de l’ordre d’Alcantara, suivi d’un domestique pour le moins aussi bien monté que son maître. Commandeur, dit Brigandos, dès qu’il l’aperçut ; votre excellence vient sans doute de loin aujourd’hui ? — De fort loin, répond le chevalier, ému de la rencontre. — Cornes de Satan, s’écria notre chef, c’est assez marcher sans boire un coup, faites-nous l’honneur d’être des nôtres, commandeur, vous boirez de bon vin, servi par de jolies filles... Je n’ai ni faim ni soif, dit le
+valier, je vous prie de me laisser finir ma route. — Perle des deux Espagnes, dit Brigandos en fronçant le sourcil, ignorez-vous que les prières de gens comme nous, ressemblent beaucoup à des ordres ?... Ayez la bonté de descendre, et ne nous contraignez pas à vous manquer d’égards. — En vérité ce procédé... — est plus honnête que vous ne pensez, chevalier vous ne verrez jamais que délicatesse et honnêteté parmi nous. Ici le chevalier voyant que la résistance était peu de saison, qu’on avait déjà arrêté son valet et qu’on le désarmait lui-même, mit pied à terre et demanda ce qu’on voulait. — Je vous l’ai dit, chevalier, reprit notre chef, {{sic2|déjeûner}} avec vous, jouir un instant de l’honneur de votre conversation, et nous quitter le mieux qu’il sera possible ; après quelques cérémonies préalables, où nous mettrons tant de politesses que nous espérons qu’elles ne vous déplairont pas ; et pendant ce tems, par ordre du chef, nous étendions une nappe sur le
+gazon, et nous servions le déjeûner. Le chevalier voyant alors que le plus court est de faire contre fortune bon cœur, {{sic2|s’asseoit}}, coupe une tranche de jambon et se met à manger et à boire comme s’il se fût trouvé chez lui. — Que dit-on de nouveau, commandeur ? demanda Brigandos, enchanté de la bonne contenance de son hôte ; passant notre vie dans les bois comme les ours, nous sommes trop heureux quand avec d’aimables voyageurs comme vous, nous pouvons nous remettre au courant. — Nous venons de prendre Mahon, répondit le chevalier, les anglais sont perdus, abandonnés de leurs Colonies, bientôt peut-être de l’Irlande et de l’Ecosse, ruinés par la dette nationale, écrasés par leurs dissensions intestines ; je vois ce royaume à deux doigts de sa perte. — Doucement, doucement, seigneur chevalier, dit Brigandos en avalant deux verres de vin, un de chaque Ces événemens étaient pour lors ceux du jour.
+main, suivant son usage, doucement, je ne vois pas tout-à-fait comme vous dans cette affaire là. Les anglais ont plus de ressources que vous ne pensez, et la différence qu’il y a d’eux à vous, c’est que la faiblesse de votre constitution vous aurait déjà culbuté vingt fois si vous eussiez éprouvé la moitié de leurs revers, au lieu que la force de la leur les soutiendra sans ébranlement. — Mais leurs Colonies ? — Les anglais peuvent se passer de leurs Colonies, et vous ne vivriez pas sans les vôtres, vous qui fournissiez autrefois de l’or à toute la terre. Les colons anglais ne sont que les enfans de leur métropole, et les L’or et l’argent étaient en Espagne en si grande abondance, dit Strabon, qu’on rencontrait quelquefois des masses de ces métaux en labourant ; les rivières en charriaient, et l’on creusait rarement la terre sans trouver les rameaux d’une mine. Strab. Lib. 3. Les Siriens et les Phéniciens n’y formèrent de si riches établissemens qu’à cause de cela.
+vôtres sont nos pères ; ce n’est pas à Madrid qu’est la capitale de l’Espagne, c’est à Lima, c’est à Mexique, au lieu que Londres sera toujours la capitale de l’Angleterre, y eut-til trente Boston et autant de Philadelphie. Mais vous, peuple misérablement affaibli, que deviendriez-vous si vos colons vous abandonnaient ? Accoutumés à ne vivre que d’or, n’en recueillant plus dans votre sein, où en seriez-vous sans l’Amérique ? Je ne sais si vous avez bien fait de vous en tenir au pacte de famille, dans cette occasion peut-être eût-il été plus sage à vous de ménager les anglais. Chevalier, je suis prophète tel que vous me voyez, voulez-vous que je vous dise ce qui va arriver ; la France éprouvera une révolution terrible, elle secouera le joug du despotisme ; les anglais l’imiteront, et toutes deux d’accord, finiront par tomber sur vous, il faut juger les hommes par leur génie, c’est la meilleure règle pour les deviner ; observez l’habitant de Londres et celui de Paris, vous leur verrez la même fierté, les mêmes goûts
+pour la liberté, les arts et les sciences, le même ton de philosophie, tout ce qu’il faut enfin pour se battre un moment et devenir bons amis après. Or, si cette liaison arrive, soyez bien sûr qu’elle se tournera contre vous, et vous n’êtes pas en état de la soutenir. Ils ne sont plus ces tems glorieux où le plan de la monarchie universelle se dressait dans le cabinet de Madrid, et rien ne vous les {{sic2|ramenera}}. Plus avilis, plus écrasés que jamais par votre inquisition et vos prêtres, on ne trouve en Espagne que des alguasils, des chevaliers de la cruciata et de la sainte-Hermandad ; mais que Belzébut m’étouffe si on y rencontre un soldat, encore moins un général. — Que dites-vous, ami ? est-ce l’instant de nous déprimer comme vous le faites ? L’{{sic2|espagne}} renait aujourd’hui, jamais ses campagnes ne furent plus riches, jamais ses {{sic2|atteliers}} mieux fournis. Voyez le commerce de la Catalogne, l’immensité des choses qui s’y fabriquent à présent ; {{sic2|jettez}} les yeux sur nos grandes routes, avant un demi siècle elles seront
+aussi belles que celles de France ; des académies s’élèvent, de grands hommes sortent de leur sein ; les arts fleurissent, les sciences se cultivent, tous les ressorts de l’administration prennent de la vigueur et de l’élasticité... Eh ! non, non, la révolution que vous craignez ne s’opèrera pas, y pensa-t-on même, toute l’Europe s’y opposerait. — L’Europe ? elle serait ravie de vous voir écrasée ; elle ne mettrait pas plus d’obstacle à votre invasion qu’elle n’en a mis au partage de la Pologne, et malgré le faible crépuscule que vous croyez entrevoir, vous êtes et serez encore long-tems la fable de toutes les nations du continent ; vos processions, votre fourberie, votre {{sic2|molesse}} vous en feront toujours détester. Il n’y a pas une de ces nations qui ne prêtât les mains à votre démembrement... Mais parbleu, commandeur, puisque nous voilà en train de politiquer, je veux vous faire part d’un projet ; faites-moi la grace de l’entendre... Je veux refondre l’Europe, je veux la réduire à quatre seules républiques dési-
+gnées sous les noms d’Occident, du Nord, d’Orient et du Midi. — Pourquoi ce choix de gouvernement, il est vicieux. — Le gouvernement républicain est le meilleur de tous. — Voilà précisément pourquoi vous n’y ferez jamais passer des peuples assoupis depuis tant de siècles sous le joug monarchique. Il est possible de passer du bien au mal, c’est la marche d’une nature qui tend sans cesse à la dégradation ; mais le contraire est impraticable. — Rome commença par avoir des rois, elle ne se forma en république qu’après avoir senti tous les dangers de ce régime. — Oui, mais Rome république ne tarda pas à être subjuguée, et les chaînes imposées par les Césars, furent plus lourdes que celles des Tarquins ; je vous le dis, capitaine, vous ne verrez pas dans l’histoire des peuples du monde une seule république se soutenir sans que l’aristocratie ne la gangrène. Or, si le gouvernement aristocratique est le pis de tous, ne {{sic2|desirez}} donc pas à l’Europe une telle manière d’être régie. Capitaine, je vous le répète, le des-
+potisme sera toujours plus près du gouvernement républicain qu’il ne le sera du monarchique. — Oui, lorsque ce seront les nobles qui, comme à Venise, seront à la tête du gouvernement ; il est bien certain qu’alors l’oppression totale du peuple deviendrait la suite nécessaire de ce mauvais ordre de choses, mais un gouvernement qui romprait ses fers, qui, culbutant la monarchie, n’{{sic2|établierait}} ses bases que sur les droits et sur les devoirs imprescriptibles de l’homme, un tel gouvernement serait le modèle de tous, et voilà celui que je veux ; ne dérangez donc point mes projets. Commandeur, le gouvernement républicain que je vous trace ici, est celui que je veux donner à l’Europe ; laissez-moi, d’après cela, poursuivre mes divisions, car cette multitude de petits états me désespèrent ; je divise donc notre continent en quatre républiques, et sous la dénomination que je viens d’indiquer ; voici l’étendue que je leur donne. Pour former la république d’Occident, je joins aux états de la France
+l’Espagne, le Portugal, Maïorque, Minorque, Gibraltar, la Corse et la Sardaigne ; sous les conditions qu’elle se débarrassera de vos moines, de vos inquisiteurs, de vos abbés, et qu’elle enverra tous ces gosiers de pains bénits chanter la messe au fond de l’{{sic2|Affrique}}. — La république du Nord sera composée de la Suède ; je lui donne indépendamment de ses états, l’Angleterre et ses attenances, les Pays-Bas, les Provinces-Unies, la Westphalie, la Poméranie, le {{sic2|Dannemark}}, l’Irlande, et la Laponie. La Russie formera la république d’Orient ; je veux qu’elle cède aux Turcs que je renvoie d’Europe, toutes les possessions que Pétersbourg a dans l’Asie, qui ne pouvaient lui être bonnes que dans la vue d’un commerce par terre avec la Chine, qu’elle ne fait point et qu’elle ne fera jamais ; en récompense, je lui joins la Pologne, la Tartarie et tout ce que le turc laisse en Europe. — La république du Midi sera composée de l’Allemagne entière, de la Hongrie, de l’Italie dont
+j’exile le pape, n’y ayant rien de plus inutile, dans le plan que je trace, qu’un abbé sodomite, à douze millions de revenus, qui n’a d’autre emploi que de distribuer des indulgences dont on n’a que faire, ou des agnus qu’on foule aux pieds. La même république aura la Sicile et toutes les isles qui se trouvent entr’elle et la côte d’{{sic2|Affrique}}. Voilà ma division, chevalier, mais je veux une paix éternelle entre ces quatre gouvernemens ; je veux qu’ils abandonnent entièrement l’Amérique qui ne sert qu’à les ruiner, qu’ils bornent leur commerce entr’eux, et sur-tout qu’ils n’aient qu’une religion, un culte pur, simple, dégagé d’idolâtrie et de dogmes monstrueux... Une religion enfin que le peuple puisse suivre sans avoir besoin de cette vermine insolente qu’il érige en médiateur entre le ciel et sa faiblesse, et qui ne sert qu’à le tromper sans le rendre meilleur. {{sic2|Dantzik}} sera, d’après mon plan, la ville libre ou chaque république aura
+un sénat. Là, toutes les discussions se termineront à l’amiable, les jugemens des arbitres deviendront les loix des états, et si les temporisations proposées ne leur plaisent pas, dix députés par république viendront se battre en personne, sans exposer des millions d’hommes à s’égorger pour des intérêts qui sont rarement les leurs. — Ce projet fut rêvé jadis par un certain abbé de Saint-Pierre ; un français, qui l’écrivit au commencement de ce siècle, point du tout, chevalier. Je connais le livre dont vous parlez. Cet abbé ne partageait pas ainsi l’Europe, il y laissait tous les petits souverains qui l’agitent en la divisant, il ne réunissait pas comme moi, toutes les puissances, en attaquant ce qui leur nuit ; l’abbé de Saint-Pierre, en un mot, renonçait aux systêmes de l’équilibre, pour établir celui de l’union : moi je n’érige celui de l’union, qu’en consolidant celui de l’équilibre, et mon projet vaut beaucoup mieux. — Il n’assurerait pas la paix perpétuelle. — Toutes les fois qu’il
+égalise, il diminue les raisons de guerre. — L’ambition sera toujours la même, c’est le venin du cœur de l’homme, il ne s’anéantit qu’avec lui. — Cette passion n’a plus de motif. Ce qui détermine une nation à déclarer la guerre à une autre, c’est parce qu’elle veut recouvrer ou envahir, et dans tous les cas, parce qu’elle veut avoir autant ou plus que celle qu’elle attaque ; mais si elle est aussi forte, ses motifs deviennent injustes, et dès-lors en admettant mon systême, voilà trois états contre un, l’agresseur qui le sait se tient en paix. Il est très-difficile d’établir l’équilibre dans une multitude de poids inégaux, rien de plus simple que l’opération quand il ne s’agit plus que de quatre poids de même mesure. — Mais il faudrait un patriarche au moins, si vous chassez le pape ; il faut bien que la religion ait un chef. — Chevalier, la bonne religion n’a besoin que d’un Dieu ; commencez par vous accorder unanimement sur l’essence, sur les attributs de celui que vous admettez, par con-
+venir qu’il n’a besoin que de nos cœurs, que tout le reste est aussi dangereux que superflu. N’étant plus nécessaire alors de vous égorger pour la manière de servir ce Dieu, un chef vous deviendra parfaitement inutile ; c’est presque toujours en raison de ce chef que vous vous êtes battus pour vos dieux ; sans les désordres et les débauches de ce chef, jamais Luther ne se fût séparé ; or, voyez que de flots de sang a fait verser cette désunion. Non, monsieur, point de pape, un Dieu, c’est encore beaucoup ; il faut que je vous suppose très-sage pour vouloir bien vous en permettre un, chevalier : le {{sic2|systême}} de cette existence est le plus dangereux présent qu’on puisse faire à des fous. — Ami, je vous crois athée. — Vous ne buvez pas, commandeur, est-ce que vous ne trouvez pas le vin bon ? — Excellent, seigneur bachelier. — Tu dieu, brave homme, me donnez-vous ce titre en badinant ? — Non sur ma croix. — Sachez donc, commandeur, que j’ai pris mes licences pour l’être ; tel
+que vous voyez, j’ai étudié cinq ans à Salamanque, et sans quelques petites fredaines de jeunesse qui me brouillèrent avec la justice, dit Brigandos, en relevant ses moustaches, je serais peut-être aujourd’hui recteur en l’université de Compostel. — Vous êtes donc de la Galice ? — En vérité, commandeur, je serais bien en peine de vous dire de quel pays je suis, tout ce que je sais, c’est que ma mère est arrière-petite-fille du bâtard de la maîtresse d’un enfant trouvé de Barcelone, d’où vous voyez que j’ai quelques traits à me qualifier de Catalan. Si jamais je finis mal ma carrière, au moins aurai-je la satisfaction d’être traité par le bourreau comme un grand de la première classe, et cela ne laisse pas que d’être consolant. — Mais enfin vous êtes né quelque part ? — Sur le haut d’un mât de perroquet, commandeur, où C’est la prétention et le droit des Catalans comme noble, titre qu’ils se donnent tous.
+ma mère, qui revenait de Lima, s’était réfugiée pour donner un peu moins de scandale, en mettant au monde un fruit si sûr de son incontinence, avec un matelot de l’équipage. N’importe, mon père m’avoua, il épousa ma mère ; on me fit étudier, et je vous dis que je serais aujourd’hui chanoine au moins, si je n’avais pas eu d’exécrables inclinations. — Ah, scélérat ! dit le chevalier en se levant, me voilà obligé d’aller à confesse pour avoir bu avec un homme tel que toi. {{sic2|Alte-là}}, commandeur, dit notre capitaine en se levant aussi, je vous ai dit que le dernier moment serait le plus dur, c’est le quart d’heure de Rabelais. Où allez-vous, excellence, sans trop de curiosité ? — A Lisbonne. — Je connais ce pays-là, et dites-moi, votre grandeur trouvera-t-elle des connaissances dans cette métropole du Portugal. — J’y suis au sein de ma famille. — Ah, ah ! eh bien, commandeur, vingt-cinq cruzades vous suf- Environ 25 écus.
+fisent pour vous y rendre gaillardement vous, votre valet et vos deux chevaux, les voilà dans cette bourse, permettez que nous changions s’il vous plait. — Et de quel droit ?... — De celui de la nature, commandeur, dont la loi proscrit l’inégalité des richesses, il n’est pas juste que l’un ait tout, pendant que l’autre n’a rien. Vous venez de voir que je suis partisan du système de l’équilibre, établissons-le, je vous prie, il ne tiendra qu’à vous d’y joindre celui de l’union, car, en vérité, ce troc fait, vous n’aurez pas dans les deux Espagnes un serviteur plus fidèle que moi. Le chevalier qui se voyait entouré, jugea sainement que la résistance était vaine ; il donna sa bourse à Brigandos, prit celle de notre chef à la place, et se disposa à remonter sur son cheval. Un moment, commandeur, dit le bohémien, ce que vous donnez là n’est que le dû, nous attendons maintenant la gratification. Vous avez tout, en honneur. Et cette croix de superbes
+{{sic2|brillans}}... est-ce sur une de cette espèce que Pilate a mis votre Dieu ? Vous voyez qu’il y a du luxe là ; or, le luxe est un tort réel dans une religion qui fait vœu de pauvreté ; donnez cela, brave serviteur de Christ, et nos femmes en s’en parant, vont vous régaler d’une sarabande ou d’un fangados. — Puisse-tu aller au diable et toi et tes p..., dit le chevalier en jettant sa croix et remontant à cheval, ainsi que son valet... Fuyons, Fuyons, Gabriel, et maudissons l’instant qui nous fit tomber en de si mauvaises mains. — Jour de Dieu, s’écria Brigandos, voilà ce qu’on appelle un homme de mauvaise humeur ; qu’il trouve des gens qui le volent aussi poliment que nous, et je perds trois fois mon profit. Marchons, enfans, le soleil avance, et nous avons de la besogne à faire. Il ne nous arriva plus rien de nouveau de tout le jour ; nous le passâmes presqu’entier dans Coria, à distribuer des philtres, des {{sic2|beaumes}}, des talismans, à
+danser, à voltiger et à prophétiser bien ou mal. Nous traversâmes les jours d’après l’Estramadoure, toujours côtoyant le fleuve, dont nous nous étions rapproché après avoir quitté Coria, et sans qu’aucun événement de conséquence vint nous distraire ou nous arrêter. Nous dirigeant sur Tolède, nous étions prêts enfin à entrer dans la Castille neuve, lorsque coupant le milieu d’une forêt qui se trouve sur la frontière de l’Estramadoure et de la Castille, nous entendîmes appeler au secours dans le taillis de la lisière du bois, nous y volons ; juste ciel ! une malheureuse fille de 13 à 14 ans, couchée à terre, déjà nue, les bras liés à deux arbres, allait devenir la proie d’un grand jeune homme fort et vigoureux, dont la mule était attachée près de là. Qu’est-ce ceci, frère, s’écria Brigandos, et que t’a fait cette malheureuse pour la traiter aussi mal ?... Ah ! seigneur, dit la jeune fille en sanglotant, je ne lui ai jamais rien fait, je vous le jure ; il m’a
+rencontré à trois lieues d’ici, gardant un peu de bétail à mon père, il m’a demandé le chemin de Tolède : je le lui ai montré ; il m’a dit qu’il craignait de s’égarer, qu’il me demandait en grace de marcher devant lui pour le guider ; je l’ai fait par bonté d’ame, voulant néanmoins le quitter à chaque lieue, et lui, me promettant toujours de l’argent si je voulais le sortir totalement de la forêt, quand nous avons été ici et qu’il a cru que personne ne pouvait l’entendre, il est descendu de sa mule, puis sautant sur moi le pistolet à la main, il m’a menacé de me brûler la cervelle si je lui opposais la moindre résistance, et comme je voulais m’échapper malgré cela, il m’a {{sic2|jetté}} par terre d’un coup de pied dans les reins, dont je suis toute meurtrie ; là, me voyant sans force, il m’a traînée auprès du bois et m’a mit dans l’état où vous me voyez. Il se préparait sans doute à faire pis, lorsque le ciel et ma sainte {{sic2|patrone}} vous ont envoyé pour me secourir. — Baron, dit notre chef en
+fixant ce scélérat, qu’as-tu à {{sic2|repondre}} à cette accusation ? — Rien, et qu’avez-vous vous-même à me demander ? Les chemins ne sont-ils pas libres ? — Par la peau d’Astaroth ! dit Brigandos, je vois que tu n’es pas plus civil que tu n’es galant ; dis-moi, faquin, n’as-tu pas attaqué quelquefois le taureau à Tolède. — Sire clerc, répondit le voyageur en voulant remonter sur sa mule, je vous prie de me laisser partir et de me dispenser d’avoir rien à démêler avec vous. — Oh ! doucement, dit Brigandos, les choses ne peuvent pas se passer ainsi, il faut que l’affaire soit jugée dans toutes les règles. Qu’on détache cette fille, ordonnât-il aux femmes, et gardez-la parmi vous, je vous charge de me répondre d’elle... Vous, enfans, dit-il aux hommes, ayez soin de cet égrillard, et serrez-le de près, le poulain est vicieux, il a besoin d’être dompté ; et notre chef par ces dispositions se trouvant au milieu des deux troupes séparées, la première des femmes gardant la bergère ; la seconde d’hommes captivant le criminel,
+releva son haut-de-chausses, et dit, jugeons maintenant. — Il s’approche d’abord de la petite fille ; pucelle, lui dit-il, si l’homme qui t’a maltraitée t’eût parlé d’amour, et qu’au lieu de s’y prendre comme il l’a fait, il t’eût proposé de lui vendre tes prémices au moyen d’une somme quelconque, à quel taux les aurois-tu mis ? Hélas ! monsieur, dit la jeune enfant, je sais bien qu’il y a un âge où il faut qu’une fille perde ce qu’elle a de plus cher, ces choses-là ne peuvent pas toujours se garder ; s’il m’avait parlé poliment, qu’il m’eût seulement offert un doublon, n’eût-ce été que pour le plaisir d’en voir un, il aurait fait de moi tout ce qu’il aurait voulu. — Bon, nous dit Brigandos, voilà la p... toute trouvée, il ne s’agit plus que de la somme ; alors il s’approche du garçon : gibier des fourches de Tolède, lui dit-il, tu vois que tu as commis une action infâme ; si c’était un corrégidor qui dut la Environ 42 liv.
+juger, il te ferait accrocher aussi facilement qu’il suspendrait à son garde-manger la poularde qu’il aurait reçu du plaideur ; dis-moi ; quel motif t’engageait à agir comme tu l’as fait avec cette malheureuse fille ? Flambeau des deux Castilles, répondit le prisonnier dont le ton était abaissé depuis qu’il se voyait pris ; je suis un jeune étudiant en droit, dont le dessein est de se pousser dans la robe ; ma famille qui y a toujours été, est à la veille de m’acheter une des premières places de magistrature à Séville. Je reviens de Salamanque où j’étudie depuis six ans, et je m’en retourne dans ma patrie ; je suis naturellement enclin à l’amour des femmes... On est là... sur un mulet, le crâne brûlé pendant sept heures des ardens rayons du soleil, la nature parle et elle parlait impérieusement quand j’ai rencontré cette poulette. Je n’ai plus entendu que mes desirs. — Soit, mais la maltraiter !... — Seigneur chevalier, la nature en courroux n’est pas toujours très-délicate, plus elle
+nous parle avec violence, plus elle efface en nous la loi des considérations. Avez-vous quelquefois vu déborder le Tage ? Respectait-il en s’échappant ces superbes plans d’oliviers dont l’agriculteur économe ombrageait à plaisir ses rives ? Opposait-on un frein au fleuve ? celui-ci plus furieux encore, ne les franchissait-il pas avec plus d’impétuosité ? Etoile de l’Estramadoure, cette allégorie renferme mon histoire, la jeune fille résistait... elle m’irritait davantage ; il y a des instans où cette voix de la nature, à laquelle on dit qu’il faut se rendre, est pourtant bien inconséquente ; suivant les loix, j’allais commettre un crime, et je vous proteste pourtant que je ne suivais que la nature. Si cet enfant eut doublé ses résistances, peut-être l’aurais-déchirée, tout en n’écoutant que la nature. — Ami, personne ne connaît mieux que moi les désordres de cette marâtre ; mais, comme il s’agit ici bien plutôt d’arranger que de philosopher, dis-moi, qu’aurais-tu fait pour cette petite
+fille, si elle t’eût accordé de bonne grace, ce que tu voulais lui ravir de force ? Je lui aurais donné ce qu’elle aurait voulu. — Combien encore ? — Sur ma conscience, un morceau comme celui-là vaut dix piastres pour un voyageur échauffé, je ne l’aurais pas eu pour quinze à Madrid. — Camarade, tu te condamnes toi-même, et je te jugerai par tes paroles ; dix piastres pour les prémices de cette enfant, cinq pour l’avoir maltraitée, voil les quinze que tu l’aurais payée à Madrid, est-ce trop, brave homme ? — Non, en vérité. — Donne-les donc, et l’enfant est à toi. — Le voyageur escompte ; Brigandos appelle la jeune fille : Chrétienne, lui dit-il, tu es convenu avec moi que si cet homme s’y était pris comme il fallait, tu te serais rendue pour deux pistoles : voilà le double de ce que tu demandes, ajouta-t-il en lui remettant les quinze piastres, deviens la femme de cet homme-là, et ne lui refuse aucune de tes Les quinze piastres font à peu près 84 l.
+faveurs... puis à sa troupe... éloignons-nous, enfans, sans pourtant les perdre de vue, jusqu’à la consommation de l’affaire, nous leur devons protection à tous deux, prochaine lumière de Séville, poursuivit-il en s’adressant au jeune homme, et ta donzelle et toi viendrez boire un coup avec nous quand vos opérations seront achevées. Le fougueux étalon d’Andalousie est moins leste à sauter sur la brune cavale des vallons de Cordoue, que l’écolier de Salamanque ne l’est à s’assurer de sa conquête... Tous deux s’éloignent ; nous en faisons autant en gardant le mulet pour ôtage... Au bout d’une heure ils nous rejoignent. Nous venons vous remercier, monseigneur, dit le jeune homme à Brigandos, jamais procès ne fut mieux décidé, puisque mon adversaire et moi nous avons tous deux gagné notre cause. Confrère, lui dit notre chef, puisque le ciel te destine un jour à juger les humains, que la leçon que tu viens de recevoir te serve au moins à quelque chose ;
+le devoir d’un juge n’est pas de punir, il est de rendre les deux parties contentes autant qu’il est possible ; l’opération n’est pas difficile, que chacun cède un peu de son côté, tout s’accordera promptement ; il ne s’agit que de savoir si la chose est bien ou mal en elle-même, elle ne peut être l’un ou l’autre qu’en raison de son effet sur les parties, si elle n’en opère qu’un bon sur l’une et sur l’autre, elle ne peut plus être un mal que dans l’opinion ; considération vaine que doit toujours mépriser un juge ; ce qui fait que presque tous se trompent, c’est que cette considération chimérique les arrête, c’est qu’ils accordent tout à la loi, et jamais rien à l’humanité ; un peu plus d’esprit, un peu plus de tolérance, et tout s’arrangerait à l’amiable ; mais il faudrait des soins, il faudrait étudier l’homme et la nature, et tout cela est trop pour de tels gens ; ayant dessein de faire mieux qu’eux dans cette affaire-ci, je n’ai imaginé qu’une chose, c’était de ne les imiter en rien, il en a résulté que vous voilà tous deux contens,
+qu’on m’indique une meilleure façon de juger les hommes, et je m’en sers à la minute. Oh  ! monsieur, s’écrie la petite fille, il est si vrai que vous m’avez rendue contente, et je le suis tellement de ce jeune homme, que s’il veut, je l’accompagne à Séville. — Quel est ton père, lui dit notre chef ? — Laboureur, pauvre et infirme. — A-t-il d’autres enfans près de lui  ? Oui dà, monsieur, j’ai ma grande sœur qui ne le quitte pas. — N’importe, tu lui es utile, tu travailles pendant que ta sœur le soigne, tu lui manquerais dans sa vieillesse. Retourne à ta maison, cache ce que tu as fait, non que ce soit un mal dans le fond, mais c’est que les sots le {{sic2|voyent}} comme tel  ; donne à ton père la moitié de l’argent que tu as gagné, et dis-lui que c’est une aumône que l’on t’a fait. M’approuvez-vous, Bachelier, dit alors notre chef au sévillan. — De toute mon ame, seigneur cavalier, répondit celui-ci, je ne voudrais pas faire tort à un malheureux  ; que ferais-je d’ailleurs
+de cette enfant dans ma famille ? — Qu’elle parte donc, dit Brigandos, et comme il n’est pas nécessaire que vous vous retrouviez, gagne par là, camarade, voilà le chemin de Séville ; et toi, mon enfant, ajouta-t-il à la petite fille, prends de ce côté, ce doit être celui de la maison de ton père. Tous deux s’embrassent, tous deux se séparent, et nous ne quittons le local que quand nous les jugeons l’un et l’autre trop éloignés pour se rejoindre. Homme équitable, dis-je à notre chef en nous remettant en marche, permettez-moi de vous faire une question. Si cette jeune fille eût été plus attachée à son honneur qu’à l’argent que vous lui avez fait donner, comment eussiez-vous décidé le procès ? Un de ces besoins impérieux qui ne connaissent aucun frein, entraînait cet homme au crime malgré lui, me répondit notre capitaine, ce besoin trop violent pour être délicat n’exigeait que d’être satisfait, et pour y réussir, tout objet devenait indifférent ; je lui aurais cédé pendant deux
+heures une femme de ma troupe ; dans une ville où ici, le moyen de contenter cet homme devenait facile. Comme vous voyez, il ne faut ni rouer ni pendre celui qui a faim, il ne faut que lui donner à manger. En quel endroit qu’eut été porté la cause, voilà donc toujours une des deux parties contente, et la jeune fille tenant à son honneur, protégée, dégagée de ses liens, renvoyée sous bonne garde à la maison de son père, le devenait également ; écartez-vous de la règle, moquez-vous de la loi, ne respectez que l’homme et la nature, vous accommoderez toujours les plus épineuses affaires ; mais si vous {{sic2|rigorisez}}, si vous citez Cujas et Bartole, si vous écoutez le préjugé, votre vengeance ou vos intérêts, si vous répondez comme les sots : ce n’est pas moi qui juge, c’est la loi ; alors vous mécontenterez tout le monde, alors vous ne ferez que des platitudes, et vous vous rendrez insensiblement vous et vos loix en horreur à tout ce qui respire. Ayant entendu parler à Sainville d’une multitude
+d’autres désordres moraux à peu-près semblables à celui-ci, dans lesquels le libertin, aveuglé par sa passion, cherche plutôt une victime dans l’objet qui lui sert, qu’une compague à sa volupté, et sachant que ce genre de vice occupait avec autant d’imbécillité que d’indécence la tête des magistrats français ; je demandai à notre Licurgue ce qu’il pensait de leur extrême sévérité sur cela : — Je la blâme fortement, me répondit-il aussitôt, il n’est besoin ni de loix ni de punitions pour anéantir ces excès ; les dégoûts qu’ils inspirent aux uns, les regrets dont ils déchirent les autres, suffisent à les anéantir chez un peuple ; laissez ceux qui agissent et ceux qui cèdent, se punir mutuellement l’un par l’autre, et gardez-vous de faire de ces turpitudes de scandaleux éclats dont la connaissance déshonore le magistrat, instruit l’innocence, et fait rire le vice ; n’assurez pas sur-tout une protection dangereuse à ces objets de l’intempérence publique, cette protection que vos magistrats n’accordent
+que pour acheter à ce prix les faveurs empestées de ces malheureuses, rend à ces créatures, par une impardonnable inconséquence, les droits que leur avilissement leur enlève. C’est replacer dans la société une vermine dont elle ne travaille qu’à se délivrer, c’est ouvrir la porte à tous les vices, c’est encourager la corruption des mœurs, c’est séduire une infinité de jeunes filles retenues, sans cette protection dangereuse par le mépris et par la honte ; et pourquoi, en l’accordant cette fatale protection, la fille du bourgeois ou de l’artisan ne volerait-elle pas à un genre de vie qui, avec beaucoup d’agrémens d’un côté, leur assure encore de l’autre le droit d’être soutenues par les loix qu’elles outragent comme le serait la citoyenne honnête qui les craint et qui les respecte ? Que ces juges prévaricateurs se convainquent donc une bonne fois. (Si les attraits fardés de ces {{sic2|sirénes}} peuvent laisser pénétrer dans leur ame le flambeau de l’équité, que l’intempérance absorbe), qu’ils se con-
+vainquent, dis-je, qu’il n’est rien de plus dangereux qu’une protection de cette espèce ; que le véritable esprit des mœurs exige que pour punir les filles du consentement qu’elles accordent aux licencieux désirs du libertin, elles trouvent dans l’acquiescement de ces mêmes désirs, la Il n’y a qu’à Paris et à Londres où ces méprisables créatures soient ainsi soutenues. A Rome, à Venise, à Naples, à Varsovie, à Pétersbourg on leur demande lorsqu’elles comparaissent aux tribunaux dont elles dépendent, si elles ont été payées ou non ; si elles ne l’ont pas été, on exige qu’elles le soient, cela est juste ; si elles l’ont été, et qu’elles n’ayent à se plaindre que de traitemens, on les menace de les faire enfermer si elles étourdissent encore les juges de saletés pareilles ; changez de métier, leur dit-on, ou si celui-ci vous plaît, souffrez-le avec ses épines. Aussi, dans toutes les vilies, y a-t-il un tiers de ces filles de moins qu’à Paris et à Londres, proportion gardée.
+juste et véritable punition de leur méprisable complaisance ; {{sic2|qu’elles}} filles embrasseront l’état à ce prix ? et de ce moment, sans que des magistrats jettent les yeux sur des vilenies qui les {{sic2|deshonorent}}, ne voila-t-il pas tout puni de soi-même ; la {{sic2|courtisanne}} porte sur son corps meurtri la peine de sa sordide prostitution, et le libertin qui n’en trouve plus, ou s’en prive, ou devient tempérant ; mais persuadez à vos prestolets de Thémis de renoncer par sagesse à une branche épouvantable d’ordures qui doit leur valoir les épices ou le monseigneur, c’est prêcher régime à un gourmand, c’est louer le luxe devant un avare ; Et tout en raisonnant ainsi, nous approchions de Tolède. Il est très-extraordinaire qu’un magistrat ait mis dans sa cervelle qu’il pouvait résulter quelque bien d’éclairer et de publier les secrètes horreurs que le libertinage enfante. Comment ce magistrat tel qu’il soit ou tel qu’il ait pu être, a-t-il arrangé ce {{sic2|systême}}
+Nous {{sic2|appercevions}} déjà les montagnes entre lesquelles cette belle ville est située ; déjà nous distinguions les restes de l’Aqueduc des maures et la tour du château où avec la religion ou la décence dont les loix s’opposent si formellement à cette publicité ? Il faudrait au contraire punir sévèrement la malheureuse prostituée assez bête pour {{sic2|revêler}} ces écarts, et qui en les dévoilant non seulement se fait tort à elle-même, mais corrompt et le juge qui se délecte à ces indignes confidences, et tous ceux qui vont les apprendre par l’éclat du juge. Que l’on daigne un instant comparer le danger qui peut naître de fermer les yeux sur ces {{sic2|vilainies}}, à celui qui résulte de leur scandaleux éclat ; ne vaut-il pas mieux qu’il y ait dans une ville cent libertins cachés que d’en faire éclore aussitôt dix mille, en divulguant les travers de ces cent ? Avant le règne de Louis quinze, on ignorait cet art infâme de pervertir ainsi la jeunesse, et de produire un très-petit bien, en opérant d’aussi grands maux, il n’y
+Phillipe quatre tint si long-tems le duc de Lorraine prisonnier, quand Brigandos, faisant faire halte, nous dit qu’il ne voulait pas coucher ce jour-là dans la ville, ayant avait point d’espions tentateurs, point de journaux chez les courtisanes, et tout allait aussi bien qu’aujourd’hui ; c’est à Sartine que furent dues ces absurdités inquisitoires, et c’est depuis ce grand magistrat, qu’un homme sait aujourd’hui à quinze ans, ce qu’il ignorait encore à quarante autrefois. On ordonnait à ce méprisable espagnol de faire des listes de toutes ces turpitudes, pour en réveiller l’engourdissement du souverain. Cet imbécile imagina qu’il fallait colorer d’un vernis d’équité la déshonorante fonction dont on le chargeait, et prendre l’amour des mœurs et de la décence pour excuse de ces vexations. Malheureux Français, voilà comme on vous trompait, comme on se moquait de vous... Voilà comment, pendant que vous chantiez et couriez vos catins, on enchaînait votre liberté, comme on grévait vos goûts et vos fantaisies les plus simples.
+des ordres essentiels à nous donner avant. Nous voici près des ruines de la tour enchantée, poursuivit-il en nous les faisant voir entre deux roches escarpées, à une demi-lieue au levant de Tolède... A quelques serpents près, nous serons bien là pour tenir conseil, nous avons dans la ville qui s’offre à nos yeux, à côté de beaucoup d’argent à faire, un grand Comme on mettait des entraves sur vos besoins les plus naturels, et comme on gangrenait vos enfans et tout cela sous le spécieux prétexte d’une excellente police. Les Romains conquéraient l’univers et n’avaient point d’espions chez leurs courtisanes. On assure qu’il fut présenté à l’illustre magistrat dont il s’agit ici, un ingénieux projet de vexation sur le citoyen, en raison de la manière dont il perdrait son urine. Le premier plan ayant passé, celui-ci pouvait bien avoir lieu malheureusement, il y avait peu de profit, aucun détail obscêne, point de liste qui put amuser les petits soupers du roi, et Sartine refusa.
+nombre d’ennemis à craindre, il faut {{sic2|tacher}}, si cela se peut, que la brebis paisse sans que le loup vienne la manger, il y a là dedans des adorateurs de dieu plus dangereux que des démons pour des gens comme nous, entrons, amis, nous coucherons fort bien là, et pendant qu’on fera notre souper, je vous raconterai l’histoire de cette tour. L’anecdote qui la concerne est vraiment digne d’être recueillie. Nous entourâmes notre chef comme nous avions coutume de faire quand il avait à pérorer, et il nous parla dans les termes suivans. Ce que j’ai à vous dire sur ce monument, mes amis, est d’autant plus curieux que c’est à ce trait d’histoire que remonte l’invasion des maures en Espagne, ce fut cette tour que vint fouiller le roi Rodrigue, imaginant y trouver des trésors, et qui disparut dans les airs après la recherche qu’il osa entreprendre ; mais ceci demande des détails, écoutez-moi donc avec attention. « Dom Rodrigue, le plus savant de tous les princes dans l’art de varier ses débauches
+le moins scrupuleux dans les moyens de s’en assurer les victimes »... Oh ! mon ami, s’écria Dona Castillia en accourant avec effroi, sauvons-nous, sauvons-nous d’ici, nous n’y sommes pas en sûreté... Eh ! qui y a-t-il {{sic2|mignone}}, répondit notre chef en se levant ? — Un cadavre de femme ; là, regardez là où j’allais allumer du feu pour faire cuire notre souper. — Un cadavre ? — Oui, en vérité. Nous nous levons, nous allons reconnaître, et nous nous convainquons bientôt tous que notre doyenne n’a que trop bien vu ; c’était une fille de vingt à vingt-deux ans, percée de deux coups de dague dans la poitrine, mais elle était si parfaitement belle, il y avait si peu de tems qu’elle était morte, qu’aucun de ses traits n’étaient encore altérés. — Il faudrait décamper, si nous faisions bien, dit le chef, mais, de par tous les diables, quand la justice entière de Tolède devrait venir ce soir-ci, je n’irai pas plus loin ; qu’on fasse un trou, qu’on mette dedans cette infortunée ; qu’on fasse des
+rondes et des patrouilles, et tenons-nous tranquilles ; celui qui a tué cette femme n’ira pas dire qu’il l’a mise là ; il faudrait être bien malheureux pour qu’on vînt nous accuser de ce crime. D’ailleurs la voilà en terre... On ne la voit plus... Ce que terre cache est bien caché... Courage, amis, ne nous dérangeons pas... Il faut convenir qu’il y a pourtant des gens plus méchans que nous dans le monde ; eh bien, ce ne sont pas les plutôt pris... La providence est si juste que le malheureux qui succombe n’est jamais que celui qui pour se livrer à quelques vertus n’a pas toujours suivi la route du crime, sa bonté le perd, au lieu que celui qui n’a point cessé d’être méchant, accoutumé à prendre plus de précautions, n’échoue jamais dans les périlleux sentiers de la vertu ; cette réflexion est cruelle, mes amis, mais les circonstances la font naître, et je ne puis la taire. Quoiqu’il en soit, couchons-nous, je ne suis plus en humeur discourante... Il nous faut partir d’ailleurs demain avant l’aube du jour. Nous
+nous endormîmes, et la nuit se passa tranquillement. Amis, dit notre chef le lendemain avant de nous mettre en marche ; sans d’importantes affaires, je ne séjournerais point dans la ville dangereuse où nous allons arriver, mais on m’y appelle depuis long-tems, il m’est impossible de différer. Un vieux chanoine mozarabe m’attend pour ranimer sa vigueur par des potions cordiales dont je {{sic2|possede}} seul le secret ; une de ses nièces arrive à dessein de passer six mois avec lui, il veut, malgré ses soixante ans, la recevoir comme s’il n’en avait que vingt. Le duc de Medoc m’écrit lettre sur lettre pour aller lui protéger un enlèvement... Le grand vicaire de l’archevêque a eu le malheur de faire un enfant à la nièce de son patron, il veut que j’aille détruire son Chapelle fondée sous ce nom pour 12 chanoines, dans la cathédrale, par le cardinal Kimènès. On appelle ainsi les nouveaux chrétiens, c’est-à-dire les maures convertis.
+ouvrage... Je n’en ferai pourtant rien, vous le savez, je ne me mêle pas de ces infamies... D’ailleurs, c’est le tems de la foire, les grandes opérations où je vais me livrer vous protégeront, et à l’ombre de mon crédit, vous pourrez manœuvrer en sûreté. Rompa-Testa, ajouta-t-il en s’adressant à son fils, et toi, Brise-idoles, écoutez bien ce que je vais vous dire. « Il y a dans la cathédrale un excellent coup à faire ; on y voit dans la chapelle Notre-Dame une statue de la vierge couverte d’une robe de {{sic2|soye}}, brodée en diamans, en rubis et en émeraudes. Jamais la mère de Jésus, qui était la maîtresse d’un pauvre charpentier, ne fut vêtue si magnifiquement ; ne tolérons point le défaut de costume ; opposons-nous à ce luxe indécent. Il ne faut point tromper les arts ; vous entrerez furtivement dans cette église, vous dépouillerez la {{sic2|patrone}}, dont le corps {{sic2|nud}} est assez beau, sans doute, puisqu’il est d’argent massif... De par tous les diables, je voudrais bien la tenir,
+mais ne pouvant avoir la bête, vous vous contenterez du licol ; vous me rapporterez ce haillon précieux : si le coup réussit, je vous fais tous deux mes lieutenans : vous autres, continua-t-il, en s’adressant au reste des hommes ; vous voyagerez dans les rues ; vous vous glisserez dans les foules ; et quand vous aurez fouillé dans une des poches du juste-au-corps d’un homme, vous mettrez subitement la main dans l’autre poche, de peur que la différence des poids ne le fasse douter de quelque chose. — Pour vous, mesdemoiselles, vous vous séparerez deux par deux, et vous irez vous loger près de la Vega-il-rio, quartier qui nous est spécialement destiné. — Vous Clémentine, et vous Léonore, voilà une adresse particulière, près des Cordeliers,... vous y serez parfaitement bien ; je vous ferai, ainsi qu’aux autres femmes de ma troupe, tenir mes ordres régulièrement tous les jours ; et Promenade de Tolède.
+vous vous transporterez, ainsi qu’elles, chez les différentes personnes que je vous indiquerai, pour y dire la bonne aventure, et pour en trouver, si bon vous semble. Je ne gêne ni ne contraint personne. Que chacune de vous ait sur elle pour le besoin, le somnifère, dont l’effet est sûr, et qu’elle en use suivant les cas. Vous dona Cortillia, voilà de l’hippomane, ménagez-le, et vendez-le bien ; car il devient furieusement rare. Les ordres donnés, nous nous mîmes en marche, et nous entrâmes par peloton dans la ville. Enfin, séparés de la troupe, et mar- L’hippomane est regardé, par les gens crédules, comme le plus sûr de tous les talismans ; c’est une excroissance de chair qui se trouve au front des poulains naissans ; il est rare, parce que la mère l’arrache à belles-dents du front du poulain, dès qu’elle l’a mis bas ; son effet est de se faire aimer de la femme â qui l’on en fait avaler.
+chant seules, Clémentine et moi, pour nous rendre au logement qui nous était indiqué, j’entretins à l’aise, mon amie, du désir que j’avais de quitter, dès l’instant, la mauvaise compagnie avec laquelle nous avions le malheur d’être associées. Ce chef est un brave homme, dis-je à ma compagne, ses principes sont sûrs, et j’aime sa philosophie ; il serait fait pour commander par-tout, et il n’est aucune société qui ne se loua de son administration ; mais il ne se trouve ici qu’à la tête d’une bande de coquins ; et malheureusement nous en faisons partie. O ! Clémentine, il faudrait quitter ces gens-là. Mon amie m’objecta le défaut de fonds ; Brigandos qui nous avait indiqué un logis où nous devions être reçues, rien qu’en le nommant, ne nous avait pas laissé d’argent ; il était même expressément convenu avec nous, de remettre chaque jour à celui de ses gens, par lequel il nous enverrait ses ordres, tout ce que nous pouvions gagner. D’ailleurs, objectait Clé-
+mentine, ces bonnes gens nous ont bien reçus, quand nous ne savions où donner de la tête. Il n’y aurait-il pas de l’ingratitude à les quitter, quand nous pouvons leur être utile ? Ce penchant subit à la reconnaissance, m’étonna dans cette chère fille, que guidait rarement la vertu ; j’en induisis qu’elle n’était nullement fâchée de la vie qu’elle menait, et qu’il deviendrait fort difficile de la lui faire quitter. — Une troisième raison, ajoutait Clémentine, se fonde sur les dangers inévitables pour nous, si nous voulions échapper à ces bohêmiens, ils nous ressaisiraient assurément par-tout, et malgré l’honnêteté qu’ils font paraître, tant que nous nous conduisons bien, ils nous traiteraient assurément très-mal, si nous venions à changer de procédés. — Mais une partie de ces mêmes raisons n’existera-t-elle pas de même à Madrid ? Non, dès en arrivant je te mène chez mes amis, et leur protection nous sert contre les entreprises de ces mauvais sujets. Ne savent-ils pas bien d’ailleurs que
+nous ne sommes avec eux que jusques-là ? — Allons donc, suivons notre destinée, puisqu’elle nous entraîne encore à courir l’aventure. Clémentine me fixant alors avec cette sorte d’embarras inévitable au vice, quand il sait bien qu’il va être combattu, me demanda quels étaient mes projets dans {{sic2|Tolede}} ? — De m’y conserver aussi pure que je l’ai toujours {{sic2|été}} depuis que j’ai quitté mon époux... La mort même ne me ferait pas changer de dessein. — Je suis bien loin d’en promettre autant ; la sagesse commence à m’ennuyer ; je suis libre, je n’ai de fidélité à garder à personne ; le genre de vie que je mène échauffe mon physique ; les exemples que je reçois, les choses que j’ai faites, {{sic2|enflamme}} ma tête... Que me revient-il de tant de pudeur, je n’en fais pas moins le métier d’une fille perdue ?... On serait bien dupe de s’attacher à la réputation, quand les circonstances nous l’enlèvent, ce qui m’a toujours {{sic2|consolé}} d’un premier
+faux pas, c’est qu’il contraint au second, et qu’il en assure la tranquillité ; la plus grande de toutes les folles est celle qui, déjà déshonorée par un travers, a la bêtise de s’en refuser un autre... Tous les frais ne sont-ils pas faits ? Il y avait à la première {{sic2|chûte}} un peu de peine et beaucoup de plaisirs, il n’y a plus que des roses à la seconde. Toutes les épines ont disparues. — Eh quoi ! lorsqu’il s’agissait de notre bonheur,... lorsque nos effets présentés devant nous deviennent la récompense de notre faiblesse, la vertu te soutient, tu résistes ; et quand il n’est question ou que d’un léger profit, ou que d’un fol espoir de volupté, te voilà prête à te rendre ? — Que tu connais mal le cœur des femmes, si tu n’admets pas cette inconséquence ! C’est l’instant qui nous détermine, c’est le caprice, c’est le tempérament... On est sage par une fortune, on devient catin pour un joli homme, — Oh ciel ! te voilà séduite encore une fois. — Je ne te cache pas qu’une de nos compa-
+gnes m’a indiqué l’adresse d’un gentilhomme de cette ville, passionné pour les femmes de notre état, et qui indépendamment des plaisirs que je dois attendre de son âge et de sa figure, me comblera si je veux de présents. — Et si notre chef t’oblige à lui tout donner ? — Je le ferai, et il me le rendra à Madrid ; ce sont nos conventions. Qui peut compter sur les secours que nous espérons dans cette capitale ? La mort ne peut-elle pas nous avoir enlevé ceux de qui nous les attendons ? Ce que je gagne ici nous reste alors, nous nous en aidons toutes deux ; — ainsi, que les secours que tu attends à Madrid s’y {{sic2|trouve}} ou non, de toute manière nous quitterons cette compagnie ? — Mais Clémentine, qui, comme vous voyez, se coupait dans deux ou trois endroits de ses réponses, m’en fit encore une ici tellement remplie d’incertitude, que je vis bien qu’il fallait peu compter sur elle,... et que ce qu’il me restait de mieux à faire de mon côté, était de
+me résoudre à suivre aussi ces malheureuses gens jusqu’à Pampelune, où ils comptaient aller, et là de m’échapper dans la première ville de France, où la justice, entre les mains de laquelle je comptais me jetter, me donnerait et les secours et les protections nécessaires pour regagner ma province ! mais le ciel, comme vous le verrez bientôt, rompit tous ces beaux projets, et vint arrêter mes désordres, sans que j’eusse besoin de m’en mêler. J’essayai tout encore avant que d’arriver à Tolède, pour détourner ma compagne de ses funestes projets ; mais quand une femme court à sa perte, plus l’on emploie de moyens pour l’en empêcher, mieux on la plonge dans le précipice, ses désirs croissent en raison des dangers qu’on lui fait craindre, et l’enfer fût-il à ses pieds, elle ne s’y jetterait qu’un peu plus vite. Il n’y eut rien que je n’employai pour retenir ma compagne ; rien qu’elle ne m’opposa pour légitimer sa faute ; jamais éloquence
+ne fut plus rapide. C’était celle d’une mauvaise tête et d’un excellent physique, rarement celle-là manque d’énergie. Quand Clémentine vit que je renonçais à la persuader, elle voulut m’haranguer à son tour ; elle employa pour me {{sic2|seduire}} une partie des mêmes argumens dont elle venait de faire usage, pour prouver qu’elle avait raison de faiblir ; elle crut qu’elle serait aussi habile à me corrompre, que je l’avais été peu à la convertir ; elle avait, disait-elle, une autre adresse pour moi ; j’aurais pour le moins autant de plaisir, et peut-être encore plus de profit qu’à celle qu’elle se réservait... Quel gré me saurait-on de ma retenue, et comment y ferais-je croire ? après la liberté dont j’avais joui,... après la vie que j’avais menée, pourrais-je me flatter d’en imposer à qui que ce pût-être ? J’aurais donc, avec le regret de n’avoir point connu le bonheur, le chagrin de ne pouvoir pas même convaincre de ma vertu... — Va, ma chère amie, continuait cette {{sic2|syrêne}}, c’est à notre per-
+sonne, bien plus qu’à notre sagesse, que les hommes attachent du mérite ; leur cœur est tellement dépravé, que cette pudeur même que tu crois si précieuse, cesse de l’être à leurs regards aujourd’hui. Ils s’imaginent que nous valons moins dès que nous avons encore ce que l’on ne conserve jamais quand on veut quelque chose, ils croyent que si nous n’avons pas {{sic2|succombées}}, c’est bien plutôt par la faiblesse de l’attaque, que par la force de la défense ;... Mais à supposer que le mari pour qui tu te conserves, ne sente pas le prix de cet effort... Seule à jouir dans ce cas-là, auras-tu connu de grands plaisirs ? T’imagines-tu que cette sorte de vanité en fasse goûter de bien réels ? Et pour les faibles chatouillemens de l’orgueil, qui ne sont que des jouissances illusoires, tu te seras donc privée de celles des sens dont les délices sont inexprimables ?... Mais allons plus loin, si personne ne divulgue cette faute à l’époux que tu respectes, s’il est certain qu’il peut l’ignorer toujours, te
+voilà donc, même en la commettant, idéalement aussi pure à ses yeux, que si tu ne l’avais pas commise ; ce n’est pas la faute en elle-même qui peut t’affliger, puisqu’il n’en reste aucune trace ; sa douleur ne viendra que de la savoir ; s’il ne la sait jamais, plus de douleur... Il y a mieux, c’est qu’il serait infiniment plus malheureux, la croyant, quoiqu’elle ne fût pas, qu’il ne peut l’être, l’ignorant quoiqu’elle soit : ce n’est donc pas toi qui tient son bonheur en tes mains. Ce bonheur sera ou ne sera point en raison de l’opinion qu’il aura reçue ; travaille à ce que cette opinion soit bonne, quoique ta conduite soit mauvaise, enveloppes-toi des voiles du mystère, et deviens, si tu veux, sous leur ombre, mille fois pis que Messaline ou Théodora ; tu l’auras rendu plus heureux que si ta conduite était bonne, et que l’opinion fût contre toi, Théodora était femme de Justinien ; voyez ses désordres dans Procope ; une partie
+quelle folie de se gêner dans ce cas ! c’est se rendre esclave pour le plaisir de porter des chaînes ; c’est refuser de s’y soustraire, quand la raison même nous en dégage. Ces considérations réfléchies, si tu les porte encore, ces malheureuses chaînes, tu n’agis plus alors que pour ta satisfaction personnelle et cette jouissance intérieure est-elle autre chose que de la déraison et de l’entêtement ? En dois-tu valoir moins à tes propres yeux, pour avoir valu davantage à ceux des autres ? Te dépriseras-tu donc en proportion de ce qu’on t’aura estimée ? Seras-tu vile à tes regards, pour avoir un instant cédé aux plus doux penchans de la nature ? Crois-tu que ces penchans qu’elle nous inspire, soient moins doux que la triste satisfaction au pied de des loix que nous suivons encore est l’ouvrage de ses amans, en amusant son mari de ces codes atroces, elle lui voilait sa conduite ; l’imbécile Justinien compilait et sa femme couchait.
+laquelle lu les immole ? Mais raisonnons... Ton époux t’aime ou il ne t’aime pas ; s’il t’aime, n’ais pas peur qu’une chose qu’il ignorera toujours, puisse le refroidir à ton égard ; et ne crains pas qu’une chose qui ne blesse qu’un préjugé d’opinion, puisse te rendre un instant moins vertueuse. S’il t’aime, dût-il même la savoir cette chose... Que de motifs pour l’excuser ;... ton âge,... l’abandon dans lequel les circonstances le forcent à te laisser, toutes les causes irrésistibles du physique, et s’il a l’ame sensible, le plaisir même que cette faute t’aura procurée. Un époux vraiment aimable et juste, jouit bien plus des voluptés que sa femme goûte, que des sacrifices qu’elle lui fait, n’est-il pas bien plus doux de permettre des jouissances, que d’imposer des fers ? Quel est donc l’être barbare qui se délecte à des privations ? Lui en doit-on dès qu’il en exige ? Ah ! n’est-il pas plus délicat d’imaginer qu’on rend ce qu’on aime heureux, par la liberté qu’on lui laisse, qu’il ne peut être
+flatteur d’acheter le triomphe de l’amour-propre, au prix des sensations de ce malheureux être immolé à notre vaine gloire ? Donc aucun obstacle à te livrer, aucun inconvénient à ce que ton époux le sache même si réellement il t’adore avec délicatesse, et s’il ne t’aime plus, quel regret n’auras-tu pas d’avoir été la dupe d’un sentiment éteint ? Quand tu lui faisais les plus grands sacrifices... Ainsi, qu’il t’aime ou qu’il ne t’aime pas, tu auras toujours eu tort de ne pas céder, et tu auras toujours à te repentir de ne l’avoir pas fait, pouvant le faire impunément. Je ne t’oppose pas la religion, je sais trop combien la justesse et la bonté de ton esprit te rendent supérieure à ces freins ridicules. Je ne combats que ton orgueil et ta folie, que ton entêtement et que tes préjugés ; je ne cherche à détruire qu’eux, trop sûre que c’est à eux seuls à qui tu sacrifies les plus doux plaisirs de la terre... Ah ! jouis-en, jouis-en Léonore ; l’âge où nous sommes créés pour eux, passe comme la fraîcheur
+des roses ; et quand nous sommes effeuillées comme elles, les froides jouissances de la vanité nous dédommagent-elles de tout ce que nous avons fait en leur faveur ? Pour quant à moi poursuivit Clémentine, je ne te le cache pas, mon parti est pris, j’aimerais mieux mourir que de ne pas me donner non-seulement à celui qu’on m’indique, mais à tous ceux qui voudront de moi... à tous ceux que mes charmes pourront séduire... Et pourquoi donc seraient-ils faits ces charmes ? si ce n’étoit pas pour les livrer ; n’est-ce pas pour plaire que la nature nous a faites jolies ? Si c’était un crime que de lui céder, nous aurait-elle donné les appas qui nécessitent la {{sic2|chûte}} ? Ah c’est qu’elle veut qu’on la fasse dès qu’elle nous prodigue tout ce qu’il faut pour y être entraînées ; et celle qui lui résiste en rendant les frais inutiles, l’offense bien plus {{sic2|griévement}}, que celle qui, connaissant le prix des dons, ne pense qu’à en multiplier l’usage... Vis et meurs sans plaisir près de ton {{sic2|phantôme}} de vertu...
+Moi, je n’existe plus que pour l’immoler au plus léger de mes caprices. O Clémentine, m’écriai-je, je le vois bien je vais te perdre, entraînée par une foule de nouveaux plaisirs, tu ne sentiras plus ceux de l’amitié, je ne t’aurai aimée que pour te plaindre, je ne t’aurai connue que pour te pleurer. — Ne m’attendris pas dit Clémentine... Non sois sûre que je t’aimerai toujours ; mais ne cherche pas à ouvrir mon ame dans l’espoir de la faire changer, je l’endurcirais plutôt que de me laisser vaincre ; n’{{sic2|employe}} nulles ruses avec mon cœur, elles échoueraient toutes aux résolutions de mon esprit. Ne crains point qu’une affaire d’amour aille t’enlever ton amie ? Il ne s’agit pas de délicatesse dans les travers que je médite, il n’est question que de besoins, je ne veux pas connaître l’amour, je ne veux que me {{sic2|r’accommoder}} avec ses plaisirs. — Et que sont-ils sans le cœur ? — Tout, on ne les goûte bien que quand on n’aime pas, c’est pour les autres qu’on jouit dès qu’on aime ; ce
+n’est que pour soi dès que le sentiment n’est pour rien, je ne veux pas l’échauffer ce cœur, je ne veux qu’amuser les sens ; et le calme de l’indifférence, est délicieux pour analyser des sensations ; uniquement occupée de soi, méprisant souverainement celui qui ne pense qu’à nous, peu curieuse de ce qu’il éprouve... Sacrifiant tout à soi-même, on jouit si philosophiquement... Ah ! Léonore, Léonore, si tu savais combien il est doux de ne pas aimer et de se sentir persuadée que l’on l’est ; il y a à cela une sorte de friponnerie qui met un sel bien piquant au moral d’une jouissance. Ces discours que je réfutais en vain, parce que malheureusement le cœur a presque toujours tort avec l’esprit ; tous ces argumens d’une mauvaise tête, {{sic2|m’allarmant}} sans me persuader, nous conduisirent enfin aux portes de Tolède ; nous avions presque toute la ville à traverser pour arriver dans le quartier qui nous était indiqué ; à peine fûmes-nous dans la
+place des Carmes, que nos physionomies, nos tailles, nos singulières parures, attiraient sur nous les regards de tout le monde, et Clémentine sa guitare en écharpe, soutenait cette insultante curiosité, avec une {{sic2|éffronterie}} qui dévoilait ses mœurs ; un des effets de la corruption, est de détruire en nous le sentiment pénible de la honte, on ne rougit plus dès qu’on est décidé à se tout permettre, et cette modestie qui nous retenait souvent encore, s’anéantit sous les attraits séduisans du vice. Voilà pourquoi le premier ouvrage de la séduction, est d’absorber la pudeur dans l’ame de celle qu’on travaille à corrompre ; on fait bientôt tout ce qu’on veut d’une jeune fille, quand on l’a convaincue de la {{sic2|bisarrerie}} de {{sic2|s’allarmer}} des mouvemens de la nature, et les freins que l’on ridiculise, sont bien plutôt brisés que ceux que l’on combat. La raison de cela est simple ; c’est avec de l’esprit qu’on résiste aux argumens que le
+Pour moi, je baissais les yeux, je ne sais ce que j’aurais donné pour être à cent lieues delà. Nous arrivâmes enfin chez une femme d’environ cinquante-cinq ans, logée dans une petite rue derrière les Cordeliers, et dont la maison me parut fort suspecte, mais il n’y avait pas à reculer, nous eussions difficilement été reçues ailleurs, nos parures nous ayant fait reconnaître ; La patronne qui s’appelait dona Laurentia, vice emploie pour triompher. Tout ce qu’on objecte flatte donc, parce qu’on n’y parvient qu’en développant une qualité qui nous honore ; mais s’il est démontré que la conduite qu’on a, que les opinions qu’on adopte soient réellement des ridicules, voilà l’orgueil compromis, et dès ce moment on change de plan ; le ridicule blesse tellement notre vanité, que s’il était possible de persuader l’être le plus sage, que la vertu est un ridicule ; il l’abjurerait à l’instant.
+nous admit sans difficulté. Après s’être informé de son ami Brigandos, elle nous montra une chambre à deux lits, dont elle dit que nous pouvions disposer. Et sans aucune autre cérémonie préalable, elle nous demanda si nous voulions recevoir des hommes, Clémentine avait bien envie de répondre qu’oui, mais à l’empressement qu’elle me vit à demander instamment de n’être point soumises à cette règle, elle crut devoir prendre le parti du silence. A votre aise, dit Laurentia, ma maison est aussi sûre que l’hôtel du Corrégidor, il n’y vient jamais que d’honnêtes gens, pour éviter le train, je ne reçois jamais que de vieux prêtres, il n’y a pas de danger avec ceux-là... Tenez écoutez... entendez-vous d’autre bruit que celui que les opérations légitiment ; eh bien ! j’en ai pourtant six dans mes chambres avec un pareil nombre de pensionnaires... Ils redescendront dès qu’ils auront fait, il en reviendra d’autres, et vous n’en-
+tendrez jamais plus de train ; oh ! grand dieu dis-je à Clémentine, où sommes-nous donc ? Ne t’en inquiète point me dit cette folle en éclatant de rire, n’entends-tu pas que madame te dit que nous serons ici comme nous voudrons. — Assurément, reprit la duègne, on ne contraint personne chez moi... Liberté entière, si les demoiselles dont je vous parle reçoivent du monde, c’est qu’elles le veulent bien, soyez très-sûres que l’on n’entrera point chez vous par force... Mais je vous conseille de vous réjouir... Nous voilà dans le temps de la foire... Vous êtes jolies... vous ne manquerez pas de pratiques, je vous le {{sic2|répete}}, ma maison est sûre ; savez-vous qu’il y vient des filles des plus gros bourgeois de la ville... De petites poulettes en mantilles noires, qui disent à leurs parens qu’elles vont à confesse... et comme les églises sont humides, je les reçois ici, le directeur s’y trouve, et la cérémonie se passe sans scandale... La pénitence est quelquefois un peu rude, mais au moins sont-elles
+toujours sûres de l’absolution. — Madame dis-je à notre hôtesse, nous sommes encore novices dans le métier, nous nous contenterons d’exécuter les ordres de Brigandos, nous irons par-tout où il nous enverra, mais nous ne recevrons assurément personne ; ensuite nous traitâmes de notre nourriture, Laurentia nous dit qu’ordinairement avec les femmes que lui envoyait notre chef, elle se chargeait de toutes ces choses, et qu’elle ne nous laisserait manquer de rien, elle sortit ; nous envoya tout ce qui était nécessaire, et nous ne songeâmes ce premier jour qu’à nous reposer. Le lendemain comme nous ouvrions nos fenêtres, le premier spectacle qui nous frappa, fut l’appareil lugubre d’un malheureux que l’on conduisait au supplice, il était suivi d’une foule innombrable... Dans tous les pays du monde, et peut-être plus en Espagne, qu’ailleurs, cette fatale curiosité est toujours celle du peuple... — Quel est le crime de cet homme de-
+manda Clémentine à Laurentia ? — Un événement affreux arrivé avant-hier, le coupable n’ayant pu soutenir l’horreur de son crime, est venu l’avouer lui-même. C’est un des premiers seigneurs de la ville, je suis surprise que vous n’ayez pas entendu parler de cela, tout s’est passé à une demie lieue d’ici, précisément du côté d’où vous venez. — oh ciel dis-je, je parie que nous avons vu la victime... Et que cette infortunée jeune fille... — Une fille assassinée, vous l’avez vue ? — Oui. — C’est {{sic2|celà}}, c’est celà... Oh l’histoire vous fera frémir... Mais que vois-je ?... Cachez-vous {{sic2|mignones}}, voilà deux cordeliers qui me font signe, nous les gênons, ils veulent s’introduire {{sic2|secrétement}} chez moi... Dînez en paix, j’irai vous tenir compagnie au désert, et vous faire part de cette sanglante aventure. Le duègan sortit... les cordeliers entrèrent... Nous dinâmes, et à peine eûmes-nous fini que Laurentia reparut ; écoutez-moi, nous dit-elle, je vais vous raconter la cause de la fin tragique de ce gentilhomme que
+vous venez de voir passer, et qui vient de mourir comme un saint. Ici Léonore ayant demandé à la compagnie si l’on désirait qu’elle rendit cette histoire, et tout le monde l’y ayant invitée elle le fit de la manière suivante... {{c|{{espacé|1em|LE CRIME}}}}{{br0}} {{c|{{t|{{espacé|DU SENTIMEN}}T,|120}}}}{{br0}} {{espacé|1em|{{c|{{t|OU}}|110}}}}{{br0}} {{c|{{t|{{espacé|LES DÉLIRES DE l’AMOU}}R.|120}}}}{{br0}} {{c|{{t|{{espacé|NOUVELLE ESPAGNOL}}E.|100}}}}{{br0}} {{br0}} {{lettrine3|I}}l n’y avait point à Tolède de maison plus riche que celle du comte de Flora- Cette nouvelle, purement d’invention, n’est ni traduite, ni empruntée de nulle part ; on est presqu’obligé d’avertir de ces choses, dans un siècle de pillage littéraire, tel que celui-ci.
+Mella, point de seigneur dans les deux Espagnes, qui joignit à cet avantage, une naissance plus illustre, et de plus flatteuses prérogatives ; mais la fortune ne se soutient pas toujours également chez ceux qu’elle favorise ainsi, et sa main inconstante ne les élève souvent au faîte des grandeurs que pour les en précipiter avec plus d’éclat. Le comte marié fort jeune, avait perdu sa première femme au bout de trois ans, et n’en ayant eu qu’une fille, il était résolu de se lier encore sous les loix de l’hymen. Ces seconds nœuds réussissent rarement, le comte en devint la funeste preuve ; une demoiselle de la maison de Brajados, belle et riche sans doute, fut l’objet qui le captiva, mais il s’en fallait bien que les vertus de cette jeune personne, répondissent aux dons précieux qu’elle apportait, d’ailleurs rien de plus scandaleux que sa conduite, rien de plus perverti que ses mœurs. Le duc de Medina-Sidonia, était alors
+le jeune homme à la mode, à Tolède, quoique marié {{sic2|lui-méme}}, il n’en était pas moins l’effroi de tous les époux et l’idole de toutes les femmes. La comtesse de Flora-Mella avait trop de vanité, elle avait le coup-d’œil trop sûr, pour ne pas désirer à son char, ce célèbre amant de toutes les jolies femmes ; le voir et l’enchaîner, furent pour elle l’affaire d’un jour, et cette intrigue devint bientôt si publique, que le comte de Flora-Mella, ne pouvait presque plus en soutenir la honte. Quelques fussent ses tribulations, le désir qu’il avait de se voir un héritier, l’engagea néanmoins à feindre ; il dévora ses chagrins ; il essaya d’imposer silence au public, et continua de vivre avec sa femme dans l’intimité des époux. Ses vœux s’accomplirent enfin, la comtesse devint grosse, et mit au monde un fils, nommé Dom Juan, malheureux héros de cette sanglante histoire. De ce moment le comte leva le masque, il crut ne devoir
+plus suspendre sa vengeance, et la jeune comtesse reléguée par lui, dans des terres à elle, au fond de l’Andalousie, quitta pour jamais Tolède et son époux. Cependant les fruits des deux différens hymens du comte de Flora-Mella, s’élevaient ensemble, dans son palais, et ce père infortuné semblait recueillir au moins dans les qualités de ces deux beaux enfans, le dédommagement des chagrins occasionnés par la mort de la mère de la jeune fille, et par l’affreuse conduite de celle du jeune homme. Rien n’avait été négligé pour l’éducation de ces élèves chéris ; on n’épargnait aucun des soins qui devaient réunir à tous les dons qu’ils avaient l’un et l’autre reçus de la nature, ceux des talens les plus agréables. Dom Juan venait d’atteindre sa vingtième année quand Léontine sa sœur, en prenait vingt-deux ; et si la fierté, la noblesse et les agrémens d’un sexe se montraient à profusion dans Dom Juan, Léontine plus belle que l’astre du jour, et plus fraîche
+que la fleur que ses rayons font éclore, réunissait de son côté tout ce qui peut rendre une femme digne de l’admiration générale. Elle avait la peau la plus belle... les traits les plus fins et les plus délicats,... les yeux les plus vifs et les plus animés,... de ses cheveux dégagés des liens de fleurs qui lui formaient un {{sic2|diadême}}, elle pouvait ceindre deux fois la taille enchanteresse qu’elle avait emprunté des graces. Mais si la nature s’était épuisée pour embellir ces deux jeunes personnes, si elle les avait égalisé par les charmes de la figure, quelle différence extrême n’avait-elle pas mis dans leur caractère ! Autant Dom Juan avait de violence et d’impétuosité, autant Léontine avait de douceur et de retenue ; l’un ne connaissait que ses passions et n’écoutait que leur organe, l’autre n’avait pour guide, que sa raison et ses devoirs. Les attraits de Léontine n’avaient point échappés, à Dom Juan, il sentait bien
+tous les obstacles qui s’opposaient à ses vues, mais la nature plus forte que les conventions sociales, cette nature vigoureuse et mâle, qui les brise souvent au lieu de les servir, élevait mille mouvemens tumultueux dans son cœur qui lui semblaient impossibles à vaincre, et ne plaçait que trop follement l’espoir à côté de l’amour ; l’honnête liberté dont il jouissait auprès de sa sœur, lui donnait souvent occasion de s’expliquer avec elle ; long-temps il avait déguisé son trouble, captivé long-tems sous un joug cruel, il avait mieux aimé se faire violence que de montrer les sentimens coupables dont il osait brûler ; mais tant de contrainte devenait difficile à un tel caractère ; ce n’est pas avec l’ame fougueuse de Dom Juan, qu’on aime ainsi sans l’avouer. De son cô é peut-être, Léontine n’avait-elle pas remarquée sans émotion, toutes les graces d’un jeune homme charmant, qu’il lui était permis d’aimer comme frère ; mais son excessive modestie ne tolérant
+aucun écart, ses sentimens eussent-ils même été plus vifs que ne le souffraient ses nœuds, elle se fût bien gardée de ne pas leur imposer un frein ; la nature ne perd pas plus ses droits dans une ame comme celle de Léontine, que dans un cœur comme celui de Dom Juan, mais la vertu, plus écoutée dans l’une, sait restreindre au moins ce qui peut balancer son empire, on cache sa douleur et l’on souffre en silence. Egarés tous les deux un jour dans ces vallons fleuris et frais qu’arrose le Tage auprès de Tolède, loin des yeux toujours incommodes des gouverneurs et des duègnes, Dom Juan ne se contenant plus, osa se jeter aux pieds de sa sœur. — O vous que j’idolâtre s’écria-t-il en imprimant ses lèvres brûlantes sur une des mains de cette belle fille... Vous que je crois pouvoir aimer sans forfait... O Léontine ! il est donc vrai que je vais vous perdre, ces heureux jours de notre enfance vont être oubliés pour jamais, et les souvenirs déchirans que j’en conserverai, ne serviront
+qu’au tourment de ma vie... Oui, Léontine on vous enlève à mon amour, à cet amour furieux et infortuné que je n’avais osé vous peindre ; à peine éclate-t-il, qu’il faut en étouffer la flamme, il faut briser le cœur qui l’a nourrit au même instant qu’elle s’en élance... Je vous perds Léontine, apprenez cette nouvelle affreuse de celui qu’elle plonge au désespoir, le comte vous destine à dom Diégue, avant un mois vous serez l’épouse de ce rival indigne de vous appartenir... Et moi confus, désespéré... mourant, j’irai traîner votre image au bout de la terre, ou l’immoler dans le temple même où la plaça la main de l’amour. Oh ciel ! dit Léontine, qu’avez-vous prononcé Dom Juan ?... Que venez-vous d’apprendre à la fois à votre malheureuse sœur ? Quel amour venez-vous de lui découvrir, et quelle infortune lui présagez-vous ? — Ah ! puissiez-vous être aussi peu surprise de l’un, que vous devez être effrayée de l’autre ; je vous ai dit vrai Léontine, je vous aime,... que dis-je ?
+tous les mots sont trop faibles, il n’en est point qui peignent ma passion... Je vous adore et je vais vous perdre ; fille cruelle auriez-vous donc cru que je pusse être insensible à tant d’attraits, était-il possible de les voir sans leur rendre hommage ? Léontine peut-elle exister sans être idolâtrée de ce qui l’environne ? semblable au dieu de l’univers, animant tout ce qui respire à ses pieds, ne doit-elle pas comme ce dieu, s’attendre au culte universel ? — Mais songez-vous aux nœuds ? — Il n’en est point que mon amour n’absorbe, il n’en est point qu’il ne combatte, quand ils doivent anéantir les siens ; ah croyez-vous qu’un cœur tel que celui de Dom Juan, puisse être retenu par les frivoles conventions qui nous lient... O combien je les méprise ces conventions arbitraires, qui séparent aussi cruellement ce qu’a réuni la nature, je n’écoute à vos pieds que sa voix, elle me dit de vous adorer, j’y cède, et ne veux vivre que pour vous, ou mourir percé de vos traits. — Oh ! Dom
+Juan qu’osez-vous dire ? — Ce que {{sic2|j’eprouve}} et ce que vous m’inspirez, j’ose vous parler de mon amour, j’ose vous jurer de n’écouter que lui, j’ose prendre le ciel à témoin que je n’aurai jamais d’autre femme que vous. Un baiser que Dom Juan cueillit sur les lèvres de rose du tendre objet de son ardeur, devint le sceau de ses sermens, Léontine tremblante rougit sans le refuser. On s’approcha, et nos deux jeunes gens bientôt entourés de leur suite, furent obligés de feindre, et de reprendre la route de Tolède. La funeste nouvelle que Dom Juan venait d’apprendre à sa sœur, ne se vérifia que trop, dès le lendemain le comte de Flora-Mella déclara à sa fille le mariage qu’il {{sic2|projettait}}, et peu de jours après, il lui présenta Dom Diègue. Pour tout autre, même que pour une fille prévenue, Dom Diègue eût été un objet d’horreur, unissant au caractère le plus désagréable, tous les défauts de la nature, on n’imaginait pas comment le
+comte osait proposer de tels nœuds ; des circonstances de fortune les légitimaient sans doute, mais combien ces motifs sont faibles sur une ame délicate et sensible, qui, sacrifiant tout à la douceur des liens, n’imagine pas qu’elle puisse exister dans ceux qui ne sont pas l’ouvrage de l’amour. Léontine osa témoigner à son père le peu de dispositions qu’elle ressentait pour cet hymen, et le comte, qui aimait sa fille, désespéré de lui offrir un sort qui lui déplut ne pouvant d’autre part renoncer à ses engagemens, fit usage des sollicitations ; il connaissait au mieux celle qu’il avait à séduire, aussi certain de la révolter par de la rigueur, que de l’attendrir par des caresses, son éloquence fut celle de l’amitié, elle persuada ; une ame honnête ne résiste jamais aux attaques que le sentiment dirige, la fausseté, le mystère, la violence, toutes ces armes odieuses que l’imbécillité dicte à la tyrannie paternelle, {{sic2|soustrayent}} à leur joug de fer les cœurs que l’on y veut soumettre ; emploie-t-on
+la douceur et la confiance, tout s’obtient, et en arrivant au but désiré, on n’a pas du moins à redouter les remords que les procédés contraires occasionnent. Léontine promit. Parfaitement déterminée au sacrifice, elle protesta de s’y soumettre. Cette vertueuse fille, oubliant l’amour d’un frère qu’elle ne pouvait regarder que comme un crime, perdit également de vue toutes les répugnances que lui inspirait dom Diegue, et préféra les maux qui la menaçaient sous les nœuds proposés, au chagrin trop violent pour elle, d’affliger un instant celui dont elle tenait le jour. Dom Juan trop inquiet, trop violent et trop amoureux à-la-fois, pour abandonner un seul jour ce qui tenait aux intérêts de sa passion, ne fut pas long-tems à savoir ce qui venait de se faire. Toutes les expressions d’une telle ame devant être ou violentes, ou dures, il accabla sa malheureuse sœur des reproches les plus amers ; il la {{sic2|reprimanda}} de sa faiblesse dans les
+termes les moins ménagés ; il osa s’oublier enfin jusqu’à lui dire, avec orgueil, qu’après les sentimens qu’il lui avait déclarés, il n’imaginait pas qu’elle eût dû le trahir à ce point. — Vous trahir, répondit Léontine avec candeur,... que vous ai-je promis ?... qu’ai-je donc pu vous promettre, et comment puis-je mériter de vous une accusation si déplacée ?... Oublierez-vous toujours les nœuds qui nous captivent ? Voulez-vous me forcer à les détester, quand je ne voudrais que les chérir ?... — Abhorrez-les, ces nœuds fatals ;... abhorrez-les, ô Léontine, ils ne seront jamais aussi funestes à vos regards qu’ils le sont aux miens. Et comment ne détesterais-je pas ce qui favorise aussi-bien l’éloignement que vous avez pour moi ? — Mais vous devez au moins les respecter. — Ah ! n’imaginez jamais que de tels liens ayent aucune force dans le cœur qui vous aime, en devraient-ils avoir dans le vôtre, s’il était ému de mes tourmens ? — Ne m’y croyez pas insensible, je les plains, sans
+doute ; c’est tout ce que je puis ; — mais qui vous garantit la vérité de ces liens ? Nous ne sommes pas du même lit, et vous avez connu la conduite de ma mère ? — Est-il possible que votre amour vous aveugle, au point de préférer la honte et le {{sic2|deshonneur}}, à la certitude de ne voir jamais couronnée une passion criminelle qui vous entraîne à votre perte. — Le deshonneur,... la honte,... et que m’importe toutes ces chimères ! que m’importe le sang qui coule dans mes veines, sitôt qu’on lui défend de s’enflammer pour vous... Je ne connais que vous dans l’univers ; je n’y respecte et n’y chéris que vous, et je vais à l’instant percer le cœur du traître qui vous enlève à moi, si vous ne me promettez de rompre la fatale promesse qu’on ose vous arracher. — Voulez-vous me rendre entièrement malheureuse ? Voulez-vous m’enlever l’innocent plaisir que je goûte à vous aimer comme un frère ? Voulez-vous donc mettre entre nous d’éternelles barrières ? — Je veux mourir ou
+vous posséder, vous enlever et fuir... Sacrifier à ma vengeance tout ce qui s’oppose à mon amour ; — cruel !... — vous ne le connaissez pas, Léontine, ce cœur ardent que vous sûtes embraser ; tous les sentimens sont des passions chez lui ; il ne peut les vaincre qu’en cessant d’exister ; et si les plus légères l’agitent à ce point, où le portera donc celle qu’ont allumé vos yeux ? Fuyons nos tyrans, Léontine, allons vivre à jamais au bout de l’univers... Mais que dis-je, hélas ! qu’ose-je dire ? Il faudrait être aimé pour obtenir ce que j’exige, et votre ame indifférente et froide ne connaît pas même l’ardeur qui me dévore... Allez, perfide,... allez lâchement languir sous les fers odieux qui vous sont préparés... Sacrifiez l’amant qui vous idolâtre, aux vils intérêts d’un père qui ne consulte que son avarice ! — Homme injuste ! le père tendre que vous outragez ne mérite pas vos reproches... J’en suis encore moins digne en lui obéissant, puisque votre élévation et votre fortune sont le prix cer-
+tain de ces nœuds auxquels je vais m’asservir. Ne m’accablez donc pas quand j’ai des droits si sûrs à votre reconnaissance. — Funeste façon d’y prétendre ; puissiez-vous plutôt me haïr que de m’aimer ainsi !... Eh ! que m’importe cette fortune ?... que me font ces honneurs, achetés aux dépens de ce que j’ai de plus cher au monde ? {{sic2|Dussai je}} être le plus malheureux des hommes, je m’en croirais toujours le plus fortuné, si j’étais aimé de Léontine ; il n’est de bien pour moi que son amour ; il n’est de bonheur que sa main, voilà les seules prospérités où j’aspire, les seules que je sois envieux de posséder, dût-il m’en coûter mille vies. Léontine avait eu beau faire ; émue de tant d’ardeur, quelques regards lui étaient échappés : c’en était trop pour dom Juan ; il n’eut pas plutôt cessé de croire qu’il était indifférent, qu’il lui parut possible d’être bientôt aimé ; il crut que les résistances de Léontine étaient plutôt les effets de sa vertu, que les sentimens de son
+cœur. Il imagina tout pour l’arracher aux nœuds qu’on lui destinait ; déguisant ses desseins réels, sous l’apparence de moyens honnêtes et doux ; il proposa d’abord à Léontine de permettre qu’il s’employât au moins près du comte, pour retarder la célébration de l’hymen qu’il redoutait autant... On y consentit ; il osa demander l’aveu d’un peu de retour... On ne lui montra ni éloignement, ni courroux ;... mais {{sic2|hazardait-il}} davantage, on cessait de l’écouter aussitôt ; et plusieurs mois se passèrent ainsi, sans que cet amant impétueux pût obtenir autre chose que quelques retards et de la pitié. Il agissait toujours pendant ce tems-là ; et le rôle qu’il jouait vis-à-vis du comte de Flora-Mella, était bien différent, quoiqu’inspiré par les mêmes principes, ayant su, malgré la fougue de son caractère, se contraindre assez pour s’abaisser à la souplesse, il persuadait au comte, que les délais que demandait Léontine, n’avait qu’une forte prévention pour cause ;...
+qu’il lui soupçonnait le cœur pris ; que lui seul était en état de démêler ce fatal secret ; qu’il en avait déjà fait quelques ouvertures, mais que n’ayant rien pu connaître encore, il n’avait gagné à cela que de se rendre suspect lui-même. — Il ajouta ensuite qu’il était essentiel que le comte l’aidât dans l’entreprise qu’il avait formé de sonder les replis de l’ame de sa sœur ; il ne pouvait, disait-il, agir commodément au milieu de la foule de domestique qui les entourait sans cesse, il était essentiel d’abord de les écarter : combien ne lui fallait-il pas d’aisances, puisqu’avant de parler en faveur de dom Diegue, il avait même à vaincre l’éloignement que Léontine commençait à ressentir pour lui, depuis qu’elle s’{{sic2|appercevait}} de ses efforts à la pénétrer. Le comte, pleinement la dupe des détours de son fils, bien éloigné de soupçonner les motifs personnels qui le font agir, le sert de tout son pouvoir. Léontine est moins observée, les surveillans disparais-
+sent quand elle se trouve avec dom Juan, et le comte l’engage lui-même à écouter les avis d’un frère qui ne veut que la félicité de sa sœur. Léontine ne fut pas long-tems à démêler les ruses de l’amour ; mais trop prudente pour les révéler, elle ne s’occupa qu’à tâcher de n’en pas être la victime. De son côté dom Juan était bien loin, comme on le croit, d’employer pour les intérêts de dom Diegue, les doux momens qu’on lui laissait. Peindre son amour en traits de flamme, proposer mille moyens différens de le faire triompher et de fuir, voilà comment s’employaient ces instants... Si précieux d’abord au cœur de Dom Juan, si cruels ensuite quand il voyait que l’inflexibilité de sa sœur ne lui opposait que des refus. Une fois certain de cette insurmontable résistance, rien ne l’arrêta ; il s’était contenu, tant qu’il avait eu de l’espoir, à peine le vit-il évanoui, qu’il n’écouta plus que ses premiers desseins ; et pleinement
+résolu à la force, puisqu’il ne pouvait réussir d’une autre manière, il se prépara à faire usage de la liberté qu’il avait, pour diriger les pas de cette malheureuse sœur, vers l’endroit où des gens sûrs seraient postés pour l’enlever. Toutes les batteries furent donc dressées d’après ce projet ; il envoya avant-hier une chaise de poste lestement attelée, l’attendre sur la route qui mène en Portugal, où il avait dessein de se réfugier ; et cette voiture escortée de quelques valets fidèles, avait pour rendez-vous, les environs de la tour enchantée. Le jour venu, sous le prétexte d’une promenade, dom Juan engage Léontine à venir voir avec lui les intéressans débris de cette antiquité. Une fois là, l’impétueux Dom Juan, hors de lui, — ô Léontine, s’écrie-t-il, tout nous attend ;... tout nous attend ;... nous ne reverrons plus Tolède ; il faut s’arracher enfin aux apprêts d’un funeste hymen, qu’il n’est plus possible de re-
+tarder. — Qu’osez-vous proposer ? — notre commun bonheur. — Juste ciel ! aux dépens de celui de mon père ;... aux dépens de sa mort certaine, quand il apprendra notre perte. Songez à tous les malheurs qui l’accablent... Songez qu’il n’y a que nous dans le monde dont les soins puissent le consoler ;... c’est de nous,... c’est de nous seuls, hélas ! qu’il attend quelques fleurs sur l’hiver de ses ans ; détruirons-nous cet espoir légitime ! et les mains qui doivent essuyer ses pleurs, le précipiteront-elles au tombeau ? — ô Léontine, je n’écoute plus que mon amour ; devoir, respect, honneur, religion, vertu, tout est effacé de mon cœur ; je ne connais plus que ma flamme ; je ne suis plus conduit que par elle, il faut me suivre :... on nous attend... J’emploie depuis six mois, en vain, tout ce qui peut détruire vos scrupules. A quoi m’a servi tant de zèle ? Qu’ai-je retiré de tant d’amour ? Je n’ai réussi qu’à me convaincre de votre indifférence... Il faut que je la surmonte ou
+que je meure ! — Cruel, ayez pitié de moi ! ayez pitié de mon père et de vous ; ne nous engloutissez pas tous les trois dans un abyme de malheur, dont aucune félicité humaine ne saurait nous retirer ; rien n’égale aujourd’hui la prospérité de notre maison dans Tolede : évanouie demain par nos démarches, vous la plongez à jamais dans le deuil et dans la douleur. Est-ce donc ainsi que vous voulez me prouver votre amour ? Ah ! s’il était aussi délicat que vous cherchez à me le persuader, mon honneur ne vous toucherait-il pas davantage ? Consentiriez-vous à le flétrir pour un instant de volupté honteuse et criminelle, qui va nous couvrir à jamais et de malheurs et de remords ! Je ne vous ai pas conduite i i, répondit le furieux dom Juan, pour écouter les sophismes de la prévention ou de la haine, et pour chercher à y répondre. Je suis malheureusement trop convaincu du peu d’empire de mon esprit sur le {{sic2|votre}}, pour employer encore des armes,... trop long-tems émoussées par vos
+rigueurs ;... mon amoar est au désespoir ; je ne me rends plus qu’à lui seul ;... et la saisissant alors dans ses bras,... — il faut me suivre, Léontine ;... n’essayez pas de vous soustraire ;... n’entreprenez pas de vous défendre,... mon égarement serait affreux ;... j’irai jusqu’à vous méconnaître,... jusqu’à me venger de vos dédains :... vous n’ignorez-pas l’impétuosité de ce cœur de feu, que rien ne maîtrisa jamais... Ne l’irrites point, Léontine, ou ce moment, peut-être, coûterait à tous deux la vie. — Eh bien, perce-le ce cœur qui ne veut pas se souiller d’un crime ; entr’ouvre-le, te dis-je, je ne m’oppose point à tes coups... Vas, j’aime mieux cent fois la mort que les affreux tourmens qui déchirent mes jours :... et des larmes s’échappant de ses yeux ;... — si je les regrettais ces jours que veut m’enlever ta fureur, si je les regrettais, dom Juan ! c’était à cause de mon père... Je voulais les lui consacrer ; je voulais faire son bonheur ;... je voulais prolonger sa vie... Barbare !...
+je voulais peut-être t’aimer, et tu ne le veux pas,... Ne balance plus, dom Juan, ensanglante ce cœur que tu fais palpiter... Je suis indigne du jour, après ce que j’ai dit... Immole-moi, j’y consens ; mais ne te flattes jamais de me faire partager tes torts ; — tu les partageras, où ta vie m’en répond. — O, Dieu !... ta cruauté m’outrage, ton ame atroce est indigne de moi ; tu ne méritais pas l’aveu que je t’ai fait ;... et s’échappant des bras de Dom Juan, ...fuis, traître, éloigne-toi pour toujours de celle qui ne peut plus que te haïr. — Je cacherai tes imprudens projets, et n’aurai pas à me reprocher, du moins, d’en avoir été la complice. En prononçant ces mots elle veut s’élancer au-delà des ruines qui captivent ses pas ;... mais le féroce dom Juan, aveuglé par toutes les passions impétueuses qui bouleversent son ame,... l’atteint, le poignard à la main, se jette impitoyablement sur elle, et la renverse morte à ses pieds. Juste ciel ! s’écrie-t-il aussi-tôt, en con-
+templant sa malheureuse victime... Est-ce moi qui ai pu trancher les jours de celle à qui j’aurais sacrifié les miens !... et mon bras se refuse à venger mon amante !... Uniquement armé pour la scélératesse, il tremble à punir l’assassin... Fuyons... Mais il l’essaye en vain, retenu par un pouvoir invincible, dont il a avoué n’avoir pu concevoir l’énergie... N’agissant plus qu’en insensé,... il se jette comme un furieux sur les restes sanglans de celle qu’il idolâtre ; il la couvre de ses baisers ardens :... il adresse encore à cette divinité de son cœur, les expressions de son féroce amour : il veut la ranimer par ses soupirs,... la réchauffer de ses larmes amères :... et là, seul,... égaré par son désespoir,... dans le silence et l’obscurité de ces rochers et de ces ruines... Perdu d’amour et de douleur,... le malheureux ose consommer son crime,... il ose ravir l’honneur à celle dont il vient d’arracher la vie. Bientôt le calme de ses sens lui laisse entrevoir la double horreur dont il vient
+{{IllustPP|img=Aline_et_Valcour_T3-part6-p400.jpg|txt=Juste ciel ! est-ce moi qui ai pu trancher les jours de celle a qui j’aurais sacrifié les miens ?}}
+de se souiller, il n’a ni la force de soutenir le poids de son forfait, ni celle d’en punir l’auteur ; il veut que la vengeance de ce crime exécrable soit réservée à ceux à qui elle appartient. Il {{sic2|etait}} maître de fuir ses gens, et ses chevaux l’attendaient près de-là ; il ne le fait point. Glacé d’effroi, immobile en face de ce corps inanimé,... il le regarde en frémissant ; un instant il croit se tromper ; il croit voir dans ses bras celle qu’il aime, et qu’il appelle encore. Revenu de cette affreuse erreur, son désespoir le reprécipite une seconde fois sur ce cadavre informe :... ô Léontine ! tu seras vengée, s’écrie-t-il, tu seras vengée, Léontine, et les flots de mon coupable sang vont payer, s’il se peut, celui que ma fureur osa répandre ici... Il accourt à {{sic2|Tolede}} et vient se remettre lui-même entre les mains de la justice. Le corregidor effrayé a voulu le rendre à son père :... il l’a fait ;... mais quelle nouvelle scène !., quel nouveau sujet de re-
+mords se préparait pour dom Juan ! on venait d’instruire le comte de Flora-Mella de la mort de sa perfide épouse... Et quelle catastrophe accompagnait cet événement... — O mon fils, a dit à dom Juan, le duc de Medina-Sidonia, pour lors tête-à-tête, avec le comte... O mon cher fils, qu’avez-vous fait ?... Faut-il que vous me soyez enlevé au même instant où je vous retrouve... Faut-il que vous fuyiez le bonheur, quand il vient embellir vos jours !... Faut-il enfin que vous {{sic2|acumuliez}} sur ma tête et le remords et le {{sic2|deshonneur}} !... dom Juan, c’est de moi que vous tenez la vie, vous n’êtes point le fils du comte de Flora-Mella ; j’apporte ici la preuve incontestable que vous n’appartenez qu’à moi ; lisez les dernières volontés de votre malheureuse mère, et frémissez de {{sic2|l’abyme}} où vous venez de vous engloutir à l’instant où vos malheurs cessaient. Dom Juan, éperdu, se saisit du papier ;... sa main tremble, ses larmes coulent,...
+ses yeux distinguent à peine les traits qu’on lui présente ; il y lit à la fin les mots suivans de la comtesse sa mère. « Il ne me reste que le tems d’avouer mon crime et de le réparer ; dom Juan n’appartient point au comte de Flora-Mella ; il est le fils du duc de Medina-Sidonia. J’exige en expirant que le duc aille réparer sa faute aux genoux mêmes de mon mari ; qu’il implore de lui son pardon ;... qu’il réclame son fils, qu’il le reconnaisse comme fruit de l’hymen dont il perdit autrefois la compagne, et qu’il déclare ce fils, en cette qualité, son héritier universel. Je ne publie rien, en exigeant ceci ; ma malheureuse conduite avec le duc a été trop connue, pour que ces dispositions puissent apprendre ce qu’on ignorait ; je répare et ne divulgue point. J’enlève un poids affreux de ma conscience ; elle n’était vraiment bourrelée que de l’horreur de sentir mon époux embrasser un fils qui ne lui appartenait pas... O femmes imprudentes, ô vous qui pourriez imiter mes écarts, songez qu’il n’est
+point d’ame honnête qui tienne à ce tourment... Que l’effroi d’en être déchirée, vous retienne donc au bord du précipice... Aux volontés précédentes, je joins quelques désirs ; il dépend de mon mari de me les accorder. Instruite des sentimens secrets de Léontine et de Dom Juan, je supplie le comte de Flora-mella de consentir à l’union de ces deux jeunes personnes, dont mes aveux détruisent les liens qui s’opposaient à leurs désirs... J’ose croire que la fille de mon époux pourrait difficilement prétendre à un hymen plus avantageux. Cette alliance, en réunissant deux anciens rivaux, en les faisant redevenir amis, apaise un peu mes regrets, et me fait mourir plus tranquille. » O ciel ! dit dom Juan, en terminant cette terrible lecture... je pouvais donc devenir heureux ! — tu l’étais, s’écria le comte, ma parole était donnée, mon consentement signé ;... le voilà. Monsieur, a dit alors dom Juan avec la plus grande fermeté au corregidor, vous
+voyez de combien de crimes je me suis à-la-fois souillé ; j’ai massacré ma maîtresse,... la respectable fille de celui qui a pris soin de mes jeunes ans... Vous voyez que je porte {{sic2|egalement}} le poignard dans le sein d’un père..., qui ne me revoit que pour me pleurer... Conduisez-moi à la mort, monsieur ;... je veux qu’elle me soit donnée publiquement :... Je veux recevoir celle que je mérite ; vous comte, désavouez-moi pour votre fils, cet écrit vous y autorise,... et vous, mon père, ne m’avouez jamais pour le vôtre ; ma mort ainsi ne {{sic2|deshonorera}} personne. On a voulu calmer ce désespoir ; on a voulu sauver cet illustre coupable... Tous les moyens ont été employés sans qu’aucun ait pu réussir... Mon crime est trop affreux, a répondu dom Juan ; il n’y a que ma tête seule qui puisse le payer. — Et saisissant la main du corregidor, sortons, sortons, monsieur, lui a-t-il dit fermement, ou je vais me déclarer à d’autres juges, si votre pitié l’emporte sur votre devoir ; et comme
+en prononçant ces paroles il se jettait dans la rue, avec la ferme résolution d’aller monter lui-même sur l’échafaud, où le plaçait son crime ; le magistrat n’a plus osé résister. Dom Juan a été déposé le même soir dans les prisons de la justice, ayant tout déclaré, sans qu’on lui fît aucune question, le malheureux a promptement payé de sa vie l’effroyable forfait où l’avait entraîné l’égarement de sa raison, et l’impétuosité de son caractère. Cependant toute la ville le pleure, mais les regrets les plus douloureux se tournent vers les deux infortunés pères ; chacun leur porte des tributs de larmes et de douleurs, qui n’effaceront jamais de leur ame, les pertes affreuses qu’ils viennent de faire. Voilà une histoire bien cruelle a dit ici madame de Blamont, fatale suite du désordre des femmes, à quel malheur affreux
+leur inconduite peut exposer une famille, je ne m’étonne plus si les loix ont punies leurs fautes plus sévèrement que celles des hommes. Et moi je m’en étonnerai toujours, a répondu madame de Senneval... Ce sont eux qui sont nos séducteurs... Eux qui abusent de notre faiblesse et de leur supériorité, ils sont la première cause de nos torts ; eux seuls en mériteraient donc la punition. — Tout cela exigerait d’être discuté à loisir, a dit le comte de Beaulé, il y a un peu de la faute des deux partis, et beaucoup de raison de part et d’autres, ce ne sont ni les hommes qui attaquent, ni les femmes qui cèdent qui ont tort. La première origine du mal, est dans la disproportion des mariages et dans l’impossibilité du divorce, qu’un jeune homme épouse la femme qu’il aime, et que quand tous deux sont las l’un de l’autre, ils puissent changer à l’amiable, et vous ne verrez plus d’adultère. C’est une vérité que Sainville vous a fait voir dans sa constitution de Tamoé, n’y revenons plus maintenant,
+je suis trop curieux je vous l’avoue, de savoir comment notre belle aventurière va trouver le secret d’échapper aux dangers qui me paraissent la menacer à Tolède, et si notre chère Clémentine trouvera tous les plaisirs dont elle se flatte, dans le faux pas qu’elle médite... Et Léonore ayant vu qu’on lui prêtait cette attention curieuse qui désire d’être satisfaite, reprit ainsi le fil de ses aventures. Suite de l’Histoire de Léonore. {{lettrine3|D}}ona Laurentia n’eut pas plutôt fini son récit, que Brigandos entra ; il s’informa comment nous étions, nous recommanda à la matrone, et lui laissa les fonds nécessaires pour deux habillemens complets avec tous les ajustements plumes et parures à la mode ; l’un pour Clémentine, l’autre pour moi. Ensuite il ordonna à Clémentine de se transporter le lendemain, chez un vieux courtisan retiré à Tolède,
+curieux de connaître le temps qu’il avait à vivre. Ignorant que ma compagne eut renoncé à ses projets de sagesse, il l’assura qu’elle pouvait aller sans courir aucun risque, chez l’homme qu’il lui indiquait. C’est un vieux dévot plein de superstitions, lui dit-il, et qui croirait que l’enfer va le saisir tout vivant, s’il s’avisait de penser à ce qui l’échauffait autrefois ; tels sont les funestes effets de la dévotion, continua notre chef, elle remplit l’homme de trouble et de frayeur, à mesure qu’il avance son terme, elle aigrit son caractère, elle change son humeur, elle le rend sombre, inquiet, soucieux, tracassier, rigoriste, cruel, elle l’empêche de jouir du présent, elle lui donne des remords du passé, et n’est bonne à rien pour l’avenir ; je me serais peut-être fait dévot comme un autre, si j’eusse cru que cela pu être bon à quelque chose, mais on n’y prend pas une qualité de plus, et on a beaucoup de plaisirs de moins... Est-ce bien la peine de croire
+à des chimères, pour ne pas gagner davantage ?... Doucement dis-je à notre philosophe, vous peignez là le superstitieux ; mais l’homme vraiment attaché à sa religion qui la suit et la croit dans la simplicité de son cœur, qui adopte la vertu, parce que la religion la récompense et l’inspire, qui déteste le vice parce qu’elle le condamne et le punit, qui perpétuellement {{sic2|enflamé}} de l’être suprême, consolé des maux de la vie, par l’espoir de revoler bientôt dans le sein de celui qui l’a crée, vit en craignant de lui déplaire, meurt en tâchant de l’imiter ; un tel homme sans doute ne vous paraît pas un modèle indigne à suivre ? Assurément, reprit notre chef, je ne méprise pas le {{sic2|phantôme}} qu’il vous plait d’ériger là, et auquel vous ne croyez pas plus que moi, mais s’il existe je le plains ; il a travaillé toute sa vie pour des illusions qui ne le dédommageront pas des sacrifices qu’il a pu leur faire, il n’a d’ailleurs été vertueux que par crainte, ce mérite est bien peu de
+chose, plus difficile que vous ne pensez Léonore ; je veux qu’on fasse le bien pour lui seul ; je veux qu’on ne soit animé en le faisant que de la seule idée du bonheur des autres, et si l’enfer ou le paradis {{sic2|entre|devrait être ’entrent’}} pour quelque chose dans les motifs qui font agir, je me dis, voilà un imbécile, mais à coup sûr ce n’est pas un honnête homme. Trop de l’avis de notre chef pour le combattre davantage, je laissai tomber la discussion et Clémentine qui n’avait reçu qu’en secret d’une femme de la troupe, l’adresse du gentilhomme dont elle attendait tant de plaisir, ne voulant pas se démasquer encore, accepta l’ordre ; notre capitaine s’adressant alors à moi, pour vous Léonore dit-il, vous vous transporterez chez Dom Flascos de Benda-Molla, doyen des chanoines de Tolède ; vous y remplirez les mêmes fonctions que votre amie chez le vieux seigneur, et vous y trouverez j’espère à-peu près les mêmes sûretés ; vous examinerez ses yeux, ses mains, vous lui promettrez vingt ans,
+quoiqu’il soit condamné par tous les gens de l’art ; vous lui vendrez fort cher le philtre que voilà et que j’intitule Beaume de vie, lequel pour tant n’abrégera ni ne prolongera la sienne d’une heure. — {{sic2|Celà}} fait, vous recevrez de moi de nouveaux documens. Les robes furent apportées dès le lendemain, nous y ajoutâmes tout ce que l’art de la toilette put nous inspirer de plus coquet, et chacune de nous partit pour sa destination. Le portrait que Brigandos m’avait fait du doyen, le délabrement de sa santé, le philtre qui lui devenait nécessaire,... la tranquillité dont je devais jouir, tout cela contraignait mon imagination à se représenter un septuagénaire ; Dom Flascos n’avait néanmoins que cinquante ans ; sa taille fluette, le rouge de ses joues, annonçaient cependant qu’il était menacé de la poitrine, mais quoique avec un peu de nonchalance dans toute sa tournure, ses yeux respiraient la volupté, une très-jolie
+gouvernante lui faisait mousser du chocolat quand j’arrivai, et se retira par son ordre dès qu’il m’eut un instant fixé. Le doyen me fit asseoir près de lui, me demanda mon âge, me dit de deviner le sien, que je diminuai de dix ans, puis, présenta son front, me livra sa main pour m’aider à trouver les augures dont je lui vantais la sûreté ; {{sic2|aidé|devrait être : ’aidée’, le narrateur étant Léonore}} par les avis secrets que j’avais reçus de Brigandos, je dis à cet homme tout ce qu’il avait fait depuis vingt ans, je lui en assurai encore trente de vie, et lui révélai quelques détails de famille dont il lui paraissait impossible que je pus être instruite ; étonné de ma science, il crut aveuglément tout ce que je lui disais. Je lui fis quelques questions captieuses dont les réponses m’éclairant sur une infinité de choses, facilitèrent étonnamment mes prédictions, et le laissai si content de moi à la fin de notre entretien, si convaincu de la vérité de ce que je lui annonçais, qu’il me donna
+vingt pistoles en m’embrassant de tout son cœur. Mais la joie que je venais de verser dans son ame, enflammant sans doute son sang et d’amour et d’incontinence, il fut curieux de voir si je faisais jouir aussi bien du présent que je savais annoncer l’avenir, il débuta d’abord par de {{sic2|légéres}} caresses ; ses passions un peu {{sic2|réfroidies}} exigeaient quelqu’alentours pour se monter au degré de force dans lequel il paraissait avoir grande envie de se trouver ; il me dit en balbutiant que si je voulais me prêter à ce qu’il désirait de moi, il ajouterait six doublons aux vingt pistoles qu’il venait de me donner, et sans trop attendre ma réponse, une de ses mains s’égara sous les gazes qui {{sic2|voilait|devrait être ’voilaient’}} mon sein... Je me défendis... Ma résistance produisit un miracle, il en devint tellement glorieux, il y avait si long-tems sans doute que la nature ne l’avait si bien servi, qu’il osa Vingt pistoles font 240 liv.
+me faire voir l’effet de mes charmes. Je me lève avec le dessein de fuir... il s’en {{sic2|apperçoit}}, il me suit, et se {{sic2|jettant}} au travers de la porte où se {{sic2|dirigeait|devrait être ’dirigeaient’}} mes pas, il m’assure que je ne sortirai point sans l’avoir satisfait. Ses yeux étaient étincelans ; il bégayait à-la-fois des mots d’amour et de libertinage, perdant enfin toute retenue, il me jura avec de bien gros mots pour un homme de dieu, que quand il se trouvait dans l’état où il était alors, ce qui à la vérité lui arrivait bien rarement, il devenait impossible à qui que ce fût de lui résister... Ah ! dis-je à mon redoutable adversaire en jouant le plus grand effroi, qu’aperçois-je monsieur, et l’écartant de la porte. — Venez, venez, accourez au plus {{sic2|vîte}}, que j’examine sur votre front un signe qui m’était échappé... oh monsieur ! votre état m’effraie. — Qu’est-ce, dit notre homme {{sic2|allarmé}}, en cessant de me barrer le chemin... Qu’observez-vous, ma mie... Vous me faites une peur... Voilà déjà les choses dans leur état naturel... Moi qui croyais
+aujourd’hui... Moi qui me flattais... Mais que voyez-vous donc enfin ? — Combien il y a t-il, monsieur, que vous n’avez eu de commerce avec une femme ? — Plus de six mois. — Oh ! prenez garde à vous... je ne m’en étais point encore convaincue, vous êtes un homme mort, monsieur, mort vous dis-je, si vous vous avisez d’en voir avant que le soleil ne soit entré dans le capricorne, et en disant {{sic2|celà}}, je m’élance sur la porte, et me précipite si légèrement hors de la maison, que je suis déjà dans la rue avant qu’il n’ait le temps de revenir de l’effroi dans lequel je viens de le plonger. En rentrant je trouvai Clémentine dans le plus grand accablement, elle s’était {{sic2|deshabillée}}, et son physique paraissait souffrir presqu’autant que son moral ; qu’as-tu dis-je à ma compagne ? — Le chagrin de n’avoir pas écouté tes conseils. Plus empressée de voler à mes plaisirs qu’où m’appelait les intérêts de notre chef, je me suis rendue chez ce personnage dont on
+m’avait donné l’adresse... Il était prévenu, il m’attendait... On m’avait parlé d’un jeune homme, celui qui fut présenté à mes yeux, avait environ cinquante ans, fort laid, l’esprit aussi méchant que l’ame corrompue ; ô Léonore ! tu ne te peindras jamais le dérèglement des mœurs de ce libertin, l’incroyable désordre de ses propos et de ses fantaisies, l’irrégularité de ses goûts... J’ai eu deux amans dans ma vie... mais aucun d’eux... oh ! non, non, quelque dépravée que tu me supposes, je rougirais trop de ces détails... Contente-toi de savoir qu’il a voulu outrager mon sexe... Que résistant à ses désirs, il a appelé à lui, et m’a contraint par la violence, à en assouvir l’horreur,... et mon amie fondait en larmes en achevant cet odieux récit. Je ne la consolai pas, je crus que c’était le moment de pénétrer son ame, plutôt que de l’attendrir... l’instant de frapper les grands coups... Eh bien ! lui dis-je, te voilà punie de tes {{sic2|systêmes}}, les voilà culbutés par l’expérience, cette aventure
+vaut mieux pour toi, que toutes les raisons dont j’aurais combattu tes sophismes ; ô Clémentine ! as-tu pu croire que la volupté put naître, où le sentiment devait être inconnu... Que celui qui serait assez vil pour payer l’amour, en ferait goûter les plaisirs... Que cette leçon te rende sage , que les remords qui te déchirent, garantissent du moins ton cœur d’une corruption plus entière ; je t’avais entendu jadis, excuser ces écarts. Tous ces égaremens tournent au profit de l’amour osais-tu dire, ils sont tous enfans de la nature. Pardon... Je t’y croyais familiarisée... Ta douleur me prouve le contraire, cesse donc de te livrer ainsi aux paradoxes d’une tête {{sic2|embrâsée}}, et que la vaine gloire de montrer de l’esprit, à préconiser des erreurs, ne te fasse pas au moins défendre Voyez p.367, morceau réfuté par celui-ci ; voyez aussi la page où Brigandos dit {{sic2|laissez tous ces vilains vices là se punir les uns par les autres|cette phrase est introuvable dans le texte}}.
+celles que tu n’as jamais partagées... Et Clémentine m’embrassait en pleurant. Je n’eus pas besoin de lui faire promettre d’être sage, elle en trouvait le serment dans son cœur, sans qu’il fût nécessaire de la rappeler à l’utilité de cette conduite, attendrie par ses regrets et par ses larmes, je la calmai, et lui fis du moins passer une nuit tranquille. Le lendemain Florentina vint nous voir, avec celle de nos compagnes qui avait engagé Clémentine, à aller chez l’homme qu’elle avait été visiter la veille, mon amie ne put s’empêcher de faire des reproches à celle-ci, mais ce fut là, où je pus remarquer l’extrême différence qui se trouvait entre Clémentine, dont tout le tort était d’avoir une mauvaise tête, et une créature vraiment libertine comme celle qui avait voulu la débaucher. — Bon, bon, répondit Aldonza, il ne faut pas être si difficile dans notre métier ; as-tu donc imaginé que je t’envoyais chez l’amour, et qu’il t’attendait au sein des plaisirs
+je l’ai cru jeune, on me l’avait dit, mais qu’importe, les hommes qui payent, ne cherchent point à contenter nos caprices, ma chère amie, ils ne s’occupent que des leurs ;... je te ménageais une excellente pratique... tu n’as pas su en profiter... Nous en sortons, moins difficiles que toi... il n’a pas eu besoin de nous violer... On se fait à tout mon enfant, et à cela peut-être plus aisément que tu ne crois. — Il nous a priées de revenir, et voilà vingt-cinq pistoles de profit. — Des plaisirs communs se payent-ils ainsi ? Or comme il ne faut viser qu’à l’argent dans l’état que nous professons, les plus grandes irrégularités, puisque ce sont elles qui valent le plus, doivent donc devenir les seuls objets de nos recherches. Cette Aldonza était à la vérité la plus corrompue de la troupe, il s’en fallait bien que nous eussions jamais rien entendu de pareil avec ses compagnes ; Clémentine et moi révoltées de ses propos, nous nous disposions à les faire cesser, en prétextant quelqu’affaires, lorsque dona
+Laurentia, vint nous supplier de recevoir deux dominicains qui brûlaient d’envie de nous connaître, et sans nous donner le temps de la réponse elle les poussa dans notre chambre. — Un moment madame, dis-je à cette insolente courtière, en me levant avec horreur, ces messieurs n’étant que deux, n’ont pas besoin de quatre femmes, {{sic2|laissez-nous|devrait être ’laissez-nous nous’}} retirer mon amie et moi. — Comme il vous plaira, répondit la duègne, à qui sans doute notre chef avait bien défendu de nous contraindre ; agissez suivant vos désirs, ces deux demoiselles suffiront pour nos révérends, vous pouvez passer dans la salle, vous y serez libres et tranquilles, pendant qu’on va se servir un instant de vos chambres. Nous descendîmes, et ces infâmes se divertirent tellement de nos compagnes, qu’il ne nous fut possible de rentrer chez nous que le soir. Clémentine avait fort peu d’envie d’aller chez le vieux courtisan, négligé la veille pour l’intérêt de ses faux plaisirs, elle y craignait quelques nouveaux pièges, et sa
+sagesse allait maintenant jusqu’à la défiance, elle me conjura d’y aller à sa place. — J’y consentis, et comme ce personnage ne me fit courir nul danger ; je ne vous ennuierai point des détails de ma visite chez lui. Trois ou quatre histoires semblables où je gagnai une centaine de pistoles à notre chef, terminèrent notre séjour à Tolède, et nous reçûmes enfin l’ordre d’en partir au bout de trois semaines. Le rendez-vous nous fut indiqué à l’entrée d’un petit bois qu’on trouve à gauche de la grande route de Madrid ; nous nous y rendîmes mon amie et moi, après avoir pris congé de notre duègne, fort mécontente de ce que nous lui avions valu si peu. Peut-être me blâmerez-vous ici, dit Léonore, en s’adressant à sa mère, de n’avoir pas profité des sommes que je recevais, pour fuir ces malhonnêtes gens, je le proposais à ma compagne, elle en avait autant d’envie que moi, mais elle persista à me faire envisager l’extrême péril que
+nous courrions à quitter ces gens-ci en les volant. Clémentine rendue à la sagesse l’était aussi à la sincérité, elle m’avoua que bien loin d’oser compter sur les secours dont elle s’était flattée à Madrid, c’était elle au contraire qui se fondait maintenant sur les miens, elle était bien éloignée disait-elle d’oser se présenter à ses connaissances dans l’état où elle se trouvait. Pour quand à sa mère, elle m’avoua qu’elle était morte, il ne lui restait donc plus de ressource, que celle de s’attacher à mon sort, et nous nous en {{sic2|tinmes}} en conséquence au plan que j’avais adopté... Celui de suivre la troupe jusqu’aux frontières de France, et là, de nous échapper dans quelques villes où la justice nous ferait donner sûrement à l’une et à l’autre, les moyens de gagner ma province ; d’après ces résolutions, nous nous contentâmes donc de détourner quelques quadruples que nous cachâmes avec le plus grand soin, précaution d’autant plus nécessaire, que Brigandos nous fouilla toutes dès que nous
+fûmes réunies ; plusieurs sans avoir usé des mêmes ruses, avaient fait également un peu de contrebande ; le chef s’empara de tout. J’ai soin de vous dit-il, rien ne vous manque ; mais c’est à moi qu’appartiennent les fonds, et je ne souffrirai jamais qu’on en détourne un réal. Nous nous remîmes en marche, et mon amie ne me quitta plus ; ce premier soir nous nous couchâmes sous les murs des jardins d’Aranjues, superbe maison de plaisance bâtie par Philiphe III ; nous en partîmes le lendemain au matin avec le projet de passer la nuit prochaine à une demie lieue de Madrid, dans une caverne au bord du Mancanares, où notre chef devait nous haranguer, et nous distribuer ses ordres, relativement à ce qui concernait notre séjour dans cette capitale ; nous marchions tous ensemble, il était environ sept heures du matin... Brigandos paraissait inquiet, il semblait avoir quelques pressentimens du malheur prêt à nous accabler... lorsque tout à coup à environ quatre lieues de la ville,
+un détachement de trente hommes à cheval débusque d’un petit bois, nous entoure lestement à l’improviste, et nous menace de la carabine, si nous n’arrêtons à l’instant... Faites de nous ce que vous voudrez dit Brigandos, avec résignation, nous ne sommes ni en état ni en volonté de nous défendre... Mais qu’elle fut sa surprise en prononçant ces mots, de reconnaître à la tête de ce détachement, Dom Pedre,... ce même chevalier de la sainte Hermendad, auquel Castelina fille de notre chef, avait sauvé la vie près d’Alcantara, et que la troupe avait soigné, nourri et secouru pendant quatre jours, malgré les risques qu’elle y courait... Scélérat lui dit Brigandos, nous remets-tu bien ?... te souviens-tu que tu nous dois la vie ? — Ami répondit cet infâme coquin, la reconnaissance est nulle dans notre état, nous n’écoutons que le devoir ; nous ordonna-t-on d’égorger nos pères, nous le ferions pour le service du tribunal sacré dont nous avons l’hon-
+neur de dépendre. C’est moi qui t’ai dénoncé... C’est moi qui t’arrête, toutes les chaînes sociales se détruisent envers les criminels, on ne leur doit que de la rigueur, et en disant {{sic2|celà}}, le monstre liait et garrottait les mains de Castellina, ces mains, ces mêmes mains, qui quelques semaines auparavant avaient étanché le sang de ce traître, et l’avait rendu à la vie. O justice ! s’écria notre malheureux chef, en voyant cette horreur, t’appellera-t-on fille du ciel, quand de semblables forfaits souilleront tes membres ; s’il est vrai qu’un Dieu gouverne les hommes, doit-il être regardé comme équitable, en tolérant de telles exécrations sur terre, en souffrant que le bien ne s’y fasse que par des crimes {{sic2|éffrayans}} ! puisse mon funeste exemple apprendre aux hommes que la plus grande de toutes les Plut au ciel que ces effrayantes maximes ne se trouvassent qu’en Espagne, et qu’elles n’eussent jamais souillées nos annales !
+sottises est d’écouter ce sentiment famélique de la pitié, qui ne sert qu’à faire des ingrats, et qu’on n’éprouve bien moins de tourmens à ne jamais se livrer au bien, qu’à le pratiquer au prix des remords dont l’ingratitude des autres vient pénétrer nos cœurs. Vous juges, souverains, magistrats, vous enfin, qui tenez la balance, ne vaudrait-il pas mieux changer toutes vos loix, ne vaudrait-il pas mieux fouler aux pieds tous vos principes, que d’en admettre qui doivent nécessairement placer le remords à côté de la vertu, et convaincre l’homme que c’est à faire le bien, qu’existent les plus grands dangers. Mais l’air emporte toutes ces déclamations, et sans distinguer l’innocence du crime, nous n’en sommes pas moins tous, liés et campés indifféremment comme des sacs sur les chevaux de ces alguasils, qui nous conduisent rapidement à Madrid, au palais de l’inquisition, en qualité de bohémiens, de gens sans aveu, commettant
+par-tout différents excès, à la vérité sans effusion de sang, clause qui, au lieu de nous faire mettre dans les prisons de la justice, nous fit simplement placer dans le saint tribunal. Douce vertu me dis-je alors à moi-même ; est-ce donc la peine d’encenser tes autels, qu’ai-je gagné à te révérer dans mon cœur ?... Qui démêlera maintenant si je suis coupable ou non ! qui protégera mon innocence... quel droit aurai-je à la faire éclater. Après avoir été suivis de la foule, après avoir servi de pâture à la sotte curiosité du peuple, nous fûmes remis entre les mains de l’Alcaïde, qui nous conduisit tout de suite dans les différentes prisons qui nous étaient destinées. O Léonore ! mille et mille fois adieu, me dit Brigandos, en nous séparant, je vous recommande ma chère enfant, si elle tombe avec vous, n’oubliez jamais fille vertueuse que si mes fautes vous enveloppent dans ma {{sic2|disgrace}}, j’ai dumoins par de vers moi deux procédés qui doivent m’obtenir mon
+pardon près de vous... Celui de vous avoir secouru dans l’infortune, et celui de vous aimer sans jamais avoir osé vous le dire. Ce dernier aveu m’étonna, et j’en étais encore dans la surprise, quand ce malheureux dont les larmes coulaient en me regardant, fut aussitôt arraché d’avec nous ; ciel ! me dis-je, je n’ai trouvé que de la dureté dans les hommes du monde, tous ont voulu abuser de mon malheur et de mon innocence ; et c’est dans un chef de brigands que je rencontre de l’honnêté et de la délicatesse... O société ! je le répète, où vos loix sont bien iniques, où vos membres sont bien corrompus ! ce chef infortuné suivait une carrière dangereuse, sans doute, je suis bien loin de vouloir l’excuser, mais son esprit était juste, son cœur délicat et sensible, il devait succomber rien de plus simple ; parmi les êtres aussi pervers, aussi injustes, aussi inconséquens que les hommes, celui qui près d’un peu de mal ouvrira son ame, à beaucoup de vertus, doit périr infailli-
+blement ; heureusement pour moi, la chambre où je fus placée, se trouva près de celle de Clémentine, quelle consolation ! On a quelquefois demandé la raison de cette inconséquence, elle se trouve dans l’histoire du cœur humain ; ce ne sont pas les mauvais attributs des autres qui humilient notre orgueil, ce sont leurs perfections, moyennant quoi l’on prend peu garde à l’être entièrement mauvais quand on n’a point de rapports avec lui. Mais les qualités de l’être mixte, désespèrent l’amour-propre, révolté du bien, on veut voir s’il ne fait point de mal, et l’on met tous ses vices au jour pour se venger de ses vertus. Fatale conclusion, mais ne doutons pourtant point de sa bonté, la véritable sagesse est de se conduire à la guise des hommes, c’est le seul moyen d’être heureux, or d’après ce principe, celui qui a le malheur de ne pouvoir être tout-à-fait bon, fera beaucoup mieux d’être tout-à-fait
+Le lendemain de notre arrivée, nous fûmes tous interrogés à part ; je suivis Clémentine qui me dit que vraisemblablement les autres femmes nous avaient précédées, elle en avait, disait-elle, {{sic2|apperçu}} deux auxquelles il lui avait été impossible de parler ; elle n’eut pas le temps de m’en dire davantage. — On vint me prendre et je parus à l’audience. Le grand inquisiteur était seul quand j’y entrai. — Ce n’est pas le même qui interrogea Sainville, celui-ci vraiment le chef, et le premier de la maison est un homme de quarante-cinq ans, d’une taille haute et fière, fait comme hercule, l’air de la force, de la santé et de la vigueur, le regard sombre, le sourcil farouche, la voix rude, et menaçante, et bien plus méchant, que de mélanger l’un et l’autre ; il aura tort aux yeux de la vertu, mais grandement raison aux yeux des hommes ; et ce sont les hommes qui font notre sort. Réflexion affligeante mais juste.
+ressemblant à l’exécuteur même de la justice qu’au ministre équitable et débonnaire, qui ne doit que la faire chérir et régner. On le nomme dom Crispe Brutaldi Barbaribos de Torturentia. Il m’ordonna de me mettre à genoux en entrant, et de faire un acte de contrition devant le {{sic2|cruxcifix}} ; il était debout, il m’observait d’un œil rigoureux et sévère, où se mêlait pourtant une sorte de joie maligne et de curiosité lubrique. Quand j’eus fait semblant d’obéir à ce qu’il me disait, je me levai, il s’assit, me fit approcher de lui, et me regardant avec impudence sous le nez, il me demanda en me tutoyant quel âge j’avais. — Près de dix-huit ans, répondis-je ; — Es-tu fille, es-tu femme ? — Je suis femme ; j’ai été enlevée à mon époux en Italie, je cours la terre pour le chercher ; je suis tombée par {{sic2|hazard}} dans les mains de ces {{sic2|bohémes}}, et j’ai été prise avec eux. — Tu n’es donc pas de leur troupe ? — Je ne suis qu’accidentellement réuni à elle. — Et qui es-tu ? — Ici je lui fis en peu de mots l’histoire de
+ma naissance et de mes malheurs. — Bon, bon, conte que tout cela, me dit-il, tu es une aventurière, tu es une fille de mauvaise vie. — J’ai dit la vérité, je vous le proteste. — Mais ces bohémiens ont abusé de toi, ils-t-ont violée ? — Je n’ai nuls reproches à leur faire, puisse-je avoir autant à me louer de vous, que j’ai de graces à leur rendre. — On te traitera comme tu le mérites, tu as profané les sacremens, nous le savons, tu seras rôtie à petit feu, tu vivras douze heures dans les flammes, et l’on ne t’y plongera que déchirée. — Oh ciel ! quelque foi qu’il faille ajouter à des sacremens, mérite-t-on la mort pour n’y pas croire ? Un dieu de paix veut-il le sang des hommes, ses ministres doivent-ils le répandre ? — Tu ne crois donc pas à ces cérémonies ? — Je crois qu’il existe un Dieu bon à qui le meurtre est en horreur. — Tu te trompes, Dieu commande de tuer ceux qui ne {{sic2|croyent}} pas à la religion, il ordonne à son peuple de massacrer les nations idolâtres, son fils
+a dit, je suis venu apporter le glaive et non la paix. — En ce cas je ne crois point à son fils. — C’est ce qui fait que tu seras suspendue au milieu des flammes, pour en être retirée, et y tomber tour-à-tour, pendant douze ou quinze heures que durera ton supplice. — J’invoquerai le dieu unique et saint que je crois, il me sauvera des mains de mes bourreaux, Daniel l’implora dans la fosse, et Daniel en fut écouté. Et ici mes larmes coulèrent malgré moi. — Quand l’inquisiteur me vit pleurer, il m’observa avec des yeux plus expressifs, et qui, en même-temps me glacèrent d’effroi ; ses deux {{sic2|lêvres}} se {{sic2|resseraient}} l’une sur l’autre, et une sorte de mugissement s’échappa de sa poitrine, il me demanda si les larmes que je versais étaient celles du repentir ? Je lui répondis que je n’avais point fait de faute, et que par conséquent je ne connaissais point le remord, il continua de me fixer, et alors en soupirant comme il venait de faire, il fit un geste sur lui-même qui me causa autant de surprise
+que de frayeur ; je m’{{sic2|apperçus}} qu’il était dans un grand trouble, il s’agitait sur son fauteuil, {{sic2|renouvellait}} le geste qui m’avait effrayé, et continuait d’étouffer ses soupirs... Il avança une main vers moi comme pour me rapprocher de lui, cette main jetée à travers de ma ceinture, tomba sous mes reins comme par inadvertance, et pressa vivement ce qu’elle rencontra... Je le regardai fièrement, et mes larmes tarirent. On n’imagine pas ce que le vice qui s’oublie, donne de force à la vertu ; il retira sa main, et m’ordonna de me mettre à genoux devant lui, je m’y plaçai à quelque distance, perdant le plus que je pouvais du {{sic2|terrein}} qu’il m’avait fait gagner en m’attirant. Il {{sic2|rejetta}} sa main sur ma poitrine, à l’ouverture de ma robe, et me tira quoiqu’agenouillée, absolument entre ses jambes, il prit mes deux mains les joignit sur ses cuisses où il les appuya, et m’ordonna de réciter le pater. — Je lui dis que je l’avais oublie,... Il me demanda d’autres prières. — Je lui dis
+que depuis que je courais le monde, je ne me souvenais plus de tout {{sic2|celà}}, que je ne savais qu’invoquer Dieu, dans le fond de mon ame, contre ceux qui travaillaient à me perdre. — Tu es une impie me dit-il en reportant ses doigts sur mon sein, comme pour le couvrir ; mais en effet, pour le toucher, j’écartai sa main tout de suite... Ici sa figure s’anima prodigieusement, le courroux s’y peignit à côté de la luxure ; son agitation redoubla, et il recommença plusieurs fois sur lui-même le geste indécent qui lui était échappé, il m’apostropha de deux ou trois invectives et me dit qu’il allait me faire mettre à la question ; pourquoi faire lui dis-je ? — Pour découvrir tes crimes. — Je n’en ai point commis. — Tes impiétés. — J’adore Dieu. — Tes complices. — Je n’en ai point. Tu les nommeras quand je te tourmenterai. Et ici sa respiration se pressa ; son cœur et sa poitrine palpitaient, et ses mots ne se prononçaient plus qu’en bégayant. — Je saurai continua-t-il, t’imposer des supplices
+qui arracheront de toi la vérité, ses mains se reportèrent alors sur mes deux seins, et ce fut en les saisissant à nud, non sans me faire une violente douleur, qu’il me {{sic2|raprocha}} de lui {{sic2|d’avantage}} ; me trouvant par cette secousse entièrement entre ses jambes, il écarta totalement le voile qui couvrait ma poitrine, et sur ce que je le {{sic2|priai}} de me laisser, il me dit qu’il allait me faire entièrement {{sic2|deshabiller}}, c’est contre la pudeur répondis-je, et vous me grondiez de l’avoir {{sic2|enfrainte}}. — Ce qui se fait au nom de Dieu n’offense jamais la pudeur, et ses mains que je n’osais plus contenir, ne m’attachant qu’à le calmer, s’égaraient indiscrètement sur ma gorge, mais d’une manière si brutale, qu’il me faisait frémir. Il redescendit mon corset de tous côtés, {{sic2|débarassa}} mes épaules des manches, et le buste entier, au moyen de cette manœuvre, se trouva nud à ses regards. Il me dit en ce moment de sortir tout à fait mes deux bras de ma robe, et sur mon refus, il me menaça d’un air effraint
+frayant d’appeler du monde. — J’obéis donc, je re irai d’abord un bras, puis l’autre ; et ainsi toujours à genoux, mes vêtemens tombèrent jusqu’à la ceinture, cependant ses deux mains continuaient de presser ma gorge et de se promener sur mes épaules, sous mes bras, et généralement sur toutes les parties mises à nud ; il prit une de mes mains et la porta sur lui, mais je la retirai si vite que son dessein ne fut qu’imparfaitement accompli. Il me demanda si je n’avais point sur la peau quelques signes qui prouva que j’avais donné mon ame au diable, il examina en conséquence tout ce que l’état où j’étais, lui permit d’observer ; alors il me fit relever, et tenir droite entre ses jambes, il me dit qu’il fallait qu’il examina le reste de mon corps dans les mêmes intentions, je me défendis vivement, il me menaça de nouveau en m’ordonnant de lacher les rubans qui tenaient mes habits, afin qu’ils tombassent tout-à-fait. Et comme je m’obstinais à le refuser, il chercha vers ma ceinture, les
+liens qu’il voulait dégager, ne les trouvant pas, il me fit tourner, les saisit au bas de mes reins, les rompit en fureur, et toujours dans cette attitude mes vêtemens coulèrent à mes pieds. J’ignore les mouvemens qu’il fit alors sur lui-même, je ne pouvais les voir, je sais seulement qu’il s’en permit ; que ses mains parcoururent tout ce qu’il venait de découvrir, que ses yeux parurent s’y fixer long-temps, que son agitation fut inexprimable, que ses soupirs augmentèrent de forces, qu’il prononça des mots sans suite, tantôt des éloges, et tantôt des menaces, et que... retombant enfin dans le calme, il m’ordonna de me rhabiller. Je lui dis que puisque l’état où je me trouvais était son ouvrage, je voulais retourner dans ma chambre, et traverser toute la maison dans ce désordre, il s’approcha de moi à ces mots, mais sa figure n’avait plus aucun signe de {{sic2|couroux}}, le sourire même parut un instant sur ses lèvres, il me dit en me passant la main sous le menton,
+que j’étais une petite fille bien entêtée,... bien méchante, que je ne sentais pas le bien qu’il me voulait, et tout en disant {{sic2|celà}} avec les manières les plus douces, il m’aida à me rajuster. Sonna dès que je le fus, et me renvoya dans ma chambre en m’ordonnant de lui faire dire si j’avais besoin de quelque chose, son intention étant que rien ne me manqua ; je profitai de cet instant de faveur, pour lui recommander ma compagne ; et sur celà il me répondit qu’il ne connaissait que moi, et qu’il ne prenait intérêt qu’à moi. Mon premier soin fut de raconter à Clémentine tout ce qui venait de m’arriver, je lui demandai si la conduite de l’inquisiteur avait été la même envers elle, je t’aurais tout dit me répondit ma compagne, si j’en avais eu le temps, avant que tu ne te rendis où l’on t’{{sic2|appellait}} ; mais tu as vu l’impossibilité où je me suis trouvée de te prévenir. Moins patiente que toi, je ne lui ai pas donné
+le temps d’aller si loin, et devinant ses desseins au premier mot, je lui ai demandé ou de me renvoyer dans ma prison, ou de ne m’interroger que devant des témoins ; cette fermeté l’a mise en fureur, et il m’a juré qu’il ne m’épargnerait pas. Hélas ! dis-je à mon amie, je me repends de n’avoir pas imité ton courage, mais j’ai deux raisons pour excuses... L’{{sic2|éffroi}} dans lequel j’étais... L’espoir que j’ai eu de l’attendrir et d’échapper aux grands dangers en osant braver les petits. Ses premiers mouvemens ont été ceux de la brutalité, je ne m’étonnerais pas qu’un peu d’amour n’eût peut-être conduit les seconds ; si je croyais que ce sentiment put jamais naître dans une telle ame, je ne le repousserais pas, et son cœur {{sic2|ammolli}} par le dieu dont on obtient tout, nous donnerait peut-être à l’une et à l’autre, les moyens de lui échapper. Ici la crainte d’être entendues nous empêcha de poursuivre, et je me livrai seule à mes r flexions.
+Oh ciel ! me dis-je dès que je fus un peu calme, serait-ce donc ici le tombeau de cette fidélité qui m’est si chère, et que je conserve avec tant de plaisir ? J’ai échappée aux pièges d’un noble Vénitien, un corsaire barbare n’a osé attenter à ma pudeur, elle n’a point cédé aux poursuites d’un consul français, à la veille d’être empalée à Sennar, ne sauvant ma vie qu’au prix de mon honneur, j’ai trouvé le secret de garder l’un et l’autre, j’ai vu un Empereur cannibale à mes genoux, je suis sortie intacte des mains d’un jeune Portugais, d’un vieux Alcaïde de Lisbonne, des quatre plus grands débauchés de cette ville, dom Flascos de Benda-Molla n’a pu triompher de mes rigueurs ; une bohémienne, deux moines et un chef de brigand, ont soupiré sans fruit. Et tout cela serait-il, grand Dieu, pour devenir la proie d’un inquisiteur ... Hélas ! j’avais des ressources par-tout, il ne m’en reste aucune ici, il faut que je périsse ou que Dieu fasse un miracle en ma faveur,
+et depuis celui de l’annonciation, je ne sache pas qu’il en ait fait un seul en faveur de la vertu des femmes. Huit jours se passèrent ainsi, sans que nous entendissions parler de la moindre chose, et sans que nous eussions d’autres douceurs, Clémentine et moi, que de nous entretenir de nos communs désastres. Ce fut alors que vous arrivâtes près de nous, dit Léonore à son mari : mon amie vous implora pour elle et pour moi ; vous nous craignites, votre prudence était bien cruelle, je ne vous la reproche pas, elle était juste ; il y a des cas où la commisération est impossible, où elle n’est pas même dans la nature : elle n’en est donc alors qu’une loi secondaire, qu’un sentiment {{sic2|égoiste}}. Plût au ciel que nous eussions été pénétrés de cette vérité, quand nous {{sic2|secourumes}} le scélérat dom Pédre, nous ne fussions pas devenus aussi cruellement ses victimes. Quoi qu’il en soit, vous vous sauvates seul ; votre évasion fit le plus grand bruit ; elle nous fit resserrer tous ;
+elle donna de l’humeur à nos gardes, et il n’y eut pas un seul prisonnier qui n’en souffrit. Le surlendemain de votre départ, était enfin le jour destiné à la fatale scène qui nous attendait ; on nous avertit dès le matin, de nous tenir prête pour être interrogée, avec les formalités de rigueur ; je laissai passer ce mot sans l’interpréter ; mais Clémentine, ou plus craintive, ou plus clairvoyante, me demanda si j’avais fait attention à la phrase dont on s’était servi ? — Non, lui dis-je ; eh bien ! me dit-elle, sois malheureusement bien sûre que cet interrogatoire, avec les formalités de rigueur, ne signifie autre chose que la question à laquelle nous allons certainement être appliquées. — O ciel ! tu me fais frémir,... et nos larmes coulèrent à toutes les deux. Neuf heures sonnèrent enfin ; c’était l’instant pour lequel nous étions averties ; l’alcaïde se présenta à moi quand on ouvrit ma porte ; et m’ayant prise à part,
+sans que les geôliers pussent nous entendre ; il me confirma les craintes de Clémentine... Vous allez subir la question, me dit-il, mais vous passerez la dernière : cela vous donnera le tems de la réflexion. Si vous demandez au révérend {{sic2|pere}} inquisiteur d’être une seconde fois interrogée secrètement par lui seul, il vous l’accordera, et vous ne subirez point de tourmens... Je l’avoue, le début de ce discours m’avait si fort étourdie, qu’à peine en compris-je la fin ; et comme il s’{{sic2|apperçut}} de mon trouble, il me répéta ce qu’il venait de me dire. Nous marchâmes. Clémentine, déjà conduite par ses geôliers, me devançait, il me fut impossible de lui parler. Après avoir traversé toute la maison, nous descendîmes un grand escalier pratiqué sous une voûte, qui, au bout de cent marches, nous conduisit à la porte d’un corridor si sombre, qu’à peine y voyait-on pour se conduire. Au bout de ce passage extrêmement long, nous trouvâmes une porte de fer très-
+étroite, attenante à un autre escalier tournant, qui nous offrit encore plus de cent marches à descendre ; je crus que nous nous engloutissions dans les entrailles de la terre. Le silence qui s’observait dans cette marche, les fréquentes effigies de saints, de vierges, de représentations de supplices, dont étaient remplis les murs de cette traversée, le bruit lugubre d’une multitude de portes de fer qui s’ouvraient et se refermaient sur nous à mesure que nous avancions, l’obscurité profonde qui régnait dans ces souterrains, à l’exception du peu de lampes allumées devant les images, la hauteur, l’humidité des voûtes, quelquefois des cris et des mugissemens sourds qui sortaient du fond des cachots, tout inspirait à l’ame une sorte de terreur sinistre qui glaçant à la fois tous mes sens, m’interdi- Tous ces détails locaux sont faits sur les lieux mêmes ; le lecteur peut être sûr de leur fidélité.
+sait jusqu’à la faculté de pouvoir suivre mes conducteurs. Nous {{sic2|parvinmes}} enfin à une dernière porte qui s’ouvrit au plus léger bruit que notre guide fit à la serrure, nous entrâmes seules, nos gardes se retirèrent après nous avoir vu passer devant eux. Au milieu d’une haute et grande salle voûtée, de forme parallélogramme, uniquement éclairée par des lampes, était une longue table, autour de laquelle se trouvaient assis le grand inquisiteur, le grand vicaire de l’archevêque, obligé d’assister à ces cérémonies, et le greffier. Dans trois des coins de ce fatal endroit, se voyaient les différens préparatifs des trois supplices employés communément à l’inquisition. — Celui de la corde, celui de l’eau, et celui du feu ; deux bour- La torture de la corde se donne en liant le criminel à une corde par les bras renversés en arrière. Par le moyen de cette corde qui joue dans une poulie, on enlève le patient de
+reaux assistaient à chacun de ces apprêts ; ils étaient vêtus d’une tunique noire, la tête affublée d’un capuchon percé aux yeux, et le plus grand calme régnait dans l’assemblée. vingt & trente pieds, puis, après l’avoir ainsi laissé suspendu quelque tems, on le laisse brusquement retomber de toute la hauteur jusqu’à demi-pied de terre ; ces secousses lui disloquent toutes les jointures, lui crèvent souvent l’{{sic2|estomach}}, et font pousser des cris horribles. — La torture de l’eau consiste à faire avaler une quantité d’eau au patient, ensuite on le couche sur un banc creux, dans lequel on le serre à volonté. Ce banc a un bâton qui le traverse et qui tient le corps du patient comme suspendu. La position lui rompt l’épine du dos avec des douleurs incroyables. – La rotture du feu est la plus rigoureuse de toutes. On allume un brâsier ardent, ensuite on frotte la plante des pieds du criminel de matières pénétrantes et com-
+Castellina, cette douce et charmante fille de Brigandos, nous attendait à la porte de la salle : elle y fut introduite avec nous. Quelqu’effrayée que je fusse, mon courage ne m’abandonna point. Je me bustibles : on l’étend par terre, les pieds tournés vers ce feu, et on les lui brûle ainsi jusqu’à ce qu’il avoue : ces trois tortures se donnent chacune l’espace d’une heure, et souvent plus. On y applique les femmes et les filles de tout âge, ainsi que les hommes, quelquefois couvertes d’une chemise de grosse toile, souvent nues ; mais de toutes manières elles sont toujours dépouillées devant leurs juges : {{sic2|ensorte}}, dit l’auteur, que nous transcrivons mot à mot dans cette note, que la plupart effrayées de cet immodeste appareil, disent et nient tout ce qu’on veut, afin d’éviter les tourmens. On n’a aucun égard, poursuit le même écrivain, ni à l’âge, ni au sexe : on y traite tout le monde avec une égale sévérité. Tous sont appliqués à la tor-
+ressouvins de ce que m’avait dit l’alcaïde, et je crus voir dans ces paroles un peu d’espoir et de consolation que je payais bien, sans doute, puisque je ne pouvais envisager pour motif de cette tolérance, ture ou presque nuds, ou totalement nuds, suivant le caprice des inquisiteurs, qui ne manquent pas de traiter avec bien plus de rigueur les femmes ou les filles qui ne veulent pas leur être favorables. Celles qui pourtant se rendent n’en sont pas plus heureuses. Ils les engagent à se livrer à eux, en leur faisant {{sic2|esperer}} de les sauver, et dès qu’ils en ont joui, ils les condamnent à mort, afin que, par ce moyen le crime qu’ils commettent, se trouve {{sic2|enséveli}}. Leurs excès enfin montèrent à tel point, que Clément VI nomma une commission particulière pour informer contre leurs infamies. Ce fut Bernard, cardinal de Saint-Marc, qui en fut chargé. Voilà pourquoi enfin Miguet de Monsarre, auteur espagnol, dans son livre de Coena Domini, leur dit : — 
+qu’un sentiment dont les suites m’eussent été plus cruelles que la mort. Quoi qu’il en fût, je pouvais au moins me tirer d’affaire bien plus facilement, n’ayant à craindre que cette sorte de danger, qu’exposée à ceux dont les apprêts me faisaient frémir. On nous fit mettre d’abord à genoux toutes les trois autour de la table, et dans cette posture, l’inquisiteur nous demanda, d’où vient que nous avions profané les sacremens de l’église ? — Nous répondîmes que cela ne nous était jamais arrivé. Sur cela le grand vicaire prit la parole et dit, —  qu’il était Cimas esso mat echores comone tenegis verguenca, ni honoraque despues de aver Gozado las mugueres y Donzellas que entran en vuestro poder despudes de avertas Gozado las Entregays at Fuego o impios péores que los viejos de Suzanna. Voyez la seconde partie du tome II de l’histoire des Cérémonies religieuses des peuples du monde, et l’histoire des Inquisitions.
+inutile de renier un fait avoué par nos compagnons. On demanda à Castellina si elle ne vivait pas en intrigue criminelle et incestueuse avec son père, elle jura que non. — Avec son frère, — elle dit que leur usage était de se marier entre frères et sœurs ; qu’elle était destinée à épouser son frère ; mais que n’étant point encore sa femme, elle n’avait jamais prise aucune liberté avec lui ; que voulant même se conserver pure pour celui qu’on lui destinait ; elle n’avait jamais mené la vie prostituée de ses compagnes ; qu’elle répondait de sa virginité, et qu’on pouvait la faire examiner. Ensuite elle ajouta que Clémentine et moi avions également {{sic2|vêcu}} dans la plus extrême continence, depuis que nous étions {{sic2|aggrégées}} à eux. — On lui demanda si elle croyait à la religion catholique, elle dit que non ; on nous adressa la même question, — nous y fîmes la même réponse. On demanda à la fille de notre chef, pourqoui elle n’ajoutait point de foi à ce culte ? elle dit qu’elle ne croyait
+pas le devoir, et qu’elle ne le pouvait pas : et à la même interrogation nous répondîmes, ma compagne et moi, que nous étions convaincues que ce culte offensait souverainement la divinité, et que nous l’avions abjuré dès l’enfance. — Perfide réponse, s’écria madame de Blamont ; ô Léonore, n’eussiez-vous pas dû être plus prudente ? — Les approches des plus affreux supplices, répondit Léonore, ne me feraient jamais feindre sur cet objet, madame. — O juste ciel ! s’écria, avec des pleurs, madame de Blamont, dont l’ame délicate et tendre s’{{sic2|allarmait}} de tout ce qui paraissait enfreindre les sentimens pieux auxquels elle était inviolablement attachée. — Femme à jamais respectable, dit le comte, en prenant les mains de son amie ; vous êtes tellement pure, qu’un récit même vous offense ; mais de grace, laissons continuer votre fille... Eh bien ! Léonore, que vous demanda-t-on ensuite ? Si nous étions juives, re-
+prit l’aimable épouse de Sainville, nous assurâmes que non ; nous dîmes que nous étions déïstes, et qu’il n’existait aucun tourment qui pût nous faire changer de façon de penser. — On nous demanda si nous aidions les hommes dans les vols qu’ils faisaient ; nous assurâmes que non. Enfin on nous demanda si nous étions livrées au démon ? nous protestâmes que non ; et nos réponses étant toutes écrites, on nous fit lever. Le greffier resta à la table ; Clémentine et moi, près de lui, sur des tabourets ; le grand vicaire et l’inquisiteur furent s’asseoir sur deux fauteuils, placés dans celui des coins qui n’était point occupé par des appareils de supplices. Ils appelèrent à eux Castellina ; ils lui ordonnèrent de se dépouiller entièrement ; elle recula d’horreur, en protestant que cela ne lui était jamais arrivé devant aucun homme ; l’inquisiteur lui dit que cela devait être ainsi ; qu’il fallait absolument procéder à la visite de son
+corps ;... que ce qui était crime devant les mondains, cessait de l’être aux yeux des ministres du seigneur ; et comme elle refusait encore, deux bourreaux s’approchèrent, par ordre de dom Crispe ; ils la saisirent et la dépouillèrent en un instant ; dès qu’elle fut en cet état, les bourreaux se retirèrent ; un d’eux s’empara d’une spatule qu’il tint au feu, jusqu’à ce qu’il fût {{sic2|appellé}}. Il s’agit, dit alors l’inquisiteur à cette belle et malheureuse fille, la pudeur sur le front, et les joues inondées de larmes, il s’agit de vérifier sur toutes les parties de votre corps, si vous ne portez point les stigmates du démon ; approchez-vous... — Elle obéit, et dom Crispe l’ayant, par un mouvement de son fauteuil, enfermée entre le grand-vicaire et lui, tous deux examinèrent avec le plus grand soin chacune des différentes parties du corps de cette fille, qui se trouvait tournée vers eux. Au bout d’un assez long-tems,
+on la fit changer d’attitude ; {{sic2|ensorte}} qu’elle offrait maintenant à l’un, ce qu’elle venait de présenter à l’autre. Le silence était profond ; on observait de fort près, et avec le soin le plus exact. Les doigts vérifiaient ce que l’œil ne discernait pas bien,... facilitaient les recherches, ou fixaient les positions ; il y avait près d’une heure que l’examen durait, et cette victime infortunée avait déjà été visitée trois fois de l’un et de l’autre côté, par chacun de ses juges, sans qu’il se fût prononcé une parole, lorsque l’inquisiteur observa sur le sein gauche, un signe noir presque imperceptible ; il le montra sur-le-champ à son confrère, et tous deux ordonnèrent au greffier d’écrire qu’on venait de reconnaître à la partie qu’ils désignèrent, un stigmate bien certain du démon, ils lui enjoignirent d’observer et d’écrire de même le mouvement qu’allait faire cette enfant du diable, lorsqu’on imprimerait un fer ardent sur ce signe impie. Selon eux la
+victime ne devait rien sentir, si le signe était de Satan. La pauvre fille de Brigandos voyant approcher vers elle le bourreau armé du fer, demanda instamment de n’être pas brûlée, jurant et protestant que ce signe lui venait de sa mère ; mais rien n’y fit ; dom Crispe saisit le sein, et montra du doigt au bourreau l’endroit où il devait faire son application, pendant que lui-même contiendrait ; le fer fut appuyé rouge, et la patiente jetta deux ou trois cris. — Allons, dit l’inquisiteur, dès que ce moyen ne réussit pas, il faut user d’un autre ; il n’est que trop certain, poursuivit-il, que cette créature est vouée au démon ; et puisqu’elle refuse d’en convenir, il faut tirer des réponses d’elle par la voie des tortures ; alors elle fut saisie par deux questionnaires qui la conduisirent auprès du feu, et lui firent endurer cette sorte de supplice... Les pointes acides et aiguës de cet élément, n’eurent pas plutôt pénétrées la plante de ses pieds, imbibée de matière combus-
+tibles, qu’elle poussa des cris affreux, et convint qu’elle était effectivement vouée au démon dès son enfance. On lui demanda quel motif avait pu engager ses parens à en agir ainsi ; elle dit qu’elle l’ignorait ; et on la rappliqua pour tirer d’elle ce second aveu. Après avoir encore souffert long-tems, et ne sachant que répondre à cette question : elle dit pour se soustraire aux maux qu’elle endurait, que ce qui fait qu’on l’avait vouée au démon, était l’espoir de lui faire faire sa fortune, et que c’était d’ailleurs un des dogmes de sa religion. — Enfin on lui demanda quels étaient les complices que son père pouvait avoir hors de la troupe ? elle dit qu’elle ne lui en connaissait aucun. On la réchauffa, mais de beaucoup plus près. Elle {{sic2|jetta}} des cris épouvantables, et tressaillit avec tant de violence, qu’elle s’enleva de plus de deux pieds ; quoiqu’elle fût fortement contenue. Tous ses traits étaient renversés, ses cheveux hérissés sur sa tête, s’agitaient et se dressaient d’eux-mêmes ; ses
+muscles {{sic2|racourcis}} se contournaient de mille effrayantes manières, et la malheureuse faisait à regarder, autant de pitié que d’horreur. Alors je me rappelai les secours que je lui avais vu donner au scélérat, cause des tourmens affreux qu’elle endurait. — Je me peignis sa candeur et sa bienfaisance, et je me dis : — Est-il possible que des qualités si réelles, ne contrebalancent pas des vices imaginaires ; et le ciel est-il juste, quand il abandonne la vertu à de si grands tourmens. Mais si, dans cet instant, les infamies dont j’étais témoin, m’engageaient à déclamer contre le ciel et contre les hommes, combien l’événement qui suivit, n’augmenta-t-il pas l’horreur que j’{{sic2|éprouvois}} contre toute la terre ! A la troisième reprise, Castellina, jeune et forte, se défendant avec vigueur, exerça celle de ses bourreaux, l’un d’eux s’agitant pour la contenir ; laissa tomber, en se débattant, le capuchon qui lui couvrait la tête... Oh ciel ! quel était celui qui remplissait cette horrible fonction ! le croi-
+rez-vous ?... Dom Pedre,... l’exécrable dom Pedre,... cet insigne scélérat, non content d’avoir dénoncé,... arrêté lui-même celle à qui il devait la vie... se trouvait encore au nombre de ses persécuteurs ;... que dis-je, il était le seul qui eût agi quand il avait fallu lui faire endurer le supplice... Le seul qui allait agir encore, elle le reconnut :... elle détourna les yeux avec horreur, et le monstre se rajustant bien vite, achève de lui calciner les pieds... O vous, qui mettez votre gloire et votre félicité à secourir les maux de l’infortune... vous qui courrez chercher l’indigent sous l’humble toit qui le recèle... Vous qui séchez ses pleurs et lui rendez la vie,... que cette exécration ne vous arrête point ; toutes les belles ames ne sont pas aussi malheureuses que Castellina ;... tous les individus que l’on soulage ne ressemblent pas à dom Pedre. Enfin la triste victime de tant de scélérats réunis, vaincue par les douleurs, avoua tout ce qu’on voulut, mais elle persista
+à dire que Clémentine et moi n’étions tombées dans leurs mains que par {{sic2|hazard}} ; et que nous n’étions nullement fautives. On la relâcha, et elle fut déclarée coupable sur ses aveux, d’{{sic2|impiétes}}, de commerce avec le diable, et de vol public. Après l’avoir un instant laissée respirer, l’inquisiteur ordonna qu’elle fût rapportée dans sa chambre, et qu’elle eût à s’y préparer à la mort. Elle tourna vers nous ses deux grands yeux languissans et noyés de larmes... Elle soupira, sembla nous adresser le dernier adieu, et sortit. Voilà comme fut traitée une pauvre fille de seize ans, belle comme un ange, sage, vertueuse, du plus excellent caractère, qui peu de jours avant, s’était dépouillée pour secourir celui qui servait aujourd’hui de bourreau... Infortunée, dont l’unique tort était d’appartenir à des parens qui l’avait corrompue dès l’enfance. Quoique les aveux de Castellina eussent dû nous épargner les tourmens de la tor-
+ture, si la justice eut régné dans un tribunal aussi effroyable, on nous déclara qu’il fallait nous préparer au même sort. Je fus appelée,... me trouvant tout près de ces monstres, je pus les observer. Le feu sortait de leurs yeux, ils {{sic2|etaient}} l’un et l’autre dans une ardeur prodigieuse ;... mais il était difficile de dire quel était le motif de cette irritation ?... A supposer un instant la raison pour eux, devaient-ils éprouver autre chose qu’une fermeté compatissante, et beaucoup de pitié ? Mais de tels sentimens ne sortent pas l’ame de son assiette ; ils ne jettent pas dans un trouble pareil à celui où étaient ces sauvages ; ils ne font pas écumer, ils ne font pas vomir des imprécations ; ils ne placent pas sur le front une sorte de colère ténébreuse, presque impossible à définir ! Il y avait donc autre chose dans ces cœurs pervers que ce qui devait naturellement y naître, et quelle était cette passion tumultueuse et désordonnée, qui leur faisant un jeu des tor-
+tures qu’ils infligeaient, éteignaient en même-tems les vrais mouvemens permis dans leur situation. O vous qui tolérez de tels tribunaux... réfléchissez à cette cruelle analyse, et voyez si le bien que vous retirez de ces dangereuses institutions, vaut tous les crimes secrets qu’elles entraînent. L’inquisiteur en entrecoupant ses mots, et respirant avec difficulté, me demanda d’un air sévère, si les exemples que je venais de voir, produisaient quelqu’effets sur moi ?... Alors je me ressouvins de ce qu’on m’avait dit, et jugeant que ce n’était pas le moment de l’aigrir, je lui dis que ces effets étaient si violens en moi que j’étais résolue à lui avouer des choses fort secrettes, et de nature à ne pouvoir être dites qu’à lui ; que j’implorais en conséquence vivement de ses bontés, un interrogatoire secret. Le grand-vicaire dit que cela ne se pouvait pas ; que j’aurais dû profiter de celui que j’avais eu, mais qu’il était impossible de m’en accor-
+der un second ; que je n’avais qu’à dire ce que j’avais à révéler, après qu’au préalable la visite de mon corps aurait été faite ;... et en disant cela, sa physionomie se démontait, il lançait sur moi des regards, tels que le seraient ceux du lion prêt à dévorer sa victime. Je me jettai aux genoux de mes juges ; je leur demandai avec les plus vives instances, de m’écouter dans un endroit moins effrayant... Cela ne s’est jamais fait, dit le grand-vicaire, et en même temps il fit signe aux bourreaux d’avancer. En ce moment je me prosternai la face contre terre, et renouvellai mes instances avec tant de chaleur, que dom Crispe qui, comme je m’en doutais bien, devait y céder, dit à son confrère, — eh bien ! je saurai demain ce que c’est, monsieur, après demain matin je vous donne rendez-vous ici pour y terminer notre besogne. Le grand-vicaire assez mécontent, se rendit, on me renvoya, je les laissai tous deux avec ma malheureuse amie, qui, dès ce moment, me fut
+soustraite, et ne reparut plus à côté de moi. A l’heure du dîner la porte de la chambre de Clémentine s’ouvrit, une femme y entra, j’appelai, une voix étrangère me répondit, et je fus fâchée de mon imprudence. Cependant la conversation s’engagea. Mais je ne tardai pas à m’appercevoir que cette femme n’était placée près de moi que pour me faire accepter les propositions qui m’allaient être faites. Vous raconter toutes les instigations de cette courtière, toutes les ruses qu’elle employa pour me séduire, serait aussi long qu’ennuyeux. Vous saurez seulement que le résultat de ses manœuvres fut de me conseiller d’accepter tout ce que me proposerait le grand inquisiteur, dès que j’étais assez heureuse pour avoir obtenu la permission d’une seconde entrevue, cette faveur était la preuve certaine des bons desseins qu’il avait sur moi. Je serais une folle de résister à lui accorder de bonne grace, ce qu’il ne tenait qu’à lui d’obte-
+nir de force. Vous n’éprouverez d’ailleurs, poursuivait cette femme, en m’enjoignant le secret, que ce qui m’est arrivé à moi-même. Je devais perdre la vie, quoique mon crime fût bien moins grave que le votre. Il m’a témoigné de bons sentimens, je m’y suis rendue, et je touche à l’instant de ma liberté. Ne vous effrayez point de son air ; cette gravité est de coutume dans le métier qu’il fait ; mais c’est, dans le fond, le meilleur homme du monde, et le plus aimable avec les femmes... Croyez-moi, saisissez la fortune quand elle s’offre à vous ; vos refus pourraient vous coûter cher. Songez que cet homme est plus puissant que le roi lui-même, et qu’il peut, en un mot, fussiez-vous à cent lieues d’ici, vous absoudre ou vous perdre au plus léger mouvement de sa volonté. Quelle plus grande preuve de la puissance des inquisiteurs, que la fin tragique de dom Carlos ? Philippe II, père de ce
+Dans les dispositions où j’étais de tout obtenir des sentimens que je voulais inspirer à l’inquisiteur, je me gardai bien de réfuter les propos de son agente ; je lui dis que je m’estimais effectivement très-heureuse de plaire à ce souverain juge, et que je n’avais rien de plus à cœur que de me trouver digne de ses bontés. Dès le même soir mes réponses furent sues, et le lendemain dom Crispe, pressé sans doute d’en venir au dénouement, me fit dire qu’il m’admettait à l’honneur d’aller prendre du chocolat chez lui ; je me parai du mieux qu’il me fut possible ; je ne négligeai rien de tout ce qui pouvait relever l’éclat de quelques traits dont j’attendais et ma liberté et ma vie, sans rendre mon amant plus heureux qu’aucun de ceux malheureux prince, ne lui fit perdre aussi cruellement la vie, que par l’instigation de ces scélérats.
+auxquels j’avais eu le bonheur d’échapper jusqu’ici. On vint me chercher vers les dix heures, et je fus mystérieusement introduite dans l’appartement de son éminence : il ordonna de fermer toutes les portes dès que je fus entrée, et défendit expressément qu’on s’avisât de l’interrompre, sous quelque prétexte que ce pût être. Il faisait fort chaud, et monseigneur, encore en déshabillé, n’était couvert que d’une robe flottante de gros-de-Tours brune, qui ne l’enveloppait pas très-exactement ; il était couché dans une profonde bergère, quand je parus, et, sans se déranger, il me fit placer sur une chaise qui se trouvait en face, le plus près possible de son siège. Mon enfant, me dit-il, sitôt que je fus assise, je fais pour vous ce que je me permets pour bien peu de femmes ; mais je ne vous cache pas que vous m’avez plû ; votre sort est entre vos mains ; vous avez vu ce qui est arrivé hier à une de vos
+compagnes ; les mêmes tourmens sont préparés pour vous, et demain à cette heure-ci, je ne serai plus le maître de vous sauver. Or, cela va plus loin que vous ne pensez. Il est rare de subir la question, sans être intérieurement condamné à la mort. Il s’agit donc ici de vos jours, et je vous préviens que vous ne pouvez les sauver qu’au prix de la soumission la plus aveugle à toutes mes fantaisies, dussent-elles même, ajouta-t-il, avec impudence, n’être pas de nature à vous plaire... Vous sentez bien que des gens comme nous n’agissent pas comme le commun des mortels ;... l’habitude des femmes, toujours bien fatale à leur culte. Cette sorte de despotisme et d’impunité dont nous jouissons, les richesses immenses qui sont en notre pouvoir... ce droit de mort que nous avons sur tous les sujets de l’empire ;... Cette multitude d’esclaves qui nous encense ;... des désirs satisfaits presque aussitôt que formés... Tout cela corrompt les mœurs
+et déprave les goûts... mais quelques soient enfin les choses où je vais vous contraindre, cela vaudra toujours mieux que d’être suppliciée... Je suis trop bon de m’abaisser à demander ce que le plus simple de mes ordres peut m’obtenir dans la minute, sans qu’il vous soit possible d’y apporter le plus léger obstacle... Réfléchissez à la débilité de votre position ; vous êtes française,... éloignée de votre patrie,... brouillée avec vos parens ;... eussiez-vous mille vies,... chétive créature, et me plût-il de vous en enlever une tous les jours,... pas un être existant sur la terre ne viendrait m’en demander raison. Que cette extrême infériorité vous jette donc aux pieds de ma puissance, et humiliez-vous sans délais... Je vais essayer quelques préliminaires ce matin, je vérifierai votre soumission ;... et si j’ai lieu d’être content de vous, je vous enverrai prendre ce soir pour passer la nuit avec moi. Oh ! monseigneur, dis-je en me jettant
+aux pieds de ce monstre, que mes intérêts m’obligeaient d’ériger en maître... Connaissez mieux l’énergie de ce pouvoir que vous m’alléguez ; vous ne l’étendez que sur les personnes, et c’est au fond de mon cœur que j’en éprouve toute la force... Ah ! n’ordonnez pas ce que vous pouvez si bien mériter ; ne commandez pas ce que vous êtes fait pour obtenir ; les actes de la plus sublime puissance valent-ils un des droits de l’amour ?... Toute autre femme ne vous parlerait pas comme je le fais ; humble esclave de vos caprices, elle les satisferait en vous méprisant ; vous avez fait naître en moi des mouvemens d’une bien autre sorte ;... laissez-moi jouir de leur délicatesse ; ne troublez pas le charme que je goûte à vous les peindre ; ne glacez pas le cœur où vous êtes fait pour régner... Non, ne l’arrachez pas de la main qui vous l’offre, et laissez à l’amour le soin de vous en préparer la jouissance... Comment, dit le moine étonné, en me rele-
+vant et me replaçant auprès de lui, se pourrait-il que je t’eusse inspiré quelque tendresse ?... Et je baissai les yeux en rougissant ; — mon enfant, est-il vrai que tu m’aimes ?... — Il est vrai, dis-je en jettant sur lui des regards passionnés, que je n’ai jamais connu de mortel dont j’osasse espérer tant de bonheur... Il est vrai que si j’étais assez heureuse pour faire naître en vous la moitié de ce que j’éprouve, il n’y aurait pas de femme sur la terre dont le sort pût se comparer au mien... Mais, continuai-je, en essuyant quelques larmes, que j’eus l’air de sortir du cœur :... Quel vain espoir est le mien ; est-ce bien à moi d’oser jetter les yeux sur le premier souverain du monde... Ah ! qu’il daigne un instant écarter sa grandeur ; qu’il oublie les titres qui lui soumettent l’univers, pour ne plus songer qu’à ceux de l’homme aimable... Qu’il permette à une infortunée d’adorer dans lui ce qui le rendrait digne des plus grandes princesses de la terre.
+Rien n’est confiant comme l’amour-propre ; le révérend père dom Crispe brutaldi barbaribos de torturentia, le plus effrayant des hommes, se crut au même instant bien plus beau qu’Adonis, et la dépravation de ses mœurs, tempérée par les illusions de l’orgueil, il se persuada si bien qu’il était aimé, qu’il se crut tout d’un coup fait pour l’être... Mon enfant, me dit-il, en vérité, si j’avais imaginé que tu pusses ressentir pour moi une telle passion, je t’aurais évité tous les désagrémens qu’on t’a fait essuyer. Nous sommes accoutumés à jouir ici des femmes, sans que l’amour dirige les hommages ; et c’est un sentiment que je connais bien mal ; mais avec quels délices j’en ferai l’épreuve avec toi ... J’ai peu vu de créatures plus aimables... Je n’en connais point de plus jolies... Eh bien !., mais cela ne change rien à nos projets... Je t’enverrai toujours prendre ce soir, et nous passerons ensemble une nuit délicieuse. — O ciel ! que dites-vous, repris-
+je avec effroi, essayer les douceurs de l’amour au milieu des bourreaux !... respirer ses roses sur les épines de l’esclavage ! pourrai-je écouter mon ame entourée de toutes ces horreurs ? Et comment liriez-vous dans cette ame enchaînée, le sentiment que vous avez fait naître ? Vous auriez près de vous une idole, et non la femme délicate et sensible qu’ont enflammée vos charmes ? Ah ! vous ne connaissez pas l’imagination vive et ardente d’une française : un rien l’enivre, un rien la blesse ; et quelqu’aimable que soit l’amant, s’il ignore l’art d’enflammer cette imagination, pour qui les chimères sont des dieux, il a manqué l’objet qu’il cherche ; il a voulu plaire et ne l’a pas su. Quittons ce cloaque d’infamie ; vous avez, sans doute, une campagne, allons-y chercher le bonheur ; allons-y ranimer nos feux aux doux chants de la colombe amoureuse... Venez,... venez, vous que j’adore ; venez remplacer les nœuds dont vous chargez mes mains, par les guir-
+landes de fleurs que nous y cueillerons ensemble ; semons-en le trône où vous voulez obtenir la victoire ; Zéphire et Flore embelliront nos jeux. Là tout égayera nos plaisirs, tout les ranimera sans cesse, et la nature au milieu de ses dons, semblera n’exister que pour nous. — Syrène enchanteresse, me dit dom Crispe, en m’attirant amoureusement vers lui, laisse-moi baiser ces levres d’où sortent des mots si doux... Mais me retirant aussi-tôt de ses bras, — non, m’écriai-je ; et pourquoi voulez-vous que je vous accorde, quand vous ne me promettez rien ? Le baiser que vous exigez de moi est un des plus précieux dons de l’amour ; mon cœur est prêt à vous le donner, mais ma raison s’y oppose. Tout ce que je vois dérange ma tête ; tout ce qui m’entoure me glace ; quittons ces lieux... quittons-les au plutôt, et vous verrez quel changement dans mon ame enivrée !... Sors, friponne, sors, dit le moine en feu, tes yeux et tes paroles me changent absolument... Je ne me
+reconnais plus... Dès qu’il fera nuit,... un homme sûr viendra te chercher... Tu le suivras,... nous irons dans ce lieu de délices que tu envies, mais tu ne m’y quitteras pas... Et si jamais ton ame perfide... — grand Dieu ! m’écriai-je d’un air à demi courroucée,... quittez, quittez ce ton effrayant de la menace... Que craignez-vous, quand vous avez mon cœur ?... Que vous faut-il quand je vous aime ?... Chargez l’amour du soin de me donner des fers, ils seront bien plus sûrs que ceux qui me captivent ici, et vous ne les aurez dus qu’à vous. Je sortis,... laissant mon moine aussi amoureux qu’il était possible qu’il le fût... A peine fus-je rentrée, que la femme qui était près de moi voulut me faire quelques questions, mais je prétextai le besoin de sommeil, et elle me laissa tranquille... L’heure frappe, on est exact, et invoquant mon heureux destin, je quitte cette infernale prison, aussi décidée à n’y plus revenir, qu’à ne jamais accorder ce qui
+pouvait m’en faire légitimement, ou plutôt illégalement ouvrir les portes. Monseigneur est devant, me dit tout bas le laquais qui était venu me prendre, et la voiture que vous voyez est destinée pour vous et moi ; car je réponds de vous sur ma vie, jusqu’à la maison de son éminence. Je ne dis mot... Nous nous plaçons tous deux, et en moins de deux heures, trois mulles superbes nous arrivent à une campagne éloignée de plus de six lieues de Madrid. Quoiqu’il fût nuit, je remarquai, avec le plus grand soin, tous les abords de cette maison, et vous verrez bientôt si mes observations furent nécessaires. J’entre dans un sallon délicieux, où le moine bouillant d’amour et d’impatience, m’attendait seul en habit de campagne à la française, qui ne le rendait que plus gigantesque et plus effrayant encore... Es-tu satisfaite, me dit-il en accourant vers moi, et m’embrassant avec transport, recevrai-je enfin ici le prix de
+tout ce que je fais pour te mériter ; Ah ! répondis-je avec enthousiasme, vous me forcez de joindre la reconnaissance la plus vive, à tous les sentimens que vous m’avez inspiré... Je ne suis plus maîtresse de mon cœur ; il ne m’est pas possible de vous le refuser... Ensuite, pour gagner du temps, je le priai de me faire voir sa maison. Cent bougies furent aussitôt allumées, et il me promena par-tout. — Arrivés enfin dans un cabinet charmant, où tout inspirait la volupté, où la quantité prodigieuse de glaces multipliaient les situations, où les canapés les plus moëlleux semblaient offrir partout des trônes à l’amour, l’incontinence de dom Crispe parla plus haut que sa délicatesse. Il me serre dans ses bras avec ardeur... me dit qu’il ne veut pas aller plus loin sans recevoir des preuves du sentiment que je lui avoue ; et ses mains libertines errent de tous côtés. Arrêtez, lui dis-je, en me débarrassant lestement de lui... Je le vois bien ; vous ignorez l’art de jouir ;
+il m’était réservé de vous l’apprendre ; les plaisirs qu’on attend sont les plus délicieux de tous ; ne précipitons rien ; un lit n’est-il pas bien meilleur que ces molles inventions du luxe, qui ne satisfont que la vanité... Mais mon indocile écolier, peu fait à des raisonnemens de cette nature... Bien loin encore d’en saisir l’esprit, ne me presse qu’avec plus de violence. Mets-toi seulement, me dit-il, comme tu étais l’autre jour ; ne prives pas mes yeux des plaisirs qu’ils attendent... Tu le vois, Léonore ; il faut ou que je jouisse, ou que tu m’apaise. Montre donc ces attraits enchanteurs qui m’enflammèrent si vivement ; je ne les aurai pas plutôt vus, mes lèvres ne se seront pas plutôt imprimées sur eux, que l’excès du délire où ils plongeront mes sens, me rendra peut-être à ce calme où tu désires que je sois. — Quelle proposition, répondis-je,... Quoi ! c’est à mes dépens que vous voulez jouir ? Ne résultera-t-il pas des privations pour moi, de cet ex-
+cès de complaisance où vous désirez de m’entraîner ?... Ah ! ne distraisons rien des sacrifices que vous devez offrir à l’amour : fuyons, fuyons ce lieu fatal, où les triomphes qu’obtiendrait mon orgueil, nuiraient autant à mes plaisirs ; et je m’élance aussi-tôt dans les appartemens voisins, il m’y suit... Dans le plus grand désordre, pas assez maître de lui pour se contraindre ; pas assez esclave de l’amour pour n’écouter que sa voix, la luxure la plus grossière éclate sur son visage, à côté des sentimens de la délicatesse où j’essaye de le contenir, et son embarras est tel, qu’il ne sait plus, ni ce qu’il fait, ni ce qu’il dit. Le couvert était mis, lorsque nous redescendîmes ; soupons, lui dis-je, en appercevant ces aprêts, ces nouveaux plaisirs, en apaisant les feux qui vous embrâsent, rendront ce que vous attendez plus piquant. Dom Crispe, toujours dans le délire, toujours me serrant, me touchant par-tout, avait bien de la peine à renoncer à ses
+premiers projets ; mais lui échappant sans cesse, et me plaçant enfin la première à table, il m’y suit ; il faisait extraordinairement chaud. Nous soupions dans une petite salle charmante, de plain-pied au jardin ; tout était placé près de nous, et les valets ne devaient plus entrer. Il avait un désir très-vif que nous quittassions nos habits ; peu faits aux voluptueux ménagemens de nos scènes d’amour, le révérend plaçait à toutes ses idées, ce sel de débauche auquel il était accoutumé ; quelque difficile qu’il fût de me défendre de cette invitation, j’étais pourtant très-résolue de ne point accorder une chose qui aurait autant dérangé mes projets... Je lui dis que cette manière d’être nuirait infailliblement à ma santé... Eh bien ! la gorge, dit-il... la gorge, au moins. Il n’y eut pas moyen de s’en défendre ; il l’avait déjà vue par force ; je pouvais bien, sans crime, la lui laisser voir de bon gré : il est des cas où il
+faut savoir accorder un peu pour obtenir beaucoup. Mon rôle était d’ailleurs extrêmement difficile : il fallait à-la-fois irriter et éteindre ses désirs, les contenir dans les bornes de la délicatesse, et les empêcher de s’évanouir... A peine l’eus-je satisfait, que quelques défenses que je pusse opposer à ses doigts, il ne me fut jamais possible de les contenir. Ce fut alors qu’il me prouva toute la grossièreté de ses désirs, et combien peu l’épuraient les sentimens que je cherchais à lui inspirer... Il se mit nud, quoique je lui dise, il s’approcha de moi dans cet état, et voulut contraindre mes mains... mais elles ne remplirent pas son objet... je ne m’en servis que pour le repousser... Il me faisait horreur... Quand le vin eut échauffé sa tête, on n’imagine pas tout ce qu’il osa dire... Quel dérèglement ! Oh, grand Dieu ! que serais-je devenue, s’il avait fallu que je fusse la victime d’un tel excès d’irrégularité. J’hazardai pen-
+dant le souper de lui parler de Clémentine, mais il m’imposa silence, et je fus obligée de changer de propos. Il est enfin temps de vous dire quels étaient les moyens sur lesquels je comptais pour me {{sic2|débarasser}} des poursuites de ce vilain moine, et pour me soustraire encore à ce nouveau danger, aussi heureusement que je m’étais {{sic2|tiré}} des autres. J’avais gardé avec le plus grand soin dans ma prison, le somnifère précieux, dont Brigandos m’avait chargé, et comme ce qui m’en restait était considérable, si le quart de cette portion que je croyais suffisant ne réussissait pourtant pas à assoupir complètement mon persécuteur, mon intention était d’avaler moi-même le reste, pour me procurer un sommeil éternel qui me délivra de tous mes maux. Cette poudre ainsi que le peu d’argent que j’avais était heureusement échappé à toutes les recherches qui se font en entrant dans ces sortes d’endroits, et ces objets fondaient en ce moment mes plus chères espérances. J’avais
+adroitement caché dans ma main la dose destinée à Dom Crispe, et depuis que nous étions à table, je ne m’occupais que des moyens de la placer dans son verre. Etourdi d’amour et de vin, vers le milieu du souper, il se penche totalement dans mes bras pour couvrir mon sein de baisers, au lieu de le repousser comme j’avais coutume, ma main gauche captive sa tête sur ma gorge, pendant que j’introduisis lestement derrière lui, de la droite, la poudre que je tiens prête, son verre était plein, elle s’y délaya tout de suite, mon opération faite, je le repoussai doucement, me versant à boire à moi-même, je l’invite à me faire raison, il avale et le suc préparé distillant aussitôt dans ses veines, produisit un effet si prompt, que dix minutes après, ses yeux s’appesantissent, ses sens se glacent, et il tombe dans une espèce de létargie qui m’aurait effrayée pour tout autre homme, et dans tout autre cas. Mais quand il s’agit de
+sauver son honneur et sa vie, je ne sais si tous les moyens ne sont pas légitimes pour se débarrasser de son adversaire. Dès que je vis dom Crispe dans ce repos si heureux, je ne songeai plus qu’à fuir. Les dangers où je m’exposais s’offraient à moi dans toute leur étendue, il y allait de mes jours si j’étais reprise, je ne me le déguisais pas, mais en restant je manquais à ce que j’avais de plus cher au monde ; ce malheur-là n’était-il pas pour moi le plus cruel de tous ? — Courage, me dis-je alors, ma bonne fortune ne m’a point abandonnée, dans des occasions aussi périlleuses que celle-ci, elle continuera de me servir, et en disant cela, je m’élance dans le jardin, laissant mon homme enseveli dans le plus profond sommeil. Le temps était superbe, la lune réfléchissait des feux si purs, que la plus belle soirée eût été moins claire. Tout l’enclos de cette maison était entouré de hautes murailles, le sanctuaire des plaisirs des gens de cette espèce,
+doit ressembler nécessairement au local affreux qu’ils habitent ; ah ! quel que soit le motif du crime, qu’il soit dicté par le besoin, qu’il soit l’ouvrage du plaisir, il lui faut toujours des voiles et de l’obscurité. Franchir ces murs dans un lieu ou dans l’autre, devenait égal, puisqu’on n’entrait dans cette maison que par une porte, qui vraisemblablement devait être fermée ; je profite donc d’un endroit treillagé pour arriver sur le haut du mur, et quelqu’hauteur qu’il put avoir, je résolus de me précipiter les yeux fermés... Aucun autre parti ne s’offrait, il fallut donc prendre celui-là... Je sautai, mais la chute fut si terrible que je tombai presqu’évanouie ; je ne puis pas long-temps dans le repos, mille sentimens aigus m’en réveillent à l’instant et je me mets à courir à travers les champs comme une folle... Au bout d’une heure je m’arrête, et reprends un instant haleine sur le bord d’un petit ruisseau. Là, je crus qu’il était prudent de s’orienter
+pour ne pas tomber dans le piège, en s’occupant à le fuir, je cherchai le nord au moyen de la direction de la lune, et je m’y dirigeai, bien sûre en suivant cette marche, de tourner le dos à l’Espagne, et le visage aux Pyrenées ; ensuite je tâchai de trouver un chemin quelconque qui put à peu près remplir mon objet dans la direction projettée. J’en vis bientôt un, je le suis, il y avait environ une demi heure que j’y marchais au hasard, lorsque j’entendis des cheveaux galloper derrière moi. — Oh ciel ! me dis-je, c’est moi qu’on suit assurément, et je me jette dans l’épaisseur d’une haie vive, pour tâcher de n’être pas apperçue. Jugez si mon trouble augmenta, lorsqu’en passant près de moi, l’un des deux cavaliers dit à l’autre, nous devons la trouver avant le jour, il n’y avait pas une demi-heure qu’elle était partie, quand monseigneur nous a fait monter à cheval. Et celui qui venait de prononcer ces mots, descendant ici pour un léger besoin, vint se placer
+exactement vis-à-vis de moi... Son camarade l’interrogeant alors, que crois-tu, dit-il, que monseigneur en fera si nous la lui ramenons ? — Il la tuera, j’en suis certain, rien n’égalait sa fureur ; ma foi, continua-t-il en remontant sur son cheval, je ne la plaindrai pas, car il n’est pas permis de jouer un tour aussi sanglant. Et ils se remettent à galoper. Je ne vous rendrai pas l’effet que ces paroles produisirent en moi ; la circulation de mon sang s’arrêta tout à coup, un froid mortel me saisit, je fus prête à perdre connaissance ; revenue des angoisses de cette première crise, j’étais incertaine si je suivrais la même route, ou si je retournerais sur mes pas, l’un et l’autre était dangereux, et je ne savais auquel me résoudre, quelquefois j’étais tentée de demeurer là, et de n’aller ni en avant ni en arrière, lorsque prêtant l’oreille avec attention, j’entendis les deux cavaliers revenir... Ce fut pour le coup que je me crus perdue, je me blottis dans ma haye,
+et je m’y rapetissai tellement, qu’un lapin, j’en suis sûre, n’aurait pas tenu moins de place... Nos gens revenaient, mais plus doucement, et comme j’entendis une femme pleurer, je ne doutai pas qu’ils n’eussent saisi leur proie... Ceci ranima mon courage ; j’écoute... j’examine même à travers les feuilles avec un peu plus de hardiesse, mais quel est mon étonnement quand je distingue positivement, au clair de lune, les traits et la taille de Florentina, celle de nos compagnes dont je vous ai parlé, et dont l’âge était de quatorze ans ; un moment je crois me tromper, mais l’affreuse scène qui se passe sous mes yeux, achève bientôt de me convaincre. — Parbleu ! dit l’un de ces hommes à l’autre, ce serait une grande duperie à nous de rendre cette petite fille sans nous en divertir, il faut en profiter puisque le hasard nous la donne. — Ainsi soit fait, dit le cavalier qui la portait en croupe, tu es un camarade discret, je compte sur toi, monseigneur ne s’en soucie plus, il
+ne la veut que pour se venger du tour qu’elle lui joue, et d’ailleurs, si elle parle, nous la démentirons. — On nous croira plutôt qu’elle, dit l’autre. — Et comme alors tous deux se retrouvaient au pied de ma haye, ils jugèrent le lieu convenable et s’y arrêtèrent pour y consommer leur forfait. Ils déposèrent sur le gazon cette pauvre petite malheureuse si près de moi, qu’il ne m’est plus possible de la méconnaître, et... mais comment vous peindre ce qui se passa... Il vous est plus aisé de le deviner, qu’il n’est honnête à moi de le dire, ces deux brutaux assouvissent tour-à-tour leur abominable passion, et laissent au bout de trois heures cette pauvre petite fille presque anéantie de la grossièreté de leur emportement. Enfin le jour commençait à paraître, et ne les voyant point partir, je frémissais d’être découverte. — Par Saint-Christophe dit l’un de ces misérables, las de ces impudentes insultes, et prêt à en faire à cette pauvre créa-
+ture de bien plus dangereuses pour elle. Par tous les saints du paradis, nous ferions mieux d’égorger tout d’un coup cette coquine, que de la ramener à monseigneur. Si elle parle nous sommes perdus, regarde si une femme de plus ou de moins dans le monde, vaut la peine de risquer nos places. Puisque nous en avons fait tout ce que nous voulions, puisque nous en sommes rassasiés, partageons-la en dix-huit parts, et mettons les morceaux dans cette haye, nous dirons que nous ne l’avons point vue, jamais aucunes circonstances n’auront couvert un meurtre avec autant de sûreté ; ces cruelles paroles réveillèrent la triste victime de la cruauté de ces barbares... O messieurs ! dit-elle en se jettant à leurs genoux, je vous proteste sur-tout ce que j’ai de plus sacré que je ne parlerai jamais de ce que vous venez de faire. C’est vous qui me gardez, je serai toujours dans vos mains, ici comme chez monseigneur ; ne serez-vous pas de même à temps de me tuer si je dis un seul mot ? mais l’un
+d’eux, celui qui avait proposé le viol, infiniment plus féroce que l’autre, saisissant d’une main cette pauvre fille par les cheveux, et lui portant de l’autre la pointe d’un poignard sur le cœur, non, non, dit-il, point de quartier, tu parleras encore bien moins quand tu seras morte, ami, continua-t-il à son camarade, tenant toujours cette malheureuse sous le fer ; deux choses s’offrent ici, pèse-les bien, la mort de cette catin d’une part, de l’autre la perte de notre fortune, l’une de ces choses ne touche que cette vile créature, l’autre nous intéresse tous les deux. Devons-nous balancer un instant ? — Arrête répondit le camarade de cet homme féroce, je s’ens toute la vigueur de tes raisons, mais c’est assez d’un crime, n’en commettons pas deux, elle nous promet de ne rien dire, croyons-la ; si elle manque à sa promesse, nous saurons toujours l’en punir. Partons, le jour vient, on serait inquiet, pressons-nous. Tu t’en repentiras, dit l’autre en lâchant la petite bohémienne, souviens-
+toi qu’il ne faut jamais faire un crime à demi, et qu’il n’y a jamais de puni que ceux qui ne l’achèvent pas. Le principe n’est pas toujours sûr, dit l’autre, en mettant la petite fille derrière son cheval et y remontant lui-même, pendant que son ami en faisait autant, mais vrai ou non, on a toujours au moins sa conscience dont la voix nous console intérieurement, de n’avoir pas fait tout le mal possible, et ils piquèrent des deux. Je n’avais pas une goute de sang dans les veines, mais avant de me livrer à aucune combinaison sur cette aventure, mon premier soin fut de m’éloigner au plus vite de ce fatal endroit, et continuant tristement ma route non sans être saisie de frayeur au moindre bruit, je ne pus m’empêcher de me demander alors en moi-même, comment il était possible que cette petite fille fût dans les mains de ces gens-là ? nous ne l’avions pas vue à l’inquisition, mais nous étions bien sûrs qu’elle y était avec nous. Par quel événement s’en était-
+elle échappée ? comment se trouvait-elle sur la même route que moi ? tout cela devenait une énigme assez difficile à résoudre. Ma seule combinaison fut, qu’apparemment le grand vicaire compagnon des crimes et des débauches de Dom Crispe, avait sans doute une maison près delà, que ces libertins s’étaient partagé un certain nombre de femmes de notre troupe, et que celle-là s’évadait apparemment de chez lui comme je m’échappais de chez l’inquisiteur. Mais pourquoi se sauver ? Elle n’avait pas les mêmes raisons ; ce qui devenait une circonstance affreuse pour moi, était pour elle l’époque de son bien-être. Quoi qu’il en fût, je n’en ai jamais appris davantage ; et c’est la dernière fois de ma vie que j’ai revu cette infortunée. Je continuai ma route : avant midi je vis l’Escurial sur ma gauche, je le traversais, si j’eusse suivi le grand chemin, mais ne marchant que par des sentiers, je le laissai à l’écart, cela me suffit pour
+me faire voir que ma direction était juste, et que je faisais effectivement face aux Pyrénées. Je cheminai tout le jour, ne m’arrêtant que quelques instans aux pieds des arbres, évitant tous les endroits habités, et ne vivant que de racines et d’eau. Je me trouvai le soir si éloignée de tous les chemins praticables, que quoique ma direction fut toujours juste, je ne savais plus trop où j’étais. Je voyais pourtant ces montagnes si élevées qui séparent la vieille Castille de la nouvelle, je savais qu’il fallait les traverser pour me rendre à Saint-Ildephose, où je retrouverais la route des Pyrénées, mais comme il était trop tard pour entreprendre alors ce passage, je ne m’occupai qu’à chercher quelque abri, où je pus attendre le jour ; un sentier que je suivis dans ce dessein, à travers des taillis, très-fréquens dans cette partie de l’Espagne, m’amena auprès d’une maison isolée, à la porte de laquelle je vis une enseigne ; je m’approchai d’une femme assise sur un banc, près de la maison
+et lui demandai par quel hasard il se rencontrait une auberge dans une route aussi peu fréquentée, il est vrai, me dit cette femme, que ce passage est très-peu suivi, il ne peut même l’être par les voitures comme vous le voyez, mais beaucoup de marchands fraudant les droits royaux et qui passent des soyes de la Castille dans l’Estramadure, se trouvant plus en sûreté par cette route secrette, la suivent et s’arrêtent chez moi ; nous y avons une bonne chambre ma mie... Elle est vacante. Il ne nous viendra personne ce soir... Si vous avez de quoi la payer, elle est à votre service ; trop heureuse d’une rencontre qui semblait au moins pour cette nuit, m’assurer du repos et de la sûreté ; je sortis de ma poche un quadruple, et priai cette femme dont l’abord me paraissait honnête, de se payer de sa chambre, de son souper, et de me rendre le surplus, ce qu’elle fit aussitôt, très-honnêtement, sans me rançonner en aucune manière ; je montai ; cette chambre était
+beaucoup plus propre que je n’eusse dû l’attendre dans un tel lieu, je m’y instalai, et trois quarts-d’heure après, la femme elle-même m’apporta un assez bon souper. Tous ces procédés paraissant établir la confiance, mon repas fait, je crus qu’une nuit tranquille devait m’attendre dans le lit qui m’était destiné ; un excès de délicatesse assez déplacé dans ma position, mais néanmoins fort heureux pour moi dans la circonstance, me fit regarder les garnitures de ce lit, je crus y voir plusieurs tâches de sang, je soupçonnai que quelque malade pouvait y avoir couché, mon imagination ne fut pas plus loin, c’en fut assez pourtant pour me déterminer à ne point m’établir dans l’entour de ces rideaux et à transporter les matelats par terre à dessein d’y passer la nuit, et plus fraîchement, et plus proprement, dès que je devais en espérer une tranquille ; mais combien mon espoir était loin de se vérifier, j’étais dans le plus profond sommeil, il était environ
+trois heures, j’avais eu la précaution de garder de la lumière, lorsqu’un bruit épouvantable me réveilla tout à coup en sursaut... Je me lève, je jette les yeux sur ce fatal lit... Juste ciel ! j’étais écrasée si j’y eusse couché. Au moyen d’un ressort, l’impériale de ce lit garni d’une meule énorme, s’abaissait et pulvérisait en une minute ceux qui avaient eu l’imprudence de s’y placer... Vous jugez aisément de ma frayeur... La présence d’esprit ne m’abandonna pourtant point. Je m’habille, et ne doutant pas que les scélérats auxquels appartenait ce coupe-gorge ne vinssent bientôt vérifier l’effet de leur perfide stratagème, je me résous à fuir avec la plus grande vivacité. J’ouvre très-doucement ma fenêtre, j’entrevois le sentier que j’avais suivi la veille, et me précipitant au bas de la maison, je gagne promptement ce chemin, en continuant de marcher avec une rapidité surprenante, jusqu’à ce que j’eusse entièrement perdu cette maison de vue... Grand Dieu...
+me dis-je alors en ralentissant un peu ma marche, et me livrant à mes réflexions, où nous entraîne une première imprudence ! Quelle foule de maux m’ont affligée depuis que j’ai eu le malheur de quitter ma famille ; et voilà donc les hommes ! Est-il possible qu’on ne trouve jamais avec eux que fourberie, débauche, méchanceté, trahison, violence... Est-ce donc là l’ouvrage d’un être bon !... Sont-ce donc par ces traits qu’il ose prétendre à notre hommage !... Ah ! Brigandos, vos principes ne sont pas si hors de raison, et dès que je ne vois qu’infamie sur la terre, ce ne peut être qu’un être méchant et indigne de nos cultes qui a créé tout ce qui nous environne. Ou l’athéisme, ou ce système, le bon sens n’y voit pas de milieu. Ces réflexions philosophiques me conduisirent au pied des montagnes, Si c’est là ce qu’on pense à l’école du malheur, elle n’est donc pas aussi bonne que les sots le croyent. Le capitaine Cook
+en un endroit où leur ouverture me fit croire que devait être le passage qui conduit à Saint-Ildephonse, je ne me trompais pas, ce défilé qu’on nomme E puerto del Frante Frio, me conduisit effectivement à Saint-Ildephonse, avant que l’astre ne fût à son plus haut degré ; mais je n’entrai pas dans le bourg de cette maison royale, et me contentai, suivant ma coutume, de suivre les sentiers latéraux des points de la grande route des Pyrenées. observe dans ses relations, que plus les gens de son équipage étaient malheureux, et plus il les trouvait cruels, alors, dit-il, ils se livraient au meurtre sans aucune raison, plus l’infortune semblait les presser, plus leurs esprits devenaient insensibles, plus leurs cœurs devenaient féroces, l’effet de l’infortune sur le cœur de l’homme, est de l’endurcir, voilà pourquoi le bas peuple est toujours plus cruel que les gens qui ont reçu une bonne éducation, si cela est, et nous ne devons pas
+Anéantie, absorbée ce jour-là de ma catastrophe nocturne, je fis peu de chemin, et passai la nuit au pied d’un arbre, préférant cette situation aux risques de me trouver encore dans quelques maisons suspectes. Mon projet le lendemain, était de m’approcher de Ségovie, mais ayant pris beaucoup trop à gauche, je me trouvai totalement égarée, la nuit vint je ne voyais plus ni route, ni maison autour de moi, et je suivais tristement un petit chemin à moitié frayé, au hasard du lieu où il pourrait me conduire, lorsque j’entendis en douter, l’infortune ne peut être bonne à rien, car ce qui blesse l’ame, ce qui éteint les sentimens de sensibilité, ne saurait qu’entraîner au crime. C’est quand l’homme est heureux, qu’il cherche à rendre tel tout ce qui l’approche ; tombe-t-il dans l’adversité, l’humeur, le dépit, le chagrin, corrompent son ame ; l’endurcissent, et le conduisent incessamment aux horreurs.
+le son d’une cloche, je m’y dirigeai et parvins au bout d’une demi-heure, près d’un couvent de capucins extraordinairement isolé, et qui me parut peu considérable, je n’avais aucune envie comme vous le croyez aisément, d’aller demander asyle à ces bons pères, je serais devenue dans leur retraite, un morceau trop friand pour eux, mais trouvant l’eglise ouverte, je m’y introduisis, imaginant au moins que l’air d’y prier, m’y ferait passer tranquillement la nuit ; j’entrai, je me tapis dans un confessionnal, et peu après j’entendis fermer l’église. Dans cette tranquille obscurité, épuisée de faim et de fatigue, je me livrai malgré moi au sommeil, il y avait tout au plus deux heures que je reposais, lorsque j’entendis ouvrir la porte du chœur qui donnait dans le couvent, je crus d’abord que les pères venaient à matines. Cette idée qui ne m’était pas venue, me fit frémir, mais ce qui frappa mes regards redoubla bien mieux mes craintes, deux religieux, éclairés
+d’une faible lampe, s’introduisirent à pas lents ; ils portaient l’un par la tête, et l’autre par les pieds, un cadavre de femme tout récemment assassinée. — Mettons-la ici, dit l’un d’eux en déposant le côté du corps qu’il tenait, sur la balustrade du chœur, et ouvrons vite un caveau. — La belle créature, dit l’autre en la considérant... sans les maudites recherches dont nous sommes menacées, elle nous aurait encore servi plus de six mois. — En voilà pourtant vingt-une qui nous passent ainsi par les mains depuis quatre ans ; nous dépeuplerons la province. — Ce sont nos maudites institutions qui sont cause de cela, nous sommes des hommes comme les autres, et tout comme eux nous avons besoin de femmes, qu’on nous en laisse à volonté, et pour déguiser des besoins naturels, nous ne serons pas obligés d’avoir recours au crime, nous ne serons pas contraints à tuer les objets de nos jouissances, de peur qu’ils ne nous trahissent. Voilà l’inconvénient affreux que n’ont pas
+su prévoir les loix ; une jeune fille, tendre et crédule, devient infanticide pour déguiser sa faute, un libertin sujet à des caprices, pour les cacher, en détruit l’objet, le moine incontinent devient un meurtrier, qu’on ferme les yeux sur des torts qui ne sont qu’imaginaires, sur des faiblesses qui n’offensent en rien la société, et l’homme ne deviendra pas doublement criminel pour empêcher qu’on n’imagine qu’il put se le rendre une fois. — Si les parens viennent demain comme on nous en menace, nous leur dirons qu’on les a trompés, fausseté, trahison, fourberie, rien ne coûte après les crimes où l’on nous force... Et voilà comme on perverti l’homme, voilà comme pour le rendre meilleur, on l’oblige à devenir plus mauvais. — Alors l’un de ces moines, s’avançant vers le confessionnal où j’étais, vint ouvrir un caveau à moins d’une toise de moi, allons, dit-il à son confrère dès qu’il eut fait, mettons cette malheureuse dans sa dernière demeure, et ils la reprirent, la placèrent sur le bord
+du caveau, et se reposèrent encore un instant. — Si jamais nous étions vus dit l’un, quand nous faisons de pareilles choses. Malheur à celui qui nous surprendrait, il passerait un mauvais quart-d’heure, nous enterrerions deux individus au lieu d’un ; Fussent-ils vingt, nous les camperions dans le caveau. — Heureusement que dans notre solitude, ces surprises-là sont impossibles. — Impossibles, tu te trompes, un voyageur peut s’être arrêté dans l’église... S’y être laissé enfermer, s’évader ensuite le lendemain, pour aller nous trahir et nous perdre. — En vérité nous ne devrions jamais procéder à de semblables expéditions, sans tout examiner avant ; Et vous jugez si je frémissais. — Allons plaçons-là toujours continuèrent-ils, pour aujourd’hui il n’y a rien à craindre ; il ne passe personne les samedis devant notre maison, une autre-fois nous serons plus prudens. — Ils descendent tous deux le cadavre, remontent au bout de quelqu’instans, referment le caveau, et rentrent dans le couvent.
+Je n’avais, à ce qu’il me semblait rien éprouvé jusqu’àlors qui eut dû me causer autant d’allarmes même dans l’aventure de Fiorentina, car au moins là, j’étais en plaine ; absolument anéantie, j’écoutai un moment si je ne rêvais pas... — O fortune ! me dis-je, comment me tireras-tu de ce pas-ci ?... Il n’est pas possible que je ne sois vue demain, quand on ouvrira l’église... Et si cela arrive, je suis morte... L’agitation, l’inquiétude, la frayeur dont je fus tourmentée le reste de la nuit, ne peut ni s’imaginer, ni se peindre ; à tout instant j’apercevais le fatal caveau s’ouvrir devant mes yeux pour m’engloutir vivante... D’autrefois je ne m’y voyais descendue qu’après avoir été percée de cent coup de poignards... Oh ! qu’elle me sembla longue cette effrayante nuit ! le jour parut enfin ; un frère du couvent vint ouvrir les portes, et dans l’instant une douzaine de femmes et de paysans s’introduisirent pour entendre la première messe ; je crus ici qu’il serait beaucoup plus prudent d’avoir
+l’air d’entrer avec ces gens-là, que d’afficher celui de fuir, je me dégage donc lestement de mon coin, et me mêlai parmi ces villageois, ils s’agenouillèrent, j’en fis autant, il faut quelquefois savoir feindre. Une figure étrangère est observée dans des endroits écartés comme ceux-là ; on jetta beaucoup les yeux sur moi, mais l’on ne me dit mot. Le prêtre parut... C’était un de ces mêmes moines, un de ces mêmes scélérats qui venait de se souiller de forfaits, dont les mains impures et sanglantes, allaient offrir le sacrifice divin... Si j’ai jamais cru faire un crime moi-même, c’était bien d’assister à une aussi révoltante idolâtrie... O ciel ! me dis-je, quand il leva l’hostie, serait-il donc possible qu’un miracle comme celui duquel on nous parle, se fît sous les paroles de ce monstre,... et je détournai les yeux avec horreur. Voilà l’époque où j’ai pris cette cérémonie de l’église, dans une haine tellement invincible, qu’il serait moins cruel pour moi, d’assister à un
+supplice, que de voir opérer ce mystère. L’impiété s’acheva ; je sortis avec le peuple ; et bientôt j’en fus entourée ; on me questionna... Je me dis pelerine française, retournant dans ma patrie, le confrère de celui qui venait de dire la messe, celui qui l’avait aidé pendant la nuit, était venu se joindre aux paysans, il me regarda avec attention, je vis aussitôt la luxure éclater dans ses yeux. Il me demanda où j’avais couché ? sous un arbre à une lieue d’ici, répondis-je, ne voyant nul abri où pouvoir reposer ma tête ; il me proposa d’entrer au couvent, m’assura que je le pouvais à titre de pelerine, et que puisque je n’avais pas soupé la veille, on m’y servirait à déjeûner ; eusse-je eu mille fois plus d’appetit, je me serais bien gardé d’accepter de tels secours ;... il redoubla ses instances,... je mis plus d’expression à mes refus, et priant un de ces villageois de m’indiquer la route de Ségovie, je m’acheminai promptement vers le côté qu’on m’indiquait, sans oser seulement
+regarder derrière moi. A peine eus-je fait deux lieues que je trouvai une maison ; j’y entrai à dessein d’y prendre quelque nourriture, ce n’était point une auberge, mais une grosse ferme, habitée par d’honnêtes gens, dont je fus très-bien reçue ; le premier objet qui me frappa, fut une jeune femme pleurant au coin du feu de la cuisine. — Je demandai le sujet de son chagrin. — C’est ma fille me répondit un vieillard, qui me parut être le chef du logis, depuis deux mois la chère femme ne peut se consoler. — Et que lui est-il donc arrivé ? Demandai-je ? — Elle avait une fille de quinze ans, belle comme le jour, qui a disparu depuis l’époque que je vous dis, sans qu’il soit possible de savoir ce qu’elle est devenue... Une fille sage comme sa mère,... dévote comme un ange, un enfant que nous adorions ;... c’était l’espoir et la consolation de mes vieux jours... et des larmes humectèrent ici, les yeux de ce brave homme. — Mais dis-je alors ne doutant plus de la funeste liaison de ces
+deux faits, n’avez-vous négligé nulles recherches ? Aucunes, me dit le vieillard... De mauvaises gens sont venues nous dire qu’elle était cachée dans ce petit couvent de capucins, auprès duquel vous avez dû passer... Quelle apparence que des personnes si saintes et si honnêtes, eussent fait une pareille chose... Ils ne sont que trois dans ce couvent, et tous les trois méritent d’être canonisés. Un d’eux encore hier au matin... était là qui nous consolait... le saint homme... Il nous disait que Dieu nous aimait, puisqu’il nous châtiait aussi cruellement... Qu’il fallait prendre ce fléau comme une des croix dont le fils de Dieu fut humilié, et que celle que nous pleurions était peut-être dans le ciel à présent... Peut-on se permettre de soupçonner de tels religieux !... ils seraient bien plus capables de nous la ramener si elle avait failli, que de nous désoler en nous la ravissant... La pauvre petite... Ils l’ont connue toute enfant, l’un d’eux la confessait, il est aussi le directeur de toute
+notre famille... C’est chez eux qu’elle a appris à lire,... chez eux qu’elle remplit l’an passé ses premiers devoirs de chrétienne. Ils sont tous les jours ici, ils nous conseillent,... ils nous chérissent... Ce sont des scélérats ceux qui veulent mettre la perte de notre chère fille, sur le compte de gens aussi respectables. Ici je m’imposai le silence le plus vigoureux ; quelqu’horrible que fût le crime de ces moines, quelque certaine que je dus être, que la fille perdue est la fille enterrée dans le couvent, ne devait être que la même personne, rien ne put me déterminer à devenir la délatrice de ces malheureux, je ne sauvais pas la vie de cette infortunée, en accusant ceux qui l’avaient fait périr, il y a d’ailleurs quelque chose de si obscur et de si louche sur tout cela, dans les décrets de la nature, si c’est la perte de l’individu qui caractérise le crime, n’en commettais-je pas un en faisant périr ces religieux ? et si ce n’est pas la perte de l’individu qui constate le crime, ou
+si cette perte est égale aux loix de la nature, qui ne se maintiennent que par des pertes... Restait-il alors bien prouvé que ces moines méritassent la mort ?... et puis tous trois périssaient par mes aveux ; or, un seul être en vaut-il trois ?... la mort du meurtrier enfin, empêche-t-elle de nouveaux meurtres ?... répare-t-elle celui qu’il a fait ?... ranime-t-elle le sang qu’il a versé ?... mais ils en avouaient plusieurs. Il ne m’appartenait pas de les prendre sur de tels aveux, je n’avais pas les indices de plusieurs crimes. A peine avais-je ceux d’un seul, je dis à peine, puisque ce crime n’avait pas été commis sous mes yeux, je ne pouvais donc pas les dénoncer pour plusieurs. J’aurais enfin tout mis en œuvre pour que les moines de l’univers entier, eussent eu la permission publique de se livrer au petit mal, qui pouvait en empêcher de si grands, mais je n’aurais pas fait un pas pour perdre des malheureux qui ne devenaient criminels que par force... Que, contraints par des loix absurdes que
+j’aurais eu le tort de servir, en leur immolant ces victimes. Moyennant quoi je me tus, je plaignis le sort de ces bonnes gens, les payai largement de ma dépense, et suivis la route qu’ils m’assuraient devoir me rendre le même soir à Ségovie. Cette route n’était qu’un sentier, seulement à trois lieues delà, je devais trouver le grand chemin, je le rencontrai comme on me l’avait dit, mais ne me souciant point de le suivre, toujours dans la crainte d’être poursuivie comme fugitive de l’inquisition, je me mis à battre des traverses toujours dans la direction de mes principaux points, de façon que marchant encore cette journée au hasard et n’ayant rencontré personne, je m’égarai une seconde fois. Aucun abri dans les environs, une nuit des plus obscures et qui m’ôtait toute espérance de me retrouver ce soir-là. Rassasiée de malheurs, frappée de tous les objets sinistres offerts à moi depuis si long-temps, une frayeur soudaine me saisit, et me laissa cheoir au pied d’un
+chêne, presque sans force et sans mouvement, j’étais à peine dans ce funeste état, qu’un homme armé d’une carabine en bandoulière, et d’une ceinture garnie de poignards et de pistolets, se laissa glisser du haut de l’arbre, et tomba tout à coup à mes pieds... Que fais-tu la p... me dit-il d’une voix terrible, et que viens-tu chercher dans ce pays-ci ?... Hélas ! monsieur, dis-je aussitôt en me levant, je ne suis pas ce que vous croyez, mais une malheureuse femme, enlevée de France par un amant qui m’a épousée, qui m’a été ravi lui-même, que je cherche par toute la terre et que je vais essayer de retrouver dans ma patrie. Ces explications suffisaient, mais elles ne satisfaisaient pas le scélérat à qui j’avais affaire. — Tu es française me dit-il alors, en se servant de notre langue, et moi aussi ma mie, allons paye la bien venue, et m’ayant en même-temps adossée contre l’arbre, il se préparait à ne me faire aucun quartier, malgré les nœuds de la patrie ; déjà une de ses mains
+empêchait ma voix de s’échapper, tandis que l’autre facilitait une entreprise dont j’allais infailliblement devenir la victime, si dans l’instant une troupe de ces mêmes brigands ne nous eût entourés tous les deux ; ils étaient huit en tout, également armés, et tous gens de fort mauvaise mine ; un moment, dit l’un d’eux en arrêtant avec violence les poursuites de mon adversaire, un moment, il faut que chacun en ait sa part, et il n’est pas juste que le plus nouveau passe le premier ; capitaine, s’écria celui qui venait de parler, à un autre homme qui arrivait, venez décider la question. — Quelle est cette gueuse là dit cet homme rébarbatif, en me tirant vivement d’auprès de l’arbre, pour m’observer un peu plus au jour. De par tous les diables, elle n’est pas mal... Amis, menons cela dans notre caverne, vous savez que nous n’avons personne pour nous faire à manger, quand nous revenons de nos courses, il nous faut préparer nous-mêmes de quoi nous restaurer... Cette p... là sera
+excellente... et pour cela et pour autre chose,... quand la fantaisie nous en prendra,... Marchons, poursuivit-il, il est tard, demain la voiture de Madrid passe au coin du bois, à l’aube du jour, je n’y veux laisser ni un écu, ni un voyageur, j’ai tant de chagrin d’avoir manqué aujourd’hui la berline du duc Dalbuquerke, que je veux m’en venger, demain, sur tout ce que je rencontrerai ; et l’on marchait toujours durant cette charmante conversation, qui, comme vous voyez ne me laissa pas ignorer long-temps que j’avais pour affreux destin, d’être tombée dans une troupe de voleurs,... que dis-je dans une troupe d’insignes assassins, qui ne faisaient jamais grace à qui que ce fût, et qui s’étant rendue introuvable dans la vieille Castille, l’inondait depuis six mois des crimes les plus atroces. Je ne vous dirai point mes réflexions, j’étais si tellement anéantie qu’à peine avais-je la force de respirer. Quelquefois pourtant je les suppliais de me faire grace et de me
+laisser poursuivre mon chemin ; mais ils riaient ou me menaçaient, il fallait se résoudre et marcher ; au bout d’une demie heure nous arrivâmes dans un taillis extrêmement touffu, ou l’épaisseur des branches nous laissait à peine la possibilité de défiler. Vers le milieu de ce petit bois, le chef, qui marchait en tête, leva une pierre couverte de broussailles, un escalier s’offrit à nous, nous le descendîmes dans le silence et quand nous fûmes à près de cent pieds sous terre, nous nous trouvâmes dans un vaste caveau au fond duquel brûlait une lampe, on alluma plusieurs chandelles et dans l’instant je pus distinguer la forme du local ; il paraissait que cette retraite était une ancienne carrière, plusieurs sentiers aboutissaient à la principale pièce dans laquelle nous étions, et conduisaient par leur autre bout à différentes petites chambres également taillées dans l’épaisseur du roc. Là, nos bandits se désarmèrent, et le capitaine en me regardant sous le nez, me demanda qui j’étais, je
+lui dis la même chose que j’avais avancée à celui de sa troupe qui m’avait parlé le premier. Alors cet insigne brutal pour toute marque d’intérêt aux malheurs que je venais de lui peindre ; reprit sa carabine, et après un blasphême exécrable, Bras de fer, dit-il à un de ses camarades, j’ai bien envie de tirer cette pucelle au blanc, je n’ai jamais tué de femme de ma vie, je veux voir si celà serait meilleur à désorganiser qu’un homme, bien dit, capitaine, répondit Bras de fer, aussi bien les doigts me démangent, je ne dors pas d’un bon somme quand je n’ai pas tué quelqu’un ; plaçons-la toute nue au bout de l’allée, les jambes ouvertes, et le premier qui mettra la balle dans le noir, aura à lui tout seul le butin qui se fera demain... Mais quand ils virent que je pâlissais,... que j’étais prête à perdre connaissance,... le capitaine quitta son arme, et me dit d’être tranquille, qu’il ne faisait cela que pour me faire voir le sort qui m’attendait si je cherchais à me sauver
+d’eux ou si je ne faisais pas mon devoir. De ce moment on me mit en possession des instrumens de la cuisine, on me fit allumer du feu, et on m’ordonna de préparer les viandes qui me furent remises à cet effet. Ne voyant qu’une parfaite obéissance et un peu de talent pour attendrir mes nouveaux maîtres, quoique je n’eus jamais fait ce métier, je l’entrepris avec un telle envie de réussir, que je leur fis un assez bon souper, ils en furent si contents qu’ils m’invitèrent à me mettre à table avec eux, ce que je fis avec bien plus de frayeur que de faim. En préparant ce repas, j’avais bien pensé au somnifère qui m’avait si parfaitement réussi avec l’inquisiteur ; de quelle utilité ne me fût-il pas devenu dans une telle circonstance, mais en franchissant les murs de dom Crispe, j’avais eu le malheur de le perdre, et je ne l’avais pas regrettée, n’imaginant pas qu’il dût m’être sitôt nécessaire. Quand nos brigands eurent bien soupé,
+quand ils eurent vidé un grand nombre de bouteilles de vin, leurs yeux se tournèrent vers moi avec un peu plus d’intérêt, et comme il s’en fallait bien que l’amour ou la galanterie devînt l’élément de leur flamme, il n’y eut sorte de brutalités qu’ils ne se proposèrent ; un écart en amène un autre ; l’ennemi de la vertu l’est également de la décence ; accoutumé à franchir tous les freins pour l’intérêt du crime où son penchant l’entraîne, jugez s’il en respecte où parle sa luxure !... Comment vous rendre tout ce qui fut dit ; vous le cacher est manquer le tableau... j’userai donc de quelques figures, il n’y a que les expressions malhonnêtes qui choquent, on peut tout montrer sous le voile. Ils prétendirent d’abord qu’il fallait me faire mettre nue au milieu d’eux, éteindre toutes les lumières, et qu’ainsi que des loups sur une brebis, chacun se jetterait sur moi pour s’y satisfaire à sa guise... Ensuite les opinions changèrent, il fallait, dirent-ils,
+réserver le meilleur pour le jour d’ensuite... se contenter seulement ce soir-là de juger, mon adresse... et que celui qui, mieux servi, ou plus heureux, arriverait au but en moins d’instans, serait le premier le lendemain dont je couronnerais l’ardeur. Un troisième ouvrit un avis différent : la forteresse, prétendit-il, devant être d’une résistance fort vive, il fallait, afin de se mettre en état de l’attaquer le jour suivant, escarmoucher devant les demi-lunes, et s’emparer de la redoute avant d’entrer dans le corps de la place. D’autres dirent des choses encore plus obscènes ; il n’y eut sorte de complots odieux qu’ils ne firent contre moi, sorte d’inventions crapuleuses ou barbares qui n’échauffassent leur tête... Enfin le capitaine apaisa tout, et dit que, comme on devait partir dans une heure, il ne voulait que personne me touchât avant le retour ; mais que pour passer cette heure agréablement, il fallait jouer aux dés, et mettre entre les mains du sort la déci-
+sion de l’ordre de ceux qui deviendraient mes amans tour à tour : ce projet s’exécuta sur-le-champ, et les rangs s’écrivirent. « Enfans, dit le capitaine, dès que cela fut fait, tout est dit, partons maintenant ; des devoirs plus essentiels nous attendent... Souvenez-vous que ce que nous venons de faire n’est qu’un jeu : je voulais vous tenir en gaieté et vous empêcher de dormir... Que cette malheureuse nous serve, à la bonne heure, nous en avons besoin... Mais s’il y en avait un seul d’entre-vous qui s’avisât de profiter de sa faiblesse et de son malheur, pour obtenir par la violence, ce qu’elle ne doit donner qu’à celui qui lui plaira le mieux, je vous avertis que je regarderais cet homme-là comme un lâche, comme un malhonnête homme, capable de nous trahir nous-mêmes, et qu’il n’y auroit rien que je ne fisse pour m’en défaire à l’instant. Ce n’est ni contre le faible, ni contre le pauvre que doivent se diriger nos armes ; elles ne sont destinées que pour le fort et
+pour l’opulent : notre métier, tout aussi noble que celui d’Alexandre, n’a pour objet que d’établir parmi les hommes, une compensation dérangée par la civilisation et les loix. Nous manquons, personne ne nous secoure ; tout nous est permis pour réparer les torts de la fortune, et la férocité du riche. Tout nous est défendu, dès qu’il n’est question que d’un crime. Il est déjà assez malheureux pour nous d’être obligés d’en commettre pour vivre, sans nous y livrer gratuitement. Qu’il s’avance celui qui aurait envie de me contredire, et je lui fais raison sur-le-champ, de telle manière qu’il voudra l’entendre. » Ce discours fut universellement applaudi ; tous s’armèrent et partirent, en me laissant ce qu’il fallait leur préparer au retour. Grand Dieu, me dis-je, confondue de ce que je venais d’ouir :... voilà donc encore de la vertu dans le sein même de l’infamie ! Ces malheureux viennent de se permettre des propos affreux, sans doute,
+mais ils ne m’ont fait aucun mal, et ils annoncent clairement l’envie de ne point m’en faire ; ils ne m’ont point livrée par raison d’état aux mains d’un roi barbare qui pouvait me dévorer : ils n’ont point eu dessein, comme l’alcaïde de Lisbonne, d’abuser de ma misère, pour se procurer des jouissances, ils ne m’ont pas volée pour me contraindre à me jetter dans leurs bras ; ils ne m’ont point brûlée, tenaillée, pour obtenir de moi l’aveu de crimes imaginaires ; ils ne m’ont point placée entre le déshonneur et la mort, pour triompher de ma faiblesse... ils ne me tuent point pour empêcher que je ne révèle leurs crimes... Ce ne sera donc jamais que dans les états proscrits par la société, que je trouverai de la pitié et de la bienfaisance ; et ceux qui sont chargés d’y maintenir l’ordre et la paix, ceux qui doivent y faire régner la piété et la religion tour-à-tour, séduits par le despotisme, ou frémissant sous le joug de l’imposture, ne m’offriront que des horreurs et des crimes ! la civilisation est-elle donc un bonheur ! et si la plus grande
+somme de crimes se trouve toujours sous le manteau de l’autorité ; les freins dont elle nous accable, ne sont-ils pas plutôt les instrumens de ses passions, que les moyens de la vertu ? Ces idées agitèrent mon esprit avec tant d’empire, que je passai deux heures au coin du feu comme anéantie, et sans regarder autour de moi. Je me levai enfin, curieuse de voir ma nouvelle habitation, comme les rayons du jour n’y avaient jamais pénétrés, je me munis d’une lampe, et parcourus à sa sombre lueur, tous les détours de ce réduit... Quel fut mon étonnement, quand j’entendis parler bas au fond d’une voûte obscure, qui paraissait receler quelques lugubres habitations... Je m’avance, je vois une porte, et distingue clairement que les sons qui me frappent, ne viennent que de la chambre que ferme cette porte... Je prête l’oreille... O ! ma chère Angélique, disait en français une voix d’homme, notre imposture n’en imposera plus long-temps, dès qu’on
+aura cessé d’y croire, la mort en deviendra le prix, et cette affreuse caverne est notre éternel sépulchre... Je m’enhardis... De tels mots, pensé-je, ne peuvent venir que de compagnons d’infortune ; c’est mon heureux sort qui me les envoie ; parlons-leur. — O ! vous, dis-je d’une voix basse, vous qui gémissez comme moi dans ce lieu d’horreur,... je m’y crois plus libre que vous ; enseignez-moi comment je peux vous y servir ? — Qui êtes-vous, me dit à travers la porte le même homme qui venait de parler, votre pitié trompeuse ne nous abuse-t-elle pas ? — Ne le redoutez point, m’écriai-je, je suis comme vous, victime de la scélératesse des maîtres de cet affreux logis, et desire, pour le moins, aussi vivement que vous, de leur échapper, quelque peu de raison que j’aie à me plaindre d’eux jusqu’à ce moment-ci. Alors je dévoilai mes aventures ;... monsieur de Bersac, c’était le nom de ce camarade de malheur, me raconta les siennes et celles de sa femme. Ils étaient
+l’un et l’autre comédiens français ; ils venaient de Cadix, et retournaient dans leur patrie ; la voiture publique dans laquelle ils étaient, avait été pillée ; presque tous les voyageurs, ou s’étaient enfuis, ou avaient rencontré la mort, et lui, ainsi que sa femme, n’avaient échappé à la rage de ces meurtriers, qu’en leur promettant de leur apprendre un secret essentiel pour eux. Ce subterfuge n’avait eu pour but que de parvenir pendant ces délais, à trouver les moyens d’échapper. Ils avaient dit à ces voleurs, que trois jours après eux, la voiture de l’ambassadeur de France, chargée d’or et de bijoux, devait passer par la même route ; ils demandaient la vie s’ils n’en imposaient pas. Le moyen avait réussi ; mais ce qui le fondait étant imaginaire, et l’instant où la fausseté de leur histoire allait se découvrir, étant prêt d’arriver, comment espérer de se tirer d’affaire ? — Il faut prévenir ce moment, dis-je, à ces malheureux époux, il faut nous sauver
+tous ; j’ai du courage et de l’adresse ; j’ai échappé à de plus grands périls ; rassurez-vous, votre liberté me devient aussi chère que la mienne, et je vais travailler à la rendre à tous trois ; ces honnêtes gens pleurèrent en m’écoutant ; ils jurèrent de consacrer leur vie à m’être utile, si je parvenais à rompre leurs fers. Je les quittai pour en aller étudier les moyens. Il me paraissait impossible que les voleurs eussent emporté dans leur course, la clef du cachot de monsieur de Bersac ; elle devait assurément se trouver ; il ne s’agissait que de la chercher. Je remuai tout, il ne fut pas un coin de ce lugubre manoir que je ne visitai. Je découvris enfin cette clef cachée sous deux grands sacs de linge, je m’en saisis,... je vole au cachot, j’en ouvre la porte, et sautant au cou de mes compagnons, quelle joie, dis-je, quel bon augure pour les suites ; voilà déjà la moitié de vos liens brisés, travaillons promptement au reste.
+Monsieur de Bersac était un homme de quarante-cinq ans, d’une fort belle figure, et sa femme, âgée d’environ quarante, avait encore une phisionomie très-agréable : elle était en possession au théâtre de l’emploi des grandes coquettes, et son mari tenait celui des pères nobles. Rien de plus tendre que les marques de reconnaissance que me prodiguèrent ces deux époux ; mais en en recevant les expressions à la hâte, sortons, leur dis-je, sortons ; tel doit être à présent notre unique objet ; une fois en liberté, nous nous livrerons à loisir aux sentimens mutuels qu’une telle rencontre nous inspire ; ne songeons maintenant qu’à nous évader. Ils se ressouvenaient, aussi-bien que moi, du chemin de l’escalier ; nous le gagnons, nous escaladons lestement jusqu’au haut ; mais que devinmes-nous quand nous vîmes que la trappe semblait exactement fermée... Bersac ne désespère point,... il voit un jour, il pousse de toute la force de ses épaules, une grosse pierre cou-
+verte de broussailles pesait seulement sur cette trappe ; elle cède aux efforts de celui qui soulève, nous l’aidons, la pierre se renverse ; et nous voilà dehors. Il faut avoir connu la situation de quelqu’un qui brise ses fers pour être en état de la rendre ; c’est un nouvel air que l’on respire ; ce sont de nouvelles sensations qu’on éprouve ; c’est un poids énorme de moins dont on se débarrasse. Nous ne pûmes tenir, avant d’aller plus loin, au plaisir de nous embrasser encore tous les trois ; puis nous encourageant mutuellement, partons, dîmes-nous, éloignons-nous avec vitesse ; nous serions perdus sans ressources, si ces malheureux revenaient. Il était environ sept heures du matin, nous nous sentions en état d’entreprendre une forte course ; nous fîmes dix lieues avant le coucher du soleil, sans que rien ne troublât notre marche. Cette journée nous approchait de Valladolid ; nous y arrivâmes le lendemain. Mes compagnons ayant tout perdu, les seuls petits fonds que les voleurs
+n’avaient pas songé à me prendre, avaient servi à nous conduire jusques-là. Mais ces ames honnêtes et sensibles surent bientôt me dédommager du peu que j’avais fait ; Bersac et sa femme avaient des amis à Valladolid, ils furent les voir, et en reçurent les secours qu’ils en attendaient. Voilà ce qui vous appartient, madame, me dit cet honnête ami, en plaçant devant moi la somme entière qu’ils venaient de recevoir. Daignez accepter ceci comme une bien faible marque de la reconnaissance que nous vous devons : prenez tout, dirigez tout, et conduisez-nous seulement à Bayonne. — Oh ciel ! dis-je à ces braves amis, quelle injure vous me faites ! Quoi, vous voulez m’ôter la douceur de vous avoir servi ! une ame comme la mienne connaît-elle d’autre prix aux bienfaits, que celui de les avoir rendus ?... Mon père, dis-je à Bersac, en me jettant dans ses bras, protégez ma jeunesse ; empêchez-moi de heurter encore contre de nouveaux écueils ; voilà le prix que je de-
+mande du faible service que vous estimez tant. Ensuite de cet élan de mon ame que Bersac reçut avec toute la sensibilité possible, il me dit qu’après mes malheurs, après la situation où j’étais avec ma famille, le désir que j’avais de retrouver mon époux, le peu de fonds dont j’étais munie, il ne voyait pour moi d’autre parti que le spectacle ; et quand il s’apperçut que ce mot me faisait entrevoir de nouveaux périls... « Vous vous trompez, me dit-il, il n’y a point d’état au monde où une femme puisse mieux conserver sa vertu ; si son talent l’expose, on peut dire aussi qu’il la garantit : elle peut toujours l’opposer pour raison de ne pas se livrer au vice ; son organe, sa taille, sa santé, sont des motifs qui doivent servir à la rendre sage, et qu’elle peut toujours objecter à ceux qui veulent l’empêcher de l’être. Une femme qui n’a d’autre ressource que son travail, peut manquer, et trouver
+par ce travail même, mille occasions d’être séduite. Notre talent n’offre aucun de ces dangers ; à-peu-près toujours payé au-delà de ce qu’il faut pour vivre, il expose rarement au triste inconvénient du besoin ; si une femme a un talent transcendant, on la respecte et on l’attaque peu. Si elle n’en a qu’un médiocre, sa bonne conduite lui rend la considération que le peu d’art lui refuse ; et elle est également révérée. Non, non, Léonore, non, n’imaginez pas que le théâtre soit un écueil pour la sagesse ; le devoir délivre des persécutions, et l’on finit par vous savoir gré de vos soins à les éviter. D’ailleurs on fait corps, on est soutenu, on a des camarades, on est protégée, on est pour-ainsi-dire, par l’état même, entièrement à l’abri de la misère et de l’insulte ; et ce que cet état a de supérieur à celui que le simple travail manuel pourrait vous donner ; c’est que dans celui-ci, votre sagesse, si vous êtes pauvre, deviendra presque un ridicule ; au lieu que
+dans le nôtre, elle ajoutera étonnamment à l’éclat de votre réputation. On prononcera sans cesse, avec une sorte de respect, les noms des Gaussin, des Doligni et des Préville, ils imprimeront toujours à-la-fois des idées de talent et de vertu. Réfléchissez d’ailleurs à tous les agrémens du métier ; jouissez du parfum des roses, moissonnées sur aussi peu d’épines, quoi de plus flatteur pour l’amour-propre, que de se trouver l’idole de la scène ! de n’y jamais paraître que pour l’entendre retentir des applaudissemens qu’on vous prodigue ; comme on respire avec délices l’encens offert à ses autels ; votre nom vole de bouche en bouche ; il ne s’y prononce qu’avec des éloges ; les hommes vous aiment, vous desirent, vous recherchent ; les femmes vous envient, vous cajolent et vous imitent ; vous donnez à-la-fois les tons et les modes ; vous ne paraissez, en un mot, jamais, sans que toutes les sensations de l’orgueil ne soient enivrées tour-à-tour. Si vous avez de la conduite, les
+plus grandes maisons vous sont ouvertes ; on vous y reçoit avec plaisir ; on vous y parle avec respect, et par-tout vous trouvez des amis, de la protection et des hommages. » Vous me séduisez, mon père, dis-je à Bersac, émue et presque décidée... Mais vous le voyez, je n’ai point de talent... A peine sais-je le français, depuis le temps que je ne parle que l’italien, le portugais et l’espagnol, tous mes mots se sont corrompus. — Cela reviendra facilement, me dit madame de Bersac ; abjurez ces langues étrangères, raccoutumez-vous au frein des règles grammaticales ; contraignez votre prononciation à redevenir pure et exacte, pendant que nous allons voyager ensemble, et je vous réponds qu’au delà des Pyrénées, on ne s’apercevra seulement pas que vous ayez jamais quitté la France. Votre organe est doux et flatteur, il a de l’étendue et de la justesse, il est tendre et flexible dans les hauts ; il n’a point de dureté dans les
+bas. Vous devez être du dernier intérêt dans les pleurs ; votre taille est légère, elle est agréablement prise ; vos bras sont superbes ; vous avez de la fierté dans le regard, beaucoup de grace dans la démarche, de la chaleur et de la vérité dans le débit ; il ne s’agit plus que de régler tout cela ; que de vous donner de la précision, de l’aplomb... Vous apprendre l’entente de la scène, quelques études, et je parie qu’avant deux mois nous vous mettons en état de débuter. Je fus entraînée, je l’avoue ; la protection que m’assurait madame de Bersac ; les soins que me promettait son mari, l’espoir, en allant ainsi de ville en ville, de pouvoir apprendre des nouvelles de tout ce qui m’était le plus cher au monde, toutes ces raisons me décidèrent, et on m’acheta sur-le-champ des livres. Le lendemain après dîner, madame de Bersac dit à son mari, qu’il devait porter des plaintes contre les scélérats de chez qui nous sortions, et travailler à les faire
+arrêter sur-le-champ ; ce que cet honnête homme répondit ici, me parut si sage, si conforme à ma façon de penser,... justifiait si bien, en un mot, les raisons qui m’avaient également empêché de dénoncer l’auberge au lit tombant, et les capucins enterrant les objets cachés de leur luxure, que j’ai toujours retenu ses paroles... Vous me permettrez, j’espère, de vous les rendre. « Je vous pardonne, dit-il, à sa femme, ces légers mouvemens de rigorisme et de sévérité ; vous arrivez d’Espagne, il faut bien que vous ayez conservé quelque chose des mœurs haineuses et rigoristes de ces maures à demi policés ; mais apprenez, ma chère amie, que je croirais me déshonorer moi-même, si je traînais par une telle action, ces malheureux à l’échafaud ; ils m’ont attaqué, ils m’ont dépouillé, ils m’ont mis dans leurs fers, en voilà plus qu’il n’en faut pour que la plainte me devienne interdite, et pour que je ne l’osasse pas sans remords ;...
+Elle ne serait plus que l’ouvrage de la vindication ; ce sentiment est odieux dans une ame sensible ; il en démontre la faiblesse. C’est être faible que de ne pouvoir supporter une injure ; c’est être vraiment grand, que de la mépriser ; j’ai fait, en étudiant les hommes, une remarque assez singulière, c’est qu’il n’y a p esque jamais que les ames basses qui se livrent au sentiment de la vengeance, infiniment plus sensibles à l’insulte, parce qu’elles n’ont la force de rien endurer, elles ne peuvent en soutenir la blessure, et comme ces êtres-là méritent peu, ils croyent toujours qu’on ne leur rend jamais assez. L’homme, au contraire, doué d’une ame forte, qui n’imagine pas que l’injure puisse aller à lui, ou ne la voit pas, ou la méprise ; la vengeance afficherait l’insulte : il aime mieux ne la pas soupçonner, que d’apprendre, en s’armant contre ceux qui l’ont outragé, qu’il était possible qu’on lui manquât. Que les vils satellites, gagés pour le
+soin flétrissant de conduire les infortunés à la mort, se chargent de découvrir leur retraite ; mais elle ne sera jamais indiquée par moi ; il est odieux, il est vil de devenir le délateur de ceux dont nous avons à nous plaindre : cette conduite étouffe leurs repentirs ; elle les empêche d’être fâchés d’avoir troublé une société où devait se trouver de si méchantes gens. Laissons aux autres l’emploi de les vexer, mais dès que nous avons été leurs victimes, pardonnons-leur. Une fois vengés, nous devenons aussi coupables qu’eux, puisque, ainsi qu’eux, nous commettons une lézion quelconque ; de ce moment nous voilà donc aussi bas, et notre supériorité est toujours entière si nous leur pardonnons... On frémit à l’action d’Atrée ;... les larmes les plus douces coulent, quand Gusman dit à Zamore : Des dieux que nous servons connais la différence :
+Les tiens, t’ont commandé le meurtre et la vengeance ; Et le mien,... quand ton bras vient de m’assassiner, M’ordonne de te plaindre... et de te pardonner. Ah ! mes amies, continua cet homme doux et sensible, plus on connaît les hommes, plus on devient tolérant. Si ces malhonnêtes gens devaient se corriger, peut-être entreprendrais-je leur cure ; mais je sens combien elle est impossible, et j’ose dire, avec un homme de beaucoup d’esprit, qu’on n’a pas le droit de rendre malheureux ceux qu’on ne peut pas rendre bons. Croyez-vous que si ces infortunés étaient riches, ils exerceraient l’affreux métier que vous leur voyez faire ? Le besoin seul les y détermine, tandis que l’ambition et l’orgueil, senti- Le marquis de Vauvenargues.
+mens bien moins pardonnables, entraînent aux mêmes horreurs les héros que l’on glorifie, bras-de-fer et ses compagnons qui s’unissent pour voler un coche, sont-ils autre chose que deux souverains qui se lient pour en dépouiller un troisième ? et cependant ceux-ci attendent des palmes, et l’immortalité, pour des crimes commis sans besoin, tandis que les autres n’auront que le mépris, la honte et la roue, pour des crimes autorisés par la faim, la plus impérieuse des loix. Eh ! ne nous mêlons pas du mal qui se fait dans le monde ; tâchons de ne pas en être blessés ; mais n’entreprenons pas de le réprimer ; les famines, les guerres, les maladies dont nous accable la nature, ne nous servent-elles pas de preuves que la destruction est inhérente à ses principes ;... qu’elle lui est nécessaire, et que ce n’est enfin qu’à force de détruire qu’elle peut réussir à créer. Or, si cette destruction lui est utile, si elle n’y parvient que par des crimes, si elle en commet
+chaque jour elle-même, si le crime enfin est une de ses loix, de quel droit le bannirons-nous de la terre ? Qui nous autorise à le venger ? Les malheureux compagnons de Bras-de-fer, qui servent les vues de la nature, comme une peste ou une famine, sont-ils plus coupables que la main qui nous envoie ces fléaux ? Pourquoi n’osons-nous insulter l’une, et pourquoi condamnons-nous l’autre ? Il ne s’agit donc ici que de l’histoire de la force. Nous tolérons les maux que nous ne pouvons empêcher, et nous punissons les auteurs de ceux qui sont en notre pouvoir, y a-t-il de la justice à cette conduite Eh ! Il ne s’agit que de mettre en avant ici les intérêts de la société, la réponse aux objections de Bersac serait puérile : il est question de savoir pourquoi on punit. Assurément la peste nuit à la société, autant et beaucoup plus que le voleur de grands chemins. Cependant nous ne nous vengeons pas de la main qui nous envoie la peste,
+rapportons-nous-en à la prudence de la mère sage qui nous gouverne, elle maintiendra toujours dans le monde un nombre égal de vices et de vertus, proportionné au besoin qu’elle aura de l’un ou de l’autre ; elle fera naître des Auguste, des Antonin, des Trajan, quand il lui faudra des vertus ; les meurtres lui deviendront-ils nécessaires, elle nous enverra des Nérons, des Tibères, des Alexandres, des Tamerlans, des famines, des pestes, des inquisiteurs de la foi, et des parlemens... Mais malheur au sophiste qui conclurait de-là, qu’il doit, ou adopter le vice, ou se consoler de ne pas être vertueux, puisqu’il accomplit les loix de la nature. Un homme qui dirait, puisque la guerre est un fléau nécessaire, je vais et nous rouons le voleur. — Pourquoi ? Répondez, suppots des loix qui commandent le meurtre répondez, voilà le seul état de la question.
+l’allumer dans l’Europe, ne serait-il pas un tyran ? Ne regarderiez-vous pas comme un imbécile, celui qui raisonnant d’après les mêmes principes, oserait dire, je vais me donner la fièvre, puisque la fièvre est un fléau de la nature ? Considérez de même comme un fou, celui qui dira, je vais me plonger dans le crime, puisque le crime est dans la nature... Malheureux !... elle produit aussi des poisons, cette nature où tu te livres aveuglément, et cependant tu te gardes bien de t’en nourrir ; ais la même sagesse envers le crime, fuis-le,... déteste-le ;... il ne fera jamais ton bonheur ;... il lui est impossible de le faire. Trop de yeux sont ouverts sur toi, trop d’intérêts s’opposent à ce que tu n’agisses que d’après le tien ; et ceux de la société qui balancent toujours cet égoïsme qui te conduit au crime, ou t’empêcheront de le commettre, ou te puniront de l’avoir commis ». Ainsi raisonnait ce sage ami ; et par tous ces discours, il ne se bornait pas seule-
+ment, comme vous voyez, à me former au théâtre, ou à m’en donner le goût, il élevait aussi mon cœur, il fortifiait ma raison. Je connaissais par lui le prix de mes voyages ; il me montrait le fruit que je pouvais recueillir de mes malheurs. Pendant ce tems sa digne épouse cultivait mes faibles talens ; et à peine arrivée au-delà des monts, j’étais déjà en état de débuter dans huit rôles. Mais j’ai devancé, sans le vouloir, les événemens de notre route : reprenons-les, ils offrent, avant que d’arriver en France, un évènement assez singulier, pour que je ne doive pas vous le taire. Je craignais de séjourner dans les villes, et sur-tout de suivre les grandes routes ; j’en avais déjà témoigné mon inquiétude à Bersac, qui, instruit par moi de mon aventure de Madrid, m’assura que l’inquisiteur, trop honteux de ce que j’aurais à objecter contre lui, se garderait bien de me poursuivre, et que mes craintes étaient chimériques, Je me livrai donc à lui.
+En partant de Valladolid, nous fumes coucher à Burgos ; les auberges sont aussi mauvaises que rares en Espagne, sans la précaution de porter tout avec soi, on y est souvent peu à l’aise ; mais point en état de nous procurer ces facilités, nous nous logions comme nous pouvions, trop heureux d’être à couvert, et de pouvoir vivre, après tous les maux que nous avions senti. Quoique Burgos tienne le premier rang dans les états des deux Castilles, nous y fumes pourtant beaucoup plus mal logés qu’à Valladolid ; il fallut se contenter d’un mauvais cabaret hors de la ville, divisé en quelques tristes cellules mal closes, et donnant toutes les unes dans les autres ; vous pardonnerez ce petit détail ; il est essentiel à l’intelligence de l’aventure qui nous a riva dans cette misérable hôtellerie. — Qui donc va venir coucher près de nous, dis-je à l’hôtesse, en lui voyant préparer un lit dans une petite chambre contiguë à celle où nous étions, et dont rien ne nous séparait ! Dormez en paix,
+brave dame, me répondit la maîtresse du lieu ; les voisins que je vous donne, sont gens aussi honnêtes que vous. C’est un alcaïde de l’Inquisition de Madrid, (et jugez si je frémis à ce mot)... qui vient d’épouser dans la capitale une des plus belles filles de toutes les Espagnes ; il la mène en Biscaye, son pays à lui, et je crois que tous deux y vont finir leurs jours... Très-émue de cette réponse, j’affectai pourtant le plus grand calme ; mais je témoignai bien vîte à mes deux amis, toute la crainte que me donnait une pareille rencontre... Ils en furent d’abord aussi épouvantés que moi ; la réflexion néanmoins ramena promptement Bersac ; les projets que cet alcaïde annonce, me dit-il, paraissent bien éloignés de tout ce qui pourrait devoir vous causer de l’inquiétude ; vous le voyez, loin d’être occupé de vous, il est dans l’ivresse des premiers plaisirs de l’hymen ; il tourne le dos à l’inquisition, il va s’établir en Biscaye ;... il est sans suite. Rassurez-vous, Rassurez-
+vous, Léonore, je crois juger assez bien des événemens de la vie, pour vous répondre que cette aventure n’est pas pour vous du plus petit danger. Nous nous mîmes donc à table, et pleinement calmée par ce discours, je soupai comme à mon ordinaire. L’heure de se mettre au lit étant venue, inquiets pourtant de ne point voir nos voisins se retirer, nous en demandâmes la cause à la servante. Le mari de cette dame, nous dit-elle, voyage avec un certain monsieur Rodolphe, lieutenant de dragons, son ancien camarade ; et comme ils s’aiment beaucoup tous les deux ; chaque soir ils font ensemble un peu de débauche ; mais la jeune femme, aussi ennuyée que vous de ce retard, va venir se retirer en attendant. Dès qu’elle sera couchée, vous serez tranquilles ; nous recommanderons à dom Santillana, son époux, de ne point faire de bruit en venant la retrouver, et rien n’interrompra votre repos. A peine, en effet, cette fille eût-elle
+cessé de parler, que la jeune dame monta, suivie de l’hôtesse. Comme aucune porte ne nous séparait, pour éviter de lui être à charge, nous ne pumes que détourner nos regards. Elle se coucha, nous en fîmes autant. Il y avait une heure au plus que j’étais endormie, lorsque je me sentis tout-à-coup serrée par un homme nud, dont la situation très-énergique, et les mouvemens peu équivoques, en me réveillant en sursaut, firent peut-être courir en cet instant, à ma vertu, des risques plus réels que tous ceux où j’avais échappé jusqu’alors... Me dégager lestement de ses bras, sauter à terre, en criant au secours, et me précipiter dans le lit où je supposais madame de Bersac, est pour moi l’affaire d’un instant ; et là, croyant avoir trouvé le refuge que je cherche, j’embrasse, je serre de toute ma force la femme que je prends pour l’épouse de mon protecteur, lorsque de nouveaux cris se font entendre en même temps que des
+lumières viennent jetter du jour sur les différentes parties d’une scène aussi bizarre que peu attendue. Représentez-vous d’abord le comédien Bersac à moitié nud, tenant d’une main mal affermie deux flambeaux, dont les reflets fâcheux ne servent qu’à lui faire voir un homme également nud, remplissant auprès de madame de Bersac, des devoirs conjugaux qui n’appartiennent qu’à lui ; et moi qui me suppose dans le sein de cette amie, moi qui viens à la hâte y chercher des secours, serrant, embrassant de toutes mes forces... qui. ?... Clémentine... cette malheureuse Clémentine, compagne d’une partie de mes infortunes, et que je venais de laisser gémissante au fond des prisons de Madrid. Comment vous rendre ici les sentimens divers qui nous agitèrent tous à-la-fois ? de quelles expressions se servir pour vous peindre Bersac, frémissant de rage du forfait trop certain qu’il éclaire ; sa femme appercevant son erreur, jettant des cris de désespoir ; le malheureux qui fait leur
+honte commune, s’esquivant à la hâte, fuyant à travers les ténèbres, et la femme qu’il deshonore, et le mari qu’il outrage, et pour terminer en un mot la scène, Clémentine et moi, nous reconnaissant, nous embrassant toutes deux dans le même lit, nous accablant de questions réciproques, et ne pouvant venir à bout de nous entendre, par la multitude des mouvemens qui nous agitent tour à tour. Ne vous laissons pas contempler plus long-tems ce tableau singulier, ce serait refroidir votre attention, que de ne pas vous l’expliquer tout de suite. Clémentine était la jeune femme qui venait de se coucher près de nous ; elle était cette épouse chérie de l’alcaïde Santillana qui s’en allait avec lui en Biscaye : nous allons revenir aux événemens qui l’avaient amenée là : poursuivons. La débauche des deux amis, mais quel était ce second ami, Brigandos ; oui, madame, Brigandos, sous le nom de Rodolphe, échappé de l’Inquisition, par les soins
+de Clémentine, ainsi que je vais bientôt vous l’apprendre. Sa débauche, dis-je, avec Santillana, les ayant enfin conduit plus avant qu’ils ne croyaient, devenait à-la-fois, et la raison qui les faisait retirer si tard, et celle qui, venant d’altérer leurs sens, avait fait jetter le prétendue Rodolphe dans le lit de Clémentine, et l’alcaïde de l’inquisition dans le mien ; mais par une inconcevable fatalité, quand cette double erreur s’opérait, Bersac, pressé d’un besoin, venait de se lever pour y satisfaire, et les cris de Clémentine, ayant reconnu tout de suite que ce n’était point son mari qui, se plaçait près d’elle, avait fait sauver Brigandos, qui, rencontrant le comédien dans sa marche rapide, l’avait culbuté du haut en bas de l’escalier. Bersac, furieux de la catastrophe, s’était saisi, en se relevant, des lumières de la salle à manger, près de laquelle il venait de cheoir, et remontant courageusement dans les chambres, il venait reconnaître l’origine du désordre, lorsque l’alcaïde San-
+tillana s’égarant dans mon lit comme Brigandos dans celui de Clémentine ; effrayé de la réception que je lui avais faite, s’était élancé dans celui de madame de Bersac, croyant trouver celui de sa femme, ainsi que j’avais moi-même gagné celui de Clémentine, au lieu de passer dans celui de la comédienne ; telles étaient les raisons de tout le bruit, telles étaient celles de l’étonnement stupéfait de Bersac, et de la fuite soudaine de l’alcaïde, reconnaissant qu’il avait beau sauter de lit en lit, il ne cessait jamais de se tromper. Mais malheureusement l’erreur commise dans celui de madame de Bersac, avait eu des suites plus funestes que dans toutes les autres parties de la scène. Un instant suffit, dit-on, à deshonorer la femme la plus sage ; et ce terrible instant venait d’arriver pour la vertueuse épouse du comédien... D’une part, un jeune homme, frais et vigoureux dans l’état du monde le moins fait pour la patience ; de
+l’autre, une femme à moitié endormie,... qui s’imagine recevoir les chastes embrassemens d’un époux... Il n’en avait pas fallu davantage,... le malheur était consommé... Madame de Bersac fut la première à le dire ; elle se jetta en pleurs aux pieds de son mari ; elle lui demande de la venger de l’outrage odieux qu’elle vient de recevoir ; et cette nouvelle circonstance changeant tout-à-coup le tableau, en varia les teintes gracieuses de Thalie, contre les noirs pinceaux de Melpomène. Voyant les choses devenir lugubres, nous volons, Clémentine et moi ; je nomme mon amie, elle implore la grace de son époux : Santillana, en honnête homme, accourt lui-même aux genoux de madame de Bersac, la supplie d’oublier une faute qu’il n’a commis que par inadvertance ; et se retournant aussi-tôt vers le mari, il le conjure de se venger, et qu’il ne s’en défendra pas, si ses excuses ne sont point acceptées. L’attitude est fixe ; un moment chacun s’observe et réfléchit.
+O Bersac ! m’écriai-je, ô mon protecteur ! vous m’inspirez la clémence, donnez m’en l’exemple aujourd’hui, madame, poursuivis-je, en prenant les mains d’Angélique, ne faites pas un jour de sang d’un des plus heureux de ma vie, puisqu’il vient rendre à ma tendresse une amie perdue si long-temps... Chère dame, dit Clémentine en cajolant la Bersac avec les manières naïves et pleines de grace qu’elle employait avec tant d’énergie ; songez que je suis la première offensée, et qu’en vérité il n’y a que moi qui doive se mettre en colère, si quelqu’un en a le droit ici ; oublions donc tout, de part et d’autre ; — j’y consens, répondit Bersac, j’aurais trop à me reprocher, si je troublais en rien la joie de Léonore, n’y pensons plus, madame, dit-il à son épouse ; si je vous connaissais moins ; si vous aviez fait un seul faux pas dans votre vie, cette aventure me troublerait peut-être ; mais une femme sage, vingt ans ne se dément pas dans un quart d’heure... Votre innocence
+est reconnue... Et vous, monsieur, dit-il à l’Alcaïde, permettez que je ne voye qu’un ami, dans l’époux d’une des femmes de la terre, que Léonore aime le mieux ; embrassons-nous et que tout s’oublie. — Oh ! monsieur, vous êtes charmant, vous êtes charmant, dit Clémentine, avec sa délicieuse vivacité, devenue plus agréable encore par son joli accent dans les mots français, oui, vous êtes charmant ; voilà comme un galant homme doit prendre les choses ; mais pour achever de nous prouver votre estime et votre pardon... il est tard, passons le reste de la nuit ensemble, et permettez-nous de vous offrir à déjeuner, nous y rirons tous d’un événement qui, dans le fond, ne fait mal à personne ; oui, nous nous en amuserons jusqu’à l’heure fatale qui va nous séparer pour jamais, sans doute. La proposition s’accepte, Bersac se décide ; son épouse se console ; on rappelle Brigandos, contusionné du choc dont il a culbuté le comédien ; tous deux s’embrassent avec un peu moins de brutalité ; je saute dans les
+bras de mon ancien chef ; je lui témoigne tout le plaisir que jai de le revoir, et l’on n’entend plus dans l’auberge que des ris, on n’y voit plus que des marques de joie. Après quelques soupes à l’oignon, quelques rôties au vin de Madère, Clémentine toujours gaie, toujours friponne et toujours jolie, nous apprit comment elle était échapée au glaive inquisitoire, par le secours du jeune homme qu’elle avoit maintenant avec elle, et dont elle m’assura que, quoique fugitive, je n’avais sûrement rien à craindre, elle avait été assez heureuse pour obtenir de son amant la liberté de notre chef, c’est tout ce qu’elle avait pu faire, et une satisfaction bien réelle pour son ame d’avoir pu rendre à Brigandos, les services que nous en avions reçu si obligeamment l’une et l’autre, lorsque ne sachant que devenir, après notre désastre de Lisbonne, nous avions trouvé chez cet honnête Bohémien tant d’accueil et d’humanité ; pour quant à elle, continua cette aimable femme, l’heure de la séance étant dépassée de beau-
+coup, le jour où je l’avais laissée dans la salle des tourmens, dès que j’avais été sortie, on l’avait congédiée avec injonction de se retrouver le lendemain au même lieu pour y subir la question de la corde, et l’inquisiteur qui, comme vous le savez, avoit eu des raisons de disposer de la chambre qu’elle occupait près de moi, l’avait fait passer dans un autre quartier ; ce fut alors qu’elle tomba sous la direction de Santillana, auquel elle inspira la passion la plus vive ; celui-ci s’ouvrit sur-le-champ à elle, il en fut écouté, elle mit tout au prix de la liberté de Brigandos et de la sienne, fille délicieuse sans doute, qui paraissait en ce moment critique, s’occuper encore plus des autres que d’elle-même. Santillana promit, et lui donna de si bons conseils, il la protégea si vivement qu’il lui fit éviter tous les nouveaux interrogatoires, pendant ce tems, il ménagea sa fuite et celle de notre chef, résolu de quitter lui-même l’infâme métier, que le dérangement de sa jeunesse lui avait fait prendre, puis qu’il
+pouvait désormais s’en passer, au moyen de la succession d’un oncle fort riche, nouvellement décédé en Biscaye ; Il avait donc pris la résolution de partir avec celle qu’il aimait, d’en faire sa femme hors des portes de Madrid, et de la conduire, s’emparer avec lui de l’héritage qui allait les mettre tous deux en état de vivre désormais de leurs biens, sans avoir besoin de qui que ce fût. Tout avait réussi, et, par les soins de Santillana, Brigandos évadé de la veille, les attendait à dix lieues de Madrid. Les deux époux continuaient donc leur route, tous les deux plus épris, plus charmés que jamais l’un de l’autre, et Clémentine bien résolue à renoncer aux égaremens de sa jeunesse pour se consacrer désormais toute entière à la félicité du jeune homme aimable qui s’était immolé pour la sienne ; mais ces égaremens de ma compagne, Santillana ne les avait point ignoré, Brigandos le certifia à la société, et comme madame de Bersac en paraissait un peu surprise... Eh ! quoi, madame, dit notre chef, en se
+livrant à son goût de dissertation philosophique, où son érudition éclatait toujours, quoi, n’est-ce donc pas un préjugé stupide, que d’exiger de la fidélité d’une femme, même avant que d’avoir connu son époux ? Devait-elle quelque chose à cet époux, dont elle ne soupçonnait seulement pas l’existence ? — Mais dit, madame de Bersac, on peut craindre que celle qui n’a pas été sage avant l’hymen, ne puisse le devenir après. Ce raisonnement n’est pas juste, madame, reprit notre chef, une fille n’a pour conserver sa virginité que les liens les plus chimériques, tant qu’elle est en puissance paternelle, si elle la garde avec tant de soin alors, c’est par faiblesse ou par ignorance ; mais elle n’y est point tenue ; rien ne l’y oblige, et jamais l’autorité des parens, s’ils sont justes, ne peut s’étendre jusqu’à contraindre leur fille à la chasteté, c’est-à-dire à un état absolument contraire à la nature, elle peut disposer d’elle, aucun pacte ne la lie, elle n’a fait aucune promesse, elle n’est qu’à elle, et la raison qui
+semble prêter aux parens l’ombre du pouvoir sur cet article, n’est fondée que sur leur avarice ou leur ambition, ils craignent de ne pouvoir marier leurs filles, ils les obligent à respecter la fleur que l’hymen doit épanouir ; mais cette raison uniquement dictée par l’intérêt des pères, est nulle aux yeux des enfans. Si les filles l’écoutent, elles ont servies les passions de leurs pères au détriment des leurs, c’est-à-dire qu’elles ont fait une bêtise, puisqu’elles ont données eaucoup plus que ce qu’elles ne reçoivent, la passion qu’elles immolent étant bien autrement impérieuse que celles auxquelles elles sacrifient ; mais le préjugé prononce contre elles, continue-t-on d’objecter ; voilà l’infamie ; voilà l’inconséquence ; voilà l’atrocité ; voilà l’inepte barbarie qui ne se voit que dans notre Europe agreste. Parcourons rapidement les usages des peuples qui ont mieux valu que nous. Les Brésiliens, les Scithes, les Lapons prostituaient aux étrangers des filles, dont ils ne faisaient pas moins leurs femmes après ; au Pégu, un
+étranger loue une fille pour le temps de son séjour dans le pays, et cette concubine n’en trouve pas moins un époux au sortir de-là. Chez les Tartares, au-delà du Thibet, tous ceux qui connaissent une fille lui donnent un présent dont elle doit toujours se parer ; et la certitude d’avoir un mari n’est pour elle, qu’en raison de la quantité qu’elle peut offrir de ces preuves de son libertinage. Hérodote assure que les lidiennes n’avaient d’autre dot, que le fruit de leur prostitution, et suivant Justin, les filles de l’Isle-de-Chipre se rendaient dans les ports, à dessein de se livrer aux étrangers qui venaient dans l’Isle, et d’acquérir une dot par ces moyens ; on insulte une Circassienne quand on lui dit qu’elle n’a point d’amans ; le culte d’Astarte, au temple de Biblus, consistait dans les plus grands excès de l’incontinence des filles, aucunes d’elles n’eût trouvé d’époux sans cela ; personne ne s’allie à une Armenienne, si les prêtres de Tanaïs n’en avait abusé de toute sorte de manière ; je dis de
+toutes manières, car telle était sur ce point la manie de ces peuples, que ce qui même ajouterait d’après nos mœurs une teinte à l’infamie, devenait chez eux un motif de plus aux préférences, il fallait que la prostitution eût été si entière, qu’aucun des temples de l’amour n’eût été sans adorateurs, et l’on en voulait être sûr. Hérodote et Strabon nous disent que les Babiloniennes étaient obligées d’offrir ainsi leurs prémices au temple de Vénus, le culte de la Callipige des Grecs est une preuve de ce que j’avance ; d’après toute l’antiquité, point de restriction, cette Vénus le désignait assez clairement ; tous les peuples sages pensèrent, en un mot, madame, que jamais l’incontinence d’une jeune fille ne devait lui porter obstacle ; plusieurs, comme vous le voyez, ne l’estimèrent même qu’à ces conditions, et crurent avec beaucoup de sagesse, que plus une femme à de mérite, plus elle doit être recherchée : si on ne lui a jamais rien dit, c’est que sa valeur est médiocre, doit-on alors la prendre pour femme ? Il faut donc, si l’on est vrai-
+ment sage, incontestablement préférer pour épouse la fille libertine, à celle qui n’a jamais servi que la pudeur, et cesser surtout de croire que cette pudeur qui n’est que le trésor des laides, puisse être d’aucun prix avec les autres. Ah ! qu’ils soient en paix ces époux timides, cette même fille faible quand elle s’appartenait, va devenir la femme la plus modeste une fois sous les loix de l’hymen : s’être rendue coupable quand on n’avait point de nœuds, n’est nullement une raison de présumer qu’on ne sera point exact à révérer ceux qu’on doit recevoir. Que les hommes délicats sur cette matière prennent de telles épouses sur le pied de veuves ; mais les flétrir, les délaisser, les contraindre aux horreurs d’un couvent ou les réduire au célibat pour une faute commise dans le feu de la jeunesse, toujours bien plus l’ouvrage de la séducton des hommes que de la faiblesse des filles, pour une faute qui prouve qu’elles ont tout ce qu’il faut pour être d’excellentes épouses ; ah, madame !
+cette dureté est horrible, il n’y a qu’une nation encore plongée dans les ténèbres, qui puisse en devenir coupable au mépris des plus saintes loix de la raison, de la nature et de l’humanité. Angélique se rendit, monsieur de Bersac, que cette thèse consolait peut-être un peu, approuva plus encore que le système, l’éloquence, l’érudition de Brigandos, et la conversation redevint générale. A l’égard de mon histoire, Clémentine nous dit qu’elle avait été si secrète qu’il était devenu absolument impossible à cette compagne d’infortune d’apprendre aucune de mes nouvelles, qu’elle me supposait morte et qu’elle s’en était plusieurs fois désolée avec Santillana qui, quoique de la maison, n’avait pourtant jamais pu réussir à savoir ce que j’étais devenue ; le sort de la troupe de Brigandos lui avait été également caché, et toutes réflexions faites ne s’occupant que de moi seule et de notre aimable chef, elle avait pris peu de part à tout le reste. Brigandos croyait que ses deux
+enfans étoient devenus victimes du tribunal ; il eut donné sa vie pour les sauver, ne le pouvant pas, il profitait au moins de ce qu’il avait obtenu pour lui-même, et sans être dégoûté du métier, il allait rassembler une nouvelle troupe en Biscaye, avec laquelle il avait dessein de passer en Italie. Monsieur et madame de Bersac qui avaient pris sur mes récits le plus vif intérêt à Clémentine, furent enchantés de faire connaissance avec elle, tout ce qui me fâche, dit Bersac, en souriant un peu, malgrè lui, c’est que cette connaissance m’ait coûté l’honneur. — l’honneur dit Clémentine, en tachant de ramener la gaïté qu’elle craignait voir se dissiper au souvenir de cette triste catastrophe... Ah, monsieur ! comme vous vous trompez, si vous croyez que l’honneur des hommes puisse résulter de la conduite des femmes, et que vous importe ce que nous faisons, vous êtes bien dupes d’y prendre garde, le petit mal que vous éprouvez de notre incontinence n’est absolument que chimérique ; changez de système, il
+devient nul... Soyez plus justes, messieurs les maris, et ne nous soumettez pas à un joug qui vous désolerait à porter, loin de vous scandaliser des délices dont nous osons nous enivrer sans vous ; devenez assez délicats pour nous en procurer vous-mêmes, la reconnaissance où vous nous contraindrez, deviendra volupté dans vos ames sensibles. Vous comprendrez que si nos sens s’émeuvent un instant pour d’autres, ce qui est bien autrement précieux ; ce qui ne dépend que de l’ame seule, ne vous appar ient que plus sûrement, et que vous nous enchaînez toujours, même en dégageant nos liens... Ah ! je le dis, comme je le pense ! mais si j’étais homme, voilà comme j’agirais, ou pas assez sur des plaisirs que je donnerais à ma femme, ou craignant sans cesse de ne lui en procurer assez, je la presserais d’en prendre avec mes amis, je regarderais l’acceptation qu’elle en ferait, comme une preuve de son amitié et de sa confiance, je la remercierais cent fois du bonheur dont elle me ferait
+jouir, en me permettant de travailler au sien... D’être témoin de son délire, oui, monsieur, voilà en quoi consiste la délicatesse dans une ame bien organisée, il ne s’agit que d’être content tout seul ; il ne s’agit pas de ne vouloir rendre nos épouses heureuses, que quand nous le sommes nous-mêmes, il faut répandre la félicité sur elles... Dut-ce même être à nos dépens, et ne pas s’imaginer sur-tout qu’on est ou à plaindre ou déshonoré parce qu’elles ont pu goûter un instant de plaisir loin des nœuds dont nous les accablons. Bersac demanda au jeune époux de Clémentine, s’il adoptait de pareils systêmes, assurément, monsieur, répondit cet aimable jeune homme, on me verra sans cesse partager tous ceux qui paraîtront faire le bonheur de ma femme ; la société entière applaudit ces principes ; le sérieux Bersac n’y put tenir lui-même ; la chaste Angélique en lorgnant Santillana, lui disait bas : — Votre femme est folle... Mais vous êtes d’une imprudence... On ne fait pas de ces choses-là...
+Je ne conçois pas comment j’ai pu m’y tromper un moment... Et le reste de la nuit se passa dans une honnête joie et sans se quitter qu’à l’instant du départ ; cette séparation ne se fit qu’avec des larmes bien amères, répandues entre Clémentine et moi, et mille protestations de nous écrire, ce que nous n’avons pas cessé de faire jusqu’à ce moment-ci, où je puis assurer qu’elle vit contente, heureuse et riche avec un mari qui l’adore, et qui ne s’occupe journellement que de sa félicité. Brigandos continua de les suivre, et ce ne fut pas non plus sans attendrissement que je me séparai de cet ami sincère. Le reste de notre route se poursuivit avec tranquillité, nous passâmes heureusement les monts, et nous arrivâmes bientôt à Bayonne, sans le plus léger accident. Quoique la destination de mes amis fût pour Bordeaux, leur talent reconnu et chéri par toute la France, les fit désirer à Bayonne ; ils n’accordèrent vingt représentations au directeur, qu’aux conditions
+de mon début dans cette ville, et que mes talents naissants y seraient soutenus ; je parus donc pour la première fois dans Iphigénie de Racine, et dans Lucinde, de l’Oracle. Mais je tremblai tellement, que sans les puissantes étaies que m’avaient procuré monsieur et madame de Bersac, peut-être eussé-je quitté les planches dès le premier jour que je m’avisais d’y monter. Le lendemain, encouragée par mes amis, je parus avec beaucoup plus de hardiesse dans la Junie, de Britannicus et dans Zénéide, je fus extrêmement applaudie ; le troisième jour je jouai Rosalie dans Mélanide, et Betti dans la Jeune Indienne, cela fut encore mieux ; le quatrième jour enfin on m’abandonna à moi-même, et la Sophie du père de Famille devint mon chef-d’œuvre. Mon succès se décida dès-lors, et reprenant mes premiers débuts, joints à de nouveaux rôles que j’étudiais chaque jour, j’occupai la scène près de deux mois à Bayonne, avec les applaudissemens généraux. Le jour où je
+jouais Zénéïde, je reçus le soir au foyer des vers charmans, et une invitation de souper des plus pressantes... Ah ! me dis-je alors, au comble de mes vœux... Voilà donc les seuls écueils contre lesquels je puis briser à présent... Courage,... tant qu’il ne m’en restera que de cette sorte, j’en triompherai facilement. La décence et la politesse décorent au moins ceux-ci. — Je n’ai plus de violence à redouter. Ne voulant point me faire d’ennemis, je refusai, d’après le conseil de madame Bersac, avec autant d’honnêteté que de reconnaissance ; cela fit bruit, je n’en fus que plus accueillie le lendemain. Je gagnai à Bayonne autant qu’il me fallait pour dédommager mes amis des frais qu’ils avaient faits pour me faire paraître avec éclat sur la scène, mais ils ne voulurent jamais rien accepter ; je fus obligée de leur céder sur ce point, et ce ne fut qu’à Bordeaux, où madame Bersac voulut bien recevoir de moi pour cinquante ou soixante louis de parures.
+Nous arrivâmes enfin dans cette ville, j’y étais attendue, j’ose même dire desirée ; et j’allais y paraître, lorsque je fus assez heureuse pour rencontrer tout ce que j’adorais dans le monde, et tout ce que je cherchais avec tant d’empressement. Vous savez le reste, madame, dit Léonore, le ciel en me dédommageant de tant de malheurs, par une foule de prospérités inattendues, a voulu joindre au charme de retrouver un époux, celui de me rendre une mère... Oh ! madame, a-t-elle ajouté en se jettant dans les bras de la présidente, que de maux on oublierait à ce prix ! Ici la belle épouse de Sainville cessa de parler : et comme il était tard, après de mutuelles marques de tendresse et d’affection, chacun se retira, excepté la présidente et le comte de Beaulé, qui passèrent une partie de la nuit à statuer tout ce qu’il y avait à faire pour completter le bonheur de ces jeunes époux. Ces dé-
+cisions, dont on a bien voulu me faire part, feront le sujet de ma première lettre : il me semble qu’en voilà quelqu’unes de suite, dont la longueur mériterait des excuses, si ce qu’elles contiennent ne dédommageait pas un peu, selon moi, du temps que l’on perd à les lire. Je t’embrasse. Fin de la sixième partie.