Vie et opinions de Tristram Shandy/Texte entier

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome second, ).


ŒUVRES


COMPLÈTES


DE


LAURENT STERNE.


TOME PREMIER.





Ce volume contient


La vie de l’Auteur — des Mémoires particuliers sur sa personne, sur ses ouvrages, sur l’origine de Tristram Shandy.

La première partie des Opinions de Tristram Shandy.







ŒUVRES


COMPLÈTES


DE


LAURENT STERNE.


NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.


TOME PREMIER.


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À PARIS,


Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.


AN XI. — 1803.




À Madame M. A. E. B**.
m. d. p. t. n. * f. s. m. c. * s. b. a. p. m****. u***. à j*****.


L’amitié, Madame, vous fait hommage de cette édition. L’Auteur vous l’eût offerte lui-même assurément, s’il eût eu, comme moi, le plaisir de vous connoître.


Recevez, Madame, les assurances du respectueux dévouement de



Votre t. v.
J.-Fr. Bastien, éditeur.





VIE
DE STERNE.




Laurent Sterne naquit dans la capitale d’Irlande. Il étoit fils d’un officier, et arrière-petit-fils d’un archevêque : un de ses oncles étoit prébendaire de la cathédrale de Dublin : ce qui lui procura beaucoup de relations avec le clergé.

Destiné lui-même à parcourir cette carrière, il entra fort jeune à l’université de Cambridge, où il développa des talens particuliers. La gaieté de son caractère, la vivacité de son imagination, son génie, les saillies de son esprit, la tournure de ses idées l’annoncèrent de bonne heure.

Malgré toutes ces qualités, il vécut cependant quelque temps fort peu connu à Sulton, dans la forêt de Gastres. Son revenu étoit très-modique, et ne consistoit que dans les foibles rétributions d’un vicariat qu’il avoit obtenu dans le comté d’Yorck.

Sans ambition, il seroit peut-être resté toute sa vie dans cette obscurité, si une occasion particulière ne l’eût fait connoître.

Un de ses amis sollicitoit la survivance d’un bénéfice important, dont le titulaire vouloit faire assurer les revenus à sa femme et à son fils après sa mort. Sterne trouva que c’étoit bien assez qu’il en jouît pendant toute sa vie, et il se joignit à son ami pour empêcher cette substitution singulière. Mais ils n’avoient ni l’un ni l’autre assez d’intrigue ; leurs soins n’eurent aucun succès, et leur adversaire réussit. Sterne, piqué, chercha les moyens de se venger, il ne trouva que celui de faire une satyre contre le simoniaque. Elle opéra si vivement sur l’esprit de cet homme, qu’il fit prier Sterne de la supprimer. Cela n’étoit pas possible, déjà elle étoit répandue ; mais la crainte qu’elle ne fût suivie de quelqu’autre, fit le même effet. Le bénéficier résigna son bénéfice à l’ami de Sterne, et cette aventure lui fit avoir à lui-même, sans la demander, une des meilleures prébendes de la cathédrale d’Yorck. Cet ouvrage étoit intitulé : Histoire d’un bon gros manteau avec un tapabor de l’espèce la plus chaude, dont l’heureux possesseur ne seroit pas content, s’il n’en pouvoit couper assez pour faire une juppe à sa femme, et une culotte à son fils.

Le vicariat de Sterne ne l’occupoit guère que le dimanche matin. Il y faisoit l’office divin avec la plus grande exactitude, et le soir, il alloit prêcher dans la paroisse de Stillington. Son canonicat lui donna d’autres soins, qu’il remplit pendant long-temps avec l’attention la plus scrupuleuse.

Étant un jour dans un café d’Yorck avec d’autres ecclésiastiques, un étranger d’un certain âge y déclama vivement contre la religion, et contre le clergé. Ce ne sont que des hypocrites : qu’en pensez-vous, dit-il, en s’adressant à Sterne ? Celui-ci, sans faire semblant de lui répondre directement, prit la parole : « J’ai chez moi, dit-il, un épagneul qui est charmant : c’est le meilleur chien de chasse qu’il y ait dans toute la province ; mais il est d’un caractère si sauvage, si farouche, il s’élance surtout avec tant de férocité contre des gens qui ne lui ont point fait de mal, que je suis résolu de le faire noyer. » — L’étranger sentit l’allégorie, et se retira sans rien dire.

On venoit de faire une superbe édition de Rabelais ; Sterne qui avoit beaucoup entendu parler de cet auteur se le procura. Dès ce moment, il abandonna tous les soins de son canonicat, et ne s’occupa plus que du curé de Meudon, et de ses ouvrages. On se plaignoit de ne le plus voir dans les cercles dont il faisoit l’amusement.

Il étoit absolument inconnu dans la capitale. C’étoit pourtant là qu’il vouloit faire imprimer les deux premiers volumes de son Tristram Shandy. Il les envoya à un des libraires qui publioit le plus de nouveautés, et lui marqua le prix qu’il en vouloit : celui-ci les lui renvoya. Il se décida alors à les faire imprimer à Yorck. On ne lui en offrit pas ce que le papier et la copie de son manuscrit lui avoient coûté. Mais à peine l’ouvrage parut-il, qu’il fut enlevé avec une rapidité incroyable. On lui donna mille guinées pour en permettre une seconde édition.

Tristram Shandy se trouva entre les mains de tout le monde. Beaucoup le lisoient, et peu le comprenoient. Ceux qui ne connoissoient point Rabelais, son esprit, son génie, le comprenoient encore moins. Il y avoit des lecteurs qui étoient arrêtés par des digressions dont ils ne pouvoient pénétrer le sens ; d’autres qui s’imaginoient que ce n’étoit qu’une perpétuelle allégorie, qui masquoit des gens qu’on n’avoit pas voulu faire paroître à découvert. Mais tous convenoient que Sterne étoit l’écrivain le plus ingénieux, le plus agréable de son temps, que ses caractères étoient singuliers et frappans, ses descriptions pittoresques, ses réflexions fines, son naturel facile.

Cet ouvrage lui attira la plus grande considération. Il fut recherché des grands, des savans, des gens de goût, et singulièrement de tous ceux qui sont enclins à jeter du ridicule sur tout ce qui se passe dans le monde : c’étoit une espèce de gloire d’avoir passé une soirée avec l’auteur de Tristram Shandy : mais il éprouva le sort de toutes les personnes qui obtiennent de la célébrité par leurs talens. Lui et ses ouvrages furent déchirés dans mille brochures, dont on ne connoît pas même actuellement le titre. S’il eut une foule d’ennemis obscurs, il eut des défenseurs distingués qui le vengèrent. Un des plus grands seigneurs de l’Angleterre prit hautement son parti contre quelques ecclésiastiques ; et pour lui marquer tout-à-la-fois, disoit-il, et son estime pour lui, et le peu de cas qu’il faisoit d’eux, il lui donna un bénéfice considérable dans la paroisse de Cawood.

Sterne ne tarda point à publier les sermons qu’il avoit faits dans son vicariat. Il en avoit glissé un dans son Tristram Shandy, qui fit d’abord prendre la meilleure opinion de ceux-ci. L’excellence de la morale et le style n’y laissèrent en effet rien à désirer. Mais on le blâma sévèrement de les avoir donnés sous un nom ridicule. « Je fais imprimer ces sermons, disoit-il dans sa préface, comme s’ils étoient d’Yorick. J’espère que le lecteur grave ne trouvera rien en cela qui puisse l’offenser, et je continuerai de publier les autres sous le même titre. » Yorick étoit le nom d’un bouffon que Shakespeare avoit introduit dans sa tragédie de Hamlet.

Les volumes de son Tristram Shandy furent imprimés successivement. On ne les trouva point inférieurs aux premiers. Son conte burlesque du grand nez parut aussi plaisant, que l’histoire de Lefèvre étoit pathétique et touchante.

Son voyage sentimental ne démentit point sa réputation. Il fut traduit dans toutes les langues presque aussi-tôt qu’il parut.

Sterne, entraîné dans la république des lettres, laissa le soin de ses bénéfices, et leur principal revenu à des ecclésiastiques qui les desservoient : il en étoit bien récompensé. Ses ouvrages lui valoient beaucoup ; mais il n’avoit aucune économie. Ses voyages étoient très-couteux, surtout quand il passoit le détroit de Calais.

Beaucoup de personnes à Paris l’ont connu. Il étoit un soir chez un horloger de ses amis ; il ne lui vit pas la même gaieté qu’à l’ordinaire. C’étoit le vingt-neuf du mois. Il ne faut pas, lui dit-il, mon ami, que l’idée des embarras du trente, nous empêche ce soir de sabler joyeusement la bouteille de vin de Champagne, et lui donna aussi-tôt sa bourse.

Sa figure étoit originale et excitoit le rire quand on le regardoit. Il s’habilloit avec cela d’une manière particulière qui le faisoit encore plus remarquer. En passant un jour sur le Pont-Neuf, il s’arrêta tout court et fixa la statue de Henri IV. Il fut presque aussitôt entouré d’une foule de gens qui le considéroient avec un air de curiosité. Eh bien ! c’est moi, leur dit-il, et vous ne me connoissez pas davantage : mais imitez-moi ; et il tomba à genoux devant la statue du roi.

Il étoit marié, et sa femme d’un caractère très-différent du sien, le quitta, et se retira en France dans un couvent. Ils avoient une fille qu’elle éleva, et qui avoit seize ans environ quand il mourut. Cet événement les fit repasser en Angleterre. Il y avoit déjà quelque temps que leurs pensions n’étoient pas exactement payées, et elles accusoient Sterne de dureté ; mais elle virent en arrivant quelle étoit la vraie cause de cette négligence. Elles ne trouvèrent rien dans sa succession. L’estime et l’amitié qu’on avoit eues pour lui leur devinrent particulières. On leur fit des présens de toutes parts, et l’on souscrivit, avec une espèce d’enthousiasme, à une édition de ses ouvrages qu’elles annoncèrent.

On a dit que depuis la mort de Sterne on l’avoit enlevé du cimetière de Moribode, où il avoit été inhumé, et qu’un célèbre chirurgien d’Oxford avoit disséqué son cerveau, dans l’idée qu’il trouveroit quelque chose d’extraordinaire dans sa configuration. C’est un conte fait à plaisir.

Sterne s’est bien peint lui-même sous le nom d’Yorick, dans le premier volume de son Tristram Shandy.

Voltaire dit de cet ouvrage dans ses questions sur l’encyclopédie, qu’il ressemble à ces petites satires de l’antiquité, qui renfermoient des essences précieuses. Il en traduit lui-même deux ou trois passages, et dit du tout, que ce sont des peintures supérieures à celles de Rembrandt, et aux crayons de Calot.

C’est sur le mot conscience que Voltaire en fait cet éloge ; il faut croire qu’il a dit ce qu’il pensoit. L’auteur, selon lui, est le second Rabelais d’Angleterre.

Sterne s’étoit en effet nourri des écrits du curé de Meudon, qu’il n’a point imité dans ses licences. C’est toujours décemment qu’il peint les objets, il est difficile d’y mettre plus d’esprit, plus de finesse, et la gaieté en est l’ame.

Cet homme singulier est mort comme il avoit vécu, avec la même indifférence et la même insouciance, sans paroître en rien affecté de sa prochaine dissolution, même vingt-quatre heures avant sa fin. Son décès fut annoncé dans les journaux du 22 mars 1768, par un de ses amis, de la manière suivante :

En son logis, dans Bond-Street, est mort le rév. Sterne.

Hélas ! pauvre Yorick ! je l’ai bien connu ; il étoit une source de bonnes plaisanteries, et il avoit l’imagination la plus brillante. Il possédoit esprit, gaieté, ironie ; il ne lui manquoit qu’un grain de sagesse, pour en tirer un bien meilleur parti.


Épitaphe de Sterne, par Garrick.


Laissons l’orgueil étaler les marbres sur les tombeaux, les charger d’inscriptions fastueuses, dont les partisans de la vérité n’approchent jamais. C’est la simple, mais sincère amitié qui grave sur cette pierre brute :

Ici dorment le génie, l’esprit, la gaieté ou Sterne.





MÉMOIRES
DE
STERNE.


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Origine de Tristram Shandy.


Si le lecteur est curieux de connoître l’origine d’un pareil ouvrage, la voici :

En feuilletant mes manuscrits, j’y trouve que j’eus quelque envie jadis d’écrire mes mémoires.

Je me mis, en effet, à l’ouvrage avec l’intention la plus sérieuse et la plus stupide possible ; mais tout-à-coup le fantôme de l’imagination, et le phosphore de l’esprit brillèrent à ma vue, m’éblouirent et m’entraînèrent à travers les haies et les fossés, les ronces, les fondrières et les sables arides, pendant le cours de quatre volumes, avant que je me fusse avisé de me mettre au monde. Oui, la majeure partie de mon ouvrage étoit dépensée avant l’époque de ma naissance. Ah ! je le connoissois trop, ce monde, pour être tant désireux d’y arriver.

La bisarrerie et la nouveauté des premiers volumes exercèrent le goût capricieux du public : je fus applaudi et sifflé, défendu et censuré dans plus d’une page. Cependant, comme il y a, en un sens, plus de lecteurs que de juges, l’édition fut vendue, et, par conséquent, elle réussit. Cela m’encouragea, et je continuai avec le même ton d’insouciance, tout en chantant, et entouré d’une nombreuse audience, qui épioit la chute des feuilles que je lui jetois. Ce qui m’amusoit le plus, étoit ce nombre de lecteurs pénetrans, qui jugeoient que mes extravagantes lubies contenoient un sens mystique dont ils se targuoient de dévoiler la sublime profondeur à la fin de l’ouvrage.

Il y a plus encore : des jurés-experts devineurs d’énigmes prétendoient pouvoir suivre ma trace à travers chaque volume, sans perdre de vue, un seul moment, la connexion de mes phrases. Quels lynx ! quels enthousiastes ! avec quelle intelligence et quel avantage ces messieurs n’auroient-ils pas lu l’apocalypse ? la bête à sept têtes, le puits fumant et les sauterelles cuirassées n’auroient été qu’un jeu pour leur perspicacité.

Cependant j’ai la modestie d’avouer qu’il y a, par-ci, par-là, dans mon livre quelques passages intéressans.

In sterquilinio margaritam reperit.

J’y ridiculise quelques foiblesses : la charité et la bienveillance y sont toujours inspirées et recommandées : quelquefois, il est vrai, je cours les champs et les grands chemins, sans d’autre projet que celui de jouir du bienfait de l’air et de la liberté ; mais un objet de pitié se présente-t-il à moi, je l’offre aussitôt à la pitié publique.

C’est ainsi que je vaguois dans l’insouciance, aussi innocemment qu’un enfant qui joue en cheminant, et que je ne revenois à moi, que lorsque l’humanité, posant sa main sur mon sein, m’arrêtoit tout-à-coup, et me tiroit à part : j’étois alors dans mon fort. Nous exprimons bien ce que nous sentons vivement ; et, dans un pareil sujet, l’écrivain a une double énergie : il soulage son cœur, en plaidant pour les autres.

Je continuai cette rodomontade tout le long de mon ouvrage ; le papier s’entassoit sous ma main, quand je fis réflexion qu’il n’y avoit que sept merveilles au monde. En attendant, la nouveauté vieillissoit, et la bisarrerie perdoit de sa singularité : je m’en aperçus ; mais le moyen d’arrêter la vélocité d’une plume qui a pris son vol.

Je déterminai seulement de faire cesser les caracoles de mon dada ; je serai la gourmette ; et je m’apprêtai à tenir ma promesse au public, d’une manière plus posée et plus systématique. Me voilà à jeter sur mon papier, de grands sujets ; mais je n’ai pas eu le temps de les polir. Tant d’idées, tant de caprices passoient à travers ma cervelle pendant la composition, et repoussoient tellement tour-à-tour ces grands desseins, que je n’ai encore pu en former un seul volume, pour m’acquitter envers mes lecteurs.

Un de mes projets favoris étoit de composer un petit livret intitulé alphabet, à l’usage des jeunes gens de tous les états : ils devoient s’y instruire sur la manière d’agir et de parler dans les diverses occurrences de la vie.

Avouons-le à notre honte ; un pareil code nous manque encore. La nature, je le sais, a épuisé ses libéralités en faveur de quelques individus que je connois : elle leur inspire, dans leurs actions et leurs paroles, un esprit, une ame qui équivalent, et au-delà, à la nécessité de l’éducation ; mais ces exemples sont rares ; on peut même les appeler des comètes morales.

La plupart des hommes sont nés avec cette douce foiblesse de l’esprit, qui résout chaque action et chaque idée en égoïsme. La plus belle descendance généalogique, la plus brillante fortune ne sauroient vaincre cette foiblesse sans le secours de l’instruction.

Mais la plus grande partie de nos jeunes élégans, tandem custode remoto, aussitôt qu’elle est émancipée du collège, jette à bas le fardeau dont ses épaules étoient alourdies. Tel est leur raisonnement, ou leur déraison. Les offices de Cicéron sont classés par eux, avec Despautère, parmi les pédanteries des écoles. Ils ont alors assez de christianisme pour mépriser les péchés brillans de la morale payenne, ainsi que nos orthodoxes affectent de nommer ses vertus. Dès-lors leur sentiment devient le seul motif de leur jugement ; et les usages du monde, la règle unique de leurs actions.

De-là, l’introduction de tant de faux principes et de tant d’actions viles et ignobles. De-là, parmi les grands, les coureurs de Newmarket, le courtage et la corporation des nouvellistes. De-là, les dignitaires de la magistrature dégénèrent en praticiens, et les dignitaires de l’église en collecteurs de dîmes.

Le but de mon rituel devoit être de faire connoître le verum atque decens de la morale, la beauté ou la laideur des actions humaines. Il étoit important pour les personnes d’un certain rang, de pratiquer la vertu, ou du moins d’y prétendre. Ils auroient appris que ni leur propre sentiment, ni les usages du monde n’étoient pas une autorité suffisante pour la défense du vice ou de l’indécence. Je voulois les renvoyer à l’école : quoiqu’ils aient rarement un cœur, ils auroient encore appris quelque chose par cœur.

Nos seigneurs n’auroient pas été tentés, pour cela, de réformer leur petites maisons ; mais ils n’auroient peut-être pas osé les décorer de leurs écussons, et offrir les laquais ou leurs maîtresses revêtus de la livrée de leurs femmes. Nos apprentifs ministres n’auroient pas quitté chaque jour le heaume et l’épée, pour saisir et diriger les rennes d’un cabriolet leger.

On auroit peut-être moins vu de ces divorces scandaleux autorisés par nos mœurs modernes, de ces divorces, qui, comme les sections d’un polype, engendrent, chacun de leur côté, après leur séparation.

Je ne suis pas néanmoins assez visionnaire pour croire que mon alphabet eût rendu les hommes vertueux, en dépit de notre commune éducation.

Et quæ fuerunt vitia, mores sunt. Sénèque.

Les vices d’autrefois sont les mœurs d’aujourd’hui.

Clément.


Mais je pense qu’il est possible que les hommes se fussent accoutumés à ne pas faire parade de leurs déportemens ; c’étoit déjà gagner un grand point en morale :


Est quàdam prodire tenus, si non datur ultrâ.


La prétention à avoir plus de vertu qu’on n’en a, est hypocrisie ; mais il y a aussi quelque mérite à ne pas exposer en public les vices dont on est coupable.

Un homme de loi, opulent, auroit pu, malgré mes leçons, pourchasser un emploi, à la moitié de sa valeur, parce que le malheureux propriétaire avoit le gibet à éviter ; mais après m’avoir lu, il ne se seroit jamais vanté de son intelligence.

Un libertin auroit pu tromper la beauté et marchander l’innocence auprès de la misère ; mais il n’auroit pas cherché un confident à ses amours. Il n’auroit pas plongé sa victime dans l’indigence, et proclamé son vil triomphe.

Une autre de mes visions étoit de donner quelques idées sur l’amélioration de la procréation humaine. J’avois préparé une nouvelle édition de la callipédie, ou l’art de faire de beaux enfans ; — je l’aurois décorée de notes et d’estampes, et enrichie de traits philosophiques, qui frappoient sans cesse mon sensorium, lorsque ce projet alloit et venoit dans ma tête.

Mille écoles sont ouvertes pour le progrès des sciences et des arts. Ô honte ! il n’en est point pour l’art de la nature ! Celui qui copie la physionomie divine de l’homme, reçoit des couronnes et des applaudissemens, tandis que celui qui présente la maîtresse pièce, le prototype d’un travail mimique, n’a, comme la vertu, que son travail pour récompense.

J’eusse encouragé l’antique, le moral, le politique ouvrage de la propagation : j’eusse peut-être réveillé quelque idée semblable à l’établissement des Romains, nommé Jus trium liberorum ; et restreint l’abus de ces mélanges adultères, qui se terminent toujours par la stérilité, parce que la débauche est un monstre qui n’engendre pas.

Je ne puis concevoir comment cet objet n’est pas devenu celui d’une fondation royale, à moins que l’exemple de notre roi, bon père et loyal époux, n’en tienne lieu.

Je me suis quelquefois amusé, dans mes lubies philosophiques, de l’idée de voir un couple d’enfans faits suivant mes principes. Je n’alarmerai pas, par une description, les oreilles de mes auditeurs… quoique je sois bien assuré que le suprême auteur de la beauté, de l’ordre et de l’harmonie, ne pourroit se fâcher de pareilles recherches.

Le Dieu de la nature seroit-il jaloux de voir notre curiosité se plonger dans la profondeur de ses secrets ? la philosophie peut-elle devenir une impiété ?

Plusieurs autres projets de cette espèce, dont l’exposition suffiroit à lasser l’infatigable Fabius, et dont l’exécution demanderoit une vie patriarchale, se sont présentés à mon imagination active, indépendamment de mille boutades, qui sont aussitôt avortées dans ma tête. Ces idées ont été engendrées au milieu des chagrins, des peines, des maladies ; et je n’ai jamais pu les porter plus de quelques minutes.

Appelez à présent ceci, non mes ouvrages, mais mes amusemens ; je le veux bien : songez seulement, critiques, que j’écris beaucoup pour ma santé, et un peu pour celle de mes lecteurs.

Bacon, dans son histoire de la vie et de la mort, recommande expressement la lecture des ouvrages gais et légers ; et je vais faire insérer le mien dans la nouvelle édition du dispensaire de Londres.

Cherchera-t-on, après cela, minutieusement des fautes dans un livre fait dans de pareilles vues ? Quelle gaieté les chirurgiens ne sont-ils pas forcé d’employer quand ils prêtent leur cruel ministère à la beauté souffrante ?

Les philosophes ont aussi approuvé les bagatelles dans les maladies de l’esprit :


Misce stultitiam consiliis brevem.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lusus animo debent aliquando dari

Ad cogitandum, melior ut redeat sibi ?
etc. etc. etc. etc.


Et moi, qui suis un parfait philosophe de l’école française, dont la doctrine est toute renfermée dans cette formule : Riez de tout, j’affirme que les ouvrages dont le seul but est d’égayer l’esprit, quelques libres qu’ils semblent être, ne doivent pas être jugés avec une sévérité aussi méthodique, tandis que ceux qui attentent, soit de front, soit obliquement, aux principes de la morale et de la religion, ne sauroient être trop hautement anathématisés.

Quel art, lecteur, que celui d’exciter le sourire, sans exciter la rougeur, de provoquer le désir, sans offenser la décence ! Ah ! s’il eût toujours existé, le calendrier ne regorgeroit pas de tant de saints ! Il y auroit du mérite à l’être.

Mais pourquoi cette division pénible de chapitres ?

Ah ! messieurs, cette méthode est un expédient admirable pour les petits lecteurs et les petits auteurs. Elle sert à les reposer tous


Divisum sic breve fiet opus.


La bible même pourroit sembler ennuyeuse, sans le secourable repos des chapitres.

Outre cela, les intervalles ou-lignes en blanc, en style d’imprimerie, remplissent bien adroitement le volume ; on peut les comparer à ces surtouts économiques qui couvrent une table, sans rien ajouter à la bonne chère.

Je m’attends bien à voir ici mes journalistes précepteurs remarquer que ces espaces sont les meilleurs passages de mon livre, par la raison que le blanc vaut mieux que ce qui est maculé.

Qu’ils en jasent à leur aise. Il y a longtemps que mon marché est fait avec eux ; je suis aussi indifférent à leurs censures qu’à leurs éloges. Les vrais critiques, comme des faucons généreux, chassent pour leur plaisir ; mais les hebdomadaires, comme les vautours, ne chassent que pour la proie. Sous ce rapport, ils méritent plus de pitié que de ressentiment.

Vous plaindriez-vous, lecteur, de la brièveté de mes chapitres ? mais songez que, s’ils étoient plus longs, ils deviendroient nécessairement plus pesans.

Il est peu de sujets qui puissent être assez variés pour amuser dans le cours suivi de plusieurs pages.

Vous plaindriez-vous de la longueur de mon ouvrage ? ne craignez pas que je l’alonge autant que je pourrois le faire. Je n’use point de l’art des procureurs pour éterniser les procès ; et je voudrois que le code Frédéric fût reçu en littérature, comme il l’est en pratique.

Au reste, vous trouverez dans ces volumes assez de choses pour votre argent ; un petit nombre de paroles suffit entre amis ; un plus petit nombre encore suffit entre ennemis ; et vous êtes sûrement dans l’une de ces deux classes, car je défie votre indifférence.


LETTRE DE STERNE


AU DOCTEUR ***,


Sur Tristram Shandy.


Mon cher monsieur,


Vous vous êtes si souvent appesanti, dans nos conversations, dans vos lettres, et particulièrement dans la dernière, sur cette sentence, de mortuis nil nisi bonum : vous avez traité la matière avec un tel sérieux et une telle sévérité, en me supposant, sans doute, transgresseur de cet article de votre décalogue, que vous m’avez rendu aussi sérieux et aussi sévère que vous ; mais, afin que les passions que vous avez élevées en moi, n’agissent pas trop vivement, j’ai différé quatre jours de vous répondre, pour tempérer leur vivacité.

De mortuis nil nisi bonum. Eh bien ! j’ai considéré les fondemens et la sagesse de cette maxime, aussi froidement, aussi charitablement qu’un chrétien peut le faire ; et je n’y ai absolument rien trouvé : je n’en ai rien pu faire qu’une mauvaise chanson de nourrice, mise en latin par quelque pédant, pour être chantée par quelque hypocrite, à la consolation de quelque libertin à l’agonie. Elle est, je l’avoue, en latin ; c’est une grande considération ; mais en anglais, c’est la plus foible et la plus futile proposition : Vous ne direz des morts que du bien. Pourquoi ? qui l’a dit ? ni la raison, ni l’écriture. Les auteurs sacrés ont fait tout autrement ; et le sens commun m’apprend que si l’on doit décrire les siècles et les hommes passés, ils faut les peindre comme ils ont existé, c’est-à-dire, avec leurs vertus et leurs foiblesses, et qu’il est de l’intérêt de la vertu que l’on ne défigure pas leurs traits. Les passions et les égaremens du cœur sont les marques distinctives du caractère des hommes ; et si je les peignois, j’omettrois aussi peu leurs fantaisies que leurs visages.

Si néanmoins on nous forçoit, pauvres diables de peintres, à nous conformer à ce canon, de mortuis, dont le son résonne comme quelque chose de pieux, si l’on nous obligeoit de prendre sur la même palette nos anges et nos diables, j’en conclus qu’il faudroit élever sur le même piédestal nos Sidenhams et nos Sangrados, nos Lucrèces et nos Messalines, nos Sommers et nos Bolinbrokes ; et que tous les historiens qui ont fait autrement depuis Saluste jusqu’à Smolet, sont coupables des crimes dont vous m’accusez, lâcheté et injustice.

Pourquoi lâcheté ? parce qu’il n’y a pas de courage à attaquer un mort qui ne peut se défendre. Eh ! pourquoi, docteurs, l’attaquez-vous avec vos bistouris ? oh ! c’est pour le bien des vivans. Voilà la bonne raison : c’est la mienne. J’ai quelque chose à ajouter à ma défense. Non, je n’ai pas meurtri le docteur Phutatorius, je ne l’ai qu’égratigné ; à peine a-t-il saigné. Je lui ai rendu d’abord tout honneur, en parlant de lui comme d’un grand homme : il est vrai que j’ai souri à l’aspect d’un de ses ridicules ; mais il étoit connu avant moi des servantes et des laquais. Si Phutatorius est un personnage sacré, duquel il ne soit pas permis de sourire, il est plus heureux que ceux qui valent mieux que lui. Dans la même page, j’en ai dit autant, (sans lâcheté et sans injustice), d’un roi qui avoit deux fois sa sagesse. C’est Salomon, sur lequel j’ai fait cette remarque. C’étoient de grands hommes ; mais il partageoient également les foiblesses de l’humanité.

Vous me dites, pour me consoler, que mon livre sera assez lu pour me rapporter la taxe que j’ai voulu mettre sur la curiosité publique. Cela n’est pas consolant, docteur ; et vous traitez l’écrivain beaucoup plus mal qu’on ne traita jadis le pécheur à qui l’on dit : Vous gagnerez un sou par vos péchés ; et c’est assez. Il est vrai qu’en écrivant, j’ai supposé, comme tous les autres, que mon travail pourroit tourner à mon avantage.

Faites-vous autrement ? mais permettez-moi d’ajouter que j’ai eu d’autres vues. J’ai désiré de rendre le monde meilleur, en livrant au ridicule ce qui m’a paru le mériter, et surtout la suffisance pédantesque. Mon livre dira si je l’ai fait ; et le monde en jugera, pourvu, docteur, que ce ne soit pas ce petit monde de votre connoissance, dont vous appelez pompeusement l’opinion, un modèle à oracles, et qui affirme, dites-vous, que l’on ne peut pas confier mes ouvrages aux mains d’une femme à caractère. Exceptons-en d’abord les veuves, soit parce qu’elles sont moins foibles, soit parce que les ai mises dans mon parti, par quelques bons offices à elles rendus dans mon premier volume. Quant aux femmes mariées, elles ne pourront pas lire mon livre ; le ciel préserve leur chasteté de l’atteinte de Shandy ! Que Dieu les prenne sous sa protection, dans cette épreuve périlleuse ; et qu’il nous envoie une quantité de duègnes, pour épier leur température, jusqu’à ce qu’elles aient gagné, saines et sauves, les bords de mon dernier volume ! Si cela ne suffit pas, que sa bonté nous gratine d’un bon nombre de Sangrados, qui versent l’eau froide à pleines cruches, jusqu’à ce que la fermentation soit passée !

Quand vous parlez de mes intérêts pécuniaires : vous me supposez sûrement bien pauvre et bien endetté. Je remercie le ciel de ce que je ne le suis pas davantage, et de ce qu’il m’en reste assez pour avoir, chaque jour, une chemise blanche, une jate de lait et la paix. Avec cela, il m’est impossible de désirer un état plus brillant, et les faveurs de la fortune. Malédiction sur elle ! je n’envie pas la posture de l’homme vil qui s’agenouille dans la boue pour l’adorer.

Quels que soient, au reste, les succès que je me suis promis, en me faisant auteur, je proteste d’abord que mon but est honnête, et que j’écris plus pour la gloire que pour le gain. On ne m’humiliera pas par des critiques injustes : car on n’humilie pas un auteur, quand on veut.

On rendroit, dites-vous, mon livre meilleur avec quelques ratures. Eh bien ! je vous assure que les passages dont vous me proposez le sacrifice y sont ceux que d’excellens critiques ont le plus approuvés ; et je serai toujours assez au-dessus de la crainte des autres, pour ne pas tailler et retailler mes ouvrages sur le patron que me donneroient les prudes et les docteurs.

Cette lettre servira d’apologie à mon ouvrage. Je ne suspecterai jamais la sincérité de mes amis ; ils seront toujours mes vrais juges. Plusieurs d’entr’eux estiment mes ouvrages meilleurs, à mesure qu’ils les lisent, et peu les trouvent plus mauvais.

Je suis, etc.


ÉLISA,


ou le Confucius femme.


J’étois un matin assis auprès de mon feu, et fort malade, quand je reçus une carte très-polie, écrite de la main d’une femme que je ne connoissois point. Frappée, disoit-elle, de cette veine heureuse de philantropie qui couloit, en ruisseaux de lait et de miel, de mes écrits, elle seroit infiniment flattée de faire une connoissance intime avec l’auteur, en le priant de venir prendre du thé chez elle.

J’étois trop malade pour sortir ; et je lui répondis en quelques lignes, que je désirois également de faire connoissance avec une personne dont le cœur et l’esprit sembloient tellement sympathiser avec les sentimens sur lesquels elle me complimentait, et que je lui demandois l’honneur d’une visite ce soir même.

Elle accepta mon invitation, et vint en conséquence. Elle me visita tout le temps que je restai confiné dans ma chambre ; et je lui rendis cette politesse aussitôt que je pus sortir.

C’était une femme de bon sens, vertueuse, peu animée, mais douée de cette charmante et constante sorte de gaieté qui dérive naturellement de la bonté, mens conscia recti. Elle étoit extrêmement réservée, et ne parloit que lorsqu’on l’interrogeoit. Semblable à un luth, elle possédoit en elle-même tous les pouvoirs passifs de la musique ; mais elle avoit besoin d’une main qui les mît en œuvre.

Elle avoit quitté l’Angleterre bien jeune, avant que ses tendres affections eussent contracté ce cal, occasionné par le frottement du monde. On l’avoit conduite dans l’Inde, où ses sentimens se mûrirent en principes, et s’échauffèrent de l’enthousiasme sublime de la morale orientale.

Elle me sembloit être malheureuse ; et cela ajouta à mon estime pour elle. Je devinai, plutôt que je ne lui demandai, son histoire ; elle sentoit et ne murmuroit pas. Le fiel ne bouilloit pas en elle ; un chyle balsamique couloit toujours dans ses veines.

Pendant son séjour en Angleterre, cette douce communication ne fut jamais interrompue ; à son départ une correspondance amicale lui succéda : elle partit, et ce fut pour toujours. Je ne la rencontrerai plus… dans ce monde… Elle étoit, hélas ! la femme d’un autre.

La femme d’un autre ! et qu’avois-je besoin de faire cette confession ? La réforme du christianisme a déchiré cette pratique de notre rituel. J’eus beau dire qu’elle m’appela dans toutes ses détresses, que je la secourus autant qu’il fut en moi, que je la servis, que ces considérations mettoient absolument hors de mon pouvoir tout projet de séduction, quand j’aurois été assez libertin pour en former ; ces excuses ne furent pas admises ; on me repliqua toujours : elle étoit la femme d’un autre.

Les femmes seront donc traitées désormais comme une reine d’Espagne. S’il arrive qu’elle tombe dans la boue, on l’y laisse se démener jusqu’à ce que son royal époux soit de loisir de venir la relever.

Tout sujet qui poseroit un doigt profane sur sa Majesté, encourroit la peine de mort ; et comme les magistrats du conseil n’ont pas encore déterminé en quel point principal de sa personne sacrée réside sa divinité, s’abstenir de toucher à aucun, fut toujours jugé la précaution la plus sûre.

Ainsi donc la philantropie, qui nous attira mutuellement, et la vertu qui nous unit, ne purent nous mettre à l’abri de la censure ! Ni son heureux caractère, ni ma figure cadavereuse n’opposèrent aucune digue aux torrens de la médisance ! Non.

L’invraisemblance d’une histoire maligne ne sert qu’à lui donner de la vogue, car elle augmente le scandale. Dans ce cas, une partie du monde, comme certains prêtres, est industrieuse à répandre une croyance dont elle rit, tandis que l’autre, comme le pieux Saint-Augustin, croit précisément parce que le mystère est aussi absurde qu’incroyable.


LE FEVRE.


Mon père étoit anglais et officier dans les armées. Il étoit en garnison à Clonmel en Irlande, lorsque j’y naquis ; je restai dans ce royaume jusqu’à l’âge de douze ans, et j’y reçus les premiers élémens de la littérature, par les soins affectueux d’un lieutenant du régiment de mon père. Il s’appeloit Lefevre. Je lui dois infiniment plus que ma grammaire latine ; il m’apprit aussi celle de la vertu. Cet excellent homme sema le premier dans mon cœur, les principes, non d’un ministre, mais d’un chrétien. Il embauma mon ame du parfum de la bienveillance et de la philantropie ; il lui imprima cette sensibilité qui la fait vibrer à la vue des maux de l’humanité.

Il m’apprit que la tempérance est la mère de la charité ; et c’est dans ce sens seulement que j’aime la vérité de ce proverbe, charité bien ordonnée commence toujours par soi-même.

Il assoupit et adoucit mon caractère par ses exemples ; et il me doua enfin de quelques vertus qui ont fait le bonheur et le malheur de ma vie, et qui m’assurent le repos de l’éternité.

Le Fevre est mort depuis long-temps ; et je répète, j’écris son nom avec la reconnoissance et le respect que je dois à sa mémoire. C’est tout ce que je puis faire. J’aurois arraché de dessus sa tombe quelque plante malfaisante, si j’y en avois vu croître ; car certainement ses cendres n’en peuvent, ni au physique ni au moral, produire et nourrir aucune.


MON ONCLE TOBIE.


J’avois un oncle ministre de l’évangile, mais entiérement entiché de politique. Il avoit la louable ambition de se pousser dans le monde. La prêtrise est bonne pour s’avancer dans l’autre, mais elle aide bien peu ici bas.

Il s’appliquoit néanmoins à apprendre par cœur les trente neuf articles de foi, pour subir savamment son jugement dernier, sans penser à cette vieille maxime : Vivez, apprenez, vous mourrez et oublierez.

En attendant, il s’amusoit à écrire des pamphlets pendant le ministère de Walpole, en faveur de son administration. Mais la fortune qu’il poursuivoit fuyoit toujours devant lui, sans se tourner, et ses apologies ne lui produisirent rien, car elles étoient pauvrement écrites.

Il eût mieux fait d’employer son temps à faire ses prières : en ce genre-là, tout ce qui est dit avec de bonnes intentions est fort bien reçu, quoique mal dit ; au lieu qu’ailleurs, ce qui est bien exécuté est seul bien reçu, quoique faussement pensé. Cela mortifia mon théologien.

Je venois du collége avec quelque petite littérature ; il m’employa à écrire ses feuilles pour la défense du ministère et non de l’évangile. Je lui obéis, et il donna mes ouvrages sous le nom de sir Robert.

Un sir Robert se présenta, et eut un bénéfice destiné à mon oncle. La méprise fut réparée quelque temps après.

Voici la coupe d’un de mes pamphlets.

Je ramassois d’abord toutes les objections faites contre le ministre depuis son entrée au ministère, et il y répondoit lui-même directement, suivant les connaissances certaines que j’en avois (en sortant du collége), et d’après des autorités respectables.

J’assurois que je n’étois ni un courtisan, ni l’ami d’aucun courtisan, mais un simple gentilhomme de campagne, dont la fortune étoit indépendante de qui que ce soit, (je n’avois pas le sou) ; que je ne m’étois jamais troublé la tête de débats politiques, mais qu’ayant été choqué de la licence des temps, j’étois volontaire au service de mon roi, de ma patrie, et champion de la vertu, de l’intégrité du ministre.

Je soutenois que le haut prix des denrées dont on se plaignoit si hautement, venoit des richesses et des trésors qui se versoient chaque année dans le royaume, sous les auspices de mon héros ; que l’accumulation des taxes, ainsi que le haussement des papiers publics étoient la plus sûre marque de la prospérité de l’état ; que les nouveaux impôts doubloient l’industrie, et que l’amélioration de cette espèce nouvelle de manufacture ajoutoit au capital de la nation.

Je me lamentois des fâcheux effets qu’on devoit craindre de la part de ces têtes chaudes, animées et haineuses ; j’avois la meilleure raison du monde d’appeler leur insurrection, une méthode sûre et cachée de trahison ; je disois que toutes les fois qu’un ministre est censuré, le roi étoit attaqué.

Des prêtres sans mœurs, quand ils tombent dans le mépris, invectivent contre l’impiété du siécle, et rapportent à l’athéisme des laïcs le scandale et les reproches qu’ils ont accumulés sur leurs fonctions.

Mon livre devint un code de politique pour tous les sycophantes ministériels du temps. Je n’avois pas laissé un seul paragraphe dans les écrits des auteurs politico-mercenaires passés, sans en faire usage, et les politico-mercenaires présens n’ont pas fait un seul livre sans faire usage du mien.

Le revenu du bénéfice de mon oncle étoit considérable, et j’y avois quelque droit. Il m’amusa d’espérances pendant quelques années, et arracha toujours, en attendant, quelques bribes de ma plume. Comme il étoit courtisan, il promit et tint, tout aussi bien qu’un autre.

Son ingratitude provoqua mon ressentiment au plus haut degré. Je me calmai cependant, et je fis servir mon accident à mes intérêts. Si mon esprit a donné à vivre aux autres, me dis-je à moi-même, un jour qu’il m’arriva de réfléchir, quelle folie de ne pas faire travailler cette manufacture pour mon propre compte !

Je venois d’être fait prêtre : je fis un sermon ; je le prêchai et le publiai.

Bon. Je résolus ensuite d’écrire mes Mémoires. Pourquoi non ? il n’y a pas un enseigne français qui ne le fasse. Si nous ne sommes pas de grande conséquence pour l’univers, nous le sommes certainement pour nous-mêmes. Nous sentons toute notre importance, et il est bien naturel d’exprimer ce que l’on sent.

Pour embellir mon ouvrage, je croquai le portrait de mon oncle ; il étoit assez piquant et assez vrai pour plaire ; mais, comme je le montrai à quelques-uns de mes amis, ils me réprimandèrent. Les prêtres, me disoient-ils, ont, Dieu le sait, assez d’ennemis, sans se meurtrir ainsi entre eux.

Personne ne souffre plus patiemment une mercuriale, et accueille moins le ressentiment que moi. Mon naturel n’est pas haineux, mon sang est paisible, et se fige à l’aspect du mal. J’avois oublié depuis long-temps mon oncle, et je ne fus plus tenté de le produire sur la scène.

Je changeai au contraire de projet, et je suppléai le vide de mon personnage dramatique par un oncle Tobie, enfant de mon imagination, bien différent de mon bénéficier, et tel que vous le connoissez.

Je m’étois marié long-temps avant cette époque ; ...... mais le papier est discret ; et le lecteur modeste (je n’en veux point d’autres), me permettra de tirer le rideau et de finir mon chapitre.


MOI.


Puisque je suis en train de peindre, il faut que je vous décrive ici le caractère d’Yorick, de Tristram ou de Sterne, cela vous amusera peut-être, ou je m’en amuserai ; c’est à-peu-près la même chose, ainsi donc je m’approprie tout ce chapitre


Hîc vir hic est tibi quem promitti saepius audis.


Je suis né, voilà la seule chose dont je n’aie pas à douter ; et je dois encore cet avantage au hasard qui préside à toutes mes aventures.

Mon père, qui n’étoit qu’un brave soldat, ne me donna aucune éducation ; il la méprisoit. Qu’il avoit de courage ! j’appris à lire et à écrire par hasard. Je fus à l’école, en faisant quelquefois la buissonnière, et je glanai quelques bribes de littérature par hasard. Le Fevre se trouva lieutenant de mon père par hasard. Je n’avois jamais eu l’intention de me marier, et je me mariai par hasard. Je n’ai jamais eu d’autre patron que ceux que j’ai rencontrés par hasard, et vous avez vu comment je devins auteur par hasard.

Je suis (qui le croiroit ?) plutôt un être pensant qu’un être agissant. Mon esprit a toujours été un chevalier errant, dont mon corps n’étoit que le simple écuyer ; et celui-ci a été tellement harassé des courses et des moulins à vent de son maître, qu’il a souvent eu l’envie de quitter le service, en s’écriant avec son confrère Sancho : béni soit celui qui a inventé le sommeil !

Passionné et indolent tout à la fois, j’ai complétement rempli les devoirs caractéristiques de l’homme.

Les philosophes en comptent quatre : — bâtir une maison, — planter un arbre, — écrire un livre, — et faire un enfant.

Ces quatre vertus cardinales ont été religieusement observées par moi ; et j’ai, selon la morale de l’histoire de Protogènes et d’Apelles, laissé mon nom sur le livre de vie.

Voilà, croyez-moi, foi de ministre, de plaisantes et agréables opérations. Je suis surpris que les hommes ne s’en occupent pas plus souvent : ce sont, de tous les travaux, ceux qui imitent le mieux l’ouvrage des sept jours ; tirer l’ordre du cahos, la lumière des ténèbres, orner et peupler la surface de la terre.

Allons, chrétiens et politiques, courage ! efforcez-vous de laisser quelqu’idée relative à vous, après vous. Si la postérité ne pleure pas de votre mort, qu’elle ait du moins quelque raison de parler de votre vie.

La philantropie est le sine quâ non de mon tempérament ; voilà la divinité dans laquelle je vis, je me meus, je place mon existence.

L’affection que je porte au genre humain est une correspondance entre le ciel et la terre, au centre de laquelle je me place. J’aime les hommes avec cette bienveillance et cette indulgence que je souhaite que Dieu ait pour moi ; je pallie leurs infirmités ; je pardonne leurs erreurs ; je désire en même-temps leur bien temporel et spirituel.

Ce sentiment est le premier qui se réveille avec moi, et le dernier qui me quitte quand je prends congé de mes sens. J’ai rêvé souvent que j’étois roi, et j’ai même employé des journées entières à distribuer les places de ma maison et les départemens de mon royaume. Bien plus, il faut l’avouer, je me suis gravement assis toute une matinée vis-à-vis d’une feuille de papier que je garnissois des noms de ceux de mes amis que je destinois aux emplois ; je les y classois selon leur mérite respectif, préférant toujours, ainsi qu’un bon roi doit le faire, les talens et les vertus à mes plus tendres affections.

N’étoit-ce pas, dites-moi, une scène des petites maisons ? un pareil manuscrit trouvé dans mon porte-feuille, ne passeroit il pas pour avoir été copié d’après la muraille charbonnée d’une loge ?

D’autres fois, je refusois absolument le sceptre ; je mettois le feu aux départemens de mes bureaux ; je m’écriois : nolo coronari. Mais cette résolution n’appaisoit pas ma soif de la domination ; je la resserrois seulement dans des bornes plus étroites, et la restreignois dans le cercle des hommes qui étoient compris dans celui de mon empire.

Je préfère Socrate à Solon, et j’aimerois mieux avoir le gouvernement moral que le gouvernement physique et politique des hommes. La seule et la vraie ambition est celle qui s’étend également sur toutes les nations, sur tous les âges, et qui se prolonge encore dans l’immensité de l’avenir.

Je suis peut-être un des plus grands philosophes que vous ayez connus. Les gens sensés admirent en moi, et les sots m’envient cette supériorité de talens ; ils croient que je l’ai acquise par l’étude et la résolution, combinées avec les avantages naturels d’une grande capacité et d’un grand esprit.

Je ne voudrois pas qu’ils le crussent ; d’abord, parce que cela n’est pas vrai, et ensuite, parce qu’une telle prévention peut détourner les hommes de parvenir à une excellence de caractère aussi heureuse et aussi aisée.

J’ai été, comme les autres, malade jusqu’à vingt-deux ans ; je ressentois la peine et la douleur, et je les supportois aussi naturellement que le froid et le chaud, la soif et la faim. Je réfléchissois un matin dans mon lit, car j’ai toujours aimé les réflexions, et mon esprit travailloit sur la fatalité et le poids des infirmités de tous les genres, dont il repassoit le catalogue ; il contemploit, d’un autre côté, la supériorité des anciens philosophes dans les épreuves qu’ils avoient à subir.

J’admirois, j’enviois cette heureuse situation d’un esprit qui sait se posséder ; à l’instant la lumière m’éclaira, je fis craquer mes doigts, et moi aussi, m’écriai-je, je suis philosophe ! Je me levai aussitôt, pour ne pas me rendormir sur cette résolution, pour ne pas l’oublier. Je mis les culottes d’un philosophe, voire d’un philosophe payen, et me voilà philosophe pour la vie.

Soyez assurés, messieurs, que c’est la seule inscription et le seul grade que j’aie jamais pris dans cette noble science, et cela suffit, en vérité. Les difficultés que nous craignons dans un pareil essai, sont (plus que celles que nous y trouvons) la cause qui empêche la philosophie et la vertu d’être communément recherchées.

Je suis, en général, gai, et ma gaieté est plus remarquable quand j’ai des maux et des infortunes, pourvu qu’elles me soient propres, que dans tout autre temps de ma vie. On s’empresse alors autour de mon grabat, non pas pour pleurer, mais pour rire à mes peines, pour m’ouïr plaisanter à la question, pour me voir rafiner mon être dans les tourmens.

Un de mes amis, croyant un jour que j’allois succomber aux accès d’une colique bilieuse, me parut fort étonné de la gaieté avec laquelle j’allois sortir de ce monde. Voici ma réponse :

Les chrétiens indolens se persuadent trop l’efficacité du repentir qu’un mourant peut témoigner à son lit de mort ; je n’y ai jamais cru. Quand on demanda à Socrate, avant son supplice, pourquoi il ne se préparoit pas à ce fatal passage, il répondit avec noblesse : je n’ai fait que cela toute ma vie.

Celui qui diffère le grand œuvre de son salut jusqu’à ce dernier moment, pousse le temps jusqu’à ce qu’il ait atteint le crépuscule de cette nuit éternelle, auquel il perd la lumière. La contrition de l’agonie peut être comparée à l’exclamation de Vanini, qui, ayant été athée pendant toute sa vie, appela machinalement Dieu au milieu des flammes de son bûcher.

Une attaque d’apoplexie nous privera-t-elle donc du bienfait de l’éternité ? cela est possible, si la crainte seule appelle le repentir. La vie n’est pourtant qu’un badinage, c’est une épigramme dont la mort est la pointe.

À ces mots, ma servante gagna le coin de ma chambre, et s’y mit en prières.


SUR LA MÉLANCOLIE.


Comme le plaisir est le seul plan de ma vie, je me donne quelquefois la douce, la tendre jouissance de la mélancolie, je pleure avec délices. Mes larmes ne tombent pas une à une et à regret ; mais, comme mes aumônes, elles se répandent abondamment et avec joie.

Si je pouvois être reproduit, je déclare ici solennellement que je me départirais plutôt des muscles du rire que de ceux des larmes. La sympathie est l’aimant de la vie, et je suis plutôt en harmonie avec l’homme malheureux, qu’avec celui à qui tout prospère.

Je me régale toutes les fois que cela me plaît. Combien d’amis j’ai perdus ! pauvre le Fevre ! infortunée Marie ! ma chère, ma toujours chère Elisa ! oui, j’évoque vos mânes, des profondeurs de la mort ; je les serre sur mon cœur, et je les y trouve toujours.

Celui qui peut lire sans pleurer la touchante prosopopée dans laquelle Samson déplore la perte de ses yeux, est plus malade que moi, car son cœur est pétrifié. Milton l’écrivit d’après ses sentimens, et sa cécité ternit et humecte souvent les regards que je fixe sur son livre.

Mais si je veux me donner une superbe fête de mélancolie, luxe inconnu aux ames vulgaires, je prends la vie de Thomas Morus, et je m’arrête à ce passage dans lequel mistriss Ropert, sa fille, le trouve retournant à la Tour immédiatement après sa condamnation ! Mon père !..... oh mon père !.....

Le titre seul d’un livre perdu depuis bien long-temps, m’a donné quelques heures de mélancolie : lamentatio gloriosi regis Eduardi de Kernavan, quam edidit tempore suae incarcerationis : Lamentation du glorieux roi Édouard de Kernavan, composée par lui pendant son emprisonnement. Le contraste frappant des troisième et quatrième mots avec le dernier, affecte ma sensibilité. Quoique l’histoire soit vieille, je ne puis m’empêcher d’y réfléchir aussi douloureusement que si j’apprenois quelque fâcheuse nouvelle.

Je crois être le seul à ressentir de pareils effets.

La multitude lit des yeux et écoute des oreilles ; il en est peu qui parcourent un livre ou qui l’écoutent avec leur ame. L’intuition et la sensibilité sont les seuls organes de la vertu et du génie.

Quand je considère la dureté de cœur de la plupart des hommes, je suis tenté d’ajouter foi à la vieille fable de Deucalion, qui les produisit avec des pierres. On peut encore conjecturer que le monde étoit si corrompu jadis, que l’homme-dieu qui vint nous sauver confia à peu d’entre eux la garde de leurs ames, et logea celle de la multitude dans une case des limbes, pour ne les leur rendre qu’au jour du jugement.

Ah ! je ne jouirai pas long-temps du bienfait de la mélancolie ! mes nerfs sont bien malades ! je commande à présent ma joie, et la tristesse est devenue l’habitude de mon ame.


SUR LA SENSIBILITÉ.


Quand je lis dans un cercle quelque tragédie ou quelque passage touchant une histoire, mes yeux s’emplissent, et la voix quelquefois me manque. Aussitôt je m’attends aux mêmes effets dans mes auditeurs ; point du tout, au lieu de pleurs, je surprends le souris sur leurs lèvres. Ils se moquent de mon émotion.

Je me suis souvent retiré en pareille occasion, honteux, non de leur insensibilité, mais de moi-même. J’ai plus suspecté ma foiblesse que leur dureté. De la vanité, par laquelle je m’associois en moi-même à la nature des anges, je descendois rapidement dans l’idée humiliante d’être moins qu’un homme. Je doutois de la force de mon intellect, et me voilà dorénavant à veiller soigneusement mes actions et mes paroles.

L’opinion de quelques hommes privilégiés me rendoit peu à peu ma confiance. J’essayois une seconde fois mon expérience ; j’étois repoussé vers les plus mortifiantes réflexions, et je cuirassois mon cœur contre l’impression du malheur des autres.

Que le monde rie de la sensibilité comme d’une foiblesse ! que la philosophie stoïque la ridiculise ! mais qu’un esprit délicat se garde bien de la concentrer, pour paroître sage aux yeux du public ; qu’il évite d’affecter un caractère au-dessus de la nature humaine, en imitant ceux qui quelquefois sont au-dessous d’elle.

Je me rappelle une scène bien singulière que nous donna jadis un écolier de Cambridge. Il étoit devenu éperdument amoureux de sa sœur ; et son désespoir, ainsi que sa passion, étoient des preuves de sa raison et de sa vertu.

« Junon, nous disoit-il, n’étoit-elle pas la sœur et la femme de Jupiter ? Adam et Ève étoient sûrement plus proches parens ensemble. Leurs enfans, du moins, étoient frères et sœurs, et ils se marioient. Amnon n’étoit-il pas l’époux de Thamar ? Ou, c’étoit la même chose, ils avoient contracté le mariage permis dans ce siècle de bonheur. Si Sara n’étoit pas la sœur d’Abraham, il dit un mensonge bien grossier à Abimelech. Les usages sont changés ; et pourquoi ? c’est une impiété de dire que le Tout-Puissant fut, au commencement des choses, dans la nécessité de dispenser des formes ordinaires ; il eût plutôt créé un ministre pour les marier, que de permettre un crime. »

Quand nous lui disons, pour le tranquilliser, que sa sœur étoit morte, il juroit que c’étoit impossible, puisqu’il continuoit de vivre. Nous sommes, s’écrioit-il, la même chair ; et la sympathie est si forte entre nous, que je connois lorsqu’elle a soif, lorsqu’elle s’éveille, lorsqu’elle éternue. Elle fut bien malade, il y a quelques années, et je le fus à mourir ; mais je bus une quantité d’eau de mauve, et elle fut guérie. Elle dort peu, et mon sommeil est aussi court que le sien. Elle est souvent travaillée de songes funestes, et je partage ses erreurs. J’ai fait ce que j’ai pu, par mes jeûnes et mes prières, pour la guérir en moi-même ; tout a été inutile.

Mes compagnons rirent beaucoup de cette extravagance, et j’en pleurai. Un d’eux me dit : vous connoissez, sans doute, ce jeune homme. Ah ! répliquai-je, mieux qu’il ne se connoît lui-même.

Les Mahométans ont de la vénération pour les lunatiques. Ils prétendent que Dieu leur a fait la faveur de les priver de leur raison, pour rendre leurs péchés pardonnables. Je suis Musulman.


SUR L’ESPRIT.


Qu’est-ce que l’esprit ? non, ce n’est pas un mécanisme. Les facultés de l’ame ne le produisent pas tout ouvré ; il n’est pas le résultat de nos études, ainsi que la raison et les sciences. Les idées, avec les mots qui les expriment, sortent avec éclat de notre tête, sans le moindre travail et la moindre réflexion.

Il m’est souvent arrivé d’avoir dit, sans intention, des choses auxquelles je ne croyois mettre aucun esprit, jusqu’à ce que les derniers sons de mes paroles alarmoient mes oreilles, et faisoient dresser celles des autres.

Quelquefois les mots m’échappent sans aucune idée qui leur corresponde. Je suis malheureusement infecté d’une phraséologie particulière, à laquelle je ne puis commander dans la chaleur du récit, et je parois souvent avoir entendu ce qui étoit bien loin de ma pensée.

J’ai maintes fois grondé mes servantes et réprimandé ma femme et mes enfans avec le plus grand sérieux, et lorsque je tremblois de les voir alarmés et contrits de ma colère, quelle mortification pour un homme passionné, de les entendre éclater de rire de quelque expression ridicule, de quelque image bouffonne qui m’étoient échappées dans la chaleur de la remontrance !

Le boulet qui emporta le maréchal de Turenne, emporta aussi le bras de Saint-Hilaire. Son fils, à ses côtés, pleuroit du malheur de son père. Il lui dit : mon fils, ne pleure pas sur moi, mais sur lui.

La générosité, la noblesse de ce brave militaire, les sentimens dont il fut affecté en ce moment, agissent si puissamment sur mes nerfs, que je puis dire avec Sidney, quand il entendoit la balle de Perci et Douglas, qu’elle retentit dans mon cœur comme une trompette qui sonne l’alarme.

Je répétois une fois cette histoire dans une société, et elle y faisoit de l’effet ; mais comme je finissois par ces mots, il montra à son fils ce cadavre sans nom, avec la main qui lui restoit, on éclata de rire. Je les crus fous ; mais je revins tout-à-coup à moi-même, et je fus saisi de honte.

En expliquant une autrefois le mystère de la rédemption à un jeune étudiant en droit, je me servis d’une allusion adaptée à ses études : ...... C’est, lui dis-je, la restitution de l’amende imposée sur nos péchés. Il me regarda : ma comparaison fut répétée à mon désavantage, et je passai désormais pour un impie.

Et pourquoi ? parce que je suis, au pis-aller, un plaisant curé. Saint-Patrice, le patron de l’Irlande, fut canonisé, pour avoir illustré la Trinité de la comparaison qu’il en fit avec un trefle. Et pourquoi ? parce qu’il étoit grave.

Si une saillie méritoit la corde, (et cela est possible, puisque tout mal est du ressort des lois criminelles) j’aurois souvent encouru la peine du meurtre involontaire, tant il m’eût été difficile dans la conversation de m’exprimer mieux et plus légalement !

Dites-moi, pourquoi de deux personnes également raisonnables et savantes, il en est une qui est frappée d’une image, tandis que l’autre ne l’est pas ?

Si elles le sont toutes les deux, ce sera toujours dans un sens différent.

En voyant une verte prairie couverte d’agneaux, l’un n’y verra que de l’herbe et des moutons, tandis que l’autre y dressera tout de suite un lit de fleurs à la volupté.

Le physicien, un beau jour de printems, dira que le soleil brille, mais n’échauffe pas ; et le poëte, à ses côtés, le comparera à l’œil d’Iris, qui brille et échauffe également.

Vous voyez, par conséquent, que l’esprit est à double entente : quelle pitié, mesdames, que la double entente ne soit pas de l’esprit !

L’on m’accorde de la saillie, de l’originalité, l’art des descriptions. Qu’est-ce que l’esprit, s’il n’est pas compris dans ces attributs ? Si c’est autre chose, combien peu il est nécessaire quand on les possède !

Faut-il que tous les mets soient piquans ? ne sait-on pas que le meilleur cuisinier est celui qui mélange si bien tous ses ingrédiens, qu’une saveur ne domine jamais sur l’autre ? Les mauvais appétits ont seuls besoin d’être stimulés.

Les anciens appeloient esprit la capacité, l’invention, l’imagination. Martial fut le premier qui le réduisit à un seul point ; et depuis cette époque du faux brillant, il y a tant d’ouvrages plus aigres que piquans, que le public en a les dents agacées.


SUR L’ESPRIT EN MORALE.


Je préférois jadis les épîtres de Pline et la morale de Sénèque à tous les Ouvrages de Cicéron, à cause de leurs pointes répétées et de la tournure piquante de leur esprit. Je me rappelle que je trouvois Horace et Catulle plats et insipides : c’étoit quand j’admirois Martial et Cowley.

Les mets simples sont plus sains, sans doute, que les ragoûts composés ; mais, quand on a dépravé son appétit avec les seconds, il est difficile d’en revenir aux premiers. Cette comparaison est juste en littérature.

Le brillant de l’imagination et le drame des paroles peuvent fixer quelquefois la morale dans l’esprit ; mais plus souvent ils rodent autour de la tête, et ne pénètrent pas dans le cœur.

Cette opposition de mots, ces phrases à prétention remplissent les places vides de la mémoire, d’apophtegmes, qui luisent dans les écrits du jour et les cercles à la mode ; mais elles manquent de cette splendeur du vrai savoir, de cette raison, de ce sens exquis, qui font le charme de la morale.

Les acquisitions que nous faisons en ce genre sont les vrais enfans de notre sang, tandis que celles que nous fournit notre spirituelle mémoire, sont reçues aussi froidement dans notre cœur que des enfans d’adoption.

Ne voilà-t-il pas que je moralise moi-même, du stile que je censure ! Quand on condamne une faute, il faut se hâter d’en donner un exemple, et l’on peut m’appliquer ce qui est dit de Jérémie dans l’Amour pour Amour, (comédie anglaise) Il a déclamé contre l’esprit avec tout l’esprit qu’il a pu montrer.

Eh bien ! je suis résolu, messieurs, d’en avoir toujours. La résolution est une forte chose ; elle a rendu plus d’un poltron brave, et quelques femmes chastes. Le même miracle ne pourra-t-il jamais donner de l’esprit à un curé !


L’ESPRIT ÉPIGRAMMATIQUE.


C’est ainsi que j’ai passé ma vie à travers les chagrins et les maladies, souffrant toujours, soit de mes dissipations, soit de mon mépris des formalités. On a souvent censuré la légèreté de mes manières, quoiqu’elles dérivent réellement du poids de ma philosophie. Qu’est-ce qui est digne, dans la vie, d’une pensée sérieuse ? Pour avoir eu de la Providence une plus haute idée que celle de la croire orthodoxe, l’on m’a cru souvent athée.

D’après le calcul théologique du moment, il y a dix ames de damnées pour une de sauvée. À ce compte, l’enfer peut lever ses légions, tandis que le ciel ne peut ramasser que quelques cohortes. Le sauveur a pu triompher de la mort par sa résurrection ; mais sûrement il n’a pas triomphé du péché par la rédemption.

Voilà la plus damnable arithmétique. Non… non ;… je crois que si nous donnons au diable tous les tyrans, les usuriers, les meurtriers du corps et de la réputation, les hypocrites, les parjures et les premiers ministres, à l’exception de Sully, Walsingham et Strafford, qui signa son ordre de mort pour sauver son roi et sa patrie ; c’est tout ce que nous pouvons faire en conscience pour lui, c’est tout ce que vos révérences peuvent en justice exiger en son nom.

Je dînois un jour chez un de mes amis ; le vin manqua : il m’envoya à son cellier, qu’il avoit creusé dans le roc. À mon retour dans le salon, je jetai à travers la table cet impromptu, barbouillé sur une carte :


Un roc, frappé d’une sainte baguette,
Aux Juifs, presqu’enragés, donna jadis de l’eau :
Le vin jaillit de ta roche secrette,
Par un miracle bien plus beau.

Vive la loi nouvelle et la nouvelle Église !..
Le Christ, par son exemple, a consacré le tien ;
À Cana son doigt fit du vin :
C’est une leçon à Moyse.


Quelques années après cette misérable saillie, ces lignes furent tournées contre moi par un certain évêque. Il en conclut que je ne croyois pas un mot du vieux et du nouveau Testament, et m’empêcha d’avoir un bénéfice que j’allois obtenir. J’en souris alors, et j’en ris aujourd’hui.

Puisque j’en suis là, je veux vous raconter un autre fait à excommunication. Étoit-ce avant ou après ? peu importe.

On réparoit l’église de la cité de..... et la municipalité avoit arrangé, en attendant, en manière de chapelle de secours, la maison de ville. On y avoit fait depuis peu l’élection des députés du parlement. En cette rencontre mercantile, les vénérables maire et aldermans avoient, selon l’usage, notoirement Vous savez comment se font ces élections, et quelle admirable sécurité elles donnent aux citoyens sur leur vie, leurs propriétés et leurs libertés.

Je prêchois un dimanche en cette boutique, et l’évangile du jour se trouva, par hasard, être les Vendeurs chassés du Temple. Un mouvement impétueux d’une honnête indignation me saisit : je sortis mon crayon, et j’écrivis à la hâte, sur un des panneaux de ma chaire ces quelques vers :


Saint Luc apprend à son lecteur
Que certain jour, la maison du Seigneur
Des larrons devint le repaire.
Par la permission de notre précieux Maire,
Une caverne de voleur
Se change en maison de prière.


On m’observa, et comme j’avois été admis dans cette corporation, quelques temps avant mon sarcasme, le vénérable maire l’ayant découvert, effaça tout de suite et d’office mon nom des registres publics, sans observer ni loi ni forme.

Je ne pouvois pas m’en plaindre ; car j’avois été coupable d’impiété, en violant les droits de la fraternité. Ils le ressentirent comme citoyens : chrétiens, devoient-ils s’en rappeler ?

Parmi eux il se trouva de pieux ascétiques, qui jugèrent que j’aurois dû être excommunié depuis long-temps. Je suis pourtant certain que j’étois digne d’être prêtre, du moins dans les temples des Perses, s’il est vrai que leurs initiés fussent obligés de passer par un noviciat pénible, pour prouver qu’ils étoient exempts de passion, de ressentiment et d’impatience.

Je ressemble à Caton, non pas dans la sévérité de ses principes, mais au moins en ce que j’ai été, comme lui, accusé quatre-vingt fois. Mais il eut sur moi l’avantage le plus complet, car il fut quatre-vingt fois absous.

Dieu leur pardonne, et qu’il oublie qu’il les a destinés à prier, bien dire et bien faire.


VOYAGES.


L’amour de la variété et la curiosité de voir des objets nouveaux, sont deux qualités que la main de la nature a tissues dans notre contexture ; nous leur donnons quelquefois le nom d’inquiétude, ou nous en faisons un titre de légéreté contre les hommes, tandis qu’elles sont inhérentes en nous pour des desseins plus nobles, et qu’elles excitent notre ame à s’ouvrir de nouveaux sentiers de recherches et de savoir. Arrachez-les de notre cœur, l’indolence va tout de suite usurper cette place vide, et nous resterons environnés des objets que nous avons toujours vus dans la paroisse où nous naquîmes.

C’est à cette impatience naturelle que nous devons le désir de voyager, et cette passion, comme toutes les autres, n’est condamnable que par ses excès. Ordonnez-la comme il faut, et vous en recueillerez bien des avantages. Les voici : apprendre les langues, les lois et les coutumes ; comparer les gouvernemens et peser les intérêts des nations ; acquérir de l’urbanité et la facilité de discourir et de converser ; éloigner un jeune homme des préjugés que lui trame sa grand’mère, et des contes de sa gouvernante ; réformer son jugement en voyant des choses nouvelles, ou en contemplant des choses anciennes, dans un jour nouveau ; apprendre ce qui est bon, en considérant les variétés des mœurs et des idées ; juger ce qui est nécessaire ou non, en épiant l’adresse et l’art des hommes qui nous parlent, et former en nous-mêmes un plan de conduite d’après l’aspect des manières, des erreurs, des vertus des nations que nous aurons observées. Voilà une partie de la cargaison que nous devons importer chez nous.

La folie de nos jeunes gens ne leur est pas aussi profitable, et le tableau des voyages de l’enfant prodigue est plus à présent une copie qu’un original. C’est bien assez qu’un pareil aventurier, s’évadant sans compas, sans carte, sans boussole, sans instructions, ne se soit pas égaré pour toujours, et qu’il revienne frapper à la maison paternelle couvert de haillons.

Que racontera-t-il aux parens, que le bruit de son retour aura attroupés dans la maison de son père ?

Les fêtes et les banquets qu’il aura donnés aux jolies femmes et aux petits-maîtres asiatiques ; le prix des mets, et la manière ingénieuse et coûteuse dont les cuisiniers les apprêtent ; le luxe de ses concerts ; les flûtes, les harpes, les sacbutes qu’il payoit ; la magnificence de la cour des rois de Perse ; le nombre de leurs esclaves, de leurs chars, de leurs chevaux et de leurs palais ; la beauté de leurs maîtresses.

Il ne dira pas comment il fut trompé à Damas, par un des plus honnêtes gens du pays ; comment un ami chaud et sincère lui emprunta de l’argent, et l’emporta vers le Gange ; comment une prostituée de Babylone engloutit sa perle la plus précieuse, et oignit toute la ville de son baume de Gilehad ; combien un graveur lui demanda de sicles, pour quelques estampes des jardins de Sémiramis, et comment ces raretés, n’ayant pu être transportées dans le désert, se brûlèrent à Suze ; comment les perroquets qu’il avoit fait venir de Tarsis, moururent sur ses doigts ; comment, enfin, les momies qu’on lui avoit faites en Égypte, furent enlevées à trois lieues de la manufacture, par ceux qui les avoient vendues.

Mais je donnerai un pilote à mon fils… son précepteur..... Si la sagesse ne peut parler qu’en grec ou en latin, c’est fort bien fait. Si les mathématiques peuvent en faire un homme aimable, et si, par les efforts de la philosophie naturelle, ce précepteur peut lui apprendre à faire un salut, je sais qu’il l’introduira dans quelques bonnes compagnies. S’il n’est qu’un érudit, le malheureux écolier aura son tuteur à traîner, au lieu d’en être accompagné.

Mais je le ferai escorter par un homme qui connoît le monde, non-seulement sur les livres, mais encore d’après son expérience ; un homme accoutumé à de pareils exercices, qui a fait, avec succès, trois fois le tour de l’europe.

C’est-à-dire, qu’il ne s’est jamais cassé le cou, et qu’il a eu la prudence de ne pas le laisser casser à son pupille. Ce sera quelque entrepreneur général de voyages qui prendra celui de votre fils, à forfait ; quelque valet de chambre suisse, qui saura, à demi-sou près, le prix des relais de Calais à Rome, qui le ménera dans les meilleures auberges, l’instruira à fond sur la meilleure qualité des vins, et le fera souper à une guinée plus cher que si le pupille avoit lui-même fait son marché. Quel gouverneur ! examinez-le, et voyez s’il ne grandit pas d’un pouce à mesure qu’il vous parle de ces avantages précieux. Sa fierté, sa science et son utilité cessent après cette énumération.

Mais, quand mon fils voyagera, il sera enlevé des mains de son gouverneur, par des gens de qualité et des gens de lettres, avec lesquels il passera la plus grande partie de son temps.

D’abord, la véritable bonne compagnie est aussi rare que réservée.

Mais cette difficulté est surmontée, et il part chargé de lettres de recommandation pour tout ce qu’il y a de mieux dans chaque ville.

Oui, il obtiendra de ces recommandations tout ce que la politesse la plus stricte leur prescrira, et voilà tout.

Quant aux gens de lettres, rien ne nous trompe tant que les attentes que nous nous promettons de leurs liaisons, surtout lorsque nous en faisons l’expérience avant d’avoir mûri notre esprit par l’étude et les années.

La conversation est un trafic, et si on l’entreprend sans fond, la balance penche et le commerce tombe. Qu’on publie tant qu’on voudra le contraire. Les voyageurs communiquent peu avec les étrangers qu’ils visitent, et cela vient sûrement de ce que ceux-ci soupçonnent, et sont même convaincus qu’il n’y a rien dans la conversation de ces pélerins qui compense le trouble que donnent la difficulté de les comprendre, et les visites qu’il en faut essuyer.

Le jeune homme cherche alors une société plus aisée. La mauvaise compagnie est toujours prête ; elle se présente sur ses pas, et sa carrière est aussitôt finie.


LA MÉDISANCE.


Les véhicules avec lesquels on prépare le poison mortel de la médisance sont innombrables. Il est délayé par des mains si adroites, il est versé d’une manière si aimable et si naturelle, qu’on ne peut le découvrir que par ses effets.

Combien de fois a-t-on disposé de l’intégrité et de la probité d’un homme par un souris ou un mouvement des épaules ? combien de bonnes et de généreuses actions n’ont-elles pas été ensevelies dans l’oubli par un regard artificieusement distrait ? ou flétries d’un motif intéressé et vil, par un chuchotement mystérieux ?

Entrez dans ces sociétés, dont le titre pompeux de bonne compagnie, devroit faire proscrire tout ce qui est mauvais ; vous ne serez pas plus satisfait d’elles. Là, vous verrez arracher sans cesse, quoique de loin, et sans malice, à la chasteté quelques-uns de ses attributs : un signe de tête en renversera quelqu’autre ; et bientôt un clin d’œil, dirigé par l’envie de quelques personnes, qui ne se seront jamais refusées à la tentation, finira l’œuvre de la suspicion. Là, vous verrez la réputation d’une malheureuse créature, ensanglantée par un rapport que le médisant sera bien fâché de faire, mais dont il corrigera l’âpreté nécessaire, en désirant qu’il soit faux, ou en plaignant sincèrement celui qui en est l’objet. Il osera même espérer que la charité voudra bien l’oublier, comme il l’oublie lui-même.

Tels sont les expédiens avec lesquels ce vice rassasie, et déguise sa cruauté. Mais si son poignard ainsi caché, frappe et égorge si doucement, que dirons-nous de ces propos scandaleux et sans pudeur qui ne sont soumis à aucune caution, et qui vaguent sans bornes ? les premiers, comme une flêche lancée dans les ténèbres, atteignent et blessent en silence : tandis que les autres, comme la peste, déployent leur rage en plein jour, balayent tout devant eux, et rasent, au niveau du sol et sans distinction, le bon et le mauvais. Mille tombent à la gauche du calomniateur ; dix mille tombent à sa droite ; ils tombent, ils sont déchirés, et foulés si inhumainement, que jamais, peut-être, ils ne se remettront de leurs blessures, et que celle de leur cœur sera mortelle.

Mais, comme il n’y a point d’actions si criminelles, qu’on ne puisse alléguer quelques raisons pour les défendre, on me demandera si les inconvéniens que les hommes souffrent des abus licencieux de la médisance, ne sont pas suffisamment contrebalancés par son influence utile sur la conduite et les mœurs publiques ? on me dira que, si elle se taisoit, mille personnes encouragées au mal par le silence, se plongeroient, tête baissée, dans la mêlée des vices et des ridicules, comme un cheval dans celle des batailles, pourvu qu’elles fussent sûres d’échapper à la langue des hommes.

On me dira que, si nous voulons jeter un coup-d’œil sur l’ensemble de la société, nous trouverons que la vertu, ou du moins son apparence, ne dérive d’aucun autre principe fixe que de la terreur que nous inspire la censure ; et que si nous descendons de là aux particularités, on prend plus de peine pour usurper une bonne réputation, qu’il n’en faudroit pour la mériter.

Que plusieurs personnes des deux sexes supportent aisément la vie sans honneur et sans chasteté ! elles qui, sans réputation, et sans l’opinion qu’elles s’efforcent de donner aux autres, baisseroient leur tête dans la honte, et languiroient dans le désespoir du bonheur !

La langue est une arme, sans doute, qui châtie les dépravations sur lesquelles les lois se taisent : elle retient dans leur devoir ceux que leur conscience n’y renfermeroit jamais ; et lorsque le vice est public, il semble que la médisance ne peut pas rester au nombre des prohibitions. C’est un hommage à rendre à la vertu, et un acte de justice indispensable, que d’exposer à la vue des hommes le vice peint de ses propres couleurs, ainsi que d’exalter les louanges que mérite l’honnêteté. Si, par hasard, la punition infligée à l’homme vicieux est sévère ou même intéressée, ce cas arrive si rarement, qu’on ne petit en faire une exception.

Eh bien ! malgré les objections que me feront les vrais patrons de la cause de la vertu, je leur recommanderai sans cesse de lui donner d’autres preuves de leur zèle. Quand leur devoir semble leur prescrire d’établir une distinction entre le bien et le mal, que leurs actions parlent, et non leurs langues, ou que du moins elles parlent unanimement le même langage. Nous déclamons si haut contre les vicieux, nos cris se réunissent tellement contr’eux, qu’un homme sans expérience, qui s’en rapporteroit seulement à ses oreilles, s’imagineroit que le genre humain a formé une association pour chasser le vice hors des limites du monde. Changeons la scène, et qu’il voie la réception que la société fait au vice, il connoîtra que sa conduite est en opposition avec ses paroles ; ce qu’il a entendu sera tellement contrarié par ce qu’il voit, qu’il ne saura auquel de ses sens il pourra désormais se fier.

Ah ! s’il en étoit autrement, c’est-à-dire si les personnes qui méritent la louange, obtenoient seules un bon accueil ; s’il étoit d’une conséquence irréfragable qu’un homme qui a perdu ses vertus, perdît, en même-temps, ses amis, les avantages de la naissance et de la fortune, et qu’il fût ravalé au rang le plus bas parmi ses frères ; si la qualité n’étoit pas un port derrière lequel les femmes abritent leur honneur presque naufragé ; et si celle qui a perdu sa réputation perdoit aussi tous ses droits au respect et même à la civilité publique ; si, en un mot, l’on inséroit dans notre cérémonial une loi qui notât d’infamie ceux que l’opinion a déjà notés, une loi qui défendît de les visiter, d’en être visités, une loi qui fermât à leur rencontre toutes les portes qui conduisent aux fonctions de la société, jusqu’à ce qu’ils l’eussent satisfaite par de meilleurs exemples : une telle maxime, mise fidèlement en pratique, opéreroit sans doute une réforme utile. Mais, en l’état des choses, qu’ils échappent à nos langues, puisqu’ils ont le bonheur d’échapper à toute punition.

Si l’on insiste encore en faveur de la médisance, je finirai par répondre, que sans nous il y en aura toujours assez qui se chargeront du châtiment des coupables, et qu’on ne doit pas craindre la cessation de ces exécutions tant que les hommes voudront bien être les bourreaux de leurs semblables. Abandonnons-leur cette tâche cruelle, et cultivons, loin des passions, des vertus plus paisibles. Aimons-nous et pardonnons-nous.


L’ORGUEIL


L’homme vain est toujours malade : touchez-le, vous le blessez. Il agit comme si personne autour de lui n’avoit ni sensibilité ni délicatesse ; et il en a tant, que les plus petites négligences, qui seroient à peine ressenties par les autres, le piquent continuellement, et le percent sans cesse jusqu’au cœur.

Je ne voudrois pas être vain, quand ce ne seroit que parce que personne ne pourroit me reprendre : mes autres infirmités m’incommodent bien moins. Ce n’est pas même la faute du public si j’en souffre ; mais ici, si je m’exalte, je suis perdu. Quelque chemin que je prenne, quelque pas que je fasse sous la direction de l’orgueil, je mets nécessairement le pied sur quelqu’un. Je l’offense ; et je dois me préparer à en être repoussé et à rétrograder avec la douleur de l’humiliation.

Et puis, l’homme peut-il être vain quand il jette un coup-d’œil sur ses imperfections naturelles et morales ? il est impossible d’y réfléchir un seul instant sans sentir son cœur plein de la plus humble conviction, sans entendre du fond de ce sanctuaire une voix qui répète : ô Dieu ! qu’est-ce que l’homme ? rien et toujours rien : c’est un malheureux, un infirme, un être de quelques jours, qui passe comme une ombre.

Il tombe tout-à-coup du théâtre avec ses titres, ses distinctions scéniques, dépouillé de ses habits dramatiques et du masque que l’orgueil a soutenu un instant sur son visage : et il reste nu comme son esclave. Arrêtez votre imagination sur la dernière scène que l’homme puissant et orgueilleux donne au monde qu’il a tenu dans la crainte et le respect ; voyez cette vaine vapeur disparoître : la flèche de la mort pénètre lentement dans son sein ; elle glace son sang, et dissipe ses esprits.

Ne le craignez plus : approchez-vous de son lit de mort ; ouvrez les rideaux : contemplez-le un instant en silence. Il ne reste donc à celui que son orgueil et quelques flatteries ont mis au rang de Dieux, que ces mains flétries et ces lèvres décolorées.

Ô mon ame ! quels songes t’ont charmée ! combien tu as été cruellement trompée par les objets brillans qui t’éblouissoient, et que tu enviois !

Si l’aspect de notre imperfection naturelle à laquelle l’homme n’est pas maître de remedier, combat tellement sa vanité, que sera-ce des foiblesses et des vices enfantés, chaque jour, dans son cœur ?

Hommes ! regardez-vous un instant, dans ce jour où je vais vous placer. Voyez le plus désobéissant, le plus ingrat, le plus désordonné des êtres, trébuchant chaque jour dans la carrière de la vie, agissant, chaque heure du jour, contre sa propre conviction, ses intérêts et l’intention du créateur, qui ne s’est proposé que son bonheur. Qu’est-ce qui peut lui donner de l’orgueil ? qu’est-ce qui ne peut pas, au contraire, lui donner de la modestie ? Ah ! que j’aime cette sentence prononcée depuis long-temps sur lui : La vanité n’est point faite pour l’homme ! cette passion peut exister pour quelqu’autre créature et pour quelqu’autre dessein, mais non pas pour lui : il n’est point d’être à qui elle convienne si peu.

Donnerai-je à tout cela, me direz-vous, un froid consentement ? cette vérité est-elle incontestable ? oh ! peut-être avez-vous quelque raison d’être vain ! Écoutons-la.

Vous avez les avantages d’une haute naissance et des titres pompeux, ou ceux de la faveur dans la cour des rois, ou ceux d’une grande fortune, de grands talens, d’un grand savoir ; ou bien la nature a épuisé ses dons et ses grâces en vous formant. Parlez… Sur laquelle de ces qualités avez-vous fondé et élevé le temple où vous vous exposez à l’adoration ? examinons-les.

Vous êtes bien né..... Eh ! croyez-moi, l’humilité ne peut pas polluer le sang qui vous anime ; elle ne vous fera pas tomber du haut de votre rang ; elle ne dépouille pas les princes de leurs titres. Comme le clair-obscur en peinture, elle fait saillir le héros du fond du tableau, et détache sa figure du groupe où elle seroit confondue sans elle.

Vous êtes riche… Étendez, éparpillez vos richesses ; rachetez-en la haine, par la douceur de vos mœurs. Descendez vers vos inférieurs, soulagez le malheur, étayez la foiblesse, vengez l’opprimé : soyez grand. Considérez cet argent comme des talens entassés dans un vaisseau d’argile : vous n’en êtes que le dépositaire. Être obligé d’en rendre compte et être vain, c’est allier la pauvreté et l’orgueil. Oh ! bien absurde assemblage !

Vous êtes puissant et en crédit ; une foule servile de clients se traîne sur vos pas… De quoi seriez-vous orgueilleux ? de ce qu’ils ont faim ? chassez, chassez ces sycophantes, ils en ont abusé mille autres.

Mais le rang a été donné à ma dextérité et à mes lumières : soit… Et vous êtes vain d’une place où vous devenez la butte titrée, contre laquelle se dirigent la vengeance de l’un, la malice de l’autre et l’envie de tous, dans laquelle les hommes les plus honnêtes ne peuvent pas même échapper au soupçon, et dont les fripons cherchent sans cesse à vous détrôner, Quoi ! seriez-vous vain d’une faveur incertaine ? Aman l’étoit ainsi, parce qu’il étoit admis aux banquets d’Esther.

Passons aux prétentions que le savoir peut vous donner. Si vous savez peu, je comprends comment vous pouvez être vain. Si vous savez beaucoup, êtes-vous orgueilleux de ce que vous ignorez encore et de ce que vous ignorerez toujours ? dans tous les cas, ne vous écrirez-vous pas, avec le pauvre homme à la coignée, des chapitres 6 et 7 des Rois : Hélas ! hélas ! mon maître, je l’avois empruntée !

Dirai-je la même chose de la beauté ? quels que soient les embellissemens et les parures dont l’orgueil la décore, ils frappent les yeux seuls de la multitude ; et la fausse beauté, dans l’impuissance et le désespoir de réussir par des moyens naturels, se targue de captiver les regards et l’attention par une pompe étrangère.

Mais la vraie beauté est si attrayante, qu’on ne sait comment déclamer contr’elle ; et lorsqu’il arrive qu’une figure céleste, et qu’une taille enchanteresse sont la demeure d’une ame vertueuse, quand la régularité et la douceur des traits caractérisent celle de l’ame, et que ces avantages élèvent les pensées jusques vers l’auteur de la nature, dont la sagesse créa l’harmonie, ah ! qu’il y a de choses à dire, et sur la beauté et sur l’art de la faire ressortir ! quand l’apologie est néanmoins achevée, il reste enfin que la beauté, comme la vérité, n’est jamais si glorieuse que lorsqu’elle est simple.

Oui, la simplicité est l’amie de la nature ; et si je pouvois être vain de quelque chose dans ce monde vil, ce seroit de cette noble alliance.


L’ÉLOQUENCE DES LIVRES SACRÉS.


Il y a deux sortes d’éloquence : l’une en mérite à peine le nom ; elle consiste en un nombre fixe de périodes arrangées et compassées, et de figures artificielles, brillantées de mots à prétention : cette éloquence éblouit, mais éclaire peu l’entendement. Admirée et affectée par des demi-savans, dont le jugement est aussi faux, que le goût vicié, elle est entièrement étrangère aux écrivains sacrés. Si elle fut toujours estimée être au-dessous des grands hommes de tous les siècles, combien, à plus forte raison, a-t-elle dû paroître indigne de ces écrivains, que l’esprit d’éternelle sagesse animoit dans leurs veilles, et qui devoient atteindre à cette force, cette majesté, cette simplicité, à laquelle l’homme seul n’atteignit jamais ?

L’autre sorte d’éloquence est entièrement opposée à celle que je viens de censurer ; et elle caractérise véritablement les saintes écritures. Son excellence ne dérive pas d’une élocution travaillée et amenée de loin, mais d’un mélange étonnant de simplicité et de majesté, double caractère si difficilement réuni, qu’on le trouve bien rarement dans les compositions purement humaines.

Les pages saintes ne sont pas chargées d’ornemens superflus et affectés. L’Être infini, ayant bien voulu condescendre à parler notre langage, pour nous apporter la lumière de la révélation, s’est plu, sans doute, à le douer de ces tournures naturelles et gracieuses, qui devoient pénétrer nos ames.

Observez que les plus grands écrivains de l’antiquité, soit grecs, soit latins, perdent infiniment des grâces de leur style, quand ils sont traduits littéralement dans nos langues modernes.

La fameuse apparition de Jupiter, dans le premier livre d’Homère, sa pompeuse description d’une tempête, son Neptune ébranlant la terre et l’entrouvrant jusqu’à son centre, la beauté des cheveux de sa Pallas, tous ces passages, en un mot, admirés de siècles en siècles, se flétrissent, et disparaissent, presque entièrement, dans les versions latines.

Qu’on lise les traductions de Sophocle, de Théocrite, de Pindare même, y trouvera-t-on autre chose que quelques vestiges légers des grâces qui nous ont charmés dans les originaux ? concluons-en que la pompe de l’expression, la suavité des nombres et la phrase musicale constituent la plus grande partie des beautés de nos auteurs classiques, tandis que celle de nos écritures consiste plutôt dans la grandeur des choses mêmes, que dans celle des mots. Les idées y sont si élevées de leur nature, qu’elles doivent paroître nécessairement sublimes dans leur modeste ajustement ; elles brillent à travers les plus foibles et les plus littérales versions de la bible.

La glorieuse description de la création du ciel et de la terre, dont Longin, le meilleur de nos anciens critiques, étoit enthousiasmé, n’a rien perdu de son mérite intrinsèque ; et quoiqu’elle ait subi diverses traductions, elle triomphe encore, et étonne par sa force et sa véhémence, comme dans l’original. Mille passages suivans de l’écriture jouissent des mêmes droits : la description tant célébrée d’une tempête au pseaume 107 ; les touchantes réflexions du saint homme Job, sur la brièveté de la vie, et l’instabilité des choses humaines ; la peinture vivante d’un cheval de bataille, du livre de Job, dans laquelle il n’y a pas un seul mot dont la beauté n’exige un commentaire particulier. Je pourrois y ajouter ces reproches tendres et pathétiques aux enfans d’Israël, qui éclatent dans les prophètes, et dont le lecteur le plus froid et le plus prévenu a tant de peine de n’être pas affecté :

« Ô habitans de Jérusalem, et vous hommes de Juda ! décidez, je vous prie, entre ma vigne et moi. Que pouvois-je faire de plus pour ma vigne, que ce que j’ai fait ? eh bien ! lorsque j’attendois qu’elle me donnât des raisins, elle me jette quelques grappes sauvages. Mais, direz-vous, la voie du Seigneur est inégale : écoutez à présent, maison d’Israël, c’est la vôtre qui l’est, et non pas la mienne. Ai-je quelque plaisir à voir l’homme s’égarer et mourir ? n’en aurois-je pas davantage à le voir revenir et vivre ? j’ai nourri, j’ai élevé des enfans, et ils se sont révoltés contre moi. Le bœuf connoît son maître, l’âne connoît la crêche du sien ; mais Israël ne me connoît pas : mon peuple ne veut pas me connoître ! »

Non, il n’est rien dans les livres des payens, qui soit comparable à l’éloquence, à la vivacité, à la tendresse de ces reproches. Il y règne quelque chose de si affectueux, de si noble et de si sublime qu’on peut défier les plus grands orateurs de l’antiquité, de rien produire de semblable.

Ces observations sur la supériorité des écrivains inspirés, comme écrivains, sont encore vraies si on les considère comme historiens. D’abord, les histoires profanes ne nous apprennent que des événemens temporels, si remplis d’incertitudes et de contradictions que l’on est bien embarrassé d’y trouver la vérité.

Tandis que l’histoire sacrée est celle de Dieu même, de sa toute-puissance, de sa sagesse infinie, de sa providence universelle, de sa justice, de sa bonté, et de tous ses autres attributs. Ils y sont déployés sous mille formes, et dans une série d’événemens variés, miraculeux, et tels qu’aucune nation n’en eut de semblables. N’insistons plus sur la supériorité de l’écriture en ce sens.

Elle est encore douée d’un avantage, auquel les historiens profanes n’arrivent pas, et qui distingue seul les siens ; c’est la manière simple et sans affectation avec laquelle les faits y sont racontés : en voici quelques exemples. Lorsque Joseph se fait connoître, et qu’il pleure sur la tête de son frère Benjamin, à cet instant dramatique y a-t-il un de ses frères qui profère un seul mot, soit pour exprimer sa joie, soit pour pallier l’injure qu’ils lui firent ? Non, de tous côtés s’ensuit un silence profond et solennel, un silence infiniment plus éloquent et plus expressif que tout ce qu’on auroit pu substituer à sa place.

Que Thucidide, Hérodote, Tite-Live, ou tel autre historien classique, eussent été chargés d’écrire cette histoire, quand ils en auroient été là, ils eussent sûrement épuisé toute leur éloquence à fournir les frères de Joseph de harangues étudiées, et cependant quelque belles qu’on puisse les supposer, elles auroient été peu naturelles, et nullement propres à la circonstance. Lorsqu’une telle variété de passions dut fondre tout-à-coup dans le cœur de ces frères, quelle langue auroit été capable d’exprimer le tumulte de leurs idées ? Quand le remords, la surprise, la honte, la joie, la reconnoissance envahirent soudainement leurs ames, ah ! que l’éloquence de leurs lèvres eût été insuffisante ! combien leurs langues eussent été infidelles en transmettant le langage de leur cœur ! oui, le silence seul, participoit de la sublimité oratoire ; et des pleurs achevoient de rendre ce qu’une harangue ne pouvoit jamais faire.


LE FANATIQUE.


Voyez-le, fastueusement enveloppé de l’habit de l’humilité et de la sainteté, pour attirer les regards du vulgaire. Il évite, aussi studieusement que le crime, une contenance gaie, résultat d’une conscience tranquille et contente. Le découragement est peint sur son maintien sombre, comme si la religion, dont le but est de nous rendre heureux dans cette vie et dans l’autre, pouvoit produire le chagrin et le mécontentement. Écoutez-le pousser des soupirs dans les rues ; écoutez-le se targuer de ses fréquentes communications avec le Dieu ; de tout savoir, et en même temps offenser les règles de sa langue même par ses barbarismes religieux. Écoutez-le remercier Dieu arrogamment, de ce qu’il ne l’a point créé semblable aux autres hommes ; et, en prônant sa charité, adjuger libéralement aux princes des ténèbres, ceux que sa partialité juge moins parfaits que lui, ceux qui marchent sobrement et avec vigilance dans les voies du devoir, ceux qui vont aspirans à la perfection par des épreuves successives.

Lorsqu’une malheureuse créature se fane ainsi dans les larmes, et se refuse, tout effrayée, la moindre joie et la moindre consolation ; lorsqu’elle prie sans cesse jusqu’à ce que son imagination s’échauffe, qu’elle jeûne, se mortifie et s’attriste jusqu’à ce que son corps soit aussi malade que son esprit, il n’est pas étonnant que les conflits et les disparates qui s’engendrent dans un estomac vide, et sont reçus et interprétés par une tête plus vide encore, produisent, par cette combinaison, des effets et des ouvrages fâcheux. Un homme dans cette situation est plus fait pour un médecin, que pour être apôtre.


SUR L’HUMILITÉ.


Les injures et les offenses sont la règle la plus sûre pour juger entre les inconvéniens de l’orgueil et les avantages de l’humilité. Les déplaisirs de l’homme vain sont toujours en raison de sa vanité : l’injure s’élève à la hauteur de son opinion ; et sa fierté est la mesure de son ressentiment. C’est ainsi qu’il aiguise lui-même le fer qui le frappe, et qu’il excite dans sa plaie cette fermentation interne, qui la rend incurable.

Combien l’homme humble diffère de lui ! Il échappe à la moitié de ces chagrins, et l’autre moitié tombe légèrement sur lui. Il ne provoque pas les hommes par le mépris ; et en se pénétrant de l’idée qu’il ne peut exciter l’envie de personne, il arrête, dans sa source, le torrent qui a abymé l’homme vain. Si les passions des autres l’enveloppent jamais dans leur cours débordé, semblable à l’humble arbrisseau de la vallée, il leur donne passage, et ressent à peine l’injure de ces vents orageux qui rompent le cèdre orgueilleux, et le renversent sur ses racines.

Ce que nous attendons des autres, est toujours en raison de ce que nous nous estimons nous mêmes ; et les refus, sans nous détromper, irritent notre orgueil. Je vois des hommes si cruellement tourmentés par les chagrins que leur vanité a créés pour eux, que, quoiqu’ils aient dans leurs mains tout ce qui entre dans la composition du bonheur, ils ne peuvent en faire aucun usage. Comment le feroient-ils ? ils se piquent de leur propre aiguillon, et courent ainsi d’une attente à l’autre, sans jamais goûter de repos. L’humilité précautionne l’homme contre ces maux, les plus sensibles qui soient inscrits dans le catalogue de ceux de la vie. Celui qui est peu de chose à ses yeux, est modéré dans ses désirs, et par conséquent dans leur poursuite. Il peut être trompé dans son attente, et manquer le but auquel il vise ; il peut perdre ses pas ; mais voilà tout : il ne se perd pas lui-même ; il ne perd pas cette heureuse paix de l’ame. Les chagrins de l’homme humble sont doux et paisibles. Heureux caractère ! quand il est affligé, qui n’a pas pitié de lui ? quand il tombe, qui ne s’empresse pas de lui tendre la main ? il semble, à le voir nu et sans défense, qu’il ne pourra pas résister à cet insolent antagoniste qui va le terrasser en passant à ses côtés, et le fouler dans la poussière. Non, il est gardé par l’amour, l’affection et les vœux du genre humain, tandis que l’autre reste seul exposé à sa haine et à sa vengeance.

S’il se présente une occasion où il faille déployer un vrai courage et la force de l’ame, je jetterois plutôt les yeux sur lui, que sur son adversaire. L’orgueil peut rendre un homme violent : l’humilité le rend ferme ; et lequel des deux approche le plus près de l’honneur ? celui qui agit d’après les impulsions variables d’un sang embrasé, et qui se meut d’après celles de la fureur, ou bien celui qui se concentre froidement en lui-même, et qui gouverne son ressentiment, au lieu d’en être gouverné.

L’homme humble a ramassé, dans son ame, un trésor de plaisirs et de contentemens. Il ne blâme pas le soleil, de ce qu’il ne mûrit pas sa vigne, et ne querelle pas les vents de ce qu’ils ne lui apportent aucun nuage. Si sa fontaine ne s’élève pas aussi haut qu’il le désire, il étudie les lois de la nature, et S’y soumet, sans se plaindre.

S’il n’est pas riche, il sait que Dieu ne lui doit rien ; et que s’il a moins reçu que les autres, comme il se croit moins qu’eux, il a encore des remerciemens à lui Faire.

Une ame résignée se laisse ainsi porter doucement et tranquillement sur le courant de la providence ; aucune tentation dans son pélerinage, n’excite en elle des désirs immodérés. Les dangers ne l’alarment pas : elle respecte la justice de tout ce qui arrive ; et, se courbant humblement sous la tempête, si elle en est atteinte, elle ne l’est pas aussi dangereusement que les autres.


MA RELIGION.


Yorick, quels sont vos notions religieuses ?

Me le demandez-vous ? je vais vous le dire, car je suis sur mon lit de mort.

J’ai assez de foi pour être méthodiste, et assez de chaleur pour être enthousiaste ; mais, Dieu merci, je n’ai jamais été assez méchant pour être ni l’un ni l’autre.

Il faut nécessairement que les passions soient combattues par les passions. Voilà pourquoi les plus grands pécheurs deviennent les plus zélés dévots. C’est une conséquence naturelle à une infinité de gens, qui credunt multùm et peccant fortiter.

Pour moi, j’ai la confiance intime que la douce mousson de notre orthodoxie anglicane est assez forte pour envoyer mon ame au ciel. Mon frêle esquif n’est pas lesté de péchés assez pesans pour qu’il ne marche que par un vent orageux ; et je crois qu’après la cessation des oracles, on peut être assez inspiré par la grâce, pour n’avoir pas besoin de convulsions.

Je suis certain qu’il y a un Dieu en haut, comme je suis certain que je suis ici bas : ma certitude est la même. Comment serois-je autrement sur la terre ? dites-moi, comment j’y suis venu, comment j’y suis ? ce n’est pas de moi-même.

Dieu existe : il doit aimer la vertu, et détester le vice. Il doit, en conséquence, récompenser et punir. Si nous ne lui devons aucun compte, nous sommes les plus singuliers animaux qui soient sur la surface de la terre.

Lorsque l’ame a pris son vol, et qu’elle a laissé le corps se résoudre en la poussière du tombeau, la vaine philosophie du siècle combattra-t-elle la résurrection de l’homme ? Consulte, raisonneur, une chenille ; et le papillon résoudra ta question. Vois-la d’abord, inerte, paresseuse, rampant lentement sur la terre, et se nourrissant de l’herbe des champs. Après sa métamorphose, et sa résurrection, c’est un Séraphin aîlé : il est glorieux, léger comme l’air, actif comme le vent ; il aspire la rosée de l’aurore ; il extrait des fleurs aromatiques, le nectar et l’ambroisie.

La fable de l’hydre est depuis long-temps vérifiée : elle est, dis-je, surpassée au-delà même des bornes que l’imagination la plus extravagante lui auroit données par la réalité du polype, qui engendre de ses sections. Les analogies de la nature démontrent par-tout les voies de la providence.

Trouverons-nous sans cesse impossible ce à quoi notre insuffisance ne peut atteindre ? n’y a-t-il pas dans la nature des mystères sans nombre que les événemens révèlent, ou que la philosophie expérimentale démontre chaque jour ? présumerons-nous, après cela, de limiter les pouvoirs de l’auteur même de la nature ?

Qui a créé la matière ? qui lui a donné le mouvement ? qui a ajouté les sensations à la matière, et au mouvement ? qui a surajouté à toutes ces qualités la pensée, l’intelligence et la réflexion ? qui a fait tout cela ? Incrédules, qui l’a fait ? vous ne parlez pas ? restez donc muets.

1°. Leuwenhoeck, avec le secours de son microscope, montre, dans le corps humain, de certaines fibres si menues qu’il en faudroit rassembler six cent pour faire la grosseur d’un cheveu.

2°. Il démontre encore, avec le même instrument, qu’un grain de sable est assez volumineux pour couvrir cent vingt mille pores, par lesquels nous transpirons.

3°. On peut faire de la glace dans l’été, pourvu que l’eau qu’on emploie, soit auprès du feu.

4°. Une lentille de glace brûle comme une lentille de verre.

5°. Une ligne d’un pouce peut être divisée en autant de parties qu’une ligne de mille toises.

6°. Il y a deux lignes, les asymptotes de l’hyperbole, qui, par la certitude mathématique, se rapprochent toujours, sans qu’il soit possible qu’elles soient jamais en contact.

7°. Le soleil est de plusieurs millions de lieues plus près de nous en hiver qu’en été.

8°. Quand un homme fait le tour de la terre, sa tête fait quelques cent milles de plus que ses talons.

Y a-t-il, incrédules, dans le symbole chrétien, un article de foi qui paroisse plus contraire à la raison que quelques-unes de ces propositions ? et cependant elles sont toutes prouvées, soit en physique, soit en mathématique.

Celui qui est capable de faire de pareilles réflexions, peut-il être accusé de ne croire ni à la religion naturelle, ni à la religion révélée ? ah ! mes charitables confrères, qui studet, orat. Cette expression est bien juste.


LA CONVERSION.


J’avois fait la plus intime connoissance avec un homme vertueux et de bon sens, mais affligé, en même-temps, d’une certaine indolence d’esprit, qui le faisoit acquiescer aux opinions des autres, sans prendre la peine de les discuter. Il avoit plus d’esprit que de sagesse ; et un sarcasme étoit un argument pour lui aussi fort, que pour Shafstbury, qui prétendoit que le ridicule est l’épreuve de la foi.

Je l’aimois et le plaignois. Avoir assez de vertu pour bien faire, et trop peu de jugement pour s’y décider ! nous avions là-dessus de fréquentes conversations. Il me disoit souvent qu’il donneront tout au monde pour penser comme moi ; et il réclamoit mon assistance.

J’en fis un déiste, avec la seule aide de ma pauvre petite philosophie. Après cela, je lui mis entre les mains les pensées de Forbès sur la religion. Il les lut attentivement, me renvoya le livre, avec cette réflexion, écrite au bas de la dernière page : Tu m’as presque persuadé de devenir chrétien.

Je crus qu’il falloit faire avancer Pascal ; et je lui prêtai ses pensées. Il me les rendit, après les avoir endossées avec ces mots : Je suis presque de ton avis, mais pas tout-à-fait, surtout quand tu veux me faire croire certains mystères aussi absurdes que peu philosophiques.

Faites d’un incrédule un moraliste ; et si vous n’en faites pas bientôt après un chrétien, son indolence ou son ignorance en seront plutôt la cause, que l’impiété à laquelle tout le monde crie. J’ai eu depuis la satisfaction de voir mon catéchumène vertueux, ajouter foi aux bonnes œuvres, vivre exemplairement, et pratiquer aussi bien que croire.


SUR LA GAIETÉ RELIGIEUSE.


C’est le véritable esprit religieux qui, dans le cours de ma vie, m’a donné cette bonne gaieté, dont mes sévères confrères ont été tant scandalisés : pourquoi donc un prêtre seroit-il toujours grave ? le ministère est-il un lugubre devoir ?

Ressemblez à ces enfans, dit le Christ, c’est-à-dire, soyez aussi gais et aussi innocens qu’eux. Les trente-neuf articles sont incomplets, si l’on n’y ajoute pas le quarantième précepte qui ordonne la gaieté. En tout cas, n’ajoutez rien, laissez subsister le même nombre, pourvu qu’à la place du treizième précepte, que vous rayerez, vous mettiez cette maxime céleste.

L’archevêque de Cassel en fut-il moins un profond théologien, parce qu’il ajouta un couplet fort gai à l’ancienne ballade irlandoise ? Le poëme de l’évêque de Rochester, dans lequel il prouva légèrement que le cœur des hommes relevoit de l’éventail d’une femme, troubla-t-il jamais son orthodoxie ?

L’évêque Héliodore fut privé de son bénéfice, pour avoir composé Théagènes et Chariclée. Le Pape fut doublement absurde ; et sa sainteté outrepassa les bornes de son infaillibilité. D’abord, il n’y avoit rien d’hétérodoxe dans ce roman. En second lieu, l’épisode d’un enfant blanc, engendré par des parens noirs, au moyen de l’impression que fit sur eux le portrait d’un européen placé aux pieds du lit nuptial, cet événement, dis-je, n’est qu’une addition de preuves, si elle en a besoin, à la philosophie de l’écriture sur les chèvres bigarrées. Il est certain que les papes, après tout, sont comme les autres hommes.

Platon et Sénèque, personnages assez graves et assez sages pour avoir été ordonnés et consacrés, pensoient qu’on devoit accoutumer les enfans à la joie et à la gaieté, dès l’âge le plus tendre, non-seulement pour leur santé, mais encore pour leurs vertus. Je traduis leurs propres paroles.

La joie et la gaieté, qui en est l’expression, s’accordent avec toutes les pratiques religieuses : elles sont incompatibles seulement avec le vice et l’impiété. Les voies du ciel sont aimables.

Nous adorons, nous louons, nous remercions le Tout-Puissant avec des hymnes, des chants et des antiennes. La musique nous prête ses harmonieux accords. Abandonnons-nous à la joie : voilà le premier de tous nos pseaumes. Laissons les tristes Indiens implorer et évoquer le diable, avec des pleurs et des cris douloureux.

Quand les Athéniens adoptèrent la chouette, comme étant l’oiseau de la sagesse, ils n’entendirent pas que ce fût l’effraie : et moi je pense, sous leur bon plaisir, que le moineau eût été l’emblême le plus vrai de la sagesse, car il est le plus amoureux et le plus gai des habitans de l’air.

Je connois quelques révérences qui m’excommunieront à table, pour avoir écrit cette allusion.


SUR LA TOLÉRANCE.


J’en parlois un jour avec Voltaire ; et il me félicitoit sur le bonheur et l’avantage que j’avois de vivre dans une contrée, où quelques expressions libres, quelques allusions piquantes, interprétées par la malice et l’ignorance, et devenues aussitôt des blasphèmes contre l’église et l’état, échappoient néanmoins à l’inquisition et à la bastille.

Il me mit aussitôt entre les mains son traité sur la tolérance qu’il venoit de publier. Il est écrit, comme tous ses ouvrages, avec beaucoup d’esprit et de savoir. Il prouve, à ceux qui ont besoin de preuves, que la persécution pour l’amour de dieu, est le système le plus absurde et le plus contraire à l’écriture.

J’ai, en effet, trouvé toujours fort extraordinaire, que depuis que les hommes sont assez dépravés pour se persécuter au sujet de leur croyance, il n’y ait pas eu cependant chez les payens des auto-da-fé, des inquisitions, et des croisades.

Dans les siècles d’ignorance et de barbarie, où, le diable, selon les théologiens, gouvernoit l’Église, rendoit des oracles équivoques, ordonnoit des impuretés, et exigeoit des victimes humaines, des frères ne combattirent point contre des frères, des nations ne s’armèrent point contre les nations, pour des opinions religieuses.

Et aussitôt que, par sa miraculeuse interposition. Dieu eut bien voulu prendre l’église dans ses propres mains, le siècle de l’impiété et de la cruauté commença : un peuple chrétien et pacifique tira l’épée ; et des préceptes de concorde et d’amour produisirent la haine et la dissention.

Un prêtre chrétien (ai-je dit chrétien ?) m’apprend que la raison de cette différence remarquable est, que les payens n’avoient pas un seul article de foi pour lequel il valût la peine de se battre ; qu’ils supposoient tous que l’ame périssoit avec le corps ; que la formule post mortem nihil est, étoit leur symbole  ; et que ceux de leurs philosophes, qui admettoient une existence postérieure au trépas, nioient les peines de l’enfer. Non est unus, dit Cicéron, tam excors, qui credat.

Ainsi donc, suivant ce bon prêtre catholique, pendant que les ténèbres de la mortalité de l’ame et du matérialisme couvroient la surface de la terre, la paix, l’amitié et la bienveillance régnoient sous ce voile obscur : la guerre, les persécutions, et la haine vinrent à la lumière du christianisme.

Lorsque l’immortalité de l’ame est confiée au soin du vicaire du Christ sur la terre, comment des prêtres, qui jettent au feu le corps d’un hérétique, et damnent son ame, peuvent-ils s’appeler des prêtres de l’agneau ?

Oui, je diffère en tout de l’orthodoxie d’un pareil article, et je pencherois plutôt vers la doctrine de Cicéron, que je viens de citer, quoiqu’il soit lui-même dans les ténèbres du paganisme. Croire à la post-existence de l’ame, et la damner, ce n’est pas éclairer ; c’est brûler.


VIE

ET OPINIONS

DE

TRISTRAM SHANDY.






LIVRE I


CHAPITRE PREMIER.

C’étoit bien à cela qu’il falloit penser.


Je l’ai toujours dit : il auroit été à souhaiter que mon père ou ma mère, et pourquoi pas même tous deux, eussent apporté quelque attention à ce qu’ils faisoient, quand il leur plut de me donner l’existence. Ils y étoient également obligés. Eh ! pouvoient-ils réfléchir trop mûrement sur les conséquences qui devoient résulter de l’important ouvrage dont ils s’occupoient en ce moment ? Il ne s’agissoit rien moins que de la production d’un être raisonnable. Les heureuses proportions de son corps, son tempérament, son génie, la tournure de son esprit, et peut-être même la fortune de toute leur maison, étoient autant de points capitaux qui dépendoient de la disposition des humeurs dont ils étoient dominés dans cet instant décisif. — Oui, s’ils eussent agi en conséquence, je suis persuadé que j’aurois figuré dans le monde tout autrement que je ne fais, et que je ne ferai vraisemblablement le reste de mes jours. — Croyez-moi, bonnes gens, ceci est un point beaucoup plus essentiel que vous ne le pensez. Vous avez, sans doute, entendu parler de certains esprits qu’on appelle esprits animaux. Vous savez, sans doute aussi, comment s’en opère la transfusion du père au fils, etc., etc. — Eh bien !… je vous donne ma parole que de dix parties du bon sens ou de la bêtise d’un homme, il y en a neuf qui dépendent du mouvement, de l’activité et des directions différentes que vous leur faites prendre au moment dont je parle. — L’essor une fois donné, bien ou mal, il n’importe, les esprits s’échappent avec précipitation ; et si l’impulsion se répète, la route qu’ils se fraient, vous le savez, mesdames, devient aussi unie, aussi douce que l’allée d’un beau jardin. — Le diable, avec toute sa puissance, ne pourroit pas les en détourner, quand une fois ils s’y sont habitués.

« Mon ami, dit ma mère, n’auriez-vous point par hasard oublié de monter la pendule ? — Bon Dieu ! s’écria mon père, qui eut soin en même-temps de modérer sa voix, est-il jamais arrivé, depuis la création du monde, qu’une femme ait interrompu un homme par une question aussi sotte ? » Que dit encore votre père ? Rien.



CHAPITRE II

L’Embryon.


Je n’aperçois, réflexion faite, ni bon ni mauvais dans la question de ma mère. — Ni bon ni mauvais ? Convenez, au moins, qu’elle étoit hors de saison. Vous seriez trop heureux si elle n’eût été que déplacée. Mais, ne voyez-vous pas qu’elle détournoit, qu’elle dispersoit les esprits qui se développoient en ce moment, et dont la principale affaire étoit d’escorter, de mener, de conduire l’embryon jusqu’à l’endroit qui étoit destiné à le recevoir ?

Un embryon, monsieur, quelque petit, quelque peu important qu’il paroisse, en ce siècle léger, aux yeux de la folie et des préjugés, est pourtant quelque chose. Ceux de la raison, éclairés par des recherches et des observations scientifiques, le regardent comme un être qui a des droits, et qu’on est obligé de conserver avec soin. — Les philosophes minutieux, dont l’ame est de la même trempe que leurs recherches, et qui s’imaginent, malgré cela, que c’est la sublimité de leur esprit qui les distingue, nous prouvent, d’une manière incontestable, qu’il est créé par la même main, formé par les mêmes lois de la nature, doué des mêmes puissances mouvantes et abaissantes, et qu’il a enfin les mêmes facultés que nous. — Il est composé, comme nous, de chair et d’os, de peau, de cheveux, de veines, d’artères, de ligamens, de nerfs, de muscles, de moëlle, de glandes, de cervelle, d’humeurs qui circulent, d’articulations… Et qu’avons-nous en grand qu’il n’ait pas en petit ? Rien du tout, monsieur, rien. C’est un être aussi actif que nous, et, dans toutes les acceptions du mot, il est aussi véritablement notre prochain, que le chancelier d’Angleterre. — Il peut éprouver du bien être ; il est exposé à des injures ; il est susceptible de plus de perfection : — en un mot, il jouit de tous les droits et de toutes les prétentions de l’humanité, dans le degré que Cicéron, Puffendorf, et tant d’autres écrivains moralistes qui en parlent, attribuent à son état relatif.

Et que voudriez-vous, d’après cela, mon cher monsieur, qu’il devînt, si, seul sur la route, il lui arrivoit quelque accident, ou que, frappé de quelque terreur subite, ce qui est fort naturel à un aussi jeune voyageur, il n’arrivoit à sa destination qu’avec des esprits épuisés et dissipés ? — Qu’avec sa vigueur musculaire et virile, réduite à un fil ? Qu’avec sa forme défigurée et mutilée ? — Et que, réduit à ce triste état, il fût sujet à des frayeurs soudaines, ou à une suite de rêves et de fantaisies mélancoliques pendant neuf mois entiers ? — Je tremble toutes les fois que je songe à cette source féconde de foiblesse de corps et d’esprit. — Encore si l’habileté du médecin et du philosophe pouvoit y remédier !



CHAPITRE III.

En voilà l’effet.


C’est à M. Tobie Shandy, mon oncle, que je dois l’anecdote que j’ai rapportée dans le premier chapitre. Mon père, qui étoit à la fois philosophe et naturaliste autant qu’on peut l’être, et qui raisonnoit avec beaucoup de justesse et de netteté, singulièrement sur les petites choses, s’étoit souvent plaint à lui de l’échec que j’avois reçu ; et dans une occasion, dont mon oncle Tobie, qui avoit bonne mémoire, se souvenoit très-bien, il s’en plaignit plus amèrement qu’il n’avoit jamais fait. C’étoit un jour que je fouettois ma toupie. La manière oblique dont je m’y prenois pour l’ajuster, et la façon dont je justifiois les principes qui me faisoient agir ainsi, le firent soupirer. — Le bon vieillard remua la tête, et d’un ton qui exprimoit plus de douleur et de regret que de reproches, il s’écria : « Ah ! mon cher frère, je l’ai toujours prédit. L’augure se vérifie de plus en plus, et mille autres observations que j’ai faites sur ce qui le regarde, m’ont annoncé qu’il ne penseroit et n’agiroit jamais comme les autres enfans. » — Mais, hélas ! continua-t-il, en agitant la tête une seconde fois, et en essuyant une larme qui couloit le long de sa joue, « les malheurs de mon Tristram ont commencé neuf mois avant qu’il vînt au monde. »

— Ma mère qui étoit là, leva les yeux, et ne comprit pas plus que sa chaise ce que mon père vouloit dire. — Mais mon oncle, M. Tobie Shandy, qui depuis long-temps savoit toute l’affaire, le comprit très-bien.


CHAPITRE IV.

Que de maris sont moins sûrs !


Il y a une foule de lecteurs dans le monde, et de gens qui ne lisent point du tout, qui veulent savoir d’abord tout ce qui vous regarde, et si on ne les satisfait pas, leur inquiétude perce de toutes parts. N’en ayez point, chers amis. Je suis d’un naturel complaisant, et je ne voudrois pas, pour toutes choses au monde, frustrer qui que ce fût dans son attente. C’est même à cette disposition que vous devez déjà les particularités que je vous ai révélées. Je ne vous priverai point du reste. — Mais, avec la volonté la plus décidée de vous plaire, j’ai des précautions à prendre. — Ma vie et mes opinions feront vraisemblablement du bruit dans le monde. — Elles me donneront occasion de parler de toutes sortes de personnes. — Le sexe, les âges, les conditions, tout cela se trouvera sous ma plume.

Mon Livre sera au moins aussi couru que les Progrès du Pélerin. Quel chagrin pour moi, s’il avoit le sort que Montaigne craignoit pour ses Essais, et qu’ils n’eurent pas ? — Je ne serois pas, en vérité, fort content de le voir enseveli dans la poussière des bibliothèques, ou de le trouver sur la table de quelque antichambre. — Je veux éviter ce désagrément. — L’exactitude est un des moyens que j’ai imaginés pour y échapper : j’en aurai. On a déjà pu remarquer combien je suis scrupuleux sur ce point ; je continuerai ; et je suis fort aise d’avoir entamé mon histoire par la relation de mes faits et gestes, comme dit Horace, ab ovo, depuis l’œuf, où j’ai commencé à végéter.

Je sais bien que ce n’est pas là tout-à-fait la manière dont il recommande de s’y prendre. — Il parloit de poëmes épiques, de tragédies, ou de l’un et de l’autre, je ne sais pas lequel ; et ce n’est pas, à beaucoup près, la même chose que ce qui m’occupe. — Et d’ailleurs, s’il le faut absolument, je demande excuse à Horace. Je me passerai même fort bien de lui. Ce que j’ai à écrire ne dépend point de ses règles ; je ne m’y assujettirai pas plus qu’à celles de tout autre écrivain que ce soit.

C’est ce qui me fait donner ici un avis. Ceux qui ne se soucient pas d’approfondir les choses, peuvent passer, sans lire, ce qui reste de ce chapitre. — Je ne l’écris que pour les curieux qui aiment et qui cherchent des choses abstraites.

— Fermez la porte. — Fort bien ! — La précaution étoit nécessaire pour écarter les yeux profanes d’un pareil mystère. — Bon jour, bonne œuvre. — Ce fut le dimanche… un peu tard… vers minuit, peut-être… oui, on touchoit presque au lundi… et ce dimanche étoit le premier du mois de mars 1718. — Mon père… je ne sais pas précisément la minute, et c’est peut-être ce qui causa l’inquiétude de ma mère… mon père m’ajouta au nombre des êtres humains qui devoient voir le jour neuf mois après. — Mais comment savez-vous cela ? — Comment ? oh ! je le sais très-bien. Ce n’est cependant pas, je l’avouerai, parce que je me trouvai là inopinément. Je ne dois cette certitude qu’à une autre anecdote qui n’est connue que dans notre famille. La voici : Il faut savoir que mon père avoit fait, pendant plusieurs années, le commerce de Turquie. Il l’avoit quitté depuis quelque temps, et s’étoit retiré sur ses terres, dans le comté de… pour y vivre et mourir plus paisiblement. — C’étoit peut-être l’homme du monde le plus exact. Il ne faisoit rien qu’avec poids et mesure. Ses affaires, et même ses amusemens, étoient assujettis à des règles qu’il s’étoit prescrites, et dont il ne s’écartoit jamais. — Je peux citer un exemple du scrupule attentif qu’il observoit dans toutes ses actions. — Il y avoit à la maison une grosse pendule qui étoit placée sur le haut d’un escalier dérobé, et il ne manquoit jamais de la monter lui-même le premier dimanche de chaque mois. Il avoit, au temps dont je parle, un peu plus de cinquante ans, et cette raison l’avoit forcé peu-à-peu à ne s’occuper aussi de quelques autres petites affaires domestiques, que dans le même temps. C’étoit, à ce qu’il disoit souvent à mon oncle, M. Tobie Shandy, pour ne pas s’embarrasser l’esprit d’une multitude d’époques. Enfin, c’étoit pour n’y plus penser le reste du mois.

Cette exactitude étoit, sans doute, admirable ; mais elle étoit accompagnée d’une espèce de fatalisme qui retomba particulièrement sur moi, et dont je ressentirai peut-être les effets jusqu’au tombeau. — C’est que, par une malheureuse association d’idées qui n’ont aucune liaison dans la nature, ma mère n’entendoit point monter la pendule, qu’il ne lui vînt à l’esprit de penser à quelque autre chose ; et ce qu’elle pensoit lui rappeloit en même-temps, et la pendule, et ce qu’il y avoit à y faire. — Le subtil Lock, qui comprenoit la nature de toutes ces choses occultes, infiniment mieux que le reste du genre humain, assure que cette étrange combinaison d’idées a produit beaucoup plus de mauvais effets que toutes les sources réunies des autres préjugés. — Je veux bien le croire.

— Que tout cela soit dit en passant.

— Mon père écrivoit tout. J’ai sous les yeux un petit mémorial qu’on avoit trouvé dans son porte-feuille, et je ne fais, pour ainsi dire, que transcrire ici ce que j’y lis. Le jour de Notre-Dame, qui étoit le vingt-cinq du mois dont je date les premiers instans de mon existence, mon père se mit en route pour conduire mon frère aîné, Robert, à l’école de Westminster. — Il ne revint, selon la même autorité, rejoindre sa femme que dans la seconde semaine du mois de mai suivant ; et ceux qui savent le moment de ma naissance, voient bien en calculant. — Le chapitre suivant éclaircira tous les doutes…

— Mais, monsieur, que fit monsieur votre père pendant les mois de décembre, de janvier et de février ? — Madame, il étoit malheureusement affligé d’une attaque de goutte sciatique.


CHAPITRE V.

Les Planètes.


Le temps approchoit. Il y a dans le ciel je ne sais quelles divinités qui prennent le soin de présider à la naissance des hommes. On ne dit pas qu’elles aient la même attention pour les femmes. — Il faut cependant croire qu’elles ne sont pas oubliées. — À tout prendre, elles valent la peine qu’on s’intéresse à elles. — Au reste, je n’ai jamais trop bien su si ces bonnes déesses songèrent à moi quand il en fut temps, si elles ne vinrent pas ; on ne m’a jamais dit qu’on les eût vues, ni qu’on ne les eût pas vues. — Cela ne m’empêcha pas, moi, Tristram Shandy, d’arriver dans ce malheureux monde le cinquième jour de novembre de l’an de grâce mil sept cent dix-huit. — L’heure ? — Tout cela se saura. La seule chose que j’aie à faire remarquer ici, c’est qu’en se rappelant l’ère que j’ai fixée dans le chapitre précédent, la sciatique de mon père, son habitude constante de ne faire certaines choses que le premier du mois, etc. etc., il est clair que le moment de ma naissance marquoit, si je ne me trompe, la révolution de neuf mois plus que complets du calendrier. — Le mari le plus pointilleux ne pourroit, je crois, exiger plus de justesse.

Mais sous quelle étoile suis-je né ? — Sur quelle planète ai-je été jeté ? Je l’avoue. Excepté Jupiter et Saturne, où il fait trop froid, (je crains le froid) je préférerois d’avoir vu le jour dans la lune, ou dans quelque autre astre. — Je n’y aurois sûrement pas été plus maltraité que je ne le suis sur cette planète de boue que nous habitons. Je me défie pourtant de Vénus. — C’est un astre malin. — On dit qu’elle traite si mal ses habitans, qu’ils sont obligés de déserter, et de se réfugier dans Mercure. — Mais, hélas ! notre petit globe n’est-il pas encore pire ? Je croirois volontiers qu’il n’est composé que de ce qu’on rejette des autres. — Il faut cependant l’avouer, il seroit supportable si l’on y étoit né avec de grandes richesses, si l’on pouvoit y parvenir, sans bassesse, à de grands emplois qui vous donnassent de la considération et du pouvoir. — Mais ce n’est pas là mon sort, et chacun, comme on sait, parle de la foire selon le profit qu’il y fait. J’atteste donc que de la multitude des mondes qui se promènent dans les espaces du ciel, la terre, quelqu’attachés qu’y soient certaines gens, est, à mes yeux, le plus vil de tous. — Eh ! qu’y ai-je jamais gagné ? Depuis que je respire, jusqu’à ce moment, où à peine puis-je respirer du tout, à cause d’un asthme que j’ai attrapé en Flandre, en glissant contre le vent sur des patins, j’ai été le jouet perpétuel de ce qu’on appelle fortune. — Je ne l’accuse cependant pas d’avoir fait tomber sur moi un poids énorme de malheurs.

Non ; mais dans toutes les situations où je me suis trouvé, partout où elle a pu m’atteindre, cette capricieuse déesse n’a point cessé de m’accabler par des aventures tristes. — J’ai essuyé plus de traverses qu’un petit héros.



CHAPITRE VI

Les volontés sont libres.


Le moment de ma naissance est, ce me semble, connu du lecteur d’une manière assez exacte ; mais je ne lui ai point dit comment je suis né. C’est que cela vaut un chapitre particulier. D’ailleurs, il y a encore, monsieur, si peu de familiarité entre nous, qu’il auroit peut-être été hors de propos que je vous eusse fait part, en si peu de temps, d’un trop grand nombre de mes aventures. — Ayez un peu de patience, et vous les saurez toutes. Je ne me borne pas à écrire simplement ma vie ; mes opinions ne sont pas moins singulières, et elles font plus de la moitié de ma tâche. Ce n’est qu’en vous les faisant connoître, que vous connoîtrez mon caractère, et que vous saurez quelle espèce de mortel je suis parmi le genre humain. — Ma façon de penser alors vous en plaira peut-être davantage… au moins je le souhaite. La conformité des goûts fait naître la familiarité, et la familiarité produit souvent l’amitié ; et j’espère que nous en goûterons les douceurs. — O diem praeclarum ! Que ce jour sera heureux ! — Rien, alors, de ce qui me regarde, ne vous paroîtra frivole, ni ennuyeux ; tout vous intéressera, — Mais, dans les premiers temps de notre connoissance, ne soyez pas surpris, mon cher camarade, si je suis un peu réservé. — Ce n’est que petit à petit que l’oiseau fait son nid. — Écoutez-moi seulement avec complaisance, et laissez-moi vous conter mon histoire à ma mode. — Si vous voyez que je m’amuse à folâtrer de temps en temps sur la route, laissez-moi faire, et ne vous enfuyez pas. — Imaginez-vous, au contraire, que je suis intérieurement beaucoup plus sage que ces apparences ne semblent l’annoncer. — Mettez-vous à votre aise. — Riez avec moi, si bon vous semble ; et même si cela vous est plus agréable, riez de moi. — Faites, en un mot, ce qu’il vous plaira ; mais ne vous fâchez pas.



CHAPITRE VII.

Et oui ! chacun a son ton, son allure.


Il ne faut pas être un habile grammairien pour savoir qu’une femme sage et une sage-femme peuvent bien ne pas se rencontrer dans la même personne. — Mais le village où demeuroit mon père recéloit un individu féminin, qui réunissoit à lui seul ces deux qualités différentes. — C’étoit une femme de la plus haute taille. — Je ne sais si elle avoit eu autrefois de l’embonpoint… En tout cas, elle étoit devenue si maigre, qu’elle auroit pu, au besoin, faciliter l’étude de l’anatomie. — Elle avoit surtout des doigts si longs, si pointus, si effilés ! — Avec cela elle étoit industrieuse. Jamais femme ne fut pourvue d’un meilleur naturel, et on sait que c’est beaucoup à défaut d’autre chose. — Pour du bon sens !… on lui en accordoit, mais peu. — Cela suffisoit pourtant, avec quelque expérience pour la guider dans les fonctions importantes de son art. — Il est vrai qu’il y a moins de confiance que dans les efforts de la nature ; et j’ai oui dire à bien des médecins qu’ils feroient très-bien de penser comme elle. — Ses succès n’en avoient pas été moins fréquens, et elle s’étoit acquis une certaine réputation dans le monde. — Mais qu’on ne s’y trompe pas ; ce n’étoit pas le monde entier. Elle n’étoit pas connue, par exemple, des Hottentotes, ni des Hollandoises du Cap de Bonne-Espérance, qui accouchent, dit-on, comme madame Gigogne. — Le monde n’étoit pour elle qu’un petit cercle, décrit sur le grand cercle de l’univers, et qui n’avoit au plus que quatre milles de diamètre. — Son hameau en étoit le centre. — Elle avoit quarante-sept ans, quand son mari, en mourant, la laissa veuve avec trois ou quatre enfans, et pauvre. — Ses charmes, à ce qu’on prétend, n’étoient pas encore entièrement effacés ; elle n’y prit pas garde, et se comporta avec décence. On ne l’entendoit point se plaindre ; mais le silence qu’elle gardoit sur sa misère, réclamoit plus haut que ses cris ne l’eussent pu faire, le secours d’une main favorable. — La femme du ministre de la paroisse en fut touchée. — Elle avoit souvent eu occasion de se plaindre personnellement d’une chose essentielle, qui manquoit, depuis bien des années, au troupeau de son mari. — Il falloit aller chercher, à sept ou huit milles à la ronde, un secours qui étoit presque toujours tardif dans des cas ordinairement fort pressans ; et dans les nuits obscures de l’hiver, et par de mauvais chemins, ces sept ou huit milles s’alongeoient du double. Il auroit autant valu pour le village, qu’il n’y eût pas eu une sage-femme dans le monde entier. — La femme du ministre imagina donc de faire initier la discrète veuve dans tous les mystères de cet art. — Ce projet, soutenu par une pareille protectrice, ne pouvoit manquer de réussir. Elle en parla à toutes les femmes du canton, qui l’applaudirent ; et elle y mit tout le zèle que l’importance de la chose et son humeur bienfaisante lui suggérèrent. — L’élève y répondit ; elle fit des progrès rapides, et le ministre, qui jusques-là n’avoit point paru se mêler de l’affaire, la prit à cœur. — Il sollicita un brevet en forme, pour qu’elle pût, sans trouble, exercer son art, et paya généreusement dix-huit schellings, et quelque chose de plus, pour avoir cet important parchemin. Elle fut aussitôt installée dans sa charge avec tous les droits, profits, revenus, émolumens, privilèges, honneurs et prérogatives qui y sont attachés. On s’écarta même, par rapport à elle, de l’ancienne formule ; et le rédacteur de son brevet étoit si jaloux, si vain de la nouvelle tournure qu’il y avoit donnée, et qu’il avoit imaginée… il la croyoit si heureuse, qu’il vouloit obliger toutes les matrones du voisinage à faire ajouter à leurs brevets son idée capricieuse. — Que de gens dans le monde s’engouent ainsi de leur opinion !

Mais que m’importe ? — Chacun a son goût. Un des plus grands hommes de ce monde, le fameux M. Paparel, n’avoit-il pas le sien ? Il n’avoit qu’à se baisser et prendre ; les parasites ne l’incommodoient pas. — Le passe-tems le plus agréable du dernier des Césars étoit de tuer des mouches. — Eh ! monsieur, on a vu cela dans tous les siècles. Les hommes les plus sages (je n’en excepte pas même Salomon, le sage des sages) ont eu leurs bizarreries, leurs chevaux de courses, leurs médailles, leurs coquilles, leurs tambours, leurs violons, leurs trompettes, leurs talons rouges, leurs palettes, leurs quintes, leurs papillons..... On les a vus, chacun à sa façon, aller à dada sur leurs califourchons. — Qu’ils aillent, monsieur, qu’ils aillent ! — Pourvu qu’ils ne nous forcent pas, vous et moi, dans leur gravité, de monter en croupe derrière eux ; quel intérêt avons-nous, je vous prie, de nous inquiéter de ce qu’ils font ? Ils ont leur marotte… eh bien ! qu’ils aient.



CHAPITRE VIII

Je n’y tiens pas toujours.


De gustibus non est disputandum. Cela veut dire, monsieur, dans toutes les langues du monde, que l’on perd son tems à raisonner contre un tic décidé. Aussi est-ce rarement que cela m’arrive. — La bonne grace que j’aurois à railler les autres de leurs bizarreries ! — En suis-je donc moi-même exempt ? — Je ne suis pas né dans la lune ; mais elle n’est pas plus quinteuse dans sa marche et dans ses phases, que je ne le suis dans mes idées. Il semble que mon esprit ne se gouverne que par ses influences. Peintre aujourd’hui, ménétrier demain ; je suis quelquefois l’un et l’autre tout ensemble : c’est selon la mouche qui me pique. Je suis propriétaire, et depuis très-long-tems, de deux haquenées, qui vaudroient beaucoup mieux si elles étoient plus jeunes. — Je monte dessus de tems en tems, pour prendre l’air. — Je ne sais si on y trouve à redire ; mais je ne m’en inquiète pas.

J’avoue cependant, et c’est sans doute à ma honte, que j’entreprends quelquefois des voyages plus longs qu’un homme sage n’en devroit faire ; mais il est vrai en même tems que je ne suis pas un homme sage. — Hélas ! que suis-je ? Un être si peu important dans ce monde, que mes actions ne méritent guère d’être observées. — Ne vous imaginez pas cependant que ma situation me coûte à supporter ; elle ne me cause que peu ou point de chagrin. Ma tranquillité ne se trouble point à l’aspect d’un tas de grands seigneurs, tels que milords A. B. C. D. E. F. G. H. I. K. L. M. N. O. P. Q. et tant d’autres qui passent en revue devant moi, montés sur leurs califourchons. — Les uns marchent d’un pas grave....... les autres courent le grand galop, à toute bride, à travers les champs, comme s’ils vouloient se casser le cou. — Tant mieux, me dis-je à moi-même. Eh ! qu’importe que ce malheur leur arrive ? Le monde ne se passeroit-il pas bien d’eux ? — Mais les autres ? Patience. Que Dieu les bénisse ! Ils peuvent aller à cheval aussi longtems qu’ils voudront, sans que je m’y oppose… J’y gagnerait même ; car s’ils étoient désarçonnés cette nuit, je parierois dix contre un, qu’il y en auroit beaucoup parmi eux qui se trouveroient plus mal montés avant le jour.

Et ces bagatelles influeroient sur mon repos ? — Non, non. Mais ce qui me démonte, c’est quand je vois une personne née pour de grandes actions, et ce qui est encore plus glorieux pour elle, qui est naturellement disposée à en faire de bonnes, qui, dans tout ce qu’elle fait, tâche, milord, de vous imiter, et montre par-là que ses principes sont aussi généreux que son cœur, sa conduite aussi noble que sa naissance, et que ce monde corrompu ne peut cependant la souffrir...... Oh ! je l’avouerai...... Quand je la vois entrer en lice, et que ce n’est, par malheur pour ma patrie et pour sa gloire, que pour quelques momens...... c’est alors, milord, que ma philosophie m’abandonne, et que, dans les premiers transports d’une impatience vertueuse, je voudrois voir tous les caprices et tous les califourchons du monde au diable.


MILORD,

« Je soutiens que ceci est une épître dédicatoire. Le sujet, la forme, le lien semblent peut-être s’opposer à l’idée que j’en ai conçue. Mais malgré sa singularité sur ces trois points essentiels, malgré votre opinion, je soutiens que ceci est une épître dédicatoire. Je vous l’offre, et vous supplie de l’accepter comme telle ; et si vous êtes debout, je la mets à vos pieds. C’est une attitude que vous pouvez prendre quand il vous plaît, et selon que l’occasion l’exige. — J’ajoute que ce n’est jamais qu’à l’avantage du public. »

J’ai l’honneur d’être,

Milord,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Tristram Shandy.



CHAPITRE IX

Annonce.


Mais je déclare solennellement que cette épître n’a été faite pour aucun prince, pape, prélat, potentat, duc, marquis, comte, vicomte ou baron. — Elle n’a point non plus été colportée. — Je ne l’ai offerte à qui que ce fût, grand ou petit, directement ni indirectement, publiquement ou secretement. — C’est une épître absolument vierge, et pas une ame vivante ne l’a lue.

J’appuie sur ce point, et j’ai mes raisons ; c’est pour prévenir toutes les tracasseries qu’on pourroit me faire sur la manière dont j’en veux tirer parti. — Paroissez, amateurs, elle est à vendre ; — je la mets à l’encan.

Il est bien permis, je crois, à un auteur, de faire tourner ses veilles et ses travaux à son plus grand avantage. — Mais je déteste de marchander sur ce point. — Et qu’est-ce que font quelques guinées de plus ou de moins ? — C’est ce qui m’a d’abord engagé à en agir ouvertement avec les grands dans cette affaire. — J’y trouverai peut-être mieux mon compte.

S’il y a donc dans le monde quelque prince, duc, marquis, comte, vicomte ou baron, qui ait besoin de mon épître, elle est à son service ; il peut parler. — Je la lui donne pour cinquante guinées ; — sans cela je la garde. C’est vingt guinées de moins que je ne pourrois la vendre à un homme de génie.

Examinez-là encore une fois, milord. Ce n’est pas un de ces morceaux de flatterie grossière qui insulte celui à qui on l’adresse. — Vous voyez que le dessin en est bon, le coloris transparent, le coup de pinceau passable.

On peut encore, vis-à-vis d’un homme scientifique, l’apprécier d’une manière plus précise. Mesurez-la, si vous voulez, sur l’échelle du peintre, divisée en vingt parties. Je crois, milord, que des lignes antérieures peuvent répondre à douze ; la composition à neuf ; le coloris à six ; — l’expression à treize et demie ; — le dessin… Oh ! pour cela, si l’on m’accorde que j’y aie mis du dessin… Je m’imagine, en ce cas, qu’on peut bien le comparer à vingt. — Mais ne mettons, si vous voulez, que dix-neuf. — N’y a-t-il pas encore autre chose qui vaut son prix ? — Les ombres de votre poupée favorite, quelque ridicule qu’elle soit, n’en sont qu’une figure accessoire, et donnent de la force et du relief aux jours qui frappent votre propre figure. — Ils la font paroître avec plus d’avantage ; — elle devient la figure principale. — D’ailleurs, il règne dans l’ensemble un air original qui mérite d’être observé.

Envoyez donc, milord, ces cinquante guinées à mon libraire. — C’est un galant homme, et il me les remettra. — Moi de mon côté, j’aurai soin, à la première édition, de supprimer ce chapitre. Alors vos titres, vos distinctions, vos amies, et même vos bonnes actions serviront de frontispice au chapitre précédent. Je les placerai au-dessous de la légende : De gustibus non est disputandum ; et tout ce que vous trouverez dans mon livre, qui aura quelque rapport aux califourchons, à la marotte en vogue, vous appartiendra. — Je vous le cède ; mais je ne vous cède rien de plus, milord. Je dédie le reste à la lune. — C’est peut-être, de tous les patrons et de toutes les patrones qui se présentent à mon esprit, celle qui donnera le plus de vogue à mon ouvrage.


Brillante Déesse.

Si vous n’êtes pas trop occupée des affaires de Candide et de mademoiselle Cunégonde, prenez aussi sous votre protection celles de Tristram Shandy.



CHAPITRE X

Ce qui se voit tous les jours.


Il y a des philosophes naturalistes qui prétendent que la peine, dans de certains cas, est un plaisir. — Il en pourroit, par hasard, être ainsi de l’ennui ; et ce n’est peut-être pas un hasard, que d’en promettre dans ce chapitre.

Je ne sais s’il est fort essentiel de faire remarquer le mérite qu’il y eut à favoriser l’établissement de la sage-femme.

Mais n’étoit-ce pas un trait de bienfaisance ?

Oui.

Eh bien ! que risquez-vous d’en parler ? Ces traits sont assez rares aujourd’hui pour qu’on en fasse note.

En ce cas, puisque cela devient un point important, il ne reste plus qu’à savoir à qui des deux il en faut donner la gloire ; si c’est au mari ou si c’est à la femme ?

Tous deux y eurent part.

Cela est vrai. La femme en conçut le dessein.

Et le mari concourut au succès.

Il donna libéralement l’argent qu’il falloit.

Oui. Et beaucoup de gens, pour qui la physique est tout, et le reste rien, penseroient volontiers qu’il dut lui faire remporter tout le prix de cette belle action.

Cela peut être. Mais les gens sensés penseroient au contraire qu’ils durent le partager.

Eh bien ! c’est ce qui n’arriva point.

Comment ? Le mari !…

Non. Le mari n’eut rien. La voix publique l’accorda tout entier à la femme.

Oh ! je vous avoue qu’il me faudroit six jours entiers pour trouver une raison qui justifiât ce procédé. — Je n’y vois que l’effet d’une injuste et sotte prévention.

Hélas ! monsieur, telles sont souvent les réputations les plus éclatantes ; il est rare qu’elles soient méritées. On trouve presque toujours quelqu’un qui se plaint que c’est à ses dépens qu’elles font tant de bruit.



CHAPITRE XI

On a beau faire, quelqu’un se plaint toujours.


Ce pauvre ministre n’étoit cependant pas venu jusques-là, sans faire parler de lui. — Il ne faut souvent que fort peu de chose pour attirer l’attention du public ; mais ce qui la lui avoit méritée, cinq ans auparavant, n’étoit pas peu de chose. — On ne lui reprochoit rien moins que d’avoir violé toute bienséance. — « Il avilit, disoit-on, sa personne, son état, ses fonctions. C’est un espèce de petit prélat ; ses revenus sont considérables : mais quel usage il en fait ! Il n’a, pour tout équipage, qu’un mauvais cheval qui ne vaut pas deux guinées. Il faut le rayer de la liste. »

Vous avez raison, mes amis ; ce Bucéphale étoit le vrai pendant du fameux coursier du héros de la Manche. — Ils se ressembloient de manière à s’y tromper. — Je ne me souviens cependant pas d’avoir lu que Rossinante fût poussif. Il jouissoit d’ailleurs d’une prérogative qu’ont presque tous les chevaux espagnols, gros ou petits, gras ou maigres. — Napolitains glapissans ! que ne donneriez-vous pas pour racheter ce privilège ? — Vos voix grêles enchantent, flattent l’oreille, mais laissez paroître au milieu de vous ce nouveau Stentor. — Mesdames ?… Il est inutile que vous parliez… On devine dans vos yeux l’objet de votre choix.

Je sais cependant qu’on a douté que le cheval de Don Quichotte. — Il ne faut souvent qu’une sotte retenue pour faire prendre la plus mauvaise opinion de soi ; et la sienne étoit extrême. — Mais l’aventure des voituriers Ganguésiens prouve, et de reste, qu’elle ne venoit pas d’une cause sinistre. Sa continence étoit une vertu de tempérament. — Et permettez-moi de vous le dire, ma belle dame, vous savez aussi bien que moi, que s’il y a des personnes dans le monde qui se vantent d’avoir de la pudicité, elles n’ont guère de meilleure raison à en donner que celle-là.

Mais : —

Point de réplique, s’il vous plaît. L’impartialité est ma devise. — Aussi rendrai-je une justice exacte à tous les personnages qui paroîtront sur le théâtre de cet ouvrage… dramatique. Je n’aurois pu, sans blesser ma conscience, passer sous silence des distinctions qui sont si favorables à Rossinante… et si enviées ! — Ô charmantes Circassiennes, qui ne voyez dans l’enceinte de vos murs que des.....

Le cheval du ministre, à ces petites choses près, ressemblent en tous points à celui du preux amant de la princesse du Toboso. — Il étoit aussi maigre, aussi décharné, aussi efflanqué. L’humilité même, si elle n’alloit pas à pied, ne pourroit pas choisir une monture plus chétive.

L’opinion de certaines gens est si fausse !… Il y avoit des personnes qui prétendoient que le ministre auroit pu aisément relever la figure de son Bayard. — « Il a, disoient-elles, une jolie selle garnie de pluche verte, et d’un double rang de clous argentés, de beaux étriers de cuivre, une housse de drap gris, ornée d’une frange de soie noire, mêlée de fil d’or, — une bride, avec de belles bossettes argentées, et les autres ornemens convenables. » — Oui, sans doute, il avoit tout cela ; c’étoit une emplette de sa jeunesse ; mais toutes ces belles choses étoient attachées à un clou derrière la porte de son cabinet. — Il en avoit donné d’autres à son cheval, qui seyoient mieux à sa figure. Il étoit homme d’ordre. On l’eût pris pour un fou, s’il eût agi pour son cheval, comme ces vieilles coquettes, qui, à force de carmin, essaient de faire revivre, sur leurs visages décrépits, les roses de la jeunesse……

Il ne laissoit pas que de sortir souvent de chez lui, et l’on pense bien que lorsqu’il alloit, ainsi monté, voir ses confrères, il trouvoit sur son chemin de quoi exercer sa philosophie. — Les gestes de l’un, les propos de l’autre ! — Il n’entroit pas dans un village, qu’il n’attirât l’attention de tout le monde. Les hommes, les femmes, les enfans, les vieillards, tout se mettoit sur son passage. — Les travaux cessoient, le sceau restoit suspendu au milieu du puits ; le rouet à filer étoit sans mouvement : — on oublioit la fossette et le trou-madame. Son allure n’étoit pas rapide, et il avoit tout le tems de faire ses observations, d’écouter les soupirs des gens graves, les quolibets des mauvais plaisans, les railleries des frondeurs. — Il souffroit tout cela avec une tranquillité stoïque. — Son caractère le portoit naturellement à la plaisanterie. — Il se voyoit lui-même dans le vrai point du ridicule, et il ne trouvoit pas mauvais que les autres eussent sur son compte les mêmes yeux que lui. — Je le citois l’autre jour à un poëte de ma connoissance, pour tâcher, par l’exemple, de le mettre à l’unisson du public, sur l’opinion qu’on a, et de ses satyres, et de ses tragédies, et de ses panégyriques, et de ses traductions, — Ciel !… il m’auroit volontiers coupé la langue. — Mon cher ministre, où te trouver des imitateurs ? — Ses amis savoient que ce n’étoit point par une sordide épargne qu’il alloit de cette manière, et ils le railloient avec liberté sur son extravagance. — Il auroit pu faire cesser tous ces sarcasmes, en leur disant les raisons qui le faisoient agir ainsi ; mais il aimoit mieux se joindre à eux contre lui-même. — Ne voyez-vous pas, leur disoit-il, que je suis miné par une consomption qui me mène rapidement au tombeau ? Le cavalier ne mérite pas un autre cheval ; l’un avec l’autre, nous avons l’air de n’être que d’une pièce ; nous ressemblons à un Centaure. — La vue d’un cheval qui auroit eu de l’embonpoint, lui auroit causé, dans l’état où il étoit, une altération sensible dans le pouls. — Il en seroit peut-être tombé en syncope. — La diaphanéité de son cheval, par une sorte d’analogie, tenoit du moins ses esprits dans le calme.

Et combien d’autres raisons ne donnoit-il pas, pour justifier le choix qu’il avoit fait d’un animal aussi doux et aussi modéré ? Assis mécaniquement sur une telle bête, il pouvoit méditer, avec autant de plaisir, sur la vanité du monde et le cours rapide de la vie, de vanitate mundi et fugâ saeculi. — Aussi tranquille, sous le pas de sa monture, que dans son cabinet, ses occupations pouvoient être les mêmes. Il pouvoit, aussi aisément que dans son fauteuil, coudre une phrase à son sermon, reprendre une maille échappée à son bas. — Un trot rapide, et un raisonnement lent, étoient, selon lui, deux mouvemens aussi incompatibles que l’esprit et le jugement ; mais sur son cheval, il pouvoit concilier les choses qui paroissoient les plus contraires : son prône et une chanson, sa toux et son sommeil. — Je ne finirois pas, si je voulois rapporter toutes les raisons qu’il alléguoit. Il n’y avoit que la véritable qu’il ne disoit point, et il se la réservoit in petto, par raffinement d’honneur.

On l’a su ; il avoit eu dans sa jeunesse, à-peu-près dans le temps qu’il avoit acheté sa superbe selle et sa magnifique bride, un goût tout-à fait opposé. Il se livroit à l’autre extrême : on citoit son cheval comme le plus beau du canton. — Mais on sait déjà qu’il n’y avoit point de sage-femme, ni dans le village, ni à sept ou huit milles à la ronde. — Ses paroissiennes n’en avoient pas moins d’aptitude à propager l’espèce humaine ; et que faire au moment du besoin ? On venoit prier monsieur le curé de prêter son cheval, pour aller chercher du secours. — Son cœur étoit excellent ; un nouveau cas étoit souvent plus pressant que le premier : il falloit voler. — De semaine en semaine, de jour en jour, quelquefois le cheval faisoit une course, et les choses alloient de manière, que tous les neuf ou dix mois, il se trouvoit dans la nécessité de se défaire d’un mauvais cheval, et de le remplacer par un bon.

Je laisse à qui le voudra, à calculer la perte que cette complaisance lui coûtoit année commune. Le bon pasteur la supporta longtemps sans murmurer. — Elle se répéta enfin tant de fois, qu’il songea à prendre la chose en considération. Il vit que cette dépense étoit si disproportionnée à ses revenus, qu’il ne pouvoit plus la soutenir. Mais ce qui le touchoit le plus, c’est qu’un article aussi lourd lui ôtoit absolument les moyens de faire d’autres actes de bienfaisance dans sa paroisse. Quel bien faisoit-il par-là ? Cher curé, vous ne trouviez pas mauvais que vos paroissiennes fissent des enfans, et accouchassent ; mais votre cœur compatissant se plaignoit de n’être utile qu’à elles. — Vous n’aviez plus rien pour secourir les infirmes. — Rien pour les gens âgés. — Rien pour porter la consolation dans ces demeures pitoyables, où la pauvreté, la maladie, les afflictions faisoient périr de misère les malheureux que vous alliez visiter.

Ces raisons le déterminèrent à supprimer cette dépense. Il n’y avoit que deux moyens de l’éviter. — C’étoit, ou de prendre la ferme résolution de ne plus prêter son cheval, quelque prière qu’on lui en fît, ou de se résoudre à monter le dernier qu’on lui auroit ruiné tant qu’il pourroit aller.

Il se défioit de sa fermeté, sur le refus, et il embrassa gaiement le dernier moyen. — Les raisons qui le faisoient agir ainsi lui auroient fait honneur ; mais c’étoit pour cela même qu’il ne vouloit pas les dire. Il aimoit mieux souffrir le mépris de ses ennemis, et les railleries de ses amis, que de publier une histoire qui ne pouvoit que lui attirer des louanges.

Ah ! j’ai la plus haute idée des sentimens délicats de ce bon pasteur. Ce seul coup de pinceau dans son caractère vaut, selon moi, tous les rafinemens, toute la franchise du cœur de l’incomparable chevalier de la Manche ; et je vous l’avoue, monsieur le maréchal, j’aime mieux le caractère de Don Quichotte, avec toutes ses folies ; j’aimerois mieux le voir lui-même, que tous les héros anciens et modernes. — Mais ne vous fâchez pas ; je ne vous dis cela qu’en passant.

Ce n’est cependant pas là la morale de mon histoire. — Je voulois seulement faire voir la bizarrerie de l’humeur, ou plutôt l’injustice du monde dans toutes les affaires qui se présentent en général, et singulièrement dans celle-ci. Pendant tout le temps que cette explication pouvoit faire honneur au ministre, personne ne découvrit les motifs de sa conduite. Je suppose que ses ennemis ne le voulurent pas, et que ses amis ne purent les pénétrer. Mais aussitôt que l’on vit ses démarches pour établir la sage-femme, et que l’on sut qu’il avoit payé les frais de son brevet, une étincelle qui tombe sur de la poudre ne fait pas un effet plus prompt ; tout son secret prit vent. — On se souvint de tous les chevaux qu’il avoit perdus ; on se rappela même qu’on lui en avoit fait périr deux qu’il n’avoit presque point vus ; on racontoit même les circonstances de leur perte. — Son histoire courut de toutes parts avec la rapidité du feu volage. — Mais la malignité !… Ô mes amis ! — Un nouvel accès d’orgueil avoit, disoit-on, saisi le ministre. — Il alloit se bien monter. — Il étoit évident que dès la première année, il épargneroit plus de dix fois ce que la permission de la sage-femme lui avoit coûté.

Les soins qu’il prenoit pour régler sa conduite, les attentions qu’il avoit pour diriger toutes les actions de sa vie, mais bien plus encore, les opinions qui flottoient dans la tête des autres sur sa manière de se comporter, troubloient fréquemment son repos. Il étoit souvent éveillé, quand il avoit besoin de dormir.

Il y a environ dix ans qu’il eut le bonheur de se soustraire à ces inquiétudes. — Il quitta en même temps et sa paroisse et tout le monde, et ne fut plus responsable de sa conduite qu’à un juge, dont il n’a certainement pas lieu de se plaindre.

Il est donc dans les décrets du ciel, qu’il y a une espèce de fatalité attachée aux actions de certaines personnes ! — Elles ont beau prendre des précautions pour les régler d’une manière digne d’éloges ; — on les fait passer à travers de certains conduits, où on les tord, on les détourne de leur véritable but ; — et les plus honnêtes gens, avec toutes sortes de droits aux louanges de leurs frères, et que la droiture du cœur peut donner, vivent et meurent sans y participer : — heureux s’ils ne sont pas déchiré, calomniés, persécutés !

Le bon ministre fut une preuve de cette vérité. — Mais il faut savoir comment cela arriva, et cette connoissance, monsieur, ne vous sera pas inutile. — Lisez donc les deux chapitres suivans. — Vous y trouverez une esquisse de sa vie et de sa conversation ordinaire, qui porte sa morale avec. — Si rien ne vous arrête ensuite sur la route, nous reviendrons à la sage-femme, ou à quelque autre.



CHAPITRE XII.


Il se nommoit Yorick. — Et ce qui est fort remarquable, c’est qu’il paroît, par une très-ancienne charte de sa famille, écrite sur du parchemin, et très-bien conservée, que ce nom a été écrit exactement de la même manière, pendant l’espace de… j’allois dire neuf cents ans ; — mais je ne veux pas ébranler votre confiance, par une vérité qui n’est pas probable, quoiqu’on ne puisse la contester. — J’aime mieux simplement vous dire qu’on l’a écrit ainsi de temps immémorial, sans la moindre altération, sans changer une seule lettre. — Eh ! quel est celui de nos plus grands noms qui se soit ainsi soutenu ? — Ils se sont aussi variés que ceux qui les ont portés. Est-ce orgueil ? est-ce honte ? — À vous parler vrai, je suis, à ce sujet, tantôt d’une opinion, tantôt de l’autre, selon la force ou la foiblesse de ce qui me tente. — Cela n’empêche pas que ce ne soit une chose indigne. — Elle nous mêle, elle nous confond tellement ensemble, qu’il n’y a presque personne aujourd’hui qui puisse se tenir debout, et jurer que c’est son bisaïeul qui fit telle ou telle action.

La famille Yorick avoit eu le soin prudent de prévenir cette confusion. — Elle avoit religieusement conservé la charte que je cite, et ce titre m’a appris qu’elle étoit originaire de Danemarck ; qu’elle passa en Angleterre sous le règne d’Horwendillus, roi de cette contrée du Nord, et qu’un des ancêtres de monsieur Yorick, et dont il descend en ligne directe, avoit eu jusqu’à sa mort une des charges les plus importantes de la cour. — Un autre parchemin, qui est joint à la charte, ajoute que cette charge n’existe plus, et qu’elle a été supprimée depuis deux siècles, et dans cette cour, et dans toutes celles du monde chrétien, comme inutile.

— J’ai souvent réfléchi sur la nature de cette charte, et j’ai cru pouvoir me persuader que c’étoit celle de principal bouffon du roi. — Est-il étonnant qu’elle ait été supprimée dans toutes les cours ? Les rois n’ont pas besoin d’avoir, en titre d’office, des serviteurs à gaines, quand tout ce qui les entoure s’empresse de faire un rôle dont ils payoient l’acteur qui en étoit spécialement chargé.

— Notre Shakespear prenoit souvent des faits authentiques pour sujet de ses pièces. — L’Yorick d’Hamlet étoit sûrement un des ancêtres de monsieur Yorick.

Je n’ai pas le temps d’examiner assez attentivement l’histoire de Danemarck de Saxo Grammaticus, pour m’assurer bien positivement de ce fait. — Mais vous, monsieur, qui êtes de presque toutes les académies du monde, qui vous êtes fait un nom en fouillant tant de décombres de l’antiquité, qui avez découvert tant de petites choses dont vous avez tant fait de bruit, qui êtes si profondément oisif, en paroissant si occupé, mettez-vous à débrouiller ce point historique. — Je ne vous demande qu’une grâce ; c’est de nous épargner l’in-folio et la pesanteur non moins assommante du style de vos dissertations ridiculo-comico-savantasses.

Que n’ai-je eu assez de temps dans le voyage que je fis en Danemarck, en 1741, en qualité de gouverneur du fils aîné de M. Noddi ! J’aurois peut-être fait cette recherche moi même, et j’en aurois orné l’agréable relation que je compte faire de ce voyage original dans le cours de cet ouvrage. — Mais je n’eus que le temps de vérifier une observation que quelqu’un avoit faite dans ce pays, où il avoit demeuré long-temps. — C’est que la nature n’avoit été ni avare, ni prodigue dans la distribution de génie et de capacité qu’elle a faite aux habitans. En mère discrète, elle ne les a tous que modérément favorisés. — Mais elle leur a en même-temps fait un partage si égal, qu’ils sont, sur ce point, presque tous au niveau les uns des autres. — On trouve peu de talens supérieurs en ce pays ; mais ils sont remplacés par un bon jugement, par beaucoup d’ordre. — Les rangs, les conditions diverses se trouvent à cet égard à l’unisson. — Il me semble que cela est fort agréable.

Quelle différence chez nous ! que de hauts ! que de bas ! — Vous êtes un grand génie, ou peut-être y a-t-il à parier cinquante contre un, monsieur, que vous n’êtes qu’un sot. — Ce n’est pas cependant qu’il n’y ait des degrés, des échelons intermédiaires. Le thermomètre ne s’élève et ne s’abaisse pas tout-à-coup ; mais les extrémités sont plus communes en Angleterre qu’ailleurs. — Il semble que la nature s’y joue également du génie et de la température de l’air. — La fortune n’est pas plus fantasque dans la distribution de ses présens.

C’est ce qui m’a fait hésiter sur les idées que j’avois de l’extraction primitive d’Yorick. — Ce que ma mémoire me rappeloit de lui, ce que j’en avois oui dire, me prouvoient que ses veines n’avoient pas conservé une goutte du sang danois. Il avoit effectivement eu le temps de s’écouler ou de s’évaporer pendant neuf siècles. — Je me défends de philosopher avec vous sur ce point. — Cela est arrivé, le fait est exact, et cela me suffit : qu’importe la manière ? — On ne trouvoit donc plus dans Yorick ce froid flegmatique, cette régularité précise d’esprit, de bon sens et d’humeur, qui sembloient devoir se trouver dans un homme de son origine. — C’étoit au contraire un composé d’élémens si subtils, si effervescens, si extraordinaires, si singuliers, si hétéroclytes même… Il étoit en même temps si capricieux ; il avoit tant de vivacité ; il avoit le cœur si gai, si ouvert, qu’on eût dit qu’il étoit né sous le climat le plus favorable. — Mais avec tant de voiles déployées, le bon Yorick ne portoit pas un once de lest. Il n’avoit pas la plus légère connoissance du monde. — Parvenu à ses vingt-six ans, il ne savoit pas plus y faire route, qu’un jeune chevreuil abandonné à lui-même. — Il s’étoit cependant embarqué sur cette mer agitée, et vous vous imaginez, sans doute aisément, que le vent frais de ses esprits ne manquoit pas de le faire donner contre quelque écueil. — Cela lui arrivoit dix fois par jour. — Les personnes graves, ces gens qui marchent à pas lents et mesurés, étoient ceux précisément qui se trouvoient le plus souvent sur son chemin. — C’étoit avec eux qu’il avoit eu le malheur de s’embarrasser. — Peut-être y avoit-il eu cela de sa part quelque petit mêlange de malice. — Je sais qu’Yorick avoit un dégoût, une aversion invincible pour la gravité. — Il ne faut cependant pas s’y méprendre. Ce n’est pas contre la gravité en elle-même qu’il avoit cette antipathie. — Il étoit, quand il le falloit, aussi grave et aussi sérieux qu’un autre, et il l’étoit, au besoin, des jours et des semaines entières ; mais c’étoit l’affectation de la gravité qu’il détestoit. Il lui avoit déclaré une guerre ouverte. Il ne pouvoit souffrir qu’elle servît de masque à l’ignorance, à la sottise, à la folie ; et dans quelque endroit qu’il la trouvât, quelque protégée et quelqu’appuyée qu’elle fût, il la poursuivoit avec feu : il étoit sans quartier, sans merci.

« La gravité, disoit-il quelquefois, dans sa façon sauvage de parler, est comme ces scélérats de l’espèce la plus dangereuse. Elle est toujours entourée ou accompagnée de la ruse, de la fraude et de l’artifice. » Il croyoit fermement qu’elle exerçoit plus de rapines en un an sur les honnêtes gens, par son langage faux, que la filouterie ne le peut faire en dix ans par sa subtile adresse. — Quel risque court-on, s’écrioit-il, avec un homme ouvert, et que la gaieté de son cœur fait d’abord connoître ? — Tout le danger est pour lui. — Mais la ruse, l’astuce, la fourberie, la duplicité sont l’essence même de la gravité. C’est un moyen étudié pour se faire une réputation d’esprit, de bon sens et de connoissances qu’on n’a pas. — Elle étoit pire, selon lui, que ce qu’un auteur françois, de beaucoup de mérite, ne l’avoit définie. Il disoit que c’étoit « un maintien mystérieux du corps, pour couvrir les défauts de l’esprit. » Ne cache-t-elle pas aussi la perversité du cœur ? — Yorick trouvoit cependant cette définition si belle, qu’il disoit assez imprudemment, sans doute, qu’elle méritoit d’être gravée, en grandes lettres d’or, sur des portiques élevés.

Il faut l’avouer : il s’étoit placé sur un théâtre qu’il ne connoissoit pas. Il étoit aussi indiscret, aussi imprudent sur toute autre chose. — C’est en vain que la politique exigeoit de lui de la contrainte et de la retenue : rien ne faisoit impression sur son esprit, que la nature même de la chose dont on parloit ; et sa coutume étoit de traduire sur-le champ, et sans périphrase, en bon anglois, ce qu’elle exprimoit. Les personnes, le temps, le lieu, tout cela lui étoit indifférent : il ne faisoit point de distinction. Un mauvais procédé venoit-il lui frapper l’oreille, il ne se donnoit pas le temps d’examiner quel étoit le héros de la pièce ; et si, par son état, si par sa place, il ne pouvoit pas lui nuire ; — si l’action étoit odieuse, il n’en falloit pas davantage ; … celui qui l’avoit commise étoit un infâme, etc. etc. Ses commentaires malheureusement se terminoient presque toujours par un bon mot, ou étoient aiguisés par quelque saillie satirique. — Quelles ailes pour son indiscrétion ! — Enfin il évitoit très-rarement de dire sans façon ce qui lui venoit à l’esprit. — Le monde lui fournissoit sans cesse l’occasion de répandre ses railleries et ses épigrammes, et l’on avoit soin de les recueillir. — Hélas ! on va voir quelles en furent les conséquences, et la catastrophe dont il fut frappé.



CHAPITRE XIII.

L’Épitaphe.


Vous connoissez au moins un peu la nature humaine, mon cher lecteur ; c’en est assez pour m’épargner de longues explications, et vous comprenez aisément que mon héros ne pouvoit pas aller ainsi, sans éprouver de temps en temps quelques petites… — Il s’étoit chargé d’une multitude de ces petites dettes. — Elles font un poids, lui disoit Eugène ; on les enregistre. — Il n’y faisoit aucune attention. — Ce n’étoit point par malice qu’il les avoit contractées. — La franchise, la gaieté de son humeur joviale en étoient le principe. — Que pouvoit-il lui en arriver ? — Elles sont aussitôt rayées qu’inscrites, et Eugène lui répondoit : « Ne vous y fiez pas. Il faudra, lui disoit-il, que vous payez un jour ou l’autre : on ne vous fera pas grâce de la moindre chose. »

Autant en emportoit le vent. — Yorick ne lui répliquoit que par un geste qui annonçoit qu’il ne craignoit rien ; et si c’étoit à la promenade, ou dans les champs qu’on lui en parloit, un saut qu’il faisoit d’un air gai et indifférent, étoit toute la réponse qu’on avoit de lui. — Mais on le prenoit quelquefois au coin de son feu, entouré de chaises et de fauteuils. Là, il ne pouvoit pas fuir aussi aisément, et c’est alors qu’Eugène lui faisoit, sans qu’il pût l’éviter, des leçons sur son indiscrétion. —

« Croyez-moi, lui disoit-il, mon cher Yorick, vos plaisanteries indiscrètes vous causeront tôt ou tard des chagrins et des embarras dont tout votre esprit ne pourra vous dégager. — Je vois qu’il n’arrive que trop souvent, dans ces saillies, que la personne que l’on badine, se croit lésée, et qu’elle s’arroge, pour se venger, tous les droits que peut lui donner une injure. — Figurez-vous, dans cette situation, ce qui roule dans son esprit. — Comptez ses amis, ses parens, et tous ceux qui, sans autre intérêt que le danger commun, vont se réunir à son escorte. — Le calcul sera modeste, si pour dix de vos épigrammes, vous ne vous êtes fait cent ennemis. — Mais jusqu’à ce que vous vous soyez attiré un essaim de guêpes, qui vous piquent de toutes parts, je le vois, vous ne croirez pas ce que je vous dis.

» Vous savez, mon cher Yorick, combien je vous aime. Je connois votre droiture ; je sais que vos railleries ne partent pas d’une malignité bilieuse. — Elles viennent de la candeur et de la gaieté de votre ame. Mais songez que les sots ne savent pas faire cette distinction, et que les fourbes et les méchans ne veulent pas la faire. — Et vous ne voulez pas voir le danger d’irriter les uns et de plaisanter les autres ! Vous vous perdez, mon ami. Ils vont se liguer et se prêter un secours mutuel ; vous pouvez compter qu’ils vont vous faire une guerre qui vous rendra la vie même à charge.

» La vengeance, croyez-moi, vous portera de quelque coin des coups funestes, qui attaqueront votre honneur, et que l’innocence et l’intégrité de votre conduite ne pourront jamais parer. — Votre fortune, votre maison en seront ébranlées. — Votre caractère, qui a malheureusement montré à vos ennemis la route qu’il faut suivre pour vous attaquer, en sera affecté. — On jetera des doutes sur tout ce que vous direz. La vérité qui passera par votre bouche, ne sera plus qu’une imposture. Vous serez accablé de calomnies. — On tournera votre esprit en ridicule, et avec toutes vos connoissances, toute votre littérature, on vous foulera aux pieds. — Vous peindrai-je la dernière scène de votre tragédie ? La cruauté et la lâcheté, assassins jumeaux, vendues, livrées à l’obscure malice, attaqueront toutes vos fragilités, toutes vos foiblesses. — C’est-là le point d’attaque qui a emporté d’assaut les mortels les plus dignes et les meilleurs. — Et croyez-moi, croyez-moi, mon cher Yorick, dès qu’une fois la vengeance, pour se satisfaire, a conçu le dessein de sacrifier un innocent destitué de tout secours, il est aisé de ramasser, dans le moindre hallier, autant de bois qu’il en faut pour former le bûcher où on veut l’immoler. » —

Yorick ne pouvoit écouter cette funeste prédiction sans verser des larmes. — Il se promettoit même d’être à l’avenir plus avare de ses plaisanteries. — Mais, hélas ! il étoit trop tard. — La grande confédération, qui avoit à sa tête et Monsieur… et Monsieur… et Monsieur… étoit déjà formée, et le plan de l’attaque fut exécuté tout-à-coup, et de la manière qu’Eugène l’avoit prédit, avec si peu de compassion du côté des alliés ! avec si peu de soupçon du côté d’Yorick ! Il étoit si éloigné de songer à ce qui se tramoit contre lui, qu’il n’avoit jamais cru sa promotion à l’épiscopat plus sûre. — Mais on avoit déjà coupé la racine : il tomba comme tant d’autres hommes de mérite avoient tombé avant lui.

Il se défendit cependant avec courage pendant quelque temps. — Accablé enfin par le nombre, épuisé par tant d’efforts, et encore plus par la manière indigne dont on lui faisoit la guerre, il fut forcé de mettre bas les armes. — Il conserva, dit-on, du moins en apparence, la gaieté et la vivacité de son esprit jusqu’à la fin. — Mais on croit qu’il est mort le cœur navré de douleur et de chagrin.

Eugène, quelques heures avant qu’il rendît le dernier soupir, s’approcha de son lit, dans l’intention de lui dire le dernier adieu. — Il lui demanda comment il se trouvoit. — Yorick le fixe, prend sa main, le remercie de toutes les marques d’amitié qu’il lui a données ; « et si je vous rencontre dans l’autre monde, ajouta-t-il, je vous réitérerai mes remercîmens. — J’échappe à mes ennemis pour toujours. — J’espère, dit Eugène en larmes, et du ton le plus tendre, j’espère que cela ne sera pas. » Yorick ne répondit qu’avec un regard, et en serrant doucement la main de son ami, pénétré de douleur. — « Courage, mon cher Yorick, s’écria Eugène en rappelant ses esprits et essuyant ses larmes, courage ! Un peu de cœur, cher ami. Ne laissez point abattre vos esprits ; que votre fermeté, dans le moment où vous en avez le plus de besoin, ne vous abandonne pas. — Et qu’est-ce qui connoît les ressources de la Providence, et ce que la puissance de Dieu peut faire pour vous ? » Yorick posa doucement la main sur son cœur, et remua la tête. « Je ne sais, dit Eugène fondant en larmes, je ne sais comment me séparer de vous. Je voudrois me flatter que vous êtes encore appelé à la place où votre mérite vous élevoit, et que je vivrai pour voir cet heureux événement. — Je vous prie, mon cher Eugène, dit Yorick en ôtant avec peine son bonnet de nuit, je vous prie de regarder ma tête. — Je n’y vois aucun mal, répliqua Eugène. — Hélas donc ! mon cher ami, souffrez que je vous dise qu’elle est si meurtrie par les coups qu’on m’a portés dans l’obscurité, et si peu faite à présent pour ce que vous dites, que quand il pleuvroit des mitres, pas une n’y pourroit tenir. » — Le dernier soupir d’Yorick, en disant ces mots, étoit suspendu sur ses lèvres… Eugène le regarde… Un feu léger, foible lueur de ses saillies, brille dans ses yeux. Eugène voyoit que le chagrin tuoit son ami. — Il lui serre la main, et sort ensuite doucement de la chambre, baigné de larmes… Yorick le suit des yeux jusqu’à la porte. — Alors il les ferme et ne les ouvre plus. —

Il repose dans un coin du cimetière de son église, sous une pierre de marbre qu’Eugène fit poser sur son sépulcre, avec cette inscription :

Hélas ! pauvre Yorick !

Ses mânes ont la consolation d’entendre lire dix fois par jour cette épitaphe élégiaque avec une telle variété de tons plaintifs, qu’on est obligé d’avouer que s’il n’a pas été universellement aimé pendant sa vie, il est plaint après sa mort. — Il y a un petit sentier qui traverse le cimetière auprès de sa tombe, et personne ne passe sans y jeter un regard et un soupir, en lisant :


 
HÉLAS !
PAUVRE
YORICK !
 


CHAPITRE XIV.


Ces digressions sont-elles enfin terminées ? — Et cette rapsodie prendra-t-elle une forme ? Oui, mon cher lecteur, je sens qu’il est temps de vous ramener à mon sujet. Retournons donc à la sage-femme ; elle joue un grand rôle dans mon histoire, et j’aurois tort de l’oublier. — D’ailleurs, quoi de plus utile dans le besoin ? La chère femme est encore existante, et je vais tout de bon l’introduire. Tel est, du moins à présent, mon dessein. Mais j’ignore si quelque matière nouvelle, si quelque affaire imprévue ne surviendra pas inopinément entre nous ; et en ce cas, j’irois au plus pressé.

Je vous ai dit, je crois, que cette bonne femme étoit fort considérée dans notre village, et dans tous les hameaux des environs, et que sa réputation s’étendoit jusqu’aux extrémités du cercle dont elle étoit environnée. — Mais il n’y avoit rien en cela d’extraordinaire. — Chaque ame vivante, pauvre ou riche, a un pareil cercle autour d’elle ; — et la seule chose que je vous demande, lorsqu’on vous dit que telle ou telle personne est d’un grand poids, d’une grande importance dans le monde, c’est, monsieur, d’étendre ou de rétrécir ce cercle, selon les proportions qu’exigent l’état, les connoissances, l’habileté, la hauteur et la profondeur, en tous sens, du personnage qu’on vous présente. Un poëte maussadement tragique, mais qui n’en est pas moins vain, s’est, par cette règle, trouvé resserré dans la ligne circulaire d’un fort petit compas. S’il murmure d’être ainsi apprécié, s’il se déchaîne contre ceux qui le mesurent de cette manière, qu’importe ? Le public n’est du moins pas la dupe de la vaine fumée de son orgueil.

Suivez donc cette règle, monsieur. — Ici les limites de la réputation de la sage-femme s’étendoient, comme vous le savez déjà, à une circonférence de six ou sept milles ; cela comprenoit toute la paroisse, et même quelques hameaux sur les confins de la paroisse voisine. — Elle étoit encore fort bien reçue dans une grande ferme, et dans quelques autres plus petites qui se trouvoient dans un éloignement de plus de trois milles ; vous voyez que tout cela faisoit un ensemble considérable. — Mais sans vous détailler ici tout ce local, j’en ai fait faire une carte qui est actuellement entre les mains du graveur, qui, avec d’autres morceaux précieux, sera placée à la fin de mon vingtième volume, pour ne pas grossir celui-ci. Tout cela servira de commentaire, de scholie, de clef, d’éclaircissemens aux passages de mon livre qui pourront paroître obscurs après ma mort. — Je vous prie, en attendant, de ne pas oublier ce que j’entends par le mot de monde. — Ne débitez cependant point le secret de ma carte. — Une chose annoncée perd ordinairement de son prix. Combien de merveilles promises par nos grands auteurs !… Et qu’en est-il souvent résulté ?… L’accouchement de la montagne.



CHAPITRE XV.

Avis aux historiens.


Je n’épargnerai rien pour tenir ma parole. Je soupçonnois que le contrat de mariage de ma mère renfermoit un point capital qui étoit essentiellement nécessaire à cette histoire ; et j’ai voulu le relire avant de la continuer. — Je n’y ai pas perdu mon temps : ma curiosité s’est satisfaite, et celle du lecteur n’y perdra peut-être rien non plus. Ce que je craignois, c’étoit d’en avoir pour un jour ou deux à lire, avant de trouver ce qu’il me falloit. — Je suis heureusement tombé d’abord sur ce que je voulois savoir, et j’ai dû m’en féliciter. À quelles peines ne s’expose point en effet un homme qui se met à écrire l’histoire ? Ne fût-Ce que celle du petit Poucet, il ne sait jamais les obstacles et les embarras qu’il pourra rencontrer, ni les détours qu’il sera obligé de prendre, ni les digressions qu’il sera forcé de faire. — Un historien ne va pas droit en avant, comme un courier qui marche sans détourner sa tête ni à droite ni à gauche, et qui vous diroit à une heure près, en partant de Rome, combien il emploieroit de temps pour aller à Lorette. — La chose ici n’est pas praticable. — Un historien a cinquante écarts à faire sur sa route, tantôt avec une faction, tantôt avec une autre ; il n’en est pas si-tôt débarrassé, que des vues, des perspectives politiques se présentent à ses yeux et l’arrêtent : il faut nécessairement qu’il les examine. D’ailleurs combien n’a-t-il pas

De relations à concilier,

D’anecdotes à recueillir,

D’inscriptions à déchiffrer,

De particularités à remarquer,

De traditions à éplucher,

De personnages à caractériser,

D’éloges à débiter,

De pasquinades à publier ?

Le courier est exempt de tout cela : mais un malheureux historien est encore obligé, à chaque pas qu’il fait, d’examiner des archives, des registres, des actes publics, des chartes, des généalogies sans fin ; et l’équité exige de lui qu’il lise tout. — Les peines qu’il est obligé de prendre sont prodigieuses. — J’en peux juger par celles que j’ai déjà essuyées. — J’ai déjà passé six semaines à ma tâche. Je me suis hâté le plus que j’ai pu ; et tout ce que vous savez de mon histoire, est le temps où je suis né. Vous ignorez encore comment cela est arrivé ; — c’est, si je ne me trompe, vous annoncer que mon ouvrage n’est pas près de sa fin.

Ces obstacles inattendus que je ne prévoyois pas quand j’ai commencé, et qui, au lieu de diminuer, vont peut-être se multiplier à chaque pas que je ferai, m’ont fait venir une idée. — C’est de n’aller que tout doucement dans la carrière que je me suis prescrite, et de ne donner que deux volumes de ma vie tous les ans. — Encore y mets-je pour condition, qu’il faudra que je fasse un bon marché avec mon libraire ; et quel est l’écrivain qui ne sache pas que c’est presque là la chose impossible ?


CHAPITRE XVI.

Le Contrat de Mariage.


Je disois donc qu’un historien ne doit pas écrire un mot, qu’il n’ait à la main la preuve de ce qu’il dit. — C’est ce qui m’a excité à chercher le contrat de mariage de ma mère, et j’y ai trouvé ce qui pouvoit me concerner, expliqué d’une manière si ample, si énergique, que j’aime beaucoup mieux copier l’article en entier, que d’en faire un extrait. Il y a des choses qui perdent à être abrégées. — Mon livre est fait pour tout le monde, et si le monde poli se contentoit peut-être d’un extrait élégant, je me trouverois tout d’un coup aux prises avec les gens de loi, qui ne me pardonneroient pas d’avoir altéré un morceau qui donne une si juste idée de leur manière de faire. — Ils sont trop redoutables pour que je m’expose avec eux au combat.


Article XXXV.

« Item., et dans la même forme et manière que ci-dessus, ledit Gauthier Shandy, en considération dudit futur mariage, qui sera, comme dit est, par la bénédiction de Dieu, bien et dûment solennisé et consommé entre icelui Gauthier Shandy, et la susdite Elisabeth Mollineux, ci-dessus nommée, qualifiée et domiciliée, et pour diverses autres causes valables et légitimes, et considérations à ce relatives ; desquelles icelles parties n’ont pas désiré que l’énumération fût faite en ces présentes, a, par ces dites présentes, consenti, stipulé, conclu, accordé et est pleinement et entièrement convenu, comme il consent, stipule, accorde, et convient pleinement et entièrement avec lesdits sieurs Jean Dixon et Jacques Turner, écuyers, tuteur et subrogé tuteur de ladite demoiselle Elisabeth Mollineux, de ce qui suit ;


Savoir :

« Que dans le cas où, ci-après, il arrive, avienne, survienne, ou autrement se fasse que ledit Gauthier Shandy abandonne, quitte, délaisse toutes affaires, et cesse de faire le commerce avant le temps que ladite Elisabeth Mollineux soit hors d’âge, selon le cours de la nature, d’avoir des enfans, ou qu’autrement, par quelque cause que ce soit, ou puisse être, elle en puisse effectivement avoir, et qu’en conséquence de ce que ledit Gauthier Shandy auroit quitté son commerce, il se retirât de la ville de Londres, malgré ladite Élisabeth Mollineux, ou contre sa volonté, consentement et bon plaisir, pour demeurer sur ses terres, à la ferme de Shandy, dans le comté de...... ou dans aucune autre maison de campagne, château, ferme, métairie, borderie, bordage, hameau, village, bourg, ville, ou sur aucune autre partie, ou portion de bien-fonds quelconque, actuellement acheté, et dont il est en possession, ou qui sera par la suite acheté… alors, et toutes les fois, et aussi souvent que ladite Elisabeth Mollineux deviendra grosse et enceinte d’un ou de plusieurs enfans légitimement procréés, ou à procréer dans le sein de ladite Elisabeth Mollineux, par ledit Gauthier Shandy, pendant le cours du susdit mariage, icelui dit Gauthier Shandy paiera en monnoie d’or et d’argent, et autres espèces ayant cours par tout le royaume, et non en billets et effets royaux, de quelque nature et qualité qu’ils puissent être, encore que le cours d’iceux fût autorisé et introduit par acte ou bills du parlement, ou autrement, auquel il est expressément dérogé et renoncé, comme clause essentielle du susdit mariage ès susdites présentes, et sans laquelle le susdit mariage n’auroit été fait, célébré et consommé, la somme de cent vingt livres sterling auxdits sieurs Jacques Turner et Jean Dixon, ou à leur défaut, à leurs ayant cause, et cela, de son propre argent, et sur son propre compte, dès et aussitôt qu’il en aura été bien et dûment averti ; lequel avertissement est convenu, stipulé et accordé devoir être fait six semaines auparavant le temps, où, par la susdite Elisabeth Mollineux, devra se faire son accouchement, et ladite somme de cent vingt livres sterling comptée, nombrée et délivrée, ainsi que dit est, et dans les susdites espèces, sera aussitôt payée, remise, confiée et déposée pour le service, usage, emploi, intentions, dispositions, fins et but qui vont être ci-après expliqués, et qui sont, que ladite somme de cent vingt livres sterling sera remise entre les mains de ladite Elisabeth Mollineux, ou, entre celles desdits tuteur ou subrogé tuteur, ou leurs ayant cause, à l’effet d’être, par elle ou par eux, employée à louer une voiture commode et avenante, avec un nombre suffisant de chevaux pour mener, conduire, voiturer et transporter ladite Elisabeth Mollineux et l’enfant, ou les enfans dont alors elle se trouvera grosse et enceinte dans la ville de Londres ; et encore, pour payer et défrayer toutes les autres charges, dépenses accidentelles, et autres frais quelconques, relatifs, et ayant rapport direct ou indirect à son dit accouchement dans la susdite ville, faubourgs d’icelle, appartenances et dépendances.

» Et il est bien entendu que dans tous lesdits cas de grossesse, arrivant de quelque manière que cela puisse être, ladite Elisabeth Mollineux, dans tous les temps ici convenus et stipulés, pourra tranquillement et paisiblement louer ladite voiture ou carrosse, avec les chevaux susdits, et avoir en icelle une libre entrée, sortie et rentrée pour ledit voyage, toutes et autant de fois qu’elle le jugera à propos, et que le besoin le requerra, sans pouvoir, à ce sujet, essuyer aucun retard, représentations, troubles, molestations, obstacles, vexations, interruptions, embarras et autres empêchemens quelconques !

» Et il sera en outre permis à ladite Elisabeth Mollineux, de temps en temps, et aussi souvent qu’elle sera bien et vraiment et dûment avancée dans sadite grossesse ; de demeurer et résider dans tel ou tels endroits, dans telle ou telles familles, ou avec tel ou tels parens, parentes, amis ou amies, de ladite ville de Londres, faubourgs d’icelle, appartenances et dépendances qu’elle jugera à propos, selon sa volonté, désir et bon plaisir, nonobstant qu’elle soit mariée, et sous l’autorité de son mari, à laquelle à cet effet, et pour lesdits cas il a renoncé et renonce par ces présentes, lesquelles sont encore faites sous la condition, que pour mettre plus efficacement, et avec plus de sûreté toutes les conditions susdites à exécution, ledit Gauthier Shandy vend, cède, quitte, transporte, délaisse, lâche, et abandonne dès-à-présent, comme il l’a fait par acte du jour d’hier, et séparé des présentes, auxdits Jean Dixon et Jacques Turner, le fief, terre et seigneurie de Shandy, avec tous les droits mouvances, cens, rentes, appartenances et dépendances dudit fief, et toutes et chacune les fermes et métairies, maisons, édifices, granges, écuries, jardins, cours de devant et de derrière, clos, viviers, étangs, réservoirs, saignées, rigoles, tranchées, pêcheries, eaux et cours d’eau, prés, pâtis, marais, communes, pâturages, bois de futaie, taillis, litières, arbres fruitiers et potagers généralement quelconques, sans en rien réserver ni retenir, et tel que le tout se poursuit et comporte, pour, par eux, se mettre en possession de tous lesdits objets sans exception, et en jouir pleinement, et en disposer à leur volonté, toutes les fois que ledit Gauthier Shandy ne remplira pas les clauses susdites. »

En trois mots, ma mère pouvoit accoucher à Londres, si elle le vouloit.

Mais il se pouvoit que ma mère supposât une grossesse. — L’article ne prévoyoit point ce cas, et mon oncle, Tobie Shandy, qui, à force de relire la clause, s’aperçut de cette omission, y fit ajouter ce qui suit.

« Dans le cas où ma mère se transporteroit à Londres sur de faux indices, et jeteroit par-là mon père dans une dépense inutile, il est convenu que chaque fois que cela arriveroit, elle perdroit ses droits et ses priviléges, pour la première fois qu’elle deviendroit grosse, après une telle méprise ; — mais pas davantage, et ainsi de suite, à toutes les fois que la chose arriveroit. » Il n’y avoit certainement rien de déraisonnable dans cette clause ; mais raisonnable comme elle étoit, il n’en est pas moins malheureux qu’elle ait tourné contre moi d’une manière aussi défavorable : on sera touché de l’influence qu’elle a eue sur mon sort.

Mais je devois être formé, je devois naître apparemment pour essuyer des malheurs.

Ma pauvre mère, soit que ce ne fût que de l’air ou de l’eau, ou un composé de tous deux, ou peut-être ni l’un ni l’autre, et uniquement une simple imagination, une fantaisie, ou que quelque désir ardent en eût imposé à son jugement, soit enfin qu’elle se fût trompée, ou qu’elle eût voulu tromper mon père, et il importe assez peu de savoir quel fut son motif ; le fait est qu’à la fin de septembre 1717, l’année qui précéda ma naissance, elle obligea mon père d’aller à Londres avec elle, bien contre son gré. — Il insista l’année suivante sur la clause qui le favorisoit, et moi, je me trouvai destiné à n’avoir pour tout ornement saillant au visage, qu’un nez serré, comprimé, applati à l’unisson du reste, et comme si je n’en avois point du tout.

Et quelle suite de disgrâces, de chagrins, de mortifications, la perte, ou plutôt la mutilation de cette partie précieuse de moi-même, ne m’a-t-elle pas fait essuyer dans tout le cours de ma vie !


CHAPITRE XVII.

Chagrins domestiques.


On s’imagine aisément que mon père ne revint de Londres à la campagne que de très-mauvaise humeur. — Les frais de ce voyage inutile excitèrent vivement ses regrets pendant les vingt ou vingt-cinq premiers milles, et il les reprochoit à ma mère. — C’étoit d’ailleurs la saison de l’année où il recueilloit les fruits de ses espaliers, dont il étoit fort curieux. — Si une bagatelle, une affaire de rien l’eût, dans un autre temps, appelé à faux à Londres, il n’en auroit pas dit trois mots à ce qu’il disoit.

Il ne parloit ensuite que de ses espérances trempées sur l’attente d’un fils. — Il y avoit compté : son fils Robert pouvoit lui manquer ; il auroit eu un second appui de sa vieillesse. — Sa déception, à cet égard, étoit plus mortifiante pour un homme prudent, que la perte de tout l’argent que le voyage lui avoit coûté. — Qu’est-ce que cent vingt guinées lui faisoient ? — Il les auroit moins regrettées que s’il eût perdu sa canne.

Rien ne l’affligeoit tant depuis Stilton jusqu’à Grantham, que les complimens de condoléance qu’il recevoit de ses amis, et que la triste figure qu’il feroit à l’église le premier dimanche. — La véhémence de son esprit, un peu aiguisé par le chagrin, lui faisoit faire les descriptions les plus satiriques de tout ce qui s’y passeroit, lorsque placé dans le banc avec sa chère côte, il attireroit les yeux de toute l’assemblée. — De quels ridicules ne seroit-il pas couvert ? — De combien de quolibets, de mauvaises plaisanteries ne seroit-il pas le sujet ? — Ma mère a avoué que tout ce qu’il dit pendant ces deux postes, étoit si plaisamment tragi-comique, qu’elle ne fit que rire et pleurer à la fois pendant cette route.

Mais les choses, quand ils eurent passé la rivière de Drente, prirent une autre face. — Mon père se fâcha tout de bon de la vile et indigne ruse de ma mère. C’étoit une fourberie ! — La femme ne pouvoit pas se tromper si lourdement ; et si cela est..... quelle foiblesse ! mot cruel et tourmentant ! — Il ne l’eut pas si-tôt prononcé, que son imagination se remplit de mille idées. — Son esprit en fut si frappé, qu’il voulut se mettre à compter combien il y avoit de foiblesses. — Il y avoit des foiblesses de corps et d’esprit..... et les premières plus inquiétantes. — Enfin, il ne faisoit que raisonner. Il se scrutoit, pour tâcher de découvrir si ce n’étoit pas lui qui eût donné lui-même occasion au revers chagrinant dont il se plaignoit.

Enfin, il s’éleva dans son esprit tant de sujets d’inquiétudes, son humeur devint si fâcheuse, que ma mère ne retourna à la campagne qu’avec beaucoup plus de chagrin qu’elle n’avoit eu de plaisir à revoir Londres. — Elle en fut si affectée, qu’elle se plaignit à mon oncle Tobie de ce qu’il auroit fait perdre patience au philosophe le plus accoutumé à réprimer ses passions.



CHAPITRE XVIII.

Résolution de ma mère.


Mon père ne rentra donc chez lui que de très-mauvaise humeur, et après avoir murmuré tout le long de la route. — Il ne dit cependant rien de la résolution qu’il avoit prise de faire usage de la clause du contrat de mariage que mon oncle avoit fait insérer en sa faveur. — Ce ne fut que treize mois après, et la même nuit précisément où il songea à réparer, par mon existence, la perte dont il se plaignoit, qu’il annonça à ma mère, en causant gravement avec elle, le parti qu’il avoit pris. Il lui dit qu’elle n’avoit qu’à s’arranger comme elle voudroit ;… mais qu’il entendoit absolument qu’elle accouchât cette fois à la campagne, pour balancer la dépense du voyage inutile qu’elle lui avoit fait faire.

Mon père étoit doué de bien des vertus ; — mais il avoit en partage, et dans un degré un peu fort, ce qu’on peut appeler persévérance, lorsque la cause est bonne, et obstination quand elle est mauvaise. — Ma mère le connoissoit très-bien, et elle n’ignoroit pas que ses remontrances seroient inutiles. — Elle ne lui en fit donc aucunes, et se détermina à attendre l’événement.



CHAPITRE XIX.

La Convention.


Il ne faut cependant pas croire que ma mère resta tranquille sur les précautions qu’elle avoit à prendre. Elle ne pouvoit pas aller chercher à Londres les secours du célèbre docteur Menigham ; mais elle pouvoit aisément faire venir un autre opérateur, dont la réputation faisoit beaucoup de bruit. Il ne demeuroit qu’à huit milles de la maison.

Il avoit écrit un savant traité sur l’art d’accoucher, où, en faisant voir les sottises et les bévues des sages-femmes, il donnoit plusieurs moyens curieux d’extraire promptement le fœtus, dans les cas difficiles et périlleux. — Sa théorie annonçoit les plus grandes connoissances pratiques ; mais il n’y avoit pas moyen d’y songer ; et ma mère, trois jours après qu’elle se sentit grosse, commença à jeter les yeux sur la sage-femme dont je vous ai parlé. — La semaine n’étoit pas passée, qu’elle la choisit tout-à-fait, et sa vie et la mienne se trouvèrent d’avance confiées aux mains de cette vieille femme. — J’aime bien que l’on se contente du moins, quand on ne peut avoir le plus. — Il n’y a pas encore aujourd’hui 9 mars 1759, que j’écris ce livre pour l’édification de mon prochain ; il n’y a pas, dis je, encore une semaine que Jenny, ma chère Jenny, qui me voyoit prendre un air sérieux, pendant qu’elle marchandoit une étoffe de soie à une guinée l’aune, dit au marchand, qu’elle étoit bien fâchée de l’avoir fait déployer, et alla du même pas acheter une étoffe une fois plus large, qui ne lui coûtoit qu’un petit écu. — C’étoit avoir la même grandeur d’ame que ma mère. — Il y avoit pourtant cette différence ; c’est que le cas où se trouvoit ma mère ne lui fournissoit pas l’occasion de faire autant l’héroïne. Elle pouvoit au moins compter sur les secours de la sage-femme, et à tout prendre elle pouvoit espérer qu’ils lui seroient utiles. Elle avoit, pendant vingt ans, accouché toutes les femmes de la paroisse, sans qu’on pût lui reprocher, ni négligence, ni faute, ni accident sinistre. Ces succès étoient de bon augure.

Ces circonstances ne laissoient pas que d’avoir du poids. — Cependant elle ne pouvoit entièrement dissiper certains scrupules inquiétans qui agitoient mon père sur le choix qu’avoit fait ma mère. — Je ne parle point de ces sentimens d’humanité, de bienveillance, ni de ces glapissemens de l’amour paternel et conjugal, qui l’excitoient à ne laisser au hasard dans tout ceci que le moins qu’il lui seroit possible. — Il se sentoit particulièrement intéressé à ce que les choses se passassent bien. — À quelle affliction ne seroit-il pas exposé, s’il arrivoit quelque accident à sa femme et à l’enfant, parce qu’elle seroit accouchée à Shandy ? — Il savoit que le monde, qui ne juge jamais que par les effets, l’accableroit de reproches, s’il arrivoit quelque malheur. — « Voyez-vous, diroit-on, si cette pauvre madame Shandy eût pu aller accoucher à Londres, ainsi qu’elle en avoit prié son mari à genoux. — Hélas ! cela ne lui seroit pas arrivé. — Ce n’étoit pas une si grande affaire, pour avoir la dureté de lui refuser une chose aussi naturelle. Ne lui a-t-elle donc pas apporté assez de bien ? — Voilà ce que c’est ! Et la bonne dame et son enfant, qui seroient encore vivans, sont morts. »

Mon père savoit qu’il ne pourroit rien répondre à ces exclamations lamentatives du public. Ce n’étoit cependant pas pour se mettre uniquement à l’abri de ces discours, ni même aussi tout-à-fait par tendresse pour sa femme et sa chère progéniture, qu’il se sentoit si inquiet sur tout ce qui pouvoit résulter de cette affaire. — Mon père avoit des vues étendues. — Il s’y croyoit intéressé pour le bien public, dans la crainte qu’on ne fît un mauvais usage d’un accident malheureux. — Il appréhendoit que les femmes ne se prévalussent d’un tel exemple pour étendre leur empire. — Elles avoient déjà assez usurpé de droits, pour qu’on se tînt en garde contre elles. N’y avoit-il pas à craindre que la réunion de tant d’avantages rassemblés ne devînt fatale au systême du gouvernement monarchique que Dieu même avoit établi dans les familles, lors de la Première création des choses ?

Son opinion sur ce point étoit précisément celle du chevalier Filmer. — Il disoit, comme lui, que le plan et l’institution des plus grandes monarchies des parties orientales du monde avoient originairement été formés sur ce modèle, sur ce prototype admirable du pouvoir domestique et paternel. Cela avoit dégénéré peu-à-peu dans un gouvernement mixte et mélangé, qui, dans les grandes combinaisons des grands états, étoit salutaire ; mais qui étoit dangereux pour les familles, et n’y produisoit ordinairement que du trouble, du désordre et de la confusion.

Frappé de la force de ces raisons particulières et publiques, mon père vouloit un accoucheur. — Ma mère n’en vouloit pas. Mon père prioit, supplioit, faisoit mille instances, pour qu’elle lui permît, seulement cette fois-ci, de choisir pour elle. — Ma mère, au contraire, insistoit sur le privilège qu’elle avoit à cet égard de choisir pour elle-même. — Elle ne vouloit point d’autre secours que celui de la sage-femme. — Que pouvoit faire mon père ? — Il ne pouvoit prendre de repos. — Il raisonnoit avec elle en tout sens ; ses argumens prenoient toutes sortes de couleurs. — Il lui parloit en chrétien… en payen… en turc… en mari… en politique… en père… en patriote… en homme. — Ma mère ne répondoit qu’en femme. — Les raisons de mon père, présentées sous tant de formes, étoient trop fortes pour qu’elle en pût donner d’autres qui les détruisissent. — Leur variété la déconcertoit. — Que pouvoit donc faire ma mère ? — Oh !… elle avoit l’avantage d’un petit surcroît de chagrin, qui la soutenoit. — C’est un secours auxiliaire qui n’est pas rare dans le ménage : elle auroit sûrement succombé ; mais il lui fut si utile, qu’on ne lutta dans cette dispute qu’à égalité de force ; et l’on chanta le Te Deum des deux côtés. — Ma mère fut confirmée dans le choix qu’elle avoit fait, et mon père pouvoit faire venir un accoucheur, qui, pendant l’opération, auroit la liberté de vider avec lui et mon oncle, M. Tobie Shandy, une bouteille de vin dans une salle de derrière. — On lui donneroit ensuite cinq guinées pour ses peines.


CHAPITRE XX.

Conseil.


J’y songe… Il m’est échappé deux ou trois mots dans le chapitre Précédent. — S’ils alloient causer quelque méprise ! — Si mes charmantes lectrices alloient s’imaginer que je suis marié ! — Jenny, ma chère Jenny !… Il ne faudroit que cette expression pour le leur faire croire ! — Elle est si tendre ! Et puis, ces indices de connoissances conjugales, répandues çà et là, pourroient encore fortifier cette idée. — De grâce, madame, soyez aussi équitable envers vous qu’envers moi, et suspendez votre jugement jusqu’à ce que vous ayiez des preuves plus claires que celles-ci contre moi. — N’allez pas soupçonner cependant que je sois assez vain, assez peu raisonnable, pour vouloir vous faire penser que ma Jenny, ma chère Jenny soit ma maîtresse. — Non, — ce seroit tomber dans un autre extrême. — Ce seroit donner à mon caractère un air de licence, qui..... et en vérité, il n’y a aucun droit, aucune prétention… C’est l’affiche de tant d’autres ! — La seule chose que je veuille vous dire à ce sujet, c’est que cette expression cache un secret impénétrable à l’esprit le plus subtil. — L’Œdipe le plus versé dans l’art de deviner des énigmes, et de combiner les logogryphes, y blanchiroit. — Mais il viendra un moment où ce mystère se développera. — Lisez seulement, madame, quelques volumes de ma vie, et vous serez initiée. — Il est possible que ma chère Jenny soit ma fille. — Considérez !… Je suis né en 1718. — On peut aussi supposer que ma Jenny est mon amie ?..... Mon amie ?..... Assurément, madame : qu’y a-t-il donc en cela de si extraordinaire ? L’amitié la plus tendre ne peut-elle pas régner entre les personnes des deux sexes, sans ?… Ah ! fi ! Shandy. — Mais attendez donc, madame. — Vous pensez ce que je ne veux point dire. — Lisez, lisez ce que disent sur ce point les meilleurs romans françois. — Vous serez surprise d’y voir avec quelle variété d’expressions décentes ce sentiment divin est exprimé. Prenez-y garde ! Le cas est intéressant.


CHAPITRE XXI.

Prenez-y garde ! Le cas est intéressant.


Le problème de géométrie le plus difficile à résoudre, me seroit plus aisé à expliquer, que de donner les raisons d’une opinion singulière qu’avoit mon père. — On ne peut pas nier que ce ne fût un homme de bon sens. — On a même pu voir qu’il avoit de la littérature. Les ouvrages des philosophes, les écrits des politiques et des historiens ne lui étoient pas inconnus. — On verra encore par la suite qu’il étoit passablement versé dans les querelles des controversistes. — Dans ces querelles ? dit un lecteur colérique, en jetant le livre de côté ; point d’humeur, cela vaut mieux ; mais ayez-en si vous voulez, monsieur. Un lecteur gai ne fera que rire de ces notions non communes de mon père. — S’il est d’une humeur triste, sombre, grave, il dira que c’est une opinion extravagante, fantasque. — À la bonne heure ; mais il ne se fâchera pas. — Il laissera dire à mon père, tout à son aise, que le choix des noms de baptême est d’une bien plus grande conséquence que les esprits superficiels ne se l’imaginent.

Il s’étoit formé l’idée que les noms, par une espèce de biais magique, avoient, sur notre conduite, sur notre caractère, une influence qu’on ne pouvoit détourner.

Le héros de Miguel de Cervantes ne raisonnoit pas avec plus de gravité. — Il n’avoit pas une foi plus ferme. — Il ne pouvoit rien dire de plus sur le pouvoir qu’avoit la négromancie d’avilir ses actions, ou sur le rare privilége que le nom seul de Dulcinée avoit de répandre du lustre et de l’éclat sur ses faits héroïques, que ce que mon père ne pouvoit dire sur les noms de Trismegiste ou d’Archimède, comparés avec d’autres qui le choquoient. — Combien de Césars, combien de Pompées, par la seule inspiration de ces noms fameux, s’étoient-ils rendu dignes de le porter ? Et combien, ajoutoit-il, a-t-on vu de gens dans le monde qui s’y seroient distingués, si leur caractère, leur génie n’avoient pas été abattus, avilis, sous un nom aussi sot, par exemple, que celui de Nicodême ?

« Je vois à vos regards, monsieur, disoit mon père, que vous n’êtes pas de mon opinion. J’avoue qu’aux yeux de ceux qui ne l’ont pas bien approfondie, elle a plus l’air d’un caprice ou d’une bizarrerie, que d’une chose raisonnable. — Je ne connois pas encore bien votre caractère ; mais je crois pourtant le connoître assez, pour être moralement sûr de ne courir aucun risque à vous proposer un cas. — Je ne veux point vous faire prendre part à la chose. — Je vous en fais seulement le juge, et je m’en rapporte à votre bon sens, et à la bonne foi de votre examen sur ce point. — Libre de tous ces petits préjugés d’éducation qu’ont les hommes ordinaires, vous planez avec les ailes de la raison. — Vous avez en même temps trop de générosité dans l’esprit pour rejeter une opinion, précisément parce qu’elle n’a pas d’amis qui la soutiennent. — Eh bien ! votre fils, votre fils chéri ! Cet enfant dont l’humeur si douce, si gaie, vous fait tant concevoir d’heureuses espérances, votre George, enfin ; — je vous le demande, monsieur, auriez-vous voulu lui donner le nom de Judas ? Si un Juif de parrain se fût présenté avec sa bourse pour vous exciter à souffrir qu’on lui imposât ce nom exécrable, ne l’auriez-vous pas foulé aux pieds ?

» Votre grandeur d’ame dans une telle action, votre mépris généreux de sa bourse, vous auroient attiré les plus grands applaudissemens. — Mais ce qui relève bien plus la noblesse d’une telle action, c’est le principe qui la fait faire ; c’est ce sentiment de l’amour paternel, c’est cette conviction de la vérité de l’hypothèse ; que si votre fils eût été nommé Judas, l’idée de sordidité et de fourberie, qui est inséparable de ce nom, l’auroit accompagné, comme son ombre, dans toutes les situations de sa vie, et l’auroit à la fin rendu un avare, un coquin, un scélérat, malgré vos instructions et votre exemple. »

Je n’ai connu personne qui ait pu répondre à cet argument. — Il faut l’avouer. Mon père avoit une telle manière de proposer ses raisonnemens, qu’il étoit difficile de lui résister ; il étoit né orateur. — La persuasion étoit sur ses lèvres. — Les élémens de la logique et de la rhétorique lui étoient si familiers. — Il devinoit si bien les foiblesses et les passions de ceux qui l’écoutoient, que la nature étonnée auroit pu se lever, et dire : cet homme est éloquent. — Enfin, soit qu’il fût du bon ou du mauvais côté de la question, il étoit dangereux de l’attaquer. Il n’avoit cependant jamais lu ni Cicéron, ni Quintilien de oratore, ni Isocrate, ni Aristote, ni Longin, parmi les anciens… ni Vossius, ni Skioppius, ni Ramus, ni Farnadé, parmi les modernes. — Ce qui est peut-être encore plus surprenant, il n’avoit pas pris la moindre étincelle de subtilité dans les écrits de Crackenthorp ou de Burgersdicius, ni dans aucun autre logicien, glossateur ou commentateur hollandois. Il ne savoit pas le moins du monde en quoi consistoit la différence entre un argument ad ignorantiam, et un argument ad hominem ; et je me souviens très bien, malgré cela, que quand il me mena à l’université, la troupe entière des savantasses fut étonnée de ce qu’un homme qui ne savoit pas même le nom de ses outils, en fît usage avec autant d’art.

Il s’en servoit certainement le mieux qu’il pouvoit, et il y étoit souvent forcé. — Il avoit tant de notions comi-sceptiques à défendre, qu’il se trouvoit fréquemment aux prises. Je ne sais d’où elles lui étoient venues ; mais je crois qu’elles n’étoient entrées dans son esprit que sur le pied de caprices, de fantaisies, et de vive bagatelle. — Il s’en amusoit un peu de temps ; il y aiguisoit son esprit, et puis les renvoyoit à un autre jour.

Je n’avance cependant pas ceci uniquement par forme d’hypothèse, ou de conjecture sur les progrès et la consistance de beaucoup d’opinions fort extraordinaires qu’avoit mon père. — Non. Ce n’est qu’un simple avis que je donne au lecteur sur l’accès indiscret qu’on accorde à de tels hôtes. — Laissez-les paisiblement entrer. — Ils s’impatronisent peu-à-peu dans nos esprits, et font si bien, qu’ils s’en font un asile, dont on ne peut plus les éloigner. — Ils y fermentent quelquefois jusqu’à l’aigreur : — mais le plus souvent comme la douce passion, — elle badine d’abord, et finit par le plus grand sérieux.

Étoit-ce là le cas de la singularité des idées de mon père ? Son jugement étoit-il à la fin devenu la dupe de son esprit ? Jusqu’à quel degré avoit-il raison dans quelques-unes de ses notions, malgré leur bizarrerie ? Je ne veux rien décider sur cela ; c’est un point que je laisse à juger au lecteur, à mesure que l’occasion s’en présentera. — Je dirai seulement que, sans savoir comment cette idée s’étoit inculquée si fortement dans son esprit, il ne parloit que du ton le plus sérieux de l’influence des noms de baptême. — La plus exacte uniformité le caractérisoit à cet égard ; et dans son opinion systématique sur ce point, en imitateur des raisonneurs à systême, il appeloit à son secours le ciel et la terre. — Il entrelaçoit, tordoit, courboit, et faisoit plier toute la nature pour soutenir son sentiment. — Enfin, je le répète ; il étoit là-dessus d’un sérieux dont il n’étoit pas possible de le faire sortir. — Il murmuroit, se fâchoit, perdoit patience lorsqu’il voyoit des personnes, de qualité surtout, qui avoient moins d’attention sur les noms de leurs enfans, que d’inquiétude pour savoir si c’étoit le nom de Cupidon ou de Diane, ou de Milord, qu’elles donneroient à leur chien favori.

« Rien, disoit-il, n’est si choquant ; cela est accompagné d’un surcroît d’énormité qui révolte. Un homme dont le caractère a été noirci par quelque calomniateur, peut parvenir à se justifier… si ce n’est pas pendant la vie du méchant qui l’a accablé, ce sera après sa mort ; mais quand une fois on a donné, sans réflexion, un nom vil à quelqu’un, le tort est irréparable… je l’ai vu. C’étoit un petit homme ; mais il avoit du mérite, du génie. On pouvoit le citer pour la douceur et la pureté de ses mœurs. — Eh bien ! on lui avoit donné Saint Maur pour patron..... Il s’appeloit Pion. — Devinez, madame, ce que faisoit dire de lui l’assemblage équivoque de ces au deux noms ? — La législation a quelquefois étendu son empire sur les surnoms, elle en a ôté ce qu’ils avoient de choquant, de ridicule ; mais elle ne touche point aux noms de baptême, ils restent inaltérables. »

Mon père aimoit et détestoit donc certains noms. — Il y en avoit d’autres cependant qui lui étoient indifférens… Tels étoient, par exemple, ceux de Jean, de Thomas, de Philippe ; il les appeloit des noms neutres, et disoit, sans vouloir les satiriser, que si depuis le commencement du monde, il y avoit eu beaucoup de sots, de fourbes et de scélérats qui les avoient portés, il y avoit aussi eu beaucoup d’honnêtes gens qui les avoient eus. — Il en étoit de ces noms, dans son esprit, comme de deux forces égales qui agissent l’une contre l’autre en sens contraires. — Il jugeoit qu’ils détruiroient mutuellement les mauvais effets l’un de l’autre ; et il n’auroit pas donné, disoit-il, un noyau de cerise pour avoir le choix, ils lui étoient égaux. — Il n’attachoit ni bien ni mal au nom de Robert, qui étoit celui de mon frère. — Mais André lui paroissoit une quantité négative d’algèbre. — Il étoit, disoit-il, pire que rien. Guillaume étoit un de ses favoris ; c’est peut-être à cause des héros de ce nom. — Pour Nicolas, qui marie les filles et fait noyer les matelots, il étoit de l’avis du chevalier de Forbin, qui crioit à son équipage, prêt à être submergé : Sainte pompe ! mes amis, sainte pompe !

Mais de tous les noms possibles, il en étoit un qu’il détestoit plus que tous les autres… Il en avoit conçu l’opinion la plus basse et la plus méprisable..... Il s’imaginoit qu’il ne pouvoit rien produire que de vil ; et un jour, au milieu d’une dispute, il interrompit subitement son antagoniste, pour lui demander catégoriquement s’il avoit jamais entendu dire, s’il avoit jamais lu, s’il pouvoit assurer de se souvenir qu’un homme qui avoit porté le nom de Tristram, eût jamais fait une action digne d’être citée ? — « Non, s’écrioit-il avec transport, la chose est impossible. »

Mais à quoi servent au philosophe le plus subtil, les opinions qui lui sont particulières, s’il ne les publie ? Mon père ne put se défendre de répandre les siennes. — Il céda à la démangeaison d’écrire. — Une savante dissertation sortit de sa plume deux ans avant ma naissance, en 1716 ; et cet écrit attestera à toute la postérité et ce qu’il pensoit à ce sujet, et l’horreur que lui inspiroit singulièrement le nom de Tristram.

Et quelle ame insensible, en comparant ce point historique de la vie de mon père, avec le titre de cet ouvrage, ne s’attendrira pas sur ses chagrins ? Un homme aussi réglé dans ses mœurs, aussi estimable par ses bonnes qualités, et qui, quoique singulier dans ses opinions, étoit aussi bienfaisant, devoit-il être ainsi balloté par des revers, joué et tracassé dans ses systèmes par une suite d’événemens contraires à ses souhaits, et qui sembloient ne se réunir uniquement contre lui, que pour insulter à ses spéculations ? Qui pourroit n’être pas touché de voir ce digne et honnête homme accablé de vieillesse, et peu propre à soutenir les coups de la fortune adverse, souffrir dix fois par jour des douleurs aiguës, en appelant Tristram, l’enfant de ses prières ?… Triste dissyllabe, dont le son seul, à ses oreilles, étoit en unisson avec celui de tous les autres noms les plus vils. — Mais je jure ici par ses cendres, que si jamais quelque esprit malin prit plaisir à traverser les desseins des foibles mortels, il devoit exercer son humeur malfaisante dans cette occasion-ci. — Le désastre qui arriva à mon père, et qui fut cause que je porte le nom de Tristram, mérite d’être connu ; et s’il n’étoit pas nécessaire que je fusse né avant d’être baptisé, je ferois au lecteur la relation de cette catastrophe : mais on voit bien qu’il faut de l’ordre dans les choses.


CHAPITRE XXII.

La Consultation.


Mais en vérité, madame, je ne vous conçois pas. Quoi ! vous n’avez pas vu dans le précédent chapitre, que je vous ai dit que ma mère n’étoit pas catholique ? Vous lisez donc avec bien peu d’attention ! — Moi ? c’est vous-même qui vous trompez : vous ne m’avez rien dit de pareil. — Pardonnez-moi, madame, et je vous l’ai dit aussi clairement que des mots peuvent l’exprimer par une conséquence directe. — Eh bien ! je ne m’en suis pas aperçue ; — il faut apparemment que j’aie passé une page. — Non, madame, vous avez tout lu. — J’étois donc endormie ! — Oh ! voilà une défaite que mon amour-propre ne peut pas souffrir. — Que voulez-vous donc ? Est-ce l’aveu que je n’y connois rien ? — Précisément ; et c’est là ce que je vous reproche. Mais je ne vous en tiens pas quitte pour si peu. J’exige, pour vous punir de cette inadvertance, que vous relisiez le chapitre en entier.

La peine n’étoit pas légère : mais si je l’ai imposée à la dame, ce n’étoit ni pour badiner, ni par dureté. — Un bon motif m’y a forcé. Aussi ne doit-elle pas s’attendre à recevoir des excuses de ma part, quand elle aura fini sa tâche. — Quel goût vicieux règne dans presque toutes les lectures ! On court à la recherche des aventures, et on néglige la profonde érudition et les connoissances utiles que l’on pourroit acquérir par la lecture attentive d’un livre tel que celui ci. — C’est pour fronder ce goût frivole et dépravé, que j’en ai ainsi agi. — L’esprit ne devroit-il pas s’habituer à faire des réflexions sages, à tirer des conséquences curieuses et instructives de ce qu’on lit ? C’est cette précieuse habitude qui faisoit dire à Pline le jeune, qu’il avoit toujours tiré quelque avantage du livre le plus insipide. — L’histoire des Grecs, des Romains, parcourue avec légèreté, et sans cette tournure d’esprit et d’application, n’est pas plus utile que celle des sept Champions d’Angleterre, ou des douze Pairs de France. —

Mais vous voici déjà, madame. Je crains bien que vous n’ayez encore lu mon chapitre avec trop de précipitation. Qu’en pensez-vous ? Avez-vous remarqué le passage ? La conséquence dont je vous ai parlé, vous a-t-elle frappée ? — Pas plus que la première fois. — Je m’en doutois. Hé bien ! pesez donc l’endroit où j’ai dit qu’il était nécessaire que je fusse né avant d’être baptisé. — Mais qu’est-ce que cela signifie ? — Ô ignorance ! Ne voyez-vous donc pas que cette conséquence n’auroit pas été juste, si ma mère eût été catholique ?

Le rituel romain, madame, permet, en cas de danger, de baptiser l’enfant avant qu’il soit né, pourvu que l’on puisse voir quelque partie de son corps. — Quelques docteurs de Sorbonne, par une délibération du 12 avril 1733, ont même étendu sur ce point le pouvoir des sages-femmes et des accoucheurs. — Ils ont décidé qu’on pouvoit, par le moyen d’une petite canulle, administrer le baptême par injection, sans voir le moins du monde l’enfant. — Mais, étrange contradiction sur les choses les plus essentielles !… Croyez-vous que Saint-Thomas d’Aquin, qui avoit une tête si bien organisée pour démêler les fils embrouillés des questions de l’école, eût jugé que la chose étoit impossible ? Infantes in maternis uteris existentes, baptisari possunt nullo modo. Les enfans ne peuvent pas être baptisés, tant qu’ils sont dans le sein de leur mère. Ô Thomas ! Thomas !

Mais, lisez, madame, la pièce intéressante qui a décidé ce point de controverse, contre l’opinion de ce grand saint. —


Mémoire présenté à Messieurs les Docteurs en théologie.


Un chirurgien-accoucheur représente à messieurs les docteurs en théologie, qu’il y a des cas, quoique très-rares, où une mère ne sauroit accoucher, et même où l’enfant est tellement renfermé dans le sein de sa mère, qu’il ne fait paroître aucune partie de son corps. — Le chirurgien qui consulte prétend, par le moyen d’une petite canulle, pouvoir baptiser immédiatement l’enfant, sans faire aucun tort à la mère. — Il demande si ce moyen qu’il propose est permis et légitime, et s’il peut s’en servir dans le cas qu’il vient d’exposer.


Réponse.


Le conseil estime que la question proposée souffre de grandes difficultés. Les théologiens posent d’un côté pour principe, que le baptême, qui est une naissance spirituelle, suppose une première naissance. Il faut être né dans le monde pour renaître en Jésus-Christ, comme ils l’enseignent. Saint-Thomas, troisième partie, quest. 88, art. 11, suit cette doctrine, comme une vérité constante. On ne peut, dit ce saint docteur, baptiser les enfans qui sont renfermés dans le sein de leur mère, et Saint-Thomas est fondé sur ce que les enfans ne sont point nés, et ne peuvent être comptés parmi les autres hommes ; d’où il conclut qu’ils ne peuvent être l’objet d’une action extérieure, pour recevoir par leur ministère, les sacremens nécessaires au salut : Pueri in maternis uteris existentes nondum prodierunt in lucem ut cum aliis hominibus vitam ducant, unde non possunt subjici actioni humanae, ut per eorum ministerium sacramenta recipiant ad salutem. Les rituels ordonnent, dans la pratique, ce que les théologiens ont établi sur les mêmes matières, et il défendent tous, d’une manière uniforme, de baptiser les enfans qui sont renfermés dans le sein de leur mère, s’ils ne font paroître quelque partie de leur corps. Le concours des théologiens et des rituels, qui sont les règles des diocèses, paroît former une autorité qui termine la question présente. Cependant le conseil de conscience, considérant d’un côté que le raisonnement des théologiens est uniquement fondé sur une raison de convenance, et que la défense des rituels suppose que l’on ne peut baptiser immédiatement les enfans ainsi renfermée dans le sein de leurs mères, ce qui est contre la supposition présente ; et d’un autre côté, considérant que l’on peut risquer les sacremens que Jésus-Christ a établis, comme des moyens faciles, mais nécessaires pour sanctifier les hommes ; et d’ailleurs, estimant que les enfans renfermés dans le sein de leurs mères, pourroient être capables de salut, parce qu’ils sont capables de damnation. — Pour ces considérations, et eu égard à l’exposé, suivant lequel on assure avoir trouvé un moyen certain de baptiser ces enfans, ainsi renfermés, sans faire aucun tort à la mère, le conseil estime que l’on pourroit se servir du moyen proposé, dans la confiance qu’il a que Dieu n’a point laissé ces sortes d’enfans sans aucun secours ; et supposant, comme il est exposé, que le moyen dont il s’agit est propre à leur procurer le baptême : cependant, comme il s’agiroit, en autorisant la pratique proposée, de changer une règle universellement établie, le conseil croit que celui qui consulte, doit s’adresser à son évêque, à qui il appartient de juger de l’utilité et du danger du moyen proposé ; et comme, sous le bon plaisir de l’évêque, le conseil estime qu’il faudroit recourir au pape, qui a le droit d’expliquer les règles de l’église, et d’y déroger, dans les cas où la loi ne sauroit obliger, quelque sage et quelque utile que paroisse la manière de baptiser dont il s’agit, le conseil ne pourroit l’approuver, sans le concours de ces deux autorités. On conseille au moins à celui qui consulte, de s’adresser à son évêque, et de lui faire part de la présente décision, afin que, si le prélat entre dans les raisons sur lesquelles les docteurs soussignés s’appuient, il puisse être autorisé, dans le cas de nécessité, où il risqueroit trop d’attendre que la permission fût demandée et accordée, d’employer le moyen qu’il propose, et qui est si avantageux au salut de l’enfant. Au reste, le conseil, en estimant que l’on pourroit s’en servir, croit cependant que si les enfans dont il s’agit, venoient au monde, contre l’espérance de ceux qui se seroient servis du même moyen, il seroit nécessaire de les baptiser sous condition ; et en cela, le conseil se conforme à tous les rituels, qui, en autorisant le baptême d’un enfant qui feroit paraître quelque partie de son corps, enjoignent, néanmoins, et ordonnent de la baptiser sous condition, s’il vient heureusement au monde.

Délibéré en assemblée générale, le 10 avril 1733. Signé,

A. Le M… L. De R… De M…


Les complimens, s’il vous plaît, de M. Tristram Shandy, à Messieurs le M… de R… et de M… Il espère qu’ils ont bien dormi, la nuit qui a suivi une consultation si ennuyeuse et aussi fatigante — Mais ne peut-il pas leur demander, si après la cérémonie du mariage, et avant celle de la consommation, ce ne seroit pas un moyen bien plus court et beaucoup plus sûr de baptiser à-la-fois, par injection, tous les embryons sous condition ? Cela ne feroit sûrement aucun tort à la mère ; et si la chose étoit faisable, ainsi que le pense M. Shandy, il n’en coûteroit de plus pour se mettre en ménage, que l’achat d’une petite seringue. —

Quel malheur pour mon livre ! quel malheur encore plus grand pour la république des lettres, de ce que la démangeaison de ceux qui lisent, les excitent par préférence à chercher dans un livre de misérables petites historiettes, qui n’en sont que le frivole ornement ! — Nous sommes si portés à satisfaire sur ce point notre impatience, que l’on diroit qu’il n’y a réellement que les parties grossières et matérielles d’une composition qui puissent plaire à la plupart des lecteurs. — Les idées subtiles, la communication délicate des sciences s’évaporent en l’air. — La pesante morale s’échappe par en bas, et les unes et les autres sont aussi utiles, que si elles étoient restées au fond de l’encrier.

Puisse le lecteur n’avoir pas déjà glissé sur un nombre d’idées aussi fines et aussi curieuses que celle qui m’a fourni l’occasion de châtier la négligence de la dame dont j’ai parlé ! Je souhaite que cet exemple puisse produire un bon effet, et que les deux sexes puissent apprendre à danser aussi bien qu’à lire.



CHAPITRE XXIII.

Des Découvertes


Quel tapage ! quel carillon ! dit mon père à mon oncle Tobie, après une heure et demie de silence. Que diantre font-ils là-haut ? Ils ne font qu’aller et venir : c’est un bruit ! —

Il faut savoir que mon oncle Tobie étoit assis vis-à-vis de mon père, à l’autre coin du feu, sa chère pipe, sa pipe sociale à la bouche, et dans la contemplation silencieuse d’une culotte de peluche noire qu’il avoit mise le matin.

Que font-ils, répéta mon père ? À peine nous pouvons-nous entendre.

Je crois, dit mon oncle Tobie, en ôtant sa pipe de sa bouche, et en la frappant deux ou trois fois sur l’ongle de son pouce gauche, pour en faire tomber les cendres ; je crois que… Mais j’y songe. — On ne connoît encore mon oncle, M. Tobie Shandy, que par son nom ; il n’est pas moins essentiel, pour bien comprendre ce qu’il peut avoir à répondre à mon père, de le connoître par son caractère. — Je vais donc, monsieur, vous en donner au moins une idée superficielle. Ses dialogues avec mon père y gagneront beaucoup.

J’écris si vîte ! — j’ai si peu le temps de me souvenir, ou de chercher des noms, que je ne me rappelle point du tout comment se nommoit celui qui le premier observa que l’air et le climat de l’Angleterre étoient extrêmement variés. — L’observation étoit vraie. On en a conclu que cette variété étoit la cause de cette multitude de caractères bizarres et fantasques que l’on trouve parmi nous ; mais ce corollaire n’est pas de la même personne. Il a fallu un siècle et demi à la nature pour produire un autre génie qui en fît la découverte. — Qu’on va lentement dans la carrière des sciences ! — On remarqua ensuite, que ce magasin inépuisable de matériaux singuliers, étoit la cause toute naturelle de ce que nous avions de meilleures comédies que les François, et que toutes celles qu’on a faites, et que l’on fera dans le continent. — C’est du temps du roi Guillaume que l’on fit cette observation, et c’est à Dryden qu’on la doit. — Il la fit et la publia dans une de ses longues préfaces. Adisson en devint le champion vers la fin du règne de la reine Anne. — Il la commenta, l’amplifia, la corrobora dans deux ou trois pamphlets de son spectateur ; — peu s’en fallut même qu’elle ne passât pour être de lui ; mais elle ne lui appartient pas. — J’ai enfin observé, moi, ce 26 mars 1759, jour de pluie, malgré l’almanach de Liége, entre neuf et dix heures du matin, que si cette prodigieuse irrégularité du climat varie presque à l’infini nos caractères, elle nous dédommage d’un autre côté, en nous donnant le plaisir de rire à couvert, quand le temps ne nous permet pas de sortir.

Je ne crois pas qu’on me dispute cette observation ; elle est entièrement de moi.

C’est ainsi, mes chers associés, dans la vaste moisson de notre littérature, que par le pas lent d’un accroissement dû au hasard, nos connoissances physiques, polémiques, chimiques, mathématiques, géométriques, énigmatiques, techniques, biographiques, obstétriques, et cinquante autres branches qui finissent toutes en iques, tendent, depuis plus de deux siècles, vers le plus haut degré de leur perfection. — Les progrès surtout qu’elles ont faits depuis quelque temps, nous annoncent que nous ne sommes pas loin d’atteindre au but.

Et qu’arrivera-t-il quand on y sera parvenu ? Il faut espérer que ce terme mettra fin à toutes sortes d’écrits. — Le manque de toutes espèces d’écrits mettra fin a tous genres de lecture. — La guerre amène la pauvreté, et la pauvreté ramène la paix. — Il en sera de même du défaut de lecture : il abolira toute espèce de connoissances : on reverra les temps d’ignorance, et il faudra recommencer. — Nous nous retrouverons dans le même temps où nous étions avant qu’il y eût des livres. Heureuse ! trois fois heureuse époque ! Eh ! que ne suis-je assez heureux moi-même pour que mon père ou ma mère n’aient pas trouvé plus commode de différer l’ère de mon existence, et de changer peut-être un peu la manière dont ils l’ont opérée ! Vingt-cinq ou trente ans de retard m’eussent au moins donné l’espérance de figurer dans le monde littéraire.

Ce qui me console, c’est que presque tous mes contemporains ont le même droit de se plaindre de l’impatiente précipitation de leurs pères. —

Mais j’oublie mon oncle Tobie : — Il a eu le temps de secouer les cendres de sa pipe.

Il étoit certainement d’une humeur qui faisoit honneur à notre atmosphère. — Je ne me ferois pas même de scrupule de le ranger parmi ses plus illustres productions, sans une petite circonstance qui m’en empêche. — C’est qu’il y avoit en lui une grande ressemblance de famille, et cela annonçoit que la singularité de son caractère venoit plutôt du sang qui couloit dans ses veines, que de l’air ou de l’eau, ou d’aucune modification ou combinaison de ses élémens. — Je me suis souvent étonné de ce que mon père, pour rendre raison de certains indices d’excentricité, dans ma jeunesse, n’avoit pas saisi cette idée. — Ah ! oui, toute la famille de Shandy étoit d’un caractère original. — Les mâles seulement ! car les femelles !..... elles n’en avoient point du tout. — Je n’en connois qu’une qu’il faut excepter, et c’étoit ma grand’tante Dinach, qui, mariée il y a soixante ans, prit du goût pour son cocher, et son cocher pour elle, et mit dans la famille un étranger que le mari n’attendoit pas. Cette aventure faisoit dire à mon père, dans l’opinion qu’il avoit sur les noms de baptême, que ma grand’tante avoit de quoi remercier son parrain et sa marraine.

Il paroîtra sans doute fort extraordinaire… Je sais bien du moins que j’aimerois mieux proposer un logogryphe au lecteur, que de l’exciter à deviner comment et pour quelle cause il arriva que cet événement, passé depuis long-temps, fut ce qui altéra par la suite la paix et l’union qui régnoit si cordialement entre mon père et mon oncle Tobie. — On pourroit croire que toute la force de ce malheur se seroit épuisée sur toute la famille, lorsque l’accident arriva. C’est du moins ce qui est ordinaire. — Mais rien ne s’opéroit dans notre famille comme dans les autres. — Il se peut qu’elle avoit, dans le temps de cet événement, d’autres sujets d’affliction. Les afflictions, comme on sait, nous sont envoyées pour notre bien, et celle-ci peut-être n’avoit encore produit aucun bien à la famille, et le ciel la réservoit pour d’autres temps et pour d’autres circonstances. — Mais je ne décide rien sur ce point : — Je n’aime pas à juger. Je me contente seulement d’indiquer aux curieux quelques-unes des routes diverses où ils peuvent entrer pour parvenir aux premières sources des événemens, et j’évite en cela même le ton pédantesque des gens à férule, et la manière décidée de Tacite, qui attrape ses lecteurs, après s’être attrapé lui-même. — Je n’agis qu’avec cette modestie officieuse d’un cœur qui s’est entièrement dévoué au secours des profonds scrutateurs. — C’est pour eux que j’écris. — Aussi me liront-ils jusqu’à la fin du monde, si pourtant mes écrits vont jusques-là ; et je suis bien sûr qu’il y a des lecteurs qui disent que non.

Je ne décide donc point pourquoi cette cause d’affliction fut exprès réservée pour mon père et pour mon oncle, M. Tobie Shandy. — Mais il m’est possible de faire autre chose. Je puis expliquer, avec la plus exacte précision, pourquoi elle fut la cause de leur brouillerie. —

Mon oncle, M. Tobie Shandy, madame, étoit un homme, qui, avec toutes les vertus qui constituent ordinairement un homme d’honneur et de probité, avoit par-dessus tout cela, et dans le degré le plus éminent, une autre vertu, que l’on insère rarement dans le catalogue des vertus. — C’étoit une modestie naturelle, qui alloit jusqu’à l’extrême. — J’aurois peut-être dû mettre ici de côté l’adjectif : on ne sait effectivement pas trop bien si cette modestie étoit naturelle ou acquise… Mais peu importe, au reste, comment elle lui étoit venue. Il suffit que ce fût réellement de la modestie dans le vrai sens du mot. — Elle avoit même cela de particulier. Ce n’étoit point par les expressions qu’elle se signaloit ; mon oncle Tobie ne se piquoit pas d’en savoir faire le choix ; elle ne se montroit que dans les choses. — Elle s’étoit emparée de lui, et elle égaloit presque cette aimable délicatesse, cette pureté intérieure d’esprit et d’imagination, qui, dans votre sexe, madame, inspire tant de respect au nôtre. —

Et vous vous imaginez peut-être que mon oncle Tobie avoit puisé sa modestie dans cette source ; qu’il avoit passé la plus grande partie de sa vie avec le beau sexe, et que la connoissance intime de cette belle moitié de la création, et la force de l’imitation de si beaux exemples, lui avoient acquis cette aimable tournure d’esprit ? —

Je suis bien fâché de ne pouvoir le dire ; mais mon oncle Tobie n’échangeoit pas trois mots en trois ans avec le beau sexe, à moins que ce ne fût quelquefois avec sa belle-sœur, la femme de mon père, et ma mère. — Non, madame, mon oncle acquit sa modestie par un moyen plus extraordinaire. — Un boulet de canon, au siége de Namur, fit sauter d’un ouvrage à cornes, un éclat de pierre qui vint le frapper en plein dans l’aine… Un accident d’un autre genre inspira aussi sur un certain point de la modestie au plus vain des hommes, à Boileau ; mais son aventure n’est pas celle de mon oncle, et la manière dont cette pierre fatale causa sa modestie, est une histoire intéressante. —

Je voudrois pouvoir vous la raconter à présent ; mais cela n’est pas possible. J’en ferai une épisode, et l’on en saura par la suite toutes les circonstances. — Tout ce que je puis dire maintenant, c’est que la modestie incomparable de mon oncle, subtilisée et raréfiée par la chaleur continuelle d’un peu d’orgueil de famille, le rendoit, dans de certains cas, d’une humeur très-difficile. — Ces deux causes l’affectoient si sensiblement, qu’il ne pouvoit entendre parler de l’aventure de ma tante Dinach sans la plus vive émotion. — Un seul mot à ce sujet lui faisoit monter subitement le sang au visage. — Mais quand mon père, pour éclaircir son hypothèse, appuyoit sur cette histoire devant quelques personnes, et cela arrivoit souvent, cette rouille infortunée d’une des plus belles branches de la famille, choquoit si fort la pudeur et la modestie de mon oncle Tobie, et le mortifioit à un point qu’il n’y pouvoit résister. — Il tiroit mon père à l’écart pour lui reprocher l’indécence de son babil. — Il lui offroit tout ce qu’il pourroit lui demander, pourvu qu’il n’en ouvrît pas la bouche.

Jamais frère n’avoit peut-être eu plus de tendresse pour son frère, que mon père pour mon oncle Tobie. — Il se seroit prêté à tout ce qu’il auroit pu désirer pour le contenter ; mais l’affaire dont il s’agissoit étoit toute autre chose. Il n’y avoit pas moyen d’en faire le sacrifice.

Mon père étoit un philosophe spéculatif et systématique, et cette petite brèche de ma tante Dinach étoit aussi essentielle pour lui, que la rétrogradation des planètes l’avoit été à Copernic. Les rétrogradations de Vénus dans son orbite fortifièrent le système de cet astronome, et les rétrogradations de ma tante Dinach appuyoient le système de mon père. Quelle apparence qu’il pût ainsi les abandonner !..... Un système ne fait-il pas plus de la moitié de la chère existence d’un philosophe ? Mon père comptoit bien que le sien prendroit pour le moins par la suite le nom de système Shandyen. —

Mais il étoit peut-être aussi sensible que mon oncle à tout autre cas qui pouvoit jeter de la honte sur la famille, et ni lui, et j’ose le dire, ni Copernic lui-même, n’auroient jamais parlé de cette histoire, si la vérité ne l’avoit exigé. — Amicus Plato, disoit mon père, sed magis amica veritas. Il expliquoit ce passage, à sa façon, à mon oncle Tobie : Dinach étoit ma tante, et j’en conviens, disoit-il ; mais la vérité est ma sœur.

Cette contradiction, dans l’humeur des deux frères, étoit une source inépuisable de querelles et de petits chagrins. L’un ne pouvoit pas souffrir qu’on parlât toujours d’une tache aussi désagréable, et l’autre ne laissoit pas passer un jour sans la rappeler. « Pour l’amour de Dieu, s’écrioit mon oncle Tobie, par la considération, frère, que vous avez pour moi, et par égard pour nous tous, laissez de côté cette histoire de notre tante, et ne troublez point le repos de ses cendres ! — Comment pouvez-vous ? — Comment est-il possible que vous ayez si peu de sensibilité, si peu de compassion pour le caractère, l’honneur et la réputation de notre famille ? — et de quel poids, disoit mon père, est tout cela, quand il s’agit de prouver une hypothèse ? L’existence même d’une famille n’est rien. — L’existence d’une famille !… s’écrioit mon oncle Tobie, en se jetant en arrière dans son fauteuil, et en levant les mains, les yeux et une jambe. — Oui, l’existence d’une famille, disoit mon père, et je ne m’en dédis pas. — Combien de milliers d’enfans, chaque année, font naufrage en arrivant dans ce monde, et dont on se soucie aussi peu dans toutes les nations civilisées, que de l’air commun ? — une idée, un système ?… Quelle différence, frère, dans les objets de comparaison ! — Oui, de la différence, disoit mon oncle ; chaque exemple que vous citez est un meurtre, quelle que soit la personne qui le fasse. — Et voilà votre méprise, répliquoit mon père ; car in foro scientiae, il n’y a pas de meurtre, frère, ce n’est que la mort. »

Que répondoit à cela mon oncle Tobie ? Rien : mais il siffloit quelques notes d’un air qui lui étoit familier. — C’étoit là le canal par où ses passions s’évaporoient, lorsque quelque chose le choquoit ou le surprenoit. et surtout quand on lui tenoit des discours qui lui paroissoient absurdes. —

Cette espèce particulière d’argumens a échappé, si je ne me trompe, à tous nos logiciens, et à tous leurs commentateurs. — Ils ne l’ont nommée nulle part. — J’ai deux raisons, moi, pour lui donner un nom. — Il faut éviter, autant qu’on peut, toute confusion dans les disputes, et pour cela d’abord j’estime que l’argument de mon oncle mérite d’être aussi distingué de tout autre argument que celui ad verecundiam, ab absurdo, à fortiori. Et puis je veux que les enfans de mes enfans, quand je reposerai tranquillement dans le tombeau, puissent dire que la tête de leur aïeul s’étoit occupée autrefois de choses aussi utiles que celles de beaucoup d’autres gens ; qu’elle avoit imaginé un nom, et qu’elle l’avoit déposé dans le trésor de l’art logique, comme un argument si fort, qu’on ne pouvoit y répondre. — Je veux même qu’ils puissent ajouter que c’est le meilleur des argumens, lorsque le but de la dispute est plutôt d’imposer silence que de convaincre.

J’ordonne donc par ces présentes, à toute la société pédantesque qui professe la logique, de distinguer l’argument de mon oncle par le titre d’Argumentum fistulatorium, et non par aucun autre. — Je veux de même qu’il soit placé au d’Argumentum baculinum, et Argumentum ad crumenam, et qu’il en soit traité au même chapitre.



CHAPITRE XXIV.

L’éloge et l’utilité des digressions.


Le savant évêque Hall ; — je veux dire le célèbre docteur, Joseph Hall, qui étoit évêque d’Exeter, sous le règne de Jacques Ier. nous dit, dans une de ses décades, à la fin de son Art divin de la méditation, imprimé à Londres en 1610, par Jean Béal, en Aldersgate Street, (on ne peut trop bien indiquer les bons livres) que la chose du monde la plus abominable dans un homme, est de se louer soi-même. — Je suis de l’avis de M. le docteur.

Mais pourtant, lorsqu’après bien des soins, des peines, des réflexions, on est parvenu à faire en maître une chose qui n’avoit point encore été faite, et dont la découverte étoit difficile, n’est-il pas au moins aussi abominable que l’homme qui l’a inventée, perde l’honneur qu’il en peut recueillir, et qu’il sorte de ce monde en ensevelissant sa gloire avec lui-même ? — C’est précisément ma situation. —

Je viens de faire une assez longue digression que le hasard a amenée ; et c’est à lui aussi que je dois toutes celles où je suis déjà tombé, à l’exception d’une seule. Ne seroit-il pas horrible que l’on ne fît pas attention à ce chef-d’œuvre d’habileté digressive ? Le lecteur cependant ne s’en sera peut-être pas aperçu. J’en serois assurément fâché. Je ne l’accuserois pourtant point, à cet égard, d’un défaut de pénétration. — C’est plutôt que cette perfection est si rare dans une digression, que l’on ne s’y attend pas. — Mais qu’est-ce donc ? Le voici. Mes digressions sont sûrement aussi frappantes qu’elles puissent l’être. Je m’enfuis de mon sujet aussi souvent et aussi loin que celui de tous les écrivains qui fait le plus d’écarts. — Mais j’ai soin, en même temps, que ma principale affaire ne soit pas arrêtée pendant mon absence, et c’est ce que ces messieurs ne font sans doute pas ordinairement.

J’allois, par exemple, vous esquisser légèrement les traits extérieurs du caractère bizarre de mon oncle, M. Tobie Shandy. — J’avais même déjà commencé, et voilà tout-à-coup que ma tante Dinach et son cocher viennent faire errer nos fantaisies dans des millions de milles jusqu’au milieu du système planétaire. — Mais malgré cette escapade, vous avez cependant dû, monsieur, vous apercevoir que l’ébauche de mon oncle Tobie avançoit en même temps peu-à-peu. — Ce n’étoit point encore les grands contours de son portrait ; la chose n’étoit pas possible, — mais c’étoit un simple croquis, un premier crayon, et mon oncle Tobie, par cette touche, quelque légère qu’elle soit, vous est mieux connu à présent qu’il ne l’étoit auparavant.

C’est par cet art que la disposition de mon ouvrage est d’une espèce particulière. — J’y concilie à-la-fois deux mouvemens contraires, et qui paroissent inconciliables. — Il est en même temps digressif et progressif.

Et ne vous y trompez pas, je vous prie. Cela est bien différent des deux mouvemens de la terre, dont l’un se fait sur son propre axe dans sa révolution journalière, et l’autre dans son orbite elliptique, et qui, par ses progrès, forme l’année, et constitue la variété des saisons dont nous jouissons. — Ils m’ont seulement suggéré cette idée. — C’est souvent à des choses qui paroissent fort éloignées de notre sujet, que l’on doit ses pensées les plus brillantes. — L’ouverture la plus frivole produit quelquefois les plus grandes découvertes.

Les digressions sont incontestablement la lumière, la vie, l’ame de la lecture. — Ôtez-les par exemple de ce livre, il seroit aussi bon de mettre le livre tout-à-fait de côté. — Une langueur accablante, une monotonie insipide régneroient à chaque page ; il tomberoit des mains. — Rendez-les à l’auteur ; il brille, il amuse, il se varie, il chasse l’ennui.

Le seul point est de savoir les manier adroitement, pour qu’elles soient utiles au lecteur et à l’auteur. On ne conçoit pas l’embarras qu’elles causent ordinairement à un écrivain. — Son sort est digne de pitié. — J’en vois qui commencent une digression, et j’observe que l’ouvrage des ce moment est arrêté. — Continuent-ils le sujet principal : il n’y a plus de digression.

Voilà donc un ouvrage manqué, et il a fait suer sang et eau à l’insipide auteur. — Oh ! ce n’est point ainsi que j’ai agi. J’ai tellement arrangé celui-ci dès le commencement, j’ai tellement combiné le sujet principal et les parties accessoires, j’ai si bien ménagé mes intersections, compliqué et entrelacé les mouvemens digressifs et progressifs, j’ai formé du tout un tel engrenage, que la machine en général n’a pas cessé de mouvoir et d’avancer. — Pas beaucoup, à la vérité : mais qui va toujours et long-temps, va loin ; et s’il plaît à la source de tout bien de m’accorder de la santé et du courage, je pourrai continuer ces mêmes mouvemens pendant plus de quarante ans.



CHAPITRE XXV.

Comment peindre mon oncle Tobie ?


En vérité, vous n’y pensez pas ; cette idée est folle. Quoi ! vous commenceriez ce chapitre par une absurdité ? Eh ! pourquoi pas ? Tant de livres ne sont pas autre chose dans tout leur tissu ! Oui, monsieur, je dis que si l’on fixoit le miroir de Momus dans le cœur humain, selon la direction que pourroit lui donner cet archi-critique, il s’ensuivroit d’abord que les plus sages, les plus graves, les plus fous et les plus légers d’entre nous, seroient forcés, chaque jour de leur vie, de payer, comme en Angleterre, la taxe qu’on a mise sur les fenêtres.

Ce miroir ainsi placé, il seroit aussi facile de saisir et de peindre le caractère d’un homme, que de voir dans une ruche, par le moyen d’un verre dioptrique, les opérations des mouches à miel. Son ame y paroîtroit à découvert. On observeroit tous ses mouvemens ; ses artifices, ses caprices, ses vertus, ses vices, ses sensations, ses trémoussemens seroient au grand jour : rien n’échapperoit, et l’on n’auroit plus qu’à prendre la plume, et à écrire ce que l’on auroit vu. Mais un biographe sur la planète où nous sommes n’a pas cet avantage. Que n’est-elle comme Mercure ! Nos calculateurs ont trouvé que la chaleur qui règne dans ce pays-là est égale à celle du fer rougi, et elle doit avoir, depuis long-temps, vitrifié le corps des habitans. Ce qui enveloppe leurs ames doit être aussi diaphane, aussi transparent que la glace du miroir le plus clair et le plus poli. Il n’y a du moins que le nœud ombilical, plus épais, qui en doive être excepté. — Le nœud ombilical ? — Oui, madame, et cela est physique. Je défie à la philosophie la plus subtile de me démontrer le contraire. Mais hors ce point, plus sombre, ces ames doivent être tout-à-fait au bivac. — Je ne parle cependant que des jeunes ames. Celles dont les corps, parvenus à la vieillesse, sont plissés par les rides, ne sont pas de même. Les rayons du soleil, en les traversant, souffrent alors une réfraction monstrueuse, et ne reviennent à l’œil qu’après avoir parcouru une foule de lignes obliques et tortueuses qui empêchent qu’un homme ne puisse être vu.

Hélas ! les hommes de Mercure sont presqu’alors comme les nôtres. — Nos esprits ne brillent certainement pas à travers le corps — Il est enveloppé d’une étoffe épaisse et opaque, qui s’oppose à la perspicacité de l’œil le plus perçant ; et que faire ? Il faut absolument chercher d’autres moyens pour définir le caractère spécifique de chacun.

Combien n’en a-t on pas imaginé ? Les uns ont décrit leurs caractères avec des instrumens à vent. — Virgile en parle dans ses aventures de Didon et d’Énée ; mais ce moyen est aussi trompeur que le souffle de la renommée : il n’annonce qu’un génie resserré. — Je n’ignore pas que les Italiens, par le fortè et le piano d’un instrument à vent dont ils se servent, et qu’ils disent infaillible, se vantent d’atteindre à une exactitude mathématique dans la description d’une espèce particulière de caractère qui se trouve parmi eux. — Je n’ose dire ici le nom de l’instrument : nous l’avons parmi nous, et cela suffit ; mais ne vous en servez jamais pour dessiner.

Ceci est énigmatique.

Et je lui ai donné cette tournure à dessein pour le peuple.

C’est la raison, madame, qui m’engage à vous prier de lire cet endroit avec rapidité. Je ne voudrois pas que vous vous arrêtassiez à faire des recherches dans votre imagination.

Les médecins ?… Mais à quoi leur sert la curieuse avidité qu’il montrent à considérer certaines choses ? il faudroit au moins qu’ils prissent aussi une esquisse des replétions des hommes qui passent par leurs mains… Ce n’est pas assez d’examiner ce qui s’échappe : avis à la faculté. Ses doctes soutiens pourroient peut-être parvenir, avec ces précautions, à tracer des caractères passables.

Mais je trouve un inconvénient à cette méthode. — Les exhalaisons qui, dans un des procédés, s’éleveroient de la palette, pourroient bien rendre la tâche plus pénible, et forcer le savant artiste à détourner ses yeux.

Voilà bien des expédiens : mais il y a beaucoup de personnes qui n’en veulent pas. Ce n’est point parce qu’elles trouvent, pour réussir, des ressources dans la fécondité de leur génie. Leurs maîtres dans l’art de la pentagraphie, leur ont découvert des manières de faire particulières, et il leur est bien plus commode de les suivre, que de se donner la peine d’en chercher d’autres. — Observez cependant que ces copistes serviles sont vos plus grands historiens.

Voyez d’abord celui-ci. Il est occupé à tirer un caractère dans toute son étendue naturelle, mais dans une attitude opposée à la lumière. — Il gêne, il défigure la personne qu’il veut peindre.

Cet autre vous tient dans la chambre obscure, et vous êtes sûr qu’il ne vous représente qu’avec quelques-unes de vos attitudes les plus ridicules. — Il vous contrefait, vous mutile…

Oh ! que ce n’est point ainsi que j’agirai pour vous décrire le caractère de mon oncle M. Tobie Shandy ! Je donnerois, moi, dans ces erreurs ? Non, non. Aussi suis-je bien résolu de n’emprunter le secours d’aucune machine pour le peindre. — Je ne souffrirai point que mon pinceau se laisse diriger par aucun des instrumens à vent qui aient jamais soufflé en deçà ou au-delà des Alpes. — Je ne déroberai rien à son médecin. Mais son cheval de course, son dada, son cher califourchon, ou, pour parler sans figure, ses caprices, c’est là ce qui me servira à le caractériser.


CHAPITRE XXVI.

Nous y viendrons


Que ne suis-je moins sûr que le lecteur s’impatiente de connoître le caractère de mon oncle Tobie ? — Je commencerois par le convaincre qu’il n’y a point de meilleur moyen, pour réussir à le faire connoître, que celui que j’ai choisi.

Je ne peux pas dire que les actions réciproques d’un homme et de son califourchon se fassent de la même manière que l’ame et le corps agissent l’un sur l’autre. Cependant il y a entre eux une espèce de communication qui y ressemble beaucoup, et cela s’opère peut-être à la manière de l’électricité des corps. — Les parties les plus subtiles et les plus déliées du cavalier s’échauffent, s’exaltent et touchent immédiatement au bâton, et le cavalier, dans un long voyage, et par une longue friction, est lui-même pénétré à son tour de ce qui s’exhale de son dada chéri : vous voyez, mon ami, ce qui en résulte. — Si l’on peut faire une description exacte de la nature de l’un, les notions que l’on peut prendre sur l’autre, sont sûres.

Or, est-il, que le califourchon que montoit mon oncle, étoit, selon moi, plus qu’un autre, digne d’être décrit à cause de sa singularité. — On auroit effectivement pu aller d’Yorck à Douvres, de Douvres à Penzance, et de Penzance encore une fois à Yorck, sans rencontrer son pareil sur la route ; et si par hasard on en eût aperçu quelqu’un qui eût seulement de son air, il auroit fallu S’arrêter pour le contempler, quelque pressé qu’on eût été. — Sa démarche, sa figure étoient si singulières, si extraordinaires, il ressembloit si peu dans son espèce à quelqu’autre espèce que ce soit, qu’on auroit aisément douté de ce que c’étoit. Mais, à la mode de ce philosophe qui, pour renverser le système de ce fou de Zénon d’Élée, qui nioit qu’il y eût du mouvement, ne fit que marcher devant lui, mon oncle Tobie, pour prouver que son califourchon étoit réellement un califourchon, ne se servoit d’autre argument que de monter dessus et de le faire courir. — Il laissoit aux passans à décider le point en question.

Mon oncle Tobie le montoit avec tant de plaisir..... Il portoit si bien mon oncle Tobie, qu’il s’inquiétoit fort peu de ce que le monde disoit et pensoit de lui à ce sujet.

Mais il est temps cependant, ou jamais, que je vous en fasse la description. — Une chose encore pourtant avant tout ! — Souffrez que je vous apprenne comment mon oncle Tobie en fit l’acquisition. J’aime à procéder régulièrement dans ce que je fais.



CHAPITRE XXVII.

Un peu de patience.


La blessure que mon oncle Tobie reçut dans l’aine, au siége de Namur, le rendit absolument incapable de servir ; on le renvoya en Angleterre pour se faire guérir. —

Il se trouva réduit à passer quatre années entières, tantôt dans son lit, tantôt dans sa chambre. — Il souffroit horriblement. — Les exfoliations successives de l’os pubis, et du bord extérieur du coxendis, étoient la cause, madame, des douleurs aiguës qu’il ressentoit. — Ces deux os avoient été terriblement brisés, et l’irrégularité de la pierre détachée du parapet, y avoit autant contribué que sa grosseur, quoiqu’elle fût très-grosse ; — ce qui faisoit dire au chirurgien que la pesanteur de la pierre avoit fait plus de tort à l’aine de mon oncle Tobie, que la force avec laquelle elle l’avoit frappé. — Et c’est un grand bonheur, ajoutoit-il.

C’est dans ce temps-là que mon père commençoit à monter sa maison de commerce à Londres. — Les deux frères étoient unis par l’amitié la plus cordiale. — Mon père craignit que mon oncle Tobie ne fût pas si bien soigné ailleurs que chez lui, et il lui céda le plus beau et le plus commode de ses appartemens… Mais ce qui marquoit encore son affection, c’est qu’il ne venoit pas un ami, pas une connoissance à la maison, qu’il ne les menât voir son frère Tobie, pour le dissiper et l’amuser par leurs propos.

L’histoire de la blessure d’un militaire en soulage la douleur. — C’étoit du moins l’idée de tous ceux qui venoient voir mon oncle, et la conversation se tournoit presque toujours sur ce sujet ; — ensuite sur le siége. —

On s’imagine bien que ces discours plaisoient beaucoup à mon oncle. Il est même sûr que sans quelques embarras imprévus qu’ils lui causèrent, il en auroit reçu beaucoup de soulagement ; mais ces contre-temps furent terribles. — Ils augmentèrent sa douleur ; sa guérison fut prolongée de plus de trois ans, et s’il n’avoit heureusement trouvé lui-même un expédient pour se tirer d’affaire, ils l’auroient fait descendre dans le tombeau. —

Il vous est sûrement impossible de deviner de quelle nature étoient ces embarras cruels de mon oncle Tobie. — Si vous le pouviez, j’en rougirois, et ce n’est ni en parent, ni en homme, ni en femme. — J’en rougirois comme auteur. — Je suis si flatté de ce que le lecteur, jusqu’à présent, n’a pu prévoir la moindre chose de ce que j’allois dire ! — Et quelle honte ne seroit-ce pas pour moi si je lui préparois le moyen d’être plus pénétrant. Je suis, sur ce point, d’une humeur si singulière, si délicate, si susceptible, que je déchirerois la page que je vais écrire, si vous pouviez seulement, monsieur, faire une conjecture probable sur ce que j’y dirai. Mais qu’ai-je à craindre ? Sais-je moi-même ce qui sortira de ma plume ? —



CHAPITRE XXVIII.

Enfin nous y voilà.


Oui et non ; c’est selon ce que vous lui voulez, disoit Sganarelle ; — La réponse étoit équivoque, et le drôle avoit apparemment voyagé en Gascogne ou en Irlande. Pour moi, monsieur, je vous demande, dans les mêmes termes, une réponse qui ait un peu plus de franchise. Avez-vous lu l’histoire des guerres du roi Guillaume, ou ne l’avez-vous pas lue ? Mais si je vous disois oui ? En ce cas, je… Mais si c’étoit non ? Point de biais, je vous prie. — Au reste, si vous l’avez lue, je ne fais simplement que vous rappeler, et si vous ne l’avez pas lue, je vous apprends qu’une des plus mémorables attaques du siége de Namur se fit par les Anglois et les Hollandois, sur la pointe de la contr’escarpe avancée au-devant de la porte Saint-Nicolas. — Rien n’est peut-être plus intéressant. La pointe de la contr’escarpe couvroit la grande écluse, et les Anglois se trouvèrent exposés à tous les dangers du feu qui partoit de la contre-garde et du demi-bastion de Saint-Roch. — Je vous assure qu’il n’y faisoit pas bon. Le succès de cette chaude dispute fut que les Hollandois se logèrent dans la contre-garde ; — les Anglois de leur côté s’emparèrent du chemin couvert de la porte Saint-Nicolas. Les officiers françois, l’épée à la main, sur le glacis, et avec toute la bravoure qu’ont des officiers françois, s’opposèrent inutilement à cette impétuosité de courage. — La contre-garde et le chemin couvert furent emportés ; les gazettes en parlèrent dans le temps.

Mais des gazettes ne sont que des gazettes. Mon oncle Tobie avoit été témoin oculaire de cette action, et cela valoit bien mieux. — Il n’étoit jamais plus éloquent, plus exact, plus minutieux dans ses détails, que quand il en faisoit la relation. On dit que l’on exprime bien ce que l’on conçoit bien. C’étoit cependant là l’embarras de mon oncle Tobie. Un autre n’en eût peut être pas eu ; mais lui vouloit faire suivre à ses auditeurs les progrès de l’attaque, depuis le commencement jusqu’à la fin. Il étoit par conséquent obligé de leur parler de scarpe, de contr’escarpe, de glacis, de chemin couvert, de demi-lune, de ravelin, et c’étoit-là où il s’embrouilloit. Comment leur faire saisir la différence qu’il y avoit entre tous ces ouvrages ? La difficulté d’être intelligible et de leur donner des idées claires, lui causoit des peines inexprimables ; et si mon cher oncle Tobie ne murmuroit pas contre la pauvreté de la langue, il se faisoit au moins des reproches de ne pas la savoir assez bien.

Les amateurs qui en parlent, confondent souvent les termes eux-mêmes, et mon oncle Tobie ne devoit pas se fâcher si fort ; mais il auroit voulu ne point ennuyer ceux qui l’écoutoient.

Il est sûr qu’à moins qu’ils n’eussent beaucoup de pénétration, ou qu’il ne fût lui-même dans une heureuse veine, il lui étoit presque impossible de n’être pas obscur.

L’endroit surtout qui le désoloit le plus, étoit l’attaque de la contr’escarpe de la porte Saint-Nicolas. Cet ouvrage s’étendait depuis le bord de la Meuse jusqu’à la grande écluse, et le terrain, dans cet espace, étoit de tous côtés si entre-coupé de digues, de tranchées, de fossés, d’éclusettes… Oh ! c’est-là qu’il se trouvoit perdu, arrêté, sans savoir de quel côté il pourroit aller et venir, s’il avanceroit, s’il reculeroit… Dans cette situation critique, il étoit souvent forcé d’abandonner son récit.

Le chagrin que ces contre-temps lui causoient ne peut se concevoir. Mon père, par amitié pour lui, faisoit circuler sans cesse de nouvelles connoissances et de nouveaux curieux dans son appartement. On lui parloit de sa blessure. De sa blessure, on passoit au siége, et du siége à ses particularités ; et si tout cela amusoit mon oncle Tobie, mon oncle Tobie ne s’en trouvoit pas moins désespéré de ne pouvoir faire comprendre ce qu’il voulait dire.

Ce n’est pas cependant qu’il manquât de présence d’esprit. Il savoit tout aussi bien qu’un autre conserver toutes les apparences : mais quand il ne pouvoit sortir du ravelin sans entrer dans la demi-lune, ni quitter le chemin couvert sans passer dans la contr’escarpe, ni franchir la digue sans courir le risque de tomber dans le fossé, on conçoit qu’il avoit bien des raisons de se chagriner, et de murmurer intérieurement. Ces petits accidens, par malheur, lui arrivoient fort souvent.

Si vous n’avez pas lu Hippocrate, ô mon cher lecteur ! je ne doute point que des déplaisirs aussi minces ne vous paroissent des bagatelles ; mais ne prononcez point, s’il vous plaît, sans connoissance de cause. On juge presque toujours mal quand on n’est pas instruit. — Lorsqu’on sait un peu son Hippocrate, ou que l’on connoît seulement le docteur T… on sait de reste que les passions et les affections de l’esprit ont les plus grandes influences sur la digestion. Pourquoi, je vous prie, n’en auroient-elles pas aussi-bien sur une blessure, que sur un dîner ?… C’étoit ce qu’éprouvoit mon oncle Tobie. Les paroxismes, les redoublemens aigus de la douleur augmentoient à toutes les heures du jour, par le désagrément de ne pouvoit s’expliquer aussi bien qu’il l’auroit désiré.

Il avoit beau faire, sa philosophie lui refusoit sur ce point ses secours ; peut-être même ne les souhaitoit-il pas.

Enfin, après trois mois de peines, il résolut de s’en débarrasser d’une manière ou d’autre.

Un matin, qu’il étoit couché sur le dos, seule attitude que sa blessure dans l’aine lui permettoit de prendre, il lui vint tout-à-coup une idée. C’est que, s’il pouvoit trouver une exacte et ample description des fortifications de la ville et de la citadelle de Namur et des environs, cette découverte le soulageroit infiniment. Les environs surtout étoient de conséquence. C’est à trente toises de l’angle tournant de la tranchée, vis-à-vis de l’angle saillant du demi-bastion de Saint-Roch, qu’il avoit reçu sa blessure. Quel plaisir pour lui, quand il en seroit-là, de pouvoir ficher une épingle dans l’endroit même où la pierre l’avoit frappé !

Ce qu’il désiroit lui réussit. Il eut une belle carte ; et délivré dès ce moment d’une multitude d’explications aussi pénibles que difficiles, il n’eut presque autre chose à faire que des démonstrations. — Mais le gain le plus agréable, le plus précieux qu’il y fit, fut un goût décidé pour l’architecture militaire… Il ne pensoit, ne lisoit, ne parloit que de fortifications. — Les fortifications devinrent sa marotte chérie. — C’étoit son ame, sa vie.



CHAPITRE XXIX.

Ce qu’on a déjà vu.


J’aime assez le dieu Comus ; je loue les bienfaisantes ames qui lui font des sacrifices, et qui invitent leurs amis à y participer. — Vive la bonne chère ! vive le bon vin ! et vive le bon feu, quand il fait froid ! — Avec tout cela, cependant, il faut de la précaution. Je connois des gens, qui, faute de savoir arranger les choses, ne font la dépense d’un repas, que pour se faire moquer d’eux, et donner prise aux sarcasmes. C’est ordinairement de ceux qui n’y sont pas invités que viennent les épigrammes : ils cherchent à se venger par le ridicule, du petit chagrin d’avoir été oubliés. Mais bien souvent aussi elles partent d’un convive. Ayez plus d’attention pour les autres que pour lui ; s’il est enclin à la critique, soyez sûr qu’il se dédommage de cette préférence pendant le temps même qu’il dîne à vos dépens. — Rien n’est si sot que de s’exposer à ces disgrâces.

Il est si facile de les éviter !… Faites comme moi, mes amis. On n’a pas toujours des cartes toutes prêtes, pour inviter M. un tel, et M. un tel et M. un tel..... Mais en revanche, j’ai toujours eu une demi-douzaine de couverts de plus pour les survenans ; et vienne qui pourra, il est bien reçu. Je fais ma cour ensuite à tous..... Soyez les bien arrivés, messieurs. Je vous baise les mains ; je suis enchanté de vous voir ; il n’y a point de compagnie qui me fasse plus de plaisir. — Agissez, je vous prie, sans façon ; vous êtes ici chez vous : point de gêne. Allons, mettons-nous à table, buvons frais, et vive la joie !

Six couverts surnuméraires ! Un de plus, me disois-je, ne seroit pas inutile, et j’étois tenté de pousser ma complaisance jusques-là. Mais un jour que la demi-douzaine étoit remplie, un de mes amis me dit que la chose étoit assez bien… Ce n’étoit point un de ces railleurs de profession ; mais il l’étoit par caractère....... Eh bien ! eh bien ! dis-je, votre éloge ne m’excite que davantage. J’aurai le couvert de plus à la première occasion, et l’année prochaine, Dieu aidant, j’en aurai un plus grand nombre….

Mais, monsieur, comment se peut-il que M. Tobie Shandy, votre oncle, un vieux militaire, et qui, selon vous-même, n’étoit pas un idiot, eût la tête si lourde, si embarrassée, si… ?… Que vous importe ?… Ma foi ! allez-y voir.

C’est ainsi, monsieur le critique, que je pourrois vous répondre ; mais je sens que cette réponse ne seroit pas honnête. Elle ne peut d’ailleurs convenir qu’à un homme qui n’a pas la force de donner une raison claire et satisfaisante des choses, ou qui ne peut pas approfondir les causes premières de l’ignorance et de la confusion qui règnent dans l’esprit humain. — Que mon oncle Tobie l’eût faite, à la bonne heure. Elle pouvoit lui convenir. Il étoit militaire ; il avoit du courage, de la bravoure ; et telle qu’elle fût, il pouvoit la faire trouver bonne. _ Mais mon oncle Tobie, dans ces sortes d’occasions, ne répondait ordinairement qu’en sifflant son air favori, son cher Lila Burello, et je gage que c’eût été là sa réponse....... Mais je l’avoue, j’en conviens, je le répète, cette réponse ne me convenoit pas. — Il est bien clair effectivement que j’écris en homme qui a de l’érudition. Mes comparaisons, mes allusions, mes commentaires, mes métaphores… tout cela sent l’érudition. Ne faut-il pas que je soutienne mon caractère, et que je le contraste d’une manière convenable ? Que deviendrois-je, mon Dieu ? Je serois, monsieur, un homme perdu, si je me démentois. Au moment où je tâcherois de prévenir le babil indiscret d’un critique, deux autres se prépareroient à me tomber sur le dos. — Et Voilà pourquoi je réponds ainsi.

— Dites moi, je vous prie, monsieur, si dans le nombre des livres, dont la lecture vous a occupé, vous avez lu l’essai de Lock sur l’entendement de l’esprit humain ? — Ne me répondez pas, de grace, avec trop de précipitation. — Je connois un foule de gens qui citent ce livre, sans l’avoir jamais lu. — J’en connois une foule d’autres qui l’ont lu sans l’entendre. — Il se pourroit, sans miracle, que vous fussiez même dans le dernier cas........ Je n’écris, comme vous savez, que pour instruire. Eh bien ! je vous dirai, en trois mots, ce que c’est que ce livre… C’est une histoire..... Une histoire ? Oui, monsieur. Mais de qui ? de quoi ? de quand ?… Doucement ! quelle pétulance ! C’est l’histoire de ce qui se passe dans l’esprit humain. — Écoutez à présent un avis. Si vous avez vous-même l’esprit, lorsque vous parlerez de ce livre, d’en dire autant que je viens de vous en dire… Autant ?… Vous entendez ?… Je ne dis pas plus ; cela vous suffira, croyez-moi, pour figurer passablement dans une assemblée de métaphysiciens.

— Que ceci, pourtant, ne soit dit qu’en passant ! —

Mais si vous voulez vous hasarder à me tenir compagnie, si vous voulez vous enfoncer dans les profondeurs de cette matière, je vous y ferai faire de grandes découvertes. Vous apprendrez d’abord que l’obscurité et la confusion qui règnent dans l’esprit de l’homme, ont trois causes.

C’est d’abord, mon cher monsieur, d’avoir les organes durs ; rien n’y pénètre. S’ils sont au contraire trop flexibles, trop souples, les objets ne font sur l’esprit que des impressions légères qui ne s’y gravent point ; c’est la seconde cause : et la troisième vient quelquefois de ce que la mémoire est comme un crible qui ne peut rien retenir. J’aurois bien pu trouver une autre comparaison ; mais il faut que celle-ci passe. — Suivez-moi maintenant, ou plutôt appelons Finette. — Mais que voulez-vous faire de la fille de chambre de ma femme ?… Eh bien ! ne l’appelons pas. Figurez-vous pourtant qu’elle est ici. Je gage que je vais jeter tant de clarté sur cette matière, que Finette la comprendra tout aussi-bien que Mallebranche. — Finette vient d’achever la lettre qu’elle écrivoit à Lafleur, et vous la voyez fouiller dans sa poche droite. Prenez, je vous prie, cette occasion de réfléchir que les facultés des organes de la perception ne peuvent être ni mieux figurées, ni mieux expliquées, que par cette seule chose que cherche Finette. — Vous voyez ce que c’est ; vos organes ne sont sans doute pas assez épais, pour que je sois obligé de vous dire qu’elle cherche, monsieur, un petit morceau de cire d’Espagne....... La cire fond ; elle tombe sur la lettre. — Mais voyez ce qui doit arriver, si Finette tâtonne trop long-temps pour avoir son dé, et que la cire se durcisse pendant ce temps. — Il est clair que la cire ne recevra qu’imparfaitement l’empreinte de son dé, si elle n’y emploie que la même force. — Finette, au lieu de cire qui se sèche, n’en a-t-elle que de molle, de flexible ? Autre inconvénient. La cire recevra l’empreinte ; mais pour combien de temps ? Le plus léger frottement l’effacera.

Supposons que la cire soit bonne, que le dé soit bien piqué ; mais que Finette l’applique sur la cire avec trop de précipitation, parce que sa maîtresse la sonne… Avouez, monsieur, que le cachet de Finette ne ressemblera, dans aucun de ces cas, à son prototype ?

Eh bien ! il faut savoir maintenant qu’il n’y avoit pas un de ces cas qui fût la vraie cause de la confusion que l’on remarquoit dans les discours de mon oncle Tobie. C’est pour cela que j’en ai parlé si long-temps. — J’ai voulu imiter les plus grands physiologistes, pour faire voir d’où elle ne provenoit pas.

Mais n’a-t-on pas vu que j’ai indiqué d’où elle provenoit ? Quelle source intarissable d’obscurités pour le passé, le présent et le futur ! l’inconstance et la mobilité des mots ont toujours jeté dans l’embarras l’entendement le plus subtil, le plus pénétrant, le plus élevé. — On croit concevoir une chose… Un mot survient, et vous voilà arrêté tout court.

L’histoire des siècles passés en fournit mille exemples. Quelles terribles disputes les mots n’ont-ils pas occasionnées et perpétuées ! Quels torrens d’encre et de fiel n’ont-ils pas fait couler ! — Pour moi, qui suis de bon naturel, je n’en puis pas lire les terribles relations sans répandre des larmes.

Critique modéré, pesez tout ceci ! Considérez par vous-même combien de fois vos discours, vos écrits, vos connoissances ont souffert par cette seule cause ! — Rappelez-vous de quels débats, de quel bruit les écoles ont retenti au sujet du pouvoir et de l’esprit, des essences et des quintessences, des substances et de l’espace ! Ne voulez-vous point vous ressouvenir de ces misères humaines ? Hélas ! on vous a peut-être quelquefois traîné au barreau. Quelle abondance de paroles sur des mots qui n’ont point de signification déterminée, et que personne n’entend ! Vous en avez frémi ! Ne soyez donc point surpris des embarras de mon oncle Tobie, et laissez couler une larme de compassion sur son escarpe et sur sa contr’escarpe, sur son glacis et sur son chemin couvert, sur son ravelin et sur sa demi-lune. Ce ne fut point par idée qu’il courut risque de la vie en envenimant sa blessure ; ce fut par des mots.


CHAPITRE XXX.

Trop est trop.


Mon oncle Tobie n’eut pas si-tôt son plan des fortifications de Namur, qu’il se mit à l’étudier avec le plus grand empressement. Il n’y avoit rien de plus intéressant pour lui que sa guérison ; elle dépendoit du calme des passions de son esprit, et il étoit absolument nécessaire qu’il se rendît tellement maître de son sujet, que lorsque l’occasion s’en présenteroit, il en pût parler sans émotion.

Il y donna quinze jours dans l’application la plus constante. Au bout de ce temps, à l’aide de quelques explications qui étoient sur la marge, et de l’architecture militaire de Gobésius, traduite du flamand, il parvint à donner à ses discours une clarté dont on pouvoit être satisfait ; ce n’étoit cependant là que le premier degré. Deux mois de plus n’étoient pas écoulés, que mon oncle Tobie planoit, pour ainsi, sur son sujet. Il auroit pu faire, au besoin, et dans le plus grand ordre, l’attaque de la contr’escarpe avancée. Plus initié dans l’art que le premier motif qu’il avoit eu ne l’exigeoit, il pouvoit à son gré passer la Meuse et la Sambre, insulter les lignes de Vauban, se porter sur l’abbaye de Salsines, revenir sur ses pas, et donner aux curieux qui l’écoutoient, une relation aussi distincte de chaque opération du siége, que de l’action où il eut l’honneur de recevoir sa blessure à la porte Saint-Nicolas.

Mais le désir d’apprendre est comme la soif des richesses, qui devient plus âpre à mesure qu’elle se satisfait. — C’est ce qu’éprouvoit mon oncle Tobie. Plus il étudioit sa carte, et plus il prenoit de goût à l’étude de l’art. C’étoit une source délicieuse où il buvoit à longs traits, sans cependant pouvoir étancher l’ardeur qui le dévoroit. Les fortifications de Namur ne furent bientôt plus suffisantes. La première année qu’il fut obligé de passer dans sa chambre, n’étoit pas encore entièrement révolue, qu’il n’y avoit peut-être pas une seule ville fortifiée en Flandre et en Italie dont il ne se fût procuré le plan. Il en lisoit les descriptions ; il les comparoit et les combinoit avec l’histoire des siéges qu’elles avoient soutenus, avec les ouvrages anciens et modernes qui en faisoient la force. Il y avoit tant d’aptitude, il s’y portoit avec tant de plaisir, qu’il oublioit sa blessure, son, dîner, et jusqu’à lui-même.

Mon oncle Tobie, la seconde année, se procura les ouvrages de Ramilli et de Canateo, traduits de l’italien. Il se donna Stévinus, Marolis, le chevalier de Ville, Lorini, Cohorn, Shecter, le comte de Pagan ; il acheta le maréchal de Vauban, Blondel : il fit enfin une collection si ample d’ouvrages sur l’architecture militaire, que Don-Quichotte n’avoit peut-être pas une suite plus nombreuse de livres de chevalerie, lorsque le curé et le barbier firent l’invasion de sa bibliothèque.

Mais tout cela ne suffisoit pas. Mon oncle Tobie, dans la troisième année, vers le mois d’août 1699, jugea qu’il ne pouvoit se dispenser de prendre quelque teinture de l’artillerie. — Il voulut, comme de raison, puiser ses connoissances dans la source primitive. — Il lut pour cela les œuvres de Tartaglia. Il passe pour être le premier qui ait découvert qu’un boulet de canon, dans sa course progressive, ne décrit pas une ligne droite. Mon oncle Tobie voulut donc le lire, et il prouva à mon oncle Tobie qu’il étoit absolument impossible que le boulet conservât cette direction dans toute sa route.

— La recherche de la vérité est sans fin. —

Mon oncle Tobie ne fut pas si-tôt convaincu de la route que le boulet ne tenoit pas, qu’il se mit dans l’esprit de savoir la route qu’il tenoit. Alors, nouveaux auteurs, nouvelle lecture, nouvelle application. L’ancien Maltus tomba d’abord dans les mains de mon oncle Tobie ; vint ensuite Galilée, puis Toricelli. Là, par certaines règles géométriques et démonstratives, mon oncle Tobie trouva que le boulet décrivoit une ligne parabolique. Il trouva que le paramètre, ou le côté droit de la section conique de cette ligne étoit à la quantité, en raison directe, comme toute la ligne au double de l’angle d’incidence, formé par la culasse sur un plan horizontal, et que le semi-paramètre… Arrêtez ! mon cher oncle Tobie, arrêtez ! n’avancez pas un pas de plus dans ce sentier épineux ! il est hérissé de difficultés ; c’est un labyrinthe d’où l’on ne peut sortir qu’avec mille peines. Dans quels embarras inextricables ne vous jeteroit pas la vaine poursuite de ce fantôme qui vous paroît si charmant, et que vous appelez la science ? Ô mon oncle ! fuyez, fuyez-le comme un serpent dangereux. Est-il donc si nécessaire qu’avec votre blessure dans l’aine, vous passiez des nuits entières ? que vous vous échauffiez le sang ? que vous vous rendiez étique ? Hélas ! vous ne ferez qu’empirer ; vos symptômes deviendront plus effrayans pour ceux qui vous aiment… Vous verrez cesser la transpiration insensible qui vous seroit si salutaire ; vos esprits s’évaporeront, votre force virile s’épuisera, l’humide radical qui donne de la souplesse à vos muscles se desséchera ; vous altérerez votre santé, et vous attirerez vingt ans plutôt sur vous toutes les infirmités de la vieillesse. Ô mon oncle ! mon cher oncle… mon cher oncle Tobie !…



CHAPITRE XXXI.

Le feu prend.


Un homme qui entend seulement un peu l’art d’écrire, doit voir qu’après l’apostrophe animée que je viens de faire à mon oncle Tobie, il ne m’étoit plus possible de continuer ma narration. Ce que j’aurois dit eût paru froid, insipide. — Aussi ai-je mis fin, sur-le-champ, à mon chapitre. Je n’étois pourtant qu’au milieu de mon histoire ! Mais on n’y perdra rien.

Les écrivains de ma trempe ont un privilége qui leur est commun avec les peintres. Lorsqu’une copie trop exacte d’un portrait pourrait rendre le tableau moins frappant, ils choisissent le moindre mal ; ils trouvent qu’ils sont plus excusables de manquer à la vérité qu’à sa beauté. — Cela souffre peut-être quelque restriction ; mais qu’importe ? Je n’ai fait cette comparaison que pour laisser un peu réfroidir mon apostrophe, et je m’embarrasse fort peu du jugement que le public portera de la comparaison.

Mon oncle Tobie, à la fin de la troisième année, voyant que le paramètre et le semi-paramètre de la section conique irritoit trop sa blessure, quitta, avec un peu d’humeur, l’étude de l’artillerie. — Mais ne croyez pas que ce fût pour abandonner au repos et à l’oisiveté. Il se livra tout entier à la partie pratique des fortifications, dont l’agrément le captiva avec une force redoublée, comme celle d’un ressort long-temps comprimé. —

Mon oncle Tobie, qui, jusqu’alors avoit eu pour habitude de changer de chemise tous les jours, commença dans ce temps à en changer moins régulièrement. Son barbier venoit très-souvent en vain. À peine donnoit-il le temps à son chirurgien de panser sa blessure. Son esprit étoit si occupé ailleurs, il étoit si étendu sur d’autres objets, qu’il lui demandoit très-rarement comment elle alloit ; mais l’éclair n’est pas plus prompt. Une étincelle qui tombe sur un baril de poudre ne fait pas une plus subite explosion. Tout-à-coup voilà mon oncle Tobie qui commence à soupirer après sa guérison, qui se plaint à mon père, qui querelle le chirurgien. — Il l’entend monter un matin ;… aussitôt il ferme ses livres, cache ses instrumens, et lui reproche avec aigreur la lenteur de son rétablissement. Combien y a-t-il que j’en devrais être quitte ! combien de douleurs ! quelle contrainte d’être obligé de garder ma chambre pendant quatre années entières ! Ah ! sans l’amitié du meilleur des frères, ajouta-t-il, sans le courage qu’il m’inspire, il y a longtemps que j’aurois succombé à mes malheurs.

Mon père étoit présent, et mon oncle mettoit tant d’énergie à ses plaintes, que mon père en versa des larmes. — C’est ce qu’on n’attendoit pas. Mon oncle Tobie n’étoit pas naturellement éloquent : cela n’en fit que plus d’effet. Le chirurgien en demeura confus. — Ce n’est pas que le malade n’eût bien raison de s’impatienter ; mais cette impatience étoit également inattendue. Il y avoit quatre ans que le chirurgien le soignoit, et jamais il ne lui étoit échappé, pendant ce temps, le moindre mécontentement : — il avoit toujours été la soumission et la patience même.

Nous perdons quelquefois le droit de nous plaindre, en différant de le faire. — Mais alors nous triplons de force… Le chirurgien en fut étourdi, et son étonnement augmenta, lorsqu’il vit que mon oncle ne finissoit pas ses reproches et ses lamentations ; qu’il vouloit être guéri sur-le-champ, et que, s’il ne l’étoit pas, il enverroit chercher le chirurgien du roi pour achever sa besogne.

Le désir de la vie et de la santé est si naturel à l’homme ! l’envie de respirer librement le grand air est une passion qui le quitte si peu ! Mon oncle Tobie en étoit aussi dominé que tous ceux de son espèce. Il n’étoit donc pas surprenant qu’il désirât sa guérison, ni qu’il souhaitât prendre l’air après une si longue captivité. — Mais, je vous l’ai déjà dit, rien ne se faisoit, rien ne s’opéroit dans ma famille comme dans les autres. Le temps où les désirs de mon oncle se manifestèrent, la manière dont il les fit éclater, avoit sûrement quelque raison particulière. Eh ! oui, sans doute ; mais cela se développera dans le chapitre suivant. J’avoue qu’il sera temps alors de revenir écouter, au coin du feu, la fin de la phrase de mon oncle Tobie. —


CHAPITRE XXXII.

Trim.


Lorsqu’une passion tyrannise un homme, ou, ce qui est la même chose, lorsqu’il se laisse emporter par son dada chéri, la raison, la prudence n’ont plus d’empire sur lui ; elles l’abandonnent.

La blessure de mon oncle Tobie se guérissoit. Dès que le chirurgien fut revenu de sa surprise, et qu’il lui eut laissé la liberté de parler, il lui dit qu’elle commençoit à prendre du vif, et que si par hasard il ne survenoit point d’autres exfoliations, il espéroit qu’elle seroit cicatrisée dans cinq ou six semaines… Le son d’autant d’olympiades, six heures auparavant, eût porté dans l’esprit de mon oncle Tobie l’idée d’un temps plus court. Mais la succession de ses pensées étoit devenue si rapide, il étoit si impatient d’exécuter le dessein qu’il avoit formé… Ma foi ! il n’y eut plus moyen ; et sans consulter davantage qui que ce fût au monde, ce qui, par parenthèse, est fort bien fait, quand on est déterminé à ne prendre l’avis de personne, mon oncle Tobie, sans hésiter, ordonna à son domestique Trim de faire des paquets de linge et de charpie, de louer un carosse à quatre chevaux, et de le faire trouver à la porte à midi précis. C’étoit l’heure où il savoit que mon père seroit à la bourse. Ainsi, point d’obstacles à essuyer. Trim ne se fit pas répéter l’ordre. De son côté, mon oncle Tobie laissa un billet de banque sur la table pour payer le chirurgien. Il écrivit à mon père une lettre de tendres remercîmens ; et cela fait, mon oncle Tobie, soutenu, d’un côté, par sa béquille, et soulevé de l’autre par Trim, monta en carosse avec ses cartes, ses livres de fortifications, ses règles, ses compas, et partit pour son domaine de Shandy.

Un départ aussi précipité avoit une raison : la voici.

La table qui étoit dans la chambre de mon oncle Tobie, étoit un peu petite pour le grand nombre de cartes, de livres et d’instrumens dont elle étoit chargée. En étendant la main pour prendre sa tabatière, il fait glisser son grand compas. Il veut se baisser pour ramasser le compas, et son étui de mathématique tombe avec les mouchettes. Autre malheur ! Il veut attraper les mouchettes pendant qu’elles tombent, et il ne réussit qu’à pousser par terre Blondel, et le comte de Pagan sur Blondel.

Un homme impotent, tel qu’étoit mon oncle, ne pouvoit pas remédier à tant d’accidens de lui-même. Il sonna son domestique Trim. — Vois ce désordre, Trim, lui dit mon oncle. — Il faut nécessairement, Trim, que j’aie une table plus grande. Ne pourrois-tu pas prendre ma règle, et mesurer la longueur et la largeur de celle-ci, et m’en faire faire une autre deux fois plus longue et deux fois plus large ? Oui, monsieur, répliqua Trim, et cela sera même bientôt fait. Mais j’espère, ajouta-t-il, que monsieur se portera bientôt assez bien pour aller à sa maison de campagne… Monsieur se plaît tant aux fortifications, qu’il pourroit s’y amuser à merveille ! Trim avoit été caporal dans la compagnie de mon oncle. Ce n’étoit pas son vrai nom ; il s’appeloit James Buttler ; mais on lui avoit donné ce sobriquet au régiment, et mon oncle Tobie ne l’appeloit jamais autrement, à moins qu’il ne fût fâché contre lui.

Un coup de feu qu’il reçut au genou gauche, à la bataille de Lauden, deux ans avant l’affaire de Namur, l’avoit mis hors d’état de servir. Il étoit adroit, et on l’aimoit dans le régiment. Mon oncle Tobie le prit pour domestique, et l’on peut dire qu’il lui fut très-utile. Il lui avoit servi à-la-fois de valet, de palefrenier, de barbier, de cuisinier, de tailleur, et de garde-malade en campagne, et en quartier d’hiver, et depuis, il l’avoit toujours servi avec beaucoup d’affection et de fidélité.

Mon oncle Tobie l’aimoit ; leurs connoissances réciproques avoient même fortifié l’attachement qu’ils avoient l’un pour l’autre. Trim, attentif aux discours de son maître sur les fortifications, avoit fait des progrès dans la science : il lisoit, avec cela, les mêmes livres que mon oncle ; il observoit ses plans, ses marches, ses combinaisons. — Le garçon de cuisine de mon père, et la femme de chambre de ma mère le croyoient pour le moins aussi instruit que mon oncle Tobie lui-même.

Je n’ai plus qu’un coup de pinceau pour achever le caractère du caporal Trim : c’est la seule ombre qu’il y ait à son tableau. Mais enfin, Trim avoit ce défaut : il aimoit à donner des conseils, ou plutôt, il aimoit à s’écouter parler. — Avouons pourtant qu’il étoit si respectueux, si soumis, qu’on pouvoit aisément le tenir dans le silence, quand il n’avoit pas commencé à discourir. Mais si malheureusement on lui permettoit une fois d’ouvrir la bouche, il n’y avoit point de fin ; rien ne pouvoit arrêter la volubilité de sa langue. Son habitude étoit d’entre-mêler toujours ses discours du titre ou de la qualité de ceux à qui il parloit, et il ne parloit qu’à la troisième personne. À dire vrai, Trim étoit assommant. Cependant son respect plaidoit si fortement en faveur de son élocution, qu’il n’étoit pas possible de se fâcher. — D’ailleurs, mon oncle ne se trouvoit que rarement incommodé de sa manière de parler ; plus rarement encore se fâchoit-il contre lui… Il aimoit l’homme, et mon oncle, mon oncle Tobie ne regardoit un domestique fidelle, que comme un humble ami. Il ne pouvoit pas prendre sur lui de le faire taire. Tel étoit donc le caporal Trim, et tel étoit aussi mon oncle Tobie vis-à-vis de lui.

Si je l’osois, continua Trim, je dirois sur cela mon avis à monsieur ; je lui expliquerais avec franchise ma façon de penser. Dis, Trim, dis, reprit mon oncle Tobie ; parle, parle sur ce sujet sans rien craindre.

En ce cas, continua Trim, en relevant ses cheveux, et en se tenant aussi droit que s’il eût marché à la tête de sa division. —

Eh bien ! en ce cas, Trim, dit mon oncle Tobie…

Ma foi ! monsieur, continua-t-il en avançant un peu sa jambe blessée, et en montrant de sa main droite un plan de Dunkerque qui étoit attaché à la tapisserie avec des épingles, ma foi ! c’est qu’à mon avis tous ces ravelins, ces bastions, ces courtines, ces ouvrages à cornes que je vois là sur du papier, ne font qu’une bien triste figure. Quelle différence de ce que monsieur et moi pourrions faire, si nous étions seuls à la campagne ! Il n’y auroit pas de comparaison. Pourvu que nous eussions seulement un demi-arpent de terre, je suis sûr que nous ferions des choses surprenantes. — Voilà l’été ; c’est un charme. Monsieur seroit assis au grand air, pourroit, sans se fatiguer, me donner la… nographie… — l’Ichnographie, dit mon oncle.

De la ville ou de la citadelle qu’il jugeroit à propos d’assiéger… Et je me laisserais plutôt tuer sur le glacis, que de ne la pas fortifier selon ses intentions. — En effet, si monsieur daignoit me donner le dessein de la polygone avec ses lignes, ses angles, et cela d’une manière exacte…

Et c’est ce que je puis faire, dit mon oncle Tobie…

Je commencerois par le fossé, et si monsieur m’en désignoit la largeur, la profondeur…

Je le ferois à un cheveu près, Trim, s’écria mon oncle Tobie.

Je jeterois la terre vers la ville pour former l’escarpe, et du côté de la campagne pour faire une contr’escarpe.

Fort bien, Trim, dit mon oncle Tobie ; tout cela est à merveille.

Et quand j’en aurois achevé les talus, à la satisfaction de monsieur, je disposerois le glacis de manière, en le couvrant de gazon, qu’il égaleroit les plus belles fortifications de Flandre. — Monsieur sait ce que c’est que des gazons, comment on doit les poser… Les murs, les parapets en doivent être garnis ; il n’y a rien de meilleur que le gazon…

Tu as raison, Trim, les plus célèbres ingénieurs en font usage, dit mon oncle.

Monsieur sait bien qu’ils valent cent fois mieux qu’une façade de pierre ou de brique…

Je sais, dit mon oncle en remuant la tête, qu’ils valent mieux à certains égards. — Les boulets pénètrent et s’amortissent dans le gazon…

Et ne font point tomber de décombres, dit Trim.

Dans le fossé, dit mon oncle.

Qui le comblent, ajouta Trim.

Et facilitent le passage, reprit mon oncle.

À tout un bataillon… dit Trim…

Comme cela arriva à la porte Saint-Nicolas ! s’écria mon oncle Tobie.

Monsieur entend mieux ces choses, dit Trim, que tous les officiers qui sont au service de sa majesté ; et s’il vouloit abandonner le projet de la table pour aller à la campagne, je lui jure que je ferois sous ses ordres des fortifications où rien ne manqueroit. Les batteries, les fossés, les sappes, les palissades, que sais-je ? Je suis sûr qu’on viendroit de vingt milles à la ronde voir ce que nous ferions…

Le rouge montoit au visage de mon oncle Tobie à chaque mot que disoit Trim. Mais qu’on ne croie pas que ce fût une rougeur de honte, de modestie ou de colère… Elle étoit de plaisir, de joie… Le projet de Trim l’animoit et le mettoit en feu… Trim, dit mon oncle Tobie, tu en as assez dit.

Nous pourrions commencer la campagne, dit Trim, le même jour que le roi sortiroit de quartier avec ses alliés… Nous écraserions, nous abymerions les villes avec autant d’aisance qu’eux… En voilà assez de dit, Trim, s’écria mon oncle Tobie… Il suffiroit, comme je l’ai déjà dit, que monsieur, assis dans son fauteuil, me donnât ses ordres… je… C’en est assez, Trim, n’en dis pas davantage ! Le plaisir et l’amusement de monsieur… Mais ce n’est encore rien que cela ; il respireroit un bon air ; ce seroit un exercice agréable qui contribueroit à sa santé ; sa blessure ne tiendroit pas un mois…

Je goûte ton projet ; Trim ; c’en est assez dit mon oncle, en fouillant dans sa poche.

En ce cas, si monsieur le veut, j’irois, dès ce moment, acheter une bêche de pionnier, que nous emporterions avec nous… Je prendrais aussi une pelle, une pioche, une paire de… En voilà assez, Trim, dit mon oncle, tout extasié, et en levant une jambe. Il lui mit aussitôt une guinée dans la main… Trim, lui dit-il, va mon enfant, n’en dis pas davantage ; va, mon garçon, va, descends sur-le-champ, et apporte-moi mon souper tout de suite.

Trim descend rapidement et remonte presque aussitôt avec le souper de son maître. Mais ce fut en vain. Le plan, les opérations, le zèle de Trim avoient frappé si fortement l’esprit de mon oncle Tobie, qu’il ne put ni boire ni manger. Trim, dit mon oncle Tobie, mets-moi au lit. Hélas ! ce fut la même chose. L’imagination de mon oncle Tobie étoit si échauffée, qu’il ne put dormir. Plus il pensoit au projet de Trim, plus il étoit enchanté. Il s’en falloit encore plus de deux heures qu’on ne vît le jour, qu’il avoit déjà pris sa résolution. Il avoit concerté avec Trim tous les moyens de décamper, dès le lendemain, avec sûreté.

Mon oncle Tobie avoit une jolie maison de campagne dans le village de Shandy, qui appartenoit à mon père. Elle lui venoit d’un legs qu’un vieil oncle lui avoit fait, et pouvoit lui rapporter cent livres sterling de revenu. Il y avoit derrière cette maison un potager d’environ un demi arpent, et au bout de ce potager, étoit un beau tapis verd qui servoit de jeu de boule. Il étoit à-peu-près de l’étendue que le souhaitoit Trim. Une haie épaisse d’ifs le séparoit du potager. Trim n’eut pas sitôt désiré d’avoir un demi-arpent de terre pour y faire ce qu’on voudroit, que ce jeu de boule, sur un tapis verd, se présenta tout-à-coup à l’imagination de mon oncle Tobie ; et c’est-là ce qui fut la cause physique de son changement de couleur, de ce vermillon foncé qui se répandit sur son visage.

Jamais amant n’eut un désir plus vif de revoir sa maîtresse chérie, que celui dont mon oncle Tobie se sentit animé pour mettre ce plan à exécution, et pour en jouir en particulier. — Oui, cette circonstance flattoit mon oncle, et le local sembloit disposé de manière à seconder ses souhaits. La haie d’ifs étoit si haute qu’elle déroboit le tapis verd à la vue de ceux qui pouvoient être dans la maison ; et il étoit entouré, des autres côtés, par des halliers de houx, d’aubépine, et d’autres arbrisseaux fleuris, si épais, qu’ils étoient impénétrables aux yeux des curieux. L’idée de n’être pas vu augmentoit le plaisir que goûtoit d’avance mon oncle Tobie. Mais vaine imagination ! Vos ifs, cher oncle, sont bien élevés, vos houx sont bien piquans, vos épines sont bien touffues ; le lieu que vous choisissez est bien retiré ; et vous croyez avec tout cela, que vous jouirez tout seul d’un terrain qui contient un demi-arpent ! Vous croyez qu’il restera ignoré ? Ah ! ne vous y trompez pas.

Mon oncle Tobie et le caporal Trim ménagèrent et conduisirent toute cette affaire de la manière qu’ils l’avoient concertée. — Ce que j’en dirai, ce que je dirai aussi de l’histoire de leurs campagnes, qui ne furent pas stériles en événemens, deviendra quelque jour un endroit intéressant de ce drame… Mais il est temps de changer de scène et de retourner au coin du feu.


CHAPITRE XXXIII.

Les conjectures de mon Oncle.


Mais, mon Dieu ! que font-ils là-haut, frère ? dit mon père. Je pense, répondit mon oncle Tobie, en ôtant la pipe de sa bouche, comme je l’ai déjà observé, et en en faisant tomber les cendres, je pense, dit-il, qu’il seroit à propos de tirer le cordon.

Quel tapage ! Obadiah ! s’écria mon père ; sais-tu d’où vient ce bruit ? À peine mon frère et moi pouvons-nous ici nous entendre parler.

Pardi ! monsieur, dit Obadiah, en faisant une révérence qui lui fit baisser l’épaule gauche d’assez mauvaise grâce, c’est que ma maîtresse souffre beaucoup….

Et pourquoi, dit mon père, Suzon court-elle si vite à travers le jardin ?… On diroit qu’on veut la violer.

Monsieur, c’est qu’elle prend le plus court pour aller chercher la sage-femme : ça est pressé.

La sage-femme ? Malepeste ! diable !… Et je ne sais pas cela !…Eh bien ! toi, Obadiah, cours vîte seller le gros cheval, et ne fais qu’une course pour aller chercher le docteur Slop. — Fais-lui nos complimens. Dis-lui que ta maîtresse est dans les douleurs, et que je le prie de venir avec toi. Vole ; il n’y a point de temps à perdre.

C’est une chose bien extraordinaire, il le faut avouer, dit mon père à mon oncle Tobie, dès qu’Obadiah eut fermé la porte, que ma femme se soit obstinée à confier la vie de mon enfant à une sage-femme ignorante, tandis que nous avons ici près un opérateur aussi célèbre que le docteur Slop. La vie de mon enfant ! C’est bien plus que cela. La sienne même y est exposée, ainsi que celle de tous les enfans que nous aurions encore pu avoir par la suite. — Pour moi, cela me démonte ; je n’y conçois rien.

Mais peut-être, dit mon oncle Tobie, que ma sœur a agi ainsi par économie. — Bon ! bon ! dit mon père. Ne faut-il pas que l’oisiveté du docteur Slop soit payée comme s’il faisoit l’ouvrage ? Il n’en aura pas l’honneur, et peut-être faudra-t-il le payer davantage pour le dédommager de cette perte.

C’est donc par modestie, reprit mon oncle Tobie, dans toute la simplicité de son ame : ma sœur ne veut apparemment pas qu’un homme l’approche de si près…

Un mouvement fit en ce moment casser a pipe de mon père. Fut-ce dépit, fut-ce accident ? Nous saurons cela dans quelques instans.



CHAPITRE XXXIV.

Contre-temps.


Mon père, comme on le sait, étoit un assez bon philosophe naturaliste. — Cela ne l’empêchoit pas d’être un peu initié dans la philosophie morale, et l’on voit qu’après avoir cassé sa pipe, il devoit, en sa qualité de philosophe, en prendre tout doucement les deux morceaux, et les jeter au feu avec la même tranquillité. — Mais c’est ce qu’il ne fit pas. Il se leva au contraire avec précipitation, et les jeta au feu avec violence.

Cela seul annonçoit un peu d’humeur et de colère ; mais la manière dont il répondit à mon oncle Tobie ne laissa plus aucun doute.

Elle ne veut pas, dit mon père, en reprenant les expressions de mon oncle Tobie, elle ne veut pas apparemment qu’un homme l’approche de si près ! Par le ciel ! frère Tobie, vous épuiseriez la patience de Job, et il semble qu’on prenne plaisir à me faire participer aux peines de cet ancien patriarche… Mais en quoi donc ? répond tout surpris mon oncle Tobie… En quoi ? Et vous me le demandez ? répliqua mon père, vous ? Est-il possible, frère, qu’un homme à votre âge sache si peu ce qui concerne les femmes ? — Ma foi ! dit mon oncle Tobie, j’ignore tout ce qui peut les regarder. — Et il me semble que le choc que je reçus l’année qui suivit la démolition de Dunkerque, dans mon affaire avec la veuve Wadman, et qui ne venoit que de mon ignorance, justifie assez l’aveu que je fais, que je ne connois point les femmes, que je ne prétends point les connoître, et que je ne veux pas connoître davantage ce qui peut les regarder..... Il me semble ! Il me semble ! dit mon père impatienté. Eh bien ! il me semble à moi, frère Tobie, que vous devriez au moins savoir distinguer le bon côté d’une femme d’avec le mauvais. —

J’ai lu dans le chef-d’œuvre d’Aristote, que lorsqu’un homme pense à une chose passée, il baisse les yeux vers la terre ; et qu’il les lève au contraire vers le ciel quand il songe à l’avenir.

Apparemment que mon oncle Tobie ne songeoit ni au passé, ni au futur : il regardoit ; mais c’étoit horizontalement.

Le bon côté d’une femme ! disoit-il entre ses dents. — Son bon côté !… Je ne sais, frère Shandy, dit-il tout haut ce que cela veut dire ; je n’y conçois rien. L’homme de la lune en sait plus que moi sur ce chapitre.

Eh bien ! frère Tobie, dit mon père, je vais vous l’expliquer.

Volontiers ; j’écoute.

Si un homme, dit mon père, en remplissant une nouvelle pipe, s’assied tranquillement, et qu’il considère la forme, la figure, l’ensemble et l’accord de toutes les parties de cet être singulier qu’on appelle femme, et qu’il les compare analogiquement....

Je n’ai jamais bien compris la signification de ce mot, dit mon oncle Tobie.....

Qu’à cela ne tienne, dit mon père, je vais vous la faire comprendre. — On entend par analogie une certaine relation, un certain rapport qui dif..... — Ici un grand coup à la porte coupa la parole à mon père, et rompit sa définition au milieu d’un mot tout aussi net que sa pipe ; et c’est ainsi que se termina la plus remarquable et la plus curieuse dissertation que la spéculation eût peut-être jamais produite. — Quelque mois du moins se passèrent sans que mon père pût y revenir ; et le sujet de la dissertation n’est pas plus problématique que la possibilité où je suis de trouver l’occasion de la placer un jour quelque part. Il est survenu successivement tant de désordres, tant de revers dans nos affaires domestiques, il est si essentiel que j’en fasse le détail, que je ne sais quand je pourrai songer à autre chose.



CHAPITRE XXXV.

Cela est clair comme le jour.


Une heure et demie ? Quoi ! vous prétendez qu’il y a une heure et demie de lecture depuis que mon oncle Tobie a tiré le cordon de la sonnette, et qu’on a donné des ordres à Obadiah de seller le gros cheval, et d’aller quérir le docteur Slop ? Oui, je le prétends, et l’on ne peut pas dire avec raison que je n’ai pas, poëtiquement parlant, donné assez de temps à Obadiah pour aller et revenir. J’avoue, pourtant moralement et même physiquement parlant, que l’homme avoit à peine eu le temps, peut-être, de mettre ses bottes.

Mais cela ne change rien à ma thèse, et si quelqu’un y trouve à redire, si quelqu’un, sa montre à la main, a mesuré l’espace qui se trouve entre le bruit de la sonnette et le coup à la porte, s’il a trouvé par-là, comme cela peut-être, que l’intervalle n’est que de deux minutes, treize secondes, quatre tierces, qu’en résulte-t-il ? Prétendra-t-il qu’il est en droit de m’insulter, parce qu’il s’imaginera que j’ai violé l’unité ou plutôt la probabilité du temps ? Qu’il sache que c’est de la succession de nos idées que nous nous en formons une de la durée du temps et de ses simples modes. — Voilà quelle est la véritable horloge scholastique, et j’entends, comme homme de lettres, que ce soit par elle que l’on me juge. — Je récuse la juridiction de toutes les autres horloges du monde.

Il n’y a que huit milles de Shandy chez le docteur Slop ; c’est une circonstance à saisir. Voilà Obadiah qui va et revient, et les parcourt deux fois ; il ne fait que ce chemin, et moi, pendant ce temps, j’ai ramené mon oncle Tobie des environs de Namur en Angleterre, en traversant toute la Flandre. — Je l’ai tenu malade pendant près de quatre ans ; je lui ai fait apprendre trois ou quatre sciences que personne ne peut apprendre parfaitement durant toute sa vie ; je l’ai fait voyager ensuite avec le caporal Trim, dans un assez mauvais carrosse à quatre chevaux, depuis Londres jusqu’à sa petite maison dans le fond du comté d’Yorck, à près de deux cent milles de la capitale. — Il y est, et depuis long-temps. Tout cela veut dire que l’imagination du lecteur doit être préparée à l’apparition du docteur Slop sur le théâtre. J’ai pensé que cela valoit pour le moins les gambades, les airs et les mines dont on nous régale entre les actes.

Critique intraitable ! quoi ! vous n’êtes pas encore satisfait ? — Vous voulez toujours que deux minutes, treize secondes, quatre tierces, ne fassent pas davantage que deux minutes, treize secondes, quatre tierces ? J’ai dit tout ce que je peux dire sur ce point. Mes raisons pourroient dramatiquement me tirer d’embarras ; mais je sais que la circonstance est telle, qu’elle pourroit me condamner biographiquement, et faire passer mon livre pour un roman..... Non, non, il n’en sera pas ainsi. On me serre de près, mais je termine d’un seul trait toute dispute. Apprenez, mon cher critique, qu’Obadiah n’étoit pas à cinquante toises de l’écurie, lorsqu’il rencontra le docteur Slop. Le docteur Slop eut même une preuve très-désagréable de sa rencontre ; il ne s’en fallut presque rien qu’elle ne fût tragique.

Imaginez-vous que… Mais ce chapitre est déjà si long, qu’il vaut mieux en commencer un autre pour faire cette histoire.


CHAPITRE XXXVI.

Ragotin n’est pas pire.


Il n’est pas aisé de se faire une idée du docteur Slop. Le Père Labute qu’on a tant chanté, qui boit pendant que personne ne le voit, et qui a bu sans que personne ne l’ait vu ; le P. Labute est bien connu, même de qui ne l’a pas vu, et je me représente aisément sa figure… Mon imagination supplée à sa présence. Mais le docteur Slop ! le docteur Slop est bien un autre homme, et qui ne l’a pas vu y perd beaucoup. Figurez-vous cependant une figure haute de quatre pieds et demi perpendiculaires, grosse, trapue, rabougrie, avec un dos de deux pieds et demi de large, et qui porte un ventre au moins sesquilatéral, qui feroit honneur à Silène. — Telles sont à-peu-près les lignes qui forment le contour de l’individu du docteur Slop. — Mille coups de pinceau de plus seroient en pure perte, je ne le ferois pas mieux connoître. — Ceux-ci, à l’aide de l’Analyse de la beauté de M. Hogarth, suffisent pour donner une assez juste idée de celle du personnage. —

Cet homme ainsi fait, alloit doucement, pas à pas, et en tortillant à travers la boue, sur les vertèbres d’un assez joli petit bidet, mais qui à peine avoit la force de mettre les jambes l’une devant l’autre sous un tel fardeau. — Encore si le chemin avoit été praticable pour aller à l’amble ! Mais il ne l’étoit pas. Cependant Obadiah, juché sur le gros cheval de carrosse, et piquant de l’éperon, bravoit les fondrières, et couroit à toute bride au grand galop…

Un moment, je vous prie, ceci mérite une description réfléchie.

Le docteur Slop, en apercevant de très-loin Obadiah qui couroit de toute force dans le même sentier, en faisant jaillir de tous côtés la boue en forme de tourbillon, n’auroit peut-être pas eu plus de peur de la plus maligne comète de M. Winston, que de le rencontrer. — Pour ne rien dire du choc du cheval et du cavalier, les seules flaques de boue liquide auroient pu emporter, sinon le docteur lui-même, au moins le bidet du docteur. — C’est ainsi qu’il auroit jugé du phénomène qui lui auroit frappé la vue. — Mais quelle ne dut point être la terreur et l’hydrophobie du docteur Slop, quand, tout-à-coup, lorsque n’étant pas à cinquante toises de Shandy, et presqu’à l’encoignure d’un




angle qui étoit formé par le mur du jardin, Obadiah et son gros cheval de carrosse tournèrent le coin subitement, et courant avec toute la vitesse imaginable, survinrent inopinément sur le pauvre docteur et sur son bidet ? — Il n’étoit pas possible de trouver une rencontre plus funeste. — Le bidet du docteur et le docteur lui-même n’y étoient pas plus préparés l’un que l’autre ; il étoit difficile de soutenir un choc aussi rude. —

Hélas ! que pouvoit faire le docteur Slop ? Il étoit prêtre, et se signa. Le nigaud ! Il auroit mieux fait de saisir le pommeau de la selle. — Cela est vrai. Il auroit encore mieux fait de s’arrêter tout court, et de ne rien faire du tout. — En se signant, il laisse échapper son fouet… Il veut le rattraper entre son genou et le bord de la selle, et il perd l’étrier. Il perd aussi son équilibre, et dans la multitude de ces pertes, le docteur infortuné perd la présence d’esprit ; et sans attendre le choc d’Obadiah, il abandonne son bidet à son destin, roule diagonalement du faîte de son cheval, et tombe comme un sac de laine, sans se blesser, et s’enfonce d’un pied dans la boue.

Obadiah ôta deux fois son bonnet pour saluer le docteur Slop ; une fois comme il tomboit, l’autre quand il le vit enseveli dans la boue. —

L’impertinent ! c’étoit bien là le moment de faire des politesses ! Un drôle comme cela mériteroit qu’on le châtiât, pour n’avoir pas arrêté son cheval, n’en être pas aussitôt descendu, et n’avoir pas aidé au docteur. — Monsieur, point d’humeur. Obadiah fit tout ce qu’il put dans cette occasion. — Mais le mouvement du gros cheval de carrosse étoit si violent, qu’il ne pouvoit pas tout faire à-la-fois. — Il tourna d’abord trois fois autour du docteur Slop ; et ce ne fut qu’au point où son cheval, toujours piétinant, alloit recommencer un quatrième cercle, qu’il parvint à l’arrêter, et ce fut avec une telle explosion de boue, qu’il auroit infiniment mieux valu qu’Obadiah n’eût point songé à soulager le pauvre docteur. — Il en fut si horriblement couvert, que jamais Docteur n’a été si crotté de la tête aux pieds, depuis qu’il y a de la boue et des docteurs au monde.


CHAPITRE XXXVII.

Combien de choses à développer.


L’accident du Docteur étoit arrivé si près de la maison, qu’Obadiah ne jugea pas à propos d’aider le docteur Slop à remonter sur son petit bidet. Il le conduisit, tel qu’il étoit, à la salle où mon père, en ce moment, faisoit sa dissertation à mon oncle Tobie, sur la nature des femmes. — Sans fouet, sans s’être essuyé, et tout couvert de boue, le docteur Slop, comme le fantôme d’Hamlet, restoit à la porte de la salle, immobile, et sans ouvrir la bouche. — Il y fut plus d’une minute et demie. À la fin, mené par Obadiah, qui le tenoit par la main, il fit quelques pas, et il est difficile de décider ce qui causa le plus de surprise à mon père et à mon oncle Tobie, de la présence ou de la figure du docteur Slop.

Le pauvre Docteur étoit si couvert de fange, qu’il n’y avoit pas un seul grain de l’explosion qui n’eût fait son effet ; et c’étoit ici une belle occasion pour mon oncle Tobie de triompher à son tour de mon père. Quel homme, en voyant le docteur Slop dans cet état, n’eût pas été de son opinion ? n’eût pas décidé que ma mère ne devoit pas infiniment se soucier de permettre qu’il l’approchât de trop près ? — C’eût été un argument ad hominem. Mais mon oncle Tobie ne jugea pas à-propos d’en faire usage. Il n’étoit pas dans son caractère d’insulter personne. —

La présence du docteur Slop, comme je viens de le dire, n’étoit pas moins problématique, en ce moment, que l’état dans lequel il paroissoit. Cependant, pour le peu que mon père y eût réfléchi, il lui auroit été facile de résoudre ce problême. Il avoit effectivement averti le docteur Slop, huit jours auparavant, que ma mère étoit prête d’accoucher. Il n’avoit rien fait dire au Docteur depuis ce temps-là ; le Docteur n’avoit rien appris ; il étoit tout naturel qu’il vînt faire un tour à Shandy, pour voir ce qui se passoit : il y avoit même de la politique à faire ce voyage.

Mais malheureusement l’esprit de mon père prit à gauche dans cette recherche. — Il ne s’attacha qu’à l’action de tirer le cordon de la sonnette, et qu’au grand coup frappé à la porte. — C’étoit agir à la manière des critiques, qui prennent tout à la lettre. En agissant donc comme eux, mon père mesura aussitôt l’intervalle qui se trouvoit entre ces deux événemens, et s’obstina si fort à en calculer le résultat, qu’il ne vit rien autre chose. — Malheureuse infirmité ! tu es commune aux plus grands mathématiciens ! Ils épuisent leurs forces sur la démonstration, et il ne leur en reste plus pour tirer le corollaire, qui pourroit cependant être utile.

L’action de tirer le cordon, et le grand coup à la porte, firent aussi de fortes impressions sur l’esprit de mon oncle ; mais ce fut pour y exciter des idées bien différentes. Quelque inconciliables qu’elles fussent, elles lui rappelèrent le souvenir d’un fameux ingénieur, du célèbre Stévinus. — Quel rapport Stévinus pouvoit-il avoir avec le bruit de la sonnette et du coup de marteau à la porte ?… C’est là un autre problème. J’en aurai bien d’autres par la suite à résoudre, et je devrois me hâter de donner la solution de celui-ci. Mais voyons auparavant ce que je dirai dans le chapitre suivant. Je sais bien que je n’en sais pas encore un mot.


CHAPITRE XXXVIII.

Il ne peut rien faire.


Écrire ne diffère de la conversation que par le nom, surtout quand on ménage cet art comme je le fais. Un homme de bon sens ne dit jamais ce qu’il pense en causant, et un auteur, qui connoît les limites de la décence et de la politesse, sait aussi où il doit s’arrêter. Il doit respecter la pénétration et le jugement du lecteur, et lui laisser toujours le plaisir d’imaginer et de deviner quelque chose. Je déteste un livre qui me dit tout, et l’on voit bien que j’écris le mien d’après ma manière de penser. J’ai toujours soin de laisser à l’imagination de ceux qui me lisent, un aliment propre à la soutenir dans une activité qui égale la mienne.

C’est à présent leur tour. — La chute du docteur Slop, les circonstances qui la précèdent et la suivent, sa triste apparition dans la salle ; en voilà assez pour aiguillonner l’imagination du lecteur. —

Il peut, par exemple, s’imaginer que le docteur Slop a conté son histoire, qu’il l’a contée avec toute l’emphase, toute l’exagération que son esprit lui a suggérées. — Il peut aussi supposer qu’Obadiah n’a pas oublié la sienne, et qu’il en a fait le récit avec un chagrin affecté, quoiqu’il eût la plus grande envie de rire. — Il peut mettre ces deux figures en pendant l’une vis-à-vis de l’autre. — D’un autre côté, il peut s’imaginer que mon père est allé voir ma mère. Enfin, pour conclure ce travail de l’imagination, il peut se figurer qu’il voit le docteur Slop lavé, frotté, vergeté, plaint, et chaussé d’une paire d’escarpins d’Obadiah, et marchant déjà vers la porte, tout prêt à opérer.

Mais trêve ! trêve ! arrêtez, docteur Slop ! N’allez pas plus loin ! Suspendez l’impatience de votre main avide ! — Remettez la, sans façon, sous votre veste pour la tenir chaudement. Vous ignorez les obstacles, vous ne savez point les causes secrètes qui retardent l’opération que vous êtes empressé de lui faire faire. Vous a-t-on, docteur Slop, vous a-t-on dit une clause sacrée du traité solennel qui vous amène ici ? Savez-vous qu’on vous préfère, en ce moment, une des filles de Lucine ? Cela n’est que trop vrai ; et d’ailleurs, que pouvez-vous faire ? Voyez, regardez, tâtez, fouillez-vous. Vous avez oublié tous vos outils. Votre tire-tête, votre forceps de nouvelle invention, votre petite seringue, que sais-je ? Vous n’avez rien apporté. Tout cela est dans le sac verd qui est suspendu au chevet de votre lit, entre vos deux pistolets…

Ciel ! terre ! mer ! s’écria mon père, et que venez-vous donc faire ? Frère ! vite le cordon, sonnez Obadiah, et qu’il aille les chercher au grand galop, sur le cheval de carrosse. —

L’emportement de mon père se calma un peu. Dépêche-toi, Obadiah, dit mon père, dès qu’il le vit. Je te donnerai une couronne à ton retour. Je t’en donnerai une autre, dit mon oncle Tobie, va vite. Oui, dit le docteur Slop, la chose presse.



CHAPITRE XXXIX.

Comme il court !


Mon père, mon oncle Tobie et le docteur Slop s’assirent tous trois auprès du feu. Il y avoit déjà quelques instans qu’ils y étoient sans rien dire, lorsque mon oncle Tobie adressa la parole au docteur Slop. Docteur, lui dit-il, votre arrivée subite et imprévue m’a, sur-le-champ, rappelé à la mémoire un de mes meilleurs amis ; c’est le grand Stévinus, un de mes auteurs favoris. En ce cas, dit mon père, en se servant de l’argument ad crumenam, je parie vingt guinées contre la couronne que l’on donnera à Obadiah lorsqu’il sera de retour, que ce Stévinus étoit ingénieur, ou, pour le moins, qu’il a écrit quelque chose directement ou indirectement sur la science des fortifications.

Cela est vrai, répondit mon oncle. Je l’aurois juré, dit mon père. Je ne vois pas pourtant, continua-t-il, quelle liaison, quel rapport il peut y avoir entre l’arrivée subite du docteur Slop, et un discours sur l’architecture militaire. — Mais il n’importe de ce qu’on parle ; que le sujet de la conversation y ait trait ou non, vous êtes sûr, vous, mon frère, de parler de vos fortifications. En vérité, frère Tobie, je ne voudrois pas, pour je ne sais combien, avoir la tête aussi farcie que vous l’avez, de courtines, d’ouvrages à cornes.....

Je le crois, dit le docteur Slop, en interrompant mon père, et en riant immodérément de l’équivoque que ces mots présentent à l’esprit. —

Denis le critique lui-même n’avoit pas plus d’horreur que mon père pour les équivoques et les jeux de mots. Une pointe, en quelque temps que ce fût, le mettoit de mauvaise humeur. — Il a dit vingt fois qu’il aimeroit autant qu’on lui donnât une chiquenaude sur le nez, que de l’interrompre par un quolibet.

Monsieur, dit mon oncle Tobie, en portant la parole au docteur Slop, les courtines dont parle ici mon frère Shandy, n’ont aucun rapport à celles qu’il vous plaît de sous-entendre. — Je sais, cependant, que Ducange dit quelque part, que ce sont les courtines des fortifications qui ont donné le nom à celles-ci. — Les autres ouvrages que cite aussi mon frère, n’ont rien de commun non plus avec ce qui vous est venu à l’esprit. — Mon cher oncle Tobie faisoit cette explication avec toute la bonne foi possible. — Il faut, monsieur, que vous sachiez, ajouta-t-il, que le mot de courtine, dont nous faisons usage, exprime cette partie du rempart qui est entre deux bastions, et qui les unit. — Les assiégeans attaquent rarement les courtines, parce qu’on sait, en général, qu’elles sont bien flanquées. — Cependant, continua mon oncle Tobie, on les assure encore, en plaçant au-devant des ravelins, qu’on a soin d’étendre au-delà du fossé. — Il y a un grand malheur pour ceux qui ne sont pas bien au fait de cette matière ; ils confondent souvent le ravelin avec la demi-lune, qui est bien différente. — Ce n’est pas, pourtant, qu’elle le soit, ni dans sa forme, ni dans sa figure ; elle est construite comme le ravelin. Ces deux ouvrages consistent en deux faces qui font un angle saillant avec les gorges, en forme de croissant. — Et en quoi donc se trouve la différence, dit mon père un peu animé ? Dans la situation, reprit aussitôt mon oncle Tobie. Tenez, frère, quand un ravelin est devant la courtine, c’est un ravelin ; mais quand un ravelin est devant un bastion, le ravelin, alors, n’est plus ravelin, c’est une demi-lune. — De même une demi-lune est une demi-lune, et rien de plus, quand elle est devant un bastion ; mais si elle change de place, si elle est formée devant la courtine, alors ce n’est plus une demi-lune. La demi-lune, en ce cas, n’est pas une demi-lune, c’est un ravelin.

Voilà une très-belle explication, dit mon père ; mais il me semble que votre brillante architecture militaire a ses côté foibles comme toutes les autres sciences. —

Pour ce qui est des ouvrages à cornes, reprit mon oncle Tobie, et mon père soupira… ces sortes d’ouvrages font une partie considérable d’un ouvrage extérieur. — Les ingénieurs françois les appellent ouvrages à cornes. — On ne les construit communément que pour couvrir des endroits foibles. — Ils sont formés de deux épaulemens ou demi-bastions ; je les aime beaucoup, ils me plaisent, et si vous voulez faire un tour de promenade, je pourrai vous en faire voir un très-beau. Le docteur Slop avoit encore besoin de la chaleur du feu pour se sécher, et mon oncle Tobie, qui ne perdoit pas un moment, avoua que quand on les couronnoit, ils en étoient beaucoup plus forts : mais alors, dit-il, ils coûtent prodigieusement, et prennent beaucoup de terrain. À mon avis, ils sont plus utiles pour couvrir ou pour défendre la tête d’un camp, que pour toute autre chose ; autrement la double tenaille…

Par la mère qui nous a portés ! s’écria mon père, qui ne pouvoit plus se contenir, vous feriez périr un saint d’ennui. Nous replongerez-vous donc toujours dans cette eau si souvent battue ? Vous avez la tête si remplie de vos diables d’ouvrages, que quoique ma femme soit en mal d’enfant, et que vous l’entendiez d’ici jeter les hauts cris, vous voulez emmener le chirurgien… L’accoucheur, s’il vous plaît, dit le docteur Slop. — À la bonne heure, dit mon père. Il m’est indifférent de vous donner le titre que vous voudrez ; mais je voudrois que l’art des fortifications fût au diable, lui et ses inventeurs. Il a causé la mort à des milliers d’hommes, et il sera cause de la mienne à la fin. On me donneroit Namur avec ses remparts, ses mines, ses contre-mines, ses chemins couverts, ses contr’escarpes, ses palissades, ses ravelins, ses demi-lunes, ses bastions, que je n’en voudrois point, s’il falloit me charger la mémoire de tant de choses.

Mon oncle Tobie souffroit les injures avec patience. — Ce n’étoit cependant pas faute de courage. — J’ai déjà dit qu’il en avoit, et j’ajoute ici que dans les occasions raisonnables, s’il y en a de telles quand il est question de se battre, il n’y avoit point d’homme en qui j’eusse eu plus de confiance. — Sa patience ne venoit ni d’insensibilité, ni de pesanteur dans son intellect. — Il sentoit vivement ici l’insulte que lui faisoit mon père. — Mais il étoit d’un caractère doux, paisible, tranquille ; les élémens dont il étoit formé étoient ensemble d’un accord parfait. C’étoit un mélange amical que la nature avoit exactement bien proportionné. Jamais la vengeance n’entra dans son esprit.

Un jour, pendant qu’il étoit à dîner, un gros cousin sembloit prendre plaisir à l’importuner par ses bourdonnemens. — Il cherchoit à l’attraper ; mais il le manqua plusieurs fois. — À la fin il l’attrape. — Il se lève aussitôt de table et va ouvrir la fenêtre. Va, va-t-en, pauvre diable, dit-il, je ne te ferai point de mal ; va, le monde est assez grand pour te contenir, toi et moi. —

Je n’avois que dix ans quand cette aventure arriva. — Soit que l’action de mon oncle Tobie fût à l’unisson de la sensibilité de mes nerfs, dans cet âge de compassion, et qu’elle fît vibrer sur moi la plus agréable sensation, soit que la manière dont cela se fit me plût, soit… enfin j’ignore par quel charme, par quelle secrète magie, si ce fut le ton de voix, si ce fut l’harmonie de mouvement, d’accord avec la pitié, qui trouva ainsi le chemin de mon cœur. — Je sais seulement que cette leçon de bienfaisance universelle que me donna mon oncle Tobie, ne s’est jamais effacée de mon esprit. — À Dieu ne plaise, pourtant, que je veuille affoiblir l’effet qu’a eu sur moi l’étude des belles-lettres, soit à l’université, soit dans les autres endroits où j’ai puisé les principes de mon éducation ! J’en sens tout le prix ; mais avec tout cela, il me semble que c’est à cette impression accidentelle que je dois presque toute ma sensibilité.

Vous, parens ! vous, gouverneurs, instituteurs, précepteurs de la jeunesse, servez-vous de l’exemple que je viens de citer ! Il vaut tous les traités de philantropie qu’on ait jamais écrits.

On connoissoit les caprices, la marotte, le tic favori de mon oncle Tobie. C’étoit à cela, jusqu’à présent, que j’avois borné l’esquisse de son portrait. — Je n’ai pas voulu laisser échapper ce trait marqué de son caractère moral. — Il s’en falloit beaucoup que mon père, ainsi qu’on a déjà pu l’observer, fût doué de cette humeur patiente et tranquille. — Sa sensibilité étoit plus prompte, plus vive, et elle n’alloit jamais sans un peu d’aigreur ; mais cette légère âcreté ne dégénéroit jamais en malice. — Elle s’évaporoit plutôt en saillies, en plaisanteries. Avec cela, mon père étoit d’un naturel franc, généreux, et toujours prêt à se rendre à la conviction ; et dans ses petites ébullitions d’humeur aiguë contre les autres, et surtout contre mon oncle Tobie, qu’il aimoit beaucoup, il sentoit mille fois plus de peine qu’il n’en faisoit ressentir. — Il n’y avoit que l’affaire de ma tante Dinach, et le succès de ses hypothèses, qui le faisoient sortir de son caractère. Oh ! pour cela, rien ne pouvoit le faire fléchir ; il restoit ferme comme un roc.

Son caractère et celui de mon oncle Tobie ne se développèrent jamais mieux que dans cette contestation qui survint entr’eux, au sujet de Stévinus.

Il n’est pas, mon cher lecteur, que vous n’ayez a parte quelque manie particulière, que vous ne montiez de temps-en-temps sur quelque califourchon qui vous fasse courir bien loin. Vous savez par conséquent, tout aussi bien que moi, le déplaisir que l’on ressent quand on touche désagréablement cette corde. — Jugez de l’impression que durent faire les imprécations de mon père sur l’esprit de mon oncle Tobie ! Il les sentit jusqu’au vif.

Mais qu’est-ce qu’il fit ? Comment se comporta-t il ? — Ah ! monsieur, de la manière la plus généreuse et la plus noble. Mon père n’eut pas sitôt mis fin à sa fougueuse insulte, que mon oncle Tobie se détourna du docteur Slop, à qui il adressoit en ce moment la parole, et, sans la moindre émotion, fixa mon père avec des yeux si doux, si paisibles, si tendres, avec un front si serein, si tranquille, avec un air qui annonçoit tant de bonté, tant d’affection. — Mon père en fut pénétré jusqu’au fond du cœur. — Il se lève de sa chaise, se saisit des deux mains de mon oncle Tobie qu’il serre entre les siennes. — Frère Tobie ! s’écria-t-il, cher frère ! Je te demande mille pardons. Pardonne-moi, je te prie, ces accès d’humeur ! Ils ne viennent pas de moi, je les tiens de ma mère.

Ce n’est rien, mon cher frère, dit mon oncle Tobie, n’en parlons pas, ce n’est rien : tu peux m’en dire dix fois plus, je ne m’en fâcherai point.

J’aurois cette indignité, moi, mon cher Tobie ? Il y a de la bassesse à offenser la moindre personne, et j’offenserois un frère qui est si bon, si doux !… qui a si peu de ressentiment ? Fi ! cela est lâche. Ne te contrains point, mon cher frère, dit mon oncle Tobie ; dis-moi tout ce que tu voudras. —

Et qu’ai-je à trouver à redire, s’écria mon père, à tes amusemens et à tes plaisirs ? Le seul reproche, et c’est à moi que je devrois le faire, seroit de ne pas les varier, et les augmenter.

Frère Shandy, répondit mon oncle Tobie, en le fixant agréablement, tu te trompes beaucoup à cet égard. C’est augmenter mes plaisirs, que de donner à ton âge de nouveaux soutiens à la famille Shandy.

Parbleu ! dit le docteur Slop, monsieur Shandy se fait par-là du plaisir à lui-même.

Point du tout, dit mon père d’un air renfrogné.


CHAPITRE XL.

La Dissertation.


C’est par principe, dit mon oncle Tobie, que mon frère en agit ainsi. — Oui, oui, dit le docteur Slop, il agit en cela comme les gens mariés. — Mais à quoi bon tout ceci, dit mon père ? cela vaut-il la peine d’en parler ?



CHAPITRE XLI.

Autre Anicroche.


Mon oncle Tobie et mon père, à la clôture de la scène, étoient tous deux debout, se raccommodant ensemble comme Brutus et Cassius.

Mon père, en prononçant les trois derniers mots, s’assit. Mon oncle Tobie suivit exactement son exemple, si ce n’est pourtant qu’avant de se remettre sur sa chaise, il tira le cordon pour faire venir Trim qui étoit dans l’antichambre. — La maison de mon oncle Tobie étoit vis-à-vis celle de mon père : il dit à Trim d’aller lui chercher Stévinus.

D’autres n’auroient peut-être jamais parlé de Stévinus ; mais le cœur de mon oncle Tobie n’avoit point de fiel. Il continua de discourir sur le même sujet, pour faire voir à mon père qu’il n’avoit aucun ressentiment.

Votre apparition subite, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, en reprenant le discours, m’a sur-le-champ fait souvenir de Stévinus ; et l’on pense bien que mon père ne s’avisa plus de vouloir gager que Stévinus étoit un ingénieur. —

Et je m’en suis souvenu, continua mon oncle Tobie, parce que c’est lui, Stévinus, ce fameux ingénieur, qui a inventé ce chariot à voiles qu’avoit le prince Maurice de Nassau, et qui alloit si vite, que cinq ou six personnes, en quelques minutes, pouvoient se trouver à trente milles d’Allemagne du lieu où elles étoient parties.

Parbleu ! dit le docteur Slop, votre domestique est boiteux. Vous auriez bien pu lui épargner la peine d’aller chercher la description de cette voiture dans Stévinus. — Je la connois. À mon retour de Leyde, en passant par la Haye, je fis deux grands milles à pied, exprès pour l’aller voir à Scheuling.

Deux milles ! voilà grand’chose, répliqua mon oncle Tobie, en comparaison de ce que fit le savant Peyreskius pour satisfaire sa curiosité ! — Il alla, lui, exprès et à pied, de Paris à Scheuling pour voir cette merveille, et y compris son retour, il fit près de cinq cent milles.

Il y a des gens qui ne peuvent souffrir qu’on renchérisse sur eux.

Votre Peyreskius étoit bien fou, dit le docteur Slop. — Mais remarquez, je vous prie, que le docteur Slop ne disoit point cela par mépris pour Peyreskius ; il ne le disoit que parce que ce long voyage qu’il avoit entrepris à pied, par amour des sciences, réduisoit à rien l’exploit du docteur Slop.

Oui, c’étoit un grand fou, reprit-il encore une fois. — Mais pourquoi cela, dit mon père, en prenant le parti de mon oncle Tobie, d’abord parce qu’il étoit encore fâché de l’insulte qu’il lui avoit faite, et ensuite parce que la chose commençoit à l’intéresser ? — Pourquoi cela ? dit-il : pourquoi Peyreskius ou tout autre seroit-il blâmable de chercher à acquérir de la science ? Je ne connois point le chariot à voiles de Stévinus. J’ignore sur quels principes il a construit cette machine ; mais il a fallu que ce fût sur des principes bien solides, pour qu’elle pût produire l’effet prodigieux dont parle mon frère. — La tête de Stévinus elle-même devoit être une machine bien organisée.

Il est certain, répliqua mon oncle Tobie avec un air de satisfaction, que Stévinus étoit un grand homme, et que sa machine faisoit l’effet que je viens d’en dire. Peyreskius, qui n’est pas suspect, en dit même bien plus, lorsqu’il parle de son mouvement : Tam citus erat, quàm erat ventus ; ce sont ses termes, et si je n’ai pas oublié mon latin, cela veut dire qu’il étoit aussi léger que le vent… Pour moi. —

Pardon, mon cher frère, dit mon père à mon oncle Tobie, si je vous interromps. — Mais dites-nous, docteur Slop, vous qui l’avez vue, sur quels principes on a fait mouvoir si rapidement cette singulière voiture ? Oh ! sur des principes… des principes… en vérité ce sont de… jolis principes… et je me suis souvent étonné, continua-t-il, en éludant la question, que quelques-uns de nos seigneurs qui habitent des pays plats, tels que le nôtre, et qui ont de jeunes femmes, n’aient pas fait faire quelque voiture semblable. — Elle est expéditive, et dans les cas pressés où se trouvent les jeunes femmes de temps en temps, on seroit sur-le-champ à leur secours, pourvu qu’il y eût du vent. D’ailleurs, il y auroit de l’économie à se servir du vent qui ne coûte rien, qui ne mange rien, au lieu que les chevaux coûtent et mangent beaucoup. —

Eh bien ! dit mon père, c’est précisément parce que le vent ne coûte rien, qu’il seroit dangereux de s’en servir, et que le projet est mauvais. — C’est dans la consommation des productions de notre sol et de nos manufactures que l’on trouve le moyen de faire subsister ceux qui ont faim. — C’est cela qui donne de l’aliment au commerce, qui fait circuler l’argent, qui nous apporte de nouvelles richesses, qui soutient le prix de nos terres. — J’avoue pourtant que si j’étois prince, je récompenserais magnifiquement les inventeurs de machines aussi industrieuses. — Il faut encourager le génie : mais j’en supprimerais absolument l’usage.

Mon père étoit là dans son élément. — Il alloit continuer sa dissertation sur le commerce, ainsi qu’avoit fait mon oncle Tobie sur les fortifications. — Mais à la perte sans doute de beaucoup de connoissances très-importantes qu’il aurait développées, il étoit écrit dans les livres du destin que mon père ne pourrait continuer aucune dissertation ce jour-là. — Car comme il ouvrait la bouche pour dire une autre phrase.....


CHAPITRE XLII.

Prélude.


Voilà le caporal Trim qui entre, chargé de Stévinus. Il étoit trop tard. La matière s’étoit épuisée sans lui ; il y avoit un autre sujet sur le tapis. — Trim, dit mon oncle Tobie, en remuant la tête, tu peux remporter le livre. —

Pourquoi ? dit mon père. Trim, continua-t-il en badinant, regarde auparavant si tu n’apercevrois pas quelque chose qui eût l’air d’un chariot à voiles.

Trim avoit appris à obéir au service, et sans faire la moindre observation, il pose le livre sur une table, et se met à le feuilleter. — Je n’y trouve rien, dit le caporal ; cependant je veux m’en assurer. Le voilà aussitôt qui prend les deux ais de la couverture du livre, les joint l’un contre l’autre, et laisse les feuilles suspendues. — Il donne une secousse. — Oh ! oh ! s’écria-t-il, voilà quelque chose qui en est sorti ; mais cela ne ressemble pas à un chariot.

C’est un papier, dit mon père, en souriant ; vois un peu ce que c’est. Trim se baisse, ramasse le papier, il jette un coup d’œil, et dit qu’il croit que c’est un sermon. Un sermon ? ma foi ! oui. Du moins c’en a-t-il bien l’air. Ça commence tout juste comme un sermon.

Je ne conçois pas, dit mon oncle, comment il est possible qu’un sermon ait pu se fourrer dans mon Stévinus.

Je ne sais pas non plus, dit Trim ; mais ce n’en est pas moins un sermon ; et pour preuve, si monsieur le veut, j’en lirai quelque chose. — Il faut noter que Trim aimoit autant à s’entendre lire, qu’à s’entendre parler.

Moi, je le veux bien, Trim, dit mon oncle.

Et moi, dit mon père, j’ai toujours une forte inclination pour vouloir approfondir les choses qui me traversent par des fatalités aussi extraordinaires que celle-ci. — Obadiah n’est point encore de retour, et nous n’avons rien à faire. — Parbleu ! frère, pourvu que le docteur y consente, dites à Trim de nous en lire quelques pages. — Il paroît avoir bonne volonté, et s’il est aussi capable.

Aussi capable !… dit Trim, j’ai servi de clerc pendant deux campagnes à l’aumônier de notre régiment.

Je peux vous certifier, ajouta mon oncle Tobie, qu’il le lira aussi bien que moi. — Trim étoit le soldat le plus savant qu’il y eût dans ma compagnie, et il auroit eu la première hallebarde, s’il n’avoit malheureusement pas été blessé.

Trim, flatté de ce que disoit son maître, mit la main sur sa poitrine, et lui fit une profonde inclination. — Puis mettant son chapeau sur le parquet, et prenant le sermon de la main gauche, pour avoir la droite, il avance avec assurance au milieu de la chambre, afin de mieux voir ses auditeurs, et d’en être mieux vu.



CHAPITRE XLIII.

Il est toujours tout prêt.


On ne pouvoit guère être mieux préparé que ne l’étoit le caporal. Il alloit commencer ; mais mon père voulut savoir du docteur Slop, s’il n’avoit point de difficulté à proposer contre cette lecture. Moi ? dit le docteur Slop, aucune ; car on ne voit point de quel côté peut pencher celui qui a fait cet ouvrage. Il se peut qu’il soit d’un théologien de notre église, aussi bien que de la vôtre, et dans ce doute nous courons le même hasard. — Oh ! pour ça, dit Trim, ce n’est ni d’un côté, ni de l’autre. Il ne s’agit ici que de la conscience.

La raison de Trim égaya ses auditeurs, excepté pourtant le docteur Slop, qui tourna la tête vers lui, et lui jeta un coup d’œil peu favorable.

Ainsi, Trim, tu peux commencer, dit mon père ; mais lis distinctement. J’aurai ce soin-là, monsieur, répondit le caporal, qui fit en même-temps un petit mouvement de la main droite pour demander de l’attention et du silence. —



CHAPITRE XLIV.

Avis.


Ce que Trim va lire mérite assurément qu’on ait égard à ce qu’il réclame. Mais je ne puis, malgré cela, m’empêcher de parler un peu, et c’est pour donner une idée de son attitude. Peut-être vous imaginerez-vous qu’elle étoit gênée, roide, pesante, perpendiculaire ; qu’il divisoit exactement le poids de son corps sur ses deux jambes ; que ses yeux étoient fixés comme s’il eût été sous les armes ; que son regard étoit fier, déterminé ; qu’il tenoit




son sermon serré dans sa main gauche, comme il auroit tenu son fusil. — Enfin, vous pourriez peut-être vous figurer que Trim étoit là comme s’il eût été dans son peloton prêt à livrer combat. — Point du tout. — L’attitude de Trim étoit tout différente.

Il étoit en face de son monde, le corps incliné en avant, de manière qu’il faisoit juste un angle de quatre-vingt-cinq degrés et demi sur le plan de l’horizon. — C’est le véritable angle persuasif d’incidence, et les bons prédicateurs le savent bien. Aussi n’est-ce pas pour eux que je fais cette remarque, c’est pour les mauvais. — On peut parler et prêcher dans tout autre angle ; cela est certain, et cela se fait même tous les jours ; mais avec quel effet ?… Je laisse aux connoisseurs à en juger.

Mais voici une chose dont je juge moi-même. C’est que la nécessité de cet angle précis de quatre-vingt-cinq degrés et demi d’une exactitude mathématique, est une démonstration évidente que les arts et les sciences se prêtent des secours mutuels.

Comment, et c’est ce qui reste à savoir, comment le caporal Trim put-il saisir cette attitude avec tant de précision, lui, qui ne savoit pas distinguer un angle aigu d’avec un angle obtus ? Est-ce le hasard, le bon sens, l’imitation ou la nature qui lui donna cette attitude ? C’est ce que je n’entreprends point de décider en ce moment. Mais ce livre-ci est une espèce d’encyclopédie des arts et des sciences, et j’examinerai cette question, lorsque je traiterai de l’éloquence du sénat, de la chaire, du barreau, des cafés, des ruelles, et de la salle de compagnie.

Il se tint donc, et je le répéte, afin que l’on se représente bien sa posture, il se tint le corps incliné en avant, sa jambe droite étoit ferme sous lui, et portoit les sept huitièmes de tout son poids. — Son pied gauche, dont le défaut n’étoit pas désavantageux, avançoit un peu. — Ce n’étoit ni de côté, ni en avant, mais dans un medium agréable. Son genou étoit plié, mais peu, et seulement pour tomber dans les limites de cette ligne presque imperceptible de la beauté ; et j’ajoute aussi de la ligne de science, de dignité, etc. — Considérez en effet, monsieur, que son genou avoit à soutenir la huitième partie de son corps. — C’est un cas où la position de la jambe est déterminée. — Le pied ne doit pas être, dans ce cas, plus avancé, le genou plus plié qu’il ne faut pour recevoir mécaniquement le poids qu’on lui destine et le porter. —

Je recommande ceci aux peintres. — Dois-je ajouter aux orateurs ? Je ne le crois pas. S’ils parlent debout et qu’ils ne suivent pas cette règle, ils doivent tomber sur le nez ; c’est un assez bon avis.

Mais en voilà bien assez aussi sur les pieds, le corps et les jambes du caporal Trim. — Il tenoit son sermon avec légèreté, sans négligence. C’est un soin qu’il avoit confié à sa main gauche, tandis que son bras droit tomboit négligemment le long de son côté, selon les lois de la nature et de la gravité ; et il faut remarquer que cette main étoit ouverte, tournée vers ses auditeurs, et prête, au besoin, à aider le sentiment.

Les yeux et les muscles de tout le visage du caporal étoient dans une parfaite harmonie avec tout le reste de son individu, l’air libre, sans gêne, sans contrainte, le regard assuré, mais sans effronterie. —

Que les critiques ne me demandent point comment le caporal Trim vint à bout de se tenir ainsi ; j’ai déjà prévenu que je l’expliquerois. C’est assez de savoir, maintenant, qu’il se tint de cette façon devant mon père, devant mon oncle Tobie, et devant le docteur Slop. — Il avoit l’air d’un orateur rompu dans son métier. — C’eût été un excellent modèle pour un statuaire. — Je doute que le plus ancien professeur d’un collége, que le professeur d’hébreu lui-même se fût mieux posté. —

Enfin, Trim fit une révérence, toussa, et lut ce qui suit. —


CHAPITRE XLV.

Le Sermon.


Épître de saint Paul aux Hébreux, chap. 13, vers. 18.
Car nous sommes persuadés d’avoir une bonne conscience.


» Nous sommes persuadés d’avoir une bonne conscience ?… »

Un moment, Trim, dit mon père en l’interrompant. — Tu ne donnes pas le ton qu’il faut à cette sentence. — Il semble que tu affectes de parler du nez, et de prendre un accent railleur, comme si le prédicateur alloit se plaindre de l’apôtre.

C’est aussi ce qu’il va faire, dit Trim. Point du tout, répliqua mon père en souriant.

Et moi, monsieur, dit le docteur Slop, je crois au contraire que Trim a raison. La manière rude dont il relève les paroles de l’apôtre annonce qu’il va blâmer sa doctrine. — C’est sûrement là un écrivain protestant. Et à quoi, s’il vous plaît, en jugez-vous ? Il n’a encore rien dit ni pour, ni contre aucun des deux dogmes. — Cela est vrai : mais c’est que chez nous les prédicateurs répètent avec plus de respect ce que les apôtres ont dit ; et si cet homme-là étoit dans certains pays, je vous jure qu’à son seul début on le logerait pour sa vie à l’inquisition. L’inquisition ? dit mon oncle Tobie : est-ce un édifice ancien ou moderne ? Il n’est pas question ici d’architecture, répondit le docteur Slop. — L’inquisition !.... Ah ! monsieur, reprit le caporal, c’est la plus horrible chose...... L’ami, s’écria mon père, gardes-en la description pour toi, j’en déteste jusqu’au nom. — Une inquisition modérée telle qu’à Rome et dans toute l’Italie, répliqua le docteur Slop, doit être considérée sous un autre point de vue. Elle peut être très-utile dans bien des cas. — Mais il s’en faut beaucoup que j’approuve la rigueur excessive qu’elle exerce dans d’autres pays. — Que le ciel ait pitié de ceux qui tombent entre ses mains ! dit mon oncle Tobie. Amen, s’écria Trim : Dieu sait que mon pauvre frère est dans leurs griffes depuis quatorze ans. — Ton frère ? Mais tu ne m’as jamais parlé de cela, reprit avec précipitation mon oncle Tobie. Trim, comment cela est-il arrivé ? Ah ! Monsieur, cette histoire vous feroit saigner le cœur. — C’est l’affliction de ma vie. Mais elle est trop longue pour vous la raconter à présent ; je vous la dirai quelque jour que nous travaillerons au boulingrin. — Je puis pourtant vous la dire en abrégé. — C’est à Lisbonne, Monsieur. Mon frère Thomas y étoit passé. Il servoit un négociant. Il devint amoureux de la veuve d’un Juif et l’épousa. Chacun fait ce qu’il peut dans ce monde ; ils se mirent à vendre du boudin et des saucisses. Hélas ! une nuit qu’ils dormoient tranquillement à côté l’un de l’autre, on vint les enlever, et on les traîna dans les prisons de l’inquisition avec deux petits enfans. — Que le bon Dieu ait pitié de lui ! s’écria Trim en soupirant. — Ils y sont encore. C’étoit le meilleur garçon, continua Trim en tirant son mouchoir de sa poche, qui ait jamais existé.

Les larmes gagnèrent si fort Trim, qu’il mouilla dans un instant son mouchoir en les essuyant. — Un silence morne régna quelques minutes dans la salle : le sentiment de la compassion y avoit pénétré.

Allons, Trim, dit mon père, dès qu’il vit que sa douleur étoit moins vive, un peu de courage. Oublie cette triste histoire, et continue de lire. Je suis fâché de t’avoir interrompu.

Le caporal Trim s’essuya le visage, remit son mouchoir dans sa poche, fit une inclination, et recommença sa lecture.



CHAPITRE XLVI.

Enfin le Sermon commence.


Épître de saint Paul aux Hébreux, chap. 13, vers. 18.
Car nous sommes persuadés d’avoir une bonne conscience.


« Je suis persuadé ?… je suis persuadé d’avoir une bonne conscience ?… S’il y a, en effet, quelque chose dans cette vie sur laquelle un homme doive compter ; s’il y a quelque chose à la connoissance de laquelle il doive parvenir sur une évidence incontestable, c’est de savoir si sa conscience est bonne ou non. Il ne lui faut qu’un peu de réflexion pour connoître le véritable état de ce registre. — Ses pensées, ses désirs doivent se retracer facilement à la mémoire ; il doit se souvenir aisément de tout ce qu’il a fait. — Les vrais motifs de toutes les actions de sa vie ne peuvent échapper à la moindre de ses recherches.

» On peut se laisser tromper par les apparences sur d’autres sujets. — À peine, selon la plainte du sage, pouvons-nous deviner les choses qui sont sur la terre, et celles qui frappent le plus nos yeux. Mais ici, quelle différence ! L’esprit a tous les faits, toute l’évidence en lui-même. — La toile qu’il a ourdie est sous sa perception ; il en connoît la texture, la finesse ; il sait pour combien chaque passion est entrée dans ce tissu, en opérant sur les plans divers que le vice ou la vertu lui a présentés ».

Le style en est bon, dit mon père, et Trim lit à merveille.

« Mais si la conscience n’est autre chose que cette faculté qu’a l’esprit de pouvoir applaudir ou blâmer, et de porter ensuite son approbation ou sa censure sur les actions successives de notre vie..... Je conçois ce que vous allez m’opposer ; vous allez dire qu’il est évident, par les termes mêmes de la proposition, que si ce témoignage intérieur est contraire à l’homme, qui ne doit pas naturellement s’accuser lui-même, il s’ensuit nécessairement que l’homme est coupable, — ou, au contraire, que si ce rapport intérieur lui est favorable, et que son cœur ne le condamne point, ce n’est plus alors une matière de confiance, comme l’apôtre semble l’insinuer, mais que c’est une matière de certitude et de fait, que la conscience est bonne, et que l’homme, par conséquent, doit être également bon. »

— Eh bien ! je le disois. Nous y voilà, dit le docteur Slop ; le prédicateur a raison, c’est l’apôtre qui a tort. —

Un moment de patience, reprit mon père, et vous verrez bientôt que Saint-Paul et le prédicateur sont d’accord. —

À-peu-près comme le loup et l’agneau, répliqua le docteur Slop. Mais je m’y attendois ; voilà ce que produit la licence de la presse ! —

Au pis-aller, dit à son tour mon oncle Tobie, c’est la licence de la chaire. — Le sermon est manuscrit, et ne paroît pas avoir jamais été imprimé.


CHAPITRE XLVII.

Trim reprend sa lecture.


Imprimé ? dit mon père, non ! Mais Trim, ajouta-t-il, continue, et Trim continua.

« Le cas, reprit-il gravement, peut paroître tel. La connoissance du bien et du mal est vivement imprimée sur l’esprit de l’homme. Si sa conscience ; comme le dit l’écriture, ne s’endurcissoit pas peu-à-peu par une longue habitude du péché, comme certaines parties du corps s’endurcissent par l’exercice d’un travail assidu ; si elle ne perdoit pas, par-là, ce sentiment vif, cette perception fine et délicate qu’elle tient et de Dieu et de la nature… si cela n’arrivoit jamais,… ou s’il étoit certain que l’amour-propre et l’orgueil ne fissent jamais chanceler notre jugement ; si le vil intérêt qui répand si souvent des nuages obscurs et ténébreux sur notre esprit, n’en enveloppoit point les facultés ; si la faveur, l’amour, l’amitié, la prévention ne dictoient pas nos décisions ; si les présens ne nous corrompoient pas ; si l’esprit ne devenoit jamais l’apologiste d’une jouissance injuste ; si l’intérêt gardoit toujours un profond silence lorsqu’on plaide une cause ; si la passion fuyoit des tribunaux, et ne prononçoit pas la sentence, au lieu de la laisser porter à la raison qui seule devroit servir de guide…

» — Si tout cela étoit, je l’avoue, l’état religieux et moral de l’homme seroit ce qu’il estimeroit lui-même ; il apprécieroit ses crimes ou son innocence ; son approbation ou sa censure personnelle seroient ses juges.

» Je conviens que l’homme est coupable quand sa conscience l’accuse… Il est bien rare qu’elle se trompe à cet égard. — On peut prononcer alors avec sûreté qu’il y a des motifs suffisans pour justifier l’accusation dans tous les cas ; excepté, cependant, les cas mélancoliques-hypocondriaques.

» Mais prétendre que la conscience accuse, lorsqu’il y a crime, c’est une fausse proposition.

» Prétendre que l’homme est innocent, si la conscience ne l’accuse pas, c’est une fausse conséquence.

» Qu’un chrétien rende grâce à Dieu de ce que son esprit ne l’accuse pas ; qu’il s’imagine que sa conscience est bonne, parce qu’elle est tranquille : rien n’est si fréquent. Mille personnes se font tous les jours à elles-mêmes cette consolation : mais combien de fois elle est trompeuse ! La règle paroît d’abord infaillible, je l’avoue ; mais elle cesse de l’être, dès qu’on l’examine de près, et qu’on en éprouve la vérité par des faits. Combien on en découvre alors de fausses applications ! combien d’erreurs ! Hélas ! elle perd toute sa force ; une foule d’exemples, qui ne sont que trop communs dans la vie humaine, en détruisent presque le principe.

» Un homme est vicieux, ses mœurs sont entièrement corrompues ; sa conduite est détestable aux yeux de tous ceux qui le connoissent ; toutes le actions de sa vie sont scandaleuses ; il vit ouvertement dans le crime… il abuse, il ruine, il abyme l’infortunée que sa perversité a associée à sa débauche ; il lui a dérobé sa dot la plus précieuse, en la couvrant de honte et d’infamie ; et contre tout sentiment d’humanité, il plonge dans la douleur sa famille vertueuse et désolée… Vous croyez peut-être que la conscience de cet homme l’inquiète bien vivement ; qu’il est dans une continuelle agitation ; qu’il ne peut dormir ni jour, ni nuit ; que son ame est bouleversée, déchirée par des remords ?…

» Hélas ! la conscience n’agissoit sur lui, que comme Baal agissoit sur ses adorateurs. Il a d’autres affaires apparemment que de vous écouter, disoit le saint prophète Élisée. Peut-être cause-t-il avec quelqu’un ; peut-être est-il occupé de quelque négociation. — Il est peut-être en voyage ; peut-être dort-il, et qu’on ne peut l’éveiller.

» Peut-être aussi que cet homme-ci est sorti, accompagné de l’honneur, pour aller se battre en duel… Qui sait s’il n’est point allé payer une dette du jeu, ou quelqu’autre dette que ses débauches lui ont fait contracter ! Voilà des actions honnêtes, et vous voyez bien que pendant tout ce temps, la conscience ne le trouble guère. Elle ne peut, tout au plus, que déclamer, à l’écart, contre ses filouteries, que blâmer les crimes légers dont sa fortune et son rang auraient dû le garantir. C’est un bruit si sourd, qu’il ne l’entend pas ; et cet homme vicieux vit avec autant de gaieté, il dort aussi paisiblement dans son lit, il meurt avec aussi peu, et, peut-être, avec moins d’inquiétude que l’homme le plus vertueux.

» Voyez cet autre ; il est d’une bassesse, d’une avarice sordide… Sans pitié, sans compassion, son cœur serré est fermé à tout sentiment de bienfaisance ; c’est un misérable qui n’a jamais senti d’amitié particulière, qui n’a jamais conçu qu’on pût s’intéresser au bonheur public. Il passe dans une apathie insensible auprès de la veuve et de l’orphelin qui cherchent des secours, et voit, sans pousser un soupir, toutes les misères qui sont attachées à la vie humaine. »

Je détestois l’autre, dit Trim ; mais celui-ci est mon exécration.

« La conscience va sans doute s’élever ; elle va foudroyer ce cœur de fer… Grâces à Dieu, s’écrie-t-il, ma conscience ne me fait aucun reproche ; je paie exactement ce que je dois ; personne ne peut me demander un sou ; — je ne viole point la foi de mes promesses ; je n’en fais aucune que je ne remplisse ; — je ne me livre point au libertinage ; la femme de mon voisin est en sûreté ; elle est à l’abri de mes séductions. — Le ciel me préserve de ces crimes si fréquens parmi les hommes, de l’adultère, de l’inceste. Je ne suis pas comme ce libertin qui est devant moi, et à qui rien ne coûte. —

» Considérez cet autre ; il est fin, subtil, rusé, insinuant… Observez toute sa vie. Ce n’est qu’un tissu délié d’artifices obscurs, d’astuces presque imperceptibles, de faux-fuyans captieux et injustes, pour se jouer indignement de ce que les lois ont de plus sacré. — Il trahit la bonne foi ; nos propriétés sont troublées, et souvent envahies par sa coupable adresse. Vous le voyez occupé à former des projets, qu’il ne fonde que sur l’ignorance des autres, sur les embarras où ils se trouvent, sur leur pauvreté, sur leur indigence : sa fortune s’élève sur l’inexpérience de la jeunesse, ou sur l’humeur franche et ouverte d’un ami qui a confiance en lui, et qui lui auroit donné jusqu’à sa vie. —

» La vieillesse arrive. — Un repentir tardif vient l’exciter à jeter les yeux sur ce compte abominable. — La conscience lui parle : c’est elle qu’il charge de feuilleter les lois et les statuts qu’il a transgressés. — Il observe, et il ne voit aucune loi expresse ou formelle qu’il ait ouvertement violée. Il aperçoit qu’il n’a encouru expressément aucune peine afflictive, ni confiscation de biens. — Aucun fléau n’est prêt à tomber sur sa tête ; il ne voit point de cachots ouverts pour le recevoir. — Qu’a-t-il donc fait qui puisse effrayer sa conscience ?… Rien. La conscience se trouve retranchée derrière la lettre de la loi. Elle est là assise, invulnérable, et si bien fortifiée de tous côtés par des cas, des rapports, des analogies, qu’elle est inattaquable. L’honneur, la probité, la prédication, tonnent..... Cela est inutile ; elle est inébranlable dans son fort. »



CHAPITRE XLVIII.

Un petit coup d’éperon au dada de mon oncle Tobie.


Son fort ! dit mon oncle Tobie. Trim et lui se regardèrent à ce mot. — Ce sont là de bien misérables fortifications, Trim, dit mon oncle Tobie, en remuant la tête. — Je vous en réponds, Monsieur, répliqua Trim, et sans les comparer aux nôtres…

— Mais Trim, dit mon père, si tu jases, Obadiah sera de retour avant que tu aies fini. —

Le sermon est fort court, répondit Trim.

— Tant pis, dit mon oncle, je voudrois qu’il fût plus long ; il me plaît beaucoup : mais puisque mon frère le veut, Trim, continue. Trim reprit sa lecture.

« Un quatrième, continua-t-il, ne cherche pas même cet indigne refuge. — Il abandonne cet enchaînement insidieux de bassesses, de perfidies. — Tous ces complots secrets, toutes ces précautions pénibles que tant d’autres prennent pour parvenir à leur but, sont indignes de lui ; elles ne sont faites que pour de petits esprits, pour des génies légers et superficiels. — Mais, lui ?… l’effronté ! l’impudent ! voyez comme il trompe, ment, se parjure, vole, assassine ! Il ne va que d’atrocités en atrocités. —

» Je ne citerai point d’autres exemples. — Ceux-là suffisent. Ils sont pris dans la vie humaine, et trop notoires pour qu’on exige que j’en donne des preuves. — Si quelqu’un cependant doutoit de leur réalité, si quelqu’un soupçonnoit qu’il est impossible qu’un homme cherche ainsi à se tromper soi-même, j’en serois au désespoir : mais je le renverrois, pour me justifier, à ses propres réflexions ; j’en appellerois à son propre cœur.

» Oui, c’est à lui que j’en appellerois. Je ne lui demanderois qu’une chose ; c’est qu’il considérât tous les côtés par lesquels son cœur déteste les mauvaises actions qu’il peut avoir commises, quoiqu’elles soient, de leur nature, aussi infâmes, aussi laides les unes que les autres, et qu’il n’y ait point de choix. — Mais il trouvera que celles dont il s’est rendu coupable par habitude, par inclination, sont ordinairement parées de toutes les fausses beautés dont un pinceau flatteur peut les orner. Il croira voir les fleurs les plus agréables. — Mais les autres lui paroîtront dans toute leur nudité. — Il les verra difformes, horribles ; elles ne se peindront à ses yeux qu’avec toutes les couleurs de la honte, de l’extravagance, du déshonneur, de l’humiliation et de l’infamie.

» Rappellez-vous ce trait de l’histoire de David, lorsqu’il surprit Saül endormi dans une caverne, et qu’il lui coupa un pan de sa robe ; combien de reproches sensibles son cœur ne se fit-il pas d’avoir commis cette action ? Mais voyez-le ensuite dans l’aventure d’Urie. Voyez comme il sacrifie, sans pitié, un brave et fidelle serviteur à sa passion déréglée. Sa conscience au moins va le poignarder. — Non. Son cœur calme ne se fait aucun reproche. Une année entière se passe sans que son crime trouble sa sécurité. Il faut que le prophète Nathan vienne lui en peindre toutes les horreurs. — Jusqu’à ce moment il n’en avoit pas fait voir le moindre repentir.

» Telle est donc la conscience. Ce moniteur, autrefois si fidelle, si surveillant, et que l’Être suprême a placé en nous comme un juge aussi terrible qu’équitable ; hélas ! il ne prend si souvent qu’une connoissance imparfaite de ce qui s’y passe, il essuie tant de contradictions et d’obstacles, il s’acquite des devoirs qui lui sont prescrits, avec tant de négligence, et quelquefois avec tant d’infidélité, qu’il n’est pas possible de se fier à lui seul. — Il faut de nécessité, et de nécessité absolue, lui associer un autre principe qui puisse le secourir dans ses décisions.

» Et voici ce qui est de la dernière importance pour vous. — Le malheur le plus terrible qui puisse vous arriver, est de vous égarer, de vous jeter dans l’erreur à cet égard… Philosophes impies ! frémissez… songez qu’il n’est qu’un seul moyen de se former un jugement sûr du mérite réel qu’on peut avoir en qualité d’honnête homme, de citoyen utile, de sujet fidelle à son roi, et de serviteur zélé de la Divinité. — C’est d’appeler la religion et la morale au secours de la conscience ; c’est de voir ce qui est écrit dans la loi de Dieu ; c’est de consulter la raison et les obligations invariables de la vérité et de la justice.

» La conscience se guide-t-elle sur ces rapports ?… Si votre cœur alors ne vous condamne point, vous serez dans le cas que l’apôtre suppose. — Vous aurez raison de croire que la règle est infaillible… » (Le sommeil qui avoit déjà jeté du sable dans les yeux du docteur Slop, le gagna ici tout-à-fait, et il s’endormit profondément). « Oui, vous aurez alors confiance en Dieu ; vous croirez que le jugement que vous venez de porter sur vous-même, est celui de Dieu, et que ce n’est qu’une anticipation de cette juste sentence que l’Être suprême, à qui vous devez compte de toutes vos actions, portera lui-même un jour sur votre conduite.

» C’est alors qu’on peut s’écrier avec l’auteur du livre de l’Ecclésiaste : Heureux l’homme à qui sa conscience ne reproche point une multitude de péchés !… Heureux l’homme dont le cœur ne le condamne point ! Pauvre ou riche, il sera toujours gai, son visage riant annoncera la joie de son ame, et son esprit lui dira plus de choses que sept sentinelles qui seraient au haut d’une tour..... »

(Une tour, dit mon oncle Tobie, est bien peu de chose, si elle n’est pas flanquée).

« Il résoudra ses doutes, le conduira dans les sentiers obscurs infiniment mieux que les plus habiles casuistes. — Les cas, les restrictions des jurisconsultes lui paroîtront des choses simples et unies. Les lois humaines, en effet, ne sont pas des lois originaires et primitives ; elles n’ont été introduites que par la nécessité, et pour nous défendre des entreprises nuisibles de ces consciences perverses, qui ne se font pas de loi par elles-mêmes. — Elles ne prescrivent de règles, que dans les cas où les principes et les remords de la conscience ne sont pas assez forts pour nous rendre équitables… Elles apprennent aux scélérats qu’ils doivent être justes par la terreur des supplices. »



CHAPITRE XLIX.

Il va courir le galop.


Oh ! je vois, dit mon père, à quelle intention ce sermon a été composé. On l’a sûrement destiné pour quelque prison. J’en aime la tournure, et je suis fâché que le docteur Slop se soit endormi avant d’être convaincu que le prédicateur n’a point insulté saint Paul, et que l’apôtre et lui sont parfaitement d’accord. — Frère Tobie, il n’y a véritablement point de différence entre eux. — Mais quand il y en auroit, répondit mon oncle Tobie, qu’importe ? Les meilleurs amis du monde ont quelquefois une façon de penser toute différente. — Tu as raison, frère Tobie, reprit mon père, en lui donnant la main. Mais, frère, remplis ta pipe, et moi la mienne, et Trim continuera ensuite sa lecture.

Eh bien ! Trim, dit mon père, en remplissant sa pipe, que penses-tu du sermon ?

Moi ? ma foi, je pense, dit le caporal, que ces sept hommes qui sont au haut de la tour, et qu’on a mis là en sentinelle, sont en bien plus grand nombre qu’il ne faut. — Si on continuoit d’en mettre autant au même endroit, ce seroit harasser, à propos de rien, un régiment tout entier, et un officier qui aime sa troupe ne la fatigue pas. Deux sentinelles font tout aussi bien que vingt. — J’ai cent fois commandé moi-même dans le corps-de-garde, ajouta Trim, en prenant un pouce de plus de hauteur, et je n’ai jamais laissé plus de deux sentinelles à tous les postes que j’ai relevés. — C’étoit fort bien, Trim, dit mon oncle Tobie ; mais tu ne sais pas que les tours, du temps de Salomon, n’étoient pas comme nos bastions, qui sont flanqués et défendus par d’autres ouvrages. — Les bastions, Trim, n’ont été inventés que depuis la mort de Salomon. — Il n’y avoit pas non plus d’ouvrages à cornes, ou de ravelins devant la courtine. — On ne faisoit point de grands fossés, tels que nous les faisons aujourd’hui avec une cuvette ou un petit fossé au milieu, — ni de chemins couverts, ni de palissades au long pour se garantir d’un coup de main. — Ainsi, les sept hommes au haut de la tour étoient sûrement un petit détachement du corps-de-garde qu’on avoit probablement posté en bas, et ils étoient là, tout à-la-fois, pour voir et pour défendre au besoin ce poste important… — Mon père sourioit en lui-même, et n’osoit pas le faire d’une manière ostensible. — Après ce qui étoit arrivé, cela n’auroit pas convenu. — Il alluma sa pipe, et dit au caporal de continuer. Trim reporta le sermon à la hauteur de ses yeux, et lut.


CHAPITRE L.

Le Sermon continue.


Avec la crainte de Dieu devant nous, avec de la droiture et de la probité dans tout ce que nous faisons ensemble, on accomplit à-la-fois les devoirs de la religion et de la morale. C’est qu’ils sont inséparables, et qu’on ne peut les diviser sans les détruire réciproquement. — J’avoue cependant qu’on essaie souvent de les séparer dans la pratique.

» Hélas ! cela n’est que trop vrai. Rien n’est si ordinaire que de voir des hommes qui n’ont aucun sentiment de religion, et l’avouer sans rougir, s’offenser vivement qu’on doute de leur caractère moral, ou qu’on ne soit pas persuadé qu’ils sont scrupuleusement justes dans tout ce qu’ils font.

» Quoiqu’il y ait quelque apparence que la chose est ainsi, quoique je ne soupçonne qu’à regret une vertu aussi aimable que celle de la droiture morale ; cependant, dès que j’approfondis et que j’examine les raisons de cette vertu apparente, j’en trouve bien peu pour envier à un tel homme l’honneur de son motif.

» Qu’il déclame sur ce sujet avec autant d’emphase qu’il voudra ; qu’il s’enflamme de tout le feu de nos philosophes, ce phosphore brillant ne me séduit pas. Il n’a toujours qu’une vertu apparente, sans solidité, ou qui n’a du moins pour fondement que son intérêt, son orgueil, sa vanité, son aisance, ou quelque autre passion passagère, dont la mobilité ne doit certainement pas nous inspirer de la confiance en lui, dans les choses importantes. —

» Je connois le banquier qui fait mes affaires. — Je tombe malade, et j’envoie chercher le médecin ?… » Le médecin ? le médecin ? s’écria le docteur Slop, en se réveillant en sursaut. Point de médecin, s’il vous plaît ; on n’en a pas besoin. Au diable les médecins pour accoucher une femme !…

« Je sais qu’ils n’ont guère de religion, ni l’un ni l’autre. — Il n’y a point de jour que je ne les entende en faire l’objet de leurs railleries, que je ne les en voie traiter tous les dogmes avec la dernière indignité. — On ne peut douter que ce ne soit des monstres d’impiété. — Eh bien ! cependant je confie ma fortune à l’un, et je livre ma vie à l’autre.

» Quelle est donc la raison de cette confiance ? Elle est bien foible, sans doute : elle ne consiste que dans l’idée que l’un ou l’autre ne voudra pas s’en prévaloir pour me faire du tort. Je considère que la probité leur est nécessaire pour assurer leur état et leurs succès dans ce monde ; — en un mot, je me persuade qu’ils ne peuvent pas me nuire, sans se nuire encore plus à eux-mêmes. —

» Mais je suppose que leur intérêt fût de me faire tort ; que l’un, sans altérer sa réputation, pût s’emparer de mon bien ; que l’autre, sans avilir son état, me précipitât dans le tombeau, pour jouir plus promptement de quelque avantage que je lui aurois fait...... Quels motifs ai-je alors de me fier à eux ? la religion ?… c’est le plus fort : mais il n’en ont point ! L’intérêt, qui est le motif le plus fort après la religion ?..... mais il est contre moi !… Qu’ai-je donc à mettre dans le bassin opposé, pour contrebalancer cette tentation ?… Hélas ! rien, rien qui ne soit plus léger que ces globules d’air qui se forment sur l’eau, quand celle du ciel tombe. — Il faut nécessairement que je reste à la merci de l’honneur, ou de quelqu’autre principe qu’enfante le caprice. Quelle sûreté pour des choses aussi précieuses que ma vie et ma propriété !

» On ne peut donc pas compter sur les vertus morales, sans religion. Ce sont des êtres fantastiques qui se dissipent d’un moment à l’autre, ou qui changent si souvent de forme, qu’on ne les reconnoît plus.

» Mais on ne peut pas compter non plus sur la religion, sans vertus morales. J’ai dit qu’elles étoient inséparables, qu’elles s’appuyoient mutuellement. Est-il rare, cependant, de voir un homme, qui n’a presque point de vertus morales, inspirer la plus haute opinion de son caractère religieux ?

» Le scélérat ! il est avare, colère, vindicatif, inexorable, implacable… Il manque de droiture dans toutes ses actions ; mais il parle tout haut contre l’incrédulité du siècle ; il affecte le zèle le plus ardent pour certains points de religion : on le voit deux fois par jour prier avec ferveur au pied des autels ; il fréquente les sacremens ; — il s’amuse avec certaines parties instrumentales de la religion, et se croit un homme religieux, qui s’est acquitté avec exactitude de tous ses devoirs envers Dieu. Il ne lui manque plus qu’un vice : il l’a. Séduit par la force de cette illusion, il méprise avec un orgueil spirituel tous ceux qui n’affectent point la même piété, et qui ont pourtant plus d’honneur et plus de droiture que lui.

» C’est encore là un des maux funestes qu’éclaire le soleil.

» Que de crimes ce zèle mal entendu de religion sans morale a causés dans le monde ! Que de scènes de cruauté, de meurtre, de rapine, d’effusion de sang il a produites !

» Dans combien de pays !...... » Trim balançoit ici sa main droite avec de grands mouvemens, en avant et en arrière, et continua jusqu’à la fin du passage.....

« Dans combien de pays ce zèle furieux n’a-t-il pas porté le feu, le sang et la désolation, sans respecter ni l’âge, ni le mérite, ni le sexe, ni les rangs ? Il semble que ce faux zèle donnât à ceux qui s’en prétendoient inspirés, l’horrible privilége de se livrer à toutes sortes d’injustices, d’infamies et d’atrocités. — La compassion étoit bannie de leurs cœurs. — Plus durs que les rochers, ils étoient sourds aux cris des malheureux qui tomboient sous leurs coups ; ils ne faisoient pas une action que ce ne fût pour avilir ou déshonorer l’humanité. »

Ouf !… dit Trim, qui avoit lu de suite sans respirer : je me suis trouvé dans bien des combats ; mais je n’en ai point vu comme celui-ci. — Je n’aurois pas lâché la détente de mon fusil dans une pareille rencontre, pour le grade même d’officier-général. —

Parbleu ! dit le docteur Slop, voilà, voilà une belle réflexion ! Savez-vous seulement ce que vous venez de lire ?

Je sais, répondit vivement Trim, que je n’ai jamais refusé quartier à ceux qui me l’ont demandé, et que j’aurois plutôt perdu la vie, que de mettre mon fusil en joue sur des femmes ou sur des enfans.

Tiens, Trim, dit mon oncle Tobie, voilà une couronne pour toi, afin que tu boives ce soir avec Obadiah, à qui j’en donnerai une autre. — Monsieur, je vous rends grâce, dit Trim : mais j’aimerois mieux que ces pauvres femmes les eussent. — Tu es un brave et bon garçon, Trim, reprit mon oncle. — Et mon père remua la tête en signe d’approbation, comme s’il eût voulu dire, cela est vrai.

— Mais, Trim, dit-il, continue ta lecture ; il me semble que tu as bientôt achevé.


CHAPITRE LI.

Trim lit toujours


Si le témoignage, hélas ! des siècles passés ne suffit pas, voyez combien même de nos jours ces faux zélés prétendent honorer Dieu par des actions qui les déshonorent eux-mêmes, et qui font le scandale de l’univers entier.

» Descendez un instant avec moi dans ces prisons affreuses de l’inquisition ; — voyez-y la religion assise sur un tribunal d’ébène, soutenue par des gênes et des tortures, et foulent à ses pieds la justice et la compassion, enchaînées et immobiles...... Écoutez les longs gémissemens de ce malheureux qu’on arrache de son cachot de ténèbres, pour lui faire son procès, et le livrer ensuite à tous les tourmens les plus cruels, qu’un système délibéré de cruauté ait pu inventer. » Trim enflammé de colère eut bien de la peine ici à la renfermer en lui-même. « Voyez, continua-t-il, le corps de ce misérable épuisé par la faim et la douleur. C’est une victime qu’on va livrer aux bourreaux. » —

Ah ! s’écria Trim, du ton le plus plaintif : c’est mon frère ; c’est mon malheureux frère Thomas ! — Et laissant tomber involontairement le sermon pour joindre ses mains : Ah ! messieurs, je crains que ce ne soit mon pauvre frère !… — Mon père, mon oncle Tobie, et même le docteur Slop qui ne s’attendrissoit pas facilement, furent vivement émus de la douleur de Trim. — Trim, dit mon père, ce n’est pas ici une relation historique que tu lis, c’est un sermon. Reprends mon enfant, reprends-en la dernière phrase.

« Voyez le corps de ce misérable épuisé par la faim et la douleur. C’est une victime qu’on va livrer aux bourreaux. —

» Observez le mouvement de ce terrible instrument ; — voyez comment on l’étend. Quels tourmens ! Ses nerfs et ses muscles se tordent ; les convulsions de la mort la plus douloureuse sillonnent son visage de mille manières : c’est tout ce que la nature peut souffrir… Son ame arrachée de ses plus profondes retraites, est déjà sur ses lèvres prête à partir. » — Par le ciel ! s’écria Trim, je n’en lirois pas davantage pour l’empire du monde ! Ces horreurs s’épuisent, peut-être en ce moment, sur mon pauvre frère à Lisbonne. — Eh ! mon, mon cher Trim, dit mon père, ce n’est pas là une histoire, ce n’est qu’une simple description......... — Oui, mon garçon, ce n’est pas autre chose, reprit le docteur Slop ; ainsi tranquillise-toi. —

Cependant, dit mon père, puisque cela lui cause tant de peine, ce seroit une cruauté de le forcer à continuer. — Trim, donne-moi le sermon, j’acheverai de le lire, et tu peux t’en aller si tu veux. — Je n’en voudrois pas lire davantage, répond Trim, pour la couronne des trois royaumes ; mais si monsieur veut me le permettre, je resterai pour l’entendre jusqu’à la fin. —

Le pauvre Trim ! s’écria mon oncle.



CHAPITRE LII.

Mon père lit


« Enfin, voilà qu’on le ramène dans son cachot. Juste ciel ! en ne tardera pas à l’en tirer, pour le livrer aux insultes de la populace, et le précipiter ensuite dans ce bûcher qu’un zèle fantastique lui a préparé. — Et c’est là comme en agissent des fidèles !...... Malheureux enthousiastes ! ignorez-vous que cette conduite atroce est absolument opposée à l’esprit du christianisme ? Ah ! rappelez-vous cette règle décisive et sûre que Jésus-Christ nous a laissée : à fructibus eorum cognoscetis eos : vous reconnoîtrez ces faux zélés à leurs œuvres. »

Grâces à Dieu, il est donc mort ! s’écria Trim ; ses peines sont finies, et on ne peut pas lui faire plus de mal… Ah ! messieurs.

Ah ! tais-toi, dit mon père, un peu impatienté ; nous ne finirions jamais, si ces interruptions se renouvelloient si souvent.

« Je n’ajouterai à tout ce que je viens de dire, que deux ou trois règles fort courtes, qui en sont les conséquences.

» Toutes les fois qu’un homme déclame contre la religion, soyez sûr que la violence de ses passions l’a emporté sur sa croyance. — Une vie déréglée et une bonne croyance sont incompatibles ; et lorsqu’elles se séparent l’une de l’autre, c’est que l’on veut tâcher d’obtenir quelque tranquillité dans l’esprit.

» Lorsqu’un homme de cette espèce vous dira que telle ou telle chose choque sa conscience, c’est comme s’il vous disoit qu’elle lui cause du dégoût. Il faut le comparer à ces hommes blasés, qui ne peuvent supporter certains alimens.

» En un mot, ne vous confiez point à un homme, de tel rang qu’il soit, s’il n’est consciencieux dans toutes ses actions.

» Et pour ce qui vous regarde, souvenez-vous de cette distinction simple et sans équivoque. C’est que votre conscience n’est pas une loi. Non. C’est Dieu qui a fait la loi, et qui a placé la conscience en nous pour décider selon cette loi. — Mais n’allez pas croire que ce doit être comme un cadi asiatique, qui juge selon le flux ou le reflux de ses passions. La conscience ne doit juger que comme un juge britannique, qui, dans cet heureux pays de liberté, de raison et de bon sens, ne se fait point de nouvelles lois, mais juge suivant les lois qu’il trouve écrites. »



CHAPITRE LIII.

Dialogue.



Mon Père.

En vérité, Trim, je suis fort content de toi.

Le Docteur Slop.

Et moi aussi.

Mon Père.

Il a très-bien lu le sermon.

Le Docteur Slop.

Fort bien !

Mon Oncle Tobie.

À merveille !

Le Docteur Slop.

Il n’y a que ses commentaires qu’il auroit pu épargner.

Trim.

Ma foi ! je n’ai pu y tenir…

Mon Oncle Tobie.

Le pauvre garçon !…

Trim.

Je sais bien que j’aurois mieux lu, si j’avois été moins affecté.

Le Docteur Slop.

Cela est vrai.

Mon Père.

Point du tout. C’est précisément ce qui te l’a bien fait lire. Morbleu ! il seroit à souhaiter que nos prédicateurs débitassent les leurs avec la même force ; ils feroient plus de sensation sur leurs auditeurs.

Mon Oncle Tobie.

Ah çà ! mais que va-t-il devenir ? je serois fâché qu’il fût perdu…

Mon Père.

Perdu ? et moi aussi. Il m’a trop fait de plaisir… Il est dramatique. Cette manière d’écrire, maniée adroitement, saisit l’attention.

Le Docteur Slop.

Ah ! oui. Je m’en suis bien aperçu.

Mon Oncle Tobie.

Mais comment diable s’est-il trouvé dans mon Stévinus ?

Mon Père.

Ma foi ! c’est ce que j’ignore ; il faudroit être aussi habile que Stévinus, pour résoudre cette question. —


CHAPITRE LIV.

Le Sermon court la prétentaine.


Mon oncle Tobie fit un sourire agréable de plaisir à l’éloge de Stévinus. Cela ne rompit point la conversation sur le sermon, et mon père fit part de ses conjectures sur l’auteur. — Je crois le connoître, dit-il ; je gagerois quasi qu’il est du ministre de notre paroisse.

Ce qui faisoit croire à mon père qu’il étoit d’Yorick, c’en étoit le style. Il étoit aussi dans sa méthode. — Ses conjectures se réalisèrent deux jours après. Yorick envoya un domestique le demander à mon oncle Tobie.

Mais comment s’étoit-il trouvé dans son Stévinus ? Mon oncle Tobie s’éclaircit de cette circonstance par la même occasion. Yorick, à qui toutes espèces de connoissances étoient précieuses, lui avoit emprunté son Stévinus. Il fit son sermon pendant qu’il avoit Stévinus ; il le mit par mégarde dans le livre, et en renvoyant le livre à mon oncle, il ne songea point au sermon.

Le destin de ce sermon est assez, singulier. — Le bon Yorick n’avoit pas toujours des habits qui ne faisoient que de sortir des mains du tailleur. Son sermon se perdit une seconde fois en glissant à travers la poche et la doublure déchirée de sa veste. C’était un jour qu’il montoit sur son bidet de quatre-vingt sous, le sermon tomba dans la boue, et le bidet l’y enfonça en piétinant. Il y resta quelque temps. Un mendiant qui passa l’aperçut, et l’en tira. Il le vendit au bedeau d’une paroisse voisine pour un pot de bierre, et, le bedeau en fit présent à son curé, et depuis oncques il ne revint dans les mains de son propriétaire. Il mourut sans le revoir.

Le curé sans doute en avoit fait usage. Cependant je ne l’assure pas. Un curé peut être assez instruit pour se passer des ouvrages des autres. — Celui-ci tomba, je ne sais comment, dans les mains d’un chanoine de la cathédrale d’Yorck, et quelle trouvaille pour un chanoine ! M. le prébendaire d’Yorck l’apprit bientôt par cœur, et le débita dans son église. Il fut applaudi, et le fit imprimer quelque temps après, avec son nom en gros caractères au frontispice. Yorick avoit essuyé plusieurs de ces revers pendant sa vie ; mais il étoit cruel de le dépouiller après sa mort, et d’enlever à sa mémoire l’honneur de ses propres ouvrages. — Le ciel ne l’a pas voulu. Ce larcin lui découvert quelque temps après. Je le publie pour trois raisons.

La première, c’est que cela n’empêchera point l’homme au canonicat d’arriver aux dignités ecclésiastiques. Il n’y auroit peut-être pas quatre personnages en Angleterre qui atteignissent à l’épiscopat, s’ils n’y alloient que par leurs sermons ; et si cela est en Angleterre, cela peut bien être ailleurs, comme on sait.

L’autre raison, c’est que j’aime à rendre justice à qui elle appartient.

Enfin, c’est que je procurerai peut-être par-là du repos à l’ame d’Yorick. — Les bonnes gens de la campagne, sans compter les personnes qui passent pour avoir l’esprit fort, viennent me dire qu’elle se laisse voir souvent. Yorick est devenu un esprit… Je calmerai par-là ses agitations ; et c’est un pas que je ne serai sûrement pas obligé de prodiguer pour beaucoup d’autres. Je ne crois pas que ceux qui prêchent ses sermons, ou qui en prêchent d’autres que les leurs, et même fort souvent les leurs, subissent jamais une pareille métamorphose. —


Fin du Tome premier.




Tome premier




ŒUVRES


COMPLÈTES


DE


LAURENT STERNE.


TOME SECOND.





Ce volume contient


La seconde partie des Opinions de Tristram Shandy.





ŒUVRES


COMPLÈTES


DE


LAURENT STERNE.


NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.


TOME SECOND.


――――――x――――――


À PARIS,


Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.


AN XI. — 1803.






VIE

ET OPINIONS

DE

TRISTRAM SHANDY.






LIVRE II


CHAPITRE PREMIER.

Le Docteur Slop va aussi son petit train.


Eh ! arrive ! arrive ! Le voilà ! Oui, c’est lui, c’est Obadiah, et il est chargé de tous les instrumens chirurgicaux du docteur Slop, et il montre de loin le sac verd où ils sont renfermés....

— Les voici, dit Obadiah, en mettant le sac verd sur la table ; et voilà la couronne que je t’ai promise, dit mon père, et voilà aussi la mienne, dit mon oncle Tobie.

— À présent que j’ai mes outils, dit le docteur Slop, et que je puis être utile à madame Shandy, je crois qu’il est à propos d’envoyer savoir comment elle se trouve.

— Point d’inquiétude, dit mon père ; j’ai donné des ordres précis à la vieille sage-femme de nous avertir aussitôt qu’il surviendrait quelque difficulté…

— Des ordres à la vieille sage-femme ? reprit le docteur Slop. Quoi ! que voulez-vous dire ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Ne vous fâchez point, docteur, dit mon père en souriant, avec un air d’embarras. Il faut que vous sachiez que vous n’êtes ici qu’en qualité d’auxiliaire. Ce sont les termes d’un traité solennel qui s’est fait, bien contre mon gré, entre ma femme et moi. Il est même convenu que vous ne serez d’aucun secours, si la vieille sage-femme est assez adroite pour se passer de vous.

— Mais, comment diable ?…

— J’ai fait ce que j’ai pu, continua mon père, mais les femmes ne se mènent pas toujours comme on veut ; elles ont leurs idées : et puis, à parler vrai, ce n’est pas nous qui sommes là. Elles portent tout le fardeau ; il faut bien leur passer quelque chose, et le moins qu’on puisse leur permettre en cette occasion, c’est d’agir en souveraines, et de se mettre entre les mains de qui bon leur semble….

Elles ont raison, dit mon oncle Tobie… Mais, monsieur, reprit le docteur Slop, en s’adressant à mon père, et sans égard pour l’opinion de mon oncle Tobie, j’aimerois beaucoup mieux leur céder quelque chose de moins essentiel. Un père de famille attentif, et qui veut perpétuer sa race, ne doit pas souffrir qu’elles s’arrogent une pareille prérogative..... Il y a tant d’autres choses qu’on peut leur laisser à gouverner.

— Je ne sais, dit mon père avec un peu de vivacité, ce qu’on pourroit leur abandonner… Mais il me semble qu’il n’y a rien de si simple, que de leur laisser le choix de la personne qui doit les aider à mettre nos enfans au monde.

— Pour moi, dit le docteur Slop, j’aimerois presque autant leur laisser le privilége de les faire faire par qui elles voudroient.

— Puisque la chose est si sérieuse, dit mon oncle Tobie au docteur, je vous demande excuse…

— Monsieur, répliqua le Docteur, elle est de la plus grande importance. Aussi ne peut-on concevoir jusqu’à quel point l’émulation des grands maîtres s’est excitée depuis quelques années… Lucine en personne seroit aujourd’hui une ignorante. — L’art est parvenu à son plus haut degré de perfection. C’est singulièrement sur l’extraction prompte et sûre du fœtus que l’on s’est attaché à faire des découvertes. — Les soins qu’on a pris n’ont pas été inutiles… On a acquis, sur ce point, des lumières qui...... en vérité, sont… tout-à-fait surprenantes, et qui…

— Je voudrois, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, que vous eussiez vu les armées prodigieuses que nous avions en Flandre… peut-être…



CHAPITRE II.

Il faut y veiller.


Laissons tomber le rideau sur cette scène. Ce ne sera pas pour long-temps : mais cela est indispensable. Il faut absolument que je fasse souvenir le lecteur d’une chose, et que je lui en apprenne une autre.

Celle que je veux lui apprendre vient pourtant un peu hors d’œuvre. Il auroit peut-être fallu que je la lui eusse apprise cinquante pages plus haut. J’y pensois bien dès ce moment ; mais je prévoyois aussi qu’elle iroit mieux ici que là. Me suis-je trompé ? J’en serais fâché ; ce seroit un défaut dans mon livre qu’on ne manqueroit pas de me reprocher. Mais comme il n’y aura que celui-là, je m’en console.

Dès que j’aurai fini avec ces deux choses, les poulies tourneront et releveront le rideau. Mon père, le docteur Slop et mon oncle Tobie reprendront leur conversation. Si elle est interrompue, ce ne sera pas ma faute.

Mon père, et c’est là ce que je veux rappeler au souvenir du lecteur, avoit, comme on l’a vu, des notions tout-à-fait particulières sur l’influence des noms de baptême. — On a également vu sans doute qu’il n’en avoit pas de moins singulières sur cet autre point qui précède. — Oui, on a dû voir cela : j’en ai assez dit pour le faire comprendre. Mais enfin, si l’on avoit pu deviner, dans les cinquante milliards d’opinions originales de mon père, celle dont je veux parler ici, je veux bien expliquer cette énigme, si c’en est une. C’est que mon père n’avoit pas des idées moins extraordinaires sur tous les étages de la vie de l’homme, depuis l’instant de sa conception jusqu’à sa seconde enfance, que sur les autres époques de sa vie.

M. Shandy, mon père, voyoit, monsieur, les choses tout autrement que ne les voyoit le vulgaire. C’est un privilége particulier qu’il tenoit de la nature. Les opinions des autres n’étoient, selon lui, que l’effet d’une routine de penser et de réfléchir qui ne lui convenoit point. — Non, point. C’étoit un rechercheur raffiné qui ne se laissoit point séduire par les notions les plus communément reçues. Il les traitoit même assez mal ; il prétendoit que c’étoit presque autant d’impostures. On l’entendoit souvent dire que le point scientifique qui conduisoit à la connoissance exacte des choses, devoit être presque invisible, et que sans cela les minuties de la philosophie, qui devoient toujours emporter la balance, n’auroient presque aucun poids. — La connoissance, disoit-il, est comme la matière qui est divisible à l’infini. Un grain, une dragme fait tout aussi-bien partie de la matière, que le poids de tout le globe terrestre. — En un mot, une erreur est toujours une erreur ; il n’importe où elle se trouve, que ce soit dans une fraction ou dans un quintal. Elle est également fatale à la vérité. — La vérité est aussi lézée par l’erreur où l’on est sur l’aile d’un papillon, que par celle que l’on fait en raisonnant sur le disque du soleil, de la lune et de toutes les étoiles. —

Il se plaignoit que les affaires de ce monde alloient de mal en pis, précisément parce qu’on négligeoit de faire cette considération, et qu’on négligeoit encore plus d’en faire l’application aux affaires civiles et aux vérités spéculatives. En voilà le funeste effet, s’écrioit-il ; c’est que l’arche politique cède au poids des affaires, et l’on ne peut se dissimuler que notre constitution, qui est si excellente à l’égard de l’église et de l’état, ne soit sapée par les fondemens, et ne menace ruine.

Vous vous écriez, disoit-il, que le peuple anglois est un peuple ruiné, perdu ! Pourquoi cela ? s’écrioit-il à son tour, en faisant usage du syllogisme de Zénon et de Chrysipe, sans savoir qu’il étoit d’eux ; par quelle raison sommes-nous un peuple ruiné ? Parce que nous sommes corrompus. Pourquoi, monsieur, êtes-vous corrompus ? parce que nous sommes indigens. C’est notre indigence et non notre volonté qui nous perd. Mais pourquoi, ajoutoit-il, êtes-vous indigens ? C’est parce que vous négligez, répondoit-il, la culture de votre sol. Nos billets de banque, monsieur, nos guinées, nos schellings même savent bien se conserver eux-mêmes.

Il en est ainsi, disoit-il, de toutes les sciences : on n’en altère point les points essentiels établis ; les lois de la nature se défendent et se garantissent d’elles-mêmes..... Mais l’erreur ! ajoutoit-il en fixant ma mère ; l’erreur !..... si monsieur… elle se glisse dans les plus petits trous, dans les plus petites crevasses que la nature néglige de garder.

Et c’est-là, madame, ce que je voulois vous rappeler de la façon de penser de mon père. — J’ai réservé pour cet endroit-ci ce que je voulois vous apprendre, et le voici ; lisez.



CHAPITRE III.

Le chagrin rend injuste.


Il n’y avoit point de bonnes raisons, comme on sait, que mon père n’eût employées pour résoudre ma mère à se servir du ministère du docteur Slop. — Il vouloit absolument qu’elle le préférât à celui de la sage-femme ; mais il n’avoit pu rien gagner sur elle. Il lui avoit parlé en philosophe, en chrétien, etc..... Elle avoit toujours résisté, tout avoit été inutile. — Enfin pour dernière ressource, il s’étoit servi d’une raison singulière, qu’il croyoit infaillible, pour la déterminer à écouter favorablement sa proposition. Cependant, toute infaillible qu’elle étoit, elle ne lui réussit pas. — Il ne put jamais parvenir à en faire concevoir la force à ma mère.....

Que je suis malheureux ! s’écrioit-il, une après-midi qu’il venoit de raisonner avec elle une heure et demie entière, et le tout en vain : Que je suis malheureux ! Oui, disoit-il, en mordant ses lèvres ; c’est un fléau terrible pour tout homme qui se pique de faire des raisonnemens persuasifs, que d’avoir une femme dont la tête soit si lourde, l’esprit si hébété, qu’elle ne puisse comprendre la moindre des conséquences qui en sont la suite. Non, elle ne les comprend point… ne les comprendra pas… Il seroit question de sauver son ame de la perdition, que cela lui seroit égal..... Mariez-vous donc ! hélas ! la femme a, dit-on, été faite pour le bonheur de l’homme. Je le veux bien croire ; mais ce n’étoit pas pour le mien.



CHAPITRE IV.

Il sait enfin où elle est.


C’est ainsi que mon père déploroit la fatalité de son destin. Ce qu’il y avoit de plus fâcheux pour lui dans l’aventure, c’est que son amour-propre en souffroit. L’argument dont il s’étoit servi avoit plus de force, dans son opinion, que tous les argumens du monde mis en bloc. Et ne point réussir dans une pareille circonstance, c’étoit recevoir une humiliation intolérable. —

Son raisonnement étoit appuyé sur la force de deux axiômes, qui lui paroissoient des arcs-boutans à toute épreuve, et que voici.

Selon lui, un homme étoit infiniment plus riche avec une once de son esprit personnel, qu’avec vingt milliers pesant de l’esprit d’autrui. — C’étoit-là le premier axiôme.

Le second étoit que l’esprit de chaque homme provenoit de son ame propre, et non de celle d’autrui. — Cet axiome avoit sa source dans le premier.

Toutes les ames, disoit mon père, sont égales : c’est l’état de la nature. Je sais cependant qu’il y a très-fréquemment une grande différence entre les esprits. Les uns sont légers, frivoles, agréables ; les autres sont lourds, réfléchis, maussades. Ceux-ci sont d’une pénétration vive ; ceux-là ne conçoivent rien. Mais cela ne vient point de ce que la substance pesante des uns soit supérieure à celle des autres..... Non, non, ajoutoit-il ; il faut chercher la cause de cette différence dans l’organisation plus ou moins heureuse de la partie du corps où réside l’ame.

Mon père, entiché de ce système, s’étoit donc appliqué avec beaucoup d’ardeur, à chercher l’endroit où l’ame avoit fixé son séjour. —

Où étoit-ce ? ce qu’il apprit sur ce point, lui fit d’abord reconnoître que ce n’étoit pas dans le lieu où Descartes l’avoit mise. Ce grand philosophe s’imaginoit qu’elle régnoit sur la sommité de la glande supérieure du cerveau ; il disoit même que la nature y avoit placé, exprès pour l’ame, un coussin de la grosseur d’un pois. — C’est-là qu’aboutissent presque tous nos nerfs, et la conjecture de Descartes n’étoit pas mauvaise. Elle avoit frappé mon père, et il seroit peut-être tombé dans cette erreur, sans mon oncle Tobie qui le retint au bord du précipice… Votre oncle Tobie ?… oui, lui même. Ce fut, à la vérité, sans le vouloir, et même sans y songer. Mais il n’y a que les sots qui ne profitent pas des choses qu’ils peuvent entendre. Un homme d’esprit ne perd rien, n’oublie rien, et s’en sert dans l’occasion. C’est ce que fit mon père. Mon oncle Tobie, en lui racontant ses exploits militaires, mêloit souvent l’histoire des autres avec la sienne… En lui parlant de la bataille de Lauden, il lui parla de l’aventure d’un officier Wallon, qui eut le cerveau à moitié emporté par une balle de mousquet… Cette circonstance n’auroit pas détruit le système de Descartes..... Mais il y en avoit une autre qui le ruina entièrement. C’est que le chirurgien françois qui fut chargé de la guérison du malade, lui emporta le reste de cette partie précieuse d’un coup de bistouri. — Il en revint aussitôt en bonne santé, et reprit son service comme s’il avoit encore eu son cerveau complet.

Qu’est-ce que la mort ? disoit mon père. C’est la séparation de l’ame du corps, et pas autre chose. Oh ! s’il est vrai qu’on peut agir et faire ses affaires sans cervelle, ce n’est donc pas là l’endroit où réside l’ame.

La conséquence étoit sans réplique, et mon père ne songea plus à penser comme Descartes.

Borry, fameux médecin milanois, et qui, par parenthèse, étoit peut-être encore plus poltron qu’il n’étoit habile, avoit assuré à Bartholin, dans une de ses lettres, qu’il avoit découvert un fluide léger, subtil, odoriférant, dans les cellules qui sont au derrière de la sommité du cerveau ; et il prétendoit que c’étoit là le siége de l’ame raisonnable… Remarquez, je vous prie, cette épithète. Ce n’est pas sans raison que je l’ajoute. On est si éclairé depuis quelques siècles, qu’on a trouvé que tout homme vivant a deux ames. Le célèbre Métheglingius appelle l’une animus et l’autre anima. Mon père savoit, à une virgule près, tout ce que Borry avoit écrit là-dessus ; mais il n’avoit jamais pu goûter son opinion ; la seule idée le choquoit, le rebutoit. « Comment est-il possible, disoit-il, d’imaginer qu’un être aussi noble, aussi sublime, aussi intellectuel que l’anima ou même l’animus, ait pu choisir pour son domicile d’été et d’hiver une eau trouble ? Supposons même qu’elle soit claire, limpide. Croira-t-on davantage que l’Être tout-puissant l’ait ainsi condamnée à y nager sans cesse ?… » Mon père rejetoit loin de lui cette doctrine. Elle lui paroissoit folle, absurde, bête, imaginaire, etc..... Personne ne savoit mieux entasser que lui les synonymes de mépris, quand l’occasion s’en présentoit.

L’opinion qui lui paroissoit la plus probable, la moins susceptible de critique et d’objections, c’est que l’ame résidoit auprès de la moëlle alongée, medulla oblongata. Les anatomistes hollandois sont généralement d’opinion que tous les petits nerfs de nos organes y prennent naissance. Cela fortifioit mon père dans cette idée.

Mais jusques-là, il n’y avoit rien de singulier dans son opinion. Il n’étoit sur ce point que d’accord avec tous les meilleurs philosophes de tous les siècles et de tous les pays, et ce n’est pas faire un grand effort que d’être du sentiment des autres. Combien de gens croient avoir le leur, et qui n’ont que celui d’autrui !



CHAPITRE V.

Je n’en sais rien.


Mais mon père n’étoit pas de même. Imbu de toutes les notions qu’on pouvoit avoir sur le siége de l’ame, il se fraya une route particulière à travers les opinions de tous les philosophes ses devanciers. — Il s’y enfonça tellement, qu’il en résulta, sur ce point, un nouveau système shandyen. —

N’allez pas, je vous prie, vous imaginer que ce fût quelque chose de hasardé. — Non, non. Mon père appuyoit ce système sur la plus forte base.

Soit que la subtilité, la finesse, la délicatesse de l’ame dépendît du degré de température, de fluidité, de transparence de la liqueur de Borry, ou de la contexture fine et déliée du cerveau, cela étoit égal ; le système n’en étoit pas moins solide.

Qu’étoit-ce donc ? Mon père, comme on le sait déjà, croyoit qu’il ne falloit rien négliger dans l’action même de la propagation de chaque individu de l’espèce humaine. Elle exigeoit, selon lui, autant de réflexions qu’on y en met peu. On ne pouvoit y apporter trop de soins, trop d’attention. — C’étoit-là le fondement de cette incompréhensible texture qui recèle la mémoire, l’esprit, l’imagination, l’éloquence, et tout ce que l’on conçoit sous le nom de talens. — Venoit ensuite l’influence des noms de baptême. Après ces deux causes primitives, qui dirigeoient tout ce qui arrive à l’homme pendant sa vie, il en venoit une troisième. C’étoit celle que les logiciens appellent sine quâ non ; ce qui vouloit dire en anglois, en françois, en basque, et dans toutes les langues du monde, que l’action de la propagation ne signifioit absolument rien sans cela. — Enfin, pour qu’on le sache, cette troisième cause exclusive étoit la conservation intacte de cette toile si fine, si déliée, si délicate..... Et comment faire pour qu’elle ne fût point endommagée par la compression violente que souffroit la tête, par la sotte méthode que l’on avoit de nous introduire dans ce monde la tête la première ?

— Ceci exige de l’explication. —


CHAPITRE VII.

Cela est vrai.


Mon père lisoit toutes sortes de livres ; c’est la manie de presque tous ceux qui aiment à lire. En lisant un jour celui de partu difficili, publié par Adrien Smelvogt, et que je ne connois guère, il tomba sur un calcul qui lui frappa l’esprit. — C’est que la tête, tendre, molle, flexible d’un enfant, au moment de l’accouchement, étoit accablée par la violence des efforts de la femme, d’un poids de quatre cent soixante-dix livres, qui agissoit perpendiculairement et sans obstacle. — Les os du crâne n’ayant point encore de consistance assez solide, cédoient à ce fardeau énorme ; et c’est pourquoi de cinquante enfans qui naissoient, il y en avoit quarante-neuf dont la tête comprimée en venant au monde, étoit moulée dans la forme d’un morceau de pâte conique et oblong. — Justes dieux ! s’écrioit mon père, quel changement, ou même quelle destruction cela ne doit-il pas opérer dans la forme délicate de la medulla oblongata du cerveau ! ou si c’est le fluide de Borry, n’y a-t-il pas de quoi troubler la liqueur du monde la plus claire ?

Mais ce n’étoit-là que peu de chose. Les craintes de mon père furent bien autrement vives, lorsqu’il apprit que ce n’étoit pas le seul effet terrible des efforts de la femme, et qu’en comprimant le crâne, elle le poussoit et le serroit vers la medulla oblongata, qui étoit le siége de l’ame. — « Que les anges et les ministres des faveurs du ciel nous protégent ! disoit-il, avec toute l’expression du désir. Quelle ame peut résister à un choc si rude ? Ah ! je ne m’étonne pas de voir tant de défauts dans la toile intellectuelle du genre humain, et que nos meilleures têtes ne soient que des pelotons de soie mêlés. Tout n’est chez nous que désordre, confusion, embarras. »



CHAPITRE VII.

Mon père pourrait bien avoir raison.


Heureusement que mon père continua sa lecture. Il apprit que c’étoit la chose du monde la plus aisée pour un opérateur, que de tourner un enfant sens-dessus-dessous, et de lui faire faire une vire-vouste, une pirouette qui le feroit venir par les pieds..... Par-là il n’y avoit plus de danger. La medulla oblongata étoit simplement poussée vers le cerveau.

« Par le ciel ! s’écrioit-il, le monde conspire à nous faire perdre le peu d’esprit et d’entendement que la bonté divine nous a départi ! Les virtuoses même de l’art obstétrique participent à cette conjuration. Et que m’importe par quel bout on introduise mon fils dans le monde, pourvu que tout aille bien dans la suite, et qu’au moment qu’il y entre, on ne bouleverse pas son ame en culbutant, ou en écrasant sa medulla oblongata, qui est le siége de son ame ? »

Une fois qu’on a conçu une opinion, tout ce qu’on entend, tout ce qu’on voit, tout ce qu’on lit, semble concourir à la fortifier.

L’esprit de mon père se laissa préoccuper si fortement de celle-ci, qu’en moins d’un mois elle lui servoit à résoudre tous les phénomènes de stupidité et de génie qu’il rencontroit. — Il voyoit sur-le-champ par quelle raison le fils aîné étoit ordinairement le plus sot de la famille. « Le pauvre diable ! disoit-il habituellement, cela ne doit pas surprendre, c’est lui qui a frayé la route à ses cadets. Ils lui ont, sans le savoir, l’obligation d’avoir plus d’esprit que lui. » —


CHAPITRE VIII.

Ce seroit le goût de bien des Dames.


C’est sûrement cette opinion de mon père qui a excité un des grands hommes de ce siècle à chercher dans la température des différens climats, l’esprit, la cause et l’origine des lois. — Mon père rendoit raison par-là de la subtilité et de la pénétration d’esprit des Asiatiques, et de tous les peuples qui habitent les climats chauds — « Ce n’est pas précisément, disoit-il, que cet avantage leur vienne de ce qu’ils jouissent d’un ciel plus serein, qu’ils respirent un air plus pur, et qu’ils voient constamment luire le soleil… L’influence de ses rayons pourroit peut-être trop raréfier ou trop exalter les facultés de l’ame, de même qu’un climat froid pourroit peut-être trop les condenser, ou trop les épaissir… » Il remontoit jusqu’à la source ; et c’est là que, débarrassé de tous les si, de tous les mais, qui auroient pu lui faire obstacle, il trouvoit la véritable raison de la supériorité qu’il remarquoit dans ces peuples. « La chose est simple, disoit-il ; c’est que les femmes y accouchent plus facilement. Leurs plaisirs sont infiniment plus vifs, leurs peines infiniment moindres..... Que n’y suis-je donc ? disoit un jour madame… » Son nom est inutile, et d’ailleurs, quelle liste n’aurois-je pas à faire ?… Mon père concluoit de-là que la compression de la tête de l’enfant étoit si légère, qu’elle ne pouvoit altérer l’organisation du cerveau et de la medulla oblongata. — Il croyoit même qu’il en étoit ainsi dans tous les accouchemens naturels et faciles, et qu’il n’y avoit pas un fil rompu ou déplacé… Avec quelle liberté l’ame alors pouvoit agir !…


CHAPITRE IX.

Les plus grands exemples ne persuadent pas toujours.


Mon père, parvenu à ce haut point de science, s’y fortifia bientôt de plus en plus. Quelle lumière n’y répandit pas les merveilleux effets de l’opération césarienne ! Combien de grands génies avoient brillé dans le monde, où ils n’étoient venus que par-là ! « Vous le voyez, disoit-il, rien n’est si clair ; le cerveau n’a point souffert par cette opération. La tête n’a pas été comprimée contre le peluis ; le crâne n’a pas été poussé vers la medulla oblongata, il n’a pas été pressé par l’os pubis, ni par le coccix. Les heureuses suites en sont à découvert. Votre Jules César, qui a donné son nom à cette admirable opération, votre Hermès-Trismégiste, qui entra au monde de la même manière, avant que l’opération eût un nom ; votre Scipion l’Africain, votre Manlius Torquatus, notre Édouard VI, dont le règne eût fait le bonheur de l’Angleterre, s’il eût vécu… ces héros, ces hommes rares, et tant d’autres qui figurent dans les annales de la renommée… hé bien ! tous ces gens-là sont venus au monde par une incision que l’art a faite. »

Cette ouverture de l’abdomen rouloit depuis plus de six semaines dans la tête de mon père… Il avoit lu, et à force de lire et de réfléchir, il s’étoit convaincu qu’un coup de bistouri dans l’épigastrium n’étoit pas plus dangereux, que les coups de lancette que l’art de la phlébotomie distribue avec tant de prodigalité..... Plein de cette idée, il se persuada que ma mère, frappée de toutes ces raisons, ne demanderait pas mieux qu’on m’ouvrît un pareil passage… Juste ciel ! à peine eut-il prononcé le mot… La mort même n’est pas plus pâle… Ma mère en tressaillit jusques dans la pointe des cheveux..... Mon père n’insista pas. Il sortit, et se contenta de déplorer son malheur.

Il faut l’avouer ; les héros que je viens de citer faisoient encore moins d’honneur au système de mon père que mon frère Robert. — Il étoit né, et il avoit été baptisé pendant un voyage que mon père avoit fait à Epsom. — C’étoit le premier enfant qu’eût ma mère..... Avec cela, il étoit venu la tête la première..... Jugez de son esprit !

Il en avoit si peu, que mon père, après avoir essuyé le refus de ma mère, voulut au moins essayer si son fils puîné ne feroit pas une meilleure figure dans le monde en l’y faisant arriver par les pieds. —

Mais il ne pouvoit pas raisonnablement attendre une pareille complaisance de la part de la vieille sage-femme, ni de toute autre… livrées à la routine qu’elles ont apprise, elles ne veulent pas en sortir. — C’est ce qui excitoit mon père à prendre un accoucheur. Ces messieurs sont plus lestes, et franchissent plus aisément les idées communes.

Le docteur Slop, dans le grand nombre, lui parut mériter la préférence. — Ses ciseaux, de nouvelle invention, étoient, à la vérité, son instrument favori : mais cela ne l’avoit pourtant pas empêché, dans son traité, de dire quelque chose qui avoit rapport à l’opinion de mon père ; et mon père jugea qu’il seroit plus disposé qu’un autre à la suivre. — Il s’embarrassoit peu que ce fût par des raisons purement obstétriques que le docteur Slop inclinât à faire venir l’enfant les pieds devant… Peut-être n’avoit-il pas songé au grand bien que cette méthode devoit faire à l’ame. Qu’importe ?… il suffisoit que les vues de mon père se trouvassent remplies ; tant mieux si celles du docteur Slop étoient un avantage de plus.



CHAPITRE X.

Eh bien ! on attendra.


Enfin mon père et le docteur Slop se joignirent ensemble contre mon oncle Tobie, dans la conversation qui s’ensuivit. — Il est difficile de concevoir comment un homme qui avoit si peu de littérature, pouvoit se défendre contre deux champions de cette force… Vous pouvez faire là-dessus, madame, telles conjectures qu’il vous plaira ; et tandis que votre imagination est en mouvement, vous pouvez aussi chercher à pénétrer par quelles causes la blessure que mon oncle Tobie reçut dans l’aine, lui donna un si grand fond de modestie. — Rien ne vous empêche aussi de vous former un système sur la perte fatale que j’ai faite de mon nez, en vertu du contrat de mariage de ma mère ; — ni de faire des réflexions sur le malheur que j’ai essuyé d’être nommé Tristram, malgré les idées de mon père, et contre le désir de toute la famille, et même de mon parrain et de ma marraine. — Oui, madame, vous pouvez résoudre ces différens cas, et cinquante autres avec, si vous en avez le temps. — Mais je vous préviens d’avance que vous ferez des efforts inutiles. Le sage Alquife lui-même, et la fameuse Urgande, y perdroient leur magie. — Ce sont-là des énigmes trop difficiles à développer. Il y faut mon secours… mais attendez, s’il vous plaît, que j’en aie le temps ; il viendra, et vous verrez alors une suite de choses que vous n’attendez sûrement pas. —


CHAPITRE XI.

Le Docteur Slop n’y est plus.


« Je voudrois, docteur Slop, dit mon oncle Tobie, avec un peu plus de chaleur et de vivacité qu’il n’en mettoit ordinairement dans ses souhaits, je voudrois que vous eussiez vu quelles armées prodigieuses nous avions en Flandre… »

Mon oncle Tobie étoit bien éloigné de faire de la peine au docteur Slop ; mais ce souhait fit sur lui la plus terrible impression… Oui, monsieur, le docteur en fut déconcerté. Cela seul jeta ses idées dans le désordre ; elles se dispersèrent de tous côtés. Il ne put jamais les rallier.

En toutes disputes, soit qu’elles soient sur l’honneur, sur l’intérêt, sur l’amour, sur l’amitié, ou sur la haine ; soit aussi qu’elles s’élèvent entre hommes ou femmes, il n’importe, je n’en fais aucune différence ; rien n’est si dangereux, madame, que de faire partir ainsi de côté un souhait inattendu sur quelqu’un des athlétes. — Il n’en faut pas davantage pour l’abasourdir. — Remarquez pourtant que je ne parle pas ici de toutes les espèces d’hommes, et de toutes les espèces de femmes. — Il y en a dont l’humeur tenace, en pareil cas, ne cède qu’à des argumens immersifs ; ce sont des dogues qui se chamaillent ; il leur faut, tout au moins, l’épreuve de l’eau. Mais on n’avoit pas besoin, dans ces sortes de circonstances, de faire intervenir les élémens vis-à-vis de mon père, du docteur Slop, de mon oncle Tobie. Mon oncle Tobie, le docteur Slop et mon père étoient d’un autre acabit. Leurs perceptions plus fines, leurs sens plus délicats… enfin, vous voyez clairement qu’il faut des choses moins fortes pour étourdir certaines gens. — Un simple souhait suffit en pareille occasion, et je ne connois qu’un moyen d’en détourner l’influence. C’est de se lever aussitôt, et de souhaiter au souhaiteur quelque chose en retour, qui soit à-peu-près de la même valeur, et qui fasse équilibre. — On reste alors à l’unisson. C’est même le moins qui en puisse arriver ; on peut quelquefois gagner l’avantage de l’attaque. —

J’éclaircirai tout cela dans mon chapitre des souhaits. —

Mais le docteur Slop n’entendoit rien à la nature de sa défense. Éperdu, confondu, stupéfait, Harpocrate en personne lui eût mis le doigt sur la bouche, qu’il n’auroit pas gardé un plus profond silence. — Il y avoit déjà quatre minutes et demie qu’il n’avoit parlé. La cinquième eût été fatale… mon père vit le danger. Jamais conversation n’avoit été plus intéressante. — Il ne s’agissoit rien moins que de savoir si l’enfant de ses prières et de ses efforts naîtroit avec une tête ou sans tête. — Il attendoit que le docteur Slop, en faveur de qui étoit le souhait de mon oncle Tobie, profitât du dernier moment qui lui restoit, pour user de son droit de représailles, et de le payer par un autre. Mais quand il vit sa confusion, et qu’il s’aperçut qu’il continuoit de regarder avec cette perplexité vague qui annonce l’embarras, l’étonnement et la surprise de l’ame, et que ses yeux se fixoient tantôt sur mon oncle Tobie, tantôt sur lui-même ; qu’ils s’élevoient, s’abaissoient, qu’ils erroient le long de la corniche de la boiserie, et parcouroient de l’est à l’ouest, et du nord au midi, tous les points opposés du compas… enfin, quand mon père vit qu’il commençoit à compter les vieux clous dorés ou dédorés qui étoient sur les bras de son fauteuil, mon père jugea qu’il n’y avoit pas un moment à perdre, et il reprit lui-même le discours.


CHAPITRE XII.

Cela seroit à souhaiter.


« Quelles armées prodigieuses vous aviez en Flandre ?….

Frère Tobie !… » dit mon père en ôtant sa perruque avec la main droite, tandis qu’il tiroit de sa poche droite, avec la main gauche, un mouchoir rayé des Indes pour s’essuyer la tête….

Mais, bon Dieu ! mon père, que faisiez-vous là ? à quoi songiez-vous ? ne voyez-vous donc pas que vous aviez tort ?… tort ?… oui, sans doute, et en voici la raison.

Ah ! j’aurois bien peu de raison moi-même de vouloir prouver à mon père, en style direct, qu’il avoit tort. Les enfans doivent respecter jusqu’aux erreurs de ceux qui leur ont donné l’existence.

Changeons donc vîte le mode de mon langage. Je ne mettrai le tort de mon père qu’en récit ; encore ai-je là-dessus quelque scrupule.


CHAPITRE XIII.

Réflexions fort sensées.


Une bagatelle produit souvent de grands effets. Combien de sujets, qui n’étoient pas en eux-mêmes d’une plus grande importance, que de savoir avec quelle main mon père devoit ôter sa perruque, ont divisé les plus grands empires ! combien de couronnes, pour des causes aussi légères, ont chancelé sur la tête des monarques ! mais qui ne sait pas cela aussi bien que moi ? il est donc inutile de dire que chaque chose en ce monde est liée à des circonstances qui donnent à chaque chose ses côtés, sa forme, sa figure...... resserrez-les, étendez-les, elles font chaque chose ce qu’elle est, grande, petite, bonne, mauvaise, indifférente ou intéressante : c’est selon le cas.

Il est clair que le mouchoir de mon père étant dans sa poche droite, il n’auroit pas dû souffrir, dès qu’il en avoit besoin, que sa main droite s’engageât dans une autre occupation. — C’est à sa main gauche qu’il devoit entièrement confier le soin d’ôter sa perruque. — Les choses alors se seraient faites tout naturellement. L’envie d’essuyer sa tête lui seroit venue cent et cent fois, qu’il n’auroit eu qu’à fouiller tout simplement dans sa poche droite, avec la main droite, c’eût été la chose du monde la plus aisée. Il l’auroit fait sans effort et sans la moindre contorsion dans les tendons, les nerfs et les muscles de son corps. —

En ce cas, à moins que mon père n’eût voulu tenir sa perruque de mauvaise grâce avec la main gauche, en faisant faire quelques angles ridicules à son coude et à son poignet, toute son attitude eût été facile, naturelle, sans gêne ; et Reynolds lui-même, tout grand peintre, tout peintre aimable qu’il soit, auroit pu le peindre de cette manière.

Mais la façon dont mon père s’y prit étoit bien différente. — C’étoit une attitude si originale !…

Vers la fin du règne de la reine Anne, et au commencement du règne de Georges Ier., les poches des habits étoient coupées si bas ! — Je n’ai pas besoin d’en dire davantage. — Le père du mal lui même se fût occupé, pendant un mois entier, à inventer quelque manière de les placer encore plus désavantageusement, qu’il n’auroit rien fait de pire.


CHAPITRE XIV.

Un rien nous déconcerte.


C’est une chose qui n’a jamais été facile sous aucun règne, à moins que vous ne soyez aussi mince et aussi fluet que moi, que de forcer votre main à traverser diagonalement tout votre corps pour fouiller dans le fond de votre poche opposée : mais en 1718, lorsque cette aventure arriva, cela étoit très-difficile. — Mon père, qui s’obstina au succès dans cette occasion, fut nécessairement obligé de faire faire à ses bras une espèce de zigzag qui auroit frappé les yeux les moins clairvoyans. Jugez s’il échappa à mon oncle Tobie qui en avoit tant vu ! tous les zigzag de la porte saint-Nicolas lui revinrent sur le champ à l’esprit. — Un clou, dit-on, chasse l’autre, et les zigzag chassèrent aussitôt de son idée le sujet actuel de la conversation. Il ne songea plus qu’au siége de Namur, et déjà il sonnoit Trim pour lui dire d’aller chercher son plan, son compas et son secteur, afin de mesurer les angles de retour des traverses de l’attaque, et singulièrement celui où il avoit eu l’honneur de recevoir sa blessure dans l’aine… Mais mon père fronça le sourcil, rida son front… Il rougit, et mon oncle, mon pauvre oncle Tobie se trouva subitement désarçonné...... il étoit déjà juché sur son cher califourchon, et comme il alloit courir !…



CHAPITRE XV.

Monsieur un tel et tant d’autres n’agissent pas de même.


Il en sera tout ce qu’on voudra ; mais c’est une idée que j’ai conçue, et elle en vaut peut-être bien d’autres. Le corps de l’homme et son esprit sont précisément, selon moi, comme un just’aucorps garni de sa doublure. Déchirez l’un, vous déchirez l’autre. Je ne trouve en cela qu’une exception ; c’est lorsque vous êtes assez heureux pour que le just’aucorps soit de ces espèces d’étoffes qui ont beaucoup d’apprêt, et qui se coupent, tandis que la doublure est d’un tissu flexible qui se prête et résiste.

Zénon, Cléanthe, Diogène le Babylonien, Antipater, Panætius et Possidonius parmi les Grecs...... Caton, Varron et Sénèque parmi les Romains… Pantenus, Clément d’Alexandrie, et Montaigne parmi les chrétiens, avec une trentaine, et peut-être plus d’honnêtes gens aussi peu soucieux que moi, et dont je ne me rappelle malheureusement pas les noms, étoient de la même opinion. — Tous prétendoient que leurs jacquettes étoient faites de la même manière ; vous les auriez pliées, dépliées, tournées, virées, chiffonnées, coupées, déchirées… Vous les auriez mises en lambeaux, vous les auriez effilochées, vous en auriez fait de la charpie… Tout cela étoit égal. Le dessous ne s’en ressentoit pas. Il n’en valoit pas moins d’une épingle.

D’honneur je me crois habillé de la même étoffe. Jamais justaucorps ne fut chatouillé plus vivement que le mien ne l’a été depuis quelque temps et cependant je déclare tout haut que sa doublure, autant que je puis m’y connoître, n’en vaut pas une obole de moins.

— Bon Dieu ! —
Comme on l’a tiraillé !
Houspillé !
Coupaillé !
Croquevillé !
Tailladé !
Dépecé !
Déchiquété !

Heureux ! et mille fois heureux que la doublure en étoit souple ! Un gant, bien passé, ne l’est pas davantage… Encore une fois, quel bonheur !… Par le ciel !… À la manière dont on a traité le dessus, il ne seroit pas resté un fil du dessous.

Vous messieurs, qui, de mois en mois, jouez le rôle d’inquisiteurs littéraires, et feuilletez ou ne feuilletez point du tout les écrits dont vous parlez, vous qui avez si cruellement mutilé mon pauvre justaucorps, d’où vient, je vous prie, paroissiez-vous aussi en vouloir à sa doublure ? Que diable vous a-t-elle jamais fait ?....

Vous m’en croirez si vous voulez : mais je vous assure que je vous recommande de toute mon ame, ainsi que vos affaire à l’Être tout-puissant, qui n’insulte personne… Que Dieu donc vous bénisse ! Et si le mois prochain quelqu’un de vous grince encore les dents, et se déchaîne contre moi, comme vous avez fait au mois de mai, qui, par parenthèse, étoit fort chaud, ne soyez point surpris si, au lieu d’entrer en effervescence, je file doux sur la chose...... J’ai pris mon parti à votre égard. — C’est que tant que je vivrai ou que j’écrirai, ce qui est à-peu-près la même chose, je ne vous ferai pas pire que mon oncle Tobie ne fit au moucheron importun qui bourdonnoit autour de son nez pendant le dîner… Il ouvrit doucement la fenêtre : « Va, va-t-en pauvre diable ! dit il, va, pourquoi te ferois-je du mal ? ce monde est assez grand pour toi et pour moi. »

Je remarque cependant une chose : le moucheron avoit des ailes ; bien lui en prit.



CHAPITRE XVI.

Le pauvre bonhomme !


Hélas ! madame, tout homme qui auroit vu le prodigieux épanchement de couleur qui se fit sur le visage de mon père, lorsque mon oncle Tobie sonna Trim ; et je vous assure (pittoresquement et scientificalement parlant) qu’il le fit rougir de six teintes et demie, si ce n’est même de l’octave entière au-dessus de son ton naturel ; qui l’auroit vu, dis-je dans ce moment, et qui, en même-temps, auroit observé le froncement de ses sourcils, et la contorsion ridicule et extravagante de tout son corps, se seroit, je crois, imaginé qu’il étoit atteint de quelque accès de rage. — Il n’y avoit que mon oncle Tobie seul qui ne pouvoit pas s’y méprendre. — Un autre, pour peu qu’il eût aimé ces espèces d’accords qui sortent de deux instrumens à l’unisson, se feroit aussitôt vissé sur le même ton… et alors quel tapage ! quel bruit ! quel fracas ! La scène ne se seroit passée que dans le mode d’une sixième d’Aviso Scarlati… Con furia… Mais que Dieu m’accorde sa bénédiction ! Quel rapport, quelle relation l’harmonie peut-elle avoir, con furia… con strepito ?

Tout cela veut dire, madame, qu’un autre que mon oncle Tobie eût conclu que mon père étoit en colère, et qu’il s’y seroit mis aussi, ou que du moins il l’auroit blâmé de s’y être mis. Mais mon oncle Tobie, dont le cœur interprétoit toujours le plus favorablement les choses qui se passoient sous ses yeux, ne blâma que le tailleur qui avoit placé la poche de mon père trop bas… Il se tint assis tranquillement jusqu’à ce que mon père en eût tiré son mouchoir… Il le regarda pendant tout ce temps avec un air qui exprimoit l’intérêt le plus tendre. Enfin mon père prit la parole.


CHAPITRE XVII.

Mon oncle Tobie argumente à sa mode.


Quelles armées prodigieuses vous aviez en Flandre ?.....

« Frère Tobie ! s’écria mon père, je te crois un des plus honnêtes hommes, un des cœurs les plus droits, une des ames les plus sensibles qui jamais ait existé… Je sais que ce n’est pas ta faute si tous les enfans qu’on a faits sont venus dans ce monde la tête la première… Tu n’es pas cause qu’on enverra peut-être arriver aujourd’hui un millier en Angleterre de cette façon, et qu’il n’en vienne ainsi une multitude d’autres par la suite. — Mais, crois-moi, mon cher Tobie, c’en est bien assez pour ces malheureuses créatures, que d’être la victime des écarts, des inattentions, des inadvertances de leurs pères au moment qu’ils songent à les faire… C’est bien assez des peines, des chagrins, des embarras, des difficultés qu’elles essuient dans ce monde après qu’elles y sont entrées, sans qu’il soit besoin de les exposer dans leur passage à des accidens et à des malheurs d’une autre espèce. — »

Mais, dit mon oncle Tobie, en mettant sa main sur le genou de mon père, et en le regardant fixement avec le désir d’avoir une réponse, ces dangers sont-ils plus grands aujourd’hui qu’ils n’étoient autrefois ? « Frère Tobie, dit mon père, si un enfant naissoit vivant, s’il étoit bien constitué, s’il se portoit bien, si la mère n’essuyoit point d’accidens fâcheux, nos grands-pères, qui étoient des gens simples, n’en demandoient pas davantage. Mais… » Mon oncle Tobie retira aussitôt sa main de dessus le genou de mon père, se pencha doucement sur le dos de sa chaise, leva les yeux justement à la hauteur de la corniche de la chambre… Alors il dirigea ses muscles buccinatoires le long de ses joues, ses muscles orbiculaires autour de ses lèvres… Ces instrumens firent leur devoir, et mon oncle Tobie siffla son lilaburello.


CHAPITRE XVIII.

La précaution.


Mais quel autre bruit prend le dessus ?… Ah ! c’est le docteur Slop… Ciel ! comme il frappe des pieds ! comme il jure… Qu’a-t-il donc ? À qui en veut-il ?… La chose est éclaircie. C’est contre Obadiah qu’il s’exerce. Ah ! Monsieur, j’aurois souhaité que vous l’eussiez entendu. Il vous auroit peut-être guéri pour jamais du vil défaut de jurer et de salir votre langage de toutes ces expressions ignobles et choquantes qui vous sont si familières. —

Si le récit pouvoit produire sur vous le même effet !… Voyons.

La gouvernante du docteur Slop remit à Obadiah, sans hésiter, les instrumens de son maître, et le sac verd qui en renfermoit le précieux dépôt. — Mais comment les porteroit-il ? Cela lui donna quelque inquiétude. Obadiah en prit aussi. Après y avoir bien réfléchi, ils décidèrent qu’il les porteroit en bandoulière. Sur le champ il alongea les cordons du sac, en défaisant le nœud qui étoit trop près… Il le fit plus loin, et elle lui aida à passer sa tête et son bras. Cette invention étoit fort bonne ; mais elle avoit un inconvénient. Elle laissoit l’entrée du sac ouverte, et il y avoit à craindre, on pouvoit même parier que les instrumens sortiroient du sac, lorsque Obadiah, qui se proposoit de ne faire qu’une course, se mettroit à galoper. Il fallut donc encore se consulter. — Le préservatif ne tarda pas à leur venir à l’esprit. Ce fut de rapprocher les bords du sac en forme de bourse, et de les retenir dans cet état avec les cordons. Un seul nœud n’eût peut-être pas résisté longtemps. Obadiah en fit une demi-douzaine qui ne lui coûtèrent de plus que la peine de les faire. Il n’étoit pas chiche de cette monnoie, et il y employa toute sa force.

Voilà donc les choses en règle. Elles répondoient surtout aux intentions de la ménagère du docteur Slop : mais ces précautions, quelque bien imaginées qu’elles fussent, n’étoient pas encore suffisantes pour remédier à des accidens qu’ils n’avoient prévus ni l’un ni l’autre. Obadiah partit. C’est alors qu’il s’aperçut que leur sagacité ne les avoit pas fait songer à tout. Les instrumens ne pouvoient pas sortir ; cela étoit sûr. Mais libres dans le fond du sac, qui étoit devenu conique, ils ballotoient les uns contre les autres au plus léger trot du cheval, et c’étoit un tintement !… un cliquetis !… Le forceps, le tire-tête, le levier, la seringue, faisoient un bruit si effrayant, que le dieu de l’hymen lui-même se seroit enfui de peur, si, par hasard il eût rodé sur cette route. Obadiah accéléra bientôt sa marche, et du trot il passa au grand galop… Il avoit une femme et trois enfans. Le bruit étoit incroyable : mais la turpitude de la fornication, et les autres mauvaises conséquences politiques qu’il en pouvoit tirer ne lui vinrent pas seulement une fois à l’idée. — Cela fit cependant un effet prodigieux sur son esprit. Le poids lui parut énorme, et il ne lui fut bientôt plus possible de le supporter. Le tintamare étoit si violent, que le pauvre diable ne pouvoit pas s’entendre siffler lui-même.



CHAPITRE XIX.

Hélas ! il n’est plus temps.


C’étoit là sa peine. Obadiah avoit une passion extrême pour la musique des instrumens à vent. L’harmonie des instrumens musicaux dont il étoit chargé, lui déplaisoit en proportion. Il s’arrêta donc tout court, et chercha dans son imagination s’il ne trouveroit pas quelque moyen qui pût le faire jouir des agrémens de son instrument favori.

Il y a de certaines calamités dont on peut se tirer par le secours de petites cordes : alors rien n’est si prêt à entrer dans la tête d’un homme que le cordon de son chapeau. Cette philosophie est si près de la surface !… Je dédaignerois peut-être moi de l’y faire glisser. — Mais Obadiah étoit dans un cas mixte. Oui, monsieur, c’étoit-là sa situation. Elle étoit tout à-la-fois obstétricale, papisticale, équistricale et musicale. Il est permis dans ces sortes de cas de se servir du premier expédient qui se présente. C’est ce qu’Obadiah fit sans hésiter. Il délit le cordon de son chapeau, empoigna d’une main le sac et ses quilles, si l’on peut parler avec irrévérence des outils du docteur Slop, mit le bout du cordon entre ses dents, et lia le sac et les instrumens d’un bout à l’autre. Il lui fit faire tant de tours, il croisa tant de fois, il fit tant de nœuds, il les serra si fort, que quand le docteur Slop eût eu quelques fractions de la patience de Job, il les auroit perdues en voulant seulement en défaire un seul. — Je vous assure que ma mère auroit pu accoucher quatre fois avant que le sac verd eût été débarrassé de la moitié de ses entraves.

— Pauvre Tristram ! comme le sort t’a balloté ! De combien de petits accidens il t’a rendu le jouet ! Ah ! s’il ne s’étoit pas fait un plaisir de te regarder comme l’objet de ses amusemens, je parierois cinq contre un que tes affaires seroient bien différentes ! Du moins tu n’aurois pas été exposé aux humiliations qui t’ont accablé : ton nez auroit échappé aux revers sinistres qui l’ont mutilé. — Ta fortune et les occasions qui se sont si souvent présentées de la faire pendant le cours de ta vie, ne t’auroient pas manqué comme elles ont fait. Elles n’auroient pas fui de toi avec mépris. Tu n’aurois pas été forcé toi-même de les abandonner. Tristram, ô malheureux Tristram ! Voilà ce que c’est que de n’avoir pas de nez. Mais où me laissai-je emporter ? que fais-je ? que dis-je ? n’ai-je donc pas déjà décidé que je n’en parlerois point aux curieux, que je ne fusse dans ce monde ? je ne veux point manquer de parole. — Cet événement ne tardera peut-être pas à se réaliser.


CHAPITRE XX.

Ce qui fixe nos idées.


Les grands esprits se rencontrent. Lisez surtout nos auteurs contemporains ; vous les trouverez presque toujours avec ceux qui les ont précédés. — Mais ce n’est point de cela que je m’occupe. — Obadiah étoit arrivé. Il avoit déposé son sac verd et ses instrumens bien garottés dedans. Il avoit reçu la couronne que mon père lui avoit promise ; mon oncle Tobie lui avoit aussi donné la sienne. Mais le docteur Slop n’avoit pas encore daigné jeter les yeux sur ce qu’il avoit apporté. L’idée ne lui en vint qu’au sujet de la dispute qu’il eut avec mon oncle Tobie et avec mon père, sur la préférence qu’il méritoit, disoit-il, qu’on lui donnât sur la vieille sage-femme. Alors la même pensée lui vint à l’esprit. « Parbleu ! dit-il en lui-même, il faut rendre graces à Dieu de ce que madame Shandy nous donne du loisir. — Il se pourroit faire qu’on la portât sept fois sur le lit de misère avant qu’on eût seulement défait la moitié de ces nœuds. »

Cependant il faut distinguer. La pensée qu’eut ici le docteur Slop n’étoit point une de ces pensées fixes et déterminées qui viennent quelquefois tout-à-coup ; la sienne flottoit dans son esprit sans voiles, sans lest et sans gouvernail, comme une simple proposition. Il y en a ainsi des millions qui chaque jour nagent tranquillement au milieu du fluide léger de l’entendement humain. Elles y restent dans l’inaction sans avancer, sans reculer, jusqu’à ce que le vent ou le tourbillon de quelque passion les fasse enfin dériver, et les pousse de quelque côté.

Un bruit soudain qui se fit entendre au-dessus de la salle autour du lit de ma mère, rendit ce service à la pensée ou à la proposition du docteur Slop. « Par tous les diables ! s’écria-t-il, à moins que je me dépêche, ce que j’ai dit va sûrement arriver, »



CHAPITRE XXI.

Grand événement.


Mais ces nœuds !… Ne croyez pas, je vous prie, que j’aie entendu vous parler, dans tout ce que je vous ai dit, de cette espèce de nœuds que l’on connoît sous le nom de nœuds coulans. Ce que j’ai à dire des nœuds coulans dans le cours de ma vie, et de mes opinions, viendra beaucoup plus à propos lorsque je parlerai de la catastrophe qui arriva à mon grand oncle, M. Hammon Shandy, petit homme, fier, haut, turbulent, têtu, d’une imagination vive, ardente, et qui se jeta à corps perdu dans les affaires du duc de Montmouth. — Mon opinion sur ces sortes de nœuds se développera dans mon chapitre sur les nœuds en général. Les nœuds dont j’ai voulu parler ici, n’étoient ni de cette espèce, ni d’aucune autre qui fût facile à défaire. — C’étoient des nœuds d’une espèce diabolique, et tels enfin qu’Obadiah les savoit faire, et qu’il les avoit fait ; c’est-à-dire, bona fide. Il en avoit fait un et même quelquefois deux à chaque rencontre des bouts du cordon, et les avoit entrelacés les uns dans les autres. Tous se tenoient. C’étoit plutôt un engrenage de nœuds, que des nœuds séparés.

Avec de pareils nœuds, et tant d’autres obstacles qui se rencontrent sur le chemin de la vie, un homme pressé prend tout d’un coup son parti. Il tire promptement son couteau de sa poche, et coupe tout net ce qui l’offusque. La conscience dicta un autre moyen au docteur Slop ; le cordon n’étoit pas à lui, c’eût été faire du tort à quelqu’un ; d’ailleurs, il étoit bon, c’eût été dommage de le couper. — Il appliqua donc ses dents à ce travail. — C’étoient-là ses instrumens de prédilection ; il en faisoit le plus grand cas. Mais, malheureusement, il s’en servit si mal dans cette occasion, il trouva une telle résistance dans les nœuds, qu’il n’en avoit pas encore défait trois, qu’elles étoient toutes ébranlées. Diable ! dit-il. Alors il essaya de faire faire cet ouvrage à ses doigts et à ses pouces, mais ses ongles en souffrirent encore bien plus vivement… Que la peste le crève ! dit-il… Je n’en viendrai pas à bout. —

Cependant, le bruit redouble autour du lit de ma mère… « Je voudrois qu’il fût à tous les diables, dit le docteur Slop. Je ne déferai jamais ces nœuds. » — Ma mère jeta un cri perçant qui se fit entendre dans toute la maison. Jarni ! dit le docteur Slop. Prêtez-moi votre couteau. Il faut bien enfin couper ces nœuds.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


— Morbleu ! Sambleu ! — ..... Mais qu’avez vous donc !… Ce que j’ai ?… Ne le voyez-vous pas ?..... Et c’est à moi qu’il faut que cela arrive ? À moi qui suis le seul accoucheur de tout le canton. Je me suis coupé le pouce jusqu’à l’os. Me voilà bien à présent ! Cet accident va me ruiner. Je suis perdu. — Je voudrois que le diable l’eût emporté avec ses nœuds. L’animal !

Mon père avoit beaucoup d’amitié pour Obadiah, et ne pouvoit pas supporter aisément que le docteur Slop le traitât si mal. — Cependant, si cet accident du docteur Slop eût été toute autre chose qu’une simple coupure au pouce, mon père lui auroit passé son emportement ; sa prudence eût triomphé. — Mais faire tant de bruit pour si peu ! Mon père en fut choqué, et se détermina à s’en venger.



CHAPITRE XXII.

Consolation.


Il commença par plaindre le docteur Slop… « De petites imprécations, dit-il, pour de grandes choses, ne servent à rien. Elles ne font que diminuer la force et le courage dont nous avons besoin. » — Je l’avoue, répliqua le docteur Slop. — C’est jeter sa poudre aux moineaux contre le feu d’un bastion, dit mon oncle Tobie, en interrompant son air. Elles ne servent qu’à mettre les humeurs en mouvement, dit mon père, sans en dissiper l’acrimonie. Pour moi, je me suis rarement permis de jurer et de maudire ; cela n’est bon à rien. Cependant, cela m’est arrivé quelquefois : mais alors j’ai toujours eu la présence d’esprit..... Vous aviez raison, dit mon oncle Tobie… de ménager les choses de manière qu’elles répondissent à mon but ; c’est-à-dire, que je ne jurois précisément qu’autant qu’il falloit pour dissiper la cause qui m’obligeoit à me servir de ce remède. — Un homme sage devroit toujours avoir l’attention d’en peser la dose sur le besoin qu’il en a, et dans une proportion exacte avec la révolution qu’il éprouve dans ses humeurs, et selon qu’il a été plus ou moins affecté de l’injure qu’il a reçue, et de l’intention qu’on a eu en lui faisant injure.

Les injures, dit mon oncle Tobie, ne partent que du cœur.

C’est pour cela, continua mon père, avec la gravité de Miguel de Cervantes, que j’ai toujours eu la plus grande vénération pour un grand homme, docteur Slop, que vous ne connoissez pas, et qui, dans la défiance qu’il avoit de sa propre discrétion sur ce point, écrivit à son loisir une espèce de dispensaire à ce sujet. — Il y indiqua toutes les espèces de juremens, d’imprécations, de malédictions, dont on pouvoit faire usage dans les circonstances, depuis la plus légère provocation jusqu’à la plus vive qu’on pût exciter. — Dès qu’il l’eut fait, revu, corrigé et augmenté, il en déposa le cahier sur une des tablettes de sa cheminée, à une hauteur où il pouvoit facilement atteindre, afin de le pouvoir toujours consulter au besoin.

— Bon, bon ! dit le docteur Slop, une pareille chose n’est jamais venue à l’idée de personne, et elle a encore été moins exécutée.

— Pardonnez-moi, reprit mon père, j’en lisois encore ce matin des passages, quoique sans besoin, pendant que le frère Tobie versoit le thé. J’en ai là une copie sur ma tablette… Mais, si je m’en ressouviens bien, cela est trop fort, trop violent pour une coupure au pouce.

— Trop violent ? dit le docteur Slop, point du tout. Je voudrois que le diable tordît le cou à ce drôle-là.

— En ce cas, dit mon père, elle est à votre service. Mais j’y mets une condition ; c’est que vous lirez haut.

Mon père se leva et chercha aussitôt le papier dont il parloit. — C’étoit une formule d’excommunication qu’il s’étoit procurée pour enrichir la collection curieuse dont il s’occupoit depuis long-temps. Elle avoit été écrite par Ernulphe, évêque de Rochester. Il s’en étoit fait faire une copie exacte sur l’original. —

Sa recherche ne fut pas longue ; il mit aussitôt la main sur le papier, et avec un sérieux affecté dans le regard et dans la voix, avec un ton qui auroit pu cajoler Ernulphe lui-même, il le remit au docteur Slop. Le docteur Slop enveloppa son pouce dans le coin de son mouchoir, et avec un œil de côté, quoique sans soupçon, il se mit à lire tout haut. Et que faisiez-vous pendant ce temps-là, vous, mon cher oncle Tobie ? On le devine. Vous siffliez votre lilaburello tout aussi haut que vous le pouviez. Courage ! mes enfans, et les choses iront bien.

Textus de Ecclesiâ Roffensi, per Ernulfum Episcopum.


CAP. XXIII.

excommunicatio[1].


Ex auctoritate Dei omnipotentis, patris, et filii, et spiritûs sancti, et sanctorum canonum, sanctaque et intemeratae virginis Dei genitricis Mariae[2].


CHAPITRE XXIII.

L’Excommunication.


« De l’autorité de Dieu tout-puissant, le père, le fils et le saint-esprit, et des saints canons, et de la sainte et immaculée vierge Marie, mère de notre Sauveur. »

Mais je pense, dit le docteur Slop, en parlant à mon père, et en laissant tomber le papier sur ses genoux, qu’il n’est pas fort nécessaire que je la lise tout haut. Il y a si peu de temps que vous l’avez lue, qu’elle vous ennuieroit… D’ailleurs, je ne vois pas que le capitaine Shandy se soucie infiniment de l’entendre… Je la lirai bien en moi-même. Point du tout, s’il vous plaît, dit mon père ; cela est contraire au traité, et j’entends qu’il s’exécute… Et puis il y a quelque chose de si particulier, de si bizarre, surtout vers la fin, que je serois fâché de perdre le plaisir d’une seconde lecture. — Le docteur Slop n’avoit pas encore tout-à-fait consenti à la faire, que mon oncle Tobie cessa de siffler son lilaburello, et lui offrit de lire en sa place… Mais le docteur Slop, au risque de le voir reprendre le dessus avec son air favori, aima mieux lire lui-même,


Atque omnium cœlestium virtutum, angelorum, archangelorum, thronorum, dominationum, potestatum, cherubin ac séraphin, et sanctorum patriarcharum, prophetarum et evangelistarum, et sanctorum innocentium, qui in conspectu agni soli digni inventi sunt canticum cantare novum, et sanctorum martyrum, et sanctorum confessorum, et sanctarum oirginum, atque omnium simul sanctorum et electorum Dei. —



Excommunicamus et anathematizamus hunc furem, vel hunc malefactorem, N. N. et à liminibus sanctae Dei Ecclesiae sequestramus.

Maledicat illum, Deus pater qui hominem creavit ! Maledicat illum Dei filius qui pro que d’accepter sa proposition. Le voilà donc qu’il élève le papier au niveau de ses yeux… Voilà aussi mon oncle Tobie qui siffle à mi-ton son ariette… et voilà enfin le docteur Slop, qui, au bruit de cet accompagnement, reprend sa lecture.

« De l’autorité de Dieu tout-puissant, le père, le fils et le saint-esprit, et des saints canons, et de la sainte et immaculée vierge Marie, mère de notre Sauveur, et de toutes les vertus célestes, anges, archanges, trônes, dominations, puissances, chérubins et séraphins, et de tous les saints, patriarches, prophètes, et de tous les apôtres et évangélistes, et des saints innocens, qui, dans la vue de l’agneau saint, sont dignes de chanter les nouveaux cantiques des saints martyrs et des saints confesseurs, et des vierges saintes, et de tous les saints ensemble, avec les saints élus de Dieu…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Puisse (Obadiah, pour avoir fait ces nœuds) être damné ! Nous l’excommunions, l’anathématisons, et chassons de la sainte église de Dieu.

Puisse le Père, qui créa l’homme, le maudire ! puisse le Fils, qui souffrit pour nous, homine passus est ! Maledicat illum Spiritus sanctus qui in baptismo effusus est ! Maledicat illum sancta crux, quam Christus pro nostrâ salute hostem triomphans ascendit !


Maledicat illum sancta Dei genitrix et perpetua virgo Maria ! Maledicat illum. sanctus Michaël, animarum susceptor sacrarum ! Maledicant illum omnes angeli et archangeli, principatus et potestates, omnisque militia cœlestis !


Maledicat illum patriarcharum et prophetarum laudabilis numerus ! Maledicant illum sanctus Joannes praecursor et Baptista Christi, et sanctus Petrus et sanctus Paulus, atque sanctus Andreas, omnesque Christi apostoli, simul et caeteri discipuli, quatuor quoque evangelistae, qui suâ praedicatione mundum universum convertêre ! Maledicat illum cuneus martyrum et confessorum mirificus, qui Deo bonis operibus placitus inventes est ! le maudire ! Puisse le Saint-Esprit, qui nous régénéra par le baptême, le maudire ! (C’est Obadiah, disoit le docteur Slop.) Puisse la sainte croix, sur laquelle notre Seigneur Jesus-Christ monta pour notre salut, et triompha de ses ennemis, le maudire !

Puisse la sainte et éternelle vierge Marie, mère de Dieu, le maudire !… Puisse Saint-Michel, l’avocat de saintes ames, le maudire ! Puissent tous les anges et tous les archanges, les dominations et les puissances, et toutes les armées célestes, le maudire !… » Nos troupes juroient diablement fort en Flandre, dit mon oncle..... mais ce n’est pas de cette façon. Pour moi, je n’aurois pas seulement voulu maudire mon chien ».

« Puisse Saint-Jean le précurseur, et Saint-Jean-Baptiste, et Saint-Pierre et Saint Paul, et tous les Apôtres de notre Seigneur Jesus-Christ, le maudire ! (Obadiah) ! Et puissent le reste de ses disciples, et les quatre évangélistes, qui par leurs prédications, ont converti l’Univers… Et puisse la sainte et merveilleuse compagnie des martyrs et des confesseurs, qui, par leurs saintes œuvres, ont trouvé grâce auprès de notre Seigneur Dieu tout-puissant, le maudire ! (Obadiah.)

Maledicant illum sacrarum virginum chori, quae mundi vanâ causâ honoris Christi respuendâ contempserunt !

Maledicant illum omnes sancti, qui, ab initio mundi usquè in finem saeculi, Deo dilecti inveniuntur !

Maledicant illum cœli et terra, et omnia, sancta in eis manentia !



Maledictus sit ubicumque fuerit, sive in domo, sive in agro, sive in viâ, sive in semitâ, sive in sylvâ, sive in aquâ, sive in ecclesiâ !


Maledictus sit vivendo, moriendo, manducando, bibendo, esuriendo, sitiendo, jejunando, dormitando, dormiendo, vigilando, ambulando, stando, sedendo, jacendo, operando, quiescendo, mingendo, vacando, flebotomando !

Puisse le cœur sacré des vierges saintes, qui, pour la gloire de Jesus-Christ, ont méprisé les vanités de ce monde, le damner !

Puissent tous les saints, qui, depuis le commencement du monde jusqu’à la fin des siècles, seront aimés de Dieu, le damner !

Puissent le ciel et la terre, et toutes les choses saintes qu’ils renferment, le damner ! » (Obadiah), dit le docteur Slop ; car c’est toujours lui que j’entends.

— Mais si ce n’étoit pas lui qui eût fait ces nœuds, lui dit mon père ?

— Cela est égal, dit le docteur Slop. Au pis aller, je dirige mon intention sur la maudite main qui les a faits. À la bonne heure, reprit mon père. — Et mon oncle Tobie fredonnoit toujours son air.

» Puisse-t-il être maudit par tout où il sera, reprit le docteur Slop, dans la maison, dans l’écurie, dans le jardin, dans les champs, sur le grand chemin, dans les sentiers, dans les bois, dans l’eau, dans l’église !

Puisse-t-il être maudit en vivant, en mourant !

Puisse-t-il être damné en mangeant, en buvant, qu’il ait faim ou soif, qu’il jeûne, qu’il dorme, qu’il sommeille légérement, qu’il se promène, qu’il s’arrête, qu’il s’asseye,


Maledictus sit in totis viribus corporis !


Maledictus sit intùs et exteriùs !


Maledictus sit in capillis ! Maledictus sit in cerebro !


Maledictus sit in vertice, in temporibus, in fronte, in auriculis, in superciliis, in oculis, in genis, in maxillis, in naribus, in dentibus mordacibus, in labris sive molibus, in labiis, in gutture, in humeris, in carnis, in brachiis, in manubus, in digitis, in pectore, in corde, et in omnibus interioribus stomacho tenùs, in renibus, in inguinibus, in femore, in genitalibus, in coxis, in genubus, in cruribus, in pedibus et in unguibus ! qu’il se couche, qu’il travaille, qu’il se repose, etc. etc. etc !

Puisse-t-il (Obadiah) ! être maudit dans toutes les facultés de son corps !

Puisse-t-il l’être dans l’intérieur et à l’extérieur !

Puisse-t-il être damné dans ses cheveux, dans sa tête !… »

Diantre ! dit mon père, ceci est terrible.

« Dans ses tempes, reprit le docteur Slop, dans ses oreilles, dans ses sourcils, dans ses yeux, dans ses joues, dans ses mâchoires, dans ses narines, dans ses grosses et petites dents, dans ses lèvres, dans sa gorge, dans ses bras, dans ses épaules, dans ses poignets, dans ses doigts, dans sa bouche, dans son sein, dans son cœur, dans son estomac, dans ses entrailles !

Puisse-t-il être damné dans ses reins, dans ses aines !… »

Dans ses aines ! À Dieu ne plaise ! s’écria mon oncle Tobie….

» Dans ses cuisses, reprit le docteur Slop, dans ses… (mon père ne put s’empêcher de sourire) dans ses hanches, ses genoux, ses jambes, ses pieds, ses orteils, ses ongles.

Maledictus sit in totis compagibus membrorum ! A vertice capitis usquè ad plantam pedis, non sit in eo sanitas !


Maledicat illum Christus filius Dei vivi, toto suae majestatis imperio !

Puisse-t-il être maudit dans toutes les jointures et articulations de ses membres, depuis le sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds ! Puisse-t-il n’avoir rien de sain dans tout son corps !

Puisse le fils du Dieu vivant !… »


Mon oncle Tobie ne laissa pas achever le docteur Slop… En se jetant sur le dos de son fauteuil, il poussa un sifflement d’une si longue tenue, et d’une modulation si plaintive, que le docteur Slop en fut interrompu.


CHAPITRE XXIV

Il en manque encore.


Par la barbe d’or de Jupiter et de Junon… De Junon ? oui, de Junon, de Vénus, de Minerve, et par la barbe de tous les dieux et de toutes les déesses de l’empirée… Ce sont bien des barbes… Et il y a encore les divinités aériennes, les divinités de la terre, les divinités des fleuves, des bois, des fontaines, des enfers, sans compter les divinités subalternes, les ganymèdes et les catins des uns, les greluchons et les farfadets des autres. Par la barbe humide de Neptune et de Thétis, par la Barbe enfumée de Pluton et de Proserpine, et par toutes les barbes sacrées de toutes ces divinités mâles et femelles ! Notre ami Varron, dans un de ses cinq cents volumes, en a compté trente mille, et il n’y en a pas une, qui, en particulier, ne réclame le privilége que l’on ne jure par elle… Par toutes ces barbes, donc prises ensemble, jaunes, rouges, grises, noires, blanches, longues, courtes, dures, rudes, douces, droites, hérissées, mêlées, frisées, recroquevillées, il n’importe, je jure par toutes ces ces barbes, y en eût-il quelques-unes qui ne fussent que de poil folet, que des deux mauvaises soutanes dont je suis possesseur, j’aurois donné la meilleure avec autant de franchise que Cid Hamet Angely offrit la sienne… Et cela seulement, pour être là, et entendre en ce moment l’accompagnement lamentatif de mon oncle Tobie. »


Et insurgat adversùs illum cœlum, cum omnibus virtutibus quae in eo moventur ad damnandum eum, nisi pœnituerit et ad satisfactionem venerit ! Amen, fiat ; fiat, amen.


CHAPITRE XXV.

Fin de l’excommunication.


» Et puisse le ciel, continua enfin le docteur Slop, et toutes les puissances qui y agissent, le damner ! (Obadiah) à moins qu’il ne se repente et ne fasse satisfaction. — Amen, ainsi soit-il ; ainsi soit-il, amen. »

Pour moi, dit mon oncle Tobie, je ne voudrais pas même maudire le diable avec tant d’aigreur. — Cela n’est pas nécessaire, répondit le docteur Slop ; le diable est lui-même le père des malédictions. Et moi non, reprit mon oncle Tobie. — Il y a déjà longtemps qu’il est maudit et damné à toute éternité, ajouta le docteur.

Ma foi ! j’en suis fâché, dit mon oncle. —

Le docteur Slop commençoit à rouvrir la bouche pour répondre à mon oncle, et surtout pour lui faire compliment sur son accompagnement, mais la porte s’ouvrit avec violence.


CHAPITRE XXVI.

Ma manière de voir.


Oh ! dites-moi, mes chers compatriotes, grands ou petits, jeunes ou vieux, dites-moi, s’il nous sied bien maintenant de nous donner des airs de triomphe ?… Je sais que le plus beau privilège d’un peuple libre est de faire tout ce qu’il veut. C’est pourquoi sans doute il n’y a point de peuple sur la terre qui jure plus cordialement et plus lestement que nous. Les filles, les femmes, les veuves, et ces espèces d’êtres qui ne sont ni filles, ni femmes, ni veuves, et font une classe à part, moins nombreuse en apparence qu’elle ne l’est réellement, tout s’en mêle. Mais, en conscience, pouvons-nous bien nous en glorifier ? Est-ce là un fonds qui nous soit propre ? Vous voyez le contraire. Nous ne sommes que des imitateurs. Il ne faut pas toujours s’imaginer qu’on a eu l’esprit d’inventer une chose, parce qu’on a l’esprit de la faire. —

C’est ce que je veux entreprendre de prouver en ce moment à tout l’univers, excepté les connoisseurs. — Ces messieurs sont si entourés des colifichets et des brinborions de la critique, ils ont la tête si remplie de principes, de règles, de compas, ils l’ont si bien meublée de termes techniques, ils sont surtout si jaloux de faire à tous propos des applications bonnes ou mauvaises de ce qu’ils savent, qu’en vérité il vaudroit mieux tout d’un coup se résoudre à sacrifier un ouvrage de génie, que de souffrir qu’il soit déchiré et mutilé de cette manière. — Je sais cela. Milord C. le sait aussi à merveille. — Comment Garrick, disoit-il l’autre jour à un de ces messieurs, a-t-il débité son monologue hier ?… Ah ! milord, contre toutes les règles. Il a bravé tous les principes de la grammaire. Croiriez vous-bien ?… enfin, voici ce qu’il a fait… Il n’y a personne qui ne sache que le substantif et l’adjectif doivent s’accorder en nombre, en genre, en cas… J’ai appris cela, moi, le premier jour qu’on m’a fait lire mon rudiment. C’est un principe sûr, et malheur à ceux qui s’en écartent ! Malheur surtout à ceux dont les oreilles se trouvent là, et qui sont frappées des bévues que font les gens qui parlent… Mais Garrick, qui ne se doutoit pas apparemment que les miennes y fussent, Garrick, ce fameux parangon, ce célèbre prototype de toute la gent théâtrale… eh bien ! Garrick a violé sans pudeur la loi fondamentale que lui prescrivoit la grammaire… D’honneur ! j’ai cru qu’il y avoit un point qui séparoit ce qu’il disoit… Mais ce n’est pas tout….


Une chûte toujours entraîne une autre chûte.


Je ne sais où j’ai vu cela. J’ai tant lu ! Mais peu importe où cet axiome se trouve. Il y a une chose plus intéressante à savoir ; c’est que ma montre s’arrête à commandement… Voilà où j’ai encore surpris mon virtuose. Le nominatif gouverne le verbe. Ainsi le verbe doit aller sans interruption à la suite du nominatif… Cela est clair : mais, ô monstruosité ! ô barbarisme intolérable ! Il a tout renversé. Douze fois… oh ! oui, douze fois, et c’est pour le moins, il a mis à mes yeux un intervalle de trois secondes et demie entre le nominatif et le verbe… Je l’ai pris sur le fait… J’ai toujours arrêté ma montre à l’instant précis qu’il a repris la parole…

Quel grammairien ! Mais en suspendant ainsi sa voix, a-t-il aussi suspendu le sens ? l’expression de son attitude, de sa contenance, ne remplissoit-elle pas le vide ? ses yeux étoient-ils aussi dans le silence ?… l’observiez-vous avec attention ? le regardiez-vous de près ? Moi ? non. Point du tout. Parbleu ! il jouoit son rôle et moi le mien. J’écoutois et je regardois à ma montre.

Excellent observateur !

À propos, vous me direz sans doute ce que c’est que ce livre nouveau qui fait courir tout le monde. Ce livre ?… en vérité, je ne sais pourquoi il fait tant de bruit. C’est la chose du monde la plus folle, la plus bizarre, la plus inconséquente, la plus absurde… L’auteur à chaque instant est hors de lui et de la raison. Elle n’y reste pas, je vous jure, un moment dans son à-plomb. Il est permis d’écrire ; mais, ma foi, quand on se mêle de bâtir un livre, il faut, selon moi, connoître un peu mieux l’architecture littéraire. Celui-ci n’est qu’un amas d’irrégularités. — Je suis sûr qu’on ne trouveroit pas dans les angles des quatre coins un seul angle droit…

L’allusion est fine. L’admirable critique !

Je porte toujours mon étui de mathématique sur moi. — Je vous avois parlé d’un certain poëme épique… Oui vraiment. Eh bien ?.... oh ! c’est ici le comble. Longueur, largeur, hauteur, profondeur, tout y blesse les dimensions. Je le sais bien. Je les ai mesurées d’après les règles tracées par le Bossu. Que la peste m’étouffe s’il y en a une d’observée !

En vérité, nous sommes dans un siècle où tout va de mal en pire. On ne se tire de Carybde que pour s’engloutir dans Scylla. Ce tableau, par exemple, qui attire tant de monde ! C’est bien la croûte la plus triste !… On dit que le peintre est original, qu’il a une manière à lui. Ah ! oui ; cela est vrai. Il n’a pas la moindre idée de l’art pyramidal de grouper ses figures. On ne voit rien en lui, absolument rien, du coloris du Titien, de l’expression du Rubens, du gracieux de Raphaël, de la pureté du Dominicain, de la précision du Corrége, du génie du Poussin, des airs du Guide, du goût de Carrache, des grands contours de Michel Ange !..... du moelleux de....

Bonté du ciel ! accordez-moi de la patience ! Mes oreilles ont été choquées pendant ma vie de bien des jargons différens. Le jargon des mystiques, le jargon des faux dévots, le jargon des enthousiastes, le jargon des encyclopédistes, le jargon des théologiens, le jargon des métaphysiciens, et le jargon plus barbare encore des avocats, les a souvent tourmentées ; mais de tous les jargons que l’on jargonne dans ce monde jargonnant, et qu’on y a jargonne depuis qu’on y jargonne ; le jargon le plus insipide, le plus assomant, est à mon avis le jargon d’un jargonneur de critique, d’un de ces connoisseurs à toute épreuve, d’un de ces amateurs à tous venans, qui ne sait très-souvent ce qu’il dit.

Grand Apollon ! si tu es dans ton humeur donnante ! ah ! donne-moi, je te prie, une dose de ton esprit divin, pénètre-moi d’un de tes rayons, et charge Mercure, s’il n’a rien à faire, de porter à Monsieur… (il n’importe qui) les règles et les compas, et fais-lui faire mes complimens. —

Ce n’est point à lui, ce n’est point à ses nombreux confrères que je veux faire la preuve que j’ai annoncée. — Il s’agit, comme vous savez, de prouver que toutes les imprécations, que tous les juremens que nous avons faits dans le monde, depuis deux siècles et demi, ne sont rien moins qu’originaux. — Que Dieu le damne, par exemple ! Eh bien ! ce jurement-là passe. Mais ouvrez Ernulphe et comparez… Ne l’y retrouvez-vous pas ? Il n’y a qu’une différence ; c’est qu’on est fort au-dessous du modèle. Nous ne pouvons atteindre à sa manière. Elle a quelque chose d’oriental qui lui donne plus d’emphase, plus d’énergie… avec cela, quelle invention ! quelle variété ! quelle abondance ! Rien ne lui échappe ; et il faudrait être bien souple pour se soustraire en la moindre chose à ses anathèmes. — Il est vrai qu’on pourrait peut-être lui reprocher plus de roideur, plus de dureté, et comme dans Michel Ange, un manque de grâce : mais en revanche, quelle excellence de goût ! nous avons beau faire, nous ne sommes que de foibles copistes.



CHAPITRE XXVII.

Elle est renversée.


Tout cela étoit fort beau. Mais mon père, qui voyoit généralement toutes les choses de ce monde avec d’autres yeux que le reste du genre humain, ne vouloit pas convenir que ce précieux morceau fût un ouvrage original. Il savoit que Justinien, dans le déclin de l’empire, avoit chargé Tribonien de rassembler toutes les lois romaines dans un code, de peur qu’à travers la rouille des temps, et la fatalité de toutes choses, elles ne passassent à la postérité que par une tradition incertaine. — À la fin, tout se déguise, se falsifie, s’altère, se perd. — Cette crainte, selon lui, avoit agité quelque souverain pontife scrupuleux, qui, à l’imitation de Justinien, chargea Ernulphe de faire, sur les anathèmes, les mêmes recherches que l’infatigable Tribonien avoit faites sur les lois des Romains, et d’en faire, comme lui, des espèces de pandectes et d’institutes. Épars çà et là, et peut-être déjà défigurés et estropiés par la corruption du langage, cette collection étoit tout aussi nécessaire que celle qui cause aujourd’hui l’enrouement de tant d’avocats, et l’assoupissement involontaire de tant de juges. —

Fondé sur cette raison, mon père auroit juré lui-même cent fois, que depuis le jurement épouvantable que Guillaume-le-Conquérant faisoit, par la splendeur de Dieu, il n’y en avoit pas un, à descendre jusqu’au jurement le plus vil d’un boueur, qui ne se trouvât dans Ernulphe. — Ils y sont tous, disoit-il, littéralement ; et s’ils n’y sont pas littéralement, ils y sont au moins par analogie, par relation, par conséquence… ce qui revient au même.

Cette idée de mon père culbute la mienne, et je n’ai rien à dire.


CHAPITRE XXVIII.

Oh ! ma Mère !


Alerte ! alerte ! au secours ! Ah ! ma pauvre maîtresse, si le ciel n’a pitié d’elle…

Eh bien ? dit mon père.

Quoi donc ? dit mon oncle Tobie.

Qu’est-ce ? dit le docteur Slop.

Elle n’en peut plus….

Et elle est presque évanouie….

Et elle a des tranchées qui la coupent…

Et les gouttes sont répandues…

Et la bouteille de julep est cassée…

Et la nourrice s’est coupé le bras…

Et moi le pouce, s’écria le docteur Slop.

Et l’enfant est toujours où il étoit.

Et la sage-femme est tombée en arrière sur le gros chenet.

Et elle a la cuisse toute meurtrie.

J’y regarderai, dit le docteur Slop.

Pardi ! c’est bien à ça qu’il faut regarder ! Vous feriez bien mieux de venir voir ce qu’il faut faire à ma maîtresse, ça presse davantage. La sage-femme vous dira tout, vous expliquera tout. Vous n’avez qu’à monter.

La nature humaine est la même dans tous les états de la vie.

La sage-femme avoit rompu en visière au docteur Slop : il n’avoit pas encore digéré cette insulte.

— Monter ? dit-il ; il seroit au contraire beaucoup plus convenable que la sage-femme descendît ici pour m’expliquer les choses.

— J’aime la subordination, dit mon oncle Tobie, et je ne sais, sans cela, continua-t-il, après la réduction de Gand, ce qu’en seroit devenu la garnison, au milieu de l’émeute qui s’éleva au sujet du pain. C’étoit en mil sept cent…

— Et moi, je ne sais pas non plus, dit le docteur Slop, en parodiant mon oncle Tobie, ce que va devenir la garnison qui est là-haut, au milieu du désordre et de la confusion où se trouvent en ce moment les choses… Le pouce comme je l’ai !… Ma foi ! la famille Shandy pourrait se ressentir de cet accident aussi long-temps qu’elle aura un nom si… Heureusement que l’application que je me propose de faire, et dont le succès dépend de la subordination des pouces et des doigts à….


CHAPITRE XXIX.

Dissertation sur l’Éloquence.


Mais à quoi ?…

Que les longues mantes des anciens étoient favorables, et que nos orateurs doivent bien en regretter le costume ! Tout a dégénéré. Sans cela l’éloquence seroit tout aussi florissante parmi nous, qu’elle l’étoit à Athènes et à Rome… C’en étoit un trait singulier que de ne point nommer la chose dont on parloit, lorsqu’elle étoit près de vous in petto, et que vous pouviez physiquement la produire à point nommé dans l’endroit où vous en aviez besoin. Une hache ébréchée..... une épée cassée, un vieux pourpoint déchiré… un casque rouillé… une livre et demie de cendres dans une urne… Et surtout quelque jeune enfant magnifiquement équippé… Oh ! représentez-vous maintenant un orateur sublime qui a si adroitement caché son bambino dans sa robe, que personne ne s’en est aperçu, et qui le montre si à propos, que qui que ce soit ne peut dire qu’il sort de sa tête ou de ses oreilles… Ah ! monsieur, quel effet ! Les digues se rompent, le torrent s’écoule ; il renverse les cervelles ; il ébranle tous les principes ; et la jurisprudence, la politique d’une nation entière sont hors des gonds. —

Mais vous le voyez, ces tours d’adresse ne pouvoient se faire que chez les peuples où la mode avoit donné la plus vaste ampleur aux robes des orateurs. — Vingt ou vingt-cinq aunes de pourpre superfine, loyale et marchande, avec de grands plis redoublés et flottans, et dans un grand style de dessein, en faisoient l’affaire..... Que nous sommes minces à présent ! Mais aussi qu’est devenu l’éloquence ? ce n’est plus qu’un filet d’eau, qui à peine fait éclore quelques fleurs sur le terrain aride où il passe. —



CHAPITRE XXX.

Le Docteur Slop manque son coup.


Le docteur Slop étoit cependant une exception. — Son sac verd, lorsqu’il commença à parodier mon oncle Tobie, étoit sur ses genoux. Cela étoit tout aussi bon pour lui que la robe la plus ample des anciens orateurs. « Heureusement, dit-il, que l’application que je me propose de faire, et dont le succès dépend de la subordination des pouces et des doigts à… » Il en étoit là au coup qu’il vouloit frapper… Il fourra précipitamment sa main dans le sac pour en tirer son forceps et le montrer… Mais le pauvre docteur tâtonna si long-temps pour le trouver, qu’il perdit tout l’effet qu’il s’en étoit promis. Les choses retournèrent même encore plus mal. Il n’arrive jamais pour un malheur dans la vie. Il semble qu’elle soit un tissu de chagrins et de contre-temps. En tirant le forceps, le forceps entraîna avec lui la seringue….

Et quand une proposition peut être prise en deux sens, c’est une loi dans les disputes, que celui qui répond, a la liberté de choisir le côté qui lui plaît le plus. — L’argument, par cela seul, tourna entièrement du côté de mon oncle Tobie. « Bon Dieu ! s’écria mon oncle Tobie, est-ce avec une seringue qu’on fait venir les enfans dans ce monde ? »


CHAPITRE XXXI.

Rien.


Je laisse en lacune tout ce que je pourrois dire ici.....

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Le chapitre suivant l’éclaircira.....



CHAPITRE XXXII.

L’effet en est ostensible.


Sur mon honneur, docteur Slop, s’écria mon oncle Tobie, vous m’avez éraillé toute la peau des deux mains avec votre forceps ; je les ai presqu’en marmelade.

— C’est votre faute, dit le docteur Slop ; si vous aviez joint vos deux poings ensemble dans la forme d’une tête d’enfant, et que vous eussiez tenu ferme.....

— Parbleu ! c’est ce que j’ai fait.

— En ce cas, dit le docteur Slop, c’est que les pointes de mon forceps ne sont donc pas suffisamment armées, ou que la goupille ne le serre pas assez, ou que peut-être la coupure de mon pouce m’a ôté un peu de mon adresse… Peut-être encore est-il possible….

Cela est fort bien, dit mon père en interrompant le détail des possibilités. Il n’en est toujours pas moins heureux pour mon fils que cette expérience n’ait pas été faite sur quelque partie de sa tête.

— Il ne lui en seroit point arrivé de mal, reprit le docteur Slop.

— Oh ! point, répliqua mon oncle ; il n’en auroit eu que la cervelle écrasée, à moins que le crâne n’eût été aussi dur qu’une grenade.

— Bon ! dit le docteur Slop, la tête d’un enfant est naturellement tout aussi douce que la pulpe d’une pomme. C’est pour cela que les sutures..... ensuite je l’aurois extrait par les pieds…


CHAPITRE XXXIII.

L’Énigme.


Non pas, s’il vous plaît.

— C’est par-là précisément, dit mon père, que je voudrois que vous commençassiez…

— Oui, oui, dit mon oncle, je vous en prie en mon particulier.

— Ah ! ah ! ma bonne femme, dit le docteur Slop, vous voilà ? eh bien ? quoi ?… auriez-vous assez d’assurance pour prendre sur vous de me dire en quelle posture est l’enfant, et si ce n’est pas plutôt la cuisse qu’il présente que la tête.

— Oh ! pour cela, réplique la sage-femme, je suis très-sûre que c’est la tête.

— Eh bien ! je le disois, nous y voilà, s’écria le docteur Slop en se retournant vers mon père ; avec ces dames, tout est positif, elles ne doutent de rien. Cependant, c’est un point fort difficile à savoir, et qu’il est pourtant de la plus grande importance de bien connoître. — Car vous concevez, Monsieur, que la méprise ici pourroit avoir des conséquences terribles. — Si c’est la cuisse, et qu’elle se présente d’un certain sens, il se peut, en la prenant pour la tête, que le forceps, au cas que ce soit un garçon…

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Le docteur Slop chuchotta fort bas à mon père ce qui pouvoit résulter de cette possibilité....

Il le dit aussi à l’oreille de mon oncle Tobie. — Oui, vraiment, dit mon oncle Tobie ; diable ! cela est de conséquence.

— On n’a point cela à craindre quand c’est une fille, dit le docteur Slop, ni même lorsque c’est un garçon, pourvu que ce soit la tête qui paroisse.....

— Oui, mais votre possibilité à la cuisse, dit mon père, peut bien aussi avoir d’autres effets non moins désagréables à la tête..... Vous pouvez tout uniment la trancher elle-même toute entière…

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Il est moralement impossible que le lecteur puisse entendre cela ; mais il suffisoit que le docteur Slop l’entendît. Il prit aussitôt son sac verd dans sa main, et avec le secours des escarpins d’Obadiah, il commença, pour un homme de son âge, à vibrer assez lestement dans la chambre. Il gagna la porte, puis le bas de l’escalier, et monta dans l’appartement de ma mère, précédé de la sage-femme.



CHAPITRE XXXIV.

Ni moi non plus.


En vérité, frère Tobie, s’écria mon père, je n’y conçois rien. Il n’y a encore que deux heures dix minutes, et rien de plus, que le docteur Slop est ici, ma montre en fait foi, regardez-y plutôt vous-même ; et, cependant, je ne sais comment il arrive que ces deux heures dix minutes paroissent un siècle à mon imagination…



CHAPITRE XXXV.

Mes offres.


Le chevalier d’Acilly disoit un jour à sa belle :


Philis, rien pour rien.
Prenez de mon bien ;
Donnez-moi du vôtre.
Qui donne un bijou,
Au moins, s’il n’est fou,
En demande un autre.


Je ne sais quels étoient ces bijoux. Moi, monsieur, je vous offre de bon cœur mon bonnet et mes pantoufles.


À condition


que vous serez attentif à tout ce chapitre.



CHAPITRE XXXVI.

Le chapitre trente-quatre continue.


Mon père feignoit, en disant qu’il ne savoit pas comment cela étoit arrivé ; il le savoit, au contraire, très-bien. Il avoit même conçu le projet d’en faire une explication claire à mon oncle Tobie. Il ne lui falloit pour cela qu’une dissertation métaphysique sur la durée et ses simples modes ; et qu’est-ce que ces choses lui coûtoient ? rien, ou presque rien. Au besoin, il en eût fait dix pour une aussi facilement qu’il fumoit sa pipe. — Celle-ci devoit donc avoir pour objet de montrer à mon oncle Tobie par quel mécanisme du cerveau la succession rapide de leurs idées, et le passage éternel d’un discours à l’autre, avoient fait prendre une étendue si inconcevable à un temps si court. Je ne sais pas comment cela est arrivé, disoit mon père, il me semble qu’il y a un siècle.

Ma foi ! dit mon oncle Tobie, je crois tout uniment que cela vient de la succession de nos idées.

Fort bien ! dit mon père. Je suis enchanté de cette solution…

Ce n’étoit pas sans raison qu’il en étoit si satisfait. Il avoit une chose qui lui étoit commune avec tous les philosophes de la terre ; c’étoit la démangeaison de raisonner sur tout ce qui se présentoit : la seule différence, c’est qu’il raisonnoit presque toujours assez bien. Mon oncle Tobie, par sa solution, lui offroit la plus vaste carrière à parcourir ; et ce qu’il y trouvoit de plus agréable, c’étoit la certitude qu’un si beau sujet ne lui seroit pas enlevé par son frère… Le bon et honnête homme ! Il prenoit généralement les choses comme elles venoient. De tous les hommes du monde il étoit peut être celui qui se troubloit le moins l’esprit par des pensées abstraites. Les idées du temps et de l’espace, la manière dont elles nous venoient, de quelle étoffe elles étoient, si elles étoient innées en nous, si nous ne les recevions qu’à la longue, en fourreau ou en culotte, et mille autres de cette espèce, ne l’embarrassoient guère. Il ne s’inquiétoit pas davantage de toutes ces recherches, de toutes ces disputes vaines sur l’infini, la préscience, la liberté, la nécessité, et tant d’autres questions subtiles dont l’inconcevable théorie avoit bouleversé tant de cervelles. Jamais la sienne n’en avoit été agitée. Mon père le savoit ; et si la solution fortuite qu’il lui donna lui fit plaisir, elle ne le surprit et ne le déconcerta pas moins.

Mais, dit mon père, vous entendez donc cette théorie ?

Moi ? point du tout, reprit mon oncle Tobie.

Point du tout ?… il n’est pas possible, frère, reprit mon père, que vous n’ayiez quelque idée de ce que vous venez de dire.

Pas plus que ma béquille, je vous assure, répondit mon oncle Tobie.

Bonté du ciel ! s’écria mon père, en levant les yeux et en joignant les mains. Il y a dans ton ignorance, frère Tobie, une dignité, une honnêteté si admirables, que ce seroit presque faire un crime que de te l’enlever pour y substituer la science ! Cependant, écoute

Là mon père emprunta un long passage de Lock, puis l’amplifia, le commenta, le compara, et fit des applications… « Si nous jetons les yeux en nous-mêmes, disoit-il, que nous y fassions des observations attentives, nous apercevrons, frère Tobie, que pendant que nous causons ensemble, et que tu fumes ta pipe et moi la mienne, ou que tandis que notre esprit reçoit successivement des idées, nous nous appercevrons, dis-je, que nous existons ; et si nous apprécions notre existence ou la continuité de notre existence, ou toute autre chose qui puisse se comparer et s’adapter à la succession de nos idées, alors la durée et de nous-mêmes et de toute autre chose co-existante avec notre pensée…

Vous m’embarrassez à la mort, s’écria mon oncle Tobie. —

Et voilà précisément, reprit mon père, le mauvais effet de la maudite manière que nous avons de calculer le temps. Nous sommes si accoutumés aux minutes, aux heures, aux jours, aux semaines, aux mois ; nous nous fions tellement aux montres, aux pendules, aux horloges, pour nous en mesurer les parcelles, qu’il arrivera quelque jour que la succession de nos idées ne nous sera d’aucune utilité. Je voudrois qu’il n’y eût pas une de ces machines dans tout le royaume.

Mais, au reste, reprit mon père, soit que nous l’observions, ou que nous ne l’observions pas, il y a dans chaque son qui frappe l’oreille d’un homme, une succession régulière d’idées d’une espèce ou de l’autre, qui se suivent comme un train… D’artillerie ? dit mon oncle. — Encore ! s’écria mon père..... non ; mais elles se succèdent à de certaines distances dans notre esprit, comme les images qui tournent dans l’intérieur d’une lanterne par la chaleur d’une bougie… Pour moi, je vous déclare, dit mon oncle Tobie, que les miennes sont comme ce tourne-broche que la fumée fait aller. Si cela est ainsi, frère Tobie, dit mon père, je n’ai plus rien à vous dire sur ce sujet.



CHAPITRE XXXVII.

Quel dommage !


C’est donc ainsi que les plus heureuses conjectures deviennent superflues !

Par le mausolée de marbre de Lucien, s’il en a un, et par ses cendres, s’il n’en a pas ! par les cendres de mon cher Rabelais ! par les cendres de mon cher Cervantes ! par ces restes des trois plus grands hommes qui aient ri agréablement à mon esprit ! Oui, je les en atteste : le discours de mon père et de mon oncle Tobie, sur le temps et l’éternité, étoit un discours dont on devoit ardemment désirer la fin. — Mais la pétulance de l’humeur de mon père mit un obstacle à sa conclusion. C’est avoir fait le vol d’un des plus précieux joyaux du trésor ontologique ; et jamais, jamais peut-être deux aussi grands hommes ne se rassembleront dans une aussi grande occasion, pour en réparer la perte.



CHAPITRE XXXVIII.

Ils vont donc m’abandonner !


Mon père resta ferme. Il ne voulut jamais reprendre le discours. Malgré cela, le tournebroche de mon oncle Tobie, ni les tourbillons de fumée qui le faisoient tourner, ne purent sortir de sa tête. — Au fond, la comparaison avoit je ne sais quoi en elle-même qui lui frappoit l’imagination. Il posa son coude sur la table, appuya le côté droit de sa tête sur la paume de sa main, regarda fixement le feu, et commença bientôt à causer et à philosopher en lui-même sur ce qu’elle lui offroit de singulier..... Mais bientôt aussi ses esprits émoussés, et par la tension continuelle où tant de sujets variés les avoient tenus, et par l’exercice constant qu’il avoit fait de toutes ses facultés, perdirent tout leur ressort… La comparaison de mon oncle Tobie bouleversa toutes ses idées ; et il étoit déjà presque endormi, avant qu’il eût seulement considéré la moitié de ses rapports et de ses analogies. —

La machine de mon oncle Tobie n’avoit peut-être pas fait une douzaine de ses révolutions, que le sommeil le plus profond le fit tomber insensible sur le dos de sa chaise.

Que la paix soit avec eux !

Le docteur Slop et la sage-femme sont occupés de leurs affaires.

Trim, de son côté, ne perd point de temps. Le siège de Messine doit se faire l’été prochain, et d’avance il façonne avec des bottes fortes une paire de mortiers qui lanceront des bombes pour écraser la ville. — Il fore même en ce moment avec un fer chaud la lumière qui doit faire partir ce tonnerre… Enfin, tous mes héros sont sortis de mes mains ; et c’est la première fois que je me trouve libre. Un moment si précieux ne doit pas se perdre dans l’oisiveté. — Profitons-en. Je me suis aperçu que je n’avois point fait de préface à mon livre. Il est bien temps d’y songer. La voici.


CHAPITRE XXXIX.

Préface de l’Auteur.


Qui, moi ? je parlerois de mon livre ? j’en ferois l’apologie ? non, monsieur, je vous jure. Jamais il ne m’arrivera d’en faire l’éloge. Il deviendra ce qu’il pourra ; je l’abandonne à son sort. Je ne le recommanderai point non plus à qui que ce soit : assez d’autres mendient des prôneurs.

Tout ce que je peux dire à ce sujet, c’est que quand j’ai commencé à écrire, j’ai eu l’intention de faire un livre aussi bon qu’il me seroit possible de le faire. — Dès ce moment, ma plume a couru sur le papier, et j’ai écrit tout ce qui s’est présenté. La seule chose dont je me sois chargé dans cette tâche, a été de faire aller l’esprit et le jugement de concert, autant que mes forces ont pu me le permettre. Ainsi mon livre est un composé de tout l’esprit et de tout le bon sens qu’il a plu au grand distributeur de toutes choses de me départir. Il est assez clair par-là que, lorsque j’écris, j’écris comme il plaît à Dieu.

Argalastes, qui est toujours prêt à tout blâmer, disoit en feuilletant mon livre, qu’il y trouvoit quelques traces d’esprit ; mais pour du jugement, point du tout : Triptolême et Phutatorius, qui se traînent sur ses pas dans la même carrière, applaudissoient à son opinion, et se demandoient comment il étoit possible qu’il y eût du jugement ? va-t-il jamais avec l’esprit dans ce monde ? ce sont deux opérations aussi éloignées l’une de l’autre, que les deux pôles. Ainsi le disoit Lock. Ainsi sont le mensonge et la vérité, l’indifférence et l’amour ; et remarquez, je vous prie, que c’est moi qui dis cela. Est-il nécessaire de toucher aux deux extrémités du monde pour faire des comparaisons ? celles-ci éclaircissent tout aussi bien la matière. Mais il y a des gens qui ne peuvent dire simplement les choses. Ils se perdent en discours, qui se perdent eux-mêmes dans le vaste élément de l’air. — À quoi cela leur sert-il ? demandez-le à Didius. Il vous ouvrira son code de fastandi et illustrandi fallaciis, et vous prouvera qu’un exemple n’est pas un argument… Pour moi, je n’assurerois pas que l’action d’essuyer un miroir bien poli, fût un syllogisme..... Prenons le meilleur parti et lisons. Instruisons-nous. Le plus grand bien que l’on puisse se procurer, est d’éclairer son entendement, avant que d’argumenter et de faire des applications. C’est le moyen de se préserver de ces sortes de maladies qui font dégénérer les principes des choses, qui obscurcissent la matière d’où les choses dérivent, qui dérangent tout mouvement réglé, qui plongent l’harmonie dans le chaos. L’entendement ne se dégage que par-là de toutes ces petites disputes subtiles, de tous ces nuages opaques et importuns qui ne viennent que trop souvent l’offusquer. Combien de fois la conception la plus facile n’a-t-elle pas été arrêtée et troublée par ces obstacles ! combien de fois n’ont-ils pas fermé les canaux de l’esprit ! les idées ne sont plus qu’une vaine fumée, dont les tourbillons ne se dissipent qu’après avoir tout obscurci.

Hé bien ! mes chers anti-Shandyens, mes habiles et trois fois habiles critiques, mes chers confrères, mes chers collaborateurs dans l’art presqu’impossible de parler agréablement à vos yeux et à ceux des autres, je vous déclare net que c’est pour vous que j’écris cette préface. Mais je me retracte, ce n’est pas pour vous seuls, elle peut aussi servir à d’autres. Elle est donc aussi pour vous, subtiles politiques, profonds et discrets docteurs si vantés par votre sagesse, par votre gravité, etc… Mon cher monsieur Gazetin, le politique des politiques, vous êtes le premier. — Didius, mon conseil ; Kysarchius, mon ami ; Phutatorius, mon guide ; Gastriphères, le conservateur de ma vie ; Somnolentius, qui en fais le repos et la tranquillité, vous venez tous à la suite ; et ne croyez pas que j’oublie tous les autres grands personnages de ce monde, dont les noms, à la file les uns des autres, sont cloués à demeure dans les listes académiques..... Non, non, prêtres, abbés, laïques, grands seigneurs, qu’importe le titre ? je ne les nomme pas, je serois peut-être le premier. Mais pour couper tout court, je les mets tous en bloc et pêle-mêle….

Dans ce salmigondis, qui pourroit bien n’être pas trop bon, mes désirs les plus vifs, mes plus ferventes prières en votre faveur, et pour moi aussi, car il ne faut pas tout-à-fait s’oublier pour les autres, sont telles que vous et moi serions fort contens qu’elles fussent exaucées.

Si la chose n’est pas déjà faite, puisse le dispensateur suprême de l’esprit et du jugement, et de tout ce qui les accompagne, la mémoire, le génie, l’imagination, l’éloquence, la vivacité, le feu, l’enthousiasme, la précision, la clarté, déployer ses largesses sur chacun de nous. Puisse-t-il les verser sans mesure dans les réceptacles de notre cerveau, jusqu’à ce que la plus petite cavité, le vaisseau le plus délié en soient remplis, comblés, saturés ! Puisse-t-il tout donner, et l’écume, et la lie, et les sédimens, et les précipités, et tout ! Je ne voudrois pas qu’il y en eût la moindre parcelle perdue. C’est ce que je vous souhaite, et à moi aussi, amen, amen, amen.

Bon Dieu ! que ne ferois-je point alors ? quelle entreprise littéraire seroit au-dessus de mes forces ! que d’ouvrages admirables sortiroient de mes mains ! et combien n’en sortiroient-il pas des vôtres ? que de sensations agréables ! mes esprits en seroient ranimés. Quels charmes ! quelles délices ! le doux chatouillement ! et vous, mes bons amis, avec quel ravissement ne vous asseyeriez-vous pas ou pour lire, ou pour écouter ! que de brouhahas au théâtre et dans les salles d’académie ! on y hausse à présent les épaules ; on seroit dans l’extase. Mais, juste ciel ! que sens-je ? ah ! c’en est trop. Je pâme, je tombe en syncope à la vue de ces grandes idées. Elles vont au-delà du pouvoir et des bornes de la nature même des choses. De grâce ! ne m’abandonnez pas dans ce délire ; tenez-moi. Je sens que les fibres trop tendues de mon cerveau se rompent, il se remplit de vertiges, mes esprits se dissipent, mes yeux se couvrent. Tout s’éteint. Je meurs… je finis… Au secours, au secours, à moi ! grâces au ciel, je reprends mes sens, et peu à-peu je redeviens quelque chose. Cela va toujours mieux, et j’en conçois, pour premier augure, que nous continuerons d’être tous des esprits rares et sublimes. — Ô bonheur !

Mais en est-il de parfait ? j’entrevois mille choses qui viendront l’altérer. Avec tant d’esprit, nous ne pourrons jamais être d’accord un jour entier. On ne verra que satyres, que sarcasmes. La critique sera déchirante. Les railleries, les propos, les épigrammes, les ripostes, les pointes s’aiguiseront et voleront de tous côtés. La jalousie, l’envie, décocheront leurs traits les plus aigus… Chastes étoiles ! les égratignures les plus légères deviendront des blessures envenimées et profondes.

Heureusement que j’ai demandé en même temps, que nous fussions des gens sages, d’un jugement sain, d’un sens rassis. J’ai beaucoup de confiance dans ce correctif. Nous nous détesterons : nous serons polis, honnêtes ; le lait et le miel couleront de nos lèvres. Une écorce d’amitié couvrira les haines, la calomnie s’enveloppera des voiles de la candeur. On aura l’air de passer ses jours dans une seconde terre promise. On se fera un paradis de ce bonheur factice ; et à tout prendre, on croira que les choses seront assez bien ainsi.

Mais ce qui me pique, ce qui me chagrine en ce moment, c’est l’embarras où je me trouve pour réduire à son point précis, ce que je viens d’examiner. Vous le savez, monsieur. Ces émanations célestes, ces influences précieuses d’esprit et de jugement que je vous ai si généreusement souhaitées, et que je ne voudrois pas non plus qui me fussent épargnées, ne sont pas prodiguées dans ce monde. Elles ne circulent qu’en atomes déliés qui semblent se perdre dans l’immensité des espaces ; et il n’y en a qu’un certain quantum qui se condense, de temps en temps, dans quelque coin de l’univers, et qui est destiné à l’usage et à l’utilité de tout le genre humain. La terre en a sa petite portion qui s’y arrête. Là, après avoir éclairé certains peuples, elles se subtilisent, s’évaporent, se filtrent, flottent dans le vague des airs, se condensent de nouveau, et retombent sur quelqu’autre coin du globe qui étoit resté inculte et désert. —

Voyez un peu la nouvelle Zemble, la Laponie septentrionale, et toutes ces froides et horribles contrées qui sont situées sous les cercles arctiques et antarctiques. Examinez-en les habitans. L’emploi habituel d’un homme pendant neuf mois entiers de l’année, est de se tapir dans le compas étroit de la caverne que la nature lui a creusée. Ses esprits comprimés et resserrés sont presque réduits à rien ; ses passions sont aussi froides que la zône elle-même : il ne respire qu’à peine. Par tout là, la plus petite fraction possible de jugement est suffisante. Il y en a assez pour toutes les affaires… Et d’esprit ? l’épargne en est totale et absolue. Ils n’en ont pas besoin d’une seule étincelle, et il n’y en a pas une seule étincelle donnée. Anges et ministres de la grâce, puissances célestes, protégez-nous ! quelle horreur ne seroit-ce pas, si ces nations avoient un royaume à gouverner, une bataille à livrer à des ennemis redoutables, un traité à faire, et seulement quelque chapitre de moines à tenir ? Et si du peuple on descend à chaque individu, quel est celui qui pourroit se flatter du moindre succès avec aussi peu d’esprit et de jugement ? de placer un protégé ? de maquignonner un mariage ? d’écrire un livre, à moins qu’il ne l’écrivît comme on a fait à présent ? mais éloignons nous de ces tristes régions, et revenons vers le midi. Fort bien ! nous voilà en Norwège. Quel pays encore ! comment franchir ces montagnes de glace et de neige qui la séparent de la Suède ? mais ne songeons point aux obstacles. Marchons, grimpons, hissons-nous. Courage ! nous voilà au sommet, et j’apperçois la patrie des Vasa. Parcourons-la. Bon ! nous avons déjà traversé cette petite province triangulaire de l’Angermanie. Oh ! oh ! le lac de Bothnie ? Comme nous avançons ! Côtoyons-en les bords verds : la Carélie ; à merveille ! Poursuivons. Il ne vous en coûtera guère plus de parcourir les pays qui bordent le golfe de Finlande, de voir Pétersbourg. Mais est-ce là que nous bornerions notre course ? non pas, s’il vous plaît. Continuons, enfonçons-nous dans toutes les parties septentrionales de ce vaste empire, et marchons jusqu’à ce que nous ayons atteint le cœur de la Russie et de la Tartarie asiatique. Prenons garde seulement d’aller nous perdre dans les déserts de là Sibérie. Ce n’est pas pour voir une terre aride et inculte que des hommes, qui se piquent d’avoir une ame, doivent voyager.

Nous sommes au bout de notre course. Eh bien ! monsieur, qu’avons-nous vu ? dès que nous avons quitté les cavernes affreuses des pôles, nous avons commencé à nous apperçevoir que les peuples se civilisoient par des nuances presque insensibles. À mesure que nous avons avancé, nous avons trouvé une certaine lueur d’esprit qui se fortifioit de plus en plus, une espèce de jugement local et économique. Ils n’en ont pas plus qu’il ne faut ; mais ils en ont assez. La dose est proportionnée à leurs besoins, à leur situation, à leur climat. S’ils en avoient davantage, peut-être détruiroient-ils l’équilibre qui règne entre eux.

Mais, monsieur, je vous ramène dans cette île qui nous est si chère, dans ce pays qui est plus chaud, plus riant, plus fertile, où la source, ou plutôt les torrens de notre sang et de nos humeurs, coulent avec rapidité, bouillonnent et s’élèvent avec plus de force ; où l’ambition nous tyrannise ; où l’orgueil nous inspire une si haute opinion de nous-mêmes, et tant de mépris pour les autres ; où l’envie nous dévore, où les richesses ont multiplié nos besoins, où nous nous abandonnons, sans rougir, au libertinage, à la débauche, où mille passions basses et honteuses se disputent l’empire de notre raison. Vous le voyez, monsieur, l’élévation de notre esprit, et la profondeur de notre jugement, sont proportionnées aux besoins que nous en avons. Il y en a parmi nous une circulation si active, un flux et reflux si rapides, que je ne crois pas que nous puissions nous plaindre de notre partage.

Avouons pourtant une chose ; car il faut convenir de tout. Notre air qui souffle dix fois par jour le froid et le chaud, le sec et l’humide, influe beaucoup sur ces précieuses facultés. Nous ne les avons pas toujours d’une manière bien uniforme et bien constante. Il se passe quelquefois un demi-siècle sans qu’on les voie dominer parmi nous. Les petits canaux semblent s’en arrêter, jusqu’à ce qu’enfin la grande écluse qui les captive, s’ouvre et les laisse couler à grands flots comme des torrens. On croiroit qu’ils ne doivent jamais tarir. Alors, soit que nous écrivions, ou que nous combattions, nous chassons tout l’univers devant nous. Je ne suis malheureusement pas prophète, et je ne puis prédire le retour de cette gloire.

Voilà mes observations, et c’est par-là, c’est par cette manière prudente de raisonner, par cette analogie, par cet enchaînement, cet engrainage de choses et d’argumens que Suidas appelle induction dialectique, que je soutiens ici que mon opinion est la plus vraie.

Oui, celui dont la sagesse infinie distribue chaque chose avec des poids et des mesures si justes, sait à merveille ce qu’il doit nous départir de ces deux grands luminaires, pour nous éclairer dans cette nuit d’obscurité qui nous environne. Il sait combien il en faut faire tomber de rayons sur nous. C’est pour cela, mes bons amis, (mais quand je voudrois vous le cacher, ne le voyez-vous pas), oui, c’est pour cela que ce désir vif, que ce souhait véhément que j’ai fait en votre faveur, n’étoit pas autre chose que les premières caresses insinuantes d’un écrivain, qui, à force de bienveillance, veut se captiver ses lecteurs revêches ; à-peu-près comme un amant, qui, par ses cajoleries, veut, dans le silence, enjôler sa mijaurée de maîtresse.

Mais hélas ! cette effusion de lumière se répandra-t-elle sur nous aussi promptement que je l’ai désiré ! Je frissonne de crainte, quand je pense combien de milliers de voyageurs s’embarquent sans guide sur la route des sciences.

Les uns, surpris par la nuit, tâtonnent sans avancer.

Les autres, enveloppés de la même obscurité, tombent d’ornière en ornière. En voilà quelques-uns à la vérité qui se relèvent ; mais c’est pour s’engloutir à quatre pas plus loin, dans quelque bourbier, ou se briser la tête contre le tronc de quelque arbre.

Ceux-ci se heurtent les uns contre les autres, se doguent comme des moutons, se renversent et se culbutent pêle-mêle.

Ceux-là vont à la file les uns dés autres, comme une troupe d’oies sauvages.

Ici, c’est un poëte qui remporte prix sur prix, et qui n’en est pas moins hué.

Là, le peintre ne juge que par ses yeux ; le ménétrier ne consulte que ses oreilles. Stupides automates, ils ne sont animés que lorsque leurs passions sont excitées par la vue de quelque tableau, ou le son de quelque instrument. Toute leur existence dépend de ces passions factices : ils n’ont pas une pensée qu’elle ne soit l’effet de leur impulsion. Jamais ils ne se sont laissé conduire par des règles générales et permanentes : on diroit qu’ils sont nés peintres ou joueurs de violon.

Ici, c’est un fils du divin Esculape qui écrit un livre contre la prédestination, et qui fait peut-être un très-mauvais ouvrage.

Et dans cette alcove, c’est encore un frère de la faculté. Il est en pleurs et à genoux. Il demande pardon à une victime qu’il a eu la mal-adresse d’immoler à l’art de la phlébotomie ; il lui offre une pension au lieu d’exiger de l’argent.

Ciel ! quel désordre ! quel bouleversement ! quelle confusion ! quelle méprise !

Mais quel autre tableau ! qu’il est affreux ! On ne jete les yeux qu’avec une douleur mêlée d’effroi sur ce malheureux, qu’une troupe de gens de robe entourent, et qui, sur la délation d’un scélérat, travaillent comme des forçats à lui imputer un crime qu’il n’a pas commis. Ô justice ! tu frémis de voir tes oracles plus occupés à chercher un coupable, qu’à démasquer le fourbe et le calomniateur qui persécutent l’innocence ! on diroit que les lois, qui devroient faire la paix et la sûreté du genre humain, n’ont été imaginées que pour son tourment et sa destruction.

Quelle frêlonnière d’insectes voraces bourdonne dans cette autre salle odieuse ! de qui conjurent-ils la ruine ! dans quelle ruche abondante cet essaim destructeur va-t-il porter la désolation ?… il a pris son vol : rien ne l’arrête. Une guêpe affamée est intrépide ; un procureur n’est pas moins hardi. Il fond sur sa proie, et ne la quitte que quand il l’a dévorée. Puisse le ciel bienfaisant susciter quelque génie assez ferme, assez éclairé, pour mettre un frein à cette rapacité ! ce seroit une des plus grandes faveurs de l’autorité législative.

Mais voici bien une autre réforme à faire ? chut ! et qu’allois-je dire ! le clergé ! oh ! ce n’est pas moi qui m’y jouerai. Non, non. Je n’en ai pas la moindre envie ; et puis, quand ce seroit mon intention, oserois-je parler sur un sujet aussi grave, avec des nerfs aussi débiles, une vue aussi courte, et des esprits qui ont si peu de vigueur ? je le répète, je n’en ferai rien. D’ailleurs la gaieté de mon caractère, mon état, ma manière de vivre, ma façon de penser, mon goût, mon tempérament ne me permettent pas de m’appésantir sur un sujet qui est si capable d’attrister, et qui, de quelque côté qu’on l’examine, ne présente dans tous les âges que des choses mélancoliques. Quoi donc ? il faudrait que je gémisse à chaque mot ? je m’exposerois à cette affection douloureuse ? baissons plutôt la toile, et vive la joie !

Tâchons surtout d’avoir assez d’esprit et de jugement pour bien conduire notre barque dans ce monde, et vive la joie !

Ayons-en assez pour voir bien des sottises sans murmure, pour nous guérir de la curiosité de lire tous les livres qu’on imprime, si ce n’est celui-ci, et vive la joie !

Souhaitons-en singulièrement pour nous préserver des tours de passe-passe des procureurs, et qu’ils meurent, s’il se peut d’inanition ! ainsi soit-il.

J’ai lu, car que n’ai-je pas lu ? j’ai lu les écrits de je ne sais quel philosophe moderne, ce qui suppose du courage, et j’y ai trouvé que l’homme qui avoit le moins d’esprit étoit celui qui passoit pour avoir le plus de jugement. Le croira qui voudra. Ce n’est pas moi. Il a pris un simple rapport pour une vérité absolue, et il y en a cent autres qui passent pour être tout aussi vrais, et qui sont tout aussi faux.

Un autre (et celui-là est un encyclopédiste, dans tout le volumineux de l’in-folio) a dit qu’un homme étoit assez bien quand il avoit du jugement sans esprit, et de l’esprit sans jugement. Je ne voudrois certainement point ressembler à ce nouveau sage. Il me sembleroit pour avoir seulement dit cela, que je n’aurois ni jugement, ni esprit ; je croirois avoir dit la plus lourde de toutes les sottises.

Est-il possible qu’on nous berce de pareilles absurdités ? ma pantoufle a plus de génie, et ma chaise raisonneroit avec plus de justesse. Celle qui me porte en ce moment, est ornée de deux jolies pommettes, faites au tour. Elles sont fichées dans les montants par une cheville qui les y joint avec précision, et qu’on ôte et qu’on remet à volonté. Lorsqu’elles y sont toutes deux, ma chaise a un air d’élégance qui plaît. Ce sont les deux parties les plus élevées de toute la machine. C’est ce qu’il y a de plus frappant. Mais j’ôte une de mes deux boules, il n’importe laquelle, et je regarde. A-t-on jamais rien vu d’aussi ridicule que l’est ma chaise en ce moment ? un philosophe écourté, à qui l’on auroit coupé une oreille pour récompense de ses bonnes instructions, ne le seroit pas plus. Mes deux boules étoient bien mieux ensemble. Nécessaires l’une et l’autre à l’ornement de ma chaise, il y avoit une certaine harmonie entre elles, une certaine correspondance qui faisoit tout leur agrément. C’est ainsi que l’esprit et le jugement sont les plus beaux ornemens de l’homme. Ce sont ceux dont il a le plus grand besoin. Ôtez l’un, et voyez quel est l’autre. J’aimerois presque autant que ma chaise fût privée de ses deux pommettes, que de n’en avoir qu’une seule. Un homme d’esprit sans jugement n’est qu’un sot ; et avec du jugement sans esprit, c’est une espèce d’animal stupide. Le jugement n’est autre chose qu’une heureuse modification de l’esprit. Mais si l’on veut absolument qu’ils soient différens l’un de l’autre, au moins faut-il convenir qu’ils doivent aller de pair pour qu’un homme puisse se flatter d’avoir quelque mérite.

J’en connois cependant beaucoup qui usurpent cette idée d’eux-mêmes, et qui veulent faire croire aux autres qu’elle est juste. C’est la plupart des hommes à larges perruques… Ce sont ceux qui ont la cruelle démangeaison de placer en ligne droite de grands mots obscurs l’un après l’autre. Que de vide sous ces cheveux artificiels ! que de fatras dans ces vains et volumineux écrits ? mais ne disons mot de tous ces gens-là : le royaume des cieux leur est dévolu à double titre.



CHAPITRE XL.

Je rentrerai bientôt dans la carrière.


Il y avoit plus de dix ans que mon père prenoit chaque jour la résolution de les faire raccommoder. Cependant ils ne l’étoient pas encore. Ce n’est peut-être que dans notre famille que l’on trouvoit de ces singularités : un autre n’auroit peut-être pas supporté ce désagrément pendant une heure : ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que mon père n’étoit jamais plus énergique dans ses plaintes, que quand il entendoit les gonds de la porte crier. — Mais sa rhétorique et sa conduite étoient perpétuellement en contradictions sur ce point. Jamais on n’ouvroit la porte de la salle que sa philosophie et ses principes n’en fussent la victime. Trois gouttes d’huile étendues avec une plume et quelques coups de marteau, eussent sauvé son honneur pour jamais….

Que l’homme est inconséquent ? il languit sans cesse sous des peines qu’il est dans son pouvoir d’écarter. Toute sa vie est en contradiction avec ses connoissances. Sa raison, ce précieux don de la Divinité, au lieu de verser de l’huile sur ses blessures, ne sert qu’à irriter sa sensibilité, qu’à multiplier ses peines, qu’à le rendre plus mélancolique, et qu’à lui faire supporter ses chagrins avec plus de difficulté. Malheureux mortel ! infortunée créature ! pourquoi agis-tu ainsi ? n’y a-t-il donc pas assez dans cette vie de causes nécessaires à ton extrême misère, sans y ajouter volontairement de nouvelles peines ? tu t’irrites, tu te roidis contre des maux que tu ne peux éviter, et tu te soumets à d’autres qu’il seroit facile d’éloigner !…

Mais on trouvera apparemment quelque jour trois ou quatre gouttes d’huile et un marteau dans le château de Shandy, et je ne désespère pas que les gonds de la porte ne soient accommodés sous ce règne.



CHAPITRE XLI.

M’y voilà.


Le caporal Trim ne perdoit pas un moment : ses deux mortiers avançoient avec rapidité. Il les acheva. Enchanté de son ouvrage, et persuadé qu’il feroit le plus grand plaisir à mon oncle Tobie de les lui montrer, il ne put résister au désir de les porter tout de suite dans la salle. —



CHAPITRE XLII.

Emportement de mon Père.


Trim entra doucement, il n’y auroit point eu d’inconvénient si la porte de la salle se fût ouverte et eût légèrement tourné sur ses gonds comme une porte doit faire. — Dès qu’il s’aperçut que mon père et mon oncle Tobie étoient endormis, son respect étoit tel qu’il voulut se retirer dans le silence, et les laisser dans leur chaise à bras, rêvant aussi agréablement qu’il les avoit trouvé. — Mais la chose étoit, moralement parlant, absolument impraticable. Depuis le temps que les gonds de la porte étoient dans le désordre, un des plus grands désagrémens qu’essuyoit mon père, étoit qu’il ne s’étoit jamais étendu dans sa chaise pour prendre sa méridienne, que la pensée d’être inévitablement éveillé par la première personne qui ouvriroit la porte, étoit toujours la pensée qui dominoit dans son imagination. Elle se glissoit entre lui et le premier présage balsamique de son repos, et lui en déroboit presque toutes les douceurs. —

Quand une porte tourne sur de mauvais gonds, cela peut-il être autrement.

Qui est-là ? s’écria mon père en s’éveillant au premier moment que la porte commença à crier. Qui est-là ? parbleu ! c’en est trop. Je veux absolument que le serrurier voie ces maudits gonds. Mais qui est donc là ?

Monsieur, c’est moi, dit Trim.

Hé bien ! quoi ? qu’est-ce ? que veux-tu ?

Oh ! rien, repliqua Trim. J’apportois seulement ces deux mortiers.

Je ne veux pas qu’on s’en serve ici, reprit précipitamment mon père. Si le docteur Slop a des drogues à piler, il peut les piler dans la cuisine.

Mais, monsieur, dit le caporal, ce sont deux mortiers que j’ai faits pour le siège que nous ferons l’été prochain. J’ai pris pour cela ces deux vieilles bottes fortes qui étoient dans le grenier...... Obadiah m’a dit que monsieur ne les portoit jamais.

Par le ciel ! s’écria mon père en se levant avec précipitation. — De tout ce qui m’appartenoit, c’étoit là la chose la plus précieuse. — Vous le savez, frère Tobie. Elles viennent du grand-père de mon père. C’étaient des bottes héréditaires.

En ce cas, je crains bien, dit mon oncle Tobie, que Trim n’ait annullé la substitution ?

Je n’en ai coupé que le haut, dit Trim.

Je hais les perpétuités autant qu’un autre, s’écria mon père. Mais, morbleu ! ces bottes, continua-t-il en souriant, quoique réellement fâché, étoient dans la famille depuis la guerre civile. Sir Roger Shandy les avoit portées à la bataille de Maiston-Moor. Je ne les aurois pas données pour dix guinées.

Hé bien, frère, dit mon oncle Tobie, qui regardoit les deux mortiers avec un plaisir


infini, je vous les paierai...... Mon oncle Tobie les examina de plus près… Oui, dit-il, en fouillant dans son gousset, je vous les paierai, frère, et sur le champ, et de bon cœur.

Frère Tobie, dit mon père, en baissant la voix, vous ne faites pas assez d’attention à vos dépenses. Vous jetez, vous dissipez votre argent sans y prendre garde, et pourvu qu’il soit question d’un siège….

Mais, dit mon oncle Tobie, n’ai-je donc pas cent vingt guinées de revenu, sans compter ma demi-paie.

Et qu’est-ce que cent vingt guinées, dit mon père, quand il vous en coûte déjà dix pour une paire de vieilles bottes fortes ? comptez-en douze ensuite pour vos pontons, autant pour votre pont-levis à la Hollandoise… Ajoutez-y ce qu’il vous en coûtera pour le petit train d’artillerie dont vous parliez l’autre jour, et pour toutes les autres préparations de votre siège de Messine… Crois-moi, mon cher Tobie, dit mon père en le prenant par la main, ces opérations militaires sont au-dessus de tes moyens. Tu m’entends ?.... elles te jettent sans cesse dans de plus grandes dépenses que tu ne l’avois prévu. Crois-moi. Elles te ruineront à la fin, tu t’appauvriras….

Eh ! qu’importe, reprit mort oncle, si c’est pour le bien de la nation ?

Mon père ne put s’empêcher de sourire en lui-même. Sa colère, quelque vive qu’elle fût, n’étoit jamais qu’une étincelle, et le zèle et la simplicité de Trim, et la généreuse marotte de mon oncle Tobie, le reconcilièrent sur le champ avec eux, et avec sa bonne humeur.


CHAPITRE XLIII.

L’Invocation inutile.


Apparemment que les choses vont bien là-haut, dit mon père ; car on y est bien tranquille.

Ça est vrai, dit mon oncle Tobie.

Mais qui diable est dans la cuisine, Trim ? dit mon père. J’y entends du bruit !

Ça est vrai, dit mon oncle Tobie.

Monsieur, dit Trim, en faisant un humble salut, il n’y a personne que le docteur Slop.

Confusion ! s’écria mon père en se levant une seconde fois. Il est donc dit que pas chose ne se fera comme je le souhaite aujourd’hui ! Parbleu ! frère, cela est chagrinant. Si j’avois foi à l’astrologie ; (et mon père, soit dit en passant, y en avoit un peu) oui, si j’avois foi à cette chimère, je parierois que quelque planète rétrograde, que quelqu’astre malin est suspendu au-dessus de ma malheureuse maison, pour y mettre tout sens-dessus-dessous. Le docteur Slop dans la cuisine ?

C’est auprès de ma sœur qu’il devroit être, dit mon oncle Tobie.

Eh oui ! sans doute, frère. Mais que fait-il là, Trim ?

Oui, dit mon oncle Tobie, un peu vivement, que fait-il ?

Dame ! monsieur, je ne puis pas trop bien vous le dire. Il est entré d’un air empressé, et ce qu’il fait a la figure d’un pont.

D’un pont ? s’écria mon père en rêvant.

D’un pont ? s’écria joyeusement mon oncle Tobie. Cela est bien obligeant de sa part, Trim. Va-t-en lui dire que je suis bien sensible à son intention, et que je le remercie de tout mon cœur.

Ô force de l’habitude ! Le pauvre oncle Tobie croyoit déjà traverser quelque fleuve à pied sec.

Hélas ! il étoit tombé dans la plus étrange méprise. Ses remercimens au docteur Slop étoient en pure perte.

Mais pour bien concevoir comment il étoit la dupe d’une illusion, il faut nécessairement que je fasse parcourir au lecteur la même route que celle où mon oncle Tobie s’étoit précipité dans l’erreur, ou plutôt pour quitter la métaphore et laisser là une façon de parler qui me déplaît souverainement dans une histoire, il faut que je lui fasse part, tout bonnement, d’une aventure qui étoit arrivée à Trim.

J’avoue pourtant, que je ne m’y détermine qu’avec peine. Je sens que cette aventure ne sera pas ici dans sa place, et qu’elle figureroit infiniment mieux parmi les anecdotes des amours de mon oncle Tobie avec la veuve Wadman, ou au milieu de ses campagnes sur le Boulingrin. Mais voyez mon embarras. Si je la réserve pour la placer là, elle ne sera pas ici. En la plaçant ici, elle ne sera plus là, et les amours ou campagnes de mon oncle Tobie perdront un ornement précieux. Mais si je ne les en prive pas, comment saura-t-on ce que c’est que ce pont du docteur Slop ? Comment dissiperai-je le prestige qui fascine les yeux de mon oncle Tobie ? quelle possibilité même aurois-je de me faire paraître sur la scène de ce monde ?

Ô vous, puissances ! vous qui inspirez le courage de raconter une histoire ; vous qui montrez avec complaisance à celui qui se charge de l’écrire où il doit commencer, où il doit finir ; qui lui indiquez les traits dont il doit faire usage, et ceux qu’il doit rejeter ; ce qu’il faut cacher dans l’ombre, ou ce qu’il faut mettre dans le plus beau jour ; vous qui présidez sur ce vaste empire des flibustiers littéraires et biographiques, et qui voyez les difficultés qui m’arrêtent à chaque instant, venez à mon secours. Dites-moi ce que je dois faire ou ne pas faire… Vous ne répondez point ! c’est donc à moi que vous me livrez ! eh bien ! je me moque de vous ; et l’histoire de Trim va paroître.



CHAPITRE XLIV.

Le Prélude.


Le désagrément qu’éprouva mon oncle Tobie, l’année d’après la démolition de Dunkerque, lui fit prendre la résolution de ne songer de sa vie à la veuve Wadman ; et tout le beau sexe fut enveloppé dans cette abdication absolue. Mais Trim ne fit pas le même marché Tandis que mon oncle avoit mis le siège devant cette belle et forte citadelle, et que toutes les opérations s’en faisoient dans le sallon ; lui, les répétoit dans la cuisine devant sa chère Brigite… Il l’aimoit, et la retraite de mon oncle n’entraîna point la sienne. Je ne doute point cependant que, si mon oncle eût exigé qu’il l’imitât, il s’en seroit fait un devoir, tant il avoit d’amour, de respect et de vénération pour lui : mais mon oncle n’exigeoit de Trim rien qui pût lui faire de la peine.



CHAPITRE XLV.

Le Type.


À vous, mon digne ami, mon cher Garrick, à vous que j’estime et que j’honore par tant de raisons qu’il est peu important que l’on sache !

Dites-moi, je vous prie, si vous ne devinez pas pourquoi la troupe entière de nos fabricans de drames, a pris pour mode l’exemple de Trim et de mon oncle Tobie ?

Ariston et Pacavius, le Bossu et Riccoboni, Diderot et tant d’autres graves précepteurs du théâtre, sont des messieurs, grace à Dieu, que je n’ai jamais lus, et je m’inquiète peu de ce qu’ils disent ou ne disent pas. Ai-je donc besoin de leur avis pour avoir une opinion ? point du tout, et je soutiens qu’il n’y a pas une plus grande différence entre cette charrette de blanchisseuse, tirée par la plus chétive des haridelles, et l’élégant vis-à-vis de cette fille d’opéra, qu’il y en a entre un seul amour isolé, et un amour doublé que nos auteurs font tirer par quatre coursiers fringans, qui caracolent, se cabrent, ou courent le galop tout à travers un drame. Un amour tel que le premier, se perd dans l’immensité de cinq actes. Il est froid, traînant, languissant. À peine jette-t-il un soupir qui annonce sa frigide existence. Mais l’autre… quelle différence ! Ce n’est point-là, ce n’est point ici qu’on le trouve plutôt qu’ailleurs ; il est partout : partout on le rencontre. Il fait partout du bruit, du fracas, et éclabousse les spectateurs.

Il y eut de bien vives attaques du côté de mon oncle Tobie et de Trim, et une défense bien vigoureuse du côté de la veuve et du côté de Brigite, et j’expliquerai tout cela quand il sera temps. Le pauvre oncle Tobie ! Dieu veuille avoir son ame ! Ce n’est pas là l’endroit le plus glorieux de sa vie ; il retira ses forces, et leva le siège un peu honteusement.


CHAPITRE XLVI.

La Promenade nocturne.


Je l’ai déjà dit, Trim n’imita point mon oncle Tobie ; il n’étoit pas homme à quitter une si belle partie.

Cependant il étoit trop attaché à son maître pour ne pas craindre de lui déplaire en retournant dans une maison où il n’alloit plus, et il changea de batterie. Au lieu d’un siège en forme qu’il avoit commencé, il se contenta d’un simple blocus. Cette métamorphose lui coûta, il n’aimoit pas à faire moins quand il pouvoit faire plus : mais enfin, il s’y accoutuma.

Sa chère Brigite sortoit de temps en temps pour aller faire ses provisions dans le village : elle s’échappoit même quelque fois le soir quand la belle veuve étoit couchée.

Quel plaisir lorsqu’il la rencontroit ! Comme il lui sourioit ! avec quel air de tendresse il la considérait !

Eh bien ? ma chère, comment te portes-tu, lui disoit-il, en lui serrant la main ?

Fort bien.

J’en suis charmé : que je t’embrasse !

Eh ! eh ! tout doux ?

Ah ! oui, c’est du miel.

Mais, si l’on nous voyoit !

Tu as raison, les méchantes langues en jaseroient.

Et Trim, qui n’auroit pas voulu pour le plus gros de ses canons que l’on pût dire la moindre chose de sa chère Brigite, la quittoit.

Les choses restèrent à-peu-près ainsi pendant cinq ans. Elles remplirent tout le temps qui s’écoula entre la démolition de Dunkerque en 1713, et la fin des campagnes de mon oncle Tobie sur le Boulingrin, en 1718.

Trim étoit dans l’habitude, après avoir couché mon oncle Tobie, d’aller voir s’il ne s’étoit rien passé d’extraordinaire aux fortifications ; et souvent, quand il faisoit clair de lune, il s’embusquoit dans la haie du Boulingrin, pour guetter sa chère Brigite et observer ses mouvemens.

Il pensoit, comme de raison, qu’il n’y avoit rien dans le monde qui méritât mieux d’être vu, que les glorieux ouvrages qu’il avoit faits sous les ordres de mon oncle Tobie. Un soir que la lune brilloit dans tout son plein, que l’air étoit calme, que tout dormoit, excepté lui et sa chère Brigite ; (du moins ils le croyoient) il l’excita à venir voir les fortifications. Elle s’en défendit d’abord : mais l’idée de n’être point vue, qui influe toujours si vivement sur l’esprit des femmes, seconda les instances de Trim, et la voilà qui entre avec lui dans le Boulingrin.

Cela ne se fit pas assez secrètement pour que la renommée, avec ses cent trompettes, n’en portât la nouvelle de tous côtés. Elle vint frapper les oreilles de mon père dès le lendemain matin à son réveil ; et sans compter les conjectures malignes, on y joignit la circonstance lamentable de la destruction complette du pont-levis curieux que mon oncle avoit fait faire sur le fossé, d’après la méthode hollandaise. Il étoit tellement fracassé, qu’il n’en étoit pas resté deux morceaux dans leur assemblage.

Mon père, ainsi qu’on aura pu le remarquer, n’avoit pas une prodigieuse estime pour la marotte de mon oncle Tobie, et il ne lui arrivoit jamais d’échec dans ses entreprises, que ces accidens ne chatouillassent son imagination outre mesure. Cependant, à moins que mon oncle Tobie ne le vexât par quelque explosion guerrière, ils n’excitoient jamais que son sourire. La triste aventure du pont-levis semblait plus analogue que toute autre à son humeur. Il s’en faisoit un fonds inépuisable de plaisanterie et d’amusement.

Eh bien ! disoit-il, mon cher Tobie, dis-moi donc sérieusement comment ce désastre est arrivé ? Peux-tu m’en taire ainsi toutes les circonstances ?

Mais je vous ai déjà dit vingt fois, répliquoit mon oncle Tobie, oui, vingt fois pour le moins, et mot pour mot, tout ce que Trim m’en avoit raconté.

À toi donc, caporal, disoit mon père en se tournant vers lui : tu étois le héros de la pièce, et tu sais mieux ce qui s’est passé qu’un autre.

Ah ! monsieur, ce ne fut que par accident… Je montrois nos fortifications à mamselle Brigite.

Et vous étiez trop près du fossé ?

Oui, monsieur, et je glissai dedans.

Fort bien, Trim.

Et comme mamselle Brigite et moi étions bras-dessus, bras-dessous, je l’entraînai malgré elle avec moi. Elle tomba à la renverse.

Et sur toi ?

Oui, monsieur, parce que j’étois tombé le premier.

Et le pied de Trim, s’écria mon oncle en saisissant l’intervalle du dialogue, se dirigeant vers la cuvette, il ne put se retenir, et il y roula. Le choc fut si rude contre les fondemens du pont, que l’édifice ne put résister. Il y avoit à parier mille contre un, que le pauvre diable devoit se casser la jambe.

Oui vraiment, disoit mon père, une jambe, frère Tobie, est bientôt cassée dans une pareille rencontre.

Et c’est ainsi, reprenoit Trim, que ce pont, monsieur, que vous aviez vu, que vous aviez trouvé si beau, a été détruit, et réduit, pour ainsi dire, en miettes.

Ce qui m’en console, disoit mon oncle, c’est qu’il ne t’en est point arrivé de mal.

Je n’en avois pas moins de chagrin, moi, monsieur. Il n’a diminué que quand j’ai su que la contusion que mamselle Brigite avoit reçue au haut de la cuisse ne lui faisoit plus de douleur.

Ah ! bon Dieu ! frère, vous voyez, s’écrioit mon père, que seroit devenue cette pauvre fille, si elle fût tombée la première ?


CHAPITRE XLVII.

Je m’égare.


Telle est l’aventure de Trim : quoique mon père la sût par cœur, il se divertissoit à se la faire raconter de temps en temps. Mais il n’en étoit pas de même de toutes les autres relations, que mon oncle Tobie entreprenoit assez souvent de lui faire. Si par malheur il prononçoit seulement une syllabe qui annonçât qu’il alloit parler de canons, de bombes, de pétards, mon père se levoit aussitôt, et l’accabloit par un éloge pompeux des machines des anciens. Il ne voyoit rien de si beau que le bélier. Les vinca (dont Alexandre se servit pour mettre ses travailleurs à couvert du siège de Tyr) lui paroissoient au-dessus de tout ce que les ingénieurs peuvent faire. N’est-ce pas quelque chose de bien rare qu’un canon ? disoit-il. Parlez-moi, morbleu ! parlez-moi de la catapulte des Syriens, qui jetoit à cent pieds des pierres si monstrueuses que les plus forts boulevards en étoient ébranlés jusques dans les fondemens. Parlez-moi du merveilleux mécanisme de la baliste, des effets terribles de la pyrobole, qui jetoit le feu de tous côtés ; de la térèbre et du scorpion, qui lançoient tout à la fois des milliers de javelots. Qu’est-ce que les machines destructives de Trim, auprès du miroir ardent d’Archimède, qui embrasoit, dans un clin d’œil, des flottes entières ; auprès de ces tours armées de faulx, que des éléphans fougueux portoient dans une armée ennemie ? croyez-moi, frère, vos ponts, vos portes, vos bastions, vos demi-lunes, vos bataillons, vos escadrons ne tiendroient pas aujourd’hui une minute contre des inventions aussi formidables.

Mon pauvre oncle Tobie n’essayoit jamais de répondre à ces vives sorties de mon père. L’impatience qu’elles lui causoient ne s’échappoit jamais que par les bouffées de fumée qui sortoient de sa pipe, et dont la véhémence, en ces sortes d’occasions, redoubloit toujours.

Un soir, après souper, il s’en condensa une vapeur si épaisse, qu’elle jeta mon père, qui étoit un peu affecté de phthysie, dans un accès de toux si violent, qu’il en fut presque suffoqué. Mon oncle effrayé, et sans songer à sa douleur dans l’aine, se leva avec précipitation, et ne fit qu’un saut derrière sa chaise. Il lui soutint la tête d’une main, tandis que de l’autre il lui frappoit doucement sur le dos. L’air affectueux et la sensibilité de mon oncle Tobie furent si agréables à mon père, que sa toux n’étoit pas encore cessée, qu’il se fit les reproches les plus vifs. Puisse une catapulte, s’écria-t-il en lui-même, me jeter la cervelle hors de la tête, si jamais j’ose encore insulter à une ame aussi bienfaisante que la tienne, mon cher Tobie !



CHAPITRE XLVIII.

Ce qu’on devroit faire quand on n’est pas instruit.


J’étois tenté de déchirer le chapitre qui précède. Il est si loin de l’aventure de Trim ! heureusement que j’avois prévenu mes lecteurs que je m’égarois ; ils ont été les maîtres de ne me pas suivre, et d’en venir tout de suite à la continuation de cette anecdote.

Le pont-levis se trouva tellement abymé, que mon oncle Tobie, après avoir jeté un coup-d’œil de douleur sur ses tristes débris, jugea qu’il n’étoit pas réparable.

Trim eut ordre, sur le champ, d’en faire un autre ; mais non sur le même modèle.

Les intrigues du cardinal Albéroni venoient d’être découvertes. Mon oncle Tobie prévit que la guerre s’allumeroit inévitablement entre l’Espagne et l’Empire, et il conjectura que le royaume de Naples ou de Sicile en deviendroit le théâtre ; il s’imagina même que l’on feroit le siège de Messine dès la première campagne. Une probabilité, quand il s’agissoit de guerre, valoit une certitude pour mon oncle Tobie. Tout cela bien mûrement pesé, lui fit croire qu’un pont à l’italienne seroit infiniment plus convenable. Mais mon père, qui étoit beaucoup meilleur politique que mon oncle Tobie, le mena aussi loin dans le cabinet, que mon oncle Tobie l’avoit mené dans les plaines. Il lui persuada que le roi d’Espagne et l’empereur ne se feroient point la guerre, sans que la France, l’Angleterre et la Hollande n’y prissent part en vertu de quelques traités précédens, ou de ceux que l’on pourroit faire. Et si cela est ainsi, frère Tobie, lui disoit-il, soyez sûr de ceci ; c’est que les combattans tomberont encore pêle-mêle sur ce vieux théâtre ensanglanté de la Flandre. Qu’y ferez-vous alors avec votre pont italien ?

L’objection étoit pressante… Mon oncle Tobie en sentit toute la force. Il abdiqua le pont italien pour suivre l’ancien modèle.

Mais quand le caporal Trim l’eut à moitié fini dans ce style, mon oncle Tobie fit réflexion qu’il y avoit un défaut capital. Il tournoit à chaque bout sur ses gonds, s’ouvroit transversalement par le milieu, et tandis qu’une des deux parties alloit se ranger sur l’un des côtés du fossé, l’autre partie alloit de l’autre côté. Cette distribution avoit son avantage. En divisant ainsi le poids en deux parties égales, mon oncle Tobie, du bout de sa béquille, pouvoit, à son gré et sans effort, lever ou baisser le pont. D’ailleurs sa garnison étoit foible ; il ne falloit pas la harasser par des ouvrages trop pénibles. Mais ces avantages disparoissoient, quand on considéroit les désavantages contraires. Il est évident, disoit mon oncle Tobie, que je laisse la moitié de mon pont à la disposition de l’ennemi. À quoi peut me servir celle dont je m’empare ?

Le remède étoit simple. Rien n’étoit plus facile que de faire un pont, qui, roulant sur des charnières posées à un seul bout, se leveroit d’une pièce, et se tiendrait tout debout en le retenant en haut par un vérou… Mais cette méthode fut rejetée par les raisons que je viens d’expliquer. Le service d’un pareil pont auroit horriblement fatigué ceux qui s’en seroient trouvé chargés.

Ces inconvéniens déconcertèrent prodigieusement mon oncle Tobie. Il songea pendant huit jours entiers à ce qu’il pourroit faire. Un rayon de lumière traversa enfin tout-à-coup son heureux génie, et il se créa un pont horizontal, que l’on poussoit au-dehors ou qu’on attiroit en dedans, selon que l’on vouloit sortir ou empêcher d’entrer. Mais voici bien le diable ! mon père prétendit que l’invention n’étoit pas neuve. Il cita le pont de Spire, celui de Brissac. Il accompagna ces exemples de railleries sur la stérilité de l’imagination de mon oncle Tobie.

Tout ces contre-temps, qui perpétuoient la mémoire de l’infortune de Trim, chagrinoient beaucoup mon oncle. Il prit enfin la résolution de se servir de l’invention du marquis de l’Hôpital, que le plus jeune des Bernouilli avoit si bien et si savamment décrite dans les Act. Erud. Lips. an. 1695. Ces espèces de ponts, par le moyen d’un poids de plomb, se tenoient perpétuellement dans un parfait équilibre. Leur construction étoit fondée sur une ligne courbe qui approchent d’une cycloïde, si ce n’étoit pas même une cycloïde tout-à-fait, et rien n’étoit plus ingénieux.

Mais mon oncle Tobie qui étoit extrêmement versé dans la nature de la parabole, ne connoissoit pas, à beaucoup près, si bien la théorie du cycloïde. Il l’étudioit, il en parloit tous les jours ; cela ne faisoit point avancer le pont. Je ne m’y obstinerai pas davantage, disoit-il un soir à Trim, en se couchant : je demanderai ce que c’est à quelqu’un.


CHAPITRE XLIX.

Je vais bientôt naître.


Voilà quel étoit l’état inquiétant des choses, lorsque Trim vint dire que le docteur Slop étoit dans la cuisine, et que ce qu’il y faisoit avoit l’air d’un pont. Que l’on juge de ce que dut penser mon oncle à ce seul mot. Il s’imagina tout-d’un-coup, que le docteur Slop lui faisoit le modèle du pont du marquis de l’Hôpital, et c’est ce qui l’excita, sur le champ, à charger Trim d’aller lui faire ses remerciemens.

Mon père crut avoir également deviné de quoi il s’agissoit ; et si dans ce moment la tête de mon oncle Tobie eût été une lanterne magique, et que mon père eût pu y regarder à travers une optique, il n’auroit pas eu plus de certitude de ce qui se passoit dans l’imagination de son frère, qu’il croyoit en avoir ; et malgré la catapulte et les mordantes imprécations qu’il avoit faites contre cet instrument d’horreur et de destruction, il commençoit déjà à triompher… Mais, ô malheur ! ô disgrâce ! un mot, un seul mot de Trim tordit et fit tomber tous les lauriers de son front.



CHAPITRE L.

Je suis né.


C’est votre maudit pont-levis, dit mon père, qui détourne ainsi le docteur Slop de ses affaires.

Non monsieur, dit Trim. Quoi donc ?… ah ! que Dieu vous fasse miséricorde ! l’enfant est né… Il est né ? Eh bien ! le docteur Slop avec ses outils… Que dis-tu ?… Il l’a tout estropié ; et ce qu’il fait à présent avec un morceau de toile et une baleine du corset de Suzanne, est une espèce de pont pour soutenir les débris du nez qu’il lui a coupé….

Le nez coupé ! ô fatalité ! s’écria mon père navré de douleur. Soutenez-moi, frère, et menez-moi tout de suite dans ma chambre.


CHAPITRE LI.

Mon propre désespoir.


Depuis le premier moment que je me suis assis pour écrire ma vie pour l’amusement du public, et mes opinions pour son instruction, un nuage s’est insensiblement épaissi sur la tête de mon père. Un torrent de petits maux et de petits chagrins s’est déchaîné contre lui ; ce n’est pas une seule chose, comme il l’a observé lui-même, qui a contrarié ses idées. Tout s’y est opposé, tout les a traversées, et l’orage est enfin fondu sur lui.

Je n’entre à présent dans cette partie de mon histoire qu’avec les idées les plus mélancoliques dont un cœur sympathique puisse être affecté. Mes fibres se relâchent. Je sens à chaque ligne que j’écris un abattement, une foiblesse qui à peine me permet de continuer. La vitesse de mon pouls se rallentit, et cette gaieté si vive, qui chaque jour de ma vie m’excitoit à dire, ou à écrire mille et mille choses plus ou moins saillantes, est presque entièrement disparue. Je viens de m’apercevoir que je n’avois trempé ma plume dans mon encre qu’avec un air de circonspection, de tranquillité, de solennité qui m’étoit tout-à-fait étranger. Ô Dieu ! quel changement ! que je suis différent de ce que j’étois ! malheureux Tristram ! ta plume tombe sans que tu puisse la retenir, ton encre jaillit sur ta table, sur tes livres, sur ton papier, et tu laisses tout perdre, comme si ta plume, ta table, ton papier et tes livres ne te coûtaient rien !…



CHAPITRE LII.

On parle bien souvent sans en dire autant.


La dispute madame, est absolument inutile sur ce point. Qu’y gagnerez-vous ? rien. Je suis aussi persuadé de cette vérité qu’on peut l’être, et je ne démordrai point de cette opinion. Oui, je soutiens que les hommes et les femmes supportent mieux la peine et goûtent mieux le plaisir dans une posture horizontale que dans toute autre.

Mon père ne fut pas plutôt entré dans sa chambre, qu’il se jeta tout à travers de son lit, avec l’air farouche d’un homme abymé de chagrin, qui attire les larmes de la pitié. Il tomba la tête dans sa main droite qui lui couvroit la moitié des yeux, tandis que son bras gauche, sans mouvement, restoit insensible, appuyé sur l’anse d’une cuvette qui étoit placée sur une table de nuit à côté du lit. Il ne se sentoit pas. Un chagrin fixe, opiniâtre, inflexible, s’empara de tous les traits de son visage. Il soupiroit avec effort. Tous les mouvemens de sa poitrine étoient convulsifs : il ne prononçoit pas un mot.

Une vieille chaise de tapisserie à petits points, ornée d’une vieille frange de soie à demi décolorée, étoit auprès du lit, et du côté où mon père avoit la tête : mon oncle Tobie s’y assit en silence.

Lorsque l’affliction est à son plus haut degré, la consolation vient toujours trop tôt, et lorsqu’elle est passée, elle vient trop tard. Il est entre ces deux extrêmes un fil à saisir par celui qui veut s’ériger en consolateur. Mon oncle Tobie étoit là. Mais il auroit plutôt fixé les longitudes, que de trouver cet heureux moment de parler. Il soupira, ses larmes coulèrent, et il ne parla pas.


CHAPITRE LIII.

Ad libitum.


Tout ce qui entre dans la bourse n’est pas gain, dit le proverbe.

Quoique mon père eût eu le bonheur (c’en étoit du moins un selon lui) de lire les livres les plus bizarres qui fussent jamais sortis de l’esprit humain ; quoiqu’il fût doué lui-même de penser avec plus de bizarrerie, peut-être, qu’aucun autre homme, et qu’il eût avancé rapidement dans cette carrière, cependant ces précieux avantages n’avoient souvent été pour lui qu’une source de chagrins et de disgrâces, non moins bizarres..... Et la situation fâcheuse dans laquelle nous le voyons à présent, en est peut-être l’exemple le plus fort que je puisse donner.

Il est sûr que le coup de forceps qui avoit mal-adroitement emporté le cartilage qui devoit maintenir mon nez dans la forme d’un pont à double arcade, étoit bien capable de vexer un galant homme, qui, comme mon père, n’étoit plus doué, ainsi qu’il l’avouoit, des précieuses facultés de pouvoir se faire revivre à son gré, dans d’autres lui-même : mais il faut pourtant convenir, malgré cela, que cet accident, tel funeste qu’il fût, n’auroit, chrétiennement parlant, jamais pu le justifier sur ses idées, si elles n’étoient venues de plus loin. —

C’est ce qu’il faut expliquer. Cela ne nous tiendra qu’une demi-heure ; et si c’est trop long-temps pour ne pas s’ennuyer, j’avertis qu’on peut passer tout-d’un-coup au chapitre soixante-cinq. Tout ce que je dirai jusques-là n’est vraiment destiné qu’aux personnes scientifiques, ou à celles qui, à force de lire et de réfléchir, veulent se ranger dans cette caste privilégiée. Les autres n’ont besoin que de s’amuser, et elles ne trouveroient pas ici leur compte.



CHAPITRE LIV.

Les prétentions de ma Bisaïeule.


Je n’y tiens pas, disoit mon bisaïeul. Vous n’y tenez pas ?… non, madame, et l’on ne s’est, peut-être, jamais avisé d’une prétention aussi folle, s’écrioit-il, en ouvrant un cahier de papier qu’il jetoit aussitôt sur la table d’un air furieux. Voyez, voyez-le vous-même. Madame, ce compte est clair. Il est démontré que tout ce que j’ai eu de vous e consiste qu’en deux mille livres sterling. Il n’y a pas un shelling, pas un iota de plus. Je défie à l’Arabe qui a inventé les chiffres, de calculer plus juste ; et cependant vous parlez d’avoir par an un douaire qui surpasse l’intérêt de votre dot ?…

J’en parle. Je fais bien plus que d’en parler ; j’y insiste.

Et la raison, s’il vous plaît ?

La raison ?

Oui, la raison.

Vous voulez que je la dise ?

Apparemment.

J’aurois voulu vous épargner ce petit chagrin ; mais puisque vous m’y forcez… Enfin, monsieur, disoit ma bisaïeule, puisqu’il faut vous le dire, je répéte un douaire plus fort, parce que vous n’aviez… mais vous savez très-bien ce que vous n’aviez pas…

Je n’en sais rien.

C’est-à-dire, qu’il n’y a que moi qui me sois aperçue de ce qui vous manquoit. Eh bien ! monsieur, puisqu’il faut vous parler net, ce douaire plus fort que je répéte, n’est qu’une indemnité. Une jeune personne qui se marie par le choix de ses parens, y va de bonne foi. Elle ne s’imagine pas qu’on la trompe.

Je ne conçois encore rien à tout cela.

Comment, monsieur, répliqua ma bisaïeule, vous ne saviez pas que vous n’aviez point ou presque point de nez ?

Et que n’y regardiez-vous ? avois-je un masque qui vous empêchât de me voir ?…

Non : mais je m’entends.



CHAPITRE LV.

La définition.


Un nez est un nez, cela est certain. Mais on se méprend souvent sur les choses les plus évidentes ; et ce que je rapporte ici de ma bisaïeule, le prouve assez. Je n’aime pas les équivoques. Aussi ne ferai-je pas une ligne de plus que je n’aie expliqué et défini, avec la plus exacte précision, ce que j’entends par l’objet dont je parle. Je suis d’opinion que c’est à la négligence des écrivains, sur un point aussi essentiel, que l’on doit tous ces écrits de haine qui ont signalé dans tous les temps les querelles des scholiastes, des philosophes et autres gens de cette trempe. Le même mot les a mis aux prises, et ils se sont fait une guerre de fiel et d’injures sur la manière de l’entendre. Mais quand on a donné une bonne définition, que la vraie signification du mot est bien déterminée, et que son vrai sens ne peut souffrir d’ambiguïté, il en résulte des avantages infinis. On n’essuie point de contradictions, tout est d’accord. Je défierois alors au père de la confusion de vous jeter dans le moindre embarras, ou de vous mettre dans la tête, ou dans celle de vos lecteurs, une autre idée que celle que vous avez voulu donner.

C’est, surtout, dans les livres d’une morale aussi stricte, d’un raisonnement aussi serré que celui-ci, que la plus légère négligence seroit absolument inexcusable. Le ciel m’est témoin combien je regrette d’avoir quelquefois, dans le cours de cette histoire, laissé, malgré moi, l’occasion de faire de fausses interprétations. Eugène m’en a souvent réprimandé avec chaleur. Je me promenois un jour avec lui. Il tenoit à la main la première partie de ce livre des livres. Voici un double sens, s’écria-t-il, en mettant le doigt sur une expression équivoque. Cela s’entend de deux manières. Et voici deux chemins, lui répliquai-je, en me retournant avec vivacité vers lui, l’un est beau, l’autre est mauvais, lequel prendrons-nous ? le plus beau, sans contredit. Eh bien ! Eugène, lui dis-je en me retournant encore, la définition n’est donc qu’une défiance injurieuse aux lumières et à l’honnêteté des lecteurs. Par-là je triomphai d’Eugène. Mais je l’avoue, je n’en triomphai que comme je fais toujours, c’est-à-dire, comme un sot, et cette victoire ne m’a pas rendu orgueilleux : la nécessité d’une définition précise ne m’en paroît pas moins absolue.

Et je supplie d’avance mes lecteurs, mes lectrices, de se mettre en garde contre les suggestions de l’esprit malin, et de ne pas souffrir qu’il insinue, par artifice ou autrement, d’autres idées dans leur esprit que celle que j’entends qu’on prenne par ma définition.

Or, mon intention est que dans tout ce chapitre, et dans tous ceux où je parlerai de mon nez ou de celui des autres, on ne conçoive pas autre chose qu’un nez ni plus ni moins. Cela est-il clair ? et sera-ce ma faute, si quelque voyageur, qui voit un chemin bien ouvert, bien battu, en préfère un autre où il court le risque de se fourvoyer ?


CHAPITRE LVI.

Suite du Chapitre cinquante-quatre.


Vous vous entendez, reprit mon bisaïeul. Eh bien ! qu’entendez-vous ?… je n’ai point de nez, s’écria-t-il en portant la main sur le sien. Oh ! parbleu, madame, c’est une injure qui n’est pas concevable. Voyez, voyez aussi le portrait de mon père, et jugez si son nez n’étoit pas infiniment plus court que le mien. Mon bisaïeul avoit raison. Le parallèle lui étoit favorable : mais avec ce brillant avantage, le nez qu’il portoit n’en étoit pas moins pour tout le monde, et pour ma bisaïeule, comme le nez de tous les hommes, femmes et enfans que Pantagruel, dans le cours de ses voyages, trouva sur l’île d’Ennasin. Et si vous voulez savoir en passant comme ils étoient faits, vous pouvez lire le chapitre IX du quatrième livre de l’histoire de cet homme célèbre. Vous y verrez mot pour mot, que les habitans de l’île ressembloient à beaucoup d’autres, excepté que les hommes, les femmes et les enfans avoient le nez de la figure d’un as de trèfle. Et que c’est pour cela que l’île s’appeloit Ennasin… Cependant ma bisaïeule insista si vivement sur l’amplification de son douaire, que mon bisaïeul, pour ne plus essuyer de querelles de cette nature, consentit à tout ce qu’elle voulut : l’article fut arrêté et signé.



CHAPITRE LVII.

Hélas !


C’est un douaire bien exorbitant, bien injuste, mon cher ami, disoit ma grand’mère à mon grand-père, que nous sommes ainsi obligés de payer sur un aussi petit bien que le nôtre.

Cela est vrai, ma chère, répliquoit mon grand-père ; mais mon père n’avoit pas plus de nez qu’il n’y en avoit sur le dos de ma main. Elle lui fit la loi.

Il faut savoir que-m a bisaïeule avoit survécu son mari, et que mon grand-père eut à payer ce douaire pendant douze ans. Il étoit de cent cinquante guinées. La saint Michel étoit la fête de l’année qui paroissoit toujours arriver le plus tôt : mais cela ne faisoit point de peine à mon grand-père. C’étoit l’homme du monde qui se débarrassoit avec le plus de plaisir de ses obligations pécuniaires. Tant qu’il n’étoit question que des cent premières guinées, il les faisoit voler sur la table avec cette agréable gaieté dont une ame généreuse est seule capable quand elle se défait de son argent… Mais il n’en étoit pas de même quand il entroit dans la cinquantaine extraordinaire qui excédoit et qui lui paroissoit exorbitante. Ses sourcils se fronçoient ; il se passoit le doigt sur le côté du nez : il sembloit que c’étoit-là où il se sentoit blessé. Il ne jetoit chaque nouvelle guinée qu’après l’avoir examinée des deux côtés, et c’étoit un travail si laborieux, qu’il alloit rarement jusqu’au bout sans être obligé de tirer son mouchoir de sa poche pour s’essuyer les tempes.

Préservez-moi, juste ciel, de ces esprits persécuteurs qui n’ont aucune indulgence pour les passions qui agissent en nous ! Jamais, oh ! non jamais, je ne me rangerai sous l’étendard de ceux qui ne peuvent détendre l’inflexibilité de leur caractère, et qui ne sentent aucune pitié pour la force de l’éducation, et pour les opinions qui prévalent sur les autres par l’habitude, ou parce qu’elles nous sont venues successivement de nos ancêtres…

Depuis trois générations au moins, un ressouvenir heureux de nez infiniment plus longs, avoit graduellement pris racine dans toute la famille. La tradition l’avoit continuellement fortifié, et l’intérêt, pendant douze ans, l’avoit rendu beaucoup plus vif. On regrettoit encore plus sensiblement que le temps passé ne fût plus : et mon père étoit fort loin de pouvoir s’approprier tout l’honneur des fantaisies qui agitoient son cerveau sur ce point. Il ne pouvoit raisonnablement se vanter que d’une chose. C’est que toutes ses autres opinions bizarres étoient à lui seul : mais pour celles-ci, on pouvoit dire qu’il les avoit presque sucées avec le lait de sa mère. Il en fit cependant son lot. Et si l’éducation (qu’on me passe cette façon de parler) planta la méprise dans l’esprit de mon père, il prit un tel soin de la cultiver et de l’arroser, qu’il la porta bientôt à son plus parfait degré de maturité.

Il disoit souvent, en développant ses pensées sur ce sujet, qu’il ne concevoit pas comment certaines familles connues en Angleterre avoient pu se soutenir contre une suite non interrompue de huit ou dix nez camus, vice versâ : il ajoutoit que c’étoit pour lui un vrai problême à résoudre dans la société civile, que de savoir pourquoi le même nombre de longs et jolis nez, qui s’étoient suivis les uns et les autres en ligne directe, n’avoient pas guindé celui qui en étoit l’heureux possesseur dans les plus belles places du gouvernement. Un joli nez ! quel appanage ! mon père se vantoit souvent que les Shandy, qui étoient dans un haut degré d’élévation sous le règne de Henri VIII, n’étoient parvenus que par-là à ces dignités, et qu’ils n’avoient jamais employé de brigues pour les obtenir. — La fortune fit faire à sa roue un tour funeste qui accabla leur postérité par l’existence de mon bisaïeul. On ne peut jamais se rédimer de l’accident dont il fut la victime… Son nez applati !…

Belle, douce et charmante lectrice, où ton imagination va-t-elle te porter ? Je l’ai déjà dit : si tu me dois de la confiance, je n’entends pas autre chose par le nez de mon grand-papa, que cet organe extérieur de l’odorat, que cette partie de l’homme qui fait saillie sur son visage, et dont les peintres disent, en combinant ses belles proportions avec celles d’une jolie figure, qu’il doit être de la troisième partie du visage, à le prendre du bas jusqu’au point le plus élevé du front… Ressouvenez-vous, je vous prie, une seconde fois pour toutes, de ce que je viens de répéter. Ce seroit à la fin abuser de ma complaisance, si, à chaque fois que je parlerai d’une chose, il falloit que je l’expliquasse.



CHAPITRE LVIII.

Ce que c’est que la propriété.


C’est un singulier bienfait de la nature, qu’elle n’ait formé l’esprit de l’homme qu’avec une heureuse défiance, une espèce de résistance contre les nouveautés qu’on lui présente. Il est vrai qu’il a cela de commun avec les dogues, les barbets, les roquets, qui ne se soucient jamais d’apprendre de nouveaux tours : mais qu’importe ? si l’humanité ne jouissoit pas de cette faveur, il n’y auroit point de sot, point d’étourdi, qui, en lisant tel livre, en observant tel fait, en réfléchissant sur telle idée, ne crût devenir un des plus grands philosophes, et être exprès formé pour renverser tout ce qui existe.

Mon père n’étoit ni sot, ni étourdi ; mais il n’en tomboit pas moins sur une opinion, comme un homme dans l’état de la nature tomberait sur une pomme. Elle lui devenoit propre ; et quoiqu’il fût homme d’esprit, il auroit plutôt perdu la vie que de la céder.

Je prévois que Didius, le grand jurisconsulte, contestera ce point à mon père, et qu’il s’écriera : d’où vient à cet homme son prétendu droit sur cette pomme ? mais n’avez-vous pas remarqué, madame Didius, que les choses, de son propre aveu, étoient ici dans l’état de nature, et que cette pomme étoit aussi bien la pomme de Colin que celle de Jean. Qu’importe ? où sont les patentes, les lois de concession, que l’on peut me faire voir sur cela ? il faut des titres. Où sont les siens ? comment a-t-il pu la considérer comme son bien ? est-ce parce qu’il l’a regardée ? est-ce parce qu’elle lui a fait envie ? est-ce en la cueillant, en la pelant, en la faisant cuire, en la mangeant, en la digérant, qu’il a cru en devenir propriétaire !… mais sont-ce là des titres ?….

Ami Didius, point d’aigreur. Voici notre autre ami Tribonius qui va vous répondre. Il est comme vous un célèbre jurisconsulte ; il est également versé dans le droit civil et dans le droit canon. Il a, de plus que vous, une barbe qui en impose : il va éclaircir tout ce fatras. Sûrement ! s’écria Tribonius. Vous trouverez dans le Syntagma juris universi de Pierre Grégoire, dans le Compendium du célèbre Hermogenius, dans sa collection des lois d’Honorius et de Théodose, et dans tous les codes qu’on a faits depuis Justinien jusqu’à nos jours, qu’il est nettement décidé que les sueurs qui sortent du front d’un homme, sont aussi bien sa propriété que la culotte qu’il porte… Je conviens du principe. Vous en convenez ? il n’y a donc plus de question. Ces sueurs étant versées goutte à goutte : 1°. pour trouver la pomme, 2°. pour la cueillir, elles sont comme indissolublement et identiquement annexées et incorporées, par l’homme qui trouva et qui cueillit la pomme, à la pomme trouvée et cueillie ; et il est évident qu’en agissant ainsi, il a mêlé quelque chose qui étoit à lui avec la pomme qui n’étoit pas à lui. Il a, par ce moyen, acquis une propriété. Sortez de-là, si vous pouvez, madame Didius.

C’est par une même chaîne de savans raisonnemens que mon père soutenoit ses opinions ; il n’épargnoit ni soins, ni peines pour en grossir la collection, et plus elles sortoient du cercle des connoissances humaines, plus il croyoit y avoir de titre. Personne ne les reclamoit, et comme elles lui avoient encore coûté de plus tout le travail qu’il y avoit mis pour les orner, pour les embellir, il pouvoit prétendre avec justice qu’elles étoient devenues son propre bien. C’étoit pour lui un domaine si précieux ; il craignoit si vivement qu’on ne lui enlevât, qu’il faisoit des efforts continuels pour s’y défendre, pour s’y fortifier ; et il étoit toujours prêt à fondre sur ceux qui auraient osé entreprendre de l’attaquer.

Mais il éprouvoit un terrible obstacle dans cette circonstance-ci, pour rassembler les matériaux propres à sa défense, dans le cas de quelque vive attaque ; il y avoit un si petit nombre de génies qui eussent parlé du nez en bien ou en mal ! La chose est incroyable, et mon entendement se perd, se confond, quand je songe combien on a sacrifié de temps et des choses qui étoient infiniment moins importantes ; combien de millions de livres reliés, brochés, et de toutes sortes de types ont été fabriqués dans toutes les langues, sur des sujets moins utiles à la paix et au bonheur du genre humain.

Cependant ce qu’on pouvoit avoir de livres en ce genre, mon père l’avoit ; et quoiqu’il badinât souvent de la bibliothèque de mon oncle Tobie, qui, pour le dire en passant, étoit assez ridicule, la sienne ne l’étoit guère moins, ou l’étoit peut-être encore plus. — Il avoit soigneusement recueilli tous les livres, tous les traités, tous les fragmens, tous les systèmes que l’on avoit écrits sur ce qui, depuis trois ou quatre générations, faisoit le désespoir de la famille, après avoir fait sa gloire. Enfin, il étoit aussi riche en livres de cette espèce, que mon oncle l’étoit en architecture militaire.



CHAPITRE LIX.

On n’est pas toujours en faveur.


La collection de mon père n’étoit pas nombreuse ; mais en revanche elle étoit très-curieuse. C’est annoncer qu’il avoit mis beaucoup de temps à la faire, et qu’il y avoit employé beaucoup d’argent. — Le hasard lui avoit pourtant fait trouver de temps en temps quelques bons marchés. Celui dont il s’applaudissoit le plus, étoit de s’être procuré presque pour rien le fameux soliloque de Bruscambille sur les longs nez. Il ne lui en avoit coûté que trois guinées, et il n’y avoit pas alors trois soliloques de Bruscambille dans toute la chrétienté. — Mon père jeta les trois guinées sur le comptoir du libraire, avec la promptitude d’un homme qui croit avoir fait la meilleure emplette possible. Il serra le livre dans son sein, et ne fit qu’une course de chez le libraire chez lui, pour y déposer un trésor aussi précieux : arrivé-là, oh ! quel plaisir ! quel plaisir ! Bruscambille étoit ses délices. Il l’ouvroit, le ferment, le regardoit ! Vous vous souvenez, cher lecteur, des doux momens que vous passiez avec votre première maîtresse. Vous étiez dans un enchantement continuel. Ainsi étoit mon père. Mais ses yeux étoient plus grands que ses désirs, son zèle plus grand que ses connoissances, et son délire se calma, et ses affections se refroidirent en se divisant. La plus heureuse des sultanes ne tarde point à être confondue parmi les autres beautés du sérail. C’est ce qu’éprouva Bruscambille. Mon père meubla ses tablettes de Prignitz, d’André Scroderus, d’Ambroise Paré, des conférences de Bouchet. Enfin il se procura le grand, le savant Hafen-Slawkembergius, dont j’ai tant à parler. Que pouvoit espérer Bruscambille au milieu d’une si brillante compagnie ? un coup-d’œil tout au plus.


CHAPITRE LX.

Prenez-y garde.


C’est dans cette source précieuse que mon père puisoit tous les argumens qui pouvoient favoriser ses idées ; mais de tous les traités qu’il avoit lus et relus, il n’y en avoit point qui lui eût causé d’abord plus de peine que le célèbre colloque d’entre Pamphagus et Coclès, écrit par la chaste plume du grand et vénérable Érasme. Il rouloit tout entier sur la variété des longs nez, sur leur utilité, sur la manière de les mettre à profit, sur le temps d’en faire usage ; le style tant soit peu bigarré de ce célèbre écrivain déconcertoit de temps en temps mon père, et lui faisoit prendre une chose pour l’autre.

Et vous, à qui Satan voudroit faire niche, prenez garde, en lisant ce chapitre, que l’auteur de tout mal ne vous jette à califourchon, jambe deçà, jambe delà, sur quelque coursier rapide qui emporte trop loin votre imagination. Il ne faut qu’une gambade de côté, pour vous précipiter dans quelque abyme. Un rayon de soleil trop vif flétrit ainsi la plus belle fleur.


CHAPITRE LXI.

Mon père se brouille avec Érasme.


Écoutez, frère Tobie, disoit mon père en lisant son Érasme : voici ce que dit Pamphagus : nihil me pœnitet hujus nasi, et voici ce que lui répond Coclès : nec est cur pœniteat. Que dites-vous de cela ? moi ? rien. Et moi je suis piqué de ce qu’une aussi excellente plume se soit bornée à n’exposer qu’un fait tout nu, sans y ajouter la moindre chose. Ce qui fâchoit mon père, c’est qu’Érasme ne l’eût pas orné de quelques-unes de ces subtilités spéculatives et ambiguës dont on entoure les argumens, et que le ciel a si abondamment prodiguées à l’esprit humain, soit pour l’animer à la recherche de la vérité, soit pour l’exciter à combattre pour elle. — Il auroit volontiers dit que l’auteur n’étoit qu’un sot, si ce n’eût pas été Érasme ; Érasme, qui, s’étant présenté au chancelier Morus sans se nommer, lui causa une telle surprise par les charmes de sa conversation, qu’il ne put s’empêcher de s’écrier : vous êtes Érasme ou le diable. Soyons plus sages, dit mon père. Sa sagesse fut de lire et de relire avec une application infatigable l’ouvrage dont il se plaignoit, et qu’il croyoit ne pas entendre. Il se roidit contre les difficultés. Chaque mot, chaque syllabe étoit un objet d’étude pour tâcher d’en pénétrer le vrai sens, ou d’en faire une exacte interprétation. Hélas ! cette obstination ne lui servit à rien. Les expressions se refusoient aux idées, et les idées ne s’accordoient point aux expressions. Cependant, disoit-il, l’auteur a certainement eu de l’intention. Les termes dont il s’est servi couvrent quelque chose qu’il a voulu cacher. Mais pourquoi, dit mon oncle, lui prêter des desseins différens de ce qu’il exprime ? Les hommes célèbres, frère Tobie, répliquoit mon père, ne s’amusent pas à faire des dialogues sur la longueur du nez et sur tout autre sujet, sans quelque motif particulier. Celui-ci n’est sûrement qu’une allégorie, et j’en découvrirai le sens mystique, ou je ne pourrai. Voyons, lisons. Mon père lut. Fort bien ! voilà de très-bons détails ; mais à quoi bon ceci ? qu’est-ce qui ne connoît pas les propriétés nautoniques du nez ? Érasme pouvoit bien nous en épargner le détail. Oh ! oh ! il prétend qu’on peut en guise de souflet, l’appliquer ad excitandum focum. Je ne lui soupçonnois pas cette utilité domestique. Il a raison, j’en juge par la sensation que j’éprouve sur ma main. Mais quel plaisir, frère ! m’y voici, à cela près d’un mot, je conçois tout ce qu’Érasme a voulu rendre mystérieux. Eh bien ! dit mon oncle, réjouissez-vous de la découverte ; elle n’est pas faite, dit mon père, puisqu’il y manque quelque chose ; mais on peut aider à la lettre. Je n’aime pas ces torquets, reprit mon oncle. Ni moi, dit mon père, en mordant ses lèvres et en mettant ses lunettes. Au diable soit le dialogue ! et il le déchira du livre avec une sorte de colère.



CHAPITRE LXII.

Il se console avec Slawkembergius.


Slawkembergius fut sa ressource, et quel homme ! il avoit analysé toutes mes disgraces. Il avoit mélancoliquement prédit tous les revers qui, à chaque époque de ma vie, devoient assaillir mon existence ; il en avoit développé les causes. Il les avoit attribuées à la maladresse du docteur Slop, à la forme applatie, que le tranchant fatal de son forceps avoit donnée au malheureux nez que je porte, et que je porterai jusqu’à la fin de mes jours. Mon père n’avoit fait qu’une attention médiocre à toutes ces circonstances ; mais l’événement les lui avoit si vivement retracées, que Slawkembergius devint pour lui l’écrivain le plus imposant qu’il eût jamais lu. Par quelle secrete impulsion avoit-il prévu toutes ces choses ? d’où lui venoient-elles ? comment ses oreilles en avoient-elles été frappées ? qu’est ce qui avoit pu l’assurer qu’elles arriveroient ? il y avoit alors quatre-vingt dix ans qu’une tombe couvroit les cendres de Slawkembergius, et mon père ne pouvoit faire que des conjectures sur la manière dont ces événemens futurs avoient pu se glisser dans le sensorium de cet homme divin.

Son caractère se décéloit par ses ouvrages. Gai, jovial, on voit qu’il jouoit sur les mots. Il donne lui-même une idée des motifs qui l’avoient déterminé à écrire, et à passer plusieurs années de sa vie sur le sujet dont il parle. C’est ce qu’on voit à la fin de son prolégomène, que le relieur, par parenthèse, a mal-adroitement placé entre la table de son livre et le livre lui-même, au lieu de le mettre au commencement ; mais il se fait tant de choses à rebours dans ce monde, que cette ineptie ne doit pas être tirée à conséquence. Slawkembergius informe donc ses curieux lecteurs, que depuis qu’il étoit arrivé à l’âge de discernement, et qu’il pouvoit s’asseoir tranquillement pour considérer en lui-même ce qu’étoit le véritable état de l’homme, et distinguer la principale fin de son être… ou pour accourcir ma traduction ; car le livre de Slawkembergius est comme de raison écrit en latin, avec la prolixité des auteurs modernes qui écrivent en cette langue ; Slawkembergius assure que depuis le temps qu’il fit usage de toute sa sagacité pour approfondir cette matière, il n’y conçut rien, ou plutôt qu’il ne savoit ce que c’étoit. Il ajoute que le seul fruit de tant d’application, fut de remarquer que ceux qui avoient entrepris jusques-là d’écrire sur le point capital dont Érasme avoit fait depuis le sujet principal d’un de ses dialogues, s’en étoient acquittés si mollement, qu’à peine ils méritoient d’être lus. Je me sentis, alors dit-il, si vivement aiguillonné, que je ne pus résister à cette impulsion. J’entrepris de m’égayer sur cette matière.

Et il faut l’avouer, Slawkembergius n’entra dans la lice qu’avec une plus forte lance, et que pour parcourir une plus vaste carrière que tous ceux qui l’avoient précédé. Si jamais on élève quelque monument pour placer les statues des grands hommes, la sienne en fera le principal ornement. On la mettra dans la niche la plus apparente au moins, comme le prototype de tous les écrivains volumineux qui doivent servir de modèle. Il a épuisé son sujet. Chaque chose y est pesée, discutée, examinée, éclaircie avec la plus grande précision. Il y a jeté tout ce que les sciences les plus profondes avoient d’intéressant, tout ce que les connoissances agréables avoient de plus piquant. Il n’a cessé de comparer, de compiler, de piller, de glaner. Son ouvrage est une riche collection de tout ce qui a été dit, écrit ou discuté dans les écoles, ou sous les portiques des savans de tous les âges et de tous les peuples. C’est un recueil entièrement achevé, un code, un digeste de tout ce qu’un homme, qui se pique de curiosité, peut désirer de savoir sur les nez, de quelque forme et de quelque couleur qu’ils soient.

On conçoit aisément qu’il est fort peu nécessaire que je parle des autres livres qui composoient la bibliothèque de mon père. Je ne dirai donc rien de Prignitz, d’André Scroderus, d’Ambroise Paré, de leurs querelles, de leurs disputes, de l’intérêt que mon père prit à leurs discussions, du jugement qu’il en porta. J’ai bien d’autres choses à faire. N’ai-je pas promis d’éclaircir une foule de difficultés qui se sont présentées ? n’est-il pas survenu depuis mille chagrins domestiques qu’il faut que je dissipe ? une vache inconsidérée a porté le désordre dans les fortifications de mon oncle Tobie. Elle a mangé deux rations et demie d’herbe, et arraché le gazon qui tapissoit ses glacis, ses ouvrages à cornes et son chemin couvert. Trim veut qu’elle passe au conseil de guerre, et qu’elle soit fusillée. Il faut pour le moins crucifier le docteur Slop. Je serai moi-même Tristramisé ; je deviendrai le martyr de mon baptême. Pauvre diable que nous sommes ! ne va-t-on pas aussi m’emmailloter ? mais je n’ai point de temps à perdre ici en exclamations. J’ai laissé mon père étendu tout à travers de son lit. J’ai laissé mon oncle Tobie assis à côté de lui dans une vieille chaise de tapisserie frangée. J’ai promis de revenir à eux dans une demi-heure, et voilà plus de cinquante minutes qu’ils sont là dans la même attitude. Heureusement qu’ils ont besoin de repos ! je puis encore les y laisser l’un et l’autre. Je puis même, madame, vous procurer pendant ce temps la lecture d’un des ouvrages les plus agréables de Slawkembergius. Mon père l’avoit traduit. C’est un conte : je ne suis pas un des dévots de Slawkembergius, comme étoit mon père. Mais malgré cela, je suis d’opinion que ces contes méritent qu’on les lise. Quoiqu’il fût allemand, il n’est pas sans imagination, il les a divisés par décades, et chaque décade contient dix contes. La morale n’est pas bâtie sur des contes, et l’on peut certainement reprocher un tort à Slawkembergius, celui de les avoir annoncés sur ce ton dans le monde. On voit dans le plus grand nombre qu’il a plus fait d’efforts pour amuser que pour instruire, et il y a communement mal réussi ; mais il faut avouer qu’il n’a pas toujours été le maître de ses sujets. Son but, en faisant ces bagatelles, a été de saisir des faits qui rentrassent dans son ouvrage principal. C’en est une espèce de supplément. Mais lisez, madame, et vous en jugerez.



CHAPITRE LXIII.

La prise de Strasbourg, conte.


On respiroit la fraîcheur délicieuse d’une des plus belles soirées du mois d’août, lorsqu’un étranger, monté sur une mule, entra dans la ville de Strasbourg. Il portoit en croupe une petite valise qui renfermoit quelques chemises, une paire de souliers de maroquin, et une culotte de satin cramoisi ; c’étoit-là tout son bagage. Halte-là, lui dit le soldat qui montoit la garde à la porte : d’où venez-vous ? où allez-vous ? — D’où je viens, mon ami ? connois-tu le Cap des Nez ? eh bien ! c’est de-là que je viens, et je vais à Francfort. Je repasserai ici dans un mois, pour aller sur les frontières de la Tartarie-Crimée. La sentinelle leva les yeux sur l’étranger, et le regarda fixement : je n’avois jamais vu un pareil nez !… — Tu t’étonnes ! va, il m’a procuré d’heureux hasards. Je le crois, dit la sentinelle… Je t’en souhaite autant.

Tout en disant cela, le cavalier, en dégageant son poignet d’un ruban noir où pendoit un court cimeterre, coula légèrement un florin dans la main de la sentinelle. Je suis fâché, dit le soldat à un petit tambour bancroche, qui étoit présent, que ce galant homme ait perdu le fourreau de son sabre. Il lui en faut un absolument, et l’on est si mal-adroit ! Je n’en ai pas besoin, reprit l’étranger, dont la mule alloit si doucement qu’il avoit tout entendu.

Je porte mon cimeterre nu, dit-il en le levant en l’air, pour qu’il soit plutôt prêt à défendre mon nez.

Ma foi, il en vaut bien la peine, dit la sentinelle.

Fi donc, reprit le petit tambour bancroche, ne vois-tu pas que c’est un nez de carton ?

À d’autres, répliqua la sentinelle ; c’est parbleu un nez comme le mien, excepté qu’il est six fois plus gros.

Mais je l’entend qui craque, dit le petit tambour bancroche.

Et moi, je le vois qui rougit, dit la sentinelle.

Bon ! nous sommes tous les deux de grands sots de n’y avoir pas touché, nous saurions à présent ce que c’est.

Tandis que la sentinelle et le tambour bancroche se disputoient, une querelle pareille s’étoit élevée entre un trompette et sa femme, qui s’étoient arrêtés par hasard pour considérer le nez de l’étranger.

Bénédiction, quel nez ! s’écria la femme ; il est aussi long qu’une trompette.

Aussi est-il de cuivre dit le trompette.

De cuivre ? comme je danse…

Oui, parbleu de cuivre, reprit le mari ; on peut en juger par le bruit de ses éternumens.

Eh bien ! j’en aurai le cœur net, reprit la femme ; je ne me coucherai pas que je n’y aie mis la main.

Oui-dà ! dit l’étranger, qui alloit toujours tout doucement, oui !… dit-il, en laissant tomber la bride sur le cou de sa mule, et croisant ses mains sur sa poitrine. Non, non, poursuivit-il en levant les yeux au ciel, non, non : le monde m’a trop maltraité, pour que je laisse prendre cette conviction à qui que ce soit. J’en fais vœu ; personne ne me tâtera le nez tant qu’il me restera assez de force pour….

Pourquoi ? s’écria la femme d’un bourgmestre qui passoit, suivie d’un petit laquais.

Et vous aussi, madame, vous voudriez me tâter le….

Au reste, il ne fit pas la moindre attention à ce que lui dit la femme du bourgmestre. Il étoit occupé, pendant qu’elle parloit, à faire un vœu à Saint-Nicolas. Son vœu fait, il decroisa ses mains, reprit la bride de sa mule, et son cimeterre suspendu, il s’achemina au petit pas dans les rues de Strasbourg, jusqu’à ce qu’enfin le hasard le conduisît à la porte d’une grande auberge, sur la place du marché, vis-à-vis d’une église.

À peine l’étranger fut-il descendu, qu’il fit mettre sa mule à l’écurie. Il fit ensuite porter sa valise dans sa chambre ; il en tira une chemise et la mit ; il en tira sa culotte de satin et la mit ; il en tira la frange d’argent qui s’y ajustoit, il l’y ajusta ; il se chaussa. Ainsi habillé, son cimeterre au poing et nu, il sortit et alla se promener sur la place d’armes.

Il en avoit déjà fait trois fois le tour, lorsqu’il aperçut la femme du trompette qui venoit à sa rencontre. Oh ! oh ! dit-il, elle a des desseins… évitons-la. Il retourna sur ses pas et revint précipitamment à son auberge, remit ses habits dans sa valise et demanda sa mule pour partir.

Je vais à Francfort, dit-il à son hôte, et vous me reverrez d’aujourd’hui en un mois : puis caressant sa mule et mettant le pied à l’étrier, je m’imagine, poursuivit-il, que vous en avez eu bien soin ; la pauvre bête ! elle est bien fatiguée : voilà plus de six cents lieues que je lui fais faire.

Ma foi ! dit l’aubergiste, c’est un long voyage, et à moins que l’on ait des affaires bien intéressantes… Moi ! point du tout, répondit l’étranger, c’est la curiosité seule qui me conduit. Je voulois voir le Cap-des-Nez dont j’ai entendu parler. Je l’ai vu ; et vous voyez vous-même que je n’ai pas perdu mon temps : j’en ai rapporté un qui est assez beau.

Il n’avoit pas besoin de le faire observer ; l’hôte et l’hôtesse n’avoient pas détourné les yeux de dessus.

Par Sainte-Radegonde ! s’écrioit celle-ci en elle-même, les douze plus beaux nez de Strasbourg ne valent pas le sien ! Mon ami, dit-elle à l’oreille de son mari, conviens que c’est-là un fier nez.

Allons donc, dit-il ! es-tu assez sotte pour ne pas voir que c’est un nez postiche ?

Oh pardi ! reprit-elle, avec la permission de monsieur…

Pardon, madame, dit l’étranger ; je vois ce que vous désirez ; mais j’ai fait vœu à Saint-Nicolas que qui que ce soit ne touchera à mon nez, jusqu’à ce que…

Puis il piqua des deux, et partit sans dire un mot de plus.

Il n’avoit pas fait une demi-lieue, que tout étoit en rumeur dans la ville de Strasbourg. On sonnoit complies ; les cloches appeloient de toutes parts les Strasbourgeois ; aucun ne les entendoit. Les hommes, les femmes, les enfans couroient çà et là, pêle-mêle, allant, venant, se heurtant, se croisant à cette porte, à celle-ci, à celle-là, à cette autre, dans cette rue, dans cette place. L’avez-vous vu ? Qui est-ce qui l’a vu ? ce n’est pas moi ; ni moi, qui donc ?

Je n’en sais rien.

J’étois à vêpres.

Je savonnois.

Je repassois.

J’épluchois la salade.

Je portois le souper au four.

Je couchois les enfans.

C’est ainsi que toutes les comères de Strasbourg déploroient leur disgrace chacune sur son ton. Hélas ! je ne l’ai pas vu, je ne le verrai jamais. Je ne sais pas ce que je donnerois, dit une assez jolie marchande, pour avoir été dans ce moment la femme du trompette.

Et moi le trompette.

Et moi la sentinelle.

Et moi le petit tambour bancroche.

Et moi l’aubergiste.

Et moi sa femme.

Et moi la bourgmestre.

Et ces cris de désespoir retentissoient dans tous les coins de Strasbourg.

Mais tandis que cette confusion régnoit dans les têtes Strasbourgeoises, notre héros, sans songer qu’il fût seulement question de lui dans cette grande ville, continuoit sa route vers Francfort : ce n’étoit pourtant pas sans être agité de quelque inquiétude. Il lui échappoit de temps-en-temps des propos interrompus qu’il tenoit tantôt à sa mule, tantôt à lui-même, tantôt à sa Julie.

Ô ! ma Julie, s’écrioit-il, ma chère et tendre Julie !

Mais va donc, et laisse-là ce chardon…

Comment un rival a-t-il pu m’enlever ce bonheur que tu me promettois, et dont j’étois sur le point de jouir ?

Encore ! allons, marche ; tu en mangeras mieux ce soir.

Malheureux que je suis ! banni de ma patrie, éloigné de mes amis, séparé de toi, fatigué, harrassé….

Un peu plus vîte donc, kt, kt, kt…

À quel état suis-je réduit ! je n’ai maintenant pour toutes choses que deux chemises, une paire de souliers qui ne sont pas trop bons, et ma culotte de satin cramoisi… Ô ma Julie ! et je vais à Francfort ! pourquoi plutôt là qu’ailleurs… Ah ! sans doute qu’une main invisible me conduit dans tous ces détours.

Holà donc, holà ! tu buttes ? Par Saint-Nicolas ! si tu ne vas que de ce train, nous ferons bien quatorze lieues en quinze jours. Allons, ma mie, allons.

Y aura-t-il donc enfin quelque bonheur pour moi ? cesserai-je d’être le jouet de la fortune et de la calomnie. Chassé par l’un, accusé par l’autre… Mais pourquoi ne suis-je pas resté à Strasbourg ? la justice… ô Julie !…

Mais que diable as-tu donc à dresser ainsi les oreilles ? eh ! va, ce n’est qu’un homme qui passe.

Voilà comme l’étranger s’entretenoit, chemin faisant avec sa mule, sa Julie et lui-même. Il aperçut une auberge, et mit pied à terre. Ayez soin de ma mule, dit-il au garçon, et que l’on me donne une chambre et à souper. Le voyageur soupa et se mit au lit à dix heures précises ; à dix heures quatre minutes il ronfloit d’importance.

Quelle différence à Strasbourg ! ce ne fut qu’à minuit que le calme avoit succédé au tumulte excité par l’apparition de l’étranger. Mais quel calme ! on étoit couché et l’on ne dormoit pas. L’abbesse de Quedleimbergh qui étoit venue à Strasbourg avec les quatre grandes dignitaires de son chapitre, la doyenne, la prieure, la chevecière et la première chanoinesse, pour consulter l’université sur un cas de conscience relatif à la fente de leurs jupes, passa la nuit fort mal à son aise.

Le nez merveilleux de l’étranger s’étant juché sur la glande pinéale de son cerveau, il remua si vivement son imagination ; celle des quatre grandes dignitaires en fut tellement agitée, que ni les unes ni les autres ne purent fermer l’œil ; pas une des parties de leur corps ne resta tranquille.

Les pénitentes du tiers-ordre de Saint-François, les filles du Calvaire, les prémontrées, les clunistes, les chartreuses, et toute la gente cloîtrée qui respiroit cette nuit sous les cilices, furent encore plus inquiétées que l’abbesse de Quedleimbergh et ses quatre grandes dignitaires ; elles ne firent que virer, tourner et mouver dans leurs lits. On eût dit qu’elles étaient ardées du feu saint Antoine. Les ursulines furent plus prudentes ; elles ne se couchèrent point.

Jamais un tel sujet d’inquiétude et d’insomnie, jamais impatience d’en connoître la cause n’avoit aussi puissamment remué les Strasbourgeois, depuis que Martin Luther avec sa doctrine avoit bouleversé la ville sens-dessus-dessous. Ajoutez encore que la sentinelle, le petit tambour bancroche, le trompette et la femme du trompette, et la femme du bourgmestre, s’étoient prodigieusement écartés les uns des autres dans la description de ce qu’ils avoient vu. Ils ne s’étoient accordés que dans ces deux points ; c’est que l’étranger étoit allé à Francfort, et qu’il en reviendrait dans un mois, et que, soit que son nez fût réel ou feint, il n’avoit pas besoin de cet ornement pour être l’homme le plus beau, le mieux fait, le plus honnête, le plus généreux et le plus aimable qui eût jamais passé les portes de Strasbourg. On l’avoit vu de bien des façons, trottant sur sa mule, marchant dans la rue, son cimeterre suspendu à son poignet ; on l’avoit vu se promener sur la place de la parade avec sa culotte de satin cramoisi, et partout on lui avoit remarqué un air si doux, si modeste, et surtout si noble… Je ne suis plus fille depuis long-temps, dit la bourguemestre ; mais je sais bien que si je l’eusse été, il n’auroit tenu qu’à lui de me faire courir de grands hasards.

L’abbesse de Quedleimbergh et ses quatre grandes dignitaires ne purent tenir à l’impatience de satisfaire leur curiosité. L’après-midi, elles envoyèrent chercher la femme du trompette. Elle couroit les rues, la trompette de son mari à la main ; il ne fut pas difficile de la trouver ; elle vint ; elle avoit déjà dressé tout l’appareil de sa théorie.

Ô Athènes ! qu’as-tu à comparer à ces deux orateurs ? la sentinelle et le tambour bancroche, établis sous les portes de Strasbourg, mettoient infiniment plus de pompe dans la relation de ce qu’ils avoient vu, que Crantor et Chrysippe n’en mirent jamais dans les leçons si vantées qu’ils donnoient sous les portiques.

L’aubergiste les imitoit sur le seuil de sa porte, tandis que sa femme, retirée dans sa chambre, ne faisoit part de ce qu’elle savoit qu’à des personnes plus choisies. Enfin, les Strasbourgeois couroient de toutes parts à l’instruction, et les Strasbourgeois furent instruits.

Dès que la femme du trompette eut satisfait la curiosité de l’abbesse de Quedleimbergh, elle alla s’établir sur des trétaux qu’elle avoit fait dresser sur la grande place, et elle fit un tort infini aux autres harangueurs.

Mais tandis qu’à Strasbourg tous ceux qui vouloient s’instruire cherchoient à descendre dans le puits où la vérité tient sa cour, les savans faisoient leurs efforts pour en faire sortir la déesse. Ce n’est point aux faits qu’ils avoient recours pour la faire remonter ; ils raisonnoient. L’histoire du nez faisoit jaser tout le monde ; on vouloit au moins deviner, si l’on ne pouvoit prouver. Ceux qui se flattoient d’y mieux réussir, étoient les héros de la faculté. Ils se vantoient d’avance d’un succès assuré. Mais malheureusement ils dissertèrent d’abord sur les tumeurs et toutes les excroissances loupiologiques, etc. ; et ils s’égarèrent si bien, qu’il ne leur fut plus possible de se rallier.

L’un d’eux cependant démontra, d’une manière très-satisfaisante, qu’une masse aussi dodue et aussi énorme de matière hétérogène n’auroit pu se former et se conglutiner sur le nez d’un enfant encore dans l’utérus, sans détruire la balance statique du fœtus. Il auroit, disoit-il, nécessairement perdu son équilibre.

J’accorde le principe, dit un autre ; mais je nie la conséquence.

C’est bientôt dit, reprit le premier ; mais vous ne pouvez nier que s’il n’y avoit pas dès les premiers momens de la conception une quantité suffisante de veines, d’artères, de canaux qui vivifiassent un pareil nez, il n’auroit jamais été possible qu’il pût prendre de l’accroissement.

Une longue dissertation sur la digestion, la nutrition, sur ses effets, sur l’extension qu’elle procure aux vaisseaux, sur l’accroissement des corps musculaires, etc. etc., servit de réponse à cet argument. On poussa même le raisonnement jusqu’à affirmer que rien n’empêchoit que le nez d’un homme ne devînt aussi gros que le reste de son corps.

Quelle sottise ! répondit un autre docteur ; cela ne pourra jamais se réaliser tant que l’homme n’aura qu’un estomac et deux poumons : car enfin, si l’estomac est le seul organe que la nature ait destiné pour recevoir les alimens, pour les convertir en chyle : si les deux poumons sont également les seuls viscères qui opèrent la sanguification, il n’est pas possible qu’ils fassent plus que la nature ne l’a déterminé… Ils sont d’une forme et d’une force que la nature a irrévocablement fixées ; ils ne peuvent former qu’une certaine quantité de sang dans un temps donné, etc… delà il est évident que si le nez d’un homme étoit aussi gros que son corps, il s’ensuivroit que l’homme ou son nez tomberoit en putréfaction. Le nez se sépareroit de l’homme, ou l’homme de son nez : répondez à cela.

Si j’y réponds ! La nature s’accommode à tout. Eh ! sans cela, que diriez-vous d’un bon estomac et de deux excellens poumons qui appartiendroient à un homme à qui l’on auroit coupé les jambes et les bras. Diriez-vous que l’estomac et les poumons seroient diminués de force et de volume ? Vous ne le diriez pas : eh bien ! ce n’est pourtant plus là un homme, ce n’est que la moitié d’un homme tout au plus.

Soit. Mais un pareil homme doit nécessairement mourir d’une pléthore, d’une hémorrhagie, ou de consomption.....

L’expérience prouve le contraire.

Eh ! que me fait l’expérience contre la théorie ? l’expérience a tort.

Ainsi se séparèrent les docteurs de la faculté.

Les naturalistes, ces hommes modestes qui, à l’exception d’eux-mêmes, ne parlent de personne, se mirent aussi de la partie, et voulurent à leur tour surprendre la nature sur le fait, en rendant compte de la longueur et de la grosseur de ce nez si fameux. Ils allèrent d’abord assez long-temps de concert dans leurs recherches. Ils posèrent pour principe que toutes les parties constitutives de l’homme étoient exactement proportionnées aux fonctions particulières qu’elles doivent avoir relativement à toute la machine. Cet axiome passa tout d’une voix et par acclamation. Mais tout d’une voix aussi ils convinrent qu’il y avoit de la variation dans ces proportions. Le correctif fut qu’au moins dans ces variations la nature ne s’écartoit de ses loix primitives que jusqu’à un certain point.

Sans doute, disoit-on, la nature est comme renfermée dans un cercle… Il ne s’agit que d’en déterminer le diamètre.

Tout cela étoit très-bien, très-savamment, très-profondément, très-philosophiquement raisonné ; mais quand il fallut mesurer le diamètre, ces messieurs se trouvèrent sans compas.

Les logiciens, et cela devoit être, s’écartèrent beaucoup moins du sujet que les physiciens et les médecins. Ils commençoient et finissoient toujours leurs argumens et leurs réponses par le mot même, qui exprimoit l’objet dont il étoit question. On ne pouvoit pas l’oublier ; et sans une pétition de principe qui tomba, je ne sais comment, dans l’esprit de l’un d’eux, c’en étoit fait ; la chose eût été déterminée dans une séance.

Mais, dit-il inopinément, vous parlez d’un saignement de nez : un nez ne peut saigner s’il n’y a du sang ; encore faut-il qu’il y circule. Atqui, la mort n’étant autre chose qu’une cessation absolue du mouvement du sang… Nego minorem, reprit brusquement un antagoniste. Je soutiens que la mort est la séparation de l’ame et du corps.

Oui ?… et moi je ne suis point d’accord sur ce principe.

Eh bien ! ne disputons point que nous ne nous y soyons mis.

La chose en reste-là, et le nez ne fut pas encore expliqué par ces messieurs.

Les gens de loi voulurent aussi résoudre la difficulté. Ils n’y virent que des motifs de déployer la rigueur des loix. Commençons toujours par décréter le Quidam de prise de corps, et puis nous verrons.

De deux choses l’une, disoient-ils ; ou son nez est réel, ou il est faux. S’il est réel, on ne peut légalement le souffrir dans la société civile, parce qu’il en trouble l’ordre et l’harmonie : si, au contraire, il est faux, c’est en imposer à la société, cela mérite encore moins d’indulgence ; ainsi décrétons.

Il s’éleva une question : ce fut de savoir s’il ne seroit pas plus judicieux de porter le décret contre le nez, quel qu’il fût, que contre celui qui en étoit le malheureux ou le fortuné porteur.

Il y eut de longs débats sur ce point, et des pour et contre très-érudits. La proposition fut rejetée par la loi 44, §. 1. ad leg. qui rend les maîtres responsables des délits de leurs domestiques.

Halte-là, s’écrièrent quelqu’autres jurisconsultes ; on met ici trop de rigueur, et ce n’est pas le cas d’un décret.

Non ?… certainement, et la raison en est simple. L’étranger ne s’est pas caché. N’a t-il pas dit expressément qu’il étoit allé au Cap des Nez, et qu’il en avoit rapporté celui-là ? si l’on décrétoit tous les voyageurs qui rapportent des choses curieuses ou utiles des pays où ils vont, personne ne sortiroit de chez soi. L’intérêt de la société s’oppose donc ici au décret en question.

Mais c’est une sottise que l’étranger a débitée. Il n’existe dans l’univers aucun coin de terre, aucun promontoire qui soit connu sous le nom de Cap des nez.

Qui vous l’a dit ?

Les géographes.

Ils n’en parlent pas.

Et c’est pourquoi je les cite : je m’en rapporte à leur silence.

Le Bâtonnier, homme mûr, réfléchi et le plus habile, comme de raison, d’entre tous les habiles, crut pouvoir décider la chose par une ample dissertation sur les phrases proverbiales. Elles ont, dit-il, un sens allégorique qu’il faut toujours considérer. Exemple : Autant en emporte le vent. Le vent emporte bien des choses ; cependant cette phrase ne s’entend ici que d’un discours qui a glissé sur l’esprit des auditeurs, sans y faire d’impression ; c’est ce que j’ai éprouvé bien des fois dans mes plaidoieries. Eh ! pourquoi ne voudroit-on pas que le Cap des Nez, dont a parlé l’étranger, ne signifiât autre chose dans son entendement, si ce n’est que la nature lui a fait présent d’un nez extraordinaire ? et sur cela l’orateur cite une foule de lois qui alloient faire passer son opinion comme si elle eût été une loi elle-même. Mais il en étoit de ces lois comme des propriétés qu’il avoit données au vent. Il les mettoit à tout. On s’aperçut qu’il venoit de s’en servir pour prouver qu’un chanoine de la cathédrale ne pouvoit s’empêcher de payer certains bons offices dont une jeune fille réclamoit le salaire..... Il fut hué, et l’assemblée se sépara jusqu’au lendemain.

Les deux universités de Strasbourg avoient déjà commencé l’affaire de l’abbesse de Quedleimbergh et de ses quatre grandes dignitaires. Elles en attendoient la solution ; mais l’histoire du jour l’emporta.

Toutes les presses de la ville gémissoient déjà sous les écrits des savans ; on ne chantoit pas d’autres chansons dans les rues ; on ne voyoit pas d’autres estampes que celle du nez. Mais on soupiroit avec ardeur après le jugement des universités ; et l’on se seroit donné au diable pour savoir d’avance ce qu’elles décideroient.

Cela est au-dessus du sens commun, disoient quelques docteurs.

Point du tout, répondoient les autres, cela est au-dessous.

C’est un article de foi, disoit l’un. Tarare ! disoit l’autre.

La chose est impossible, s’écrioit un cinquième. Non, répliquoit un autre.

Mais le pouvoir de Dieu est infini, dit un Nézarien ; il peut tout.

Il ne peut rien de contradictoire, répondoit un anti-Nézarien

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Parbleu ! disoient les premiers, Dieu peut faire un nez aussi long, aussi gros, aussi gros que le clocher de Strasbourg….

Les anti-Nézariens soutinrent qu’il étoit impossible qu’un homme pût porter un nez de cinq cent soixante-quinze pieds de long.

Mais s’il étoit horizontal.....

Mais s’il ne l’étoit pas.

Oh ! si, si, si, si, si, si.....

Il s’éleva une nouvelle dispute sur l’étendue et sur les bornes de la puissance divine. On alla si loin qu’il ne fut plus question de l’objet ; le nez de l’étranger n’étoit plus qu’une frégate lancée dans le golfe de la théologie scholastique.

L’imagination des Strasbourgeois ne s’alluma que plus vivement par la confusion qui régnoit dans toutes ces discussions. Plus elles étoient obscures, plus elles les jetoient dans l’enthousiasme.

Leurs docteurs embarqués sur le vaste océan des sciences, et entraînés par la force des courans contraires, étoient précisément comme Pantagruel et ses compagnons qui cherchoient l’oracle au fond d’une bouteille, et qui attendoient sur le rivage le succès de quelque heureuse entreprise.

Pauvres Strasbourgeois ! qu’aviez-vous de mieux à faire ? comment sortir de cet embarras ? je ne vous ferai point de reproches sur votre résignation docile à l’attente des événemens. Pauvres Strasbourgeois ! moi ! je ne veux faire que votre éloge.

Quelle est la ville dont tous les habitans, tourmentés par la curiosité, eussent souffert la soif et la faim, et n’eussent dormi de huit jours, comme vous eûtes alors le courage de le faire ?

Le voyageur avoit promis de repasser par Strasbourg le trentième jour. — Sept mille carosses, (Slawkembergius s’est sans doute trompé dans ses caractères numériques) sept mille carosses, quinze mille charettes, vingt mille cabriolets chargés de préteurs, de conseillers, de syndics, de bourgmestres, d’avocats, de procureurs, de médecins, de chirurgiens, d’apothicaires, de docteurs, d’abbés, de prêtres, de nonnes, de béguines, de veuves, de femmes, de filles, de moines, de chanoines, l’abbesse de Quedleimbergh ouvrant la marche avec ses quatre grandes dignitaires dans une calèche, le fretin suivant pêle-mêle, à pied, à cheval, les uns conduits, les autres entraînés, quelques-uns voguant sur le Rhin, tous levés avant le soleil, sortirent de la ville pour aller au-devant de l’étranger.

L’impatience avoit calculé le temps qu’il devoit mettre pour arriver à l’endroit où il étoit attendu. Midi sonne, il ne paroît point. — Il aura sans doute retardé son départ de quelques heures. — On le verra sûrement avant la fin du jour. Mais la nuit approche, et il ne paroît point encore ? que faire ? couchera-t-on au bivouac ? eh ! pourquoi pas ? la nuit se prépare à être belle.

Mais, s’écrie Slawkembergius, je touche ici au dénouement de cette aventure. Il n’est point de conte bien organisé qui n’ait sa prostase, son épistase, sa catastase, sa catastrophe ou sa péripétie ; ainsi le veut Aristote, et ce qui est pour moi une loi bien plus impérieuse, ainsi le veut le sens commun…

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Et l’on ne niera pas sans doute que depuis l’instant où les savans de tous les ordres se mettent à disputer jusqu’à ce que les docteurs fourrés s’embarquent à corps perdu en laissant les pauvres Strasbourgeois en détresse sur la rive, ne soit une belle et bonne catastase. Les incidens sont, grâces à Dieu, assez embrouillés pour qu’il soit temps que l’orage creve au dernier acte : et voici où il commence.

C’est au départ des bons Strasbourgeois qui vont gaiement attendre l’étranger sur la route de Francfort, et qui déjà s’ennuient de ne le pas voir arriver. Pour lui il faut bien, ainsi que le prescrit Aristote, que je le tire du labyrinthe où je l’ai plongé, et que je le remette dans un état de repos et de tranquillité où ses discours ont fait juger qu’il n’étoit pas.

Pendant qu’il chicanoit sa mule sur de petites génuflexions qu’elle faisoit de temps-en-temps, et qu’il gagnoit son auberge aussi vîte qu’elle pouvoit aller, un autre voyageur faisoit hâte pour arriver à Strasbourg. — Parbleu ! dit-il en lui-même, après avoir trotté pendant une lieue, je suis un grand sot ! à quoi donc pensé-je. Je n’arriverai jamais ce soir à la capitale de l’Alsace, à cette ville fameuse où à cela près des tambours, il y a la plus belle garnison du monde. Bête que je suis ! eh ! quand je serois actuellement à la porte, m’y laisseroit-on entrer en donnant même un ducat ? J’en donnerois deux que je ne passerais pas. Je serois bien nigaud : retournons plutôt coucher à l’auberge que j’ai vue là-bas. Il tourne bride aussitôt, marche et arrive à l’enseigne où notre héros s’étoit arrêté.

— Ma foi, monsieur, nous n’avons que de la choucroûte et du pain… Nous avions bien une demi-douzaine d’œufs, mais un voyageur qui est arrivé avant vous en a fait faire une omelette.

Eh, morbleu ! j’ai plus besoin de dormir que de manger.

Sur ce pied là, dit l’hôte, je suis votre homme ; je me flate d’avoir ici le lit le plus mollet qu’il y ait dans toute l’Alsace. Je voulois d’abord le donner à l’étranger.

Ma fime, dit Jacinte, il a le nez si gros et si long… Comment… est-ce qu’il a une fluxion… Je ne sais, mais ça fait peur… Ô ciel ! s’écria l’étranger, seroit-ce une fausse lueur d’espérance. Répète, ma fille ce que tu viens de me dire… N’est-ce point un badinage ? Non, monsieur, non, dit l’hôte, c’est un nez merveilleux. Juste ciel ! grâces te soient rendues : tu me conduis enfin au bout de ma course ; c’est lui, oui, c’est lui, je n’en doute pas ; c’est Dom Diègue, dit le frère de la belle Julie.

Il avoit accompagné sa sœur depuis Valladolid jusqu’en France, en traversant les Pyrénées : mais les fatigues qu’elle avoit essuyées, jointes à l’inquiétude qui la tourmentait sur le sort de son amant, lui avoient causé une maladie qui l’arrêta à Lyon. À peine lui étoit-il resté assez de force pour écrire à son cher Diégo. Elle avoit remis la lettre à son frère, en le conjurant de ne jamais la revoir qu’il ne l’eût remise à son amant.

Fernandès se coucha : l’édredon qui composoit le lit le plus mollet de l’Alsace, s’étoit rassemblé en une telle multitude de petites boules, qu’il ne put dormir de toute la nuit. Il se leva au point du jour. Diego se trouva éveillé aussitôt que lui, et par une belle aurore, il lui remit la lettre de sa sœur.


Seigneur Diégo,

Que les soupçons que m’inspire votre déguisement soient fondés ou non, c’est ce qui m’inquiète le moins dans ce moment. Il me semble qu’il doit vous suffire que je n’aie pas la force de les supporter plus longtemps.

Que je vous connoissois mal, quand je vous fis dire par ma Duegne de ne plus reparoître sous ma jalousie ! mais que je vous connoissois bien peu, ô Diégo ! lorsque je m’imaginois que vous seriez resté à Valladolid pour dissiper mes doutes !… Deviez-vous donc m’abandonner parce que je m’étois trompée ? et soit que mes craintes fussent imaginaires ou réelles, deviez-vous ainsi prendre les choses à la lettre, et me livrer au plus affreux désespoir ?

Mon frère vous dira combien j’ai souffert ; il vous dira combien je me suis repentie du message indiscret dont j’avois chargé ma Duègne. Il vous dira que je volai avec précipitation à ma jalousie : vous saurez, par lui, avec quelle constance j’y restai pendant plusieurs jours appuyée sur mes deux coudes, les yeux immobiles et tournés du côté par où vous aviez coutume de vous y rendre.

Il vous dira que les forces abandonnèrent votre Julie, lorsqu’elle apprit votre départ ; que tout son sang se figea ; qu’elle fondit en pleurs ; et que son abattement fut si grand, qu’elle n’avoit pas le courage de retirer sa tête tombée sur son sein.

Ô Diégo ! Diégo ! si vous connaissiez les chemins que mon frère m’a fait parcourir pour voler sur vos traces, combien la violence de ma passion n’a-t-elle pas exagéré mes forces pour soutenir la fatigue ! combien de fois ne suis-je pas tombée entre ses bras, en m’écriant : ô Diégo !…

Si vos yeux enchanteurs, si la douceur de vos traits peignent votre ame, je ne doute point que vous ne voliez vers moi avec autant de vitesse que vous en avez mis à me fuir ; mais quelque prompt que soit votre retour, vous n’arriverez, hélas ! que pour me voir mourir. Mourir ! ah ! Diégo, Diégo ! faut-il que je meure sans être…


Une foiblesse avoit empêché Julie de pouvoir continuer. Et Slawkembergius, fort embarrassé ici pour deviner comment il auroit terminé cette phrase, se hasarde à dire, après avoir longtemps hésité, qu’elle y auroit ajouté le mot convaincue. Elle avoit des doutes, dit-il ; une jeune fille, et surtout une jeune fille amoureuse qui cherche à éclaircir ses inquiétudes, exige toujours qu’on aille jusqu’à la conviction ; ainsi il est probable que Julie regrettoit de mourir sans être parfaitement sûre de la fidélité de son amant.

Avec quels transports il lut cette lettre ! Que l’on selle vîte ma mule et le cheval de Fernandès, s’écria-t-il. Mais le langage ordinaire dans ces sortes d’occasions n’exprime que très-foiblement le plaisir que l’on goûte… Ô divine poésie ! c’est-là ton lot.

Le Hasard, ce dieu aveugle qui nous précipite aussi souvent dans des abymes de maux, qu’il nous élève au faite du bonheur, offrit en ce moment à l’œil de Diégo une substance précieuse dont il fit usage à l’instant même. Un morceau de charbon qu’il aperçut dans la cheminée, se métamorphosa aussitôt en crayon, et il traça, sur la muraille de sa chambre, une ode qui exprimoit son enchantement.


ODE.


I.

suis-je ? Que vois-je, grands dieux ;
Mûrs sacrés d’Apollon, Calliope, Uranie !
Je vois… je ne vois rien, mes yeux…
Ah ! je vois, je vois tout, puisque je vois Julie.
Instrument de l’amour ! oh ! les sons que tu rends,
Quand tu n’es pas pincé des doigts de ma déesse,
Sont toujours aigres, durs, rauques et discordans.
Sa main douce, sa main légère, enchanteresse ;
Sa main sait en tirer les sons délicieux,
Qui charment tous les cœurs et vous ouvrent les cieux.


II.

Julie, idole de mon. . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ces vers étoient certainement fort beaux, et ce fut bien dommage, s’écrie Slawkembergius, que le seigneur Diego, inquiet sur la rime qui devoit suivre, ne sût si Julie étoit l’idole de son cœur ou de son ame. Rien n’est si cruel pour un homme de génie, que d’être asservi à l’usage d’un mot dont la redondance peut, à la vérité, flatter l’oreille, mais dont l’absurdité heurte le plus souvent la raison. On conçoit que son génie étoit arrêté par la rime qui devoit suivre… C’est le diable que la rime… Et quand elle fait perdre une chose aussi intéressante que devoit l’être ce chef-d’œuvre du seigneur Diego, on est tenté de souhaiter que l’on renouvelle la fameuse loi, qui, sous le règne de Henri IV, défendit à tous auteurs de rimailler.

Ce superbe morceau de poésie lyrique, qui eût mérité d’être gravé en lettres d’or, et de faire le pendant à l’ode sur la navigation, cette ode si fameuse que les commissaires de l’amirauté payèrent si cher l’an passé à notre poëte lauréat, resta malheureusement au bout du charbon qui en avoit tracé la première strophe.

Quoi qu’il en soit, le seigneur Dom Diégo fut arrêté tout court dans son élan poétique… Il essaya quelques autres tournures ; mais soit qu’il fût lent à faire des vers, ou que le garçon d’écurie fût prompt à seller les chevaux, toujours est-il vrai qu’il n’avoit encore rien trouvé lorsqu’on vint l’avertir que sa mule et le cheval de Fernandès étoient à la porte. Il abandonna son chef-d’œuvre, et les voilà partis….

Ils passèrent le Rhin, traversèrent l’Alsace et arrivèrent à Lyon. Les médecins avoient épargné Julie : soutenue par l’amour et par son cher Diégo, elle franchit avec lui les Pyrénées. Ils dormoient déjà depuis deux nuits sur le même oreiller à Valladolid, lorsque les Strasbourgeois, l’abbesse de Quedleimbergh et ses quatre grandes dignitaires attendoient l’inconnu sur le chemin de Francfort.

Je suppose que mes lecteurs savent un peu de tout ; il n’est donc pas fort nécessaire que je leur apprenne que tandis que Diégo étoit en Espagne caressant sa belle, il étoit très-difficile de le rencontrer sur la route de Francfort à Strasbourg trottant sur sa mule. Mais ce que je ne puis me dispenser de dire, c’est que de tous les désirs qu’irrite l’impatience, il n’en est point qui tourmente plus que la curiosité.

Les pauvres Strasbourgeois en firent la cruelle épreuve. Ils avoient à-peu-près calculé le temps où l’étranger devoit paroître.

Ils l’attendirent jusqu’à la nuit, il ne vint point. Ils imaginoient que quelque chose d’extraordinaire l’avoit retenu.

L’espoir les berça ainsi pendant un jour, deux jours, trois jours ; une nuit, deux nuits, trois nuits, et ce ne fut enfin que le quatrième jour au soir qu’ils prirent le parti de rentrer dans la ville.

Mais, hélas ! le destin leur avoit réservé un accident bien plus étrange. Cette révolution fit un bruit prodigieux dans toute l’Europe. Les gazettes du temps, les historiens qui les ont copiées depuis, ont entrepris d’en développer les causes ; mais ils ne l’ont jamais fait.

Je vais, dit Slawkembergius, les faire connoître en deux mots, et, par-là, je mettrai fin à mon conte : c’en sera la péroraison.

Il n’est personne qui n’ait entendu parler du fameux système de monarchie universelle, que l’on proposa à Louis XIV, sous le ministère du grand Colbert, l’an de grace 1664. On sait aussi que le début des opérations qui devoient concourir à réaliser ce célèbre projet, étoit de s’emparer de Strasbourg, parce qu’on se facilitoit par-là le moyen d’entrer en tout temps dans la Suabe et de troubler toute l’Allemagne. Ce fut en conséquence de ce plan que Strasbourg fut pris. Mais il est si peu d’historiens qui soient assez heureux pour pénétrer les véritables causes des révolutions qu’ils décrivent ! Le vulgaire va les chercher trop loin ; les politiques trop près : la vérité se trouve entre ces deux extrémités…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce ne fut point cette cause, dit un autre avec ostentation, qui occasionna la chute des Strasbourgeois. Elle doit à jamais servir d’exemple à tous les peuples libres, de bien administrer les fonds du trésor public. Les Strasbourgeois avoient anticipé sur leurs revenus ; ils ne purent faire face aux dépenses ordinaires, qu’en multipliant les impôts. Ils épuisèrent toutes leurs ressources, et devinrent enfin si foibles, que leurs portes s’ouvrirent à la France.

Hélas ! hélas ! s’écrie Slawketnbergius, en haussant les épaules de pitié à la lecture de ces bouffissures historiques. Ce ne fut point les François qui ouvrirent les portes de Strasbourg, ce fut la curiosité. Les François épioient le moment favorable de la surprendre ; peu s’en fallut qu’il ne tentassent cette expédition au milieu de la catastase de cette histoire. Ils apprirent que les Strasbourgeois avoient quitté la ville pour aller sur la route de Francfort, et ils vinrent occuper leur place.

Hélas ! hélas ! s’écrie encore Slawkembergius du ton le plus lamentable, c’est la première forteresse dont, à ma connoissance, un nez ait causé la perte ; mais je crains bien que ce ne soit pas la dernière.

Cherchez donc à présent la vérité dans l’histoire ! Pauvres dupes que nous sommes, ou de l’opinion de ceux qui l’écrivent, ou du misérable petit intérêt qui les domine..... que gagnons-nous à leur lecture ? Hélas ! hélas ! puisque j’en suis aux exclamations, nous n’apprenons qu’à nous mentir à nous-mêmes. Mais heureusement que je me sers depuis long-temps d’un préservatif bien sûr contre ce péché ; c’est que, grâces à Dieu, je ne lis pas d’autre histoire que celle de Dom Quichotte.



CHAPITRE LXIV.

Le Chef-d’œuvre.


Tel étoit le quatre-vingt-dix-neuvième des contes de Slawkembergius. Il y en avoit un centième qui terminoit la dixième décade. Et quel conte ! C’étoit le conte des contes. Je l’ai réservé, dit Slawkembergius, pour couronner mon ouvrage. Il avoit raison ; c’étoit son chef-d’œuvre. L’Hybernois Mac-Don-Del avoit fait une foule de contes, ornés de belles images qui faisoient vendre les contes, sans que jamais les contes fissent vendre les images : mais Slawkembergius n’avoit pas eu besoin de recourir à cet artifice, pour donner de la vogue aux siens. Ils se prônoient d’eux-mêmes, et celui-ci singulièrement l’emportoit sur tous les autres. Avec quels charmes il y raconte ce qui se passa lors de la première entrevue de Diego et de Julie à Lyon. Quel doux épanouissement de deux cœurs qui s’aiment ! Fernandès, qui savoit combien les amans ont de choses à se dire dans ces heureux instans, les avoit laissés seuls. — Son absence enhardit l’un, intimida l’autre ; et le fidelle historien, qui met à profit cette circonstance, intitule son conte :


Les embarras de Julie et de Diégo.


Il semble annoncer par-là une foule de choses que l’on peut imaginer. Slawkembergius, tu es un homme bien étrange ! Avec quel art tu développes ici les replis du cœur féminin ! mais malheureusement tout ce que tu dis se trouve presque perdu pour le monde entier. Il faudroit te traduire, et cela n’est pas possible pour ce dernier conte-ci. Notre langue est si pauvre ! Par exemple, comment donner une idée de ces soupirs qui palpitent, de ces mots entrecoupés qu’on retient et qui s’échappent. Ah ! vous savez, madame, combien il est difficile d’exprimer le ton et les affections de ce langage. Pour moi, j’y renonce.


CHAPITRE LXV.

Si j’avois le pinceau de Greuze !


Avec tout cela, il est facile de voir que mon père, qui étoit imbu de la doctrine qu’il avoit trouvé répandue dans tous ces contes, et dans tous les autres livres qu’il avoit lus, n’avoit pu supporter l’échec que je venois de recevoir, qu’en se jetant horizontalement et à corps perdu tout à travers de son lit. C’est l’attitude qui convient aux grandes douleurs, et la sienne étoit à son comble.

Il resta dans cette terrible situation pendant près d’une heure et demie, et il étoit encore dans cet état cruel, lorsqu’enfin il commença à remuer le bras gauche, ce qui soulagea mon oncle Tobie.

Quelques secondes après, il tira du fond de sa poitrine un hem, hem, qu’il articula de manière à exciter mon oncle Tobie à lui répondre sur le même ton. Le pauvre cher oncle auroit volontiers saisi ce moment pour dire quelque chose de consolant à son frère ; mais il se défia de lui-même, et craignit de faire pis en voulant faire bien. Il se contenta de poser son menton sur sa béquille ; et soit que la pression de la béquille, en agissant sur le menton, rendît l’ovale de la figure de mon oncle Tobie plus parfait, soit que l’accès de philantropie, qu’il éprouva en voyant son frère sorti d’un si profond accablement, répandît sur ses traits une teinte plus touchante et plus agréable qu’à l’ordinaire, il parut animé d’une joie si douce et si pure, que mon père, en le regardant, donna des signes d’une parfaite tranquillité. Il reprit son air serein, et rompit le silence.



CHAPITRE LXVI.

La Rechûte inopinée.


Y eut-il jamais, frère Tobie, dit mon père, en s’appuyant sur son coude, et se tournant du côté de mon oncle, qui étoit toujours assis sur la vieille chaise de tapisserie et le menton sur sa béquille ; y eut-il jamais un homme que le malheur accabla si cruellement dans un jour ?…

Je crois que l’homme le plus malheureux que j’aie vu, dit mon oncle Tobie, en sonnant Trim, c’est un pauvre grenadier du régiment de Makay.

Un coup de bourrade n’eût pas précipité mon père avec plus de promptitude dans son ancienne posture que cette réponse.

Grand Dieu ! s’écria mon oncle Tobie, prends pitié de nous : et Trim entra.



CHAPITRE LXVII.

Générosité de mon oncle.


Trim, dit mon oncle Tobie, n’est-ce pas du régiment de Makai, qu’étoit ce grenadier qu’on fit si impitoyablement passer par les verges à Bruges ?

Hélas ! oui, et il étoit innocent le pauvre garçon. On ne l’en battit pas moins presqu’à mort. Ils auroient mieux fait de le fusiller sur-le-champ, comme il le demandoit : son ame n’auroit fait qu’un vol jusqu’au haut du ciel, car il n’étoit pas coupable.

Je le crois, dit mon oncle.

Ah ! monsieur, je n’y pense jamais que je n’aie la faiblesse de pleurer.

Les larmes, Trim, ne sont pas toujours une preuve de foiblesse. Je l’éprouve moi-même.

Je sais bien, dit Trim, que monsieur pleure souvent ; et c’est aussi ce qui m’empêche d’avoir honte de moi-même. Eh ! monsieur, quand je pense à ces deux pauvres garçons ! c’étaient de si bons enfans ! ils étoient si sages, si honnêtes, si braves, si généreux ! ils avoient si bonne envie de se pousser loyalement dans le monde ! et que n’ont-ils pas souffert pour rien ? Le pauvre Tom ! être mis à la question pour avoir épousé la veuve d’un juif qui vendoit des saucisses et du boudin ! Et ce pauvre Dick John passer par les baguettes, parce qu’un fripon, pour se sauver, avoit mis quelques ducats dans son havresac ? Oh ! ce sont-là des choses, s’écria Trim, qui me font saigner le cœur.

Mon père ne put s’empêcher de rougir.

Va, dit-il à Trim, il seroit bien fâcheux que tu éprouvasses jamais des peines pour toi-même, quand tu es si sensible à celles des autres.

Hélas, dit Trim, monsieur sait que je n’ai ni femme, ni enfant, et que je ne puis, par conséquent, être tout-à-fait malheureux dans ce monde.

Mon père sourit.

Vraiment, dit mon oncle, je ne vois pas ce qu’un aussi honnête homme que toi pourroit avoir à craindre, à moins que ce ne soit la misère sur tes vieux jours, lorsque tu ne pourras plus servir, et que tu survivras à tes amis.

Aussi est-ce là le seul malheur que je redoute.

Ne crains rien, mon enfant, reprît vivement mon oncle, en laissant tomber sa béquille, et se levant sur ses deux jambes : tant que ton maître possédera un schelling, tu ne manqueras jamais.

Trim voulut le remercier, mais les larmes le gagnèrent ; il fit sa profonde révérence, sortit et ferma la porte.

Frère, dit mon oncle Tobie, je laisse à Trim mon boulingrin : mon père sourit.

Et de plus je lui laisse une pension ; mon père le regarda en fronçant le sourcil.



CHAPITRE LXVIII.

Pourquoi pas ?


C’est morbleu bien là le temps, s’écria mon père en lui-même, de parler de pension, de boulingrin et de grenadiers.


CHAPITRE LXIX.

Préparatifs de mon Père.


Mon père, à la seule idée du grenadier du régiment de Makai, étoit retombé sur son lit, comme si mon oncle Tobie l’eût assommé. Il y retomba dans la même attitude. Il ne se releva qu’en faisant les mêmes mouvemens. Les attitudes en elles-mêmes, madame, ne sont presque rien ; mais le passage d’une attitude à l’autre est quelque chose. C’est en sentimens ce que les dissonnances sont en musique ; elles préparent aux grands traits.

C’est pourquoi mon père ne sortit de cette seconde crise qu’en observant tout ce qu’il avoit fait à la première ; et il étoit prêt aussi à recommencer son discours lorsqu’il se rappela le peu de succès qu’il avoit eu… Cet essai lui fit prendre un autre biais. Il se leva, fit trois tours dans la chambre, puis s’arrêta tout court et debout, en face de mon oncle Tobie, alors il se crut avoir un avantage qui ne lui seroit pas aisément enlevé par un homme assis ; et posant trois doigts de sa main droite dans la paume de sa main gauche, il parla ainsi à mon oncle Tobie.


CHAPITRE LXX.

Cela ne réussit pas bien.


Quand je réfléchis sur l’homme, frère, et que j’examine ce côté sombre où la vie humaine se peint dans des nuages de trouble et d’affliction ; quand je considère combien de fois nous mangeons du pain de douleur, que nous sommes nés pour la peine, et que les tourmens sont une des principales portions de notre héritage….

Ma foi ! dit mon oncle, je crois que je suis né pour rien, si ce n’est pour ma commission.

Comment, dit mon père, qui craignoit quelque soudaine invasion militaire de mon oncle Tobie, est-ce que mon oncle ne vous a pas laissé cent vingt livres sterling de rente ?

Eh ! qu’aurois-je fait sans cela ? reprit mon oncle Tobie.

Ce n’est pas là de quoi il s’agit, dit mon père. Je vous disois, frère Tobie, que lorsque l’on fait le calcul de tous les malheurs, item, dont la vie de l’homme est surchargée, il est impossible de concevoir dans quelles sources cachées il puise des forces pour y résister.

Hélas ! s’écria mon oncle Tobie, en levant les mains au ciel, c’est par le secours du seigneur Dieu tout-puissant. Ce n’est pas notre propre force qui nous soutient, c’est sa main divine. Oh ! mon frère ! c’est le plus grand, c’est le meilleur des êtres. C’est lui qui nous défend, qui nous conserve.

Voilà, dit mon père, ce qui s’appelle couper le nœud ; je veux, au contraire, que vous le dénouyiez. Écoutez : je vais vous conduire dans ces profondeurs mystérieuses.

Soit, dit mon oncle.

Alors mon père changea d’attitude, et prit celle que Raphaël donne à Socrate au milieu de l’école d’Athènes. Elle est si bien imaginée, si vraie, que les spectateurs croient deviner ce que dit le philosophe. L’index de sa main gauche, placé entre le pouce et l’index de sa main droite, indique effectivement tout ce que disoit l’orateur. On croit l’entendre. Vous convenez de cela ?… de ceci ?… de ceci encore ?… Je n’ai pas besoin de vous observer… Cela vous paraît clair ?… Donc… etc.

Oh ! Garrick, quelle scène tu ferois de ce passage, si tu avois vu mon père ainsi placé vis-à-vis de mon oncle Tobie.


CHAPITRE LXXI.

Encore moins.


De toutes les machines qui existent, frère Tobie, dit mon père avec un air sérieux, l’homme est sans contredit la plus curieuse. Mais elle est composée de substances si fragiles, toutes les parties en sont si misérablement engrainées, qu’elle ne résisterait pas un instant au chaos des cailloux et des ornières de la vie, si quelque ressort secret par la force de son impulsion….

Et ce ressort secret, frère, je maintiens que c’est la religion.

Et tout cela, morbleu ! dit mon père, en retirant son doigt socratique de la position où il étoit, raccommodera-t-il le nez de mon fils….

La religion raccommode tout, dit mon oncle.

Eh bien ! frère, je ne doute point que si mon fils fût arrivé dans ce monde sans être aussi cruellement mutilé, il y eût fait son chemin comme un autre ; mais le mal est fait ; appliquons-y le seul remède que je connoisse. Donnons-lui un nom qui lui inspire de l’élévation dans l’esprit et dans les idées : je veux qu’il soit nommé Trismégiste..... Allons.....

Je souhaite, dit mon oncle, que cela puisse réussir.



CHAPITRE LXXII.

Mon chapitre des hasards.


Quel long chapitre des hasards, dit mon père en se retournant vers mon oncle Tobie, comme il étoit sur la première marche de l’escalier pour descendre ; quel long chapitre de hasards, frère Tobie, les événemens de ce monde pourroient nous fournir, si nous prenions la peine de les rassembler ! Parbleu ! frère, vous n’êtes pas fort occupé, prenez la plume et calculez-les. Moi ! je ne sais pas plus calculer que cette rampe. Mon oncle Tobie étoit démonstratif. En parlant de la rampe, il l’avoit frappée de sa canne, et le contre-coup renvoya la canne assez vivement sur l’os de la jambe de mon père. Je ne l’ai pas fait exprès, s’écria mon oncle Tobie. Je le crois bien frère, répartit mon père, en se frottant là jambe. Je vous assure que c’est un pur hasard. Eh bien ! frère, c’est un hasard de plus à mettre dans notre chapitre.

Le double succès de la répartie de mon père lui fit oublier la douleur qu’il ressentoit à la jambe. Rien n’étoit plus heureux, et ce fut bien encore là un pur hasard. Sans cela personne n’auroit jamais été instruit de ce qui faisoit alors le sujet des calculs de mon père… Je défie à qui que ce soit de le deviner

Mais que ce chapitre des hasards a pris une heureuse tournure ! je l’avois promis ; et il s’est trouvé fait comme sans y songer. Tant mieux, ma foi ! j’ai bien assez de besogne sans celle-là. N’ai-je pas promis un chapitre sur les nœuds ? Un autre sur les souhaits ? Un autre sur les moustaches ? N’en ai-je pas deux à faire sur le bon et sur le mauvais côté des femmes ?… Le premier, à la vérité, ne m’inquiète guère ; il sera court, très-court ; mais l’autre ! j’en sue d’avance. Et mon chapitre sur les chapitres quand viendra-t-il ? C’en est trop pour si peu de temps qui me reste cette année. Cependant je m’y obstine, et je ne me coucherai peut-être pas que n’aie fait un de ces articles importans.


CHAPITRE LXXIII.

Mon chapitre des chapitres.


Oui, sans doute, je ferai un de ces articles, pourvu qu’on me laisse écrire à ma fantaisie. Est-ce donc à moi que l’on peut proposer de s’assujettir à des règles ? jamais. Ce n’est pas l’écrivain qui doit les suivre, c’est aux règles à se soumettre à son génie. Malheur à qui s’en rend esclave ! on reste froid, lourd, embarrassé, et avec l’ouvrage le plus scrupuleusement régulier, on endort ses lecteurs : au loin ces entraves somnifères !

C’est en les écartant que je commence mon chapitre des chapitres.

Le voilà entrepris : point de repos qu’il ne soit complètement fini. Un autre se contenteroit peut-être de l’ébaucher pour y revenir demain. Il le retourneroit de cent façons et s’y appésantiroit.

Sottise ! les bonnes choses partent comme un éclair. Je ne suis pas de ceux qui disent qu’il faut écrire difficilement. Il me semble voir des gens qui se calent pour soutenir un fardeau tout prêt à les écraser, et je suis bien sûr que, si j’en faisois autant, je ne me meublerois la tête que de lieux communs ; je n’aurois que des choses assommantes à dire.

Il est vrai que je pourrois les habiller avec pompe, et que je serois en droit le lendemain de m’écrier, comme la plupart de nos écrivains : écoutez, voici de belles choses. Il est affreux que l’on néglige notre méthode. Aussi tous les livres, à l’exception des nôtres, sont-ils détestables….

Un moment, messieurs, je n’approuve point vos livres d’une phrase, et qu’il faut lire sans interruption, ou laisser de côté pour ne jamais les reprendre.

Les chapitres ont leur mérite, et si j’étois emphatique, que ne dirois-je pas en leur faveur ? je m’écrierois : il n’est rien de plus supérieurement utile que d’en faire usage. Ils reposent prodigieusement l’esprit : ils soulagent merveilleusement l’imagination ; ils aident étonnamment la mémoire ; et dans un ouvrage dramatique de l’acabit de celui-ci, par exemple, ils sont aussi indispensablement nécessaires que la coupe des scènes dans un drame théâtral.

Grace à Dieu ! je déteste ces longs adverbes, ces épithètes boursoufflées.

Si vous voulez savoir pourquoi, et prendre quelque idée de cette matière, lisez Longin.

Si après avoir lu, vous n’en savez pas davantage, lisez-le encore une fois.

Lisez-le une troisième, une quatrième.

Avicenne et Licetus avoient lu chacun quarante fois la métaphysique d’Aristote sans y rien comprendre.

Et voici ce qui en arriva.

C’est qu’Avicenne devint le plus terrible des écrivains de son siècle.

Et que Licetus.....

Mais que tu es bizarre dans tes quintes ; ô Nature !

Que le sort de ce Fortunius Licetus est étrange !

Il n’étoit encore qu’un embryon quand tu l’envoyas dans ce monde. Il n’y avoit guère d’apparence qu’un être de cette espèce, qui n’avoit que cinq pouces de long, pût vivre. Cependant il vécut : il devint même un homme extraordinaire. Ses progrès dans les sciences spéculatives furent si rapides, qu’il parvint à composer assez promptement un ouvrage dont le titre seul étoit presque aussi long que tout son corps. C’est sa Gonopsychanthropologie, ou, ce qui est la même chose, son Traité de l’ame humaine….

Voilà ce que j’avois à dire, et c’est ce que j’appelle mon chapitre des chapitres. Je puis ajouter, sans faire tort aux autres, que je le regarde comme plus érudit et le plus scientifique de tous ceux que j’ai faits.

Une chose encore que je garantis, c’est qu’il est mieux traité ici que dans l’Encyclopédie, et cela ne m’étonne point. De tous les livres qui portent aujourd’hui ce titre, je ne connois de bon que l’Encyclopédie Perruquière.

Avis aux têtes chauves ! la mienne s’en est bien trouvée.



CHAPITRE LXXIV.

L’Art de marcher.


Il aura donc nom Trismégiste, frère ! c’est un si beau nom ! celui qui, de tous les mortels, l’eut le premier, fut à mon gré le plus grand homme qui ait jamais vu le jour. Il fut roi, législateur et philosophe. C’est lui qui inventa l’écriture, qui donna les premières lois à l’Égypte, qui introduisit l’usage des sacrifices. Le croiriez-vous bien ? sans lui, la méthode de se battre à coups de poings et à coups de tête en Angleterre, seroit peut-être encore inconnue… Il en apprit l’exercice aux Égyptiens…

Diable !… dit mon oncle, s’il entendoit aussi bien l’attaque et la défense, il falloit, sans doute, aussi qu’il fût ingénieur….

N’en doutez pas, dit mon père en levant le pied pour descendre la seconde marche.

Prenez garde ! dit mon oncle Tobie, vous allez tomber.

Mon père, en effet, chancela si fort que mon oncle Tobie n’eut pas cette crainte sans raison.

Heureusement, frère Tobie, dit mon père, que je me suis retenu. J’avois perdu l’équilibre. C’est faute de m’être rappelé de quel pied je suis parti pour venir jusqu’ici. Vous ne sauriez croire combien il est utile de s’en souvenir. Aristote, qui a fort amplement traité de cette matière, n’a pu la résoudre, et l’a rejettée dans ses problêmes.

L’utilité m’en a paru si frappante que je l’ai approfondie. Que l’on voit bien là toute la prévoyance de la nature dans tout ce qu’elle a fait ! si nous jetons les yeux sur l’homme, sur les animaux, sur les oiseaux, sur les insectes, nous trouvons en chaque classe une uniformité parfaite dans les agens qu’elle leur a donnés pour marcher. Ils ont plus de pieds les uns que les autres : mais si l’homme n’en a pas plus que les dindons, on n’en voit pas moins dans ce petit nombre, quel a été le dessein de la nature. — Elle leur en a donné à chacun une paire. C’est par paire aussi qu’elle les a distribués à tous les autres animaux. — Le plus ou le moins n’y fait rien. Le mille pattes, avec la multitude qu’il en a, ne les a pas autrement que par paires. Il en est ainsi des êtres microscopiques.

La nature est invariable sur ce point. Si l’on considère en même-temps qu’elle n’a opéré de cette manière, qu’en mettant tout autant de pieds ou de pattes d’un côté que de l’autre, et que le pied ou la patte qui est de ce côté-ci, correspond exactement à la patte ou pied qui est de ce côté-là, on conçoit tout d’un coup l’objet qu’elle a eu. — Qu’est-ce que le mouvement de l’homme et des animaux ? un bon physicien devroit être là tout prêt à me répondre ; mais j’attendrois peut-être long-temps une sottise. Le mouvement n’est autre qu’un composé de travail et de repos. — La nature l’ayant imprimé aux hommes, aux animaux et aux insectes, elle leur donna sur-le-champ ce qui pouvoit le plus commodément et le plus sûrement leur faire mettre à profit cet avantage. C’est pour cela qu’elle les gratifia tout aussitôt des pieds et des pattes qu’on leur voit, et que pour en faire mouvoir une partie, elle régla qu’ils laisseroient l’autre en repos. — Cette règle est universelle. Je n’y connois qu’une exception, c’est quand je saute, ce qui m’arrive rarement….

Et ce qui auroit pourtant pu vous arriver tout-à-l’heure, dit mon oncle Tobie…

Je l’avoue, répliqua mon père. Il y a cependant encore, continua-t-il, une exception, c’est lorsque je vais à cloche-pied. Mais cette manière d’aller et l’action de sauter, sont des mouvemens convulsifs dont on ne peut conclure autre chose, sinon que l’homme, dans son libre arbitre, fait souvent des écarts qui ne sont pas sans danger… La machine humaine est quelquefois toute détraquée par un saut imprudent : on se fatigue jusqu’à l’excès, en ne faisant qu’une très-petite course à cloche-pied. — Aussi est-ce de là que j’ai principalement appris que nous ne marchions bien, que par le mouvement et le repos alternatif de nos jambes et de nos pieds. Apparemment que celui qui a fléchi sous moi, n’étoit pas celui qui devoit agir….

Sûrement ! dit mon oncle Tobie. Une fois que l’on connoît le principe des choses, reprit mon père, on rend aisément raison de tout ce qui peut y être relatif. Mais Aristote qui ne l’a point connu, parce qu’il n’a fait que des spéculations sans consulter l’expérience, demande pourquoi nous n’avons pas aussi bien trois pieds que nous en avons deux. —

Aristote est un sot, dit mon oncle Tobie.

Je n’aurois osé le dire, répliqua mon père.

Eh bien ! je le dis, moi, reprit mon oncle Tobie.



CHAPITRE LXXV.

La double entente.


Eh ! eh ! Suzanne ; s’écria mon père en la voyant passer au bas de l’escalier avec un gros oreiller sous le bras, comment va ma femme ? comme-ça, dit Suzanne, sans s’arrêter. —

Et l’enfant ? Point de réponse.

Que dit le docteur Slop ? que fait-il ?

Suzanne étoit déjà loin. Mon père se mit le dos contre la rampe. « Frère Tobie, dit-il, de la multitude des énigmes que la vie conjugale offre sans cesse à deviner au pauvre mari, je n’en connois point de plus impénétrable que celle-ci. Ma perspicacité y a toujours échoué. C’est de savoir pourquoi et comment il se fait, dès que madame est en couche, que toutes les femmes de la maison en soient plus fières et plus impérieuses de moitié. — »

C’est que je crois, dit mon oncle Tobie, que nous nous paraissons à nous-mêmes plus petits. — Je ne vois point d’enfant nouveau né, que je ne sente, pour ainsi dire, que je m’appétisse. C’est un moment bien dur à passer pour une femme, continua-t-il en remuant la tête.

Oui, c’est un furieux moment, dit mon père en remuant aussi la tête.

Mais depuis que la mode est venue de remuer la tête en parlant, on ne la remua peut-être jamais par des motifs plus contraires.

Que Dieu les bénisse ! c’est ce que vouloit dire mon oncle.

Que le diable les emporte ! C’est ce que n’osoit dire mon père.



CHAPITRE LXXVI.

L’utilité des journaux.


Mais, messieurs, descendrez-vous donc à la fin aujourd’hui ? holà ! eh !… quelqu’un.

Me voilà, monsieur : que vous plaît-il ?

Tiens, prends ce schelling, et cours vite chez le libraire du coin.

Oui, monsieur.

Tu lui demanderas le premier journal qui tombera sous sa main.

Oui, monsieur.

Et tu me l’apporteras.

Oui, monsieur.

Mais va donc…

Oui, monsieur.

Tu es encore là ?..... le voilà pourtant parti. Dieu soit loué ?..... en vérité, me disois-je, ils sont admirables, nos Aristarques !… Mais admirabilissimes !

Ils sont fertiles en expédiens !

Leur critique est si juste ! si honnête ! si douce !

Ils découvrent si facilement les fautes qu’on n’a point faites !

Ils recommandent si habilement de faire celles qu’il faut éviter !

Ils indiquent des moyens si sûrs de mieux faire !

Ah ! ils sont admirables, admirabilissimes, messieurs nos Aristarques.

On voit mon embarras. Je ne sais comment m’y prendre pour faire descendre tout-à-fait mon père et mon oncle Tobie…

Et peut-être que ce journal va m’apprendre comment il faut les faire remonter.

Que cela seroit heureux ! si j’y pouvois trouver le moyen de les faire coucher !

D’honneur ! ils en ont bien besoin…

Monsieur, voilà un journal.

Bon ! c’est justement celui qui a le plus de vogue. Voyons, lisons. La fadeur !… quelle platitude !… c’est-là une épigramme ?… Je ne m’en serois pas douté. Passons… Une épître à un seigneur russe ?… Et le seigneur russe est un cèdre du Liban ?… et le poëte est une foible tige d’hysope ?… Vil rimeur ! tu es plutôt un ver rampant. Et le seigneur ?… Il est ce qu’il est. Mais quoi encore ? Ma foi ! ce qu’est un seigneur ; rien si vous voulez.

Ce journal me coûte un schelling. Je ne le regrette pas. Quand mon père et mon oncle Tobie seront couchés, il faudra qu’ils dorment. Je lirai à l’un l’épître au seigneur russe, et à l’autre les épigrammes.

Avec tout cela, si chaque jour de ma vie me tailloit autant de besogne que m’en a fourni celui-ci, je ne sais quand j’aurois fini. Voyez un peu la crise singulière où je suis. Jamais peut-être aucun biographe ne s’est trouvé dans cette situation avant moi ; peut-être qu’aucun ne s’y trouvera jamais, et qu’elle étoit réservée pour moi seul, depuis la création jusqu’au néant de tous les êtres.

À pareil jour que celui-ci de l’année dernière, j’avois un an de moins.

Aujourd’hui, par conséquent, j’ai un an de plus.

Pardon si j’écris ceci avec gravité. Ce sont des réflexions calculées qui doivent avoir un air de pesanteur.

Je dis donc que je suis aujourd’hui plus vieux d’un an, que je ne l’étois à pareil jour de l’an passé. Me voici déjà presque à la fin de mon second volume, quoique je n’aie à peine qu’un jour d’existence. — Il est évident par-là que j’ai trois cent soixante-cinq jours de plus à écrire de ma vie, que je n’en avois lorsque j’ai mis la main à la plume pour la première fois. Ainsi, au lieu d’avancer dans ma tâche, comme fait le commun des écrivains, je recule. À deux volumes par jour de mon existence, chaque année va me mettre en arrière de sept cent trente volumes, et de sept cent trente-deux lorsqu’elle sera bissextile.

Il est bien certain aussi que je vivrai trois cent soixante-quatre fois plus vîte que je n’écrirai. Ainsi, d’intérêts en intérêts, je me verrai si accablé qu’il faudra que j’y succombe.

Cependant, mes amis, ne nous désespérons pas. — Pourvu que le ciel soutienne les papeteries, je ne contribuerai pas peu à leur consommation. Quant aux plumes, la nature est bonne dans ce climat ; et grâce à la providence, notre pays ne manque pas d’oies.



CHAPITRE LXXVII.

Les quatre événemens.


Mon père et mon oncle Tobie cessèrent leur babil. Ils achevèrent de descendre l’escalier, allèrent se coucher et s’endormirent.

Le journal ne contribua en rien à tout cela.



CHAPITRE LXXVIII.

La leçon.


En ce cas, dit mon père à Suzanne, donne-moi donc vîte ma culotte.

Pardi ! oui. Vous croyez que vous aurez le temps de vous habiller ? nenni pas ; car votre enfant est aussi noir…

Que ?..... dit mon père, qui, comme tous les orateurs, avoit un foible singulier pour les comparaisons.

Je vous dis, reprit Suzanne, qu’il est à la mort.

Et Yorick, où est-il ?

Jamais où il devroit être, dit Suzanne. Mais son vicaire est-là. Il baptise déjà l’enfant, et n’attend plus que son nom. Madame m’a dit de venir bien vite avertir monsieur Tobie pour le nommer, et vous demander s’il lui donnera aussi le nom de Tobie…

Ma foi ! dit mon père, si j’étois sûr qu’il mourût, autant vaudroit en faire la politesse à mon frère. Ce seroit dommage de lui donner un aussi beau nom que celui de Trismégiste, pour le lui voir perdre aussitôt… Mais il en peut revenir… Va, va-t-en toujours, Suzanne, et dis que je vais me lever.

Vous n’en aurez pas le temps, vous dis-je : il est aussi noir que mon collier.....

Diable ! il est de jais, ton collier ! eh bien ! va donc dire qu’on le nomme Trismégiste..... Mais, non, attends, tu l’oublieras ; tu es si bête !…

Pardi ! ne faut-il pas avoir bien de l’esprit pour se souvenir de Trismégiste ?..... et Suzanne se met à courir de toutes ses forces.

Mon père saute en bas du lit et cherche sa culotte.


CHAPITRE LXXIX.

J’obtiens enfin un nom dans le monde.


C’est Trist… Trist… oui, oui, Trist..... Quelque chose comme cela, dit Suzanne en entrant toute essoufflée… Trist ?… répéta le vicaire en levant des yeux qui annonçoient que la mémoire faisoit un effort. Oui, Trist… dit Suzanne. Mais il y a encore quelque chose avec, sans doute, dit le vicaire ? c’est Tristram ? Nous y voilà, reprit Suzanne, c’est Tristramgiste… Eh non ! dit le vicaire, il n’y a point de giste.

Si fait ! si fait ! dit Suzanne. Eh non encore ! vous allez voir qu’elle va m’apprendre mon propre nom. Je vous dis que c’est mon nom. Or donc, dit-il à haute voix, Tristram ego etc. etc. etc. etc. Et c’est ainsi que j’eus le nom fatal de Tristram, et qu’il me restera tant que je vivrai.


CHAPITRE LXXX.

Je vous mets à mieux faire.


Mon père suivit bientôt Suzanne. Il avoit son bonnet de nuit à la main, les jambes nues, sa culotte à demi-boutonnée avec un seul bouton, encore n’étoit-il passé qu’à moitié dans la boutonnière.

Je parie, dit-il en ouvrant la porte, que cette bégueule-là aura oublié le nom. Point du tout, monsieur, dit le vicaire.

Je le craignois. Et ta maîtresse, et l’enfant, comment vont-ils ?

Bien mieux, monsieur, dit Suzanne.....

Oui ?… cela est sûr ?

Quand je vous le dis ?…

Diable !… À peine mon père eut-il articulé cette interjection, que le bouton de sa culotte s’échappa de la boutonnière, et que la culotte lui tomba sur les talons. —

On ne put jamais deviner dans ce moment si l’exclamation de mon père partit sur la réponse de Suzanne, ou si elle fut causée par la chute de la culotte.

Je n’éclaircirai cette anecdote que quand j’aurai fait mon chapitre des chambrières,


mon chapitre des interjections, et mon chapitre des boutonnières.

Tout ce que je puis dire en ce moment, c’est que mon père prit aussitôt sa culotte à deux mains, l’une devant, l’autre derrière ; et qu’en tortillant d’assez mauvaise grâce, et avec une allure assez lente, il retourna se coucher.



CHAPITRE LXXXI.

Question facile à résoudre.


Que ne puis-je faire un chapitre sur le sommeil !

Il ne s’en présenta peut-être jamais une aussi belle occasion. Tous les volets de la maison sont fermés, toutes les lumières sont éteintes, et à l’exception d’un œil, tous les yeux sont clos. — Cet œil, encore ouvert, est celui de ma nourrice. La pauvre femme ! il ne faut pas lui reprocher de n’en tenir qu’un ouvert ; elle étoit borgne depuis dix ans.

Mais pourtant, quel beau sujet que le sommeil pour faire un chapitre !

Il est beau, très-beau. Avec tout cela, j’entreprendrois plutôt de faire douze chapitres sur les boutonnières. Je serois plus sûr du succès.

Les boutonnières ! la jolie chose ! cela est ci plaisant, madame ! cela fait naître des idées si riantes ! si agréables !… Farouches critiques ! austères dévotes !… vos fronts se dérideraient à la lecture de ce que je pourrois écrire sur ce joyeux sujet.

Mais le sommeil ! le sommeil ! hélas ! qu’en dirois-je ?… Je n’en sais rien.

Vous chanterais-je d’un ton lamentable qu’il est le refuge des malheureux, la liberté de celui qui gémit dans les cachots, l’espoir des gens désespérés, le soulagement des ames affaissées ? etc., etc.

Une aussi longue jérémiade accablerait d’ennui.

« Dieu soit avec celui qui, le premier, inventa le sommeil, disoit Sancho Pança ! il couvre un homme comme un manteau. »

Ma foi ! je m’en tiendrai là. Le gouverneur de l’île de Barataria m’en dit tout autant, et peut-être plus dans cette courte exclamation, que je n’en trouverais dans les écrits de nos plus fameux philosophes. J’en connois un, par exemple, dont la plume infatigable s’est exercée sur ce sujet dans un savant traité ad hoc. Il est professeur, académicien, directeur même d’académie. Je l’ai lu. Bon dieu ! comme j’ai dormi sans en avoir envie et sans le vouloir ! j’aime le sommeil, mais je donnerois pour deux sous tous les livres qui le provoquent. Allons, allons, sortez de ma bibliothèque, vous, monsieur un tel, avec vos romans languissans : vous, monsieur, avec vos froides héroïdes ; vous, avec vos fables, etc., etc. Je finis, car en vérité il faudroit nommer presque tous nos écrivains. Et quelle liste somnifère !

Montagne ! mon cher Montagne, tu as aussi écrit sur le sommeil ! pourquoi me tiens-tu éveillé lors même que tu en parles, et que les autres m’endorment en voulant faire le contraire ?



CHAPITRE LXXXII.

Où va-t-il aller ?


Parbleu ! frère Tobie, dit mon père, si ma femme veut qu’on hasarde l’aventure, on nous apportera ici Trismégiste pendant que nous déjeûnerons.

Obadiah ! va dire à Suzanne de venir.

Elle est là-haut, dit Obadiah. Elle vient d’y remonter, en heurlant comme s’il lui étoit arrivé quelque malheur.

Ce mois-ci sera cruel à passer, dit mon père, en remuant la tête. Je vous assure, frère Tobie, qu’il sera cruel. L’eau, le feu, le vent, la femme..... Tout cela par une combinaison singulière..... Que seroit-ce donc ? dit mon oncle Tobie. Est-ce qu’il y auroit encore quelque chose de sinistre ?

S’il y en aura ? s’écria mon père, vous allez voir.

Suzanne entra dans ce moment…

Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il là-haut ? s’écria mon oncle Tobie.

Ah ! ce qu’il y a ! madame est dans des convulsions affreuses. Ce n’est pas ma faute s’il est nommé ainsi. J’ai dit comment il falloit le nommer. On s’est trompé. Monsieur m’avoit dit que c’étoit Tristramgiste…

Trismégiste donc, babillarde.

Oui, oui, Trismégiste, et on l’a nommé Tristram.

Déjeûnez tout seul, dit mon père en prenant son chapeau d’un sang-froid effrayant, et il sortit.

Toi, Obadiah, pendant que tu ne fais rien là, dit mon oncle Tobie, va dire à Trim de venir me parler. Il est au boulingrin.


CHAPITRE LXXXIII.

Avis aux médecins.


L’effet cruel du forceps fit monter mon père dans sa chambre. Consterné, abattu, il se jeta sur son lit, et y resta dans une espèce d’engourdissement. Vous allez peut-être vous imaginer, mon cher lecteur, qu’il en fit autant dans cette occasion. Point du tout ; eh ! que vous connoissez peu la nature ! la funeste nouvelle de mon nom fit bien une autre impression sur lui.

L’assemblage de deux accidens change infiniment la manière de les sentir, et les moyens de s’en tirer.

Par exemple, il n’y a pas encore une heure qu’avec toute l’impatience et toute la précipitation d’un pauvre diable d’auteur qui écrit pour avoir de quoi payer son dîner, j’ai jeté au feu par mégarde, au lieu de mon brouillon, une feuille de papier ; et quelle feuille ?… je l’avois revue, corrigée, méditée, augmentée. C’étoit un petit chef-d’œuvre, au moins j’en étois content. Dépité, piqué au vif, j’ai fait voler ma perruque au plancher… Je l’ai attrapée comme elle retomboit, et ma bévue oubliée est aussitôt sortie de mon esprit…

Je ne connois rien qui soulage avec plus d’efficacité, ni plus promptement, un auteur désespéré.

Que la nature est bonne ! la faculté, dans tous les accidens de la vie, hésite, tâtonne, et laisse presque toujours empirer le mal. Mais la nature ? la nature nous fait tout aussitôt connoître le remède.

Ou je frappe du poing sur la table, ou du pied sur le carreau.

Ou bien, je lance avec fureur et horisontalement mon bonnet sur mon lit.

Une autrefois, je me lève et je fais trois ou quatre tours dans ma chambre, à pas convulsifs.

Je jure, je tempête, je renverse ma chaise, je déchire mon papier… Eh ! que fais-je ?… je sais que cela me guérit. Comment ? voilà ce que j’ignore. J’en sens l’effet ; mais un voile épais en couvre la cause. Ce n’est pas le résultat d’un calcul. Qu’est-ce donc ? un pur instinct, une impulsion machinale à laquelle nous ne pouvons pas résister. Mais ce n’est pas là une solution dont l’esprit puisse se contenter..... Vous êtes difficile. Apprenez qu’il y a une foule d’autres choses dont il nous est impossible de rendre raison : nous vivons au milieu des mystères et des énigmes. Les choses les plus ordinaires qui se présentent à nos sens, ont toujours un aspect sombre où se perd l’œil le plus pénétrant. Heureux ! si nous saisissons le côté agréable, c’en est assez.

Après une aussi sublime réflexion, il est aisé de voir que mon père n’étoit pas le maître de se précipiter à terre ou de se jeter sur son lit, quand son oreille fut si douloureusement frappée du nom sinistre qu’on m’avoit donné. — Son instinct, ou la nature, ou son ange, ou tout ce qu’il vous plaira, le conduisit malgré lui dans le jardin et sur le bord du canal.

Il est profond, la masse d’eau qu’il contient est prodigieuse.

Mon père se trouva là dans un clin d’œil. Les réflexions d’une heure entière ne lui auroient pas fait prendre un parti plus sûr… La raison, avec tout son cortége de rapports et de combinaisons, l’auroit peut-être moins bien guidé.....

Il s’élève, monsieur, du fond des viviers une certaine vapeur consolatrice, dont la force salutaire.....

Ma foi ! je laisse aux physiciens, aux naturalistes, à en faire l’analyse… Je ne sais pas pourtant si, à tout prendre, les cureurs des viviers n’y réussiroient pas mieux à coup sûr, ils raisonneroient moins.

Mais qu’importe à moi, chétif, que ces messieurs raisonnent, et que ces pauvres gens ne raisonnent pas ? sans savoir bien quel est l’effet d’un vivier sur l’ame du malheureux, je sais qu’il a un effet ; et cela me suffit. — Je suis étonné que Pythagore, Platon, Solon, Lycurgue et Mahomet n’en aient pas parlé dans leurs écrits.



CHAPITRE LXXXIV.

Assaut de valeur.


Trim ne se fit pas attendre. Monsieur, dit-il, en ouvrant la porte, sait sans doute le funeste accident qui est arrivé ?

Oui, Trim, dit mon oncle, et j’en suis bien chagrin.

Et moi aussi, reprit Trim. Mais je me flatte que monsieur ne pense pas qu’il y ait de ma faute.

À toi ? Trim, répondit mon oncle Tobie. Non, sûrement. Ce n’est que la faute du Vicaire et de Suzanne.

Oh ! oh ! dit Trim. Mais que diable pouvoient-ils avoir à faire ensemble dans le boulingrin ?

Tu confonds, Trim, et tu prends le boulingrin pour l’appartement de ma sœur. Trim s’aperçut aisément qu’il avoit pris le change. Une profonde révérence fut sa seule réponse, et l’instant de silence qu’il y eut, lui donna le temps de faire une réflexion fort sensée.

Deux malheurs sont trop à-la-fois, dit-il en lui-même, pour qu’on en parle en même-temps. —

La vache a porté le ravage dans nos fortifications : laissons-là cet accident, n’en parlons pas, et voyons de quoi il s’agit ici.

Mon oncle Tobie, bien sûr que Trim se trompoit, et confirmé dans cette opinion par la révérence qu’il lui avoit faite, reprit bientôt son discours. —

Mon frère, dit-il, ne pense jamais comme les autres. Pour moi, je ne vois pas qu’il y ait une si grande différence entre le nom de Tristram et celui de Trismégiste, et que mon neveu eût plus gagné au nom de Trismégiste qu’au nom de Tristram..... En mon particulier, cela m’est égal ; mais mon frère en est si affligé, que je donnerois volontiers cent guinées pour réparer cette erreur.

Moi, dit Trim, je ne donnerois pas une épingle.

Ni moi un cheveu, reprit mon oncle Tobie, si c’étoit pour mon propre compte : mais comme je te l’ai dit, mon frère n’entend point raison là-dessus. Il prétend que les hasards de la vie dépendent presque toujours des noms de baptême. Hier encore, il me disoit que depuis le commencement du monde, il n’y avoit pas eu une belle action que l’on pût attribuer à un homme qui se nommât Tristram. Il ajoutoit qu’il étoit impossible, avec un pareil nom, d’être sage, bon, savant, brave….

Vision que tout ça ! monsieur. Est-ce que je ne me battrois pas aussi-bien en portant le nom de Trim, que si j’eusse eu celui de César ?

Pour moi, reprit mon oncle Tobie, je me serois appelé Alexandre, que je n’aurois pas mieux fait mon devoir à Namur.

Bon Dieu ! s’écria Trim, est-ce qu’on songe à son nom de baptême, lorsqu’on marche à l’ennemi ?

Ou qu’on est dans la tranchée ? dit fièrement mon oncle Tobie.

Ou qu’on pénètre dans la brèche ? dit Trim, en se glissant entre deux chaises.

Ou qu’on force une ligne ? dit mon oncle, en poussant sa béquille en avant comme un esponton.

Ou que l’on couche en joue un soldat ennemi ? dit Trim, en tendant son bâton comme un fusil.

Ou qu’on monte sur le glacis ? s’écria mon oncle, en mettant le pied sur un tabouret.



CHAPITRE LXXXV.

Préliminaires effrayans.


Mon père de retour, ouvrit précisément la porte au moment même que mon oncle Tobie montoit intrépidement sur le talus..... Trim tenoit encore en joue son ennemi, et mon oncle Tobie n’avoit point encore été surpris par mon père dans un galop aussi rapide que celui qui l’emportoit en cet instant… Mon oncle Tobie ne s’attendoit pas à le voir sitôt reparoître ; et il fut un peu déconcerté de sa présence subite. Heureusement pour lui que mon père rouloit quelque chose de bien différent dans son esprit, que l’idée de l’asticoter sur ce qu’il venoit de voir.

Il remit son chapeau sur la table avec le même flegme qu’il l’avoit pris.

Il jeta un coup d’œil farouche dans tout l’appartement.

Il se saisit de l’une des deux chaises dont Trim s’étoit fait une brèche.

Il fit desservir le déjeûner, que Trim emporta en tremblant. Il commença enfin la plus lamentable de toutes les élégies.



CHAPITRE LXXXVI.

Déploration de mon Père.


C’est donc en vain, dit-il, en jetant les yeux sur l’anathême d’Ernulphe, et sur mon oncle Tobie, c’est donc en vain que j’ai prétendu corriger le sort : je ne le vois que trop, frère Tobie. Mes fautes, les vôtres, celles de toute la famille ont irrité le ciel. Il se sert contre moi-même de tout ce qu’il y a de plus terrible dans l’arsenal de sa vengeance, puisque c’est sur mon fils qu’il fait tomber ses foudres avec tant d’éclat.

Mais point du tout, dit mon oncle Tobie ; si cela étoit, tout l’univers se ressentiroit de ce fracas.

Mon père ne fit pas la moindre attention à la réflexion de mon oncle Tobie, et continua.

Ô mon fils ! Ô malheureux Tristram ! Ô misérable enfant !

Ô nuit ! nuit terrible et désastreuse !… Nuit, que tes infortunes me rendront à jamais mémorable, ô mon fils ! toi qui a été conçu dans la colère, dans la décrépitude, dans l’erreur, dans la méprise, dans le mécontentement, et au milieu de la plus bête de toutes les interruptions ; toi, sur qui, dans cet instant fatal, le destin épuisa tous les malheurs qu’il avoit écrits dans le livre funeste des maux embryotiques..... Ô mon fils, mon cher et trop malheureux fils !

Ô nuit ! nuit terrible et désastrueuse !

Misérable jouet de tant de contre-temps sinistres ! n’étoit-ce donc pas assez que tu en éprouvasses les terribles effets !

Falloit-il encore, ô mon fils ! que tu fusses l’objet de toutes les peines accablantes qui t’attendoient à ton passage en ce monde ?

Falloit-il qu’une autre multitude de maux accompagnassent ton existence depuis le premier instant que tu as vu le jour ? Ô mon fils ! ô mon cher fils !

Ô nuit ! nuit terrible et désastrueuse !

Tes jours commencent au déclin de ceux de ton père.

Avec quel soin il se proposoit de t’inculquer des principes ! mais il ne lui reste plus que des doutes, que des incertitudes, que des obscurités profondes et impénétrables. —

Son imagination encore vive, mais tempérée par l’expérience et par la raison, eût modéré l’effervescence de la tienne. Elle est glacée aujourd’hui ; elle est tombée dans l’engourdissement insensible de la mort.

Ô mon fils ! mon malheureux fils ! tu as tout perdu.

Sous quel astre, bon Dieu ! en quelle saison, à quel âge, en quelle circonstance, t’ai-je donc donné la vie ?

Ô nuit ! nuit à jamais désastrueuse !

Hélas ! frère Tobie, hélas ! vous le savez.

Ah ! cet événement est trop mélancolique, trop désespérant, il m’affecte encore trop vivement….

Ô moment cruel qui vis disperser inutilement les esprits, qui, avec la vie, auroient dû communiquer à mon fils, la mémoire, le jugement, et toutes les facultés de l’imagination la plus vive !….

Cruel instant où tout se perdit, se confondit, se dispersa !

Nuit, ô nuit à jamais désastrueuse !

Hélas ! que dis-je ?…

Ce maudit voyage de Londres n’est-il donc rien ?

Et cette opiniâtreté inconcevable de sa mère à vouloir se servir d’une sage-femme ?…

Et cette chute, et ce renversement de mon système ?.....

Et cette mal-adresse intolérable de faire venir mon fils par la tête ?….

Et ce poids énorme de quatre cents soixante-dix livres qui pèse verticalement sur son crâne ?….

Ciel ! ô ciel !… mais prenons que je sois un sot, un imbécille, et que toutes ces fatales circonstances ne soient que des chimères… falloit-il pour cela qu’on le défigurât ? falloit-il qu’un maudit forceps mal dirigé ?….

Oh ! dans ma colère, je tordrois, morbleu, tous les membres du docteur Slop.

Au moins, grand Dieu ! il nous restoit une ressource… l’espoir d’un beau nom….

Mais Tristram ! Tristram ! Tristram ! Tristram !….

À ce nom, à ce nom vil, à ce nom humiliant, ignominieux, toute raison se perd, se confond, s’abîme… il ne reste que le désespoir.

hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
  hélas !
hélas !

Mon père éleva musicalement ses douloureuses plaintes jusqu’à la hauteur de cette octave….

Mais il est dans la nature humaine de ne pouvoir longtemps soutenir une douleur excessive.

Un grand poëte a dit : que monté sur le faîte on aspire à descendre.....

C’est ce qu’éprouva mon père : sa douleur s’abaissa comme elle s’étoit élevée.

hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !
hélas !

Mais, dit mon oncle Tobie, lorsqu’il le vit presqu’à son unisson, le curé a peut-être le privilège de réparer la sottise du vicaire….

Comme vous, dit mon père, encore un peu brusquement.

Il n’en coûtera rien de l’envoyer chercher, reprit mon oncle.

Envoyez chercher qui vous voudrez, le diable même….

Ma foi ! dit mon oncle, je lui parlerois ferme. Mais mon oncle vit qu’il y avoit encore un peu d’aigreur, et il n’envoya chercher personne.



CHAPITRE LXXXVII.

Ma manière d’agir.


Mon oncle Tobie laissa donc encore mon père à ses sombres réflexions. Il continua, de son côté, à faire les siennes. Et pourquoi n’en ferai-je pas aussi, moi ? il me semble qu’en voici une qui est très-importante. C’est que voilà déjà, si je ne me trompe, deux gros volumes à-peu-près, que j’ai parcourus au grand galop sur mon pégase sans regarder autour de moi pour voir si je n’éclaboussois personne… Si quelqu’un avoit à se plaindre !… en vérité, j’en serois au désespoir : ce seroit contre mon intention. Je me souviens que quand je mis le pied à l’étrier, je promis de ne blesser qui que ce fût, que je galoperois de mon mieux, mais que si je rencontrois quelqu’un sur ma route, je me détournerois pour le laisser passer. Ce fut dans cette idée que je donnai le premier coup de fouet ; et depuis ce temps, mon coursier, grace au ciel, n’a cessé de galoper à son gré.

Et voici une seconde réflexion. Faites la même course : ne la faites que dans la même intention ; il y a, malgré cela, cent contre un à parier que vous ferez jaillir quelques flaquées de boue sur quelqu’un, ou que vous vous en couvrirez vous-même, s’il ne vous arrive pis.

Il est si difficile de se tenir dans l’équilibre entre ce double danger !

Voyez un peu tous ces gens qui s’en vont devant moi battant la campagne, et tenant une plume à la main..... De combien d’accidens divers ne sont-ils pas la victime ? mais sans se faire la triste peinture de toute leur misère, qui varie à l’infini, voyez seulement celui-ci. Voyez comme il est balloté au milieu de cette foule de critiques ! Son pégase rue de toutes parts, et ce n’est que pour le culbuter. Il tombe et va se fendre la tête contre la botte d’un Aristarque. Voyez encore cet autre qui court à bride abattue, et qui attire sur lui les yeux de cette multitude de peintres, de sculpteurs, d’architectes, de poëtes, d’orateurs, de musiciens, des biographes, de médecins, de comédiens, de philosophes, de théologiens, de casuistes, de prélats, de militaires, de princes… il triomphe. Voilà des admirateurs sans nombre et des plus huppés. Zague ! zague ! cinq ou six coups d’aiguillon lâchés à propos par un critique bien tranquille au coin de son feu, atteignent le coursier rapide de ce matamore. Il se cabre, et voilà mon héros hué, sifflé, bafoué, honni, qui tombe sans pouvoir se relever.

Je n’ai point couru ces risques. J’ai marché vîte, et de tous sens, mais sans faire d’éclat. N’excitez point l’envie, et l’on ne s’apercevra pas que vous ne méritez souvent que de la pitié. Ç’a toujours été là mon système. Il seroit bien extraordinaire que je n’en eusse pas un dans une famille aussi systématique que la nôtre. Une lubie et un système c’est, selon bien des gens, à-peu-près la même chose. Mon père étoit toujours entiché de celle qu’il avoit conçue sur les noms de baptême ; et le mien, comme on l’a vu, contrarioit horriblement ses idées.



CHAPITRE LXXXVIII.

On se résout à partir.


Yorick, que mon oncle Tobie avoit enfin envoyé chercher, arriva.

Mais, croyez-vous, Yorick, dit mon père, qu’il y ait du remède ? pour moi, je n’en vois pas.

À vous parler vrai, dit Yorick, je ne suis pas assez instruit pour décider un cas aussi difficile : mais le plus grand des maux, selon moi, est de rester dans l’incertitude. Vous êtes invité à dîner chez Didius.

Oui, mais je hais si fort ces dîners de savans.

Eh ! eh ! j’avoue qu’ils ne sont pas toujours des meilleurs.

Oh ! ce n’est pas pour cela.

J’entends. C’est pour les convives. Cependant je crois que vous ne pouviez mieux faire que de profiter de l’occasion. L’assemblée ne sera composée que de gens du premier ordre, de gens d’élite. Il ne faut que prévenir Didius du problème que vous avez à faire résoudre, et dans un clin-d’œil vous en aurez une solution nette.

Quoi ! vous croyez qu’ils décideront comme cela, sur-le-champ, si l’on peut changer le nom de mon fils ?

Si je le crois ! ce n’est qu’une bagatelle pour des génies de cette trempe.

Allons donc. Mais je veux que le frère Tobie soit de la partie. Je veux aussi que vous en soyez.

J’en serai ; j’y suis invité.

Bon !

Allons, Trim, s’écria mon oncle Tobie, arrange vîte ma perruque à la brigadière… Poudre-là, et vergète bien mon uniforme.



CHAPITRE LXXXIX.

La lacune.


Oh ! pour celui-ci, néant, je l’ai supprimé. J’ai eu les plus fortes raisons pour faire ce sacrifice. Il y a des auteurs qui gardent tout, parce qu’ils croient tout bon ; moi, au contraire, j’ai déchiré ce chapitre, parce que je lui ai trouvé trop de supériorité. — Cela cause un vuide de dix pages dans mon livre : mais j’aime mieux qu’on y voie cette lacune que ce que j’y avois mis.


Relation du voyage d’Yorick, de mon père, de mon oncle Tobie, d’Obadiah et de Trim.


C’est ainsi que j’avois commencé, et c’est assez de le dire…


CHAPITRE XC.

La lacune justifiée.


Ce voyage ne s’étoit point ait sans beaucoup de préliminaires sur la manière de le faire…

Nous irons dans mon carosse, dit mon père : mais as-tu songé, Obadiah, à en faire raccommoder les armes ?

On ne songe pas à tout, et Obadiah n’avoit songé à rien.

Mon père étoit possesseur de ce carosse avant son mariage : son premier soin fut d’y faire ajouter l’écusson de ma mère…

Mais il arriva que le peintre qui, apparemment, faisoit tout à gauche comme Turpilius le Romain, ou Hansholbein de Basle, ou qui peut-être avoit un autre motif, fit la sottise de tirer de gauche à droite une bande qui étoit sur l’écusson de ma mère, au lieu de la tirer de droite à gauche. — Il n’est pas aisé de concevoir comment une misère de cette nature peut affecter un homme qui se pique d’avoir de la philosophie : mais mon père s’en affecta vivement. Il n’alloit pas une fois sous sa remise que cette bévue ne lui fît une espèce de sensation désagréable. Il le disoit tout haut. À chaque fois aussi il donnoit les ordres les plus précis pour qu’on changeât la bande de côté : mais voilà comme les choses vont ici, s’écrioit-il ; rien ne s’y fait. Je ne monterai sûrement pas dans cette voiture ; nous irons à cheval.

Et pourquoi ? dit Yorick. Vous ne trouverez-là que des gens d’église. Ces messieurs, pourvu que le dîner soit bon, ne s’amuseront sûrement pas à critiquer vos armoiries.

Je sais, répliqua mon père, qu’ils sont indulgens quand ils sont là. Mais il n’importe : nous irons à cheval.

Mon oncle Tobie fit une réflexion, mon père en fit une autre et s’entêta : il fallut renoncer à la voiture.

Le chapitre que j’ai déchiré étoit la description de cette pompeuse cavalcade.

La marche étoit d’abord ouverte par Obadiah et par Trim, montés chacun sur un gros cheval de carosse, allant d’un pas grave et pesant comme une patrouille.

C’étoit ensuite mon oncle Tobie en uniforme, serrant la botte à mon père, qui ne cessoit de discourir sur l’avantage des sciences abstraites, tandis que mon oncle Tobie, en lui froissant la jambe, lui prouvoit que la cavalerie doit marcher serrée.

Yorick, les doigts en l’air et tout prêt… On croit peut-être qu’il étoit tout prêt à leur donner la bénédiction en cas d’attaque… Non, il étoit tout prêt à leur imposer silence pour qu’ils écoutassent les passages les plus brillans d’un sermon nouveau qu’il avoit fait, et qu’il vouloit débiter à la docte assemblée où il alloit se trouver.

Cette description, au second coup-d’œil que j’y jetai, me parut si fort au-dessus de tout le reste de mon livre, que je me déterminai à la supprimer.

Quel est le mérite d’un bon ouvrage ? n’est-ce pas l’accord, l’équilibre, les proportions qu’on lui donne qui en font le prix et la perfection ? Une foule innombrable de nouveaux Scudéris nous inondent tous les jours de productions informes et bizarres… Que ne se disent-ils ce que j’en dis ? faire un livre et chanter une chanson est la même chose. Il importe peu quel ton l’on prend, mais il faut être d’accord avec soi-même :


Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.


Cela est très-beau : mais ce fameux chantre d’Alaric chanta comme s’il n’eût pas été digne de chanter le dernier de ses goujats ! et moi je chante et je chanterai toujours à tous ceux qui voudront chanter : Prenez-y garde ! soyez d’accord ! ne détonnez pas !

C’est pour cela, disoit un jour Yorick à mon oncle Tobie, qu’une foule de viles compositions déshonorent l’esprit humain. Les uns passent à la faveur d’un in-folio ; ce sont les systêmes. Les autres couvertes par un siége..... Ce mot fixa l’attention de mon oncle Tobie ; mais il ne put comprendre l’idée que Yorick y attachoit ; il ne connoissoit pas une douzaine de nos drames, ni la plupart de nos historiens.

Je chante dimanche au concert, me disoit l’autre jour le Virtuose à la mode. Parcourez un peu ma partie. J’en fredonai quelques notes. Fort bien, dis-je, la mélodie en est agréable, et si l’harmonie en est soutenue, cela prendra. Je continuai. Bravo ! m’écriai-je.

J’en vins ensuite à la partie harmonique… et je la trouvai indigne, détestable.

Montagne disoit en pareil cas, qu’il ne se seroit pas époumoné. Cela est clair, et j’en conclus, avec ma sagacité ordinaire, que lorsqu’un nain porte avec soi une toise pour se mesurer, il est nain par plus d’un endroit.

Entendra cela qui pourra, le prendra qui voudra pour lui ; je n’y mets point de finesse. La seule chose que j’ai voulu prouver, est que j’avois bien fait de déchirer un chapitre.



CHAPITRE XCI.

L’humeur s’en mêle.


On avoit beaucoup mangé, peu parlé, et l’on étoit arrivé au dessert avec la plus grande envie de se dédommager du silence que l’on avoit gardé. —

Ce fut mon père qui commença…

Mais je dois dire à sa gloire que ce ne fut pas dans l’intention de parler pour lui-même.

Nous sommes au moment des choses frivoles, dit-il. Mais, messieurs, laissons-en plutôt dire de sérieuses. Tenez, voilà Yorick qui va nous lire quelques passages d’un nouveau sermon......

D’un sermon ?… d’un sermon ?… d’un sermon ?… Ce mot vola de bouche en bouche…

Écoutons, écoutons, écoutons ! Celui-ci se répéta en chœur, et Yorick, après une inclination de tête à la ronde, se mit à lire.

Fort bien ! très-bien ! belle pensée ! excellente réflexion ! quel feu ! quel enthousiasme ! comme cela est chaud !

Yorick laissa les applaudissemens s’accumuler…

Mais, mécontent, au fond, de son propre ouvrage, ainsi que je le suis si souvent du mien, il déchira son cahier et en présenta un lambeau à chacun de ces messieurs pour allumer sa pipe.

Quoi donc ? s’écria Didius d’un air étonné. Voilà qui est singulier.

Très-singulier ! reprit Kysarchius d’un ton imposant. Il étoit de la famille Kysarchienne des Pays-Bas, et ce qu’il disoit en avoit d’autant plus de poids. En vérité, dit-il, c’est un procédé trop offensant, pour qu’on le passe.

Il n’est sûrement pas honnête, dit Didius, en se levant à moitié pour éloigner une bouteille qui étoit en ligne directe entre lui et Yorick. Vous auriez pu, dit-il, en lui parlant à lui-même, nous éviter cette injure. C’est un de ces petits sarcasmes que vous faites si souvent sans parler, et qui n’en sont pas moins piquans…

Mon oncle Tobie cherchoit à deviner ce que tout cela vouloit dire…

Si votre sermon continua Didius, n’étoit bon qu’à faire des camouflets, pourquoi nous l’avez-vous lu ? une société aussi savante méritoit des égards.

Et s’il étoit digne de nous être lu, c’est nous manquer également, c’est nous turlupiner que d’en faire cet usage.

Bon ! se disoit tout bas le discoureur en s’applaudissant, le voilà pris dans mon dilemme comme dans une nasse : voyons comme il en sortira.

Yorick baissa modestement les yeux, puis les leva, et puis dit :

Messieurs.....

Il appuya si fortement sur ce mot, que l’on crut qu’il s’étoit préparé à leur faire un discours apologétique : l’attention en fut par conséquent plus tendue.

J’ai fait des efforts incroyables, dit-il, pour composer ce morceau. Je souffrirois plutôt tous les genres de martyrs que de me résoudre à en recommencer un pareil : mes tourmens étoient excessifs. J’en ai cherché la cause et je l’ai trouvée. C’est qu’il partoit de ma tête sans la participation du cœur, et je le déchire sans pitié pour me venger des tortures d’esprit qu’il m’a causées… Prêcher ?… quel mot, messieurs ! ce mot, tel que les prédicateurs d’aujourd’hui ; l’entendent, signifie l’action de montrer l’étendue de ses connoissances, d’étaler son érudition, de faire valoir les finesses et les subtilités de son esprit. De bonne foi ! n’est-il pas indigne d’en faire parade ? de s’en donner un air d’importance ? d’abuser, avec aussi peu de pudeur, de la demi-heure d’audience que l’on veut bien nous accorder ? Est-ce là prêcher l’évangile ? c’est se prêcher soi-même, c’est se donner pour exemple. Fi donc ! ah ! combien ne doit-on pas désirer de porter plutôt cinq ou six mots au cœur de ses auditeurs ?… pour moi…

Yorick alloit continuer cette diatribe, lorsqu’un mot, un seul mot qui se fit sourdement entendre de l’autre côté de la table, détourna toute l’attention des convives…

Cela n’étoit point extraordinaire. C’étoit le mot le plus énergique, le plus expressif… mais le répéterai-je ? et si je le répète ?…



CHAPITRE XCII.

Les fausses conjectures.


Zounds !. . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il m’a échappé. Il est tombé au bout de ma plume comme de lui-même

C’est Phutatorius qui le prononça… Il le prononça inopinément, presqu’à mi-voix, et pourtant assez haut pour que chacun l’entendît ; et ce fut avec un coup-d’œil, un accent tellement articulé, que l’on crut que c’étoit tout-à-la-fois l’expression d’un homme qui est dans l’étonnement, et qui ressent quelques peine de corps.

Fourche !… c’est ainsi que Gastriphères qui entendoit un peu le françois, le traduisit tout de suite dans Cette langue en le parodiant… Mais cela n’apprenoit rien.

Deux autres des convives ne furent pas plus heureux. Ils avoient l’oreille très-fine. Ils distinguèrent dans l’expression le mélange des deux tons aussi facilement qu’un virtuose discerne une tierce, une quinte, ou tout autre accord ; mais avec toute Cette finesse, ils ne purent faire que de fausses conjectures sur les causes de cette étrange prosodie. L’accord en lui-même étoit excellent : mais il étoit hors du ton. Il n’avoit pas la moindre analogie, pas le moindre rapport au sujet qui étoit sur le tapis. Ainsi, avec tout leur esprit, ces messieurs restèrent là comme des sots.

La combinaison des sons n’est pas donnée à tout le monde ; moi-même tout le premier, je n’y connois rien du tout. Il y avoit là deux autres convives qui étoient précisément de mon acabit. Ils ne s’attachèrent qu’au sens exactement grammatical de l’expression, et crurent concevoir que Phutatorius, qui étoit naturellement colère, se préparoit à arracher les armes de la main de Didius, pour faire tête lui-même à Yorick, et que le terrible mot étoit l’exorde d’un discours qui ne présageoit rien de bon.

Mon oncle Tobie fut de la même opinion, et son ame sensible sentit d’avance le coup que l’on alloit porter à Yorick.

Mais Phutatorius s’en tenoit simplement à son exclamation… Cela fit penser à deux autres convives, que ce mot n’étoit que l’effet d’une respiration involontaire, dont le souffle contraint en passant par les organes de certaines personnes, prend la consistance sonore d’un jurement assez peu décent… Ils ne pensèrent pas même que Phutatorius eût conçu le moindre dessein de scandaliser ou d’attaquer quelqu’un.

Oh ! oh ! ceci est sérieux, disoient en eux-mêmes deux autres personnages. Voilà un jurement dans toutes les formes. Il est prémédité. C’est une première insulte, une flèche aiguë lancée contre l’ennemi.

Mon père eut aussi son opinion. Il lui sembla tout naturel que la colère qui fermentoit en ce moment dans les régions supérieures des organes de Phutatorius, se fût fait jour à travers la confusion soudaine qu’une théorie aussi étrange de la prédication avoit jetée dans toutes ses idées.

La jolie chose ! et dites qu’il est agréable de disserter aussi long-temps sur des méprises ! C’est presque ainsi que l’on babille sur tout le monde. Chaque chose y est interprétée de cent façons différentes.

C’est ceci.

Non. C’est cela.

Point du tout. C’est…

Quoi ?.....

Le plus sage dit : je n’en sais rien…

Mais, comme le plus sage, ainsi que cela est juste, passe pour être le plus sot parmi les sots, on ne voit point de plus sage parmi nous, et chaque chose est jugée, estimée, appréciée, commentée, paraphrasée, annotée, admise ou rejetée au gré de chacun, et sans que personne se doute seulement de ce qu’elle est.

Il en fut de même à la table de Didius : pas une n’y devina la cause impulsive de l’exclamation bizarre de Phutatorius.

Mais il s’y passa au moins une chose rare. C’est que les opinions particulières se réunirent toutes à celles des deux convives, qui s’étoient imaginé que Phutatorius avoient voulu insulter Yorick. Cette idée s’accrédita encore par le regard effaré du docteur qui, resté presque stupéfait, fixoit tour-à-tour chaque personne, comme s’il avoit voulu lire dans ses yeux ce qu’elle pensoit. —

Le fait est pourtant que Phutatorius ne savoit pas un mot de ce qui se passoit dans l’esprit des convives, et qu’ils ne savoient pas eux-mêmes ce qui se passoit dans le sien.

Dans le sien ?… mais s’y passoit-il quelque chose ? songeoit-il seulement à Yorick.

Non, mes amis ; et quoique ses yeux eussent l’air farouche, quoiqu’il eût, pour ainsi dire, monté à vis tous les muscles et tous les nerfs de son visage, quoique toutes les apparences annonçassent qu’il alloit accabler Yorick sous le poids de quelque réplique sanglante ; Yorick, hélas ! étoit bien loin de son imagination.

L’accident le plus funeste… La crainte du moins d’éprouver quelque chose de sinistre, captivoit son attention, et toutes ses facultés sensitives et intellectuelles s’étoient concentrées dans l’endroit fatal où le danger s’étoit manifesté.


CHAPITRE XCIII.

La précaution utile.


Gastriphère avoit vu des châtaignes dans la cuisine..... elles étoient superbes. Il avoit dit au cuisinier d’en faire cuire cent cinquante ou deux cents sous les cendres. Phutatorius en sera charmé ; il les aime, ajouta-t-il.

Le cuisinier n’oublia point la recommandation de Gastriphère ; et les châtaignes furent servies avec le reste du dessert.

Elles étoient toutes chaudes, et enveloppées dans une serviette damassée.



CHAPITRE XCIV.

Mes lamentations.


Oh ! c’est ici, c’est ici que je regrette bien sensiblement de n’être que comme les autres écrivains, et de ne pas savoir un mot d’anglois plus qu’eux. Il ne me faudroit que ce mot, et pas davantage, pour exprimer ce que j’ai maintenant à dire.

Je connois bien celui dont on fait actuellement usage… Mais j’ai vu de jeunes filles rougir, lorsqu’elles l’entendoient prononcer… Et je m’en servirois ?…



CHAPITRE XCV.

À quoi l’attribuer ?


Apparemment qu’il étoit physiquement impossible qu’une demi-douzaine de mains fouillassent toutes à-la-fois dans la serviette.

Mais, peut-être aussi n’en fut-ce pas là la cause.

N’est-ce pas plutôt que celle des châtaignes, qui étoit destinée à faire une révolution si prompte dans l’existence physique et morale de Phutatorius, étoit plus ronde que les autres ?

C’est encore là une de ces choses dont on voit l’effet, sans savoir d’où il vient.

Enfin, je ne sais point ce qui imprima ce mouvement à la fatale châtaigne.

Mais la châtaigne, sortie de la serviette, roula sur la table, sans qu’on l’aperçût, et tomba…

Où ?…

Ah ! c’est là ce que je n’ose dire. Tout ce que je puis faire, madame, c’est d’aider votre imagination.

Figurez-vous que Phutatorius, les jambes écartées, étoit précisément à table au-dessous de la ligne que la châtaigne y avoit parcourue, et qu’en tombant, elle tomba perpendiculairement…

Elle tomba, dis-je, sans obstacle, et en suivant les lois de la gravitation.

D’autres ont dit que c’étoit en suivant celles de l’attraction.

Mais, c’est ce qui m’inquiète peu. Mon embarras est de vous dire qu’elle tomba dans cette espèce de baie, que les lois du décorum exigent qui soit strictement fermée comme le temple de Janus, au moins en temps de paix…

Eh mon Dieu ! falloit-il tant d’alentours pour dire une chose aussi simple ?…

Je sais qu’il étoit inutile que je les prisse pour vous, madame : mais je n’écris pas pour vous seule.

L’atitude de Phutatorius, sa négligence à observer un usage si familier, ouvrit la porte à cet accident.

Avis à tout le genre humain !

Autre avis ! mais celui-ci n’est que pour mes critiques.

Ils viennent de voir que j’ai rangé cette aventure dans la classe des accidens : je les préviens que je ne l’ai fait que par condescendance pour l’usage reçu, d’y mettre presque tous les événemens de la vie. Je n’entends point heurter par-là l’opinion de Mythogeras et d’Acrites. Ils prétendent que ce ne fut point par accident que la châtaigne prit cette route ; j’y consens. Ils soutiennent que le hasard ne dirigea, ni sa course, ni sa chûte ; je le veux bien. Ils assurent que si, avec toute sa chaleur, elle tomba directement plutôt dans cet endroit que dans tout autre, ce fut exprès pour punir Phutatorius d’avoir fait imprimer, il y a douze ans, son traité obscène de Concubinis retinendis ; j’en suis d’accord. Ils tiennent d’autant plus à cette opinion, que ceci arriva précisément et identiquement la même semaine que celle où Phutatorius alloit donner une nouvelle édition de cet ouvrage licencieux. Qu’ils y tiennent tant qu’ils voudront, je ne lutte point contre leur opiniâtreté.

Est-ce à moi à tremper ma plume dans l’encre de la controverse ? je sais qu’on pourroit beaucoup écrire sur chaque côté de la question. Mais je n’ai pas autre chose à faire ici que de présenter le fait comme historien. Je n’ai point d’autre tâche à remplir que celle de rendre croyable à mes lectrices, que l’hiatus, qui se trouva à la culotte de Phutatorius, étoit assez grand pour recevoir la châtaigne, et que la châtaigne y passa perpendiculairement et toute chaude, sans que Phutatorius, ni qui que ce soit, s’en fût aperçu.

Ai-je réussi à le faire croire ?…



CHAPITRE XCVL

Extrême inquiétude.


La châtaigne ne répandit d’abord qu’une chaleur légère.

Cette douce température fit même une sensation agréable à Phutatorius.

Mais les plaisirs passent rapidement : celui-ci ne dura que vingt-quatre ou trente secondes.

La chaleur augmentant peu-à-peu, elle ne tarda pas à passer les bornes d’un plaisir sobre, ni même à s’avancer avec assez de promptitude vers les régions de la douleur.

Le tourment de l’inquiétude, qui n’est pas moins prompt dans ses effets, se joignit aux accès de la peine, et la crise de Phutatorius devint terrible.

Son ame escortée de ses idées, de ses pensées, de son imagination, de son jugement, de sa raison, de sa mémoire, de ses fantaisies et de dix mille bataillons, peut-être, d’esprits animaux qui arrivèrent en foule et tumultueusement, par des passages et des défilés inconnus qu’ils se frayèrent, s’élança subitement sur le lieu du danger, et laissa les régions supérieures aussi vuides que la tête de nos poëtes.

Cette multitude de secours sembloit devoir lui donner quelque notion, quelque intelligence de ce qui se passoit en bas ; mais il ne fut pas capable d’en pénétrer le secret. Il ne put faire que des conjectures, et la plus raisonnable de toutes celles qu’il fit, c’est que peut-être le diable y étoit. Cette idée, quelqu’inquiétante qu’elle fût, ne l’empêcha pourtant point de se résoudre dans le moment à supporter stoïquement la situation où il se trouvoit. Un certain nombre de grimaces et de contorsions, et quelques grincemens de dents auroient fait l’affaire ; mais il auroit fallu que l’imagination fût restée neutre. Eh ! qui pourroit, en pareil cas, se flatter de gouverner ses saillies ? la sienne s’alluma ! Il en sortit incontinent : une conjecture qui se darda dans son esprit avec la rapidité d’un éclair, et qui, quoique la douleur excitât la sensation vive d’une chaleur insupportable lui inspira l’idée effrayante que ce pouvoit être une morsure aussi-bien qu’une brûlure.

Ô déesse de l’illusion et des prestiges ! où nous conduis-tu ?

Mais, si c’étoit quelque lézard, quelqu’aspic, ou quelqu’autre reptile qui se fût glissé là, disoit Phutatorius en lui-même, et qu’il y essayât ses dents ?

Cette idée affreuse eût suffi pour détraquer la machine la mieux organisée.

Mais un accès plus vif et piquant s’étant aiguisé dans ce moment même, Phutatorius fut saisi d’une terreur panique si subite, que dans la première épouvante, dans le premier désordre, il se trouva jeté soudain hors de lui-même. Sa stoïcité l’abandonna. Un tressaillement universel agita toute son existence, et ce fut dans le choc de cette commotion, qu’il articula cette interjection mêlée de peine et d’étonnement, qui fit faire tant de faux raisonnemens.....

Zounds !…

Elle n’étoit sûrement pas canonique ; mais au moins avouera-t-on qu’elle étoit aussi modérée que tout autre, dont il auroit pu se servir en pareille occasion.

Mais canonique ou non, le malheur fut que Phutatorius n’en tira aucun soulagement ; elle n’étoit pas mesurée à la hauteur du mal.



CHAPITRE XCVII.

On sait enfin ce que c’est.


Il y a des événemens qui sont infiniment plus rapide que la narration qu’on en fait.

Tel fut celui-ci. Il fallut beaucoup moins de temps à Phutatorius, que je n’en mets à le dire, pour tirer la châtaigne de l’endroit où elle étoit, et la jeter avec violence sur le parquet.



CHAPITRE XCVIII.

Qu’en va t-il faire ?


La châtaigne qui avoit frappé le coin d’une commode, revenoit sur elle-même en roulant. Yorick se lève avec précipitation, l’attrape et la garde.


CHAPITRE XCIX.

Nouvelles conjectures.


N’est-ce pas une chose curieuse que d’observer le triomphe que les plus petits incidens remportent sur l’esprit ? quel poids n’ont-ils pas dans une infinité de circonstances ! combien de fois ne maîtrisent-ils pas l’opinion des hommes ! ils règlent presque tout. Une bagatelle suffit souvent pour porter la certitude dans l’ame, et pour l’y invétérer si fortement, que les démonstrations d’Euclide ne seroient pas assez puissantes pour l’en faire sortir.

Yorick venoit de ramasser la châtaigne. L’action étoit légère : il ne la ramassa que parce qu’il s’imagina tout simplement qu’elle n’en valoit pas moins, et qu’il tenoit qu’une bonne châtaigne méritoit bien d’être ramassée. Voilà quels furent les motifs d’Yorick ; mais cet événement, tout frivole qu’il est, se présenta sous un autre point de vue dans l’esprit de Phutatorius. —

Oh ! oh ! dit-il, quelle précipitation, quel empressement pour ramasser ce maudit brûlot ! Ah ! je vois d’où cela vient : c’est une indication que la châtaigne étoit à lui.

La table étoit longue et étroite. Yorick étoit placé vis-à-vis de Phutatorius, et la position étoit avantageuse pour lui jouer quelque tour.

Je n’en doute point, dit Phutatorius, il m’avoit sûrement jeté là sa châtaigne par malice.

Le coup-d’œil qu’il donna sur le champ à Yorick mit aussitôt tout le monde au fait de ce qui se passoit dans son esprit.

Lorsqu’il arrive des inconvéniens imprévus sur ce globe sublunaire, l’esprit de l’homme, qui est composé d’une substance très-avide de connoissance, se porte rapidement derrière la scène pour examiner ce qui la met en jeu.

La recherche ici ne fut pas longue. On savoit qu’Yorick méprisoit assez ouvertement le traité de Concubinis retinendis de Phutatorius.

Son action de ramasser la châtaigne passa tout d’un coup pour une satyre de cet ouvrage, dont la doctrine avoit, dit-on, blessé plus d’un galant homme au même endroit.

Cette idée réveilla Somnolentius ; elle fit sourire Argalastes.

Et si vous avez examiné l’air avantageux d’un homme qui vient de deviner le mot d’une énigme, c’est précisément celui que prit Gastriphères.

On se regarda, et en trois minutes l’action d’Yorick passa pour un chef-d’œuvre de satyre.

Mais tout cela, comme on le voit, étoit aussi raisonnable que les rêves d’Aristote et de Descartes.

Phutatorius ne put s’empêcher de lui montrer du ressentiment.

À peine eut-il mangé la châtaigne, qu’il le menaça en souriant, pourtant, et en lui disant qu’il n’oublieroit pas le service qu’il venoit de lui rendre.

Mais on distinguera sans doute aisément que la menace fut pour Yorick, et le sourire pour la compagnie.



CHAPITRE C.

Remède pour la brûlure.


Avec tout cela je souffre, dit Phutatorius.

Gastriphères.

Réellement ?

Phutatorius.

Réellement.

Gastriphères.

Diable !

Phutatorius.

Je ne voudrais pourtant pas envoyer chercher un chirurgien pour si peu de chose. Est-ce que vous ne sauriez pas, vous, quelque remède pour la brûlure ?

Gastriphères.

Moi ? non. Mais, tenez, demandez à Eugène : il a beaucoup de recettes.

Eugène.

Cela est vrai.

Phutatorius.

En ce cas, dites-moi donc ce qu’il faut que je fasse.

Eugène.

Volontiers. Mais il faut que je sache quel endroit est affecté ; si la partie est tendre et délicate ; si elle peut être enveloppée sans danger.

C’est tout cela à-la-fois, reprit Phutatorius en y portant la main, et en levant la jambe droite pour y communiquer une douce ventilation.

Eugène.

Eh bien ! je vous conseille tout uniment d’envoyer demander tout de suite à quelque imprimerie une feuille de papier sortant de la presse, et de l’appliquer dessus.

Phutatorius.

Du papier ?

Oui, dit Yorick. D’abord le papier humide est rafraîchissant. Ce sera déjà un palliatif à l’ardeur cuisante que vous pouvez ressentir.

Phutatorius.

Je conçois.

Yorick.

Mais c’est l’huile et le noir répandus sur ce papier qui opéreront la vraie guérison.

Eugène.

Précisément, et je ne connois point de topique plus anodin, plus doux, plus efficace.

Gastriphères.

Si c’étoit moi, et si effectivement l’huile et le noir font tout, je n’irois pas si loin pour chercher un remède. Je prendrais de la charpie, et je l’imbiberois sur le champ de noir et d’huile.

Yorick.

Gardez-vous bien, Phutatorius, de suivre cette idée.

Eugène.

Assurément. La charpie ne vaut rien.

Gastriphères.

Pourquoi cela ?

Eugène.

J’ai peut-être été trop loin en disant qu’elle ne valoit rien. J’ai voulu dire qu’elle n’étoit pas si bonne que le papier imprimé.

Gastriphères.

Mais encore, pourquoi ?

Eugène.

Cela est évident. Le papier imprimé a un avantage qui ne se rencontre dans aucun autre topique. C’est son extrême propreté. Et si le caractère surtout est très-fin, la matière se trouve répandue si légèrement, avec une telle égalité et dans des proportions si justes, les majuscules exceptées, qu’il n’y a point de spatule qui en puisse faire autant.

Gastriphères.

Je me rends.

Phutatorius.

Parbleu ! cela vient à merveille. On tire actuellement la centième feuille de mon traité ; j’en vais envoyer chercher une.

Gastriphères.

Il n’importe laquelle.

Yorick.

Oui, pourvu qu’il n’y ait pas de grosses ordures.

Phutatorius.

Mafoi ! c’est le cent cinquantième chapitre.

Yorick, (en s’inclinant avec un air respectueux).

Mais quel en est le titre ?

Phutatorius.

De re Concubinariâ.

Yorick.

Parbleu ! prenez ce chapitre.

Eugène.

Oui, prenez-le.

Le pauvre Phutatorius mit à profit cette fameuse consultation : elle eut, dit l’histoire, le plus heureux succès ; et moi je n’ai pas voulu priver le public d’un aussi bon spécifique.



CHAPITRE CI.

Dialogue.


Toutes ces scènes, où mon père avoit eu beaucoup de part sans rien dire, avoient retenu son impatience sur ce qui l’intéressoit lui-même essentiellement… Il attendoit que Didius, qui en étoit prévenu, tournât l’attention de l’assemblée de ce côté-là. La transition n’étoit pas aisée ; mais il vaut quelquefois mieux passer brusquement d’une chose à l’autre, que d’y amener insensiblement les gens. C’est ce que fit Didius, et ce qu’il dit en fut plus frappant.

Je n’en doute point s’écria-t-il ; si pareille méprise fût arrivée avant la réforme, le baptême auroit été déclaré nul. On en auroit fait un autre, et l’enfant se seroit à la fin trouvé nommé comme on auroit voulu.

Oui, je soutiens, continua-t-il, que si, par exemple, un prêtre eût nommé un enfant Crysogosmone in nomino patrim et filia et spiritum sanctos, le baptême auroit été déclaré nul.

Erreur ! dit Kysarchius. Dès que la méprise n’est que dans la terminaison, le baptême est bon et valable. Pour qu’il soit nul, il faut qu’elle tombe sur la première syllabe des mots, et non sur la dernière.

Mon père, qui aimoit toutes ces subtilités, prêtoit l’oreille la plus attentive à tout ce qu’on disoit.

Le dialogue devint très-intéressant.

Kysarchius.

Supposons que Gastriphères baptise un enfant, in homine gatris, au lieu d’in nomine patris.

Didius.

Eh bien ?

Kysarchius.

Sera-ce là un baptême ?

Didius.

Pourquoi pas ?

Kysarchius.

Je dis moi que ce n’en est pas un. Tous les casuistes sont d’accord sur ce point.

Didius.

D’accord ?…

Kysarchius.

Oui, d’accord. Ils donnent pour raison de leur opinion que la racine des mots est changée. Homine ne signifie point nom ; gatris ne signifie point père.

Que signifient-ils donc ? dit mon oncle Tobie.

Rien, dit Yorick.

Ergò, le baptême est nul, reprit Kysarchius.

Nul de toute nullité, ajouta Yorick.

Kysarchius.

Mais la chose ici est bien différente. Patrim, au lieu de patris ; filia, au lieu de filii, etc. Tout cela ne présente qu’une faute dans les déclinaisons. — Chaque mot reste intact. Les branches sont mal taillées à la vérité : mais la racine n’est point altérée ; elle reste entière.

Didius.

Je l’avoue. Mais, au moins, faut-il que l’intention du prêtre soit claire.

Kysarchius.

D’accord.

Didius.

En ce cas, voyons si le vicaire….

Kysarchius, avec un peu d’impatience.

Voyons, voyons !… Nous n’avons rien à voir, si ce n’est les décrétales de Léon III.

Eh ! mon Dieu, messieurs, s’écria mon oncle Tobie, qu’est-ce que mon neveu a besoin de Léon III et de ses décrétales ? On l’a nommé Tristram. Il a été nommé ainsi, malgré son père, malgré sa mère, malgré moi, et.......

Oui ?… dit Kysarchius en interrompant mon oncle Tobie. La chose est ainsi ? Il y a de la parenté mêlée ? Cela change bien la question. Primò, Madame Shandy n’y pouvoit donner sa voix….

À cette étrange proposition, mon oncle Tobie quitta sa pipe, et mon père s’approcha de l’orateur pour mieux entendre comment il la soutiendroit. —

Kysarchius ne craignoit pas les oreilles les plus attentives ; il étoit ferré à glace. Les plus fameux jurisconsultes, dit-il, ont mis pendant long-temps en question, si la mère étoit parente de ses enfans.

Et qui sont ces animaux-là ? dit mon oncle Tobie.

Swinburgn, de testamentis, pag. 7. §. 8. dit Kysarchius ; mais après un examen aussi réfléchi qu’impartial, continua Kysarchius, on a enfin décidé que non. Cette décision, précédée de tous les pour et contre, se trouve dans Brook, tit. Administ. n°. 47.

Mon oncle Tobie quitta de nouveau sa pipe avec précipitation. Mais mon père lui fit signe de ne rien dire, et la conversation s’engagea de plus belle.



CHAPITRE CII.

Solution.


La décision que je viens de rapporter, reprit Kysarchius, paroît fort opposée à toutes les idées reçues.

Certainement ! dit mon père.

Cependant elle est fondée sur la plus saine raison.

Je ne l’aurois pas cru, dit mon oncle Tobie.

Oh ! reprit Kysarchius, il y a comme cela une foule de choses qui ne se croient pas d’abord. Mais celle-ci n’est plus équivoque depuis le fameux testament du duc de Suffolk.

Cité par Brook, dit Triptolême.

Oui.

Et dont le lord Coke fait mention, dit Didius.

Précisément. Swinburgn le rapporte aussi, dit Gastriphères.

Voici le fait.

C’étoit sous le règne d’Edouard VI. Le duc de Suffolk eut deux enfans, un garçon et une fille. Le fils étoit d’une mère, et la fille d’une autre.

Le pere mourut, et laissa tous ses biens à son fils par testament.

Le fils mourut aussi, et il mourut sans femme, sans enfans, sans testament, ou si vous l’aimez mieux, ab intestat.

Cela est égal, dit Phutatorius.

Égal, soit, reprit Kysarchius ; mais il y a des personnes, qui, en matière de discussion, préfèrent le langage consacré à la chose.

Le fils mourut donc sans testament. Sa sœur, et l’on vient de remarquer qu’elle n’étoit que sa sœur de père.

Consanguine, dit Phutatorius.

Oh ! ma foi, je vous laisserai dire la chose à vous-même, si vous voulez ainsi m’interrompre.

Cette sœur étoit vivante, et elle étoit de la première femme.

La duchesse de Suffolk s’empara des effets de son fils.

Elle paroissoit fondée sur cette loi de Henri VIII, qui porte que si quelqu’un meurt sans enfans, et ab intestat, la propriété de ses biens passe à son plus proche parent. —

Sur cela procès. La fille se pourvut devant le juge ecclésiastique.

Là, elle allégua, 1o. qu’elle étoit la plus proche parente du défunt.

2o. Que la mère du défunt n’étoit ni parente, ni alliée à son fils mort.

La nouveauté de ces propositions parut d’abord fort étrange.

Mais plus elles semblèrent extraordinaires, et plus elles excitèrent la curiosité.

Alors on consulta de tous côtés des avocats. On fouilla dans toutes les archives, on lut des Chartres, on feuilleta les commentateurs, les glossateurs, les annotateurs, les casuistes, etc.

Et le tout bien considéré, le consistoire de Cantorbery et celui d’Yorck décidèrent que la mère n’avoit rien à prétendre. —

Mais, dit mon oncle Tobie, que répondait la duchesse de Suffolk ?

Elle répondoit que… que… cette question étoit toute simple : mais toute simple qu’elle étoit, elle déconcerta Kysarchius ; et sans Triptolême, qui prit la parole, il ne seroit pas sorti d’embarras.

Les choses descendent et ne remontent point, dit celui-ci. C’est un axiome de droit.

Les enfans, reprit Triptolême, sont du sang de leur père et de leur mère ; c’est une vérité qu’on ne peut nier : mais le père et la mère ne sont pas du sang de leurs enfans ; c’est une autre vérité. Les enfans sont procréés ; mais ils ne procréent pas. En deux mots, liberi sunt de sanguine patris et matris ; sed pater et mater non sunt de sanguine liberorum. Or.....

Fort bien, dit Didius. Mais votre argument prouve trop : il s’ensuivroit que le père ne seroit pas plus parent de son fils que la mère.

Mais, reprit Triptolême, ignorez-vous donc que c’est la meilleure opinion ? Le père, la mère, le fils sont trois individus : mais il ne font qu’une chair, una caro. Ergò, il ne peut y avoir de parenté.

Vous poussez encore l’argument trop loin, repartit Didius.

Oh ! oh ! dit Triptolême.

Oui, trop loin, beaucoup trop loin. Vous avouerez qu’il n’y a rien dans la nature qui empêche un homme d’avoir un enfant de sa grand-mère. Supposons maintenant que cet enfant soit une fille…

Mais qui diable s’avisa jamais de coucher avec sa grand-mère ? s’écria Kysarchius.

Qui ?… Parbleu ! il ne faut pas aller si loin, reprit Didius. Ne connoissez-vous donc pas ce jeune homme dont parle Selden ?

Ma foi, cela est vrai ! s’écria Gastriphères. Il y songea.

Il y songea ?… Il fit bien plus que d’y songer.

Plus ?… C’est ce que Selden ne dit pas.

Non, il ne le dit pas, mais il dit qu’il cita à son père la loi du talion pour justifier son dessein. Vous couchez, disoit-il, avec ma mère : pourquoi ne coucherois-je pas avec la vôtre ? Cet argument n’étoit, à la vérité, qu’un argumentum commune.

Ma foi ! dit Eugène, il étoit bon pour eux, et Eugène prit son chapeau et défila.

Gastriphères prit aussi le sien, et défila.

Phutatorius, sa main où l’on sait, prit aussi son chapeau et défila.

Somnolentius, Triptolême, Argalastes, Kysarchius prirent aussi leurs chapeaux, et défilèrent.

Défilons donc aussi, dit mon oncle Tobie.

Et tout aussitôt mon père et Yorick défilèrent, mon oncle Tobie à la tête.

Les chevaux se trouvèrent prêts dans un instant.

Mon oncle Tobie, à l’aide d’Yorick, alloit se jucher sur le sien.

Mais dites-moi, je vous prie, Yorick, ce que ces messieurs ont décidé sur le nom de baptême de mon filleul ? Il me semble que je ne l’ai pas bien conçu.

Je le crois, dit Yorick. Les choses ne se décident pas ainsi à la guerre. Vous autres militaires, vous avez des lois claires, précises.

Très-claires.

Et nous aussi, pourvu qu’on les interprête. C’est ce que ces messieurs ont fait avec une habileté digne des plus grands éloges.

Mais enfin qu’ont-ils dit ?

Des choses très-satisfaisantes. Le nom restera, parce que personne ne peut s’en plaindre.

Comment cela ? Mais ma sœur, mon frère ?…

Ils ont décidé que madame Shandy n’étoit pas même parente de votre filleul.

Après ?….

Vous savez que le côté maternel est le côté le plus sûr.

Oui.

Eh bien ! je vous laisse à penser ce que monsieur Shandy peut être à votre filleul. Entre nous il n’est pas plus son parent que moi.

Cela pourroit bien être, dit mon père en remuant la tête, et qui avoit entendu ce discours.

Et moi, dit mon oncle Tobie, je suis d’avis, quoi qu’en disent ces messieurs, qu’il y avoit une espèce de consanguinité entre la duchesse de Suffolk et son fils.

Le public le croit comme vous ; mais le public est un sot, et les savans sont des savans.

D’accord : mais les savans font une partie du public, reprit mon oncle Tobie.

Mon père crut voir une pointe dans cette réflexion de mon oncle Tobie. Il détestoit les pointes ; mais c’était la première qui fût jamais sortie de la bouche de son frère ; il sourit.


Fin du Tome second


Tome II


Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrième, ).


ŒUVRES


COMPLÈTES


DE


LAURENT STERNE.


TOME TROISIÈME.





Ce volume contient


La troisième partie des Opinions de Tristram Shandy.





ŒUVRES


COMPLÈTES


DE


LAURENT STERNE.


NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.


TOME TROISIÈME.


――――――x――――――


À PARIS,


Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.


AN XI. — 1803.






VIE

ET OPINIONS

DE

TRISTRAM SHANDY.






LIVRE III


CHAPITRE PREMIER.

L’embarras du choix.


Ces dissertations subtiles et savantes avoient charmé mon père ; et cependant, à proprement parler, elles n’avoient fait que verser du baume sur sa blessure. — Son attente se trouvoit trompée. — La tache du nom de Tristram restoit indélébile ; — et quand mon père fut de retour chez lui, le poids de ses maux lui parut plus insupportable qu’auparavant. C’est ce qui arrive toujours quand la ressource sur laquelle nous avions compté nous échappe.

Il devint pensif. — Il sortit, et se promena d’un air agité le long de son canal ; il rabattit son chapeau sur ses yeux, il soupira beaucoup, mais sans laisser éclater son ressentiment ; — et comme, suivant Hippocrate, les étincelles rapides de la colère favorisent singulièrement la digestion et la transpiration, et qu’il est, par conséquent, infiniment dangereux d’en arrêter l’explosion, — mon père, pour avoir contenu la sienne, seroit infailliblement tombé malade, si, dans ce moment critique, il ne lui étoit survenu une diversion, qui détourna ses idées et rétablit sa santé. — Cette diversion étoit un nouvel embarras, et ce nouvel embarras étoit occasionné par un legs de mille livres sterlings que lui laissoit ma tante Dinach.

Mon père n’eut pas sitôt achevé la lettre qui lui en apportoit la nouvelle, qu’il se mit à se creuser et à se tourmenter l’esprit, pour trouver à son legs l’emploi le plus avantageux et le plus honorable pour sa famille. — Cent cinquante projets, plus bizarres les uns que les autres, lui passèrent par la cervelle. — Il vouloit faire ceci, et puis cela, et puis cela encore. — Il vouloit aller à Rome ; — il vouloit plaider. — « Non, disoit-il, j’acheterai des effets publics, — ou j’acheterai la ferme de John Hobson ; — ou plutôt, il faut que je rebâtisse la façade de mon château, et que j’ajoute une aile à celle qui y est déjà. — Cependant voici un beau moulin à eau de ce côté, si je construisois au-delà de la rivière un beau moulin à vent, que je verrois tourner de mes fenêtres : — mais il faut, — il faut avant tout, que j’ajoute le grand Oxmoor à mon enclos, et que je fasse partir mon fils Robert pour ses voyages. »

Malheureusement la somme étoit bornée, et ses projets ne l’étoient pas. — Ne pouvant tout exécuter, il falloit choisir. — De tous les projets qui s’offroient à lui, les deux derniers sembloient lui tenir le plus au cœur ; et il s’y seroit infailliblement arrêté, s’il eût pu les embrasser tous deux à-la-fois : mais le petit inconvénient que j’ai déjà fait entendre, l’obligeait à se décider pour l’un ou pour l’autre.

C’est ce qui n’étoit pas facile.

Mon père, à la vérité, avoit depuis longtemps reconnu la nécessité indispensable de faire voyager mon frère Robert. — Il avoit même destiné à cette dépense les premiers fonds qui lui rentreroient des actions qu’il avoit dans l’affaire du Mississipi.

Mais Oxmoor étoit une commune si belle, si vaste, si bien située ! — une commune qui ne demandoit qu’à être défrichée et desséchée ! — qui touchoit au domaine des Shandy, sur laquelle même nous avions quelque espèce de droits ! une commune enfin que depuis long-temps mon père avoit résolu de tourner à son profit de manière ou d’autre !

Comme jusques-là rien ne l’avoit mis dans la nécessité de justifier l’ancienneté ou la justice de ses droits, mon père, en homme sage, en avoit toujours renvoyé la discussion au premier moment favorable. — Mais ce moment étoit arrivé ; et les deux projets favoris de mon père, Oxmoor et les voyages de mon frère, se présentant à-la-fois, ce n’étoit pas une petite affaire que de savoir auquel donner la préférence. —

Ce que je vais dire paroîtra ridicule ; mais la chose étoit ainsi.

Nous avions dans la famille une coutume si ancienne, qu’elle étoit presque passée en loi. Le fils aîné de la maison, avant son mariage, avoit la liberté de partir, d’aller et de revenir à son gré d’un bout de l’Europe à l’autre. — Ce n’étoit pas seulement pour s’instruire, ou pour fortifier sa santé par le changement d’air ; — c’étoit pour satisfaire sa fantaisie, — pour rapporter un plumet à son chapeau : que sais-je ? Tantum valet, disoit mon père, quantum sonat. C’est l’opinion qui met le prix à tout.

Il n’y avoit rien dans cet usage qui pût choquer la raison ou les bonnes mœurs ; — et priver mon frère de son droit d’aînesse, — l’en priver sans motif suffisant, — et, par-là, en faire un exemple du premier Shandy qui n’auroit pas été roulé dans sa chaise de poste par toute l’Europe, uniquement parce qu’il étoit un peu bête, c’eût été le traiter dix fois pis que n’auroit fait un Turc.

D’ailleurs l’affaire d’Oxmoor n’étoit pas sans difficulté.

La seule acquisition étoit un objet de plus de huit cents guinées ; et ce n’étoit pas tout. Ce bien avoit été quinze ans auparavant l’occasion d’un procès, qui avoit coûté à la famille huit cents autres guinées, sans compter la peine et le tourment.

Ajoutez à ces raisons que cette commune si belle, si attrayante, avoit été jusques-là honteusement négligée. — Malgré son voisinage de Shandy, — malgré le droit que chacun avoit de s’en occuper, comme d’un bien qui, n’étant à personne, appartenoit nécessairement à tout le monde, cette pauvre commune avoit été tellement abandonnée, qu’il y avoit, disoit Obadiah, de quoi faire saigner le cœur d’un galant homme, qui en auroit connu la valeur, et qui se seroit seulement promené sur ce malheureux terrein.

À dire vrai, personne n’en étoit directement responsable ; et mon père auroit vu la chose avec indifférence, et ne se serait jamais occupé d’Oxmoor, sans ce maudit procès qui s’éleva à cause de ses limites, et qui lui fit prendre (sinon pour son intérêt, du moins pour son honneur) la ferme résolution d’acquérir cette portion de domaine, sitôt que l’occasion s’en présenteroit ; et l’occasion en étoit venue, ou jamais.

Cette parité de raisons et d’avantages dans les deux plus importans projets de mon père, étoit certainement marquée au coin du guignon. — Mon père avoit beau les peser ensemble, puis séparément, — sous toutes leurs faces, et sous tous leurs rapports, — consacrant des heures entières à des calculs pénibles, — se livrant à la méditation la plus abstraite, — lisant un jour des ouvrages d’agriculture, et des voyages le lendemain, — se dépouillant de tout système et de toute passion, — se consultant chaque jour avec mon oncle Tobie, — argumentant avec Yorick, — et résumant toute l’affaire d’Oxmoor avec Obadiah ; — rien au bout du compte ne paroissoit si décidément en faveur de l’un, qui ne fût également en faveur de l’autre ; les meilleurs argumens pouvoient s’appliquer à tous deux ; les considérations étoient les mêmes des deux côtés ; et les balances restoient dans un fatal équilibre.

On ne pouvoit, par exemple, s’empêcher de convenir avec Obadiah que la commune d’Oxmoor, avec des soins bien entendus, et entre les mains de certaines gens, feroit certainement dans le monde une toute autre figure que celle qu’elle y avoit jamais faite, et qu’elle y feroit jamais, si on la laissoit à elle-même. — Mais ces mêmes raisons n’étoient-elles pas strictement applicables à mon frère Robert ?

À l’égard de l’intérêt, la question, je l’avoue, ne paroissoit pas si indécise au premier coup d’œil. En effet, toutes les fois que mon père prenoit la plume, et calculoit l’unique dépense de brûler, fossoyer et enclorre Oxmoor, et qu’il comparoit cette dépense au profit certain qu’il en retiroit, — le profit grossissoit tellement sous sa main, que vous auriez juré que toute autre considération alloit disparoître. — Il étoit clair qu’il recueillerait, dès la première année, au moins cent mesures de raves à vingt livres, — une excellente récolte de froment l’année suivante ; — et l’année d’après, cent (pour ne rien exagérer), mais, suivant toute vraisemblance, cent cinquante, sinon deux cents quartauts de poids et de fèves, — et ensuite des patates sans fin. — Mais alors, venant à penser que, pour manger des patates, il falloit se résoudre à laisser mon frère sans éducation, sa tête se troubloit derechef ; et finalement le vieux gentilhomme étoit dans un tel état d’embarras, d’indécision et d’incertitude, comme il l’a souvent déclaré à mon oncle Tobie, qu’il ne savoit, non plus que ses talons, ce qu’il avoit à faire. —

Il faut l’avoir éprouvé, pour concevoir quel tourment c’est pour un homme, de se sentir ainsi tiraillé par deux projets, tous deux également pressans, et tous deux entièrement opposés. — Car sans compter le ravage qui en résulte nécessairement dans tout le système des nerfs, desquels la fonction, comme vous savez, est de conduire les esprits animaux, et les sucs les plus subtils, du cœur à la tête, et de la tête au cœur, — on ne sauroit croire l’effet prodigieux qu’une lutte si terrible opère sur les parties plus solides et plus grossières, détruisant l’embonpoint, et anéantissant les forces du malheureux, qui flotte ainsi entre deux projets qui le contrarient.

Mon père auroit infailliblement succombé sous ce malheur, comme il avoit pensé faire sous celui de mon nom de baptême, sans un nouvel accident qui vint heureusement à son secours. — Ce fut la mort de mon frère Robert.

Qu’est-ce, grands dieux ! que la vie d’un homme ? Une agitation perpétuelle ! — un passage continuel d’un chagrin à un autre ! — Munissez-vous contre un malheur, vous restez en prise à mille autres.



CHAPITRE II.

Chapitre des Choses.


Dès ce moment on doit me considérer comme l’héritier apparent de la famille Shandy, — et c’est proprement ici que commence l’histoire de ma vie et de mes opinions. Malgré toute ma diligence et mon empressement, je n’ai fait encore que préparer le terrein sur lequel doit s’élever l’édifice ; — et je prévois que l’édifice qui s’élevera sera tel, que, depuis Adam, on n’en a jamais conçu ni exécuté un pareil. —

Je veux reprendre haleine avant de commencer ; et dans cinq minutes je jette ma plume au feu, et avec elle la petite goutte d’encre épaisse qui est restée au fond du cornet. — Mais dans ces cinq minutes j’ai dix choses à faire. — J’ai une chose à nommer, une chose à regretter, une à espérer, une à promettre, une à faire craindre ; — j’ai une chose à supposer, une chose à déclarer, une à cacher, une à choisir, et une à demander.

— Ce chapitre, donc, je le nomme le chapitre des choses ; — et mon prochain chapitre, si je vis, sera mon chapitre sur les moustaches, afin de garder une sorte de liaison dans mes ouvrages.

Et premièrement la chose que je regrette, c’est d’avoir été tellement pressé par la foule des événemens qui se sont trouvés devant moi, qu’il m’a été impossible, malgré tout le désir que j’en avois, de faire entrer dans cette partie de mon ouvrage les campagnes, et surtout les amours de mon oncle Tobie. — L’histoire en est si originale, si cervantique, que si je puis parvenir à lui faire opérer sur les autres cervelles les mêmes effets qu’elle produit sur la mienne, je réponds que, pour cela seul, mon livre fera son chemin dans le monde, beaucoup mieux que son maître ne l’a jamais fait. — Ô Tristram, Tristram ! quel moment fortuné ! amène-le seulement ; et la réputation qui t’attend, comme auteur, effacera tous les malheurs que tu as éprouvés, comme homme ; et tu triompheras d’un côté, si tu peux perdre de l’autre le souvenir et le sentiment de tes chagrins passés.

Ne soyez pas surpris de l’impatience que je témoigne pour arriver à ces amours. C’est le morceau le plus exquis de toute mon histoire. — Et quand j’y serai parvenu, je serai peu délicat sur le choix des mots, et je m’embarrasserai peu des oreilles chatouilleuses qui pourroient s’en offenser. C’est la chose que j’avois à déclarer. — Mais jamais je n’aurai fini en cinq minutes ! — La chose que j’espère, milords et messieurs, c’est que vous voudrez bien ne pas vous en choquer : — autrement, je pourrois bien vous donner de quoi vous choquer tout de bon. L’histoire de ma Jenny, par exemple. — Mais qu’est-ce que ma Jenny, et qu’est-ce que le bon et le mauvais côté d’une femme ? C’est la chose que je veux cacher. Je vous le dirai dans le chapitre qui suivra celui des boutonnières, et pas une ligne plutôt.

Maintenant, madame, la chose que j’ai à vous demander, c’est : comment va votre migraine ? — mais ne me répondez point. Je suis sûr qu’elle est passée ; — et quant à votre santé, je sais qu’elle est beaucoup meilleure. — On a beau dire, le vrai Shandéisme dilate le cœur et les poumons ; il facilite la circulation du sang et de tous les autres fluides, et fait mouvoir joyeusement et long-temps tous les ressorts de la vie.

Si l’on me donnoit, comme à Sancho-Pança, un royaume à choisir, je ne chercherois ni la gloire ni les richesses ; je demanderais un royaume où l’on rît du matin au soir. — Les passions bilieuses et mélancoliques, par le désordre qu’elles apportent dans le sang et dans les humeurs, sont ordinairement aussi contraires au corps politique qu’au corps humain. Mais comme l’habitude de la vertu peut seule les contenir et les vaincre : — « Seigneur, dirois-je à Dieu, faites que mes sujets soient toujours aussi sages qu’ils sont gais ; et alors ils seront le peuple le plus heureux, et moi le plus heureux monarque de la terre. »


CHAPITRE III.

Préambule.


Sans ces deux vigoureux petits bidets, montés par ce fou de postillon qui me mena de Stilton à Stamford, l’idée ne m’en seroit jamais venue. — Nous allions comme le vent. — Il y avoit une côte de trois milles et demi : — nous touchions à peine la terre. — C’étoit le mouvement le plus rapide, le plus impétueux ! il se communiquoit à ma cervelle. — Mon cœur même y participoit.

Tant de force et de vîtesse dans deux petites haridelles, confondoit tous les calculs de ma raison et de ma géométrie. —

« Par le grand Dieu du jour ! m’écriai-je, en regardant le soleil et lui tendant les bras, par la portière de ma chaise, — » je fais vœu, en rentrant chez moi, de brûler tous mes livres, et de jeter la clef de mon cabinet d’étude quatre-vingt-dix pieds sous terre, dans le puits qui est derrière ma maison. »

Le coche de Londres me confirma dans cette résolution. — Il suivoit le même chemin que nous, avançant à peine, et lourdement traîné par huit colosses qui le guindoient à pas lents au haut de la côte. — Il se traînoit sur notre piste, et nous étions déjà bien loin. — « Oui, je les brûlerai, m’écriai-je, je brûlerai jusqu’au dernier volume. Suivra le chemin battu qui voudra ; je veux ou me frayer une nouvelle route, ou me tenir tranquille. »

La plupart de nos auteurs ressemblent trop au coche de Londres.

Dites moi, messieurs, compterons-nous toujours la quantité pour tout, et la qualité pour rien ?

Ferons-nous toujours de nouveaux livres, comme les apothicaires font de nouvelles drogues avec d’autres drogues toutes faites ?

Ne ferons-nous jamais que nous traîner sur la même piste ? — toujours au même pas ? —

Passerons-nous éternellement notre vie à montrer les reliques des savans, comme les moines montrent les reliques des saints, — sans pouvoir en obtenir un seul miracle ?

Comment se fait-il que l’homme, dont la pensée s’élance jusques dans les cieux, — l’homme, la plus belle, la plus excellente et la plus noble des créatures, — le miracle de la nature, comme l’appelle Zoroastre, (dans son livre sur la nature de l’ame), — le miroir de la présence divine, selon Saint Chrysostôme, — l’image de Dieu, suivant Moyse, — le rayon de la divinité, comme dit Platon, — la merveille des merveilles, suivant Aristote ; comment, dis-je, se fait-il, que l’homme se dégrade ainsi lui-même, en se vouant à une imitation servile ?

O imitatores ! dit Horace… mais je ne m’abaisserai point aux mêmes invectives que lui. — Tout ce que je demanderois à Dieu, si cela peut se désirer sans péché, c’est que tout imitateur ou plagiaire anglois, françois ou irlandois, fût puni par le farcin, et renfermé dans un hôpital assez vaste pour les contenir tous. — C’est ce qui me conduit à l’affaire des moustaches ; mais par quelle succession d’idées ? en bonne foi, croyez-vous que je le sache ?


Sur les Moustaches.


De quoi diantre me suis-je avisé ? quelle promesse étourdie ! un chapitre sur les moustaches ! le public ne le supportera jamais. C’est un public délicat. — Mais je n’avois jamais lu le fragment que voici ; je ne le croyois pas aussi scabreux : — autrement, aussi sûrement que des nez sont des nez, et que des moustaches sont des moustaches, j’aurois louvoyé de manière à ne pas rencontrer ce dangereux chapitre.


Fragment.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . « Je crois que vous dormez un peu, ma belle dame, » dit le vieux gentilhomme, en lui serrant doucement la main comme il prononçoit le mot moustache. — « Changerons-nous de sujet ? Gardez-vous en bien, dit la vieille dame. Je vous écoute avec le plus grand plaisir. » Alors se penchant en arrière sur sa chaise, la tête appuyée sur le dossier, portant en même-temps ses deux pieds en avant, et jetant un mouchoir de gaze sur son visage, elle le pria de continuer. — Le vieux gentilhomme continua ainsi :

Des moustaches ! s’écria la reine de Navarre, en laissant tomber sa pelote de nœuds. — Oui, madame, des moustaches, dit la Fosseuse, en ramassant respectueusement les nœuds de la reine.

La voix de la Fosseuse étoit naturellement douce et moelleuse, mais cependant distincte et articulée ; et chaque lettre du mot moustaches avoit frappé directement l’oreille de la reine de Navarre. — Moustaches ! s’écria encore la reine, pouvant d’autant moins se persuader d’avoir bien entendu, qu’il s’agissoit d’un de ses pages qu’elle voyoit tous les jours. — Moustaches, répéta la Fosseuse une troisième fois. J’ose assurer votre majesté, continua la fille d’honneur, en prenant vivement l’intérêt du page, que dans toute la Navarre il n’y a pas aujourd’hui un cavalier qui possède une aussi belle paire… De quoi ? s’écria Marguerite en souriant. — De moustaches, dit la Fosseuse avec une modestie infinie.

Le mot tint bon, malgré l’usage indiscret que la Fosseuse venoit d’en faire ; et on continua de s’en servir dans la meilleure compagnie du petit royaume de Navarre.

La Fosseuse l’avoit déjà prononcé, non-seulement devant la reine, mais en plusieurs autres occasions à la cour ; et toujours avec un accent qui renfermoit quelque chose de mystérieux. Ce genre devoit parfaitement réussir à la cour de Marguerite, qui, dans ce temps-là, étoit, comme on sait, un mélange de galanterie et de dévotion. — Le mot moustaches fit donc une espèce de fortune, ou du moins il gagna justement autant qu’il perdit. — Le clergé fut pour lui, les laïques contre, — et les femmes..... se partagèrent.

Il y avoit dans ce temps-là à la cour de Navarre un jeune marquis de Croix, officier des gardes de la reine, qui, par sa mine, sa taille et sa tournure, se faisoit remarquer des filles d’honneur, et attiroit leur attention vers la terrasse, devant la porte du palais où la garde se montoit.

Madame de Beaussiere fut la première qui en devint éprise. — La Battarelle suivit. — C’étoit le plus beau temps pour faire l’amour, dont on ait gardé le souvenir en Navarre. — Le jeune de Croix faisoit toutes les conquêtes qu’il vouloit. Il fit tourner successivement la tête à la Guyol, à la Maronnette, à la Sabatiere, à toutes en un mot, excepté à la Rebours et à la Fosseuse. — Celles-ci savoient à quoi s’en tenir sur son compte. De Croix avoit donné mince opinion de lui à la Rebours dans une occasion essentielle ; et la Rebours avoit tout dit à la Fosseuse, dont elle étoit l’amie inséparable.

La reine de Navarre étoit assise un soir avec ses dames à une fenêtre qui faisoit face à la porte du palais, comme de Croix traversoit la cour. — Qu’il est beau ! dit la Beaussiere. — Qu’il a bon air ! dit la Battarelle. — Qu’il est bien fait ! dit la Guyol. — Montrez-moi, dit la Maronette, un officier de la garde à cheval qui ait deux jambes comme celles-là ! — ou qui s’en serve si bien ! dit la Sabatiere. — Mais il n’a pas de moustaches ! s’écria la Fosseuse. — Oh ! pas l’apparence, dit la Rebours.

La reine s’en alla droit à son oratoire, pour méditer sur ce texte. — Elle y rêva tout le long de la galerie. — Ave Maria, dit-elle en s’agenouillant sur son prie-dieu, que veut dire la Fosseuse avec ses moustaches ?

Toutes les filles d’honneur se retirèrent à l’instant dans leurs chambres. — Des moustaches ! dirent-elles en elles-mêmes, en fermant leur porte au verrou.

Madame de Carnavalette prit son chapelet. On ne l’auroit pas soupçonnée sous son grand capuchon. — De saint Antoine à sainte Ursule, il ne lui passa pas un saint par les doigts, qui n’eût des moustaches. — Saint François, saint Dominique, saint Benoît, saint Basile, sainte Brigitte, tous avoient des moustaches.

Madame de Beaussiere brouilla toutes ses idées à force de commentaires. Elle monta sur son palefroi, et se fit suivre par son page. — Un régiment vint à défiler..... —

Madame de Beaussiere passa son chemin.

« Un denier, un seul denier ! cria l’ordre de la Merci ; — secourez ces pauvres captifs, qui gémissent loin de vous, et qui tournent les yeux vers le ciel et vers vous, pour obtenir leur rachat. »

Madame de Beaussiere passa son chemin.

« Ayez pitié du malheureux, ma bonne dame, dit un vieillard vénérable à cheveux blancs, tenant dans ses mains desséchées une petite tasse de bois cerclée de fer ; — je demande pour l’infortuné, — pour une prison, — pour un hôpital. — Ma bonne et charitable princesse, c’est pour un vieillard, — pour des noyés, — pour des brûlés. — J’appelle Dieu et tous ses anges à témoin. — C’est pour couvrir celui qui est nu, — pour rassasier celui qui a faim, — pour soulager celui qui est malade et affligé. »

Madame de Baussiere passa son chemin.

Un parent dans la misère se prosterna jusqu’à terre. —

Madame de Beaussiere passa son chemin.

Il courut tête nue à côté du palefroi, en la priant, en la conjurant par les premiers liens de l’amitié, de l’alliance, de la parenté. — « Ma cousine, ma sœur, ma tante, ma mère, — au nom de la vertu, pour l’amour de vous, pour l’amour de moi, pour l’amour de Jésus-Christ, souvenez-vous de moi, ayez pitié de moi ! » —

Madame de Beaussiere passa son chemin. Elle s’arrêta à la fin. — Prenez mes moustaches, dit-elle à son page. — Le page prit son palefroi. — Elle mit pied à terre sur la terrasse.

Quand la cour fut rassemblée le soir, ce fut à qui parlerait, ou plutôt à qui ne parlerait pas des moustaches. La Fosseuse tira une aiguille de sa tête, et se mit à dessiner le contour d’une petite moustache sur un côté de sa lèvre supérieure, et remit l’aiguille à la Rebours. — La Rebours secoua la tête. — Madame de Carnavalette soupira : c’étoit elle qui avoit donné des moustaches à sainte Brigitte.

Madame de Beaussiere toussa trois fois dans son manchon. — La Guyol sourit. — Fi ! dit madame de Beaussiere. — La reine de Navarre comprit enfin l’énigme, et passa son doigt sur ses yeux, avec un geste qui vouloit dire : je vous entends bien.

« Et qu’entendoit-elle ? dit la vieille dame, en soulevant sa gaze, et regardant le vieux gentilhomme. » —

« Ce que vous entendez vous-même, répondit le vieux gentilhomme ; » et il continua de lire.

— Toutes ces conversations, loin d’être favorables au mot moustaches, préparoient sa ruine. La Fosseuse lui avoit porté le premier coup ; — il s’étoit pourtant soutenu, et pendant quelques mois il fit une assez belle résistance : — mais, au bout de ce terme, le jeune marquis de Croix ayant été forcé de quitter la Navarre, faute de moustaches, le mot devint bientôt indécent, et ne tarda pas à être entièrement hors d’usage.

Les meilleurs termes du meilleur langage de la meilleure compagnie peuvent être exposés à la même disgrâce. Il ne faut qu’un esprit mal-fait pour exciter tous les esprits. — Le curé d’Estelle écrivit dans le temps un gros livre sur les équivoques, afin de prémunir les Navarrois contre leur danger.

« Tout le monde ne sait-il pas, dit le curé d’Estelle à la fin de son ouvrage, que les nez ont éprouvé, il y a quelques siècles, dans la plus grande partie de l’Europe, le même sort que les moustaches éprouvent aujourd’hui dans le royaume de Navarre ? Le mal, à la vérité, ne s’étendit pas alors plus loin. — Mais les oreilles n’ont-elles pas couru depuis le même risque ? — Vingt autres mots différens, les hauts-de-chausse, les fichus, les boutonnieres, le nom même qu’on donne à nos chevaux de poste, — ne sont-ils pas encore au moment de leur ruine ? — La chasteté, par sa nature, la plus douce des vertus, la chasteté, si vous lui laissez une liberté absolue, deviendra la plus tyrannique des passions.

» Que vos cœurs cessent d’être corrompus, » s’écrioit le curé d’Estelle ; et vos oreilles ne trouveront plus d’expressions indécentes. »



CHAPITRE IV.

Peine perdue.


Mon père étoit occupé à calculer les frais de poste du voyage de mon frère Robert, de Calais à Paris, et de Paris à Lyon, au moment même qu’il reçut la lettre qui lui apportoit la nouvelle de sa mort. — C’étoit un voyage à tous égards bien malencontreux, et dont mon père avoit bien de la peine à venir à bout. — Il l’avoit cependant à-peu-près achevé, quand Obadiah ouvrit brusquement la porte pour lui dire qu’il n’y avoit plus de levure dans la maison. — « Monsieur veut-il, demanda Obadiah, que je prenne demain de grand matin le cheval de carosse, et que j’en aille chercher ? — De tout mon cœur, dit mon père sans interrompre son voyage ; prends le cheval de carrosse et laisse-moi en repos. — Mais, dit Obadiah, il lui manque un fer. » —

« Un fer ! pauvre créature, dit mon oncle Tobie ! — Et bien, dit brusquement mon père, prends l’écossois. — Il ne veut pas souffrir la selle, dit Obadiah. — Je crois qu’il a le diable au corps, dit mon père : prends donc le patriote, et ferme la porte. — Le patriote est vendu, dit Obadiah. — Vendu, s’écria mon père ! — Voilà de vos tours, monsieur le drôle, continua-t-il, en s’adressant à Obadiah, quoiqu’avec le visage tourné vers mon oncle Tobie ! — Monsieur doit se rappeler, dit Obadiah, qu’il m’a ordonné de le vendre au mois d’avril dernier. — Eh bien, s’écria mon père, pour votre peine, vous irez à pied. — C’est tout ce que je demandois, dit Obadiah en fermant la porte. » —

« Ah ! quel tourment, dit mon père ! »

Et il reprenoit déjà son calcul, quand Obadiah vint encore l’interrompre. — « Comment Monsieur veut-il que j’aille à pied, dit Obadiah ? toutes les rivières sont débordées. » —

Jusques-là mon père, qui avoit devant lui une carte de Samson, et un livre de poste, avoit gardé trois doigts sur la tête de son compas, dont une pointe étoit posée sur Nevers. C’étoit la dernière poste pour laquelle il eût payé ; et il se proposoit de reprendre delà son calcul et son voyage, aussitôt qu’Obadiah auroit quitté la chambre. — Mais il ne put tenir à cette seconde entrée d’Obadiah, qui rouvrit la porte pour mettre tout le pays sous l’eau. — Il laissa aller son compas, — ou plutôt, avec un mouvement de colère, il le jeta sur la table ; et alors tout ce qui lui restoit à faire, c’étoit de revenir à Calais comme bien d’autres, aussi sage qu’il en étoit parti.

Enfin quand la lettre fatale arriva, mon père, à l’aide de son compas, d’enjambées en enjambées, étoit revenu à ce même gîte de Nevers. — Il fit signe à mon oncle Tobie de voir ce que contenoit la lettre. — « Avec votre permission, monsieur Samson, » s’écria mon père, en frappant la table tout au travers de Nevers avec son compas, — « il est dur, monsieur Samson, pour un gentilhomme anglois et pour son fils, d’être ramenés deux fois dans un jour à une bicoque comme Nevers. — Qu’en penses-tu, Tobie, ajouta mon père d’un air enjoué ? — À moins, dit mon oncle Tobie, que ce ne soit une ville de garnison ; car en ce cas… mon père sourit. — Lis, lis cette lettre, mon cher Tobie, dit mon père : » — et tenant toujours son compas sur Nevers d’une main, et son livre de poste de l’autre, lisant d’un œil, écoutant d’une oreille, et les deux coudes appuyés sur la table, il attendit que mon oncle Tobie eût achevé la lettre qu’il lisoit entre ses dents

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« Ô ciel ! il est parti, s’écria mon oncle Tobie ! — Qui ? quoi ? s’écria mon père. — Mon neveu, dit mon oncle Tobie. — Comment ! mon fils ! sans permission ! sans argent ! sans gouverneur ! — Hélas, mon cher frère ! il est mort, dit mon oncle Tobie. — Mort ! s’écria mon père, sans avoir été malade ? — Le pauvre garçon ! dit mon oncle Tobie, en baissant la voix, et avec un profond soupir ! — le pauvre garçon ! il a bien été assez malade, puisqu’il en est mort. ».

Nous lisons dans Tacite, que lorsqu’Agrippine apprit la mort de Germanicus, ne pouvant modérer la violence de sa douleur, elle quitta brusquement son ouvrage. — Mon père, au contraire, frappa une seconde fois de son compas sur Nevers ; mais beaucoup plus fort que la première. — Quels effets différens produits par la même cause ! et mêlez-vous après cela de raisonner sur l’histoire.

Ce que fit ensuite mon père, mérite, à mon avis, un chapitre particulier.



CHAPITRE V.

Pensées sur la Mort.


C’est un des moralistes anciens, — Platon, Plutarque, ou Sénèque, Xénophon, ou Épictète, Théophraste, ou Lucien, — ou quelqu’un d’une date plus moderne, — Cardan ou Budœus, Pétraque ou Stelle, peut-être même est-ce quelque père de l’église, — Saint-Augustin, Saint-Cyprien ou Saint-Bernard… mais enfin c’est un de ceux-là qui nous apprend, qui nous assure qu’il existe en nous je ne sais quel penchant naturel et irrésistible, lequel nous porte à pleurer la mort de nos amis et de nos enfans. — Celui-là, quel qu’il soit, connoissoit bien le cœur humain.

Et Sénèque a dit quelque part, que de pareils chagrins se dissipoient mieux par la voie des larmes, que par toute autre.

Aussi trouvons-nous que David a pleuré son fils Absalon, — Adrien son Antinoüs, — Niobé ses enfans, — et qu’Apollodore et Criton ont tous deux versé des larmes pour Socrate avant sa mort.

Mon père ne prit exemple ni sur les anciens, ni sur les modernes, et se gouverna d’une façon toute particuliére.

On vient de voir que les Hébreux pleuroient ainsi que les Romains. — On prétend que les Lapons s’endorment quand ils sont dans l’affliction ; — les Allemands, dit-on, s’enivrent ; — et l’on sait que les Anglois se pendent. — Mon père ne pleura, ni ne s’endormit, ni ne s’enivra, ni se pendit ; — il ne jura, ni ne maudit, ni n’excommunia, ni ne chanta, ni ne siffla : — que fit-il donc de sa douleur ?

Il vint toutefois à bout de s’en débarrasser. — Mais souffrez, monsieur, que j’insère ici une petite histoire.

Quand Cicéron perdit sa chère fille Tullie, il n’écouta d’abord que son cœur, et modula sa voix sur la voix de la nature. — Ô ma Tullie ! s’écrioit-il, ô ma fille ! mon enfant ! Ô dieux ! — dieux ! j’ai perdu ma Tullie !Par tout je crois voir encore ma Tullie. Je crois l’entendre ; — je crois lui parler. — Mais dès qu’il eut ouvert les trésors de la philosophie, dès qu’elle lui eut appris la quantité de choses excellentes qu’il y avoit à dire sur ce sujet, — on ne sauroit croire, dit ce grand orateur, combien, en un instant, je me trouvai heureux et consolé.

Mon père étoit aussi vain de son éloquence, que Cicéron pouvoit l’être de la sienne ; et je commence à croire qu’il avoit raison. — L’éloquence étoit en vérité son fort ; — c’étoit son foible aussi. — Son fort ; car la nature l’avoit fait naître éloquent. — Son foible ; car il en étoit dupe à toute heure.

Excepté dans ce qui contrarioit trop fort ses systèmes, dès que mon père trouvoit une occasion de déployer ses talens, ou de dire quelque chose de sage, de spirituel ou de fin, il étoit souverainement heureux. — Un événement agréable qui ne lui laissoit rien à dire, ou un événement fâcheux sur lequel il trouvoit à parler, revenoient à-peu-près au même pour lui. — Bien plus, si l’accident n’étoit que comme cinq, et le plaisir de parler comme dix, mon père y gagnoit moitié pour moitié, et préféroit l’accident.

Ce fil servira à débrouiller ce qui autrement sembleroit contradictoire dans le caractère de mon père. — Il expliquera comment, dans les petites impatiences qui naissoient des négligences inévitables, ou des étourderies de ceux qui le servoient, sa colère, ou plutôt la durée de sa colère, étoit toujours à rebours de toutes les conjectures.

Il avoit une petite jument favorite, dont il souhaitoit beaucoup d’avoir de la race. Il l’avoit confiée à un très-beau cheval arabe, et il avoit destiné à son usage le poulain qui devoit en naître. — Mon père étoit ardent dans ses projets. Tous les jours il parloit de son cheval futur avec une confiance, une sécurité aussi entières, que s’il eût été déjà dressé, bridé, sellé, et devant sa porte tout prêt à être monté. — Il défioit d’avance mon oncle Tobie à la course. — Au bout du terme, la jument fit un mulet, et le plus laid mulet qu’il y eût en son espèce.

Il y avoit sûrement de la faute d’Obadiah. — Ma mère et mon oncle Tobie s’attendoient que mon père alloient l’exterminer, et que sa colère et ses lamentations n’auroient point de fin. — « Regardez, coquin que vous êtes, s’écrioit mon père, en montrant le mulet ; — regardez ce que vous avez fait. — Ce n’est pas moi, dit Obadiah. — Eh ! qu’en sais je ? répliqua mon père. » —

Le triomphe étincela dans les yeux de mon père à cette repartie ; tout son visage s’épanouit ; et Obadiah n’en entendit plus reparler.

— Revenons à la mort de mon frère. —

La philosophie a beaucoup de belles choses à dire sur tous les sujets. Elle en a un magasin sur la mort. — Mais comme elles se jetoient toutes à-la-fois dans la tête de mon père, l’embarras auroit été de bien choisir, et d’en faire un tout également pompeux et bien assorti. — Mon père les prit comme elles vinrent.

« Tout doit mourir, mon cher frère. — C’est un accident inévitable. — C’est le premier statut de la grande charte. — C’est une loi éternelle du parlement. — Tout doit mourir.

» Si mon fils n’étoit pas mort, ce seroit le cas de s’étonner, — et non pas de ce qu’il est mort.

» Les monarques et les princes dansent le même branle que nous.

» Mourir est la grande dette et le tribut qu’il faut payer à la nature. Les tombes et les monumens, destinés à perpétuer notre mémoire, le paient eux-mêmes ; et les pyramides, les plus orgueilleuses de toutes celles que l’art et les richesses ont élevées, ont aujourd’hui perdu leur sommet, et n’offrent v plus au voyageur qu’un amas de débris mutilés. — (Mon père trouvoit qu’il s’exprimoit avec facilité, et poursuivit.) Les cités et les villes, les provinces et les royaumes, n’ont-ils pas leurs périodes ? — Et ne viennent-ils pas eux-mêmes à décliner, quand les principes et les pouvoirs, qui, au commencement les cimentèrent et les réunirent, ont achevé leurs évolutions ? —

» Frère Shandy, dit mon oncle Tobie, quittant sa pipe au mot évolutions..... — révolutions, j’ai voulu dire, reprit mon père. — Par le ciel ! frère Tobie, j’ai voulu dire révolutions. — Évolutions n’a pas de sens. — Il a plus de sens que vous ne croyez, dit mon oncle Tobie. — Mais, s’écria mon père, il n’y a du moins pas de sens à couper le fil d’un pareil discours, et dans une pareille occasion. — De grâce, frère Tobie, continua-t-il en lui prenant la main, je t’en prie, frère, — je t’en prie, ne m’interromps pas dans cette crise. — Mon oncle Tobie remit sa pipe dans sa bouche.

» Où sont Troye et Micènes, et Thèbes et Délos, et Persépolis et Agrigente ? continua mon père, en ramassant son livre de poste qu’il avoit laissé tomber. — Que sont devenues, frère Tobie, Ninive et Babylone, Cizicum et Mitilène ? Les plus belles villes qu’ait jamais éclairées le soleil, maintenant ne sont plus ; — leurs noms seulement sont demeurés ; et ceux-ci, (car déjà plusieurs d’entre eux s’écrivent incorrectement), s’en vont eux-mêmes par lambeaux ; et dans le laps du temps ils seront oubliés et enveloppés avec toutes choses dans la nuit éternelle. — Le monde lui-même, frère Tobie, le monde lui-même finira.

» À mon retour d’Asie, dans ma traversée d’Égine à Mégare, — (dans quel temps donc ? pensa mon oncle Tobie), je jetai les yeux autour de moi. — Égine restoit derrière, Mégare étoit devant, Pirée à main droite, et Corinthe à main gauche. — Que de villes jadis florissantes, et maintenant couchées dans la poussière ! — Hélas ! hélas ! dis-je en moi-même, quel homme pourroit permettre à son ame de se troubler pour la perte d’un enfant, quand il voit de telles merveilles honteusement ensevelies ? — Ressouviens-toi, me dis-je encore à moi-même, ressouviens-toi que tu es homme. »

Mon oncle Tobie ne s’aperçut pas que ce dernier paragraphe étoit l’extrait d’une lettre, que Servius Sulpicius écrivoit à Cicéron, pour le consoler de la mort de sa fille. — Mon bon oncle étoit aussi peu versé dans les fragmens de l’antiquité, que dans toute autre branche de littérature ; — et comme mon père, dans le temps de son commerce de Turquie, avoit fait trois ou quatre voyages au Levant, mon oncle Tobie conclut tout naturellement qu’il avoit poussé ses courses jusqu’en Asie par l’Archipel ; et de-là sa traversée d’Égine à Mégare, et le reste.

Cette conjecture n’avoit rien d’étrange, et tous les jours un critique entreprenant bâtit de bien d’autres histoires sur de pires fondemens. — « Et je vous prie, frère, dit mon oncle Tobie, quand mon père eut fini, — je vous prie, dit-il, en appuyant le bout de sa pipe sur la main de mon père ; — en quelle année de notre Seigneur cela s’est-il passé ? Innocent ! dit mon père, c’étoit quarante ans avant Jésus-Christ. »

Mon oncle Tobie n’avoit que deux suppositions à faire, ou que son frère étoit le juif errant, ou que le malheur avoit dérangé sa cervelle. — Puisse le Seigneur, Dieu du ciel et de la terre, le protéger et le guérir ! dit mon oncle Tobie, en priant en silence pour mon père, avec les larmes aux yeux.

Mon père attribua ces larmes au pouvoir de son éloquence, et poursuivit sa harangue avec un nouveau courage.

« Il n’y a pas, frère Tobie, une aussi grande différence que l’on s’imagine entre le bien et le mal. (Ce bel exorde, soit dit en passant, n’étoit pas propre à guérir les soupçons de mon oncle Tobie). Le travail, la tristesse, le chagrin, la maladie, la misère et le malheur sont le cortége ordinaire de la vie. — Grand bien leur fasse ! dit en lui-même mon oncle Tobie.

» Mon fils est mort ! — il ne pouvoit mieux faire. Il a jeté l’ancre à propos au milieu de la tempête.

» Mais il nous a quittés pour jamais. — Eh bien ! il a échappé à la main du barbier, avant d’être chauve ; — il a quitté la fête, avant d’être repu, — le banquet, avant d’être ivre.

» Les Thraces pleuroient quand un enfant venoit au monde… (Ma foi ! dit mon oncle Tobie, nous ne leur ressemblons pas mal ; témoin la naissance de Tristram). Et ils se réjouissoient quand un homme mouroit. — Ils avoient raison. La mort ouvre la porte à la renommée, et la ferme à l’envie. — Elle brise les chaînes du captif ; il a rempli sa tâche : il est libre.

» Montrez-moi un homme qui connoisse la vie, et qui craigne la mort ; et je vous montrerai un prisonnier qui craint sa liberté.

» Nos besoins, mon cher frère Tobie, ne sont que des maladies. — Ne vaudroit-il pas mieux en effet n’avoir pas faim, que d’être forcé de manger ? — n’avoir pas soif, que d’être forcé de boire ?

» Ne vaudroit-il pas mieux être tout d’un coup délivré des soucis, de la fièvre, de l’amour, de la goutte, et de tous les autres maux de la vie, que d’être comme un voyageur, qui arrive fatigué tous les soirs à son auberge, forcé d’en repartir tous les matins ? »

» Ce sont les gémissemens et les convulsions, frère Tobie, ce sont les larmes qu’on verse dans la chambre d’un malade, ce sont les médecins, les prêtres, et tout l’appareil de la mort, qui rendent la mort effrayante. Ôtez-en le spectacle, qu’est-ce qui reste ?

» — Elle est préférable dans une bataille, dit mon oncle Tobie. Il n’y a là ni cercueil, ni silence, ni deuil, ni pompe funèbre. Elle est réduite à rien. —

» Préférable dans une bataille ! mon cher frère Tobie, dit mon père en souriant. (Il avoit entiérement oublié mon frère Robert). Va, elle n’est mauvaise nulle part. — Car enfin, frère Tobie, remarque bien. — Tant que nous sommes, la mort n’est pas encore ; et, quand elle est, nous ne sommes plus. » Mon oncle Tobie quitta sa pipe pour examiner la proposition. Mais l’éloquence de mon père étoit trop rapide pour s’arrêter par aucune considération. Il entraîna les idées de mon oncle Tobie malgré lui.

» Pour nous affermir dans notre mépris de la mort, continua mon père, il est à propos de remarquer le peu d’altération que ses approches ont produit dans les grands hommes. »

» Vespasien mourut sur sa chaise percée, en disant un bon mot ; — Galba, en prononçant une maxime ; — Septime Sévère, en faisant un compliment. —

» J’espère qu’il étoit sincère, dit mon oncle Tobie. — C’étoit à sa femme, dit mon père. »


CHAPITRE VI.

Nouveau genre de mort.


« Et finalement, — car de toutes les anecdotes que l’histoire peut fournir sur ce sujet, celle-ci sans contredit est la plus frappante, elle couronne toutes les autres.

» Cornélius Gallus le préteur..... Mais j’ose assurer, frère Tobie, que vous l’avez lu. — J’ose assurer que non, dit mon oncle Tobie. — Eh bien, dit mon père, il mourut dans les bras d’une femme. —

» Au moins, dit mon oncle Tobie, si c’était de la sienne, il n’y avoit pas de péché. — Ma foi ! dit mon père, c’est plus que je n’en sais. »



CHAPITRE VII.

Ma mère est aux écoutes.


Ma mère traversoit le corridor vis-à-vis la porte de la salle, au moment où mon père prononçoit le mot femme. Il étoit assez simple qu’elle en fût frappée ; et elle ne douta point qu’elle ne fût le sujet de la conversation. Elle mit donc un doigt en travers sur sa bouche, retint sa respiration ; et par une inflexion du cou, alongeant et baissant la tête, non pas vis à-vis la porte, mais de côté, de sorte que son oreille se trouvoit sur la fente, elle se mit à écouter de tout son pouvoir.

L’esclave qui écoute, avec la déesse du silence derrière lui, n’auroit pu fournir une plus belle idée à un artiste.

Je vais la laisser dans cette attitude pendant cinq minutes, jusqu’à ce que j’aie ramené les affaires de la cuisine (ainsi que Rapin Thoiras ramène les affaires de l’église) au même point.



CHAPITRE VIII.

Parallèle de deux Orateurs.


À proprement parler, l’intérieur de notre famille étoit une machine simple, et composée d’un petit nombre de roues. Mais ces roues étoient mises en mouvement par tant de ressorts différens, elles agissoient l’une sur l’autre avec une telle variété de principes et d’impulsions étranges, que la machine, quoique simple, avoit tout l’honneur et même les avantages d’une machine compliquée. — On pouvoit y remarquer presque autant de mouvemens particuliers, que dans la mécanique intérieure d’une pendule à secondes.

Parmi ces mouvemens il y en avoit un, et c’est celui dont je parle, qui peut-être n’étoit pas, à tout prendre, aussi singulier que beaucoup d’autres ; mais dont l’effet étoit tel, qu’il ne pouvoit se passer dans le sallon aucune motion, querelle, harangue, dialogue, projet, ou dissertation, que sur le champ il n’y en eût la copie, le pendant, la parodie, dans la cuisine.

Pour entendre ceci, il faut savoir que toutes les fois que quelque message extraordinaire ou quelque lettre arrivoit au sallon, — ou que l’entrée d’un domestique sembloit interrompre la conversation, et qu’on avoit l’air d’attendre qu’il fût sorti pour la continuer, — ou que l’on appercevoit quelque apparence de nuage sur le front de mon père ou de ma mère ; — enfin, dès que l’on supposoit que l’affaire qui se traitoit dans le sallon valoit la peine qu’on l’écoutât, la règle étoit de ne pas fermer entièrement la porte, et de la laisser tant soit peu entr’ouverte, — de trois ou quatre lignes seulement, — précisément comme ma mère la trouva en passant dans le corridor. — Le mauvais état des gonds, (état auquel on se donnait bien de garde de remédier) servoit de prétexte et d’excuse à cette manœuvre, laquelle se répétoit aussi souvent qu’il étoit nécessaire. — On laissoit donc un passage, non pas aussi large à la vérité que celui des Dardanelles, mais suffisant pour qu’on pût apprendre par ce moyen tout ce qu’il étoit intéressant de savoir, et éviter par-là à mon père l’embarras de gouverner lui-même sa maison. —

Ma mère en profita dans cette occasion. — Obadiah en avoit fait autant, après avoir laissé sur la table la lettre qui apportoit la nouvelle de mon frère. — De sorte qu’avant que mon père fût revenu de sa surprise, et eût commencé sa harangue, — Trim, debout dans la cuisine, s’étoit mis à pérorer sur le même sujet.

Il y a tel curieux, de ceux qui aiment à observer la nature, qui, s’il eût eu en sa possession toutes les richesses de Job, en auroit donné la moitié avec plaisir, pour entendre le caporal Trim et mon père, deux orateurs si opposés par leur nature et leur éducation, haranguer sur la même tombe.

Mon père, homme prodigieusement instruit, à l’aide d’une mémoire sûre et d’une lecture immense, à qui tous les grands philosophes de l’antiquité étoient familiers, citant sans cesse Caton, Séneque, Épictete. —

Le caporal, — avec rien, — ne se souvenant de rien, — n’ayant rien lu que son livre de revue, — et n’ayant de grands noms à citer, que ceux qui étoient contenus dans le contrôle de sa compagnie. —

L’un, procédant de période en période, par métaphore et par allusion, et frappant l’imagination de l’auditeur, comme doit faire tout bon orateur, par l’agrément et les charmes de ses peintures et de ses images. —

L’autre, sans esprit ni antithèse, sans métaphore ni allusion, sans aucune ressource de l’art, instruit par la nature, conduit par la nature, alloit droit devant lui comme la nature le menoit ; — et la nature le menoit au cœur. — Ô Trim ! si le ciel eût voulu que tu eusses un meilleur historien… s’il l’eût voulu… ton historien auroit roulé carosse.


CHAPITRE IX.

Trim monte en chaire.


« Notre jeune maître est mort à Londres, dit Obadiah. »

Une robe de chambre de satin vert de ma mère, qui avoit déjà été décrassée deux fois, fut la première idée que l’exclamation d’Obadiah excita dans l’esprit de Suzanne. — « Eh bien, dit Suzanne, nous allons tous être en deuil. »

Divin Locke, où es-tu ? et se peut-il que tu manques l’occasion d’écrire un si beau chapitre sur l’imperfection des mots ? — Le mot deuil, quoique prononcé par Suzanne elle-même, manqua son objet, et n’excita pas en elle une seule idée teinte de noir ou de gris. — Tout étoit vert ; elle ne voyoit que la robe de chambre de satin vert.

« Oh ! ma pauvre maîtresse en mourra ! s’écria Suzanne ; et déjà elle voyoit défiler toute la garde-robe de ma mère. Quelle procession ! — son damas rouge, — ses toiles de Perse, — ses lustrines jaunes et blanches, — son taffetas brun, — ses bonnets de dentelle, — ses manteaux de lit et ses consolantes jupes de dessous. — Elle n’oublioit pas un chiffon. « Non, disoit Suzanne, ma maîtresse ne les reverra jamais. »

Nous avions un pataud de marmiton, qui faisoit le facétieux ; mon père le gardoit, je pense, à cause de sa bêtise. — Il avoit été toute l’automne aux prises avec une hydropisie. — « Notre jeune maître est mort ! dit Obadiah ; — il est mort bien certainement. — Et moi je ne le suis pas, dit le marmiton. » —

« Voici de fâcheuses nouvelles, Trim, cria Suzanne, en essuyant ses yeux au moment où Trim entra dans la cuisine : — notre jeune maître Robert est mort et enterré. — (L’enterrement étoit un embellissement de la façon de Suzanne). — Nous allons être tous en deuil, ajouta Suzanne. » —

« J’espère que non, dit Trim. — Vous espérez que non, reprit vivement Suzanne. — (L’idée du deuil ne faisoit pas sur la tête de Trim la même impression que sur celle de Suzanne). — J’espère, dit Trim, expliquant sa pensée, j’espère en Dieu que la nouvelle n’est pas vraie. — J’ai entendu lire la lettre de mes deux oreilles, dit Obadiah ; et nous allons avoir une rude besogne pour défricher Oxmoor. — Oh ! il est bien mort, dit Suzanne. — Aussi sûr que je suis en vie, dit le marmiton. » —

« Eh bien ! dit Trim, en poussant un soupir, je le regrette de tout mon cœur et de toute mon ame. — Pauvre créature ! — pauvre garçon ! — pauvre gentilhomme ! » —

« Il étoit en vie à la Pentecôte dernière, dit le cocher. — À la Pentecôte ! — hélas ! s’écria Trim, en étendant le bras droit, et prenant sur le champ la même attitude dans laquelle il avoit lu le sermon, — eh ! que fait la Pentecôte, Jonathan ? — (C’étoit le nom du cocher). — Que fait le temps de Pâques, Ou toute autre saison de l’année ? — Nous voilà tous ici, continua le caporal, (en frappant perpendiculairement le plancher du bout de sa canne, pour donner une idée de stabilité et de force), — nous voilà tous ici, et en un moment, (ouvrant la main et laissant tomber son chapeau), nous ne sommes plus. » —

Cette image étoit infiniment frappante. — Suzanne fondit en larmes. — Nous ne sommes pas des plantes ni des pierres. — Jonathan, Obadiah, la cuisinière, tout pleura. Le pataud de marmiton lui-même, qui écuroit un chaudron sur ses genoux, se sentit ému. Toute la cuisine se pressa autour du caporal.

Or, comme je vois clairement que la constitution de l’église et de l’état, ou du moins leur durée, — peut-être la durée du monde entier, ou, ce qui revient au même, la distribution et la balance de la propriété et du pouvoir, vont dépendre de la manière dont l’on saisira l’éloquence de ce geste du caporal, — je vous demande votre attention, messieurs, pour une dixaine de pages ; et je vous les donne à reprendre dans tout autre endroit de l’ouvrage, pour dormir tout à votre aise.

J’ai dit que nous n’étions ni des plantes, ni des pierres, et j’ai bien dit ; — mais j’aurois dû ajouter que nous n’étions pas des anges. — Hélas ! que nous sommes loin de cet état de perfection ! — Nous sommes des hommes grossiers, enveloppés dans la matière, et gouvernés par nos idées, qui le sont elles-mêmes par nos sens ; et je rougis de dire à quel point va cette influence secrète. — Mais de tous nos sens, je ne crains pas d’affirmer que la vue (quoique je sache très-bien que la plupart de nos philosophes soient pour le toucher) que la vue, dis-je, est celui qui a le commerce le plus intime avec l’ame, qui frappe davantage l’imagination, et qui lui laisse des impressions plus profondes. — Son influence surpasse et détruit toutes les autres. Horace l’a dit ayant moi : Segniùs irritant, etc.

Appliquons ces réflexions à la chûte du chapeau de Trim. —

Nous voilà tous ici, et en un moment nous ne sommes plus.

Cette phrase n’avoit rien de bien saillant. C’étoit une de ces vérités triviales à force d’être connues, et telles qu’on nous en débite tous les jours. — Et si Trim ne s’en fût pas plus reposé sur son chapeau que sur son éloquence, il n’auroit produit aucun effet.

Nous voilà tous ici, continua le caporal, et en un moment… (laissant tomber perpendiculairement son chapeau, et s’arrêtant avant d’achever), en un moment nous ne sommes plus. — Le chapeau tomba comme si c’eût été une masse de plomb. — Rien ne pouvant mieux exprimer l’idée de la mort, dont ce chapeau étoit comme la figure et le type. — La main de Trim sembla se paralyser, — le chapeau tomba mort. — Trim resta les yeux fixés dessus, comme sur un cadavre. — Et Suzanne fondit en larmes.

Or, il y a mille, — dix mille, — et comme la matière et le mouvement sont infinis, dix mille fois, dix mille manières, dont un chapeau peut tomber à terre sans produire aucun effet.

Si Trim l’eût jeté avec force ou colère, avec négligence ou mal-adresse, — s’il l’eût jeté devant lui, ou de côté, ou en arrière, ou dans autre direction quelconque, — ou si, en lui donnant la meilleure direction possible, il l’eût laissé tomber d’une air gauche, hébété, effaré ; — enfin si, pendant ou après la chute, Trim n’eût pas eu l’expression de tête, et l’attitude qui devoit l’accompagner, tout étoit manqué, et l’effet du chapeau sur le cœur étoit perdu.

Ô vous, qui gouvernez ce grand univers et ses grands intérêts avec les machines de l’éloquence, vous qui tenez dans vos mains la clef des cœurs, qui les échauffez, et les refroidissez, et les adoucissez, et les amolissez à votre gré : —

Vous qui tournez et retournez les passions avec cette grande manivelle, et qui, par ce moyen, conduisez les hommes où il vous plaît : —

Vous enfin qui menez, — et (pourquoi pas aussi) vous qui êtes menés comme des dindons au marché, avec un bâton et un chaperon rouge, — méditez, méditez, je vous en prie, sur le vieux chapeau de Trim !


CHAPITRE X.

Sur les vieux chapeaux.


Un moment. J’ai un petit compte à régler avec le lecteur, avant que Trim continue sa harangue. J’aurai fini en deux minutes.

Parmi plusieurs petites dettes que j’ai contractées avec le public, et dont je m’acquitterai à mesure que leur tour viendra, je confesse que je suis en retard pour deux items ; un chapitre sur les Femmes de chambre et les boutonnières. — Je m’y suis engagé dans la première partie de mon ouvrage, et l’on pourroit me reprocher de manquer à ma parole.

— Mais plusieurs personnes vénérables du clergé m’ayant représenté que deux sujets pareils, surtout aussi rapprochés l’un de l’autre, pouvoient mettre la morale en danger, j’ai cru devoir déférer à leurs remontrances.

— Je supplie donc qu’on veuille bien me faire grâce du chapitre sur les femmes de chambre et les boutonnières, et recevoir à sa place celui-ci, lequel n’est autre chose qu’un chapitre sur les soubrettes, les robes de chambre et les vieux chapeaux.

Trim ramassa le sien, — le mit sur sa tête, — et reprit ensuite son discours sur la mort, en la manière et la forme qui suit.



CHAPITRE XI.

Trim continue.


« Pour nous, Jonathan, qui ne connoissons ni la peine ni le besoin, — nous qui vivons ici au service des deux meilleurs maîtres, — (j’en excepte seulement pour ma part le roi Guillaume, que j’ai eu l’honneur de servir, tant en Irlande qu’en Flandre), pour nous, dis-je, qu’est-ce que l’intervalle de la Pentecôte à Noël ? C’est bien peu de chose, — ce n’est rien. Mais pour ceux, Jonathan, qui savent ce que c’est que la mort, qui savent quel ravage, quel carnage elle peut faire, avant qu’on ait seulement le temps d’y songer, — c’est comme un siècle entier. — Ô Jonathan ! quel est le bon cœur qui ne saignerait pas, voyant combien de braves gens, qui se tenoient aussi droits et aussi fermes que nous, — (le caporal se redressa), et que la mort a abattus dans cet intervalle qui nous semble si court ? — Et crois-moi, Suzanne, ajouta le caporal en se tournant vers elle, dont les yeux nageoient dans l’eau, — avant que l’année ait achevé son tour, plus d’un œil brillant sera terni. — Un œil brillant ! dit Suzanne. — Suzanne pleura, mais d’un œil de reconnoissance.

» Ne sommes-nous pas, continua Trim, en fixant toujours Suzanne, — ne sommes-nous pas comme la fleur des champs ? » — (Ici une larme d’orgueil se glissa dans l’œil de Suzanne entre deux larmes d’humilité, — c’est la seule manière d’expliquer son affliction). « Toute la chair n’est-elle pas comme du foin ? — comme de l’argile ? ( — comme de la boue ? ») — (Tous regardèrent le marmiton ; il continuoit à écurer son chaudron : — il n’étoit pas beau).

« Qu’est-ce que la beauté ? continua Trim. — (Je passerois ma vie à entendre le caporal, disoit Suzanne). — Qu’est-ce que le plus beau visage qu’on ait jamais vu ? — Suzanne avoit mis sa main sur l’épaule du caporal). — Qu’est-ce autre chose que de la Corruption ? » — (Suzanne la retira).

Mais c’est pour cela même que je vous aime, ô femmes ! — c’est ce délicieux mélange qui vous rend de si chères et de si charmantes créatures. — Eh ! qui pourroit vous en faire un crime ? — qui pourroit vous en vouloir ? — Celui-là, s’il en existe un seul, reçut une citrouille au lieu d’un cœur ; et qu’on le dissèque, on verra si j’ai menti.


CHAPITRE XII.

Trim achève.


Ou Suzanne, dont l’amour-propre s’étoit senti un peu choqué, rompit la chaîne des idées du caporal, en retirant ainsi brusquement sa main de dessus son épaule. —

Ou le caporal commença à soupçonner qu’il avoit été sur les brisées du docteur, et qu’il avoit parlé plutôt comme un chapelain que comme un soldat. —

Ou bien… ou bien… car dans de semblables cas, avec un peu d’esprit et d’invention, on pourroit aisément remplir dix pages de suppositions. — Que les physiologistes ou tous autres curieux déterminent, s’ils le peuvent, quelle en fut la véritable cause ; — il n’en est pas moins certain que le caporal reprit ainsi sa harangue :

« Quant à moi, je déclare qu’en rase campagne je me ris de la mort. Dieu me damne ! ajouta le caporal, en faisant craquer ses doigts, mais avec un air que lui seul pouvoit donner au sentiment, — un jour de bataille, je ne m’en soucie non plus que de cela. — Pourvu toutefois qu’elle ne me prenne pas en traître, comme ce pauvre Gibbons, qui fut tué en lavant son fusil. — Qu’est-ce en effet que la mort ? Une détente lâchée, — un pouce ou deux de bayonnette dans le poumon ou dans le cœur ; — tout cela revient au même.

» Regardez le long de la ligne, — à main droite, — voyez : — le coup part, — Richard tombe ; — non, c’est Jacques : — eh bien, s’il est mort, il ne souffre plus. — Mais qu’importe lequel ? Daigne-t-on s’en informer en marchant à l’ennemi ? — Que dis-je ? dans la chaleur de la poursuite, on ne sent pas même le coup qui donne la mort. — La mort ! il ne s’agit que de la braver. Celui qui la fuit court dix fois plus de danger que celui qui va au-devant d’elle. Cent fois je l’ai vue en face, ajouta le caporal, et je sais ce que C’est. — Dans un champ de bataille, Obadiah, en vérité, ce n’est rien. — Mais au logis, dit Obadiah, elle a une laide mine. — Pour moi, dit le cocher, je n’y pense jamais quand je suis sur mon siége. — À mon avis, dit Suzanne, c’est au lit qu’elle est la plus naturelle. — Si elle étoit là, dit Trim, et que pour lui échapper, il fallût me fourrer dans le plus chétif havresac qu’un soldat ait jamais porté, je le ferois tout à l’heure ; mais cela est dans la nature. »

« La nature est la nature, dit Jonathan. — Et c’est ce qui fait, s’écria Suzanne, que j’ai tant de pitié de ma pauvre maîtresse. — Elle n’en reviendra jamais. — Moi, dit le caporal, de toute la maison, c’est le capitaine que je plains davantage. — Madame soulagera sa douleur en pleurant, et monsieur à force d’en parler. — Mais mon pauvre maître, il gardera tout pour lui en silence. Je l’entendrai soupirer dans son lit pendant un mois entier, comme il fit pour le lieutenant le Fevre. — Si j’osois représenter à monsieur qu’il s’afflige trop, et qu’il devroit se faire une raison. — C’est plus fort que moi, Trim, dira mon maître. C’est un accident si triste ; je ne saurois l’ôter de là, dira-t-il en montrant son cœur. — Mais monsieur cependant ne craint pas la mort pour lui-même ? — J’espère, Trim, répondra-t-il vivement, que je ne crains rien au monde que de faire le mal. — Eh bien ! ajoutera-t-il, quelque chose qui arrive, j’aurois soin du fils de le Fevre. — Et avec cette pensée, comme avec une potion calmante, monsieur s’endormira. »

J’aime à entendre les histoires de Trim sur le capitaine, dit Suzanne. — C’est bien le gentilhomme du meilleur cœur et du meilleur naturel qu’il y ait au monde, dit Obadiah. — « Oui, sans doute, dit le caporal ; et aussi brave qu’on en ait jamais vu à la tête d’un peloton. — Jamais le roi n’a eu un meilleur officier, ni Dieu un meilleur serviteur. — Il marcheroit sur la bouche d’un canon, quand il verroit la mêche allumée, prête à mettre le feu. — Eh bien, ôtez-le de-là, ce même homme est doux comme un enfant, il ne voudroit pas faire de mal à un poulet. »

J’aimerois mieux, dit Jonathan, mener ce gentilhomme-là pour sept livres sterlings par an, que tout autre pour huit. — « Grand merci pour les vingt schelings, Jonathan. — Oui, Jonathan, ajouta le caporal, en lui secouant la main, c’est comme si tu avois mis cet argent dans ma poche. Pour mon compte, je le servirois sans gages jusqu’au jour de ma mort, et je lui dois bien cette marque d’attachement. — Ô le bon maître ! il est pour moi comme un ami, comme un frère ; — et si j’étois sûr que mon pauvre frère Tom mourût, ajouta le caporal en tirant son mouchoir, — quand j’aurois dix mille livres sterlings, je les laisserais au capitaine jusqu’au dernier scheling. »

Trim ne put retenir ses larmes en donnant à son maître cette preuve testamentaire de son affection. — Toute la cuisine fut émue.

— Conte-nous l’histoire du pauvre lieutenant, dit Suzanne. — De tout mon cœur, dit le caporal.

Suzanne, la cuisinière, Jonathan, Obadiah et le caporal Trim, formèrent un cercle autour du feu ; et aussitôt que le marmiton eut fermé la porte de la cuisine, le caporal commença en ces termes.



CHAPITRE XIII.

Je reviens à ma mère.


Que je sois pendu, si je n’ai pas oublié, ma mère autant que si je n’en avois jamais eu, et que la nature m’eût jeté en moule, et m’eût déposé tout nu sur les bords du Nil !

Ma foi, madame (c’est à la nature que je parle) — si c’est vous qui m’avez façonné, il n’y a pas de quoi vous vanter. — Je suis fâché de la peine que vous avez prise ; mais vous avez commis bien des gaucheries, — et par devant et par derrière, et par dedans et par dehors.

Comment, Tristram ! et cette disposition d’esprit qui te porte à n’être étonné de rien ! — À la bonne heure, je vous la passe. —

Et cette défiance modeste et habituelle de ton propre jugement, qui fait que tu ne t’échauffes jamais, au moins pour des sujets qui n’en valent pas la peine ! — Oh ! pour mon jugement, il m’a si souvent trompé, que je serois un sot de me fier à lui. —

Et cet amour, ce respect pour la vérité, qui te conduiroit au bout du monde pour la retrouver, quand tu crois l’avoir perdue ! — Oui, j’aime la vérité ; mais je hais encore plus la dispute. — Et si cette vérité n’intéresse ni la religion ni la société, j’aime mieux l’abandonner lâchement, et souscrire aux opinions les plus extravagantes, que d’entrer en lice pour les attaquer. —

D’ailleurs, je crains le mal par-dessus tout ; — et il n’y a pas d’opinion si sacrée, que je voulusse me laisser égratigner pour elle. Aussi me suis-je de tout temps promis de ne jamais m’enrôler dans aucune armée de martyrs, soit que l’on en lève une nouvelle, soit que l’on se contente de recruter l’ancienne.

Mais il est temps que je retire ma mère de l’attitude pénible où je l’ai laissée.


CHAPITRE XIV.

Itinéraire du Commerce.


L’opinion de mon oncle Tobie, madame, étoit, si vous vous en rappelez, que si le préteur Cornélius Gallus étoit mort dans les bras de sa femme, il n’y avoit pas eu de péché. — Ma mère n’en avoit entendu qu’un seul mot, et ce mot l’avoit prise par la partie la plus foible de son sexe… j’espère que vous ne prenez pas le change. — Je veux dire, la curiosité. — Elle arrangea à sa guise tout le sujet de la conversation ; — et une fois son imagination préoccupée, vous pouvez croire que mon père ne dit pas un mot qui ne fût attribué par ma mère soit à elle, soit aux affaires de sa famille.

Et je vous prie, madame, où demeure la femme qui n’en eût pas fait autant ?

Du genre de mort étrange de Cornélius, mon père avoit fait une transition à la mort de Socrate ; et il donnoit à mon oncle Tobie un extrait de la harangue de ce philosophe devant ses juges. — Elle étoit irrésistible, non pas la harangue de Socrate, mais la tentation que mon père avoit d’en parler. — Il avoit lui-même écrit la vie de Socrate, l’année qui précéda sa retraite du commerce. — Je crains même que cette raison n’ait contribué à le lui faire quitter plutôt ; si bien que personne n’étoit en état de pérorer sur ce sujet avec autant de pompe, d’abondance et de facilité que lui.

Il se livra donc à toute son éloquence ; et s’adressant à mon oncle Tobie, comme s’il eût été Socrate devant l’aréopage, il emboucha la trompette héroïque. — Pas une période qui fût terminée par un mot plus court, que transmigration ou annihilation. — Pas une moindre pensée que celle d’être ou de ne pas être. — Dans l’exorde, pas une idée qui ne fût entièrement neuve. — Comparant la mort à un sommeil long et tranquille, — sans rêves, sans réveil. — Disant que nous et nos enfans étions nés pour mourir, mais qu’aucun de nous n’étoit né pour être esclave. — Non, je me trompe, ceci est tiré du discours d’Eléazar, tel qu’il est rapporté par Joseph (Histoire de la guerre des Juifs). Eléazar avoue qu’il a pris cette pensée des philosophes Indiens. Il est à présumer qu’Alexandre le grand, dans son expédition des Indes, au retour de la Perse qu’il avoit soumise, s’empara de cette maxime, ainsi qu’il fit de bien d’autres choses. — Ce fut lui qui la rapporta en Grèce, sinon par lui-même, (car on sait qu’il mourut en chemin en Babylone) — au moins par ses lieutenans. — De la Grèce elle arriva à Rome ; — de Rome elle passa en France, et de France en Angleterre. — Je n’imagine pas quel autre chemin elle pourroit avoir suivi par terre.

Par eau, elle a pu facilement descendre le Gange jusqu’au sinus gangique, ou baie de Bengale, — et de-là dans la mer des Indes. — Suivant ensuite la voie du commerce, (comme on ne connoissoit pas alors le passage par le Cap de Bonne-Espérance), elle aura été portée avec d’autres drogues et épices par la mer Rouge à Jedda, à la Mecque, ou même à Tor ou Suez, villes situées au fond du golfe ; — et de-là, par les caravanes, à Coptos, qui n’en est distant que de trois jours de marche ; — de Coptos, le Nil l’aura amenée droit à Alexandrie, où elle sera débarquée précisément au pied du grand escalier de la bibliothèque d’Alexandrie. — Et c’est dans ce magasin qu’on aura été la chercher.

Bonté du ciel ! combien les savans de nos jours ont étendu le commerce !


CHAPITRE. XV.

Méprise de ma mère.


Mon père avoit une manière à-peu-près semblable à celle de Job. — Je fais cette comparaison, d’après la persuasion religieuse où je suis qu’il a existé un très-saint et très-malheureux personnage du nom de Job. — Mais n’admirez-vous pas l’audace de ces petits incrédules, qui se trouvant embarrassés à fixer l’ère précise où ce grand homme a vécu, — ne sachant, par exemple, s’il faut le placer avant ou après les patriarches, — aiment mieux, pour trancher toute difficulté, décider qu’il n’a jamais existé ? Est-ce là un raisonnement ? C’est une barbarie ; c’est faire justement à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait. — Mais je reviens à la manière de mon père.

Quand les choses tournoient mal pour lui, et surtout dans le premier mouvement de son impatience, — pourquoi suis-je né ? s’écrioit-il. Eh ! que fais-je sur la terre ? Je voudrois être mort. — C’étoit-là ses moindres imprécations. — Mais quand sa peine devenoit excessive, et qu’elle passoit toute mesure, — monsieur, vous auriez cru entendre Socrate lui-même. — Tout respiroit en lui le mépris de la vie, et l’indifférence sur les moyens d’en sortir.

Ma mère avoit peu lu ; mais d’après ce que je viens de dire, l’extrait du discours de Socrate ne devoit pas lui paroître étranger. Elle le prit à la lettre. Elle écoutoit avec attention et recueillement, et auroit écouté ainsi jusqu’au bout, — si mon père ne s’étoit jeté, sans trop savoir pourquoi, dans cette partie du plaidoyer, où le grand philosophe récapitule ses liaisons, ses alliances, ses enfans ; mais sans se flatter que le tableau puisse le sauver, ou faire impression sur ses juges. — « J’ai des amis, s’écrioit mon père ; — j’ai des parens ; j’ai trois malheureux enfans ! » —

« Comment donc ! monsieur Shandy, dit ma mère en ouvrant la porte, c’est un de plus que je ne vous connoissois. » —

« Par le ciel ! c’est un de moins, » dit mon père, en se levant et en quittant la chambre. —


CHAPITRE XVI

Question chronologique.


« Ce sont les enfans de Socrate, dit mon oncle Tobie. — Bon ! dit ma mère, n’y a-t-il pas cent ans qu’il est mort ? » —

Mon oncle Tobie n’étoit pas chronologiste ; mais ne voulant pas admettre légérement une époque de cette importance, il posa tranquillement sa pipe sur la table, il se leva ; et prenant doucement ma mère par la main, sans lui dire une parole, il sortit pour aller trouver mon père, et le prier d’éclaircir ses doutes.



CHAPITRE XVII.

Entr’actes.


Si cet ouvrage étoit une farce, ce qu’à Dieu ne plaise, à moins qu’on ne veuille dire avec Rousseau :


Ce monde-ci n’est qu’un œuvre comique.


Si cet ouvrage, dis-je, étoit une farce, ce seroit le cas de faire disparoître les acteurs pour un moment, et de faire jouer les violons.

Tous les regards, toutes les oreilles se portent vers l’orchestre. — Chacun y déploie ses talens. — On s’accorde, on n’est pas d’accord. — On part, on va sans mesure. — Le maître de musique frappe du pied, — marque les temps. — Peu-à-peu les traîneurs arrivent ; et les petits défauts, comme les petits agrémens de l’exécution totale, sont couverts par le bruit du parterre.

Le parterre ! — descendons-y pour un moment, je vous prie.


Premier Interlocuteur. Que dites-vous de ce dernier acte ?

Second Interlocuteur. Pitoyable !

Premier. Vous avez bien raison ; on n’y comprend rien.

Second. Bon ! est-ce que l’auteur s’est compris lui-même ?

Premier. Aucun plan aucune méthode.

Second. Nulle connoissance de l’art dramatique.

Premier. Que dites-vous des caractères ?

Troisième Interlocuteur. Pour moi, j’aimerois assez celui de l’oncle.

Second. Fi donc ! un vieux fou ! et puis si bête !........ j’aimerois mieux le père. Au moins il est instruit, et il parle bien.

Premier. Vous moquez-vous ? La plupart du temps il ne sait ce qu’il dit. Quant au caporal......

Second et Troisième. Oh ! nous vous l’abandonnons.

Premier. Eh bien ! je l’abandonne aussi.

Troisième. Que pensez-vous de la mère ?

Second. Ma foi ! c’est une femme de bon sens, et celle qui dit le moins de sottises.

Premier. Oui ! parce que c’est elle qui parle le moins.

Troisième. Pas mal trouvé ! eh bien ! je m’en tiens à madame Shandy.

Premier. Et moi aussi.

Second. Et moi aussi.

Premier. Sifflons les autres à mesure qu’ils paroîtront.

Second et Troisième. De tout mon cœur.


Et bien, messieurs, il faut vous en donner le plaisir : les voilà qui reviennent.



CHAPITRE XVIII.

Avis aux Écrivains.


Après que l’ordre eut été un peu rétabli dans la famille, et que Suzanne eut été mise en possession de sa robe de satin vert, — la première chose qui vint à l’esprit de mon père, fut de prendre la plume, à l’exemple de Xénophon, et de composer une Tristrapédie, ou système d’éducation pour moi. — Il s’agissoit de rassembler toutes ses idées éparses, ses connoissances, ses principes, et d’en faire un corps d’instruction qui pût embrasser toutes les différentes époques de mon enfance.

J’étois le dernier rejeton de mon père. — Il avoit, à son compte, perdu mon frère Robert en entier, et moi aux trois quarts ; — c’est-à-dire, qu’il avoit été malheureux à mon égard dans les trois choses les plus essentielles. — Conception interrompue par une sotte question de ma mère, — nez coupé par la mal-adresse du docteur Slop, — nom de baptême tronqué par l’imbécillité de Suzanne. — Il ne restoit à mon père d’autre ressource que celle de mon éducation ; — aussi s’y adonna-t-il avec autant de zèle que mon oncle Tobie en eût jamais mis à sa doctrine des projectiles ; mais il y avoit entre eux une grande différence. — Mon oncle Tobie avoit tout appris de Nicolas Tartaglia ; mon père n’avoit pas de maître ; il tiroit tout de son propre fonds ; — ou, s’il empruntoit quelque chose des autres, il se donnoit tant de peine pour le tourner et le retourner, jusqu’à ce qu’il devînt propre à son usage, que c’étoit presque le même embarras pour lui.

Mon père y travailla pendant trois ans et plus ; et, au bout de ce temps, il étoit à peine parvenu à la moitié de l’ouvrage. — Comme tous les écrivains, il rencontra des difficultés. Il s’étoit d’abord flatté qu’il pourroit rassembler et faire relier tout ce qu’il avoit à dire dans un seul volume, assez petit pour être pendu au trousseau de ma mère parmi ses clefs : — la matière s’étendoit, grossissoit sous sa main… Qu’aucun homme ne dise en s’asseyant à son bureau : Je vais écrire un in-12.

Mon père cependant s’y livra tout entier, et avec un zèle infatigable ; — composant, méditant, travaillant chaque ligne et chaque mot avec autant de précaution et de circonspection (quoique non pas peut-être par un principe si religieux) que Jean de la Casa, cet archevêque de Bénévent, qui passa quarante ans de sa vie à composer sa Galathée, laquelle Galathée, au bout de ce temps, n’avoit pas la moitié de volume et d’épaisseur du Messager boiteux. —

À moins d’être comme moi dans le secret, on ne devineroit jamais comment ce saint homme put y employer tant de temps ; — hors qu’il n’en passât la plus grande partie à peigner ses moustaches, ou à jouer à la prime avec son chapelain. — Mais je veux le dire à la face de l’univers, je veux expliquer la méthode de Jean de la Casa ; — ne fût-ce que pour l’encouragement du petit nombre d’auteurs, qui écrivent pour la gloire plus que pour l’argent.

J’avoue, monsieur, que si Jean de la Casa, (dont j’honore et respecte infiniment la mémoire au dépit de sa Galathée), n’eût été qu’un clerc obscur, d’un génie étroit, d’un esprit lourd, qu’un homme médiocre enfin, — lui et sa Galathée auroient pu rouler ensemble pendant neuf cents soixante-cinq ans, ce qui, je crois, est l’âge que vécut Mathusalem, — je n’aurois pas pris la peine de relever ce phénomène.

Mais, monsieur, Jean de la Casa n’étoit rien moins qu’un homme médiocre. Il avoit un génie facile, un esprit élégant, une imagination riche. — Mais avec tous ces grands avantages qu’il avoit reçus de la nature, et qui devoient l’encourager à poursuivre sa Galathée, croiriez vous, monsieur, que le jour le plus long de l’été lui suffisoit à peine pour en écrire une ligne et demie. — Oh ! dites-vous, c’est abuser de la patience des gens.

Non, monsieur, voici le fait.

Monseigneur l’archevêque de Bénévent s’étoit mis dans la tête que les premières idées de tout chrétien qui se mêloit d’écrire, non pas pour son amusement particulier, mais avec le projet de donner son ouvrage au public, étoient toujours une suggestion du diable. — C’étoit-là le sort des écrivains ordinaires. Mais quand cet écrivain se trouvoit être un personnage important, un homme revêtu d’un caractère vénérable, soit dans l’église, soit dans l’état, — « alors, disoit l’archevêque de Bénévent, du moment qu’il prend la plume, tous les diables de l’enfer sortent de leurs cachots pour venir le tenter ; — ils tiennent leurs assises autour de lui ; — il n’a plus une pensée dont il puisse être assuré : elles sont toutes l’ouvrage du démon. — Elles ont beau lui paroître bonnes, excellentes même, il n’importe. — Quelque forme qu’elles prennent, c’est toujours quelque suggestion diabolique, contre laquelle il doit se tenir en garde. — Oui, s’écrioit l’archevêque, la vie d’un auteur, quoiqu’il se persuade peut-être le contraire, doit se passer à combattre plus qu’à écrire ; et son noviciat est le même que celui d’un guerrier. — La mesure de leur résistance est, pour l’un comme pour l’autre, la mesure de leur talent. »

Cette théorie lumineuse de Jean de la Casa transportoit mon père ; et s’il avoit pu l’accorder entièrement avec sa croyance, je ne doute point qu’il n’eût donné de grand cœur les dix meilleurs arpens de son domaine de Shandy pour en avoir été l’inventeur. — J’expliquerai quelque jour, en parlant des opinions religieuses de mon père, jusqu’à quel point il croyoit au diable. — Pour le moment, il suffit de dire que, n’ayant pas cet honneur-là, dans le sens littéral de la doctrine reçue, il se contentoit d’en prendre l’allégorie. Il disoit souvent, surtout lorsque sa plume étoit un peu paresseuse, qu’il y avoit autant de sens, de vérité et de connoissance cachées dans la parabole de Jean de la Casa, que dans aucune des fictions poëtiques, ou des annales mystérieuses de l’antiquité.

« Le diable, disoit-il, n’est autre chose que le préjugé : la quantité de préjugés que nous suçons avec le lait de nos mères, voilà, frère Tobie, les diables qui rodent autour de nous, qui président à nos veilles ; et si un écrivain s’abandonne lâchement à leur impulsion, que sortira-t-il de sa plume ? — Rien, s’écrioit-il, en jetant la sienne avec colère, — rien que le résultat trivial du caquet des nourrices, et des absurdités de toutes les bonnes femmes (je dis des deux sexes), dont le royaume est peuplé. »

Je n’entreprendrai pas de donner une meilleure raison de la lenteur avec laquelle mon père avançoit sa Tristrapédie. J’ai déjà dit qu’après trois ans et plus d’un travail opiniâtre, il en étoit à peine à la moitié. Ce qu’il y eut de fâcheux, c’est que, pendant tout ce temps, je fus négligé, et entièrement abandonné à ma mère ; et ce qui n’étoit pas un moindre inconvénient, c’est que la première partie de l’ouvrage, qui étoit la plus soignée, et à laquelle mon père avoit pris le plus de peine, devenoit absolument perdue pour moi. — Chaque jour, chaque heure en rendoit une ou deux pages inutiles.

Ce fut certainement pour rabaisser l’orgueil de l’humaine sagesse, que la Providence permit qu’un des plus sages d’entre les hommes s’abusât ainsi lui-même, et manquât son but en le poursuivant trop vivement.

Quoi qu’il en soit, mon père multiplia tellement ses actes de résistance ; ou, pour parler autrement, il avança si lentement dans son ouvrage, et je me mis à vivre et à croître si vîte, que je l’aurois laissé tout-à-fait derrière moi, et que son instruction eût été perdue pour la génération à laquelle il l’avoit destinée, sans un petit accident, que je ne veux pas cacher un seul moment au lecteur, si je peux trouver le moyen de le raconter avec décence.


CHAPITRE XIX.

Patatras.


Ce n’étoit rien. — Je ne perdis pas deux gouttes de sang. _ Ce que je souffris par accident, rallie le souffrent par choix. — Cela ne méritoit pas d’appeler un chirurgien, eût-il demeuré tout proche. — Le docteur Slop en fit dix fois plus de bruit que la chose n’en valoit la peine. —

Quelques hommes se sont fait un nom par l’art de suspendre de grands poids avec de petits fils de métal ; et moi, Tristram Shandy, je paie encore aujourd’hui (10 août mil sept cent soixante-un), ma part de leur réputation.

Oh ! il y auroit de quoi faire damner un saint, de voir l’enchaînement de tout ce qui arrive en ce monde ! — La servante avoit oublié de mettre un pot de chambre sous le lit. — Ne pouvez-vous, me dit Suzanne, en soulevant le châssis de la fenêtre d’une main, et m’amenant tout près de la banquette avec l’autre, ne pouvez-vous, mon petit ami, essayer pour une fois de vous en passer ?

J’avois alors cinq ans. — Suzanne ne fit pas réflexion que de père en fils nous portions un nez ridiculement raccourci ; témoin mon bisayeul. — Pan, — le châssis retomba sur nous comme un éclair. — Tout est perdu ! s’écria Suzanne, tout est perdu ! je n’ai plus qu’à me sauver.

Elle vouloit s’enfuir chez ses parens ; la maison de mon oncle Tobie lui parut un asile plus assuré. — Suzanne y vola.



CHAPITRE XX.

Complices découverts.


Le caporal pâlit d’effroi quand Suzanne lui raconta l’accident de la fenêtre, avec toutes les circonstances de ce meurtre (car c’est ainsi qu’elle l’appelloit). Comme dans les affaires de cette nature, ce sont souvent les complices qui sont tout, la conscience de Trim l’avertit qu’il étoit aussi coupable que Suzanne ; — et, suivant ce principe, mon oncle Tobie avoit autant de part au meurtre que chacun d’eux. — Ainsi la raison ni l’instinct, ensemble ou séparés, ne pouvoient avoir guidé les pas de Suzanne vers un asile plus propice.

Je pourrois laisser cette énigme à deviner au lecteur ; mais pour former seulement une hypothèse un peu vraisemblable, il faudroit qu’il se cassât la tête pendant trois semaines ; à moins qu’il ne fût doué d’une sagacité que lecteur n’a jamais eue. — Je ne veux pas le mettre à cette épreuve, ou plutôt à cette torture ; et comme l’affaire me regarde seul, c’est à moi seul de l’expliquer.



CHAPITRE XXI.

À qui la faute ?


N’est-ce pas une honte, Trim, disoit un jour mon oncle Tobie, en s’appuyant sur l’épaule du caporal, comme ils étoient à visiter leurs ouvrages, — que nous n’ayons pas deux pièces de campagne à monter dans la gorge de cette nouvelle redoute ? — elles assureroient toute la longueur des lignes, et rendroient de ce côté l’attaque tout-à-fait complète. — Ne pourrois-tu, Trim, m’en faire fondre une couple ? —

» — Monsieur les aura, répliqua Trim, avant qu’il soit demain. » —

C’étoit la joie du cœur de Trim, (et jamais sa fertile tête ne manqua d’expédiens pour y parvenir) ; — c’étoit, dis-je, la joie de son cœur, de satisfaire les moindres fantaisies de mon oncle Tobie, et celles surtout qui étoient relatives à ses siéges et à ses campagnes. Eût-ce été son dernier écu, Trim en auroit fait joyeusement le sacrifice pour prévenir un seul désir de son maître. Déjà en rognant le bout des tuyaux de mon oncle Tobie, — hachant et ciselant les bords de ses gouttières de plomb, — fondant son plat à barbe d’étain, montant enfin, comme Louis XIV, jusques sur les clochers, pour épargner le trésor public, — déjà, dis-je, cette même campagne, le caporal avoit établi huit nouvelles batteries de canon, sans compter deux demi-coulevrines. — Mais mon oncle Tobie demande encore deux pièces de campagne pour la redoute. Trim a promis de les fournir ; que fera-t-il ? Toutes ces ressources sont-elles épuisées ?

Non, il prendra les deux contre-poids de plomb, qui suspendent et soutiennent le châssis de la fenêtre de la chambre de la nourrice ; et comme, les contrepoids étant ôtés, les poulies ne servent plus à rien, il s’en emparera aussi, et il en fabriquera une paire de roues pour un de ses affûts.

Il y avoit long-temps que le caporal avoit démantelé toutes les fenêtres de la maison de mon oncle Tobie pour le même objet, mais non pas toujours dans le même ordre ; car quelquefois il avoit eu besoin des poulies et non du plomb : — alors il commençoit par les poulies. Celles-ci ôtées, le plomb devenoit inutile ; et c’étoit autant de pris et de fondu.

On pourroit tirer de-là une belle et grande morale ; mais je n’en ai pas le temps. C’est assez de dire que, de quelque façon que la démolition commençât, elle étoit également fatale à la fenêtre.



CHAPITRE XXII.

Procédé généreux.


En fabriquant son artillerie, le caporal s’étoit bien gardé de confier son secret à personne ; ainsi il lui étoit facile de se tirer d’affaire sans se compromettre, et de laisser supporter à Suzanne, comme elle pourroit, tout le poids de la chûte de ce maudit châssis. Mais le vrai courage est trop au-dessus de cette lâche politique. — Le caporal, soit comme général, soit comme contrôleur d’artillerie, étoit la véritable origine du mal ; il pensoit que, sans lui, jamais l’accident ne seroit arrivé, du moins de la façon de Suzanne. — Comment vous seriez-vous conduit, monsieur l’abbé ? — Le caporal se décida sur-le-champ, non pas à se mettre à l’abri derrière Suzanne, mais à lui en servir lui-même ; et avec résolution dans l’ame, il marcha droit au sallon, pour exposer toute cette manœuvre devant mon oncle Tobie.

Mon oncle Tobie venoit précisément de raconter à Yorick les détails de la bataille de Steinkerqne, et de l’étrange conduite du comte de Solme, qui fit faire halte à l’infanterie, et fit marcher la cavalerie dans un terrein où elle ne pouvoit agir ; ce qui étoit directement contraire à l’ordre du roi, et fut cause de la perte de cette journée.

Il y a quelques familles où tous les incidens se trouvent liés entr’eux si naturellement, que leur enchaînement, va presque au-delà de l’invention d’un écrivain dramatique. — Je ne parle pas des dramatiques modernes.

Trim posa son premier doigt à plat sur la table, puis en le frappant à angle droit avec le tranchant de son autre main, il trouva moyen de raconter mon histoire, de manière que les prêtres et les vierges auroient pu l’écouter sans rougir. — Après quoi le dialogue continua comme il suit.


CHAPITRE XXIII.

Mon oncle Tobie s’emporte.


« J’aimerois mieux passer dix fois par les baguettes, s’écria le caporal en finissant l’histoire de Suzanne, que de souffrir qu’il lui fût fait aucun mal. Avec la permission de monsieur, c’est ma faute, et nullement la sienne ».

« Caporal Trim, répondit mon oncle Tobie, en prenant son chapeau sur la table et le posant sur sa tête, — si on peut appeler faute ce que la nécessité du service exige, je suis le seul à blâmer. — Vous ayez dû obéir à vos ordres. » —

— Si le comte de Solme, mon pauvre Trim, eût obéi aux siens à la bataille de Steinkerque, dit Yorick (en raillant un peu le caporal, qui avoit été houspillé par un dragon dans la retraite) — il t’auroit sauvé. — Sauvé ! s’écria Trim, interrompant Yorick ; il auroit, ne vous en déplaise, sauvé cinq bataillons entiers. — Ces pauvres régimens de Cut, continua le caporal, en posant le premier doigt de sa main droite sur le pouce de sa main gauche, et les comptant sur chacun de ses doigts, — ces pauvres régimens de Cut, — Mackay, — Augus, — Graham, — et Leven, furent entièrement taillés en pièces. — Et les gardes angloises l’eussent été de même, sans quelques régimens de la droite qui marchèrent courageusement à leur secours, et reçurent à bout portant le feu de l’ennemi, avant de tirer un seul coup de fusil. — J’espère, ajouta Trim, qu’ils iront au ciel pour cette seule action. — Trim a raison, dit mon oncle Tobie, il a parfaitement raison. »

« Que signifioit, continua le caporal, de faire marcher la cavalerie dans un terrein si étroit, et où les François étoient couverts, comme ils le sont toujours, d’une multitude de haies, de broussailles, de fossés, et d’arbres renversés çà et là ? — Si le comte de Solme nous eût envoyés, nous autres gens de pied, — nous aurions tiraillé avec eux, et nous leur aurions tenu tête. — Il n’y avoit rien à faire pour la cavalerie. Aussi, continua le caporal, le comte de Solme, pour sa peine, eut son infanterie mise en déroute à Landen, la campagne d’après. — C’est-là, dit mon oncle Tobie, que le pauvre Trim reçut sa blessure.

» Sauf le respect de monsieur, c’est au comte de Solme que j’en ai toute l’obligation. — Si nous les avions étrillés d’importance à Steinkerque, ils ne nous auroient pas battus à Landen. »

« Cela est très-possible, dit mon oncle Tobie, quoique les François eussent à Landen l’avantage d’un bois. — Or, si vous laissez à ces gens-là le temps de se retrancher, il est certain qu’ils vous accableront de leur feu. Il n’y a d’autre moyen que de marcher à eux, recevoir leur décharge, et tomber dessus la bayonnette au bout du fusil. — Pêle-mêle, ajouta Trim. — Hommes et chevaux, dit mon oncle Tobie. — Tête baissée et la pointe en avant, dit le caporal. — D’estoc et de taille, dit mon oncle Tobie. — Sang et mort, bataille enragée, s’écria le caporal. — Point de quartier. — Tue, tue, tue ! s’écria mon oncle Tobie. » —

Yorick rangea un peu sa chaise de côté, pour s’éloigner de la mêlée ; et après une pause d’un moment, mon oncle Tobie, baissant la voix de deux ou trois tons, reprit son discours comme vous allez voir.


CHAPITRE XXIV.

Il s’échauffe de plus en plus.


Le roi Guillaume, dit mon oncle Tobie, s’adressant à Yorick, — fut si terriblement irrité contre le comte de Solme, de ce qu’il avoit désobéi à ses ordres, qu’il lui défendit de paroître devant lui, et qu’il ne consentit à le voir que plusieurs mois après. »

« J’ai bien peur, répondit Yorick, que monsieur Shandy ne soit aussi irrité contre le caporal, que le roi Guillaume le fut contre le pauvre comte. Mais, continua-t-il, il seroit bien dur pour le caporal, dont la conduite a été si diamétralement opposée à celle du comte de Solme, de n’obtenir pour récompense que la même disgrâce. — Ces exemples-là ne sont que trop fréquens dans le monde. » —

« J’aimerois mieux, s’écria mon oncle Tobie en se levant, j’aimerois mieux faire jouer la mine, faire sauter mes fortifications, mon château, et m’ensevelir avec le caporal sous leurs ruines, que d’être témoin d’une telle indignité. » — Le caporal fit à son maître une demi-révérence ; — mais si affectueuse et si reconnoissante, qu’une révérence entière en auroit moins dit.


CHAPITRE XXV.

Il part, il arrive.


Eh bien ! Yorick, dit mon Oncle Tobie, vous et moi nous ouvrirons la marche de front ; — vous, caporal, vous suivrez à quelques pas derrière nous, et vous serez la seconde ligne. — Et avec la permission de monsieur, dit Trim, Suzanne fera l’arrière-garde. »

C’étoit une excellente disposition. — Et dans cet ordre, sans tambour battant, ni enseignes déployés, ils marchèrent lentement de la maison de mon oncle Tobie au château de Shandy. —

« Encore, monsieur Yorick, dit Trim, comme ils entroient dans la cour, si au lieu du contre-poids de la fenêtre, j’avois un peu rogné le coq de votre église, comme j’en avois eu l’idée ! — Ne serez-vous jamais las de rogner, répondit Yorick ? »


CHAPITRE XXVI.

Chacun a sa marotte.


En vain j’ai fait de mon père vingt portraits différens. — En vain je l’ai représenté sous toutes sortes de formes et d’attitudes. — Vous n’êtes pas encore, monsieur, et vous ne serez jamais en état de prévoir ce que mon père pourra penser, dire ou faire, à chaque nouvelle circonstance. — Il y avoit en lui tant de bizarrerie ; sa manière étoit si imprévue, si peu calculée, qu’il venoit toujours à bout de confondre vos plus sages combinaisons.

À dire vrai, le sentier qu’il suivoit étoit si éloigné du chemin battu, qu’il ne voyoit rien comme les autres hommes. — Tout s’offroit à lui sous une forme et sous une face nouvelle. — Les objets n’étoient plus les mêmes. — En un mot, il les considéroit différemment.

C’est ce qui fait que ma chère Jenny et moi (aussi-bien que tant d’autres qui ont été avant nous, et que tant d’autres qui seront après) avons sans cesse des disputes interminables sur rien. — Elle regarde une chose par un côté ; je la regarde par un autre ; et nous ne pouvons jamais nous entendre.


CHAPITRE XXVII.

Digression sans digression.


C’est une affaire réglée, et je n’en fais mention que par égard pour certain membre que je connois à la chambre des pairs, lequel porte aussi loin qu’il se puisse le talent de s’embrouiller, même en dissertant sur le fait le plus simple. —

— Pourvu que l’on ne sorte pas du sujet que l’on traite, on peut faire telles excursions que l’on veut, à droite ou à gauche, cela ne sauroit proprement s’appeler une digression.

Ceci étant bien convenu, je prends moi-même la liberté de revenir un peu sur mes pas.



CHAPITRE XXVIII.

On y court.


Cinquante mille diables aspergés d’eau bénite (je ne dis pas les diables de l’archevêque de Bénévent, mais ceux de Rabelais), n’auroient pas fait un cri si diabolique que je fis à la chute de la fenêtre. — Ce cri fit accourir ma mère chez la nourrice ; et Suzanne n’eut que le temps tout juste de s’échapper par l’escalier de derrière, tandis que ma mère montoit l’autre.

Or, quoique je fusse assez vieux pour pouvoir raconter mon histoire, et assez jeune, j’espère, pour la raconter sans malice, — cependant Suzanne, en traversant la cuisine, l’avoit dite en abrégé à la cuisinière, de crainte d’accident. La cuisinière l’avoit rendue à Jonathan, avec un commentaire, et Jonathan à Obadiah ; — de sorte qu’après que mon père eut sonné une demi-douzaine de fois pour savoir ce qui étoit arrivé, Obadiah fut en état de lui en rendre un compte exact, et de lui dire tout ce qui s’étoit passé. — Ma foi ! j’y pensois, dit mon père, en retroussant sa robe de chambre, et il monta l’escalier.

De ce j’y pensois de mon père, on voudroit peut-être inférer (quoiqu’à dire vrai je ne sache pas trop pourquoi), que mon père en ce moment venoit d’écrire ce chapitre remarquable de la Tristrapédie, lequel est pour moi le plus original et le plus amusant de tout le livre ; — je veux dire, le chapitre sur les fenêtres à coulisse, avec une diatribe mordante sur la négligence des femmes de chambre. — Mais j’ai deux raisons pour penser autrement.

La première, c’est que si mon père s’en fût occupé avant l’accident, il n’eût pas manqué de faire clouer et condamner la fenêtre. Cette opération, vu la difficulté avec laquelle on a vu qu’il composoit son livre, lui auroit pris dix fois moins de temps que le chapitre qu’il auroit fallu écrire. — Je pense que ce petit argument paroîtra convainquant, et qu’il éloignera même l’idée que mon père ait jamais de sa vie songé à écrire un chapitre sur les fenêtres à coulisse et sur les pots de chambre. — Mais pour prévenir toute objection, voici la seconde raison que j’ai promise au lecteur, et que j’ai l’honneur de soumettre à son jugement. —

— C’est que, pour compléter la Tristrapédie à qui ce chapitre manquoit, je l’ai écrit moi-même.


CHAPITRE XXIX.

Recette merveilleuse pour les contusions.


Mon père mit ses lunettes ; il regarda, il ôta ses lunettes, — les mit dans leur étui, le tout en moins d’une minute bien comptée ; et, sans ouvrir la bouche, il se retourna, et descendit précipitamment l’escalier.

Ma mère s’imagina qu’il alloit chercher de la charpie et du basilicum ; mais le voyant revenir avec une couple d’in-folio sous le bras, suivi d’Obadiah qui portoit un grand pupitre, — elle ne douta point que ce ne fût un traité de botanique ; et elle tira une chaise à côté du lit, pour qu’il pût consulter le cas à son aise. —

— Si l’opération est bien faite, dit mon père en reprenant la section : De sede vel subjecto circumcisionis ; — car ces gros livres qu’il avoit montés dans le dessein de les examiner et de les confronter ensemble, n’étoient autres que Spencer, de legibus Hebræorum ritualibus, et Maimonides.

Si l’opération est bien faite, dit-il… — Dites-nous seulement, cria ma mère, quel est le meilleur vulnéraire ? — Ma foi ! dit mon père, c’est l’affaire du docteur Slop ; envoyez le chercher si vous voulez.

Ma mère descendit, et mon père continua à lire la section : — ..... bien — .... fort bien.... très-bien, dit mon père. — ........ à merveille — .... Mais puisque cette méthode est si utile, tout est le mieux du monde. — Et ainsi, sans s’arrêter à discuter si les Juifs avoient pris cet usage des Égyptiens, ou les Égyptiens des Juifs, mon père se leva ; puis se frottant le front deux ou trois fois avec la paume de sa main (comme nous avons coutume de faire pour effacer les vestiges du chagrin, quand le mal qui nous arrive se trouve moindre que nous ne l’avions prévu), il ferma le livre, et descendit l’escalier.

« Eh quoi ! dit-il, (en prononçant le nom d’un peuple, à chaque marche sur laquelle il posoit le pied), si les Égyptiens, — les Syriens, — les Phéniciens, — les Arabes, — les Cappadociens ; — si les habitans de la Colchide, — si les Troglodites, — ont eu cette coutume ; — si Solon et Pythagore s’y sont soumis, — qu’est-ce que Tristram, et qui suis-je moi-même, pour m’en affliger ou m’en plaindre un seul moment ?


CHAPITRE XXX.

On s’y perd.


« Cher Yorick, dit mon père en souriant, — (Yorick avoit rompu la ligne, et le peu de largeur de la porte l’ayant forcé de défiler, il étoit entré le premier) cher Yorick, dit mon père, il me semble que notre Tristram accomplit bien durement tous ses rites religieux. — Jamais il n’y eut fils de Juif, de chrétien, de Turc ou d’infidelle, initié d’une manière aussi oblique et aussi maussade. » —

« Mais j’espère, dit Yorick, qu’il n’y a point de danger. — Il faut, continua mon père, qu’il se soit passé quelque chose d’étrange dans quelque recoin de l’écliptique, au moment de sa formation. — Sur ce point, dit Yorick, c’est vous que je prendrais pour juge. — Ce sont les astrologues, dit mon père, qu’il faudroit consulter. Mais certainement les aspects des planètes qui auroient dû être favorables, ne se sont pas rencontrés comme ils devoient ; l’opposition de leur ascendance a manqué, — ou les génies qui président à la naissance étoient occupés ailleurs. — Enfin il est sûr que quelque chose a été de travers, soit au-dessus, soit au-dessous de nous. » —

« Cela se pourroit bien, répondit Yorick. »

« Mais, s’écria mon oncle Tobie, y a-t-il du danger pour l’enfant ? — Les Troglodites disent que non, répliqua mon père. — Et les théologiens… — Dans quel chapitre, demanda Yorick ? » —

« Je ne suis pas sûr duquel, dit mon père. — Mais ils nous disent, frère Tobie, que cette méthode est très-bonne. — Pourvu, dit Yorick, que vous fassiez voyager votre fils en Égypte. — Je l’espère bien, dit mon père. » —

« Tout cela, dit mon oncle Tobie, est de l’arabe pour moi. — Il le seroit pour bien d’autres, dit Yorick. » —

« Ilus, continua mon père, fit circoncire un matin toute son armée. — Sans cour martiale ! sans conseil de guerre ! s’écria mon oncle Tobie. — Je sais, continua mon père, en s’adressant à Yorick, et sans faire attention à la remarque de mon oncle Tobie, — je sais que les savans ne sont pas d’accord sur Ilus. — Les uns le prennent pour Saturne, d’autres pour l’Être suprême ; quelques-uns même veulent que ce fut simplement un général de Pharao-néco. — Fût-ce Pharao-néco lui-même, dit mon oncle Tobie, je ne sais par quel article du code militaire il pourroit se justifier. » —

« Les controversistes, poursuivit mon père, assignent vingt-deux raisons en faveur de la circoncision. — À la vérité, d’autres qui ont soutenu l’avis opposé, ont montré combien la plupart de ces raisons étoient foibles. — Mais nos meilleurs théologiens polémiques. »… —

« Je voudrois, interrompit Yorick, qu’il n’y en eût pas un dans le royaume, les subtilités de l’école ne servent qu’à embrouiller l’esprit ; et une once de théologie-pratique vaut mieux que tout l’ergotage des théologiens polémiques. — Ne puis-je savoir, demanda mon oncle Tobie à Yorick, ce que c’est qu’un théologien polémique ? — Ma foi ! capitaine Shandy, répondit Yorick, c’est une espèce de charlatan qui ne vaut guère mieux que ceux qui montent sur les tréteaux ; et j’ai dans ma poche le récit d’un combat singulier entre Gymnast et le capitaine Tripet, où l’on en trouve la meilleure définition que j’aie jamais vue. — Je voudrois entendre ce récit, reprit vivement mon oncle Tobie. — Tout à l’heure, si vous voulez, dit Yorick. — Mais le caporal m’attend à la porte, continua mon oncle Tobie ; et comme je suis sûr que la relation d’un combat rendra le pauvre garçon plus joyeux que son souper, — de grâce, frère, permettez-lui d’entrer. — De tout mon cœur, dit mon père. »

Trim entra droit et heureux comme un empereur ; et quand il eut fermé la porte, Yorick tira son livre de la poche droite de son habit, commença sa lecture, et l’acheva sans être interrompu. — Tout le monde dormit dès la dixième ligne.



CHAPITRE XXXI.

La Tristrapédie.


« Le premier devoir d’un écrivain, Yorick, dit mon père quand il fut réveillé, c’est de ne rien avancer sans preuve ; — autrement, et s’il se livre à tous les écarts de son imagination, son ouvrage ne sera qu’un amas bizarre de faits et d’idées sans liaison, dont l’assemblage sera monstrueux.

» Mais dans ma Tristrapédie ! — je pose en fait que je n’ai pas avancé un seul mot qui ne soit aussi clair et aussi démontré qu’une proposition d’Euclide. — Va, Trim, va me chercher ce livre sur mon bureau. — J’ai souvent eu le projet, continua mon père, de le lire, tant à vous, Yorick, qu’à mon frère Tobie ; et je crains même d’avoir manqué à l’amitié en différant aussi longtemps. Mais si vous le voulez, nous en lirons un ou deux chapitres aujourd’hui, autant demain, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’ayons achevé ». — Mon oncle Tobie qui étoit la complaisance même, et Yorick qui étoit sans fiel, approuvèrent par une inclination ; et le caporal, quoiqu’il ne fût pas compris dans le compliment, mit la main sur sa poitrine, et salua comme les autres.

La compagnie sourit. — Ce garçon, dit Yorick, paroissoit avoir envie de dormir. — Le pauvre diable, dit mon oncle Tobie, a été si fort occupé tout le jour au boulingrin ; — et moi-même….. Je ne sais comment cela s’est fait ; mais je suis bien sûr que cela ne nous arrivera plus. — En même-temps mon oncle Tobie alluma sa pipe, Yorick rapprocha sa chaise de la table, — Trim moucha la chandelle, — mon père ranima le feu, prit le livre, toussa deux fois, et commença.


CHAPITRE XXXII.

Origine des fortifications.


« Les trente premières pages, dit mon père en retournant les feuillets, sont un peu abstraites ; et comme elles ne sont pas intimement liées au sujet, nous les passerons pour le moment. — C’est une introduction servant de préface, continua mon père, ou une préface servant d’introduction, — (car je n’ai pas encore déterminé le nom que je lui donnerai) sur le gouvernement civil et politique ; — et comme on en trouve l’origine dans la première association du mâle et de la femelle, je m’y suis trouvé insensiblement amené. — Cela étoit naturel, dit Yorick.

» Il me suffit, dit mon père, que l’origine de la société soit (comme nous le dit Politien) proprement conjugale, c’est-à-dire, consistant uniquement dans la réunion d’un homme et d’une femme, — auxquels Hésiode ajoute un esclave. Mais comme il est à croire que dans ces premiers commencemens il n’existoit pas encore d’esclaves, le premier principe de toute société se trouve réduit à un homme, une femme, et un taureau.

« Il me semble que c’est un bœuf, dit Yorick, citant le passage (οἶκον μὲν πρώτιστα, γυναῖκά τε βοῦν τ’ ἀροτῆρα.) — Un taureau eût été trop farouche, trop indocile. — Il y a encore une meilleure raison, dit mon père, en trempant sa plume dans l’encrier ; c’est que le bœuf étant le plus patient des animaux, et le plus propre à labourer la terre, d’où l’homme devoit tirer sa subsistance, il étoit à-la-fois l’instrument et l’emblême le plus convenable, que le créateur pût associer au couple nouvellement joint. » —

« — Mais voici, dit mon oncle Tobie, une raison en faveur du bœuf, plus forte que toutes les autres. — (Mon père ne put prendre sur lui de retirer sa plume du cornet, avant d’avoir entendu la raison de mon oncle Tobie). Quand la terre fut labourée, dit mon oncle Tobie, que les moissons eurent paru, et qu’il fut question de les renfermer, alors les hommes eurent recours aux palissades, aux murs, aux fossés ; et ce fut-là l’origine des fortifications. — Bien ! — bien ! cher Tobie, s’écria mon père ». — Il effaça le mot taureau, et mit bœuf à sa place.

Mon père fit signe à Trim de moucher la chandelle, et résuma ainsi son discours.

« Ce qui m’a amené à cette dissertation, poursuivit-il négligemment, et fermant à moitié son livre, c’est que je voulois montrer l’origine de cette relation que la nature a mise entre le père et son enfant ; aussi-bien que le principe du droit et de la jurisdiction que le premier acquiert, sur l’autre : par le mariage, par l’adoption, — par la légitimation, — enfin par la procréation.

« — Je considère chaque moyen à son rang ». —

« Il en est un, répliqua Yorick, qui ne me semble pas d’un grand poids. — C’est du dernier que je parle ; et en effet, si les soins du père se bornent à la procréation, je ne vois pas quels si grands droits il acquiert sur son enfant, ni quels si grands devoirs celui-ci contracte envers lui. — Quels devoirs ! s’écria mon père, ceux de la créature à l’égard du créateur ; — ceux de l’homme à l’égard de Dieu.

» — J’avoue, continua-t-il, qu’à ce compte l’enfant n’est pas autant sous la puissance et la jurisdiction de la mère. — Il me semble pourtant, dit Yorick, que les droits de la mère sont les mêmes. — Elle est elle-même sous l’autorité, dit mon père ; et d’ailleurs, ajouta-t-il, en secouant la tête, elle n’est pas, Yorick, le principal agent. — Comment cela ? dit mon oncle Tobie, en quittant sa pipe. — Cependant, dit mon père, sans écouter mon oncle Tobie, le fils est tenu au respect envers elle, comme vous pouvez le lire, Yorick, dans le premier livre des Instituts de Justinien, au onzième titre de la dixième section. — Je puis, dit Yorick, le lire aussi bien dans le catéchisme ».



CHAPITRE XXXIII.

Cathéchisme de Trim.


« Quant au catéchisme, dit mon oncle Tobie, Trim le sait sur le bout de son doigt. — Eh ! que diantre cela me fait-il, dit mon père ? — Il le sait sur ma parole, reprit mon oncle Tobie. Monsieur Yorick, vous n’avez qu’à l’interroger.

» Eh bien ! Trim, dit Yorick, d’un air de bonté et d’un ton de voix radouci, le cinquième commandement » ?

Le caporal ne répondit rien. « Ce n’est pas-là le ton, répondit mon oncle Tobie, élevant la voix et parlant bref, comme s’il eût commandé l’exercice. — Le cinquième ? cria mon oncle Tobie. — Avec la permission de monsieur, dit le caporal, il faudrait commencer par le premier ».

— Yorick ne put s’empêcher de sourire. —

« Monsieur le pasteur ne considère pas, dit le caporal, en portant sa canne à l’épaule, en guise de mousqueton, et s’allant camper au milieu de l’appartement pour être mieux vu, — il ne considère pas que le catéchisme est précisément comme le maniement des armes. —

» — Portez la main droite au fusil, cria le caporal, prenant le ton de commandement, et exécutant le mouvement….

» — Reposez-vous sur le fusil, cria le caporal, faisant à-la-fois l’office d’aide-major et de soldat.....

» — Posez le fusil à terre. — Avec la permission de monsieur le pasteur, un mouvement, comme il peut voir, en amène un autre. — Si monsieur avoit voulu commencer par le premier !… ».

« — Le premier ? cria mon oncle Tobie, posant sa main gauche sur sa hanche…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Le second ? cria mon oncle Tobie, brandissant sa pipe, comme il auroit fait son épée à la tête d’un régiment..... ». Le caporal satisfit à tout avec précision ; et ayant dit qu’il falloit honorer son père et sa mère, il s’inclina profondément, et fut reprendre sa place au fond de la chambre — ».

« On se tire de tout, dit mon père, avec un bon mot. Il y a de l’esprit en cela, et même de l’instruction, si nous pouvons l’y découvrir.

» Mais ce que nous venons de voir n’est proprement que l’échaffaud de la science, c’est-à-dire, son plus haut point de folie, si l’édifice ne s’élève pas en même-temps.

» C’est le miroir où peuvent se voir dans leur vrai jour et au naturel les pédagogues, précepteurs, gouverneurs et grammairiens.

» Oh ! il y a une coquille en écaille, Yorick, qui croit avec l’étude, et que tous ces gens-là ne savent comment détacher. —

» Ils deviennent savant par routine ; mais ce n’est pas ainsi que s’apprend la sagesse ».

— Yorick écoutait avec admiration. —

« Oui, dit mon père, je m’engage dès à présent à employer en œuvres pies le legs entier de ma tante Dinah, — (et l’on saura que mon père n’avoit pas grande opinion des œuvres pies) si le caporal attache une seule idée déterminée à aucun des mots qu’il vient de prononcer. — Et je te prie, Trim, continua mon père en se retournant vers lui, qu’entends-tu par honorer ton père et ta mère » ?

« J’entends, dit le caporal, leur donner trois sous par jour sur ma paie quand ils sont vieux. — Et cela, Trim, dit Yorick, l’as-tu fait ? — Oui, en vérité, répliqua mon oncle Tobie. — Eh bien, Trim, dit Yorick, en s’élançant de sa chaise et prenant le caporal par la main, — tu es le meilleur commentateur de cet endroit du Décalogue ; et je t’honore davantage pour une telle action, que si tu avois composé le Talmud ». —



CHAPITRE XXXIV.

Sur la santé.


« Ô Bienheureuse santé ! s’écria mon père, en tournant la page pour passer au chapitre suivant, tu es au-dessus de l’or et de toutes les richesses. C’est toi qui dilates l’ame, et qui disposes toutes ses facultés à recevoir l’instruction et à goûter la vertu. Celui qui te possède a peu de désirs à former ; et le malheureux à qui tu manques, manque de tout au monde. » —

« J’ai resserré, continua mon père, tout ce qu’il y a à dire sur ce sujet important, dans un très-petit espace ; ainsi nous lirons le chapitre en entier. » —

Mon père lut comme il suit :

« Tout le secret de la santé dépend des efforts mutuels que font le chaud et l’humide radical pour l’emporter l’un sur l’autre. »

« Je suppose, dit Yorick, que vous avez commencé par prouver ce fait. — Suffisamment, dit mon père. » —

En disant cela, mon père ferma le livre ; — non pas comme s’il avoit résolu de ne plus lire, car il garda son premier doigt dans le chapitre ; — ni d’un air fâché, car il ferma le livre doucement, son pouce restant sur la couverture de dessus, et ses trois derniers doigts soutenant celle de dessous, sans aucune pression violente. —

« J’ai démontré la vérité de cette assertion, dit mon père, faisant signe de la tête à Yorick, plus que suffisamment dans le précédent chapitre. » —

Or, si on disoit maintenant à un habitant de la lune, qu’un habitant du monde sublunaire a écrit un chapitre, démontrant suffisamment que tout le secret de la santé consiste dans les efforts mutuels que font le chaud et l’humide radical pour l’emporter l’un sur l’autre ; — et qu’il a prouvé la chose avec tant de ménagement, que dans tout le chapitre il n’y a pas un mot de sec ni d’humide sur le chaud ou l’humide radical, — ni une seule syllabe, directement ou indirectement, pour ou contre la rivalité de ces deux puissances dans l’économie animale —

« Ô toi ! éternel créateur de tous les êtres, s’écrieroit-il, en frappant sa poitrine de sa main droite (en supposant qu’il eût une poitrine et une main droite) — toi, dont le pouvoir et la bonté peuvent étendre les facultés de tes créatures jusqu’à ce degré infini d’excellence et de perfection ! que t’ont fait les habitans de la lune ? »



CHAPITRE XXXV.

Sur les charlatans.


Mon père finit par deux apostrophes dirigées, l’une contre Hippocrate, l’autre contre le lord Vérulam.

Il commença par le prince de la médecine, en lui faisant une légère apostrophe sur sa lamentation chagrine : Ars longa, vita brevis. « La vie courte, s’écria mon père, et l’art de guérir difficile ! — Eh ! qui devons-nous en remercier ? et à qui faut-il nous en prendre ? si ce n’est à l’ignorance de ces maudits charlatans eux-mêmes, — et à leurs tréteaux, — et à leurs drogues, — et à leur étalage philosophique, avec lequel, dans tous les temps, ils ont commencé par flatter le monde, et ont fini par le tromper ! — »

« Et toi, lord Vérulam, s’écria mon père, (quittant Hippocrate pour lui adresser sa seconde apostrophe, comme au premier des vendeurs d’orviétan, et le plus propre à servir d’exemples aux autres) — que te dirai-je, grand lord Vérulam ? que dirai-je de ton esprit intérieur, — de ton opium, — de ton salpêtre, — de tes onctions grasses, — de tes médecines, — de tes clystères, — et de tous leurs accompagnemens ? »

Mon père n’étoit jamais embarrassé de savoir que dire à qui que ce fût, ni sur quoi que ce fût, — et il avoit plus de facilité pour l’exorde qu’aucun homme vivant. — Comment il traita l’opinion du lord Vérulam ? vous le verrez : — mais quand ? je ne sais pas. Il faut que nous voyions d’abord ce que c’étoit que l’opinion du lord Vérulam.


CHAPITRE XXXVI.

Régime de longue vie.


« Les deux grandes causes, dit le lord Vérulam, qui conspirent ensemble à racourcir la vie, sont premièrement :

» L’air intérieur, lequel, comme une flamme légère, consume sourdement le corps, et le dévoue à la mort ; — secondement, l’air extérieur, qui dessèche le corps peu-à-peu, et le réduit en cendres. — Ces deux ennemis, s’attachant à nos corps des deux côtés à-la-fois, détruisent à la fin nos organes, et les rendent inhabiles à continuer les fonctions de la vie. ».

Cette proposition une fois prouvée ou admise, le moyen de prolonger la vie étoit simple. Il ne s’agissoit, disoit le lord Vérulam, que de réparer le ravage causé par l’air intérieur, en rendant d’un côté la substance du corps plus dense et plus robuste, par un usage habituel d’opiat convenable ; et en tempérant de l’autre l’excès de la chaleur, au moyen de trois grains et demi de salpêtre pris à jeun tous les matins. —

Ainsi garantie des assauts de l’air intérieur, déjà même la surface de notre corps se trouvoit moins exposée à ceux de l’air extérieur. Mais on l’en préservoit mieux encore par une suite d’onctions grasses, lesquelles saturoient tellement les pores de la peau, qu’une particule d’air n’y pouvoit pénétrer, et que rien ne pouvoit en sortir. — Par-là, à la vérité, toute transpiration sensible et insensible étoit arrêtée ; et il pouvoit s’ensuivre plusieurs inconvéniens fâcheux. — Mais l’usage des clystères pourvoyoit à tout, entraînoit les humeurs qui pouvoient refluer, et rendoit le système complet.

Je l’ai promis ; vous lirez tout ce que mon père avoit à dire sur les opiats du lord Vérulam, son salpêtre, ses onctions grasses, et ses clystères. — Vous le lirez : mais non pas aujourd’hui, ni même demain, le temps me presse. Le lecteur est impatient, il faut que j’aille. — Vous lirez ce chapitre à votre loisir (si cela vous convient) aussitôt que la Tristrapédie sera publiée. —

Qu’il suffise pour le moment de dire que mon père traita la conséquence comme le principe. — Et par-là les savans peuvent conclure qu’il éleva son propre système sur les ruines de l’autre.


CHAPITRE XXXVII.

Panacée universelle.


« Tout le secret de la santé, dit mon père en recommençant sa phrase, dépend évidemment de la rivalité du chaud et de l’humide radical qui se trouvent en nous. — Ainsi la science la plus légère eût suffi pour l’entretenir, si les gens de l’école n’avoient pas tout confondu, surtout (comme Vanhelmont, fameux chimiste, l’a prouvé), en prenant pendant long-temps la graisse et le suif des animaux pour l’humide radical.

» Or, l’humide radical n’est pas la graisse ni le suif des animaux, mais une substance huileuse et balsamique. Car la graisse et le suif, de même que le phlegme et les parties aqueuses, sont froids. Au lieu que les parties huileuses et balsamiques sont pleines de vie, d’esprit et de feu. — Ce qui se rapporte à l’observation d’Aristote : Post Coitum animal triste. » —

» Il est donc certain que le chaud radical se trouve dans l’humide radical ; mais il n’est pas prouvé que celui-ci se trouve dans l’autre : cependant quand l’un dépérit, l’autre dépérit aussi ; et il en résulte, ou une chaleur démesurée qui produit une étisie sèche, ou une humidité surabondante qui amène l’hydropisie. — Donc, pour résumer en deux mots tout mon système relativement à la santé, si l’on peut apprendre à un enfant comment il doit éviter les excès de l’eau et du feu, qui tous deux tendent à sa destruction, on aura obtenu tout ce qui est nécessaire sur ce point essentiel. » —



CHAPITRE XXXVIII.

Mon Père n’y est plus.


La description du siége de Jéricho n’auroit pas attiré l’attention de mon oncle Tobie plus puissamment que ce dernier chapitre. Il tint constamment ses yeux fixés sur mon père tant que dura la lecture. Chaque fois que le mot de chaud ou d’humide radical fut prononcé, mon oncle Tobie ôta sa pipe de sa bouche et secoua la tête ; — et aussitôt que le chapitre fut fini, il fit signe au caporal de s’approcher, et lui demanda à l’oreille…

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« C’étoit au siége de Limérick, dit le caporal en faisant une révérence. » —

« — Le pauvre diable et moi, dit mon oncle Tobie en s’adressant à mon père, pouvions à peine nous traîner hors de nos tentes quand le siége de Limerick fut levé ; et cela par la raison que vous venez de dire. » —

« Quelle idée crochue peut s’être fourrée dans ta précieuse caboche, mon pauvre frère Tobie, s’écria mon père mentalement ? Par le ciel ! ajouta-t-il, en continuant de se parler à lui-même, Œdipe seroit embarrassé à le deviner. »

« Sauf le respect de monsieur, dit le caporal, je crois que sans la quantité de brandevin que nous faisions brûler tous les soirs, et sans le vin blanc et la canelle que je ne cessois de donner à monsieur..... — Et le genièvre, Trim, ajouta mon oncle Tobie, qui nous fit plus de bien que tout le reste. — Je crois en vérité, continua le caporal, que nous aurions tous deux laissé nos os dans la tranchée. » —

« Caporal, dit mon oncle Tobie avec des yeux étincelans, pour un soldat, est-il un plus beau tombeau ? » —

« J’en aimerois autant un autre, répliqua le caporal. »

Tout cela étoit de l’arabe pour mon père, comme les rites des Troglodytes et des habitans de la Colchide l’avoient été pour mon oncle Tobie. Mon père ne sut s’il devoit sourire ou froncer le sourcil. —

Mon oncle Tobie, se retournant vers Yorick, acheva le détail du siége de Limerick plus intelligiblement qu’il ne l’avoit commencé ; ce qui soulagea infiniment mon père.



CHAPITRE XXXIX.

Siége de Limerick.


« Ce fut sans doute un grand bonheur pour le caporal et pour moi, dit mon oncle Tobie, de ce que la fièvre ne nous quitta pas un instant, pendant les vingt-cinq jours entiers que nous campâmes presque sous l’eau. — Nous l’eûmes constamment et de la plus grande violence. Heureusement encore il s’y joignit une soif dévorante, qui, jointe à l’ardeur de la fièvre, empêcha ce que mon frère appelle l’humide radical, de prendre le dessus, comme il seroit infailliblement arrivé sans cela. » — Ici mon père gorgea ses poumons d’air, et levant les yeux au plancher, il fit une respiration qui dura deux minutes.

« — Le ciel eut pitié de nous, continua mon oncle Tobie. Ce fut lui qui inspira au caporal l’idée salutaire de maintenir l’équilibre entre le chaud et l’humide radical, en renforçant la fièvre, comme il fit pendant tout ce temps, avec du vin chaud et des épices. Par ce moyen, il vint à bout d’entretenir un feu si ardent et si soutenu, que le chaud radical tint bon du commencement à la fin du siége, et que l’humide radical, malgré sa violence, ne put le surmonter. — Sur mon honneur, ajouta mon oncle Tobie, vous auriez, frère Shandy, entendu de vingt toises les assauts qu’ils se livroient dans notre corps. » —

« Eh bien ! dit mon père, avec une forte aspiration qui fut suivie d’une pause, — si j’étois juge, et que la loi du pays me le permît, je voudrois condamner quelqu’un des malfaiteurs les plus insignes..... » — Yorick prévit que la sentence alloit être sévère et sans miséricorde. — Il posa la main sur la poitrine de mon père, et lui demanda quelques minutes de répi, pour une question qu’il avoit à faire au caporal. — Je te prie, Trim, dit Yorick, sans attendre la permission de mon père, dis-nous naturellement ce que tu entends par ce chaud et cet humide radical dont il est question ? » —

En me référant humblement au meilleur avis de mon maître, dit le caporal, faisant une révérence à mon oncle Tobie. — Dis ton opinion librement, dit mon oncle Tobie. — Frère Shandy, continua-t-il, le pauvre garçon est mon serviteur, et non pas mon esclave. » —

Le caporal passa son chapeau sous son bras gauche, et laissa pendre sa canne à son poignet, au moyen d’un cordon de cuir noir dont les deux bouts noués ensemble formoient une espèce de gland. Il s’avança sur le terrein où il avoit subi l’examen du catéchisme, et se prenant le menton avec le pouce et les autres doigts de sa main droite, il exposa son sentiment en ces termes. —



CHAPITRE LX.

Consultation.


Le caporal ouvroit déjà la bouche pour commencer, quand le docteur Slop entra en tortillant. — Trim resta la bouche ouverte. — Mais vienne qui voudra, il poursuivra dans le prochain chapitre.

Slop avoit été mandé par ma mère, et il sortoit en ce moment de la chambre de la nourrice où je criois encore.

« Eh bien ! vieux docteur, s’écria mon père, (car les transitions de son humeur se succédoient d’une manière aussi brusque qu’inconcevable), qu’est-ce que ta chienne de mine nous dira là-dessus ? » —

Mon père n’auroit pas demandé d’un air plus dégagé si l’on avoit coupé la queue de son chien. — Une question ainsi faite ne convenoit pas à la gravité du docteur, ni au traitement qu’il comptoit employer ; — le docteur s’assit sans répondre. —

« Je vous prie, monsieur, dit mon oncle Tobie d’un ton qui demandoit réponse, — que pensez-vous de l’état de l’enfant ? — Il finira par un phimosis, répondit le docteur Slop. »

« Je ne suis pas plus avancé, dit mon oncle Tobie ; et il remit sa pipe dans sa bouche. — Laissons donc, dit mon père, poursuivre le caporal, et écoutons-le raisonner sur la médecine. » — Le caporal salua son vieil ami, le docteur Slop, et exposa ensuite son opinion sur le chaud et l’humide radical, dans les termes suivans.


CHAPITRE XLI.

Dissertation savante.


La ville de Limerick, de laquelle on commença le siége sous les ordres du roi Guillaume, en personne, l’année d’après que je fus entré au service, — est située au milieu d’un marais diabolique, et dans un pays couvert d’eau. — Elle est, dit mon oncle Tobie, toute entourée par le Shannon, et sa situation la rend une des places les mieux fortifiées d’Irlande. »

« Je trouve, dit le docteur Slop, que cette façon de commencer un discours sur la médecine est tout-à-fait nouvelle. — Ce que je dis là n’en est pas moins vrai, répondit Trim. — En ce cas, dit Yorick, la faculté feroit bien d’adopter cette méthode. » —

« Avec la permission de monsieur le pasteur, dit le caporal, tout le pays est coupé de tranchées et de fondrières ; et d’ailleurs il tomba pendant le siége une telle quantité de pluie, que tout étoit boue. — Ce fut cela et cela seul, qui fut cause de l’inondation, et qui pensa nous faire périr, monsieur et moi. — Au bout de dix jours, continua le caporal, il n’y avoit pas un soldat qui pût se coucher à sec dans sa tente, sans avoir creusé un fossé tout autour pour égoutter l’eau. — Mais pour ceux qui, comme monsieur, en avoient le moyen, il falloit tous les soirs faire brûler une écuelle pleine d’eau-de-vie ; ce qui absorboit l’humidité de l’air, et rendoit le dedans de la tente aussi chaud qu’un poêle. » —

« Et qu’est-ce que tout cela prouve, caporal, s’écria mon père ? et quelle conclusion en tires-tu ? » —

« J’en conclus, n’en déplaise à votre seigneurie, répliqua Trim, que l’humide radical n’est autre chose que de l’eau de fossé, et que le chaud radical (pour ceux qui peuvent en faire la dépense) est de l’eau-de-vie brûlée. — Oui, messieurs, avec votre permission, le chaud et l’humide radical d’un homme ne sont que de l’eau bourbeuse et une dragme de genièvre. — Que le genièvre ne nous manque pas, ajouta-t-il, et qu’on nous donne une pipe et du tabac, pour ranimer nos esprits et dissiper les vapeurs. — Vienne ensuite la mort quand elle voudra, elle trouvera à qui parler. » —

« Je suis en peine, capitaine Shandy, dit le docteur Slop, de déterminer dans quelle branche de connoissance votre valet brille davantage ; de la physiologie ou de la théologie. — (Slop n’avoit pas oublié les commentaires de Trim sur le sermon. » —

« Il n’y a pas plus d’une heure, dit Yorick, que le caporal a subi un examen en théologie, et qu’il s’en est tiré avec beaucoup d’honneur. » —

« Il faut que vous sachiez, dit le docteur Slop en s’adressant à mon père, que le chaud et l’humide radical sont la base et l’appui de notre existence, comme les racines d’un arbre sont la source et le principe de sa végétation. — Ils sont inhérens au germe de tous les animaux ; et l’on peut les maintenir dans l’équilibre qu’ils doivent conserver par plusieurs moyens, mais principalement, à mon avis, par ceux que l’on dit consubstantiels, incisifs et corroborans. — Ce pauvre garçon, continua le docteur Slop en montrant le caporal, aura entendu quelque empyrique raisonner sur ces matières, et il aura retenu ses absurdités. — Voilà le fait, dit mon père. — Il y a toute apparence, dit mon oncle Tobie. — Je le parierois, dit Yorick. » —


CHAPITRE XLII.

Relâche au théâtre.


On appela le docteur Slop, pour voir le cataplasme qu’il avoit ordonné ; — et mon père saisit ce moment pour lire un autre chapitre de la Tristrapédie. — Allons, mes amis, de la joie ! je vous ferai voir du pays. — Mais quand nous aurons fini ce chapitre, nous ne r’ouvrirons pas le livre du reste de l’année. — Vive le roi ! —



CHAPITRE XLIII.

Verbes auxiliaires.


« Cinq ans avec une bavette sous le menton !

» Quatre ans à lire son alphabet, et à étudier son cathéchisme ! —

» Un an et demi pour apprendre à signer son nom ! —

» Sept longues années et plus pour apprendre à décliner en grec et en latin !

» Quatre ans pour le jargon de ses thèses philosophiques ! — et au bout de ce temps, la statue, ce beau chef-d’œuvre, est encore informe au milieu du bloc de marbre ; l’artiste n’a fait qu’aiguiser ses outils. — Quelle marche ridicule !

» Le grand juge Scaliger ne fut-il pas au moment de rester au fond du bloc toute sa vie ? Il étoit âgé de quarante-quatre ans quand il eut achevé ses études grecques. — Et Pierre Damien, évêque d’Ostie, avoit atteint l’âge d’homme, qu’il ne savoit pas lire. — Et Baldus lui-même, qui devint dans la suite un si grand personnage, étoit si vieux quand il se mit à étudier le droit, que chacun crut qu’il se faisoit avocat pour l’autre monde. — Il ne faut pas s’étonner qu’Eudamidas, fils d’Archidamus, entendant Xénocrate disputer sur la sagesse à l’âge de soixante-quinze ans, lui ait demandé gravement quand il comptoit la mettre en pratique, puisqu’à son âge, il en étoit encore à la chercher. »

Yorick écoutoit mon père avec grande attention. Il y avoit un assaisonnement de sagesse mêlée d’une manière inconcevable à ses plus étranges boutades ; et au milieu de ses éclipses les plus obscures, on apercevoit quelquefois des clartés qui les faisoient presque disparoître. — Je conseille à tout le monde de ne l’imiter qu’avec circonspection.

« Je suis convaincu, Yorick, continua mon père, (moitié lisant, moitié discourant) qu’il existe au nord-ouest un passage au monde intellectuel, et que l’esprit humain, en puisant en lui-même toutes ses connoissances, trouveroit pour les acquérir une méthode beaucoup plus facile que celle qu’on a coutume d’employer. — Mais hélas, tous les champs n’ont pas une source ou un ruisseau pour les arroser ; tous les enfans, Yorick, n’ont pas un père capable de les diriger ». —

« Tout, ajouta mon père en baissant la voix, tout dépend entièrement des verbes auxiliaires, monsieur Yorick ». —

Si Yorick eût marché sur le serpent décrit par Virgile, il n’auroit pas témoigné plus d’effroi. — « Je suis étonné moi-même, dit mon père qui s’en aperçut (et je le cite comme une des plus grandes calamités qui soient jamais arrivées à la république des lettres), — je suis étonné que ceux qui jusqu’ici ont été chargés de l’éducation de la jeunesse, et dont l’unique devoir étoit d’ouvrir l’esprit des enfans, de leur faire de bonne heure un magasin d’idées, et de laisser ensuite leur imagination travailler en liberté sur ces idées ; — je suis étonné, dis-je, Yorick, que ces gens-là se soient aussi peu servi des verbes auxiliaires, qu’ils l’ont fait pour arriver à leur but. — Je ne connois que Raimond Lulle et l’aîné Pellegrin, dont le dernier sur tout en porta l’usage à un tel point de perfection, qu’avec sa méthode il n’étoit point de jeune homme à qui il ne pût apprendre en peu de leçons à discourir d’une manière satisfaisante pour ou contre tel sujet que ce fût, — à traiter une question sur toutes ses faces ; — enfin, à dire et à écrire sur une matière quelconque tout ce qu’il étoit possible de dire ou d’écrire, sans qu’il lui échapât la faute la plus légère, le tout à l’admiration des spectateurs. — Je serois bien aise, dit Yorick, interrompant mon père, que vous puissiez me faire comprendre la chose. — Volontiers, dit mon père ». —

« Un mot peut être pris dans le sens littéral ou dans le sens figuré. Le sens figuré est une allusion ou métaphore. — Or, quoique je trouve, moi, que par cette métaphore l’idée perd plus qu’elle n’acquiert, il n’en est pas moins vrai que la plus grande extension d’idées dont un mot isolé soit susceptible, est une métaphore. — Mais qu’en résulte-t-il ? Quand l’esprit a conçu le mot dans toute son étendue, tout est fini. — L’esprit et l’idée peuvent se reposer, jusqu’à ce qu’une seconde idée succède, et ainsi de suite. —

» Or, à l’aide des auxiliaires, l’ame est en état de travailler d’elle-même sur toutes les matières qu’on lui présente ; et, par la flexibilité de ce puissant moyen, de se frayer de nouveaux chemins, d’aller à la recherche des choses par de nouvelles routes, et de faire qu’une seule idée en engendre des millions. » —

« Vous excitez grandement ma curiosité, dit Yorick ». —

« Quant à moi, dit mon oncle Tobie, je renonce à en rien deviner. — Avec la permission de monsieur, dit le caporal, les Danois, qui se trouvoient à notre gauche au siége de Limerick, n’étoient-ils pas des auxiliaires ? — et de très-bonnes troupes, dit mon oncle Tobie ; mais je crois que les auxiliaires dont parle mon frère sont autre chose ». —

« Croyez-vous, dit mon père en se levant ». —


CHAPITRE XLIV.

Il fait danser L’ours.


Mon père fit un tour par la chambre, revint s’asseoir, et finit le chapitre.

« Les verbes auxiliaires qui nous intéressent, continua mon père, sont : je suis, j’ai été, j’ai eu, je fais, j’ai fait, je souffre, je dois, je devrois, je veux, je voudrois, je puis, je pourrois, il faut, il faudrait, j’ai coutume : — on les emploie suivant les temps ; au passé, au présent, au futur : — on les conjugue avec le verbe avoir ; — on les applique à des questions : cela est-il ? cela était-il ? cela sera-t-il ? cela seroit-il ? cela peut-il être ? — cela pourroit-il être ? — Ou avec un doute négatif : n’est-il pas ? n’étoit-il pas ? ne devoit-il pas être ? Ou affirmativement : c’est, c’était, ce devoit être. Ou suivant un ordre chronologique : cela a-t-il toujours été ? y a-t-il long-temps ? depuis quand ? Ou comme hypothèse : si cela étoit ? si cela n’étoit pas ? Qu’en arriveroit-il, si les François battoient les Anglois ? si le soleil sortoit du zodiaque » ?

» Or, continua mon père, par l’usage familier et l’application juste de ces verbes auxiliaires, et au moyen de cette méthode simple, dans laquelle l’esprit et la mémoire d’un enfant doivent être exercées, il ne sauroit entrer dans sa tête une seule idée, quelque stérile qu’elle puisse être, que l’enfant ne puisse aisément lui faire engendrer une foule de conclusions et de conceptions nouvelles. —

» As-tu jamais vu un ours blanc, s’écria mon père, en se retournant vers Trim qui se tenoit debout derrière sa chaise ? — Jamais, répondit le caporal. — Mais tu pourrois, Trim, dit mon père, en raisonner en cas de besoin ? — Comment cela se pourrait-il, frère, dit mon oncle Tobie, si le caporal n’en a jamais vu ? — C’est ce qu’il me falloit, répliqua mon père ; et vous allez voir comment je raisonne, et comment les verbes auxiliaires font raisonner. —

» Un ours blanc ! très-bien. En ai-je jamais vu ? puis-je en avoir jamais vu ? en verrai-je jamais ? dois-je en voir jamais ? puis-je jamais en voir ?

» Que n’ai-je vu un ours blanc ! car autrement quelle idée puis-je m’en faire ?

» Et si je vois jamais un ours blanc, que dirai-je ? et que dirai-je si je n’en vois pas ?

» Si je n’ai jamais vu d’ours blanc, et que je ne puisse ni ne doive jamais en voir, en ai-je au moins vu la peau ? en ai-je vu le portrait, la description ? en ai-je jamais rêvé ?

» Mon père, ma mère, mon oncle, ma tante, mes frères ou mes sœurs, ont-ils jamais vu un ours blanc ? qu’auroient-ils donné pour en voir un ? qu’auroient-ils fait s’ils l’avoient vu ? qu’auroit fait l’ours blanc ? — Est-il féroce, — apprivoisé, — méchant, — grondeur, — caressant ?

» Un ours blanc mérite-t-il d’être vu ?

» N’y a-t-il point de péché à le voir ?

» Un ours blanc vaut-il mieux que le noir ? »



CHAPITRE XLV.

Intermède.


À Présent, mon cher monsieur, arrêtons-nous encore deux minutes, et rentrons dans la salle pour recueillir les suffrages. — Vous savez comme mon amour-propre y trouve son compte.

Ce n’est pas que je m’en plaigne ; il faut être juste. Les dissertations savantes de mon père, ses verbes auxiliaires, son ours blanc, peuvent très-bien ne pas plaire à tout le monde. — Je vois là un gros abbé qui dort, et je ne lui en veux point de mal. Et cette dame, non pas cette vieille présidente qui prend du tabac, et qui n’a pas mieux compris tout ce que vous venez d’entendre, que son mari n’a compris le procès qu’il a jugé ce matin ; — mais cette jeune marquise qui est dans la même loge, avec ce duc qui lui parle à l’oreille, croyez-vous qu’elle nous ait entendus ? Elle ne nous a pas même écoutés. — Cependant, voyez comme elle applaudit. — Et je m’en plaindrois et je lui en ferois un reproche ! — Non, mon cher monsieur. — Le public est partagé en deux classes, dont l’une admire tout ce qu’elle ne comprend pas, et l’autre déchire tout ce qu’elle comprend. — Il y a encore une troisième classe, mais réduite à un si petit nombre ! — Ce sont ceux qui, comme vous, monsieur, jugent sans prévention, critiquent sans humeur, et louent sans partialité. C’est pour ceux-là que j’écris ; ce sont ceux qui me consolent des autres.


CHAPITRE XLVI.

Conclusion.


Quand mon père eut fait danser et redanser son ours blanc pendant une demi-douzaine de pages, il ferma le livre tout de bon ; et d’un air triomphant il le remit à Trim, avec signe de le reporter sur le bureau où il l’avoit trouvé. — « Voilà, dit-il, la méthode avec laquelle Tristram apprendra à décliner et à conjuguer tous les mots du dictionnaire. — Vous sentez, Yorick, que de cette façon chaque mot amènera une thèse ou une hypothèse. — Chaque thèse ou hypothèse est une source de propositions. — Chaque proposition a sa conséquence et conclusion. — Et chaque conséquence et conclusion ramène l’ame sur l’objet, et lui ouvre une nouvelle route de recherches et d’études. — La force de cette méthode est incroyable pour ouvrir la tête d’un enfant. — Pour ouvrir sa tête, frère Shandy ! s’écria mon oncle Tobie ; il y a de quoi la faire sauter en mille pièces. » —

« Je présume, dit Yorick en souriant, que c’est par votre méthode que le fameux Vincent Quirino, (parmi les autres prodiges de son enfance, desquels le cardinal Bembo a donné au public une histoire si exacte) se mit en état, dès l’âge de huit ans, d’afficher dans les écoles publiques de Rome quatre mille cinq cents soixante thèses différentes, sur les points les plus abstraits de la plus abstraite théologie, — et de les défendre et de les soutenir, de manière à terrasser et à réduire au silence tous ses adversaires. » —

« Qu’est-ce que cela, s’écria mon père, auprès de ce qui nous est rapporté d’Alphonse Tostatus, lequel, presque dans les bras de sa nourrice, avoit appris toutes les sciences et tous les arts libéraux, sans qu’on lui en eût rien enseigné ? — Que dirons-nous du grand Peireskius ?… — C’est le même, s’écria mon oncle Tobie, duquel je vous ai parlé une fois, frère Shandy, et qui fit une promenade de cinq cents lieues, (en comptant l’aller et le retour de Paris à Schewling)[3] uniquement pour voir le chariot à voiles de Stévinus. — C’étoit un grand homme, ajouta mon oncle Tobie ! (il pensoit à Stévinus). — Oui, un grand homme ! dit mon père, (songeant à Peireskius) — et qui multiplia ses idées si rapidement, et se fit un si prodigieux amas de connoissances, que (si nous pouvons ajouter foi à une anecdote qui le regarde, et que nous ne saurions rejeter sans secouer l’autorité de toutes les anecdotes quelconques) ; — à l’âge de sept ans, son père lui remit entièrement l’éducation de son frère, qui n’en avoit que cinq. — Le père étoit-il aussi sage que son fils, dit mon oncle Tobie ? — Je croirois que non, dit Yorick.

« Mais que sont tous ces exemples, continua mon père, entrant dans une sorte d’enthousiasme, — que sont tous ces exemples auprès des prodiges de l’enfance des Grotius, Scioppius, Heinsius, Politien, Pascal, Joseph Scaliger, Ferdinand de Cordoue, et autres ? — Les uns se dégageant des formes scholastiques dès l’âge de neuf ans, et même plutôt, et parvenant à raisonner sans ce secours. — Les autres ayant fini leurs classes à sept ans, et écrit des tragédies à huit. — À neuf ans, Ferdinand de Cordoue étoit si savant, que l’on crut qu’il étoit possédé du démon ; et à Venise il fit voir tant d’érudition et de vertu, que les moines le prirent pour l’antechrist. — D’autres eurent appris quatorze langues à l’âge dix ans ; — à onze, eurent fini leurs cours de rhétorique, poëtique, logique, et morale ; — à douze donnèrent leurs commentaires sur Servius et sur Martianus Capella ; — et à treize, reçurent leurs degrés de philosophie, de droit et de théologie. » —

« Mais, dit Yorick, vous oubliez le grand Juste Lipse, qui composa un ouvrage le jour de sa naissance. — Bon Dieu, dit mon oncle Tobie ! » —



CHAPITRE XLVII.

Bataille.


Quand le cataplasme fut prêt, un scrupule de decorum s’éleva hors de propos dans la conscience de Suzanne, sur ce qu’elle auroit à tenir la chandelle pendant le pansement. — Slop n’avoit pas coutume de ménager les caprices de Suzanne ; et la querelle s’établit promptement entre eux.

« — Ah ! ah ! dit Slop, en jetant un coup-d’œil familier sur le visage de Suzanne, — vous faites la prude ! mais je vous connois, mademoiselle. — Vous me connoissez ! monsieur, s’écria Suzanne dédaigneusement, et avec un air de tête qui s’adressoit évidemment, non pas à la profession, mais à la personne du docteur, — vous me connoissez ! répéta Suzanne. — Le docteur Slop se boucha le nez, comme pour dire que la réputation de Suzanne n’étoit pas en bonne odeur. — À ce geste, la bile de Suzanne s’allume. Vous en avez menti, s’écria Suzanne. — Allons, allons, sainte modeste, dit Slop, tout fier du succès de la botte qu’il venoit de porter, — s’il en coûte trop à votre pudeur de tenir la chandelle en regardant, qui vous empêche de la tenir en fermant les yeux ? — C’est-là une de vos défaites papistes, dit Suzanne. Le bel expédient ! — Ma belle enfant, dit Slop en hochant la tête, ne méprisez pas si fort les expédiens ; vous pourriez en avoir besoin tout comme une autre. — Insolent ! s’écria Suzanne, approche, si tu l’oses. — Je t’en défie, continua-t-elle, en retroussant les manches de sa chemise jusqu’au-dessus de son coude. » —

Il étoit impossible à deux personnages de procéder ensemble à une opération de chirurgie, avec une cordialité plus colérique.

Slop s’empara du cataplasme. — Suzanne se saisit de la chandelle. — Approche toi-même, dit Slop. — Suzanne feignit un mouvement sur la gauche ; et portant brusquement sa chandelle à droite, elle mit le feu


à la perruque du docteur, laquelle étant fort grasse et fort touffue, fut consumée en entier avant d’être bien allumée — « Catin ! salope ! s’écria Slop (car la passion nous rend comme des bêtes féroces), catin fieffée que vous êtes ! s’écria Slop avec le cataplasme à la main. — Allez, allez, dit Suzanne, je n’ai jamais rogné le nez de personne, et vous n’en sauriez dire autant. — Que veut-elle dire avec son nez ! s’écria Slop — Un nez est un nez, dit Suzanne. — Eh bien ! voilà pour le tien, s’écria Slop, en lui lançant le cataplasme à la face. — Et voilà pour le vôtre, s’écria Suzanne, en lui rendant son compliment avec le reste du cataplasme. »



CHAPITRE XLVIII.

Armistice.


Le docteur et Suzanne s’accablèrent ainsi d’injures et de cataplasme — Quand celui-ci fut épuisé, il fallut retourner à la cuisine pour en préparer un autre ; — et pendant qu’ils y procédoient, mon père prit sa résolution comme vous allez voir.


CHAPITRE XLIX.

Qualités d’un Gouverneur.


« Vous voyez, dit mon père, s’adressant à-la-fois à mon oncle Tobie et à Yorick, qu’il est temps de retirer Tristram des mains des femmes, et de le mettre dans celles d’un gouverneur.

» Il s’agit surtout d’en choisir un bon. Antonin en prit quatorze à-la-fois pour surveiller l’éducation de son fils Commode ; et, en moins de six semaines, il en congédia cinq. Je sais très-bien, continua mon père, que la mère de Commode aimoit un gladiateur au temps où elle conçut ; et c’est ce qui explique en grande partie les cruautés de Commode, quand il devint empereur. — Mais je n’en suis pas moins persuadé qu’il dut la férocité de son caractère à ces cinq gouverneurs, qui, dans le peu de temps qu’ils passèrent auprès de lui, lui donnèrent de plus mauvais principes, que les neuf autres n’en purent réformer dans la suite.

» Lorsque j’envisage la personne que je mettrai auprès de mon fils, comme un miroir dans lequel il doit se regarder du matin au soir, comme le modèle sur lequel il doit régler son maintien, ses mœurs, et peut-être les plus secrets sentimens de son cœur, — je voudrois, Yorick, s’il étoit possible, en trouver un qui fût accompli de tout point, et tel que mon fils trouvât toujours à profiter avec lui. » — Mais vraiment, dit en lui-même mon oncle Tobie, voilà qui est de fort bon sens.

« Il y a là, continua mon père, un certain air, un certain mouvement du corps et de toutes ses parties, soit en agissant, soit en parlant, qui annonce ce qu’un homme est au-dedans. — Et je ne suis pas du tout surpris que Grégoire de Nazianze, en observant les gestes brusques et sinistres de Julien, ait prédit qu’il apostasieroit un jour ; — ni que saint Ambroise ait chassé un de ses disciples de sa maison, à cause d’un mouvement indécent de sa tête, qui alloit et venoit comme un fléau ; ni que Démocrite ait jugé Protagoras digne d’être son disciple, à voir la manière dont il lioit un fagot.

» Un œil pénétrant trouve, pour descendre au fond de l’ame d’un homme, mille chemins que le vulgaire n’aperçoit pas ; et je maintiens, ajouta-t-il, qu’un homme de mérite n’ôte pas son chapeau en entrant dans une chambre, ne le reprend pas quand il en sort, sans qu’il lui échappe quelque chose qui le fasse connoître pour ce qu’il est.

» Ainsi donc, continua mon père, le gouverneur que je choisirai pour mon fils ne doit ni grasseyer, ni loucher, ni clignoter, ni parler haut, ni regarder d’un air farouche ou niais. — Il ne doit ni mordre ses lèvres, ni grincer des dents, ni parler du nez.

» Je ne veux qu’il ne marche ni trop vîte, ni trop lentement. — Je ne veux pas qu’il marche les bras croisés, ce qui montre l’indolence ; — ni balant, ce qui a l’air hébété ; — ni les mains dans ses poches, ce qui annonce un imbécille.

» Il faut qu’il s’abstienne de battre, de pincer, de chatouiller, de mordre ou couper ses ongles en compagnie, — comme aussi de se curer les dents, de se gratter la tête, etc. » — Que diantre signifie tout ce bavardage, dit en lui-même mon oncle Tobie ? »

« Je veux, continua mon père, qu’il soit joyeux, gai, plaisant | et en même-temps prudent, attentif aux affaires, vigilant, pénétrant, subtil, inventif, prompt à résoudre les questions douteuses et spéculatives. Je eux qu’il soit sage, judicieux, instruit… » — Et pourquoi pas humble, modéré et doux ? dit Yorick. — Et pourquoi pas, s’écria mon oncle Tobie, franc et généreux, brave et bon ? — « Il le sera, mon cher Tobie, répliqua mon père, en se levant et lui prenant une de ses mains, — il le sera. » —

« Eh bien ! frère Shandy, répondit mon oncle Tobie, en se levant à son tour, et quittant sa pipe pour prendre l’autre main de mon père, — eh bien ! frère, souffrez que je vous recommande le fils de Lefèvre. » En disant ces mots, une larme de joie étincela dans l’œil de mon oncle Tobie, et paya le tribut à la mémoire d’un ancien ami. Et une autre larme, compagne de la première, parut dans l’œil du caporal. — Vous en verrez la raison quand vous lirez l’histoire de Lefèvre.

Étourdi que je suis ! j’avois promis de vous la faire dire par le caporal à sa manière. Mais le moment est passé ; je vais vous la raconter à la mienne.


CHAPITRE L.

Histoire de Lefèvre.


C’étoit pendant l’été de l’année où Dendermonde fut pris par les alliés, — c’est-à-dire, environ sept ans avant que mon père vînt habiter la campagne, et environ sept ans après que mon oncle Tobie et Trim s’y furent secrètement retirés, dans le dessein d’exécuter quelques-uns des plus beaux sièges qu’ils avoient en tête.

Mon oncle Tobie étoit un soir à souper, et Trim étoit assis derrière lui près d’un petit buffet. — Je dis assis, car, par égard pour son genou blessé, dont le caporal souffroit quelquefois excessivement, toutes les fois que mon oncle Tobie dînoit ou soupoit seul, il ne souffroit pas que le caporal se tînt debout. Mais la vénération du pauvre garçon pour son maître lui opposoit une résistance opiniâtre. — Mon oncle Tobie, avec une artillerie convenable, auroit eu moins de peine à s’emparer de Dendermonde. — Souvent, au moment qu’il croyoit le caporal assis, si mon oncle Tobie venoit à retourner la tête, il l’apercevoit debout derrière lui, avec toutes, les marques du respect le plus soumis.

Cela seul engendra plus de petites querelles entr’eux, pendant vingt cinq ans entiers, que tout autre sujet. — Mais à quoi cela revient-il ? qu’est-ce que cela fait à mon histoire ? pourquoi en fais-je mention ? — Demandez-le à ma plume ; c’est elle qui me gouverne, je ne la gouverne pas. —

Mon oncle Tobie étoit donc un soir à souper, quand le maître d’une petite auberge du village entra dans la salle avec une fiole vide à la main, pour demander un verre ou deux de vin de Madère. — « C’est, dit-il, pour un pauvre gentilhomme qui est arrivé malade dans ma maison il y a quatre jours. Depuis ce temps, il n’a pu soulever sa tête, ni manger, ni boire, ni goûter de quoi que ce soit au monde ; mais tout à l’heure il vient de lui prendre fantaisie d’un verre de Madère sec et d’une petite rôtie. — Il me semble, a-t-il dit en ôtant sa main de dessus son front, que cela me soulageroit. —

» Je suis venu chez le capitaine, ajouta l’aubergiste, persuadé qu’il ne me refusera pas si peu de chose. Mais si je ne trouvois personne qui voulût m’en donner, m’en prêter ou m’en vendre, — je crois que j’en volerois, plutôt que de ne pas en rapporter à ce pauvre gentilhomme. — Il est en vérité bien malade. — J’espère pourtant, continua-t-il, qu’il se rétablira ; mais nous sommes tous affligés de son état. »

« Tu es bon et galant homme, s’écria mon oncle Tobie, j’en réponds ; et je veux que tu boives toi-même à la santé du pauvre gentilhomme avec du vin sec. — Et prends-en une couple de bouteilles, mon ami, et porte-les-lui avec mes complimens, et dis-lui qu’elles sont fort à son service ; et même une douzaine de plus, si elles lui font du bien. »

« Quand l’aubergiste eut fermé la porte, — cet homme-là, Trim, dit mon oncle Tobie, porte à coup sûr un cœur compatissant ; — mais j’ai conçu aussi la meilleure opinion de son hôte : il faut que cet étranger ait un mérite rare, pour avoir su gagner en si peu de temps l’affection de l’aubergiste. — Et de toute sa famille, ajouta le caporal ; car ils sont tous affligés de son état. — Cours après lui, dit mon oncle Tobie ; — va, Trim, et demande lui s’il sait le nom du pauvre gentilhomme. » —

« Ma foi ! dit l’aubergiste en rentrant avec le caporal, je l’ai oublié ; mais je puis le demander à son fils. — Il a donc son fils avec lui, dit mon oncle Tobie ? — Un garçon d’environ onze ou douze ans, répliqua l’aubergiste ; mais le pauvre enfant n’a goûté de rien, pas plus que son père. — Il ne fait que pleurer et se désoler jour et nuit. — Depuis que son père s’est mis au lit, il n’a pas quitté son chevet. » —

Tandis que l’aubergiste parloit, mon oncle Tobie posa sa fourchette et son couteau sur la table, et repoussa son assiette. — Trim n’attendit point ses ordres, il desservit sans dire mot ; et quelques minutes après il apporta à son maître une pipe et du tabac. — Reste un peu dans la salle, dit mon oncle Tobie.

« — Trim ! dit mon oncle Tobie, quand il eut allumé sa pipe et commencé à fumer. » Trim s’avança en faisant une révérence. Mon oncle Tobie continua de fumer sans rien dire. — « Caporal, dit mon oncle Tobie. » Le caporal fit sa révérence. — Mon oncle Tobie ne dit pas un mot, et finit sa pipe. « — Trim, dit mon oncle Tobie, j’ai un projet dans la tête. — J’ai envie, comme la nuit est mauvaise, de m’envelopper chaudement dans ma roquelaure, et d’aller rendre visite à ce pauvre gentilhomme. — La roquelaure de monsieur, répliqua le caporal, n’a pas été mise une seule fois depuis la nuit où nous montions la garde dans la tranchée devant la porte saint-Nicolas ; — et c’étoit la veille du jour où monsieur reçut sa blessure. — D’ailleurs la nuit est si froide, si pluvieuse, que soit la roquelaure, soit le mauvais temps, il y auroit de quoi faire mal à l’aine de monsieur, et peut-être lui donner la mort. — Cela se pourroit bien, dit mon oncle Tobie. — Mais, Trim, je n’ai pas l’esprit en repos depuis ce que m’a dit l’aubergiste. — Je voudrois qu’il ne m’en eût pas tant appris, ou qu’il m’en eût appris davantage. — Comment ferons-nous pour arranger tout cela ? — Que monsieur s’en rapporte à moi, dit le caporal, et il saura bientôt tout le détail de cette affaire.

— Je vais prendre ma canne et mon chapeau ; j’irai reconnoître ce qui se passe, j’agirai d’après ce que j’aurai découvert ; et en moins d’une heure je serai de retour ici. — Va donc, Trim, dit mon oncle Tobie, et prends ce scheling que tu boiras avec son domestique. — C’est bien de lui que je compte tout savoir, dit le caporal en fermant la porte. » —

Mon oncle remplit sa seconde pipe ; — et l’on peut dire que tant qu’elle dura, il ne fut occupé que du pauvre Lefèvre et de son fils ; — excepté toutefois quelques petites excursions militaires ; comme, par exemple, pour considérer s’il n’étoit pas tout aussi bien d’avoir la courtine de la tenaille en ligne droite qu’en ligne courbe.



CHAPITRE LI.

Suite de L’Histoire de Lefèvre.


Mon oncle Tobie n’avoit pas encore secoué les cendres de sa troisième pipe, quand le caporal Trim revint de l’auberge, et lui fit le récit suivant.

« J’ai d’abord désespéré, dit le caporal, de pouvoir rapporter à monsieur aucun détail sur le pauvre lieutenant malade. — C’est donc un officier, dit mon oncle Tobie ? — C’est un officier, dit le caporal. — Et de quel régiment, dit mon oncle Tobie ? — Si monsieur veut me laisser dire, répliqua le caporal, je lui raconterai chaque chose à son rang, dans le même ordre que je l’ai apprise. — Eh bien ! Trim, dit mon oncle Tobie, je ne t’interromprai point que tu n’aies fini. — Je vais remplir une autre pipe ; et toi, Trim, tu vas t’asseoir à ton aise sur la banquette de la fenêtre, et tu recommenceras ton histoire. » Le caporal fit sa révérence accoutumée, laquelle disoit, aussi intelligiblement qu’une révérence peut dire quelque chose : monsieur a bien de la bonté. — Il s’assit ensuite comme on le lui avoit ordonné, et reprit son histoire à-peu-près dans les mêmes termes.

« J’ai d’abord désespéré, dit le caporal, de pouvoir rapporter à monsieur aucune lumière sur le lieutenant et sur son fils. — Car quand j’ai demandé où étoit son domestique, (duquel je m’étois promis de savoir tout ce qu’il étoit convenable de demander) — sage distinction ! dit mon oncle Tobie ; — on m’a répondu, sauf le respect de monsieur, qu’il n’avoit point de domestique, qu’il étoit arrivé à l’auberge avec des chevaux de louage, et que ne se trouvant pas en état d’aller plus loin, il les avoit renvoyés le matin d’après son arrivée. — Si je me porte mieux, mon cher, avoit-il dit à son fils, en lui donnant sa bourse pour payer l’homme, nous pourrons en louer d’autres ici. — Mais, hélas ! m’a dit la maîtresse de l’auberge, ce pauvre gentilhomme ne se tirera jamais de là ; car j’ai entendu l’oiseau de mort toute la nuit. — Et quand il mourra, son malheureux enfant mourra aussi. — Il a déjà le cœur brisé. —

» J’écoutois ce récit, continua le caporal, quand le jeune homme est entré dans la cuisine pour ordonner la petite rôtie dont l’aubergiste avoit parlé. — Mais je veux, a-t-il dit, je veux la faire moi-même. — Permettez, lui ai-je dit, en lui offrant ma chaise pour le faire asseoir auprès du feu, — permettez, mon jeune gentilhomme, que je vous en évite la peine. — En même-temps j’ai pris une fourchette pour faire griller la rôtie. — Je crois, monsieur, a dit le jeune homme d’un air tout-à-fait modeste, que mon père l’aimera mieux de ma façon. — Je suis sûr, ai-je répondu, que sa seigneurie ne trouvera pas la rôtie plus mauvaise de la façon d’un vieux soldat. — Le jeune homme m’a pris la main, et aussitôt a fondu en larmes. » —

« Pauvre enfant ! dit mon oncle Tobie, il a été élevé dans l’armée depuis le berceau ; et le nom d’un soldat, Trim, sonne à ses oreilles comme le nom d’un ami. — Je voudrois l’avoir ici. —

» Dans les plus longues marches de l’armée, continua le caporal, dans le besoin le plus pressant, je n’ai jamais eu autant d’impatience pour mon dîner, que j’en ai ressenti aujourd’hui pour pleurer de compagnie avec ce jeune homme. — Mais, je le demande à monsieur, en quoi la chose me touchoit-elle ? — En rien au monde, Trim, dit mon oncle Tobie en se mouchant ; mais la bonté de ton cœur te fait ressentir vivement la peine d’autrui. —

» En lui donnant la rôtie, poursuivit le caporal, j’ai pensé qu’il étoit à propos de lui dire que j’étois domestique du capitaine Shandy ; — et que monsieur (sans connoître son père) étoit fort touché de son état ; — et que tout ce qui étoit dans la cave ou dans la maison de monsieur étoit fort à son service. — Tu pouvois ajouter, dans ma bourse, dit mon oncle Tobie. — Le jeune homme, reprit le caporal, a fait une profonde révérence, (laquelle sûrement se rapportoit à monsieur) ; mais son cœur étoit trop plein : il n’a rien répondu. — Il a monté l’escalier avec la rôtie ; et, comme je lui ouvrois la porte, prenez courage, lui ai-je dit ; et soyez sûr, mon brave jeune homme, que monsieur votre père sera bientôt guéri. —

» Le vicaire de monsieur Yorick fumoit une pipe au coin du feu ; mais il n’a pas adressé à ce pauvre jeune homme un seul mot de consolation. — J’ai trouvé cela fort mal. » — Je le trouve de même, dit mon oncle Tobie. —

« Le lieutenant a pris son verre de vin et sa rôtie, et s’est trouvé un peu ranimé. Il m’a fait dire que, si je voulois monter dans dix minutes, je lui ferois plaisir. — Je pense, a ajouté l’aubergiste, qu’il va dire ses prières, car il y avoit un livre posé sur la chaise auprès du lit ; et comme je fermois la porte, j’ai vu son fils prendre un coussin. » —

« Bon ! a dit le vicaire, est-ce qu’un militaire, monsieur Trim, prie Dieu quelquefois ? J’aurois parié que non. — Oh ! celui-ci, a répliqué la maîtresse de l’auberge, dit ses prières, et même très-dévotement. Je l’ai encore entendu hier au soir de mes propres oreilles ; sans cela, je n’aurois pu le croire. — Mais en êtes-vous bien sûre, a répliqué le vicaire ? » —

« Monsieur le vicaire, ai-je dit, apprenez qu’un soldat prie, ne vous en déplaise, et de son propre mouvement, tout aussi souvent qu’un prêtre. — Et quand il se bat pour son roi, pour sa vie, pour son honneur, — il a plus de raisons de prier Dieu, que qui que ce soit au monde. » —

« Tu as parlé à merveille, Trim, dit mon oncle Tobie. — Mais, ai-je dit, reprit le caporal, quand ce même soldat vient de passer douze heures de suite dans la tranchée, et jusqu’aux genoux dans l’eau froide, — quand il se trouve embarqué pendant des mois entiers dans des marches longues et périlleuses, harcelé aujourd’hui par les ennemis, — les harcelant demain, — détaché ici, — contremandé-là, — passant sous les armes cette nuit, — surpris en chemise celle d’après, — transi jusques dans ses jointures, — sans paille peut-être dans sa tente pour s’agenouiller ; — il n’est pas toujours le maître de choisir le lieu et l’heure pour prier. — Mais quand il en trouve le moment, je crois, ai-je ajouté, (car j’étois piqué pour la réputation de l’armée) je crois crois, ne vous en déplaise, qu’un soldat prie d’aussi bon cœur qu’un prêtre, quoique avec moins d’étalage et d’hypocrisie. » —

« Voilà, Trim, ce que tu n’aurois pas dû dire, reprit mon oncle Tobie. — Dieu seul, caporal, connoît celui qui est hypocrite, et celui qui ne l’est pas. À la grande et générale revue, au jour du jugement, mais non pas plutôt, — on verra ceux qui auront fait leur devoir en ce monde, et ceux qui ne l’ont pas fait ; et chacun sera traité selon ses œuvres. — Je l’espère ainsi, répondit Trim. Cela est dans l’écriture, dit mon oncle Tobie, et je te le montrerai demain. — Mais, Trim, il est une chose sur laquelle nous pouvons compter pour notre consolation ; c’est que Dieu est un maître si bon et si juste, que, si nous avons toujours fait notre devoir sur la terre, il ne s’informera pas si nous nous en sommes acquittés en habit rouge ou en habit noir. — Oh ! non, sans doute, dit le caporal. — Mais poursuis ton histoire, Trim, dit mon oncle Tobie. » —

« J’ai attendu, continua le caporal, que les dix minutes fussent expirées, pour monter dans la chambre du lieutenant. Je l’ai trouvé dans son lit, la tête appuyée sur sa main, et le coude sur son oreiller ; il avoit un mouchoir blanc à côté de lui. — Le jeune homme étoit encore baissé pour ramasser le coussin sur lequel je suppose qu’il avoit été à genoux ; et comme il se relevoit en tenant le coussin d’une main, il essayoit avec l’autre de prendre le livre qui étoit posé sur le lit. — Laisse-le là, mon ami, a dit le lieutenant.

» Je me suis avancé tout prêt du lit. — Si vous êtes le domestique du capitaine Shandy, a dit le lieutenant, faites-lui, je vous prie, tous mes remercîmens et ceux de mon fils, pour sa politesse envers moi. — S’il étoit de Leven, a-t-il ajouté… (je lui ai dit que monsieur avoit servi dans ce régiment.) Et bien ! a-t-il dit, nous avons fait trois campagnes ensemble, et je me rappelle fort bien le capitaine ; mais, comme je n’avois pas l’honneur d’être lié avec lui, il y a toute apparence qu’il ne me connoît pas. — Vous lui direz pourtant que celui qui vient de contracter tant d’obligations envers lui, et qui est touché de ses bontés comme il le doit, est un Lefèvre, lieutenant dans Angus. — Mais il ne me connoît pas, a-t-il répété, après avoir un peu rêvé. — Il se pourroit pourtant, a-t-il ajouté, que mon histoire… Je vous prie, dites au capitaine que je suis l’enseigne, dont la femme fut si malheureusement tuée à Bréda, d’un coup de mousquet qui l’atteignit dans la tente de son mari, comme elle reposoit dans ses bras.

» Avec la permission de monsieur, ai-je dit, je me rappelle très-bien cette histoire. — Vous vous la rappeliez, a-t-il dit en s’essuyant les yeux avec son mouchoir ; — jugez si je puis jamais l’oublier !

» En disant cela, il a tiré de son sein une petite bague, qui paroissoit attachée autour de son cou avec un ruban noir ; et il l’a baisée deux fois. — Voilà Billy, a-t-il dit. — L’enfant est accouru du bout de la chambre, et tombant à genoux, il a pris la bague et l’a baisée aussi. Ensuite il a embrassé son père ; il s’est assis sur le lit, et s’est mis à pleurer. »

« — Je voudrois, dit mon oncle Tobie avec un profond soupir, — je voudrois, Trim, être déjà à demain. »

« En vérité repliqua le caporal, monsieur s’afflige trop. — Monsieur veut-il que je lui verse un verre de vin sec, qu’il boira en fumant sa pipe ? — À la bonne heure, Trim, dit mon oncle Tobie. »

« Je me rappelle très-bien, dit mon oncle Tobie en soupirant encore, l’histoire de l’enseigne et de sa femme. Il y a même une circonstance qui est en sa faveur, et que sa modestie a passée sous silence. — C’est qu’ils furent plaints l’un et l’autre par tout le régiment et par toute l’armée. — Mais achève ton histoire, caporal. — Elle est achevée, dit le caporal. — Je n’ai pas voulu rester plus long-temps ; j’ai souhaité une bonne nuit au pauvre lieutenant : son fils s’est levé de dessus le lit, et m’a éclairé jusqu’au bas de l’escalier ; et comme nous descendions ensemble, il m’a dit qu’ils venoient d’Irlande, et qu’ils étoient en route pour réjoindre le régiment en Flandre. — Mais hélas ! dit le caporal, tous les voyages du lieutenant sont finis. — Et que deviendra son pauvre enfant, s’écria mon oncle Tobie ? »


CHAPITRE LII.

Suite de l’Histoire de Lefèvre.


La plupart des hommes, quand ils se trouvent renfermés entre la loi naturelle et la loi positive, ne savent à quoi se déterminer ; — bien moins encore s’ils se trouvent entre la loi et leur penchant.

Mais je dois le dire pour eux, — je dois le dire à l’honneur éternel de mon oncle Tobie ; — mon oncle Tobie n’hésita pas un instant. Quoiqu’il fût chaudement occupé à poursuivre le siége de Dendermonde parallèlement avec les alliés, qui, de leur côté, pressoient si vigoureusement leurs ouvrage, qu’ils lui laissoient à peine le temps de dîner ; — quoiqu’il eût établi un logement sur la contr’escarpe, il laissa-là Dendermonde, et tendit toutes ses pensées vers les détresses particulières de l’auberge. — Tout ce qu’il se permit, fut de faire fermer la porte du jardin au verrou, au moyen de quoi l’on pouvoit dire qu’il avoit converti le siége en blocus. — Après quoi il abandonna Dendermonde à lui même, pour être secouru ou non par le roi de France, suivant que le roi de France le jugeroit à propos ; et il ne songea plus qu’à voir comment, de son côté, il pourroit secourir le lieutenant Lefèvre et son fils.

Que l’Être souverainement bon, qui est l’ami de celui qui est sans amis, puisse un jour te récompenser !

« Tu n’as pas fait tout ce que tu aurois dû faire, dit mon oncle Tobie au caporal, en se mettant au lit ; et je vais te dire en quoi tu as manqué. En premier lieu, quand tu as fait offre de mes services à Lefèvre, comme la maladie et le voyage sont deux choses coûteuses, et que le pauvre lieutenant n’a sans doute que sa paie pour vivre et pour faire vivre son fils, — tu devois aussi lui offrir ma bourse. — Ne savois-tu pas, Trim, que, puisqu’il étoit dans le besoin, il y avoit autant de droit que moi-même ? — Monsieur sait bien que je n’avois point d’ordre, dit le caporal. — Il est vrai, dit mon oncle Tobie ; tu as, Trim, très-bien agi comme soldat, mais certainement très-mal comme homme.

» — En second lieu… mais tu as encore la même excuse, continua mon oncle Tobie… Quand tu lui as offert tout ce qui étoit dans ma maison, tu devois lui offrir ma maison aussi. — Un frère d’armes, Trim, un officier malade, n’a-t-il pas droit au meilleur logement ? Et si nous l’avions avec nous, nous pourrions, Trim, le veiller, le soigner ; tu es toi-même une excellente garde ; et avec tes soins, ceux de la servante, ceux de son fils et les miens réunis, nous pourrions peut-être le rétablir et le remettre sur pied.

» Dans quinze jours peut être, ajouta mon oncle Tobie en souriant, il pourroit marcher. — Sauf le respect que je dois à monsieur, dit le caporal, il ne marchera de sa vie. — Il marchera, dit mon oncle Tobie, se relevant de dessus son lit avec un soulier ôté. — Avec la permission de monsieur, dit le caporal, il ne marchera jamais que vers sa fosse. — Et moi, je soutiens qu’il marchera, s’écria mon oncle Tobie, en marchant lui-même avec le pied qui avoit encore un soulier, mais sans avancer d’un pouce ; — il marchera avec son régiment. — Il ne peut pas se porter, dit le caporal ! — Eh bien ! on le portera, dit mon oncle Tobie. — Il tombera à la fin, dit le caporal ; et que deviendra son pauvre garçon ? — Non, — il ne tombera pas, dit mon oncle Tobie d’un ton assuré. — Hélas ! reprit Trim soutenant son opinion, faisons pour lui tout ce que nous pourrons ; mais le pauvre homme n’en mourra pas moins. — Il ne mourra pas ! s’écria mon oncle Tobie. Non, par le Dieu vivant ! il ne mourra pas. » —

L’esprit délateur, qui vola à la chancellerie du ciel avec le jurement de mon oncle Tobie, rougit en le déposant ; et l’ange qui tient les registres, laissa tomber une larme sur le mot en l’écrivant, et l’effaça pour jamais.



CHAPITRE LIII.

Suite de l’Histoire de Lefèvre.


Mon oncle Tobie ouvrit son bureau, prit sa bourse, — ordonna au caporal d’aller de grand matin chercher le médecin, se coucha et s’endormit. —



CHAPITRE LIV.

Fin de l’Histoire de Lefèvre.


Le lendemain matin, le soleil brilloit dans tout son éclat à tous les yeux du village, excepté à ceux de Lefèvre et de son fils affligé. — La pesante main de la mort pressoit les paupières du pauvre lieutenant ; et les ressorts qui chassent le sang aux extrémités, et le rappellent sans cesse au cœur, perdoient en lui la force et le mouvement. —

En ce moment, mon oncle Tobie, qui s’étoit levé une heure plutôt que de coutume, entra dans la chambre du lieutenant. Il s’assit à côté de son lit, et sans préface ni apologie, sans nul égard pour toutes les modes et coutumes, il ouvrit son rideau, comme auroit fait un ancien ami ou un camarade ; et aussitôt il lui demanda comment il se portoit, — s’il avoit reposé la nuit, — de quoi il se plaignoit, — où étoit son mal, — ce qu’il pouvoit faire pour le soulager ; — et, sans lui donner le temps de répondre à une seule question, il lui dit le petit plan qu’ils avoient concerté pour lui la veille avec le caporal.

« — Vous viendrez chez moi, Lefèvre, dit mon oncle Tobie, — dans ma maison, — tout-à-l’heure ; — et nous enverrons chercher un médecin, pour voir ce qu’il y a à faire ; — nous aurons aussi un apothicaire ; — le caporal sera votre garde, — et moi, Lefèvre, votre domestique. »

Il y avoit dans mon oncle Tobie une franchise qui n’étoit pas l’effet, mais la cause de sa familiarité. Elle vous introduisoit sur le champ dans son ame, et vous faisoit voir toute la bonté de son naturel. — À cela, il se joignoit dans ses regards, dans sa voix et dans ses manières, je ne sais quoi d’humain, qui, dans tous les momens, invitoit le malheureux à s’approcher et à chercher un asile auprès de lui. — Avant que mon oncle Tobie eût achevé la moitié des offres obligeantes qu’il faisoit au père, le fils s’étoit insensiblement pressé contre lui ; puis étendant ses foibles bras, il avoit saisi l’habit de mon oncle Tobie à la hauteur de la poitrine, et l’attiroit doucement vers lui… Le sang et les esprits de Lefèvre, déjà froids et engourdis, et qui s’étoient retirés dans leur dernière citadelle, — le cœur, — firent un effort pour se rallier. — Le nuage qui couvrait ses yeux les quitta pour un moment. — Il regarda mon oncle Tobie avec l’expression de la reconnoissance, du regret et du désir : — il jeta un autre regard sur son fils ; — et ce lien qu’il établit entr’eux, (tout foible qu’il étoit) n’a jamais été rompu.

La nature, après cet effort, reflua sur elle-même. — Le nuage reprit sa place. — Le pouls frémit, — s’arrêta ; — se releva, — s’affaissa, — s’arrêta encore ; — hésita, s’arrêta… Acheverai-je ? — Non.


CHAPITRE LV.

Convoi et Oraison funèbre.


Je rapporterai en peu de mots, dans le prochain chapitre, tout ce qui me reste à dire sur le jeune Lefèvre ; ce qui comprend tout l’espace qui s’écoula depuis la mort de son père jusqu’à l’époque où mon oncle Tobie proposa au mien de me le donner pour gouverneur ; — et je n’ajouterai que très-peu de détails à ce chapitre-ci, dans l’impatience où je suis de retourner à ma propre histoire. —

Mon oncle Tobie, comme gouverneur de Dendermonde, rendit au pauvre lieutenant tous les honneurs de la guerre ; — il accompagna le corps au tombeau, conduisant lui-même le deuil, et menant le jeune Lefèvre par la main.

Yorick, de son côté, pour n’être pas en reste, rendit au défunt tous les honneurs de l’église, et l’enterra en grande pompe au milieu du cœur. — Il paroît même qu’il prononça son oraison funèbre. Je dis, il paroît ; et j’en juge par une note que j’ai trouvée sur l’un de ses sermons.

C’étoit la coutume d’Yorick, (et je suppose qu’elle lui étoit commune avec tous ceux de sa profession) de noter sur la première page de chacun de ses sermons le lieu, le temps, et l’occasion où il avoit été prêché. — Il y joignoit toujours un petit commentaire sur le sermon lui-même ; et en vérité rarement à sa louange. — Par exemple : — Sermon sur la dispersion des Juifs. Je n’en fais pas le moindre cas : je conviens que c’est un prodige d’érudition ; mais d’une érudition triviale, et mise en œuvre plus trivialement encore.

Celui-ci est d’une composition lâche. Je ne sais ce que diantre j’avois dans la tête quand je le fis.

— N. B. L’excellence de ce texte, c’est qu’il convient à tous les sermons ; et de ce sermon, c’est qu’il convient à tous les textes.

Pour celui-ci, je mérite d’être pendu ; j’en ai volé la plus grande partie ; et le docteur Pidigunes m’a dénoncé. — Rien n’est tel qu’un voleur pour en découvrir un autre.

Sur le dos d’une demi-douzaine je trouve écrit so so, et rien de plus ; — et sur les deux autres, moderato. — Ils sont tous huit dans un seul paquet rattaché avec un bout de ficelle verte, qui semble avoir jadis appartenu au fouet d’Yorick ; ce qui me fait conclure que par so so et par moderato, Yorick entendent à-peu-près la même chose ; et en cela il étoit d’accord avec le dictionnaire italien d’Altieri. —

Il faut pourtant convenir que les deux sermons étiquetés moderato sont cinq fois meilleurs que les so so, — montrent dix fois plus de connoissance du cœur humain, — renferment soixante et dix fois plus d’esprit et de feu ; — et pour m’élever par une gradation convenable, découvrent mille fois plus de génie. — Aussi quand je donnerai au public les sermons dramatiques d’Yorick, quoique je ne compte en admettre qu’un de tout le nombre des so so, je n’hésiterai pas à faire imprimer les deux moderato dans leur entier.

Je n’entreprendrai pas de deviner ce qu’Yorick pouvoit entendre par ces mots, lentamente, tenute, grave, et quelquefois adagio, tels que je les trouve sur quelques-uns de ses sermons. — Je serois encore plus embarrassé d’expliquer : à l’octava alta, con strepito, con l’arco, senza l’arco, et autres termes de musique avec lesquels il en a désigné d’autres. — Ce que je sais, c’est que ces mots ont sûrement un sens ; et Yorick, qui étoit à-la-fois musicien et prédicateur, les appliquoit de ses sonates à ses sermons. — Je ne doute même point que chacun de ces signes qui nous échappent, n’eût pour lui une signification distincte et précise.

— Parmi tous ses sermons, il y en a un, (et c’est lui qui m’a conduit à cette longue digression) ; il est sur la mort, et il a sans doute été fait à l’occasion du pauvre Lefèvre. Il est écrit d’une plus belle main que les autres, ce qui annonce une sorte de prédilection en sa faveur. Du reste, il est négligemment rattaché avec une lisière de laine, et enveloppé dans une feuille de papier bleu, qui sent encore le droguiste. Mais je doute que ces marques apparentes d’humilité aient été mises à dessein, d’autant que tout à la fin du sermon et non au commencement, (ce qui est contre l’usage invariable d’Yorick), je trouve écrit de sa main le mot :


Bravo.


Tout, à la vérité, concourt à radoucir ce que cette expression peut avoir de choquant. — Le mot est placé à deux pouces et demi au moins de distance de la dernière ligne, tout en bas de la page, et dans ce coin à droite qui est ordinairement recouvert par le pouce. Il est écrit avec une plume de corbeau, en petits caractères, et d’une encre si pâle, qu’en vérité on peut à peine se douter qu’il est là. — C’est plutôt l’ombre de la vanité, que la vanité elle-même ; — c’est plutôt une secrète complaisance, un mouvement passager de satisfaction, qui s’élève dans le cœur du compositeur à son insu, qu’une marque grossière d’applaudissement qu’on auroit l’effronterie d’offrir au public. —

Je sens bien que, malgré tous ces adoucissemens, j’ai rendu un mauvais service à Yorick en entrant dans toutes ces particularités, et que j’aurois dû les taire pour l’honneur de sa modestie ; — mais quel homme n’a pas ses foiblesses ? — Yorick n’en étoit pas plus exempt qu’un autre. Mais ce qui excuse la sienne en cette occasion, ce qui la réduit presque à rien, c’est que le mot fut barré quelque temps après par lui-même par une ligne d’une encre plus noire qui le traverse, comme s’il s’étoit rétracté, ou qu’il eût été honteux de sa première opinion.


CHAPITRE LVI.

Départ du jeune Lefèvre.


Après que mon oncle Tobie eut converti en argent la succession de Lefèvre, et qu’il eut réglé ses comptes avec son régiment, l’aubergiste et le reste du monde, il ne lui resta entre les mains qu’un vieil uniforme et une épée de cuivre ; — de sorte qu’il ne rencontra aucune opposition à prendre l’entière administration des biens du jeune orphelin.

— Il donna l’habit au caporal : « Porterie, Trim, dit mon oncle Tobie, jusqu’à ce qu’il tombe en lambeaux… porte-le en mémoire du pauvre lieutenant. » — Il prit l’épée, et la tirant du fourreau : « Cette épée, Lefèvre, je la garderai pour toi. — Voilà, mon cher Lefèvre, continua-t-il, en suspendant l’épée à un clou, voilà toute la fortune que Dieu t’a laissée ; mais s’il t’a donné un cœur et un bras dignes de la porter, — je n’en demande, pas davantage. »

Dès que le jeune Lefèvre eut pris une teinture de fortification, et qu’il eut appris à insérer un polygone régulier dans un cercle, mon oncle Tobie le mit dans une école publique, d’où il ne sortoit qu’au temps de Noël et à la Pentecôte, où mon oncle Tobie ne manquoit jamais de l’envoyer chercher par le caporal. — Il y demeura jusqu’à son dix-septième printemps. Mais alors les bruits de guerre, et les nouvelles de l’empereur qui faisoit marcher une armée contre les Turcs, enflammant son jeune courage, Lefèvre partit un beau jour sans congé ; et laissant là son grec et son latin, il alla se jeter aux genoux de mon oncle Tobie, lui demanda l’épée de son père, et le pria de lui laisser tenter la fortune des armes sous le prince Eugène. — Deux fois mon oncle Tobie oublia sa blessure, et s’écria : Lefèvre, j’irai avec toi, et tu combattras à mes côtés. — Deux fois il porta la main sur son aine, et laissa retomber sa tête avec l’air de l’abattement et du désespoir.

— Mon oncle Tobie descendit l’épée du clou où elle avoit été constamment suspendue depuis la mort du pauvre lieutenant. Il en porta la pointe près de son œil en soupirant, et la donna au caporal pour l’éclaircir. — Il retint Lefèvre quinze jours pour l’équiper, et pour régler son passage à Livourne. — Puis, en lui remettant son épée : « Si tu es brave, Lefèvre, dit mon oncle Tobie, elle ne te manquera pas. — Mais si la fortune, ajouta mon oncle Tobie en rêvant un peu, si la fortune trahit ton courage… reviens à moi, Lefêvre, s’écria-t-il en l’embrassant ; tu me retrouveras toujours. » —

La plus mortelle injure n’auroit pas déchiré le cœur du jeune Lefèvre, autant que la tendresse paternelle de mon oncle Tobie. Ils se séparèrent l’un de l’autre, comme le meilleur des fils du meilleur des pères. Ils pleurèrent tous deux. — Enfin mon oncle Tobie, en lui donnant son dernier baiser, lui glissa dans la main une vieille bourse qui contenoit la bague de sa mère et soixante guinées, — et il pria Dieu de le bénir.



CHAPITRE LVII.

Malheur du jeune Lefèvre.


Lefèvre rejoignit l’armée impériale devant Belgrade, à temps pour essayer la trempe de son épée à la défaite des Turcs. — Il s’y comporta en digne élève de mon oncle Tobie. — Mais le malheur sembla s’attacher à lui sans qu’il l’eût mérité, et le poursuivit partout pendant les quatre années qui suivirent. — Il soutint l’adversité avec courage, et sans se laisser abattre ; mais enfin il tomba malade à Marseille, d’où il écrivit à mon oncle Tobie qu’il avoit perdu son temps, ses services, sa santé, et en un mot tout, excepté son épée ; et qu’il attendoit le premier vaisseau pour retourner à lui.

Mon oncle Tobie reçut cette lettre environ six semaines avant l’accident de Suzanne ; de sorte que Lefèvre étoit attendu à toute heure. Il s’étoit présenté à l’esprit de mon oncle Tobie, dès que mon père avoit parlé d’un gouverneur pour moi ; mais, au détail bizarre de toutes les perfections que mon père exigeoit, mon oncle Tobie avoit cru devoir garder le silence, — jusqu’à ce qu’enfin Yorick ayant ramené mon père à des idées plus raisonnables, et mon père étant convenu que mon gouverneur devoit être bon, juste, humain et généreux, l’image et l’intérêt de Lefèvre agirent si puissamment sur mon oncle Tobie, que se levant aussitôt, et quittant sa pipe pour prendre l’autre main de mon père, qui tenoit déjà une des siennes : — « Frère Shandy, s’écria mon oncle Tobie, souffrez que je vous recommande le fils de Lefèvre. — Je me joins au capitaine, dit Yorick. — Je réponds de la bonté de son cœur, dit mon oncle Tobie. — Et moi de sa bravoure, s’écria le caporal. — Les meilleurs cœurs, Trim, sont toujours les plus braves, dit mon oncle Tobie. »

« Sans doute, dit le caporal. — Et monsieur a pu voir également que les plus mauvais sujets du régiment en étoient les plus lâches. — Et monsieur peut se souvenir d’un certain sergent, nommé Kumber…… » —

« — Nous traiterons ce sujet une autre fois, dit mon père. » —



CHAPITRE LVIII.

Calomnie.


Que ce monde-ci seroit joyeux et plaisant, sans ce labyrinthe inextricable de dettes, de soins, de procès, de soucis, de devoirs, de gros douaires et de charlatans ! —

Ce dernier mot me ramène au docteur Slop. — Il étoit vrai fils de sa mère (Sancho avoit une autre expression pour rendre la même idée). — Dès l’inspection du mal, il m’avoit condamné à mort ; — il falloit un miracle ou l’excellence de son art pour me tirer de là. — L’accident étoit aussi complet que mes héritiers collatéraux pouvoient le désirer. — Il le disoit ainsi : tout le monde le crut ; et, en moins d’une semaine, il n’y eut personne aux environs qui ne dît avec compassion : Ce pauvre petit Shandy est entièrement mutilé ! — La renommée en porta la nouvelle partout, et jura qu’elle l’avoit vu. — Enfin, il passa pour constant que la fenêtre de la chambre de la nourrice avoit non-seulement… mais encore…

— On ne peut guère prendre le public à partie, ni lui intenter un procès en corps ; autrement mon père n’y auroit pas manqué, tant il étoit irrité des bruits qui couroient à mon désavantage. Mais de tomber lâchement sur quelques individus, c’étoit avoir l’air de craindre les autres. D’ailleurs, la plupart de ceux qui avoient parlé de mon accident avoient témoigné toute sorte de pitié : les attaquer, c’étoit s’en prendre à ses meilleurs amis, et peut être en même-temps les confirmer, ainsi que le public, dans leur opinion. — D’un autre côté, se taire, c’étoit presque acquiescer à tous les bruits fâcheux qui se répandoient sur mon compte.

« — Y eut il jamais, s’écrioit mon père, en frappant du pied, — y eut-il jamais, frère Tobie, un pauvre diable aussi embarrassé que moi ? » —

« À votre place, frère, disoit mon oncle Tobie, je le montrerois à la foire. » — « Et qu’y verroit-on, s’écrioit mon père ? »



CHAPITRE LIX.

Grande résolution.


« Qu’on en dise tout ce qu’on voudra, dit mon père, je ne le mettrai pas moins en culottes. »



CHAPITRE LX.

Ne jugeons pas si vîte.


Il y a, monsieur, mille résolutions importantes, soit dans l’église, soit dans l’état, — aussi-bien, madame, que dans les choses qui nous regardent plus personnellement, — que vous jureriez avoir été prises d’une manière étourdie, légère et inconsidérée, et qui pourtant ont été pesées et repesées, examinées, discutées, disputées, revues, corrigées et considérées sous toutes leurs faces, — avec un tel sang-froid, que le dieu du sang-froid lui-même (s’il existe) n’auroit pu ni mieux désirer, ni mieux faire.

— Si nous eussions été cachés, vous ou moi, dans quelque coin du cabinet, nous serions forcés d’en convenir. —

Telle étoit la résolution que prit mon père de me mettre en culottes.

« Comment ! monsieur, cette résolution prise en un moment, avec humeur, emportement même, et qui sembloit une espèce de défi à tout le genre humain !

Eh bien ! oui, madame, cette résolution elle-même. — Apprenez qu’un mois auparavant elle avoit été raisonnée, débattue et approfondie entre mon père et ma mère, dans deux différens lits de justice, tenus exprès pour ce sujet. —

J’expliquerai la nature de ces lits de justice dans le prochain chapitre ; et dans celui d’après, je vous supplierai, madame, de vouloir bien me suivre, et vous tenir cachée dans la ruelle de ma mère. — Là, vous entendrez comment mon père et elle débattirent l’affaire de mes culottes, et vous pourrez vous former une idée de la manière dont ils débattoient les autres affaires.


CHAPITRE LXL

Lit de justice de mon père.


Les anciens Goths de Germanie, qui les premiers s’établirent dans ce pays qui est entre l’Oder et la Vistule, et qui s’associèrent dans la suite les Bulgares et quelques autres peuplades vandales, avoient tous la sage coutume de débattre deux fois toutes les affaires importantes : une fois ivres et une fois à jeun ; — à jeun, pour que leurs conseils ne manquassent pas de prudence ; — ivres, pour qu’ils ne manquassent pas de vigueur. —

Mon père ne buvoit que de l’eau. — Il n’y avoit pas moyen de prendre cette méthode, ni de la tourner à son profit, comme il avoit coutume de faire de toutes celles des anciens. — Que n’eût-il pas donné pour trouver un biais favorable, et pour se rapprocher au moins un peu de la méthode des anciens Germains, s’il ne pouvoit l’adopter tout-à-fait ! il y rêva long-temps, et long-temps sans fruit ; — enfin, la septième année de son mariage, il inventa l’expédient que voici.

— Toutes les fois qu’il y avoit dans la famille quelque point délicat à régler, quelque affaire importante à débattre, en un mot, quelque résolution importante à prendre, résolution qui demandât à-la-fois beaucoup de vigueur et de sagesse, — mon père réservoit et assignoit la nuit du premier dimanche du mois, et celle du samedi précédent, pour discuter l’affaire dans son lit avec ma mère. — Que de choses il avoit à faire le premier dimanche du mois ! Sa pendule à monter, sa… — Mais c’est se défier de la mémoire du lecteur, que d’en faire l’énumération.

Voilà ce que mon père appeloit assez plaisamment ses lits de justice. — Entre ces deux conseils, tenus dans ces deux positions différentes, il trouvoit nécessairement ce juste milieu qui est le vrai point de sagesse. Il se seroit enivré et désenivré cent fois, qu’il n’auroit pas mieux rencontré.

Mais, chut ! le lit de justice va commencer. — Venez, madame, il est temps d’approcher.


CHAPITRE LXII.

Me mettra-t-on en culottes ?


« Nous devrions, dit mon père, en se retournant à moitié dans son lit, et rapprochant son oreiller de ma mère, nous devrions penser, madame Shandy, à mettra cet enfant en culottes. » —

« Vous avez raison, monsieur Shandy, dit ma mère. » —

« Il est même honteux, ma chère, dit mon père, que nous ayions différé si longtemps. » —

« Je le pense comme vous, dit ma mère. » —

« Ce n’est pas, dit mon père, que l’enfant ne soit très-bien comme il est. » —

« Il est très-bien comme il est, dit ma mère. » —

« Et en vérité, dit mon père, c’est presque un péché de l’habiller autrement. » —

« Oui, en vérité, dit ma mère. » —

« Mais il grandit à vue d’œil, ce petit garçon-là ! répliqua mon père. » —

« Il est très-grand pour son âge, dit ma mère. » —

« Je — ne — puis, dit mon père, appuyant sur chaque syllabe, je ne puis pas imaginer à qui diantre il ressemble. » —

« Je ne saurois l’imaginer, dit ma mère. » —

« Ouais ! dit mon père. »

Le dialogue cessa pour un moment. —

« Je suis fort petit, continua mon père gravement. » —

« Très-petit, monsieur Shandy, dit ma mère. » —

« Ouais ! dit mon père. En même-temps il se retourna brusquement, et retira l’oreiller. » — Ici il y eut un silence de trois minutes et demie. —

« Si on le met en culottes, dit mon père en élevant la voix, je crois qu’il sera bien embarrassé à les porter. » —

« Très-embarrassé au commencement, dit ma mère. » —

« Et nous serons bien heureux, ajouta mon père, si c’est-là le pis. » —

« Oh ! très-heureux, répondit ma mère. » —

« Apparemment, dit mon père, après une pause d’un moment, qu’il est fait comme tous les enfans des hommes ? » —

« Exactement, dit ma mère. » —

« Ma foi ! j’en suis fâché, dit mon père ; et le débat s’arrêta encore une fois. »

« Du moins, dit mon père, en se retournant de nouveau, — si j’en viens-là, je les lui ferai faire de peau. » —

« Elles dureront plus long-temps, dit ma mère. » —

« Mais alors, dit mon père, il faudra qu’il se passe de doublure. »

« J’en conviens, dit ma mère. » —

« Il vaut mieux, dit mon père, qu’elles soient de futaine. » —

« Il n’y a rien de meilleur, dit ma mère. » —

« Excepté le basin, répliqua mon père. » —

« Oui, le basin vaut mieux, dit ma mère. » —

« Cependant, interrompit mon père, il ne faut pas risquer de lui donner la mort. » —

« Il faut bien s’en garder, dit ma mère ; et le dialogue fut encore suspendu. » —

« Quoi qu’il en soit, dit mon père, en rompant le silence, pour la quatrième fois, il n’y aura certainement point de poches. » —

« Il n’en a aucun besoin, dit ma mère. » —

« J’entends à sa veste et à son habit, dit mon père. » —

« Je le pense bien ainsi, répliqua ma mère. » —

« Car s’il possède jamais un sabot et une toupie… (à cet âge, pauvres enfans ! c’est comme un sceptre et une couronne) il faut bien qu’il ait de quoi les serrer. » —

« Ordonnez, monsieur Shandy, ordonnez tout comme vous le voudrez. » —

« Mais, dit mon père en insistant, ne trouvez-vous pas que cela est bien ? » —

« Très-bien, dit ma mère, s’il vous plaît ainsi, monsieur Shandy. » —

« S’il me plaît ! s’écria mon père, perdant toute patience, parbleu ! vous voilà bien. S’il me plaît ! — ne distinguerez-vous jamais, madame Shandy, ne vous apprendrai-je jamais à distinguer ce qui plaît d’avec ce qui convient ? » — Minuit vint à sonner ; c’étoit le dimanche qui commençoit, et le chapitre n’alla pas plus loin.



CHAPITRE LXIII.

Mon père se décide.


Après que mon père eut ainsi débattu avec ma mère l’histoire des culottes, il consulta Albertus Rubénius ; mais ce fut cent fois pis. Quoique Albertus Rubénius ait écrit un in-quarto sur l’habillement des anciens, et que par conséquent mon père dût s’attendre à trouver chez lui l’éclaircissement de tous ses doutes, on auroit tout aussi facilement extrait d’un capucin les quatre vertus cardinales, que d’Albertus Rubénius un seul mot sur les culottes.

Sur toute autre partie de l’habillement des anciens, mon père obtint de Rubénius tout ce qu’il voulut. — On ne lui cacha rien. — On lui dit dans le plus grand détail ce que c’étoit que la toge ou robe flottante, — le clamys, — l’éphode, — la tunique ou manteau court, — la synthèse, — la pœnula, — la lacema avec son capuchon, — le paludamentum, la prétexte, — le sagum ou jacquette de soldat, — la trabæa, dont il y avoit trois espèces, suivant Suétone. —

« Mais quel rapport tout cela a-t-il avec les culottes, disoit mon père ? »

— Rubénius lui fit l’énumération un peu longue de toutes les sortes de souliers qui avoient été à la mode chez les Romains. Il y avoit : le soulier ouvert, — le soulier fermé, — le soulier sans quartier, — le soulier à semelle de bois, — la socque, le brodequin, — et le soulier militaire dont parle Juvénal, avec des clous par-dessous. —

Il y avoit : les sabots, — les patins, — les pantouffles, — les échasses, — les sandales avec leurs courroies.

Il y avoit : le soulier de feutre, — le soulier de toile, — le soulier lacé, — le soulier tressé, — le calcéus incisus, — et le calcéus rostratus. —

Rubénius apprit à mon père comment on les chaussoit, et de quelle manière on les rattachoit. — Avec quelles pointes, agrafes, boucles, cordons, rubans, courroies. —

« Laissez-moi tous ces souliers, disoit mon père, et parlons des culottes. »

— Mon père trouva encore que les Romains avoient différentes manufactures ; qu’ils fabriquoient des étoffes unies, rayées, tissues d’or et d’argent ; qu’ils n’avoient commencé à faire un usage commun de la toile, que vers la décadence de l’empire, lorsque les Égyptiens vinrent à s’établir parmi eux, et à la mettre en vogue. —

Il vit que les riches et les nobles se distinguoient par la finesse et la blancheur de leurs habits. — Le blanc étoit, après le pourpre, la couleur la plus recherchée ; les Romains la réservoient pour le jour de leur naissance, et pour les réjouissances publiques. — Le pourpre étoit affecté aux grandes charges. —

« Et les culottes, disoit mon père ? »

« Il paroît, poursuivoit Rubénius, — il paroît, d’après les meilleurs historiens de ces temps-là, qu’ils envoyoient souvent leurs habits au foulon pour être nettoyés et blanchis. Mais le menu peuple, pour éviter cette dépense, portoit communément des étoffes brunes, et d’un tissu un peu plus grossier. Ce ne fut que vers le règne d’Auguste, que toute distinction dans les habillemens fut détruite ; les esclaves s’habillèrent comme les maîtres. Il n’y eut de conservé que le lati-clave. »

« Et qu’est-ce que le lati-clave, dit mon père ? »

Oh ! c’est ici le point le plus débattu parmi les savans, et sur lequel ils sont moins d’accord. — Egnatius, Sigonius, Bossius, Ticinenses, Baysius, Budœus, Salmasius, Lipsius, Lazius, Isaac Casaubon, et Joseph Scaliger, diffèrent tous les uns des autres : et Albertius Rubénius d’eux tous. Les uns l’ont pris pour le bouton, d’autres pour l’habit même, — quelques-uns pour la couleur de l’habit. — Le grand Baysius, (dans sa garde-robe des anciens, chapitre douze) avoue modestement son ignorance. Il dit qu’il ne sait si c’étoit un clou à tête, un bouton, une ganse, un crochet, une boucle, ou une agrafe avec son fermoir.

Mon père perdit le cheval, mais non pas la selle. — « Ce sont des bretelles, dit-il. » Et il ordonna que mes culottes eussent des bretelles. —


CHAPITRE LXIV.

Bon soir la Compagnie.


Un nouvel ordre de choses, et de nouveaux événemens se présentent devant moi. —

Laissons mes culottes entre les mains du tailleur, et le tailleur accroupi, prêtant l’oreille aux dissertations de mon père qu’il ne comprend point. —

Laissons mon père debout devant lui, appuyé sur sa canne, son traité du lati-clave à la main, et lui désignant l’endroit précis de la ceinture, où il avoit résolu de faire attacher mes bretelles. —

Laissons ma mère, la plus insouciante des femmes (je dirai presque la plus philosophe) sans souci sur mes culottes, comme sur toutes les choses de la vie, indifférente sur les moyens, et ne s’occupant que des résultats. —

Laissons le docteur Slop figurer dans le monde à mes dépens, et bâtir sa fortune et sa réputation sur un accident qui n’existe pas. —

Laissons le jeune Lefèvre à Marseille, et donnons-lui le temps de se guérir et de revenir à mon oncle Tobie. —

Laissons enfin le pauvre Tristram Shandy… Mais pour celui-là il n’y a pas moyen ; souffrez, messieurs, qu’il vous accompagne jusqu’à la fin du voyage. —



CHAPITRE LXV.

Campagne de mon oncle Tobie.


Si le lecteur n’a pas l’idée la plus parfaite de ce demi-arpent de terre qui se trouvoit au fond du jardin potager de mon oncle Tobie, et qui fut pour lui le théâtre de tant d’heures délicieuses, je déclare que c’est entièrement la faute de son imagination, et non pas la mienne. Je suis certain d’en avoir donné une description si exacte, que j’en avois presque honte. —

Un jour dans ses momens de loisir, le destin s’amusoit à regarder dans le vaste dépôt où sont inscrits tous les événemens des temps futurs. — En jetant les yeux sur un gros livre relié en fer, il vit à quels grands projets étoit destiné ce petit coin de terre, qui devoit être un jour le boulingrin de mon oncle Tobie. — Il fit aussitôt signe à la nature ; c’en fut assez. — La nature y répandit une demi-pelletée de ses engrais les plus doux, auxquels elle joignit justement assez d’argile pour Conserver la forme des angles et de tous les points saillans, et en même-temps trop peu pour que la terre pût coller à la bêche, et rendre le théâtre de tant de gloire impraticable par le mauvais temps.

Quand mon oncle Tobie se retira à la campagne, il y porta, comme on a pu voir, les plans de presque toutes les places fortifiées d’Italie et de Flandre. Ainsi devant quelque ville que le duc de Malborough ou les alliés allassent se placer, ils y trouvoient mon oncle Tobie tout préparé. — Et voici quelle étoit sa méthode ; elle paroîtra au lecteur la plus simple du monde. —

— Tout aussitôt qu’une ville étoit investie, — plutôt même, si le projet étoit connu, mon oncle Tobie prenoit son plan ; et, au moyen d’une échelle, il lui étoit facile de l’adapter à la grandeur exacte de son boulingrin. — Il s’agissoit ensuite de transporter les lignes du papier sur le terrein ; c’est ce qui s’exécutoit au moyen d’un gros peloton de ficelle, et d’un certain nombre de petits piquets que l’on enfonçoit en terre à tous les angles saillans et rentrans. — Ensuite, prenant le profil de la place et de ses ouvrages, pour déterminer la profondeur et l’inclinaison des fossés, le talus du glacis, et la hauteur précise de toutes les banquettes, parapets, etc. — mon oncle Tobie mettoit le caporal à l’ouvrage, et l’ouvrage se poursuivoit tranquillement. —

La nature du sol, la nature de l’ouvrage lui-même, et par-dessus tout l’excellente nature de mon oncle Tobie, assis près du caporal du matin au soir, et causant familiérement avec lui sur les faits du temps passé ; — tout cela réduisoit le travail à n’en avoir presque que le nom. —

Dès que la place étoit ainsi achevée, et mise en un état de défense convenable, elle étoit investie ; et mon oncle Tobie, aidé du caporal, commençoit à ouvrir la première parallèle. — De grâce, qu’on ne vienne pas m’interrompre ici ; qu’un demi-savant ne vienne pas me dire que j’ai fait occuper tout le terrein par le corps de la place et de ses ouvrages, et qu’il ne m’en reste plus pour cette première parallèle, qui ne doit s’ouvrir qu’à trois cents toises au moins du corps principal de la place ! — Ne restoit-il pas à mon oncle Tobie tout son potager adjacent ? C’est là, et ordinairement entre deux planches de choux, qu’il établissoit ses première et seconde parallèles. — Je considérerai tout au long les avantages et les inconvéniens de cette méthode, quand j’écrirai plus en détail l’histoire des campagnes de mon oncle Tobie et du caporal, dont ceci n’est, à proprement parler, qu’un extrait ; et ce seul examen occupera au moins trois pages. On peut juger par-là de l’importance et de l’étendue des campagnes elles-mêmes. — Aussi j’appréhende que ce ne soit en quelque sorte les profaner, que d’en donner, comme je fais, des lambeaux, dans un ouvrage aussi frivole que celui-ci ; ne vaudroit-il pas cent fois mieux les faire imprimer à part ? J’y songerai ; et, en attendant, reprenons notre esquisse.



CHAPITRE LXVI.

Il se met dans ses meubles.


Aussitôt, dis-je, que la ville étoit ainsi achevée avec tous ses ouvrages, mon oncle Tobie et le caporal Trim commençoient à ouvrir leur premiere parallèle. — Non pas au hasard, ni suivant leur caprice ; mais des mêmes points et des mêmes distances que les alliés avoient commencé les leurs. Ils régloient leurs approches et leurs attaques sur les détails que mon oncle Tobie recevoit par la voie des journaux ; et pendant toute la durée du siége ils suivoient les alliés pas à pas.

Le duc de Malborough établissoit-il un logement ? mon oncle Tobie établissoit un logement aussi. — Le front d’un bastion étoit-il renversé, ou une défense ruinée ? le caporal prenoit sa pioche, et en faisoit autant. — C’est ainsi que, gagnant sans cesse du terrein, ils se rendoient successivement maîtres de tous les ouvrages, jusqu’à ce qu’enfin la place tombât entre leurs mains. —

Où sont-ils ces hommes rares, ces bons cœurs que le bonheur des autres rend heureux ? — Je les invite à me suivre derrière la haie d’épine du boulingrin de mon oncle Tobie. La poste est arrivée ; — il a reçu la gazette : — la brêche est praticable ; — le duc de Malborough va tenter l’assaut. — Mon oncle Tobie et le caporal paroissent. — Avec quelle ardeur ils s’avancent, l’un avec la gazette à la main, l’autre avec la bêche sur l’épaule ! — Quel triomphe modeste se glisse dans les regards de mon oncle Tobie, au moment qu’il monte sur les remparts ! — quel excès de plaisir brille dans ses yeux, lorsque debout devant le caporal, l’animant de la voix et du geste, il lui relit dix fois le paragraphe, de crainte que la brêche ne soit d’un pouce trop large ou trop étroite ! — Mais, dieux ! la chamade est battue ; — mon oncle Tobie s’élance sur la brêche, soutenu du caporal ; — le caporal lui-même s’avance les drapeaux à la main ; — il les arbore sur les remparts. — Quel moment ! quelle délice ! ciel ! terre ! mer ! — Mais à quoi servent les apostrophes ? avec tous les élémens, on ne parviendra jamais à composer une liqueur aussi enivrante.

C’est ainsi, c’est au milieu de ces extases répétées, c’est dans cette route délicieuse, que mon oncle Tobie et le caporal passèrent les plus douces années de leur vie. Si quelquefois leur bonheur étoit troublé par le vent d’ouest, qui venant à souffler une semaine de suite, retardoit la malle de Flandre, et tenoit mon oncle Tobie à la torture, — c’étoit encore là la torture du bonheur. — C’est ainsi, dis-je, que pendant longues années, et chaque année de ces années, et chaque mois de chaque année, mon oncle Tobie et Trim s’exercèrent dans l’art des siéges ; — variant sans cesse leurs plaisirs par de nouvelles inventions, s’excitant à l’envi à de nouveaux moyens de perfection, et trouvant dans chacune de leurs découvertes une nouvelle source de délices. —

La première campagne s’exécuta du commencement à la fin, suivant la méthode simple et facile que j’ai rapportée.

— Dans la seconde campagne, qui fut celle où mon oncle Tobie prit Liège et Ruremonde, il se décida à faire la dépense de quatre beaux pont-levis, de deux desquels j’ai donné une description si exacte dans la première partie de cet ouvrage.

— Tout à la fin de la même année, il ajouta deux portes avec des herses. (Ces dernières furent dans la suite remplacées par des orgues, comme préférables aux herses.) Et vers Noël de cette même année, mon oncle Tobie, qui avoit coutume de se donner un habit complet à cette époque, préféra de se refuser cette dépense, et de traiter pour une belle guérite. —

Il y avoit dans le boulingrin une espèce de petite esplanade, que mon oncle Tobie s’étoit ménagée entre la naissance du glacis, et le coin de la haie d’ifs ; c’est là qu’il tenoit ses conseils de guerre avec le caporal. La guérite fut placée au coin de la haie d’ifs, et devoit servir de retraite en cas de pluie. — Les pont-levis, les portes, la guérite, tout fut peint en blanc, et à trois couches, pendant le printemps suivant ; ce qui mit mon oncle Tobie en état d’entrer en campagne avec la plus grande splendeur. —

Mon père disoit souvent à Yorick, que si dans toute l’Europe, tout autre que mon oncle Tobie se fût avisé d’une chose pareille, on l’auroit regardée comme une des satyres les plus amères et les plus raffinées de la manière fanfaronne dont Louis XIV, au commencement de la guerre, mais principalement cette même année, étoit entré en campagne. — « Mais, ajoutoit mon père, mon frère Tobie ! il n’est pas dans sa nature d’insulter qui que ce soit. — Rare et excellent homme ! »

— Revenons à ses campagnes. —



CHAPITRE LXVII.

Son arsenal se monte.


Il faut que je fasse ici un petit aveu au lecteur. Quoique dans l’histoire de la première campagne de mon oncle Tobie le mot ville soit souvent répété, la vérité est qu’il n’y avoit alors dans le polygone rien qui ressemblât à une ville. Cet embellissement n’eut lieu que dans l’été qui suivit la peinture des ponts et de la guérite ; c’est-à-dire, dans la troisième campagne de mon oncle Tobie ; — et ce fut au caporal qu’en vint la première idée.

Par l’effort de son bras et sous les ordres de mon oncle Tobie, il avoit pris Amberg, Bonn, et Rhimberg, et Huis, et Limbourg ; il vint alors avec raison à penser que c’étoit une dérision de se vanter de la prise d’un si grand nombre de villes, sans avoir une seule ville à montrer pour attester tant de conquêtes. Il proposa donc à mon oncle Tobie de se faire bâtir une petite ville à son usage, en planches de sapin qui seroient assemblées, peintes, montées et placées dans le polygone, de manière à faire l’illusion la plus complette. —

Mon oncle Tobie sentit d’abord l’excellence du projet, et l’agréa sur le champ ; il y joignit même deux idées nouvelles et assez bizarres, mais dont il étoit presque aussi vain, que s’il eût eu l’honneur de la première invention.

— Il voulut d’abord que la ville fût bâtie dans le genre de celles qu’elle devoit le plus vraisemblablement représenter ; — avec des fenêtres grillées, et le toit des maisons tourné vers la rue, etc. comme à Gand, à Bruges, et dans tout le reste du Brabant et de la Flandre. —

Il voulut de plus, au lieu d’avoir ses maisons réunies, comme le caporal le proposoit, que chacune d’elles fût isolée et indépendante, afin de pouvoir être accrochée ou décrochée à volonté, de manière à exécuter tous les plans de villes possibles. —

On se mit aussitôt à l’ouvrage ; les charpentiers furent appelés ; et mon oncle Tobie et le caporal, témoins assidus de leurs travaux, n’en détournoient les yeux que pour s’applaudir réciproquement dans leurs regards du succès de leur invention.

Il en résulta un merveilleux effet pour la campagne suivante. —

La ville de mon oncle Tobie se prêtoit à tout. C’étoit un vrai Prothée. — Tantôt c’étoit Landen ou Trarebach, Saut-Vliet, Drusen ou Haguenau ; — tantôt c’étoit Ostende, et Menin, et Ath, et Dendermonde. —

Jamais, depuis Sodome et Gomorre, aucune ville n’a fait tant de personnages différens. —

La quatrième année, mon oncle Tobie songea qu’une ville sans église avoit l’air nu et presque ridicule ; il en ajouta une très-belle avec son clocher. — Trim opinoit pour avoir des cloches ; mon oncle Tobie pensa qu’il valoit mieux en employer le métal en artillerie.

— Le métal fut fondu, et produisit pour la campagne d’après une demi-douzaine de canons de bronze. — On en plaça trois de chaque côté de la guérite. — Le train d’artillerie augmenta peu-à-peu ; et (comme il arrive toujours dans les choses qui regardent notre califourchon chéri) on en vint graduellement depuis les pièces d’un demi-pouce de calibre jusqu’aux bottes fortes de mon père. —

L’année d’après, qui fut celle du siége de Lille, et qui se termina par la prise de Gand et de Bruges, jeta mon oncle Tobie dans un cruel embarras. — Il ne savoit où prendre des munitions convenables. Sa grosse artillerie ne pouvoit soutenir la poudre à canon, et ce fut un grand bonheur pour la famille Shandy ; — car, du commencement à la fin du siége de Lille, les assiégeans entretinrent un feu si continuel, — les papiers publics en firent de telles descriptions, — et ces descriptions enflammèrent tellement l’imagination de mon oncle Tobie, que tout son bien y auroit infailliblement passé.

Cependant on ne pouvoit se dissimuler qu’il manquoit quelque chose aux inventions de mon oncle Tobie, surtout pendant un ou deux des plus violens paroxysmes du siége. — Tout étoit en feu sous les murs de Lille ; et où étoit l’équivalent autour du polygone de mon oncle Tobie ? Ne pouvoit-on rien imaginer qui donnât au moins quelque idée d’un feu soutenu, et qui en imposât à l’imagination ? — Oui, on le pouvoit ; et le caporal, dont le génie brilloit surtout pour l’invention, suppléa au défaut de munitions par un système de batterie entièrement neuf, et qu’il puisa dans son propre fonds. Par-là, il fit taire les critiques, qui auroient reproché jusqu’à la fin du monde à mon oncle Tobie, qu’il manquoit à son appareil de guerre la chose la plus essentielle.

Dirai-je en ce moment au lecteur le moyen imaginé par le caporal ? — Non, la chose ne perdra rien à être renvoyée, comme je fais ordinairement, à quelque distance du sujet.



CHAPITRE LXVIII.

Présens de noce.


On n’a pas oublié sans doute le pauvre Tom, ce malheureux frère de Trim, qui avoit épousé la veuve d’un Juif. — En faisant part de son mariage au caporal, il lui avoit envoyé quelques bagatelles, de peu de valeur en elles-mêmes, mais d’un grand prix par l’intention, et dans le nombre desquelles il se trouvoit :

Un bonnet de houssard et deux pipes turques.

Je décrirai le bonnet de houssard dans un moment. — Les pipes turques n’avoient rien de particulier. Le corps de la pipe étoit un long tuyau de maroquin, orné et rattaché avec du fil d’or ; et elles étoient montées, l’une en ivoire, l’autre en ébène garni d’argent.

Mon père ne voyoit rien comme le commun des hommes. — « Le cadeau de ton frère, disoit-il au caporal, n’est qu’une formalité d’usage, dont tu dois lui savoir peu de gré. — Il ne se soucioit pas mon cher Trim, de porter le bonnet d’un Juif, ni de fumer dans sa pipe. — Eh ! monsieur, disoit le caporal, il n’a pas craint d’épouser sa veuve. »

Le bonnet étoit écarlate, et d’un drap d’Espagne superfin, avec un rebord de fourrure tout autour, excepté sur le front, où l’on avoit ménagé un espace d’environ quatre pouces, dont le fond étoit bleu-céleste, recouvert d’une légère broderie. Il sembloit que le tout eût appartenu à quelque quartier-maître Portugais.

Le caporal, soit pour la chose en elle-même, soit pour la main de qui il la tenoit, étoit extrêmement vain de son bonnet. — Il ne le portoit guère qu’aux grands jours, aux jours de gala ; et cependant jamais bonnet de houssard n’avoit servi à tant d’usages. Car dans tous les points de dispute qui s’élevoient dans la cuisine, soit sur la guerre, soit sur autre chose, le caporal (pourvu qu’il fût assuré d’avoir raison) n’avoit que son bonnet à la bouche. — Il parioit son bonnet, — il consentoit à donner son bonnet, — il juroit sur son bonnet ; — enfin, c’étoit son enjeu, son gage, ou son serment.

Ce fut son gage dans le cas présent.

— Oui, dit-il en lui-même, je donne mon bonnet au premier pauvre qui viendra à la porte, si je ne viens pas à bout d’arranger la chose à la satisfaction de monsieur. —

L’exécution de son projet ne fut différée que jusqu’au lendemain matin.

Or, ce lendemain étoit le jour de l’assaut de contr’escarpe, entre la porte Saint-André et le Lowerdeule par la droite, et par la gauche entre la porte Sainte-Magdeleine et la rivière.

Comme ce fut la plus mémorable attaque de toute la guerre, — la plus vive, — et la plus opiniâtre de part et d’autre, — (il faut même ajouter la plus sanglante, car cette matinée coûta aux alliés seuls plus de douze cents hommes) mon oncle Tobie s’y prépara avec plus de solennité que de coutume.

À côté de son lit, et tout au fond d’un vieux bahut de campagne, gissoit depuis longues années la perruque à la Ramillies de mon oncle Tobie. — Mon oncle Tobie, en se mettant au lit la veille de ce fameux assaut, ordonna que sa perruque fût tirée du bahut, posée sur la table de nuit, et prête pour le lendemain matin. — À son réveil, à peine hors du lit et tout en chemise, il la retourna du beau côté et la mit sur sa tête. — Il procéda ensuite à mettre ses culottes ; et à peine en eut-il attaché le dernier bouton, qu’il ceignit son ceinturon ; — et il y avoit déjà engagé son épée plus d’à-moitié, quand il s’aperçut que sa barbe n’étoit pas faite. — Or, comme il n’est guère d’usage de se raser l’épée au côté, mon oncle Tobie ôta son épée. — Bientôt après, en voulant mettre son habit uniforme et sa soubreveste, il se trouva gêné par sa perruque ; et il fut obligé de la quitter aussi. — Enfin, soit un embarras, soit un autre (ainsi qu’il en arrive toujours quand on se presse trop), il étoit près de dix heures, c’est-à-dire une demi-heure plus tard qu’à l’ordinaire, quand mon oncle Tobie eut achevé sa toilette, et qu’il s’avança enfin vers son boulingrin.



CHAPITRE LXIX.

Pompe funèbre.


À peine mon oncle Tobie eut-il tourné le coin de la haie d’ifs qui séparoit le potager du boulingrin, qu’il apperçut le caporal, et qu’il vit que l’attaque étoit déjà commencée.

Souffrez que je m’arrête un moment pour vous dépeindre l’appareil du caporal, et le caporal lui-même dans la chaleur de son attaque, tel qu’il parut aux yeux de mon oncle Tobie, quand mon oncle Tobie tourna vers la guérite où se passoit la scène. Il n’y eut jamais rien de pareil au monde ; — et aucune combinaison de tout ce qu’il y a de bizarre et de grotesque dans la nature ne sauroit en approcher. —

Le caporal —

Marchez légérement sur ses cendres, vous, hommes de génie. — Il étoit votre parent.

Arrachez soigneusement les herbes qui croissent sur sa fosse, vous hommes de bonté. — Il étoit votre frère.

Ô caporal ! si je t’avois aujourd’hui ! — aujourd’hui que je pourrois t’offrir un asyle et pourvoir à tes besoins ! combien tu me serois cher ! — tu porterais ton bonnet de houssard chaque heure du jour et chaque jour de la semaine ; — et quand ton bonnet de houssard seroit usé, je le remplacerois par deux autres tout pareils. Mais, hélas ! hélas ! maintenant que je pourrois être ton ami, ton protecteur ; — il n’est plus temps : car tu n’es plus… Hélas ! tu n’es plus : ton génie a revolé au ciel, sa patrie ; et ton cœur généreux et bienfaisant, ton cœur que dilatoit sans cesse l’amour de tes semblables, est humblement resserré sous le monceau de terre qui te couvre au fond de la vallée. —

Mais qu’est-ce, grand dieux ! qu’est-ce que cette image, auprès de cette scène de terreur que je découvre avec effroi dans l’éloignement !… — de cette scène, où j’aperçois le poële de velours, décoré des marques militaires de ton maître ! — de ton maître ! le premier, — le meilleur des êtres créés ! — où je te vois, fidèle serviteur, poser d’une main tremblante son épée et son fourreau sur le cercueil ; puis retourner plus pâle que la mort vers la porte ; et abîmé dans ta douleur, prendre par la bride son cheval de deuil, et marcher lentement à la suite du convoi ! — Là, tous les systèmes de mon père sont renversés par la douleur. — Là, je le vois, en dépit de sa philosophie, deux fois jeter les yeux sur l’écusson funèbre, — et deux fois ôter ses lunettes, pour essuyer les larmes que lui arrache la nature. — Là, enfin, je le vois jeter le romarin d’un air de désespoir, qui semble dire : — ô Tobie ! dans quel coin de la terre pourrois-je trouver ton semblable ? —

— Puissances célestes, vous qui jadis avez ouvert les lèvres du muet dans sa détresse, et délié la langue du bègue, — quand j’arriverai à cette page de terreur, faites pour moi un nouveau miracle, et répandez sur mes lèvres tous les trésors de l’éloquence.



CHAPITRE LXX.

Ô Newton ! ô Trim !


Quand le caporal forma la résolution de suppléer au point essentiel qui manquoit à l’artillerie de mon oncle Tobie, et d’entretenir une espèce de feu continuel sur l’ennemi pendant la chaleur de l’attaque, il ne songeoit d’abord qu’à diriger sur la ville une fumée de tabac par une des six pièces de campagne, qui étoient, comme on l’a vu, à droite et à gauche de la guérite de mon oncle Tobie. — Son idée n’alla pas plus loin pour le moment ; — et l’invention de ce stratagême, et les moyens de l’exécuter se présentant à son esprit tout-à-la-fois, il se tint assuré du succès, et fut sans la moindre inquiétude sur le bonnet de houssard qu’il avoit mis au jeu, ainsi que le lecteur peut s’en souvenir. —

Mais en tournant et retournant son projet dans sa tête, il ne tarda pas à concevoir une idée plus vaste. Il comprit qu’en attachant au bas de chacune de ses pipes turques trois petits tuyaux de cuir préparé, d’où descendroient trois autres pipes de fer-blanc, dont la bouche s’adapteroit et se mastiqueroit avec de l’argile sur la lumière de chaque canon, il lui seroit aussi facile de mettre le feu aux six pièces à-la-fois, qu’à une seule. — Il ne s’agissoit que de fermer tout passage à l’air, en liant hermétiquement avec de la soie cirée les pipes avec leurs tuyaux, à leurs différentes insertions.

— Telle fut l’invention du caporal ; — et que les savans n’aillent pas s’en moquer. — Est-il un d’eux qui ose dire de quelle espèce de puérilité il est impossible de tirer quelque ouverture pour le progrès des connoissances humaines ? — Est-il un de ceux qui ont assisté au premier et au second lit de justice de mon père, qui puisse prononcer de quelle espèce de corps on ne sauroit faire jaillir la lumière pour porter les arts et les sciences à leur perfection ? — Rien n’est perdu pour l’homme de génie, et la chute d’une pomme découvrit à Newton le système de la gravitation… Ô Newton ! ô Trim !

— Trim veilla la plus grande partie de la nuit pour assurer le succès de son projet, et le conduire au point de perfection ; — et ayant fait une épreuve suffisante de ses canons, il les chargea de tabac jusqu’au comble, et il s’alla coucher fort satisfait.



CHAPITRE LXXI.

On s’échauffe à moins.


Le caporal s’étoit levé sans bruit environ dix minutes avant mon oncle Tobie, dans le dessein de disposer son appareil, et d’envoyer une ou deux volées à l’ennemi avant l’arrivée de mon oncle Tobie.

À cette fin, il avoit traîné les six pièces de campagne tout près et en face de la guérite de mon oncle Tobie, laissant seulement y entre les trois de la droite et les trois de la gauche, un intervalle de quelques pieds y pour la commodité du service, et afin de pouvoir faire jouer à-la-fois les deux batteries, dont il espéroit tirer deux fois plus d’honneur que d’une seule.

Le caporal se plaça vis-à-vis cet intervalle et un peu en arrière, le dos sagement appuyé à la porte de la guérite, de crainte d’être tourné par l’ennemi. — Il prit la pipe d’ivoire, appartenante à la batterie de droite, entre le premier doigt et le pouce de la main droite ; — il prit la pipe d’ébène garnie d’argent, laquelle appartenoit à la batterie gauche, entre le premier doigt et le pouce de l’autre main : — il posa le genou droit en terre, comme s’il eût été au premier rang de son peloton. — Et là, son bonnet de houssard sur la tête, le caporal se mit à faire jouer vigoureusement ses deux batteries sur la contre-garde qui faisoit face à la contr’escarpe où l’attaque devoit se faire le matin.

Sa première intention, comme je l’ai dit, étoit de n’envoyer d’abord à l’ennemi qu’une ou deux bouffées de tabac. Mais le succès des bouffées, aussi-bien que le plaisir de bouffer, s’étoit insensiblement emparé de lui, et, de bouffées en bouffées, l’avoit engagé dans la plus grande chaleur de l’attaque. — Ce fut en ce moment que mon oncle Tobie le rejoignit.

Il fut heureux pour mon père que mon oncle Tobie n’eût pas à faire son testament ce jour-là.



CHAPITRE LXXII.

Il n’y tient pas.


Mon oncle Tobie prit la pipe d’ivoire des mains du caporal ; — il la regarda pendant une demi-minute, et la lui rendit.

Moins de deux minutes après, mon oncle Tobie reprit la pipe du caporal ; — il la porta jusqu’à moitié chemin de sa bouche : — mais bien vîte il la lui rendit encore.

Le caporal redoubla l’attaque : — mon oncle Tobie sourit ; — puis il prit un air grave : — il sourit encore un moment ; — puis il reprit l’air sérieux, et le garda. — « Donne-moi la pipe d’ivoire, Trim, dit mon oncle Tobie. » — Il la porta à ses lèvres, et la retira sur-le-champ. — Il jeta un coup-d’œil par-dessus la haie d’ifs. — Jamais pipe ne l’avoit si vivement tenté. — Mon oncle Tobie se jeta dans la guérite avec sa pipe à la main.

— Arrête, cher oncle Tobie ! — Où cours-tu avec ta pipe ? — N’entre pas dans la guérite. — Il n’y a nulle sûreté pour toi… — Mais il m’échappe ; il ne m’entend plus.



CHAPITRE LXXIII.

La scène change.


À Présent, mon cher lecteur, aidez-moi, je vous prie, à traîner l’artillerie de mon oncle Tobie hors de la scène. — Transportons sa guérite ailleurs, et débarrassons le théâtre, s’il est possible, des ouvrages à corne, des demi-lunes, et de tout cet attirail de guerre. —

Cela fait, mon ami Garrick, nous moucherons les chandelles, nous balaierons la salle, nous lèverons la toile, et nous ferons voir mon oncle Tobie revêtu d’un nouveau caractère, d’après lequel personne sûrement ne se doute comment il agira.

Et cependant, — si la pitié est parente de l’amour, — et si le courage ne lui est point étranger, vous avez assez connu mon oncle Tobie sous ces deux rapports, pour en suivre la trace plus loin, et pour démêler dans sa nouvelle passion ces ressemblances de famille.

Vaine science ! de quoi nous sers-tu dans une telle recherche ? — Tu n’es le plus souvent propre qu’à nous égarer.

Il y avoit, madame, dans mon oncle Tobie une telle simplicité de cœur, — elle le tenoit si loin de ces petites voies détournées, que les affaires de galanterie ont coutume de prendre, que vous n’en avez, que vous ne pouvez en avoir la moindre idée. — Sa façon de penser étoit si droite et si naturelle, — il connoissoit si peu les plis et les replis du cœur d’une femme, — il étoit si loin de s’en méfier, et (hors qu’il ne fût question de siéges) il se présentoit devant vous tellement à découvert et sans défense, — que vous auriez pu, madame, vous tenir cachée derrière une de ces petites voies détournées dont j’ai parlé, et de-là lui tirer dix coups de suite à bout portant, si neuf ne vous avoient pas suffi.

Ajoutez encore, madame (et c’est ce qui d’un autre côté faisoit échouer tous vos projets), ajoutez cette modestie sans pareille dont je vous ai une fois parlé, et que mon oncle Tobie avoit reçue de la nature, cette modestie qui veilloit sans cesse sur ses sensations, et le tenoit toujours en garde…

Mais où vais-je ? et pourquoi me permettre des réflexions qui se présentent au moins dix pages trop tôt, et qui me prendroient tout le temps que je dois employer à raconter les faits ?



CHAPITRE LXXIV.

Paix d’Utrecht.


Dans le petit nombre des enfans d’Adam, dont le cœur n’a jamais senti l’aiguillon de l’amour… ( — je dis, enfans légitimes, maintenant pour bâtards tous ceux qui n’ont pour les femmes que de l’aversion) — dans ce petit nombre, dis-je, il faut avouer qu’on trouve les noms des plus grands héros de l’histoire ancienne et moderne.

Il me seroit facile d’en retrouver la liste, depuis le chaste Joseph jusqu’à Scipion l’africain ; sans parler de Charles XII au cœur de fer, sur qui la comtesse de Konismarck ne put jamais rien gagner. — Ni ceux-là, ni tant d’autres que je ne cite pas, n’ont jamais fléchi le genou devant la déesse ; mais c’est qu’ils avoient toute autre chose à faire. — Ainsi avoit eu mon oncle Tobie ; ainsi avoit-il échappé au sort commun, — jusqu’à ce que le destin… jusqu’à ce que le destin, dis-je, enviant à son nom la gloire de passer à la postérité avec celui de Scipion, fit le replâtrage honteux de la paix d’Utrecht.

Et croyez-moi, messieurs, de tout ce qui arriva cette année-là par ordre du destin, la paix d’Utrecht fut ce qu’il y eut de pis.



CHAPITRE LXXV.

Suites fâcheuses de la paix d’Utrecht.


Quelles fâcheuses conséquences n’eût-elle pas, cette paix d’Utrecht ? Peu s’en fallut qu’elle ne dégoûtât à jamais mon oncle Tobie des siéges ; — et quoi qu’il en soit venu à se raviser dans la suite, il est certain que Calais n’avoit pas laissé dans le cœur de la reine Anne une cicatrice plus profonde, qu’Utrecht n’en laissa dans le cœur de mon oncle Tobie. — Du reste de sa vie il ne put entendre sans horreur prononcer le nom D’Utrecht. — Que dis-je ? une nouvelle tirée de la gazette d’Utrecht le faisoit soupirer, comme si son cœur eût voulu se rompre en deux.

Mon père avoit la prétention de trouver le vrai motif de chaque chose ; ce qui en faisoit un voisin très-incommode, soit qu’on voulût rire ou pleurer. — Il savoit toujours mieux que vous-même vos raisons d’être triste ou gai. — Il consoloit mon oncle Tobie ; mais toujours en lui faisant entendre que son chagrin ne venoit que d’avoir perdu son califourchon. « Ne t’inquiète pas, disoit-il, frère Tobie ; il faut espérer que nous aurons bientôt la guerre. — Et si la guerre vient, les puissances belligérantes auront beau faire, tes plaisirs sont assurés. — Je les défie, cher Tobie, de gagner du terrein sans prendre de villes, et de prendre des villes sans faire de sièges. »

Mon oncle Tobie ne recevoit pas volontiers cette espèce d’attaque que faisoit mon père à son califourchon. — Il trouvoit ce procédé peu généreux, d’autant qu’en frappant sur le cheval, le coup retomboit sur le cavalier, et portoit sur l’endroit le plus sensible ; de sorte qu’en ces occasions mon oncle Tobie posoit sa pipe sur la table plus brusquement, et se disposoit à une défense plus vive qu’à l’ordinaire. —

— Il y a environ deux ans que je dis au lecteur que mon oncle Tobie n’étoit pas éloquent ; et dans la même page je donnai un exemple du contraire. — Je répète ici la même observation, et j’ajoute un fait qui la contredit encore. — Il n’étoit pas éloquent ; — il lui étoit difficile de faire de longues phrases, — et il détestoit les belles phrases.

— Mais il y avoit des occasions qui l’entraînoient malgré lui, et l’emportoient bien loin de ses bornes ordinaires. Alors mon oncle Tobie étoit, à quelques égards, égal à Tertullien, et à quelques autres, infiniment supérieur.

Mon père goûta tellement une de ces défenses, que mon oncle Tobie prononça un soir devant Yorick et lui, qu’il l’écrivit toute entière avant de se coucher.

J’ai eu le bonheur de retrouver cette défense parmi les papiers de mon père, avec quelques remarques de sa façon, soulignées et mises entre deux parenthèses.

Au dos du cahier est écrit : Justification des principes de mon frère Tobie, et des motifs qui le portent à désirer la continuation de la guerre.

Je ne crains pas de le dire, j’ai lu cent fois cette apologie de mon oncle Tobie ; — et je la regarde comme un si beau modèle de défense ; elle fait voir en lui un accord si heureux de douceur, de courage et de bons principes, — que je la donne au public, mot pour mot, telle que je l’ai trouvée, en y joignant les remarques de mon père.


CHAPITRE LXXVI.

Apologie de mon oncle Tobie.


Je n’ignore pas, frère Shandy, qu’un homme qui suit le métier des armes est vu de très-mauvais œil dans le monde, quand il montre pour la guerre un désir pareil à celui que j’ai laissé voir. — En vain se reposeroit-il sur la justice et la droiture de ses intentions, on le soupçonnera toujours de vues particulières et intéressées.

Donc, si cet homme est prudent (et la prudence peut très-bien s’allier avec le courage) il se gardera de témoigner ce désir en présence d’un ennemi. Quelque chose qu’il ajoutât pour se justifier, un ennemi ne le croiroit pas. — Il évitera même de s’expliquer devant un ami, de crainte de perdre quelque chose dans son estime. — Mais si son cœur est surchargé, — s’il faut que les soupirs secrets qu’il pousse pour les armes s’échappent, — il réservera sa confidence pour l’oreille d’un frère, de qui son caractère soit bien connu, ainsi que ses vraies notions, dispositions et principes sur l’honneur. —

Il ne me siéroit aucunement, frère Shandy, de dire quel je me flatte d’avoir été sous tous ces rapports, — fort au-dessous, je le sais, de ce que j’aurois dû, au-dessous peut-être de ce que je crois avoir été ; — mais enfin tel que je suis, vous, mon cher frère Shandy, qui avez sucé le même lait que moi, — vous avec qui j’ai été élevé depuis le berceau ; — vous, dis-je, à qui, depuis les premiers instans des jeux de notre enfance, je n’ai caché aucune action de ma vie, et à peine une seule pensée, — tel que je suis, frère, vous devez me connoître ; vous devez connoître tous mes vices, aussi-bien que mes foiblesses, soit qu’elles viennent de mon âge, de mon caractère, de mes passions ou de mon jugement.

Dites-moi donc, mon cher frère Shandy, ce qu’il y a en moi qui ait pu vous faire penser que votre frère ne condamnoit la paix d’Utrecht que par des vues indignes ? — Si en effet j’ai paru regretter que la guerre ne fût pas continuée avec vigueur un peu plus longtemps, comment avez-vous pu vous tromper sur mes motifs ? Comment avez-vous pu penser que je désirasse la ruine, la mort ou l’esclavage d’un plus grand nombre de mes frères ; que je désirasse (uniquement pour mon plaisir) de voir un plus grand nombre de familles arrachées à leurs paisibles habitations ? Dites, dites, frère Shandy, sur quelle action de ma vie avez-vous pu me juger si défavorablement ? — (Comment diable ! cher Tobie, quelle action ! — et ces cent livres sterling que ta m’as empruntées pour continuer ces maudits sièges !)

Si, dès ma plus tendre enfance, je ne pouvois entendre battre un tambour, que mon cœur ne battît aussi, étoit-ce ma faute ? M’étois-je donné ce penchant ? Est-ce la nature ou moi, dont la voix m’appeloit aux armes ?

Quand Guy, comte de Warwick, quand Parisme et Parismène, quand Valentin et Orson, et les sept champions de la cour d’Angleterre se promenoient de main en main autour de l’école, n’est-ce pas de mon argent qu’ils avoient été tous achetés ? — Et étoit-ce là, frère Shandy, le fait d’une aine intéressée ?

Quand nous lisions le siége de Troie, ce fameux siége qui a duré dix ans et huit mois, — (quoique je gage qu’avec un train d’artillerie semblable à celui que nous avions à Namur, la ville n’eût pas tenu huit jours) y avoit-il dans toute la classe un écolier plus touché que moi du carnage des Grecs et des Troyens ? N’ai je pas reçu trois férules, deux dans ma main droite, et une dans ma main gauche, pour avoir traité Hélène de salope, en songeant à tous les maux dont elle avoit été cause ? Aucun de vous a-t-il versé plus de larmes pour Hector ? — Et quand le roi Priam venoit au camp des Grecs pour redemander le corps de son fils, et s’en retournoit en pleurant sans l’avoir obtenu, vous savez, frère, que je ne pouvois dîner.

Tout cela frère Shandy, annonçoit-il que je fusse cruel ? — Ou, parce que mon sang bouilloit à l’idée d’un camp, et que mon cœur ne respiroit que la guerre, falloit-il conclure que je ne pusse pas m’attendrir sur les calamités qu’elle entraîne ?

Ô frère ! pour un soldat, il est un temps pour cueillir des lauriers, et un autre pour planter des cyprès. (Eh ! d’où diable as-tu su, cher Tobie, que le cyprès étoit employé par les anciens dans les cérémonies funèbres ?)

Pour un soldat, frère Shandy, il est un temps, comme il est un devoir, de hasarder sa propre vie, — de sauter le premier dans la tranchée, quoique assuré d’y être taillé en pièces ; — puis, animé de l’esprit public, dévoré de la soif de la gloire, de s’élancer le premier sur la brêche, — de se tenir au premier rang, — et d’y marcher fièrement avec les enseignes déployées, au bruit des tambours et des trompettes. — Il est un temps, ai-je dit, frère Shandy, pour se conduire ainsi ; — il en est un autre pour réfléchir sur les malheurs de la guerre, — pour gémir sur les contrées qu’elle ravage, — pour considérer les travaux et les fatigues incroyables, que le soldat lui-même qui exerce toutes ces horreurs est obligé de supporter, pour six sous par jour, dont il est souvent mal payé. —

Ai-je besoin, cher Yorick, que l’on me répète ce que vous m’avez déjà dit dans l’oraison funèbre de Lefèvre : — Qu’une créature telle que l’homme, si douce, si paisible, née pour l’amour, la pitié, la bonté, n’étoit pas taillée pour la guerre ? — Mais vous deviez ajouter, Yorick, que si la nature ne nous y a pas destinés, au moins la nécessité peut quelquefois nous y contraindre. — En effet, Yorick, qu’est-ce que la guerre ? — qu’est-ce surtout qu’une guerre comme ont été les nôtres, fondées sur les principes de l’honneur et de la liberté, — sinon les armes mises à la main d’un peuple innocent et paisible, pour contenir dans de justes bornes l’ambitieux et le turbulent ? — Quant à moi, frère Shandy, le ciel m’est témoin que le plaisir que j’ai pris à tout ce qui concerne la guerre, et en particulier cette satisfaction infinie qui a accompagné les siéges que j’ai exécutés dans mon boulingrin, ne s’est élevée en moi, (et j’espère aussi dans le caporal) que de la conscience que nous avions tous deux, qu’en agissant ainsi, nous répondions aux grandes vues du créateur.



CHAPITRE LXXVII.

L’Auteur s’égare.


Je disois au lecteur chrétien… chrétien !… sans doute, et j’espère qu’il l’est. — Et s’il ne l’est pas, j’en suis fâché pour lui. Mais qu’il s’examine sérieusement lui-même, et qu’il ne s’en prenne pas à mon livre. —

— Je lui disois, monsieur… car, en bonne foi, quand on raconte une histoire, suivant l’étrange méthode que j’ai prise, on est sans cesse obligé d’aller et de revenir sur ses pas, pour empêcher le lecteur de perdre le fil du discours. — Et si je n’avois pas eu le soin d’en user ainsi, — j’ai traité de choses si variées et si équivoques ; — il y a dans mon ouvrage tant de vides et de lacunes ; — les étoiles que j’ai placées dans quelques-uns des passages les plus obscurs, éclairent si peu un lecteur, disposé à perdre son chemin en plein midi, que….. vous voyez que j’ai perdu le mien.

Oh ! la faute vient uniquement de mon père et de sa pendule. — Et si jamais on dissèque mon cerveau, on y verra sans lunettes quelque lacune, produite par l’impertinente question de ma mère.

Quantò id diligentiùs in liberis procreandis cavendum, dit Cardan.

Donc, messieurs, vous voyez qu’il est moralement impossible que je retrouve le point d’où j’étois parti.

Il vaut mieux recommencer entièrement le chapitre.



CHAPITRE LXXVIII.

Derniers exploits de mon oncle Tobie.


Je disois au lecteur chrétien, au commencement du chapitre qui a précédé celui de l’apologie de mon oncle Tobie, — (je le disois en termes et dans un trope différens) que la paix d’Utrecht fut au moment de faire naître, entre mon oncle Tobie et son califourchon, le même éloignement qu’entre la reine et les confédérés.

Il est des gens qui ne descendent de leur califourchon qu’avec humeur et dépit, en lui disant : Monsieur, j’aimerois mieux aller à pied toute ma vie, que de faire désormais un seul quart de lieue avec vous. — Ce n’est pas ainsi que mon oncle Tobie descendit du sien ; que dis-je ? il n’en descendit point. — Il fut jeté par terre, et même avec malice ; ce qui lui donna dix fois plus d’humeur. — Mais cette affaire est du ressort des Jockeis.

Quoi qu’il en soit, il est certain que la paix d’Utrecht produisit une sorte de brouillerie entre mon oncle Tobie et son califourchon. — Depuis la signature des articles, qui se fit en mars jusqu’au mois de novembre, ils n’eurent aucun commerce ensemble. À peine mon oncle Tobie fit-il de temps en temps quelques tours de promenade avec lui, pour s’assurer si le Havre et les fortifications de Dunkerque se démolissoient suivant les termes du traité.

Mais les François s’y portèrent avec tant de lenteur pendant tout l’été, — et M. Tugghes, député des magistrats de Dunkerque, présenta à la reine des suppliques si touchantes ! — suppliant sa majesté de réserver sa foudre pour les fortifications qui pouvoient avoir encouru sa disgrâce, mais d’épargner ah ! d’épargner le môle en faveur du môle lui-même, lequel, dans sa situation dénuée de toute défense, ne pouvoit plus être qu’un objet de pitié ; — et la reine (qui étoit femme) se laissa émouvoir si facilement, ainsi que ses ministres, qui avoient leurs raisons particulières pour ne pas désirer que la ville fût démantelée. — Enfin tout alla si lentement au gré de mon oncle Tobie, que la ville fut bâtie par le caporal, et toute prête à être démolie, plus de trois mois avant que les différens commissaires, commandans, députés, médiateurs et intendans leur permissent d’y travailler. —

Fatale inaction !

Le caporal étoit d’avis de commencer la démolition par les remparts du corps même de la place. — « Non pas, caporal, disoit mon oncle Tobie. Si nous commencions par la ville, la garnison angloise n’y seroit pas en sûreté pendant une heure, en cas d’attaque. — Et si les François étoient de mauvaise foi..... — ma foi, dit le caporal, je ne m’y fierois pas. — Ces gens-là ne sont pas sûrs. — Tu me fâches toujours de parler ainsi, Trim, dit mon oncle Tobie. Le François est naturellement brave ; et dès qu’il trouve une brêche praticable, c’est le premier peuple du monde pour s’élancer dans une place et s’en rendre maître. — Qu’ils y viennent, morbleu ! s’écria le caporal, en levant sa bêche à deux mains, comme s’il alloit les renverser à ses pieds ! — Qu’ils y viennent, s’il l’osent ! » —

« Dans ces cas-là, caporal, dit mon oncle Tobie, en faisant glisser sa main jusqu’au milieu de sa canne, et l’élevant ensuite comme un bâton de commandement, le premier doigt en avant, — dans ces cas-là, un commandant ne doit pas calculer ce que l’ennemi osera ou n’osera pas ; il doit agir avec prudence. — Ainsi nous commencerons par les ouvrages extérieurs, tant du côté de la terre que du côté de la mer ; le fort Louis, le plus éloigné de tous, sera démoli le premier, — le reste sautera l’un après l’autre, de droite et de gauche, toujours en nous retirant vers la ville ; — après quoi nous détruirons le môle, nous comblerons le port ; enfin nous rentrerons dans la citadelle que nous ferons sauter, et nous voguerons pour l’Angleterre. — Où nous voilà débarqués, dit le caporal. — Tu as raison, dit mon oncle Tobie, en reconnoissant son clocher. »


CHAPITRE LXXIX.

La scène change.


C’est ainsi qu’un ou deux entretiens de ce genre avec Trim sur la démolition de Dunkerque, — entretiens charmans, mais trop courts ! — rappelèrent pour un moment à mon oncle Tobie le souvenir des plaisirs qu’il avoit perdus. —

Mais ce souvenir n’en étoit qu’une foible image. — La magie avoit disparu ; et l’ame de mon oncle Tobie avoit perdu son ressort. —

Le calme, accompagné du silence, avoit pénétré dans le cabinet solitaire de mon oncle Tobie. — Ils avoient étendu leurs voiles de gaze sur sa tête ; et l’indifférence, au regard vague et à la fibre lâche, s’étoit assise tranquillement à ses côtés. —

Son sang circuloit lentement dans ses veines, sans que Amberg, et Rimberg, et Limbourg, et Huis, et Bonn, pour une année, — et Landen, et Trarebach, et Drusen, et Dendermonde, en perspective pour celle d’après, en accélérassent le mouvement. — Les sappes, et les mines, et les blindes, et les gabions, et les palissades, n’éloignoient plus ce bel ennemi de l’homme, le repos. — En mangeant son œuf à souper, mon oncle Tobie ne forçoit plus les lignes françoises, d’où tant de fois traversant l’Oise, et voyant toute la Picardie ouverte devant lui, il marchoit aux portes de Paris, et s’endormoit au sein de la gloire. — Dans ses songes, il ne se voyoit plus arborant l’étendard d’Angleterre sur les tours de la Bastille, et ne se réveilloit plus la tête remplie de magnifiques idées. —

De plus douces rêveries, des vibrations plus chatouillantes, le berçoient mollement dans ses instans de sommeil. — La trompette de la guerre tomboit de ses mains. — Un luth la remplaçait. — Un luth ! doux instrument ! le plus délicat, et le plus difficile de tous ! — Eh ! comment en joueras-tu, mon cher oncle Tobie ?



CHAPITRE LXXX.

Dissertation sur l’Amour.


Oui, je l’ai dit, — je me le rappelle ; — je ne sais plus où ; — je ne sais plus quand. — Mais il n’importe. — Une ou deux fois avec mon étourderie ordinaire, j’ai dit que si je trouvois jamais le temps de donner au public l’histoire que l’on va lire des amours de mon oncle Tobie et de la veuve Wadman, j’étois assuré que l’on y trouveroit le système le plus complet qui ait jamais été donné au public, soit de la théorie, soit de la pratique de l’amour. J’ai dit de l’amour ; et j’ajoute de la manière de faire l’amour.

Mais se seroit-on imaginé de-là que je donnerons une définition précise de l’amour ? Ou que je déterminerois avec Plotin la part que Dieu et la part que le Diable peut y avoir ? —

Ou, par une équation plus exacte, en supposant que l’amour est comme dix, que j’en assignerais avec Ficinius six parties à l’un, et quatre à l’autre ? —

Ou que je déciderois avec Platon, que de la tête à la queue le Diable prend tout ? —

— Fi donc ! me dit Jenny, quel auteur cites-tu ? Est-ce que Platon se connoissoit en amour ? —

Auroit-on cru que je perdrois mon temps à examiner si l’amour est une maladie ? — Ou que je m’embrouillerois avec Rhazez et Dioscoride, à rechercher s’il a son siége dans la cervelle ou dans le foie ? — Ce qui me conduiroit à l’examen de deux méthodes très-opposées pour le traitement de ceux qui en sont attaqués.

— Une de ces méthodes est celle d’Aœtius, qui commençoit par des lavemens rafraîchissans, composés de chenevis et de concombre pilés, — qu’il faisoit suivre par de légères émulsions de lis et de pourpier, auxquelles il ajoutoit une prise de tabac, et quand il osoit s’y risquer, sa bague de topaze.

L’autre méthode, qui est celle de Gordonius, (chapitre 15. de amore) consiste à battre le malade jusqu’à ce qu’il tombe en pourriture : ad putorem usquè.

Insensé qui prétend concilier les systèmes de deux savans ! — Mon père, qui étoit extrêmement versé dans les connoissances de ce genre, médita long-temps et sans fruit sur les traitemens proposés par Aœtius et Gordonius, — Enfin, au moyen d’une toile cirée et camphrée, qu’il substitua au bougran que le tailleur devoit employer pour mon oncle Tobie dans la ceinture d’une culotte neuve, mon père obtint le même effet que vouloit produire Gordonius, et d’une manière moins brutale.

On lira en leur temps les événemens qui en résultèrent.


CHAPITRE LXXXI.

Mon oncle Tobie devient amoureux.


Si le lecteur est curieux d’arriver à ces fameuses amours de mon oncle Tobie et de la veuve Wadman, il faut qu’il prenne patience, elles auront leur tour. — Quant à présent, je prétends seulement être dispensé de définir ce que c’est que l’amour, et tant que je pourrai me faire entendre à l’aide du mot, sans y ajouter d’autres idées que celles que j’ai en commun avec le reste des hommes ; que me serviroit de dire ce que je pense de la chose ? — Quand je ne pourrai plus aller, et que je me trouverai empêtré de tout côté dans ce labyrinthe mystique, alors je m’expliquerai avec plus de précision, et l’on verra ce que je pense sur l’amour.

Pour le moment, je me flatte d’être suffisament entendu, en disant au lecteur que mon oncle Tobie tomba amoureux. —

Ce n’est pas que la phrase soit tout-à-fait de mon goût. Car, dire qu’un homme est tombé amoureux, — ou qu’il est profondément amoureux, — ou qu’il est dans l’amour jusqu’aux oreilles, — ou qu’il y est par-dessus la tête, — (ce qui, par l’analogie du langage, semble impliquer que l’amour est au-dessous de l’homme) c’est rentrer dans le système de Platon. Or, quoique l’on ait donné à Platon l’épithète de divin, je le déclare pour cela seul hérétique et digne de l’enfer.

Mais que l’amour soit ce qu’on voudra, mon oncle Tobie n’en devint pas moins amoureux.

Et peut-être, ami lecteur, que si vous eussiez été tenté de même, vous auriez succombé comme lui. — Car jamais vos yeux n’ont vu, jamais votre concupiscence n’a convoité un objet aussi séduisant que la veuve Wadman.



CHAPITRE LXXXII.

Portrait de la veuve Wadman.


La veuve Wadman..... — Mais je veux que vous fassiez vous-même son portrait. — Voici une plume, de l’encre et du papier : asseyez-vous, monsieur, et peignez-là à votre fantaisie. — Comme votre maîtresse, si vous pouvez, — et non comme votre femme, si votre conscience vous le permet. — Au reste, ne suivez que votre goût ; je ne prétends point gêner votre imagination. —








Eh bien, monsieur !

La nature forma-t-elle jamais rien de si charmant et de si parfait ?

Vous voyez cette veuve Wadman ! — comment mon oncle Tobie lui auroit-il résisté ?

— Ô trois fois, quatre fois heureux livre ! tu contiendras donc une page au moins que la malice et l’ignorance ne pourront noircir ni falsifier.



CHAPITRE LXXXIV.

Dialogue.


Mistriss Brigitte apprit à Suzanne que mon oncle Tobie étoit amoureux de sa maîtresse, quinze jours au moins avant qu’il y eût pensé. — Suzanne en parla dès le lendemain à ma mère. D’après cela, je puis bien entamer l’histoire des amours de mon oncle Tobie, quinze jours avant leur existence.

— « J’ai à vous dire une nouvelle, monsieur Shandy, dit ma mère, qui vous surprendra beaucoup. »

Or, mon père étoit alors occupé à tenir son second lit de justice, et il réfléchissoit intérieurement sur les fatigues du mariage, quand ma mère rompit le silence. —

« Votre frère Tobie, dit ma mère, épouse mistriss Wadman. » —

« Le pauvre homme ! dit mon père, il n’aura donc plus la liberté de se coucher en travers dans son lit ! « 

C’étoit un supplice cruel pour mon père, de ce que ma mère ne demandoit jamais l’explication des choses qu’elle ne comprenoit pas.

— Qu’elle soit ignorante, disoit mon père, c’est un malheur pour elle. — Mais elle peut faire une question. —

Ma mère n’en faisoit jamais. — Enfin elle est morte sans savoir si la terre tournoit ou ne tournoit pas ; mon père le lui avoit expliqué plus de mille fois : mais elle l’oublioit toujours.

Aussi la conversation alloit rarement plus loin entr’eux qu’une demande, une réponse et une réplique. — Ensuite ils reprenoient haleine pendant quelques minutes (comme dans l’affaire des culottes) et puis le dialogue.

« S’il se marie, dit ma mère, ce sera tant pis pour nous. » —

« Je n’en donnerois pas deux sous, dit mon père ; il peut manger son bien de cette façon aussi-bien que d’une autre. » —

« J’en conviens, dit ma mère. » Là finit la demande, la réponse et la réplique dont je vous ai parlé. —

« Ce sera un passe-temps pour lui, dit mon père. » —

« Surtout, répondit ma mère, s’il peut avoir des enfans. » —

« Des enfans ! s’écria mon père ; le ciel ait pitié de moi ! »



CHAPITRE LXXXIV.

Sur les lignes droites.


Ici j’avois fait un chapitre sur les lignes courbes, pour prouver l’excellence des lignes droites…..

Une ligne droite ! le sentier où doivent marcher les vrais chrétiens, disent les pères de l’église. —

L’emblême de la droiture morale, dit Cicéron. —

La meilleure de toutes les lignes, disent les planteurs de choux. —

La ligne la plus courte, dit Archimède, que l’on puisse tirer d’un point à un autre. —

Mais un auteur tel que moi, et tel que bien d’autres, n’est pas un géomètre ; et j’ai abandonné la ligne droite. —



CHAPITRE LXXXV.

Je prends la poste.


J’ai promis quelque part au lecteur que je lui donnerois deux volumes de cet ouvrage par an, pourvu que mon maudit asthme, que je redoute à présent plus que le diable, voulût me le permettre. — Et, dans un autre endroit (je veux être pendu si je sais où) j’ai posé ma plume et ma règle en croix sur ma table, pour donner plus de poids à mon serment ; et j’ai juré que je soutiendrais cette allure quarante ans de suite, s’il plaisoit à la fontaine de la vie de me fournir aussi longtemps bonne santé, bon courage, et joyeuse humeur.

Pour mon humeur, je n’ai qu’à m’en louer ; quoiqu’il lui arrive de me promener à cheval sur un bâton dix-neuf heures sur les vingt-quatre, je n’ai que des remercîmens à lui faire. — Ô mon humeur, que ne vous dois-je pas ! — c’est vous qui m’avez fait parcourir joyeusement l’âpre sentier de la vie, et qui, parmi tous les maux qu’elle entraîne, ne m’avez jamais laissé connoître les soucis. — Jamais vous ne m’avez abandonné ; jamais vous ne m’avez teint les objets en noir ni en pâles couleurs. — Au contraire, dans les dangers, vous avez toujours doré mon horizon avec les rayons de l’espérance ; et quand la mort elle-même est venue frapper à ma porte, vous l’avez congédiée d’un ton si gai et d’un air si dégagé, qu’elle a cru s’être trompée. —

« — Il y a ici quelque méprise, a-t-elle dit. » —

— Je ne crains rien tant au monde que d’être interrompu au milieu d’une histoire ; et quand la mort se présenta, je racontois à mon ami Eugène le vieux conte d’une religieuse qui se croyoit changée en poisson, et celui d’un moine condamné juridiquement pour avoir mangé un missel ; — et je discutois plaisamment l’importance du cas et la justice de la procédure. —

« Ce ne sauroit être, dit-elle, le grave personnage que je cherche ; voyons ailleurs. »

« — Tu l’as échappé belle, Tristram, me dit Eugène, en me prenant la main, après que j’eus fini mon histoire. » —

« Je ne tiens rien encore, Eugène, répliquai-je ; et puisque l’infâme bâtarde a découvert mon logis… » —

« Bâtarde est le mot, interrompit Eugène ; car c’est par le péché qu’elle est entrée dans le monde. — Il ne m’importe guère, lui dis-je, par où elle y est entrée ; ce que je lui demande, c’est de ne pas m’en faire sortir si brusquement. — J’ai quarante volumes à écrire, et quarante mille choses à dire et à faire, que toi seul au monde, mon cher Eugène, pourrois dire et faire pour moi. Tu vois comme elle m’a déjà pris à la gorge ; (en effet, je pouvois à peine me faire entendre d’Eugène à travers une petite table). — Tu vois que je ne suis pas un champion de sa force en champ clos. — Ne ferois-je pas mieux, tandis qu’il me reste encore quelques esprits épars, et que ces deux jambes (soulevant une des miennes) et que ces deux jambes d’araignée peuvent encore me porter, — ne ferois-je pas mieux de gagner pays, et de chercher mon salut dans la fuite ? — C’est mon avis, mon cher Tristram, dit Eugène. — Eh bien ! dis-je, par le ciel ! je vais la mener un train dont elle ne se doute guère. Je galoperai sans retourner la tête jusqu’aux bords de la Garonne ; — je m’enfuirai au plus haut du Vésuve, — et delà à Joppé, — et de Joppé au bout du monde. — Viens, mon ami, dit Eugène, en me tendant la main. »

Le mouvement d’Eugène et sa tendre affection pour moi, rappelèrent dans mes joues le sang qui en avoit été banni si longtemps. — C’étoit un cruel moment pour lui dire adieu. Il me conduisit à ma chaise ; je montai en le regardant : — il me tendit encore la main. — Allons ! m’écriai-je. — Le postillon enleva ses chevaux d’un coup de fouet : nous partîmes comme l’éclair ; et en six tours de roue nous fûmes à Douvres.



CHAPITRE LXXXVI.

Je m’embarque.


« Cependant, dis-je, en regardant les côtes de France, il seroit à propos qu’un homme connût son propre pays, avant d’aller chercher celui des autres. — Or, je n’ai visité ni l’église de Rochester, ni les chantiers de Chatham, ni Saint-Thomas de Cantorbery, — quoique tout cela se trouvât sur ma route.

— » Mais, à la vérité, je suis dans un cas particulier. » —

Ainsi, sans autres réflexions, je sautai dans le paquebot ; en cinq minutes nous fûmes sous voile, et nous voguâmes comme le vent.

— « Dites-moi, capitaine, lui dis-je en entrant dans la cabine, est-il jamais arrivé à quelqu’un de mourir dans votre paquebot ? » —

« Bon ! répliqua-t-il, on n’a seulement pas le temps d’y être malade. » —

« Chien de menteur ! m’écriai-je, je suis déjà malade comme un cheval. — Qu’est-ce ceci ? Aye ! — aye ! — tous mes vaisseaux sont rompus ; — le sang, la lymphe, le fluide nerveux, les sels fixes et volatils, tout est confondu pêle-mêle. — Bon Dieu ! — tout tourne autour de moi comme cent mille tourbillons, — Je ne sais plus ce que je veux dire.

» Aye, — aye, — aye, — aye ! — Capitaine, quand serons-nous à terre ? — Ces marins ont des cœurs de roche. — Oh ! je suis bien malade. — Garçon, apporte-moi de l’eau chaude. — Madame, comment vous trouvez-vous ? — Mal, monsieur, très-mal. — Oh ! très-mal. — Je suis, — je suis morte. — Est-ce la première fois ? Non, monsieur, c’est la seconde, la troisième, la sixième, la dixième. — Diable ! — Oh ! oh ! quel tapage sur notre tête ! Holà ! garçon, qu’est-ce qui arrive ? » —

« Le vent ne cesse de tourner. — La mer est grosse. — Est-ce la mort ? eh bien ! je verrai comme elle est faite. — Eh bien ! garçon ? » —

« Quel bonheur ! le vent tourne encore. Nous voilà dans le port. — Oh ! le diable te tourne ! » —

« Capitaine, dit la dame, pour l’amour de Dieu ! que je descende la première. »



CHAPITRE LXXXVII.

Elles sont trois.


De Calais à Paris, il y a trois routes différentes ; et rien n’est plus fâcheux pour un homme qui est pressé. — Il faut écouter tant de choses en faveur de chaque route, de la part des députés des différentes villes qui s’y rencontrent, qu’un voyageur perd communément une demi-journée pour se décider par où il passera. —

La première de ces routes est par Lille et Arras ; c’est la plus longue, mais la plus intéressante et la plus instructive.

La seconde est par Amiens ; c’est celle qu’il faut prendre si l’on veut voir Chantilly. —

Et la troisième est par Beauvais ; on la prend si l’on veut —

— C’est ce qui fait que beaucoup de gens la préfèrent.



CHAPITRE LXXXVIII.

J’accepte le défi.


Avant de quitter Calais, diroit un voyageur écrivain, il ne sera pas mal à-propos de donner quelques détails sur cette ville. — Et moi je pense que ce seroit très-mal à-propos. — Ne peut-on traverser paisiblement une ville, et la laisser comme on l’a prise, quand on n’a rien à démêler avec elle ? — À quoi sert d’en visiter toutes les rues, et de tirer sa plume à chaque ruisseau que l’on saute (uniquement, à mon avis, pour le plaisir de la tirer) ? — En effet, si nous pouvons en juger d’après tout ce qui a été écrit dans ce genre, par tous ceux qui ont écrit et puis galopé, — ou qui ont galopé et puis écrit, ce qui est encore différent ; — ou qui, comme je fais en ce moment, ont écrit en galopant ; — depuis le grand Adisson, qui fit ce métier avec ses livres d’école sous le bras, jusqu’à ceux qui le font encore sans avoir jamais été à l’école, — nous trouverons qu’il n’y a pas un galopeur d’entre nous, qui n’eût mieux fait de se promener au pas autour de son champ (en supposant qu’il eût un champ) et d’écrire à pied sec ce qu’il avoit à écrire, plutôt que de courir les mers pour n’écrire que les mêmes choses. —

Quant à moi, comme le ciel est mon juge (et c’est toujours à lui que je porte mon dernier appel) excepté le peu que m’en a dit mon barbier en repassant mes rasoirs, je ne connois non plus Calais que le Grand-Caire. — Il étoit nuit close quand j’y arrivai, et il n’étoit pas jour quand j’en repartis.

— Cependant, avec le peu que j’en sais, avec ce que ramasserai de droite et de gauche, et que je coudrai ensemble, — je gage dix contre un que je m’en vais écrire sur Calais un chapitre aussi long que mon bras, et que j’en ferai un détail si circonstancié et si satisfaisant, sans omettre une seule particularité digne de la curiosité d’un voyageur que l’on me prendra pour un clerc de ville de Calais. — Et où seroit la merveille, monsieur ? Démocrite qui rioit dix fois plus que je n’ose faire, n’étoit-il pas clerc de ville d’Abdère ? — Et cet autre dont j’ai oublié le nom, et qui étoit plus sage que Démocrite et que moi, n’étoit-il pas clerc de ville d’Ephèse ?

— Et de plus, monsieur, ce que je dirai de Calais aura tant de bon sens, d’érudition, de vérité et de précision….

Mais je vois à votre air que vous ne m’en croyez pas. — Eh bien ! monsieur, lisez pour votre peine le chapitre suivant.



CHAPITRE LXXXIX.

Calais.


Calais, Calatium, Calusium, Calesium.

Cette ville, si vous en croyez ses archives, (et je ne vois aucune raison de les révoquer en doute) n’étoit autrefois qu’un petit village appartenant aux anciens comtes de Guines. Elle contient aujourd’hui près de quatorze mille habitans, sans compter quatre cents vingt feux dans la ville basse ou les faubourgs. Il faut supposer qu’elle ne sera arrivée que par degré à sa grandeur actuelle.

Il y a dans la ville quatre couvens et une seule église paroissiale. J’avoue que je n’en ai pas pris la mesure exacte ; mais il est aisé d’en approcher par conjecture. — Car, comme la ville renferme quatorze mille habitans, si l’église peut les contenir, elle doit être d’une grandeur considérable ; — et si elle ne le peut pas, il est ridicule de n’en avoir pas une autre. — Elle est bâtie en forme de croix, et dédiée à la vierge Marie. Le clocher, au haut duquel est une flèche, est placé au milieu de l’église, et porté sur quatre piliers de forme élégante et assez légère, mais cependant suffisamment solides.

L’église est ornée de onze autels, dont la plupart sont plus élégans que riches. Le maître-autel est un chef-d’œuvre en son genre. Il est de marbre blanc ; et, suivant ce qu’on m’a dit, il a près de soixante pieds de haut. S’il en avoit davantage, il seroit aussi haut que le mont Calvaire ; d’où je conclus qu’en conscience il est d’une hauteur raisonnable. —

Rien ne m’a frappé davantage que la grande place, que nous appelons en anglois carrée. Je ne saurois dire si elle est bien pavée et bien bâtie ; mais elle est au centre de la ville, et la plupart des rues (du moins celles de ce quartier) y aboutissent — Si l’on avoit pu avoir une fontaine à Calais, ce qui paroît impossible, il n’est pas douteux qu’on l’eût placée au centre de ce carré, où elle auroit fait un très bel effet ; — quoique ce carré ne soit pas précisément un carré : car il est de quarante pieds plus long de l’est à l’ouest, que du nord au sud. Aussi les François en général ont-ils plus de raison de les appeler des places, n’étant presque jamais des carrés parfaits.

La maison-de-ville est assez laide, et conséquemment peu digne d’être mise en vue ; sans quoi elle auroit pu briller sur cette place, à côté de la fontaine. Mais elle suffit pour sa destination, et est assez spacieuse pour contenir les magistrats qui s’y rassemblent de temps en temps. — De sorte que l’on peut présumer que la justice y est réguliérement distribuée.

Je suis, comme l’on voit, fort instruit sur ce qui concerne la ville ; mais comme il n’y a rien de curieux dans le Courgain, je m’en suis peu occupé. C’est un quartier séparé de la ville, qui n’est habité que par des matelots et des pêcheurs. Il consiste en une quantité de petites rues proprement bâties ; la plupart des maisons sont en brique. Il est extrêmement peuplé ; mais cette population s’explique par le genre de nourriture de l’espèce de gens qui y demeurent.

Au reste, un voyageur peut l’aller visiter pour se satisfaire.

Mais il ne faut pas qu’il oublie la tour du guet ; elle mérite d’être vue. On l’appelle ainsi à cause de sa destination ; parce qu’en temps de guerre elle sert à découvrir les ennemis, qui pourroient s’approcher de la place du côté de terre, ou du côté de mer, et à en donner avis. — Mais elle est d’une hauteur si prodigieuse, et attire vos regards si continuellement, que l’on ne peut s’empêcher d’y faire attention malgré soi.

Je fus très-fâché de ne pouvoir obtenir la permission de visiter les fortifications, qui sont les plus fortes du monde, et qui, depuis qu’elles ont été commencées jusqu’à nos jours, c’est-à dire, depuis Philippe de France, comte de Boulogne, jusqu’au moment ou j’en parle, ont coûté (suivant le calcul d’un ingénieur Gascon) plus de cent millions de livres. — Il est à remarquer que c’est à la tête de Graveline, du côté où la ville est naturellement la plus foible, qu’on a dépensé le plus d’argent ; tellement que les ouvrages extérieurs s’étendent beaucoup dans la campagne, et occupent un grand terrein.

Cependant, quoique l’on ait pu dire et faire, il faut convenir que Calais n’a jamais été aussi important par lui-même que par sa position, et cette entrée facile qui a tant de fois fournie à nos ancêtres pour pénétrer en France. Mais cet avantage n’étoit pas même sans inconvéniens ; et Calais a été pour l’Angleterre dans ces temps-là une source de querelles, aussi répétées que Dunkerque dans le nôtre. On regardoit à bon droit cette ville comme la clef des deux royaumes ; et c’est de-là que sont venus tant de débats, pour savoir qui la garderoit.

De ces débats, le plus mémorable fut le siége, ou plutôt le blocus de Calais par Édouard III. La ville resista une année entière aux efforts de ses armes, et se défendit jusqu’à la dernière extrémité ; la famine seule l’obligea de se rendre. — Le dévouement d’Eustache de Saint-Pierre, qui s’offrit le premier comme victime, pour sauver ses concitoyens, a placé le nom de ce généreux magistrat parmi ceux des héros. — Et, comme ce détail ne prendra pas plus d’une cinquantaine de pages, ce seroit faire au lecteur une injustice criante, que de ne pas lui donner le détail exact de cet événement romanesque et du siége lui-même, dans les propres mots de Rapin Thoiras.


CHAPITRE XC.

Plus de peur que de mal.


Mais ne craignez rien, ami lecteur, je dédaigne d’en user ainsi. — Il suffit que je vous aie en mon pouvoir. — Mais faire usage de l’avantage que le hasard et la plume m’ont donné sur vous ! la chose seroit indigne de moi. Non, par ce feu tout-puissant qui échauffe les cervelles visionnaires, et illumine les esprits dans les méditations extatiques, avant que j’abuse ainsi d’une créature innocente qui se trouve à ma merci, — avant que j’exige de vous le prix de cinquante, pages que je n’ai aucun droit de vous vendre, — nu comme je suis, j’aimerois mieux, brouter l’herbe des montagnes, et sourire de ce que le vent du nord ne m’apporteroit ni abri ni souper. —

— Ainsi, camarade, partons ; et mène-moi ventre à terre à Boulogne.


CHAPITRE XCI.

Boulogne.


» À Boulogne, dirent-ils ! bon ! voici une recrue, nous voyagerons ensemble. — Messieurs, leur dis-je, j’en suis fâché. Mais je ne saurois m’arrêter, ni boire rasade avec vous. — Je suis poursuivi de trop près. — À peine aurai-je le temps de changer de chevaux. Holà, garçon ! pour l’amour de Dieu, dépêche. —

C’est quelque criminel de haute trahison, dit le plus bas qu’il pût un très-petit homme, à l’oreille de son voisin qui étoit très-grand. — Ou peut-être, dit le grand homme, quelque assassin. — Bien trouvé, leur dis-je, Messieurs. — Non, dit un troisième, il est chargé de dépêches de la cour. —

— Ma belle enfant, dis-je à une jeune fille qui passoit légérement avec ses heures sous le bras, vous êtes fraîche et vermeille comme le matin. — (Le soleil qui se levoit alors donnoit du prix à ce compliment). — Chargé de dépêches, dit un quatrième ! — (La jeune fille me fit un salut gracieux, je lui envoyai un baiser.) — Chargé de dépêches, continua-t-il, je n’en crois rien : il est chargé, de dettes. — Oh ! oui, de dettes certainement, dit un cinquième. — Je ne voudrois pas, dit le nain qui avoit parlé le premier, je ne voudrois pas payer ses dettes pour mille louis. — Ni moi, dit le géant, pour dix mille. — Encore bien trouvé, dis-je, Messieurs.

Hélas, Messieurs ! je n’ai d’autres dettes que celle que je dois à la nature. Je ne lui demande que du temps, et je promets de lui tout payer. — Mais, ô ciel ! madame, auriez-vous le cœur assez dur pour arrêter un pauvre voyageur, qui suit son chemin sans nuire à personne ? Arrêtez, — arrêtez-moi plutôt ce squelette hideux, l’effroi du pécheur, dont les jambes si longues menacent sans cesse de m’atteindre. C’est vous, madame, qui l’avez mis à ma poursuite : — de grâce, s’il n’est plus qu’à quelques postes, madame, ma chère dame, arrêtez-le, arrêtez-le. —

Mon hôte irlandois crut que je m’adressois encore à la jeune fille « C’est dommage, dit-il, qu’elle soit si loin ; toute cette galanterie est perdue pour elle. »

Peste soit du nigaud !

Est-ce là tout ce que vous avez de curieux à Boulogne ? —

Par Jésus ! il y a le plus beau séminaire… — Un séminaire est une belle chose, dis-je. »



CHAPITRE XCII.

Il y a toujours quelque fer qui cloche.


Quand l’impatience des desirs d’un homme précipite ses idées quatre-vingt-dix fois plus vîte que le véhicule qui le porte, il perd toute retenue ; et malheur au véhicule, malheur à tous ses accessoires, de quelque nature qu’ils soient, sur lesquels il exhale le mécontentement de son ame.

J’évite le plus qu’il m’est possible de porter un jugement définitif sur les hommes et sur les choses, quand je suis dans un mouvement de colère. —

Ainsi la première fois que la chose m’arriva, je me contentai de dire : Plus on se presse, plus on fait de sottises. La seconde, troisième, quatrième et cinquième fois, je m’en tins à cette réflexion, et je ne m’en pris qu’au second, troisième, quatrième et cinquième postillon. — Mais la même marotte durant toujours, et durant sans exception de la cinquième à la sixième, septième, et jusqu’à la dixième fois, je ne pus m’abstenir d’englober toute la nation dans une réflexion générique que je fis en ces termes :

Il y a toujours dans une voiture françoise quelque chose qui va mal à la sortie de chaque poste.

Ou bien en changeant la proposition :

Un postillon François ne sauroit faire un quart de lieue sans avoir besoin de descendre.

Et quoi encore de nouveau ? — Diable ! une soupente cassée ! une dent de loup rompue ! un trait défait ! une bande, un écrou, une courroie, une boucle, un ardillon…

N’imaginez pas pourtant que je me croie en droit de maudire la chaise de poste ni le postillon pour des accidens de cette espèce ; — ni que je jure par le Dieu vivant que je ferai plutôt le reste du chemin à pied ; — ni que je consente à être damné si l’on me voit remonter dans une pareille voiture, — non, je m’arme du plus beau sang froid, et je reconnois qu’en quelque pays que je voyage, il y aura toujours quelque écrou, courroie, boucle, ou ardillon qui viendra à manquer. — Ainsi je ne m’échauffe jamais, je prends le bon et le mauvais selon qu’ils se présentent, et je poursuis mon chemin. —

— « Fais-en de même, mon garçon, lui dis-je. » Il avoit déjà perdu cinq minutes en descendant de cheval pour prendre un morceau de pain bis qu’il avoit fourré dans une des poches de la voiture : puis il étoit remonté, et cheminoit à son aise pour le mieux savourer. « Allons, postillon, dis-je, plus vivement. » Mais pour cela je pris un ton tout-à-fait persuasif ; je fis sonner une pièce de vingt-quatre sols contre la glace, prenant soin de lui en présenter le côté plat, comme il retournoit la tête. — Le drôle, pour me montrer qu’il me comprenoit, me fit une grimace qui s’étendit d’une oreille à l’autre, et qui, derrière son museau de suie, me découvrit une rangée de perles, telles qu’une reine auroit donné tous les joyaux de sa couronne pour en avoir autant.

— Juste ciel ! à qui dépars-tu de tels trésors ! quelles dents pour du pain bis !

Et comme il finissoit sa dernière bouchée, nous entrâmes à Montreuil.


CHAPITRE XCIII.

Jeanneton.


Il n’y a point à mon gré de ville en France qui se présente mieux sur la carte que Montreuil. J’avoue qu’elle ne se présente pas si bien sur le livre de poste, ni même sur le chemin ; et si vous y passez jamais, vous serez de mon avis : elle est pitoyable à voir.

Cependant Montreuil en ce moment possède une merveille ; — c’est la fille du maître de poste. Elle a passé dix-huit mois à Amiens, et six à Paris ; elle y a fait son apprentissage ; ainsi elle tricotte, elle coud, danse et joue de la prunelle en perfection.

Mais voyez l’étourdie avec ses œillades ! pendant les cinq minutes que je me suis arrêté à la regarder, elle a laissé échapper au moins une douzaine de mailles à son bas de fil blanc ! — Oui, oui, je vous vois, fine matoise, et je vois votre bas. Il est long et étroit ; il est inutile que vous l’attachiez avec une épingle sur votre genou. — Le bas est fait pour votre jambe, il vous ira le mieux du monde.

— Où cette créature a-t-elle pris ces belles proportions qui fourniroient des modèles au statuaire ? La nature lui auroit-elle révélé son secret ?

Ô nature ! tes ouvrages effacent tous ceux de l’art. — Jeanneton est belle sans connoître les faces et les tiers de face. — Elle est belle comme toi et par toi… — Mais que son attitude est heureuse ! Saisissons cet instant pour la peindre ; c’en est fait, je tire mes crayons ; — et puissé-je n’en faire usage de ma vie, si je ne viens pas à bout de vous montrer Jeanneton aussi au naturel, que si je voyois ses formes à travers un linge mouillé ! —

— Mais ces messieurs préfèrent peut-être que je leur donne la longueur, la largeur et la hauteur de l’église de Montreuil ; — ou le plan de la façade de l’abbaye de Saint-Austreberte ? — Eh, messieurs ! tout y est, je suppose, dans l’état où les charpentiers et les maçons l’ont laissé ; et tout y restera ainsi pendant cent ans encore, si la foi en Jésus-Christ dure aussi long-temps. — Vous pouvez prendre ces mesures-là à votre-aise.

— Mais pour toi, Jeanneton, celui qui veut te mesurer doit s’y prendre à l’heure même. — Tu portes en toi les principes du changement ; et quand je considère les vicissitudes de cette vie passagère, je frémis de l’avenir qui t’attend. — Avant deux ans peut-être, tes belles formes seront détruites, et ta jolie taille sera perdue. — Tu passeras comme une fleur, et ta beauté disparoîtra comme l’ombre. — Eh ! que sais-je ? cette innocence qui t’embellit encore, tu la perdras peut-être ! qui peut répondre d’une foiblesse ? — Je ne serois pas caution de ma tante Dinach, si elle vivoit encore ; — que dis-je ? je le serois à peine de son portrait, s’il eût été fait par Reynolds.

— Mais le nom seul de ce maître de l’art me fait tomber le pinceau des mains. — Je ne ferai point le portrait de Jeanneton.

Il faut, monsieur, que vous vous contentiez de l’original ; et si la soirée est belle, quand vous passerez à Montreuil, vous pourrez le voir par votre portière, tandis que vous changerez de chevaux. — Mais faites mieux : et à moins que vous ne soyez aussi pressé que moi, et par d’aussi fâcheuses raisons, arrêtez-vous une nuit, vous trouverez Jeanneton tant soit peu dévote ; — mais, monsieur, tant mieux. C’est le tiers de votre besogne de fait.

Bon Dieu ! cette fille a brouillé toutes mes idées : je ne saurois m’arrêter plus long-temps à la regarder.


CHAPITRE XCIV.

Abbeville.


Dès que j’eus fait cette réflexion, et puis cette autre : que la mort étoit peut-être déjà sur mes talons, — ô ciel, m’écriai-je ! que ne suis-je déjà à Abbeville, ne fût-ce que pour voir les cardeurs et les fileuses de ce pays-là ! Nous partîmes pour Abbeville.

De Montreuil à Nampont, — poste et demie.

De Nampont à Bernay, — poste.

De Bernay à Nouvion, — poste.

De Nouvion à Abbeville, — poste et demie. —

Mais les cardeurs et les fileuses d’Abbeville étoient tous couchés.



CHAPITRE XCV.

Le remède à côté du mal.


De quel avantage infini ne sont pas les voyages ! — ils échauffent quelquefois ; mais il est un remède innocent, dont le chapitre suivant nous donnera l’idée.


CHAPITRE XCVI.

L’Apothicaire.


Ah ! monsieur Clistorel, vous voici ; passez dans ma garde-robe. — Je ne vous demande que cinq minutes.

— Si je pouvois faire ainsi mes conditions avec la mort comme avec mon apothicaire, et décider le temps et le lieu où elle doit me prendre, — je lui déclarerois que je ne veux point que ce soit en présence de mes amis. — Aussi, toutes les fois qu’il m’arrive de penser au genre et aux circonstances de cette grande catastrophe, (circonstances qui m’occupent et me tourmentent dix fois plus que la catastrophe elle-même,) je ne manque pas de supplier ardemment le souverain dispensateur de toutes choses, qu’il arrange les miennes de façon que la mort ne me surprenne pas dans ma propre maison ; mais plutôt dans quelque auberge commode. —

Dans ma maison, je sais ce que c’est. — L’affliction des miens, leur empressement à m’essuyer le front, à arranger mon oreiller, — ces petits et derniers services que me rendroit la main frissonnante de la pâle amitié, me déchireroient le cœur au point que je mourrois d’un mal dont mon médecin ne se douteroit pas. — Au lieu que dans une auberge, je suis assuré de mourir en paix ; j’achète avec quelques guinées le peu de services dont j’ai besoin. Ces services me sont rendus avec une attention froide, mais exacte.

Prenez garde pourtant : cette auberge ne doit pas être celle d’Abbeville. Elle est par trop mauvaise. — N’y eût-il pas d’autre auberge dans le monde entier, j’excepterai celle-ci de la capitulation.

— Ainsi, garçon,

« Que les chevaux soient prêts demain matin à quatre heures. — À quatre heures ; oui, monsieur. — Si tu me manques d’une minute, par sainte Geneviève ! je ferai un tel carillon dans la maison, que les morts s’y réveilleront. »



CHAPITRE XCVII.

Prédiction de David.


Rendez-les, mon Dieu, semblables à une roue. C’est un sarcasme amer que David, par un esprit prophétique, lançoit contre ceux qui entreprennent le grand tour, et contre cet esprit turbulent qui les y porte ; — cet esprit qui, suivant la prédiction de ce même David, doit accompagner les enfans des hommes jusqu’à la consommation des siècles.

« Aussi, suivant l’opinion du célèbre évêque Hall, c’est une des plus sévères imprécations que le saint roi ait jamais proférées contre les ennemis du Seigneur. — C’est comme s’il eût dit : Je desire qu’ils tournent éternellement. — Un mouvement si violent, continue le saint évêque, qui étoit d’une grosse corpulence, un mouvement si violent est l’image de l’enfer, de même que le repos est l’image du paradis. »

Moi qui suis d’une corpulence chétive, je pense tout différemment ; et je trouve au rebours que le mouvement est l’ame de la vie, et que l’inaction et la lenteur sont le partage de la mort.

— « Holà ! oh ! ils sont tous endormis ! — atelez les chevaux ; — graissez les roues ; — attachez la malle ; — remettez ce clou qui manque : — je ne veux pas perdre une minute. »

Or, la roue dont nous parlons, dans laquelle, et non pas sur laquelle, (car c’eût été en faire la roue d’Ixion) dans laquelle, dis-je, David maudissoit ses ennemis, devoit (dans l’opinion de l’évêque Hall, et vu sa conformation) être une roue de chaise de poste ; soit qu’il y eût des chaises de poste en Palestine ou non. — Et d’après ma façon de penser, ce devroit être une roue de charrette mal graissée, criant à chaque pas, et gravissant lentement les montagnes dont ce pays étoit rempli. — Si jamais je deviens commentateur, je rapporterai les preuves de cette opinion.

J’aime les Pythagoriciens beaucoup plus que je n’ai jamais osé en convenir avec ma chère Jenny. — J’aime leur Χωρισμὸν ἀπὸ τοῦ Σώματος, εἰς τὸ καλῶς φιλοσοφεῖν. Commencez par vous séparer de ce corps terrestre, si vous voulez apprendre à raisonner.

C’est notre corps en effet qui nuit à notre raison. Nous sommes dominés par les humeurs qui nous composent ; — entraînés d’un côté ou de l’autre, comme nous l’avons été l’évêque Hall et moi, en raison de notre fibre trop lâche ou trop tendue. — Nos sens partagent l’empire avec la raison. La mesure du ciel même n’est que la mesure de nos appétits ; et nous nous créons un paradis d’après la grossiéreté de nos desirs.

Mais, en cette occasion, qui de l’évêque ou de moi pensez-vous qui ait tort ? —

« Vous, certainement, dit-elle, d’aller déranger toute une maison à l’heure qu’il est. »



CHAPITRE XCVIII.

Traité de l’âme.


Ma charmante hôtesse ignoroit que j’eusse fait le vœu de ne me faire faire la barbe que lorsque je serois rendu à Paris. —

Mais je hais de faire des mystères pour rien. — Je laisse cette froide circonspection à ces petites ames, d’après lesquelles Leissius (lib. 13, de moribus divinis, cap. 24) a fait son calcul, dans lequel il avance qu’un mille cube d’Allemagne seroit assez vaste, et même de reste, pour contenir huit cents millions d’ames, ne faisant monter qu’à ce nombre la plus grande quantité possible des ames damnées et à damner, depuis la chute d’Adam jusqu’à la fin du monde.

Je ne sais d’où il avoit puisé ce second calcul, — à moins qu’il ne se fût fondé sur la bonté paternelle de Dieu. — Je suis bien plus en peine de savoir ce qui se passoit dans la tête de François de Ribéira, qui prétendoit que, pour contenir tous les damnés, il ne faudroit pas moins d’un ou de deux cents mille carrés d’Italie. — Il avoit sans doute travaillé d’après ces anciennes ames romaines qu’il avoit trouvées dans ses lectures. Il n’avoit pas fait réflexion que, par une pente graduelle et insensible, dans le cours de dix-huit cents ans, les ames devoient nécessairement s’être rétrécies assez, pour être réduites à peu de chose dans le temps où il écrivoit.

Au temps de Leissius, qui paroît avoir eu l’imagination moins vive, elles étoient aussi petites qu’on puisse l’imaginer. —

Elles sont encore diminuées aujourd’hui, et l’hiver prochain nous trouverons qu’elles auront encore perdu quelque chose. — Tellement que si nous allons toujours de peu à moins, et de moins à rien, — je n’hésite pas d’affirmer que, d’ici à un demi-siècle, nous n’aurons plus d’ame du tout. — Mais si, comme je le crains, la foi de Jésus-Christ ne dure guère au-delà, il sera assez avantageux pour celles-là, comme pour celles-ci, de finir en même-temps.

— Béni soit Jupiter ! et bénis tous les autres dieux et déesses de la fable ! ils vont tous reparoître sur la scène, sans oublier le dieu des jardins. — Ô le bon temps ! — Mais où suis-je ? Et à quelle téméraire licence osé-je me livrer ? Moi, moi qui ai si peu de jours à espérer, et qui ne puis vivre que dans l’avenir que j’emprunte de mon imagination ! — Reviens à toi, pauvre Shandy, et sois sage une fois, si tu le peux.



Fin du Tome troisième.


Tome III



ŒUVRES


COMPLÈTES


DE


LAURENT STERNE.


TOME QUATRIÈME.





Ce volume contient


La quatrième partie des Opinions de Tristram Shandy.





ŒUVRES


COMPLÈTES


DE


LAURENT STERNE.


NOUVELLE ÉDITION AVEC XVI GRAVURES.


TOME QUATRIÈME.


――――――x――――――


À PARIS,


Chez JEAN-FRANÇOIS BASTIEN.


AN XI. — 1803.








VIE

ET OPINIONS

DE

TRISTRAM SHANDY.






LIVRE IV


CHAPITRE PREMIER.

Le pauvre et son chien.


Détestant, comme je l’ai dit, de faire des mystères pour rien, je dis mon secret au postillon, dès que nous eumes quitté le pavé. Il répondit à ma confiance, en appuyant un grand coup de fouet à ses chevaux : si bien qu’au grand trot de son limonier (son porteur galopant sur trois jambes), nous gagnâmes en assez peu de temps Ailly-le-haut-Clocher, ville jadis fameuse par les plus beaux carillons du monde. — Mais nous la traversâmes sans musique ; tous les carillons étant dérangés, non seulement là, mais bien encore ailleurs.

Faisant donc toute la diligence possible, d’Ailly-le-haut-Clocher, je gagnai Flixcourt ; de Flixcourt, Péquigny, puis enfin Amiens, — Amiens, où la belle Jeanneton avoit fait son apprentissage, mais où Jeanneton n’étoit plus, et où par conséquent rien n’étoit digne de m’arrêter. —

Mais en arrivant à la poste, on détela ma chaise, et l’on établit mes brancards sur des tréteaux. — Quelle est cette mode, dis-je ? prétend-on par-là me faire aller plus vîte ? — J’appris que le courrier d’une berline qui alloit arriver, avoit retenu tous les chevaux, et que je ne pourrois partir qu’après que les miens auroient mangé l’avoine.

« Mais si monsieur veut descendre en attendant ? » —

Monsieur préféra de rester dans sa chaise. — Mais pour l’amour de Dieu, garçon, qu’on se dépêche. — ......

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je n’ai rien, mon bon-homme, lui dis-je. — C’étoit à un vieillard couvert de haillons, qui s’étoit avancé jusqu’à deux pas de la portière, son bonnet de laine rouge à la main. — Son geste et ses yeux demandaient, sa bouche ne parloit pas. — Il avoit un chien qui tenait, ainsi que son maître, ses yeux fixés sur moi, et qui semblait aussi solliciter ma charité. —

Je n’ai rien, dis-je une seconde fois. — C’étoit à-la-fois un mensonge et un acte de dureté. — Je rougis de l’avoir dit. — Mais, pensai-je en moi-même, ces pauvres sont si importuns ! — Celui-là ne le fut pas. — Dieu vous conserve, dit-il ; — et il se retira humblement.

Ho-hé, ho-hé ! — vîte — les chevaux. — C’étoit la berline qui venoit d’arriver. Les postillons coururent. Le bon vieillard et son chien s’approchèrent, n’obtinrent rien, et se retirèrent sans murmure.

Celui qui vient d’avoir un tort, seroit fâché de rencontrer quelqu’un qui, à sa place, ne l’auroit pas eu. Si les voyageurs de la berline eussent donné au pauvre, je crois que j’en aurois senti quelque peine. — Après tout, dis-je, ces gens-là sont plus riches que moi ; et puisque… ; Bon Dieu ! m’écriai-je, leur dureté excuseroit-elle la mienne ?

Cette réflexion me mit mal avec moi-même. — Je cherchai des yeux le pauvre, comme si j’eusse voulu le rappeller. — Il s’étoit assis sur un banc de pierre, son chien vis-à-vis de lui, et la tête appuyée entre les genoux de son maître, qui le flattoit de la main, sans lever les yeux de mon côté.

Sur le même banc je vis un soldat, que ses souliers poudreux annonçoient pour un voyageur. Il avoit posé son havresac sur le banc, entre le pauvre et lui, et par-dessus son havresac il avoit mis son épée et son chapeau. — Il s’essuyoit le front avec la main, et paroissoit reprendre haleine pour continuer sa route. — Son chien (car il avoit aussi son chien) étoit assis par terre à côté de lui, regardant les passans d’un air fier.

Ce second chien me fit mieux remarquer le premier, qui étoit noir, fort laid et à moitié pelé ; et je m’étonnois que le vieillard, réduit à la dernière misère, voulût ainsi partager avec lui une subsistance rare et souvent incertaine. — L’air dont ils se regardoient tous deux, m’éclaira sur-le-champ. — « Ô de tous les animaux le plus aimable et le plus justement aimé, m’écriai-je en moi-même ! — C’est toi qui es le compagnon de l’homme, — son ami, — son frère. — Toi seul lui restes fidèle dans le malheur ! — Toi seul ne dédaignes pas le pauvre...... Si l’habitude de vivre auprès du riche ne t’a pas corrompu ! — Ce bon vieillard méprisé, délaissé, rebuté par le monde entier, trouve en toi un ami qui l’accueille, et qui lui sourit : et sur le lit de paille qu’il partage avec toi, sa misère lui paroît moins affreuse, il n’est pas seul au monde tant que lui restes encore. »

En ce moment une glace de la berline se baissa, et il en tomba quelques débris de viandes froides, avec lesquelles les voyageurs venoient de déjeuner. Les deux chiens s’élancèrent. — La berline partit : un seul chien fut écrasé. — C’étoit celui du pauvre.

Le chien jetta un cri, — ce fut le dernier. Son maître s’étoit précipité sur lui. — Son maître dans le plus sombre désespoir ! Il ne pleuroit point. Hélas ! il ne pouvoit pleurer. — Mon bon-homme, lui criai-je. — Il retourna douloureusement la tête. Je lui jettai un écu de six francs. — L’écu roula à côté de lui sans qu’il s’en mît en peine. Il ne me remercia que par un mouvement de tête affectueux ; et il reprit son chien dans ses bras. — Hélas ! son chien étoit mort, —

« Mon ami, dit le soldat, en lui tendant la main, avec les six francs qu’il avoit ramassés, — ce brave gentilhomme Anglois vous a donné de l’argent. Il est bienheureux ! Il est riche ! — Mais tout le monde ne l’est pas. — Je n’ai qu’un chien ; vous avez perdu le vôtre ; — celui-ci est à vous. » — En même-temps il attacha son chien avec une petite corde qu’il mit dans la main du pauvre, et il s’éloigna aussi-tôt.

Ô monsieur le soldat, s’écria le bon vieillard en lui tendant les bras ! — Le soldat s’éloignoit toujours, laissant le pauvre dans l’extase de la surprise et de la reconnoissance.

Mais les bénédictions du pauvre, mais les miennes le suivront par tout. — Brave et galant homme, m’écriai-je ! Eh ! qui suis-je auprès de toi ? Je n’ai donné à ce malheureux que de l’argent : tu viens de lui rendre un ami. —

Mais, ô ciel ! suis-je confiné à Amiens pour le reste de ma vie ? Le sommeil me gagne. — Oh ! garçon ! — Le garçon amenoit mes chevaux.



CHAPITRE II.

Sommeil dérangé.


Dans cette multitude de petits chagrins auxquels un voyageur est sans cesse exposé, il en est un plus pénible à mon gré que tous les autres ; et celui-là, à moins que n’ayez un courrier qui vous précède, je vous défie de l’éviter. — Et quel est ce chagrin ? — Le voici.

C’est que — fussiez-vous dans la disposition la plus heureuse pour dormir ; — courussiez-vous dans le plus beau pays, — sur la plus belle route, — et dans la voiture la plus douce possible ; — fussiez-vous assuré de pouvoir dormir l’espace de vingt lieues sans ouvrir l’œil une seule fois : — bien plus — vous fût-il démontré aussi clairement qu’une proposition d’Euclide, que vous seriez, à tous égards, aussi bien, et peut-être mieux endormi qu’éveillé ; — l’obligation de payer, qui revient à chaque poste, et la nécessité de fouiller dans votre poche, pour en tirer, sou par sou, trois livres quinze sous, sans compter les guides, — s’opposent tellement à l’envie que vous auriez, que (quand il iroit du salut de votre ame) il vous est impossible de dormir plus de deux lieues de suite, ou de trois tout au plus, en supposant qu’il y ait poste et demie.

« Parbleu ! dis-je, je vois un moyen. Je mettrai la somme précise dans un morceau de papier, et je la tiendrai dans ma main pendant tout le chemins. — Là-dessus, je m’arrangerai pour dormir. — « Je n’aurai, dis-je, autre chose à faire qu’à glisser doucement mon argent dans le chapeau du postillon, sans proférer un seul mot. »

Bon ! — Il lui faut deux sous de plus pour boire ! — Ou bien il y a une pièce de douze sous du temps de Louis XIV, qui ne passera pas. — Ou bien, il y a une livre et quelques sous, que Monsieur redoit de la dernière poste, et que Monsieur a oublié. — On ne sauroit disputer en dormant, et cette altercation vous réveille. — Cependant, on peut encore retrouver son sommeil ; la partie animale peut peser sur la partie intellectuelle, et il y a moyen de revenir de cette secousse. —

— Mais quoi encore ? — Ciel ! vous n’avez payé que pour une poste, tandis qu’il y a poste et demie ! Cela vous oblige à sortir votre livre de poste, — et l’impression en est si petite, qu’il faut bien ouvrir les yeux, que vous le vouliez ou non. Alors monsieur le curé vous offre une prise de tabac, — un pauvre soldat vous montre sa jambe estropiée, — un P. Laurent vous présente sa bourse, et vous expose la misère de son couvent. — Ou bien la prêtresse de la citerne veut arroser vos roues ; — elles n’en ont que faire, — mais elle jette l’eau sur les roues de derrière, et jure sur sa prêtrise que le feu alloit y prendre. — Un pauvre homme qui a tous ces points à discuter et à considérer dans son esprit, réveille malgré lui toutes ses facultés intellectuelles, — et qu’il retrouve ensuite son sommeil, s’il le peut !

Sans un accident de cette espèce qui m’arriva, je passois tout de bout à Chantilly sans voir les écuries. —

Mais le postillon, affirmant d’abord, et osant ensuite me soutenir en face, que la pièce de deux sous n’étoit pas bien marquée, — j’ouvris les yeux pour m’en assurer : — et voyant la marque aussi clairement que son nez, je sautai de ma chaise tout en colère, et je visitai Chantilly malgré moi.

Je n’avois plus que trois postes et demie à faire. Mais je suis convaincu que le meilleur principe en voyageant, c’est de faire diligence. Or, un homme de cette humeur trouve peu d’objets sur sa route dignes de le détourner, et il ne s’arrête guère. — C’est ce qui fit que je passai tout au travers de Saint-Denis, sans retourner seulement la tête du côté de l’abbaye. — Tous les diamans que l’on y montre sont faux. Ce trésor si vanté n’est rempli que d’oripeaux ridicules : et je ne donnerois pas trois sous de tout ce qu’il renferme, si ce n’est de la lanterne de Judas. — Encore est-ce, parce qu’il fait nuit, et qu’elle pourroit m’éclairer en entrant à Paris.


CHAPITRE III.

Entrée à Paris.


Clic-clac — clic-clac — clic-clac. Voilà donc Paris, dis-je, en ouvrant de grands yeux ! — C’est-là Paris ! — diable ! Paris, m’écriai-je, répétant le nom une troisième fois !

La première, la plus belle, la plus brillante… — Les rues sont pourtant bien sales. —

Mais je suppose qu’elles n’en sont pas moins belles.

Clic-clac — clic-clac. — Quel train tu fais ! Comme s’il importoit à ces bonnes gens d’être avertis qu’un homme pâle et vêtu de noir a l’honneur d’entrer à Paris, vers les neuf heures du soir, conduit par un postillon en veste bleue avec des revers de calemande rouge ! — Clic-clac — clic-clac. — Je voudrois que ton fouet…

Mais c’est le génie de la nation : ainsi claque, claque à ton aise.

Ah ! personne ne cède le haut du pavé ! — Mais si le haut du pavé est le plus sale, fût-ce dans l’école même de la politesse, comment en agiroit-on autrement ? — Et je te prie, quand allume-t-on les lanternes ? — Quoi ! jamais dans les mois d’été ! — Ah ! c’est le temps des salades. On veut épargner l’huile.

Mais quel barbarie ! Comment ce fier cocher à moustaches peut-il proférer de pareilles ordures contre ce cheval efflanqué qui ne sauroit se ranger ! — Ne vois-tu pas, l’ami, que la rue est si misérablement étroite, qu’une brouette pourroit à peine y tourner ? — Oh ! dans la plus belle ville de l’univers, il n’y auroit pas de mal que les rues fussent un peu plus larges, et que l’on eût de quoi s’y échapper de droite ou de gauche.

Ciel ! que de boutiques de traiteurs ! Que de boutiques de perruquiers ! — Il semble que tous les cuisiniers et barbiers de la terre se soient donné rendez-vous à Paris. Les premiers auront dit : les François aiment la bonne chère, — ils sont gourmands ; — allons à Paris : nous y aurons un rang distingué.

Et comme la perruque fait l’homme, et que le perruquier fait la perruque, — Sandis ! ont dit les barbiers, nous y serons encore mieux traités. — Nous aurons un rang au-dessus de vous. — Nous serons au moins capitouls. — Cadédis ! nous porterons l’épée.


CHAPITRE IV.

Description de Paris


Je ne sais si c’est la faute des François ou la nôtre, s’ils s’expliquent mal, ou si nous ne les comprenons pas bien. — Mais quand il nous disent que qui a vu Paris a tout vu, il m’est évident qu’ils se trompent. — Du moins, s’ils entendent parler de ce qu’on voit à la lueur des lanternes. — Car on ne voit rien.

En plein jour la chose est différente.

Paris est percé de mille à douze cents rues. — Quand vous les aurez toutes suivies, quand vous aurez vu ses portes, ses ponts, ses places, ses statues ; quand vous aurez visité ses quatre palais et toutes ses églises, parmi lesquelles vous vous garderez d’oublier Saint-Roch et Saint-Sulpice, —

Alors vous aurez vu…

Mais que sert de vous le dire ? Lisez-le vous-même écrit en ces mots sur le portique du Louvre :

« Non orbis gentem, non urbem gens habet ullam,
» Ulla parem. » —

On peut le traduire ainsi pour l’intelligence du lecteur :

« Cette nation est unique parmi les nations ;
» Cette ville est unique parmi les villes :
» Chanter et rire, — rire et mourir. » —

Il faut convenir que le François a une manière joviale de traiter tout ce qui est grand.



CHAPITRE V.

Départ de Paris.


En prononçant le mot jovial, comme j’ai fait à la fin du dernier chapitre, j’ai réveillé en moi l’idée de Spleen. — Non par aucune analogie, ni par aucun ordre chronologique ou généalogique. — Je sais qu’il n’y a pas entre ces deux mots plus de rapport et de parenté, qu’entre le jour et la nuit, ou entre toutes autres choses antipathiques de leur nature. — Mais de même qu’un habile politique tâche d’entretenir une heureuse harmonie parmi les hommes, ainsi un habile écrivain travaille à rapprocher les mots les plus opposés, pouvant à tout moment se trouver dans le cas de les employer ensemble.

Ainsi donc, à tout événement, après avoir parlé de l’humeur joviale des François, j’écris ici en gros caractères :


SPLÉEN.


En partant de Chantilly, j’ai déclaré que le meilleur principe en voyageant étoit de faire diligence ; — mais ceci est purement une affaire d’opinion, et je n’ai prétendu ramener personne à mon sentiment. — D’ailleurs, l’expérience me manquoit alors, et je ne savois pas tous les inconvéniens qu’il y avoit à aller si grand train. — Aujourd’hui j’abandonne mon système, et le laisse à qui voudra le prendre. — Il a dérangé ma digestion, et m’a valu une diarrhée bilieuse, qui m’a ramené au triste état d’où j’étois à peine sorti. — C’est pour le coup que je décampe, et que je me sauve sur les bords de la Garonne. —

Quant à ces gens-ci, à leur génie, — à leurs manières, — à leurs coutumes, leurs lois, — leur religion, leur gouvernement, — leurs manufactures, — leur commerce, — leurs finances, leurs ressources et les ressorts cachés qui les font mouvoir, — quoique j’aie passé deux jours et trois nuits parmi eux, quoique j’aie étudié et médité cette matière avec toute l’attention dont je suis capable, — n’attendez pas que je vous en dise un seul mot.

— Allons, allons ! Il faut que je parte. — La route est pavée, — les postes sont courtes, les jours sont longs, — il n’est pas plus de midi : — je serai à Fontainebleau avant le roi. —

Mais, Monsieur, est-ce que le roi va à Fontainebleau ? — Non pas que je sache.



CHAPITRE VI.

Comment m’y prendre ?


Il existe dans le monde une plainte absurde et ridicule, surtout dans la bouche d’un voyageur, c’est celle que j’entends faire tous les jours, que la poste ne va pas en France aussi vite qu’en Angleterre : — tandis que, tout bien considéré, elle y va beaucoup plus vîte. — En effet, si l’on calcule la pesanteur des voitures françoises, avec l’énorme quantité des bagages dont on les charge dessus, devant et derrière, — si l’on considère ensuite les petites haridelles qui les traînent, et le peu que ces haridelles ont à manger, — il y a de quoi s’étonner que l’on avance de quelques pas.

Le traitement des chevaux en France est indigne d’un peuple chrétien, et pour moi, il m’est démontré qu’un cheval de poste de ce pays-là ne seroit pas en état de faire un pas, sans la vertu toute-puissante de deux mots énergiques, qu’on ne cesse de lui répéter avec une complaisance infatigable. — Il trouve dans ces deux mots autant de substance que dans un picotin d’avoine. — Enfin, c’est une ressource précieuse, et une ressource qui ne coûte rien. — C’est pour cela même, que je meurs d’envie de l’apprendre au lecteur.

— Mais c’est ici la question. — Quand on donne une recette, elle doit être claire et intelligible ; autrement elle est inutile. Et cependant si je m’exprime trop au naturel, je m’expose à être déchiré à belles dents dans le public, par ceux mêmes d’entre les gens d’église qui pourroient en avoir ri entre leurs rideaux.

— Comment m’y prendre ? — C’est en vain que j’y songe. — Mon imagination ne me fournit rien. — Comment glisser sur la prononciation de deux mots si étranges ? Comment les amener de manière à ce que le lecteur n’en perde rien, et de manière, en même-temps, à ce que l’oreille la plus délicate n’en soit pas blessée ? —

Ma plume m’entraîne, — mon encre me brûle les doigts ; — je vais essayer. Et ensuite… Ensuite ! Je crains qu’il n’arrive pis. Je crains que l’encre ne brûle le papier.

— Non. — Je n’oserai jamais. —

Mais si vous désirez de savoir comment l’abbesse des Andouillettes et une novice de son couvent se tirèrent d’affaire en semblable rencontre, — promettez-moi seulement un peu d’indulgence, et je vous la raconterai sans le moindre scrupule.



CHAPITRE VII.

Histoire de l’abbesse des Andouillettes.


L’abbesse des Andouillettes, dont le couvent est situé dans ces montagnes qui séparent la Bourgogne de la Savoie, comme on peut le voir dans les nouvelles cartes de l’académie des sciences de Paris, — l’abbesse des Andouillettes se trouvoit en danger d’un anchylose au genou, la sinovie s’en étant desséchée par son assiduité à de trop longues matines.

Vainement elle avoit tenté tous les remèdes. — Premièrement des prières et des actions de grâces à Dieu. — Puis des neuvaines, d’abord à tous les saints indistinctement, ensuite à chaque saint dont le genou avoit été anchylosé avant le sien. — Les neuvaines n’opérant pas, elle avoit eu recours à toutes les reliques du couvent, et principalement à l’os de la cuisse du boiteux de Lystra. — On appliquoit tour à tour chaque relique sur le mal ; on passoit dessus le rosaire en croix, et enveloppoit le tout avec le voile de madame, qui se mettoit au lit dans ce saint appareil.

Enfin, lasse de tant d’essais inutiles, madame s’étoit livrée au bras séculier. — Il falloit voir combien d’huiles et de graisses émollientes, — combien de fomentations adoucissantes et résolutives, — combien de frictions anodines ! — Tantôt des cataplasmes de mauve, de guimauve et de bonhenry, auxquels on ajoutoit des oignons de lys et du sénégré ; — tantôt la vapeur de certains bois, dont on dirigeoit la fumée sur la cuisse de madame, qui tenoit dessus son scapulaire en croix ; — tantôt enfin des décoctions de chicorée sauvage, de cresson d’eau, de cerfeuil de cochléaria et de myrrhe. —

Mais tous les remèdes furent sans effet, et la faculté décida enfin que l’on essayeroit des eaux thermales de Bourbon. — On obtint au préalable du révérend père visiteur les permissions nécessaires, et tout fut ordonné pour le voyage.

Marguerite, novice d’environ dix-sept ans, qui, pour avoir trempé son doigt trop fréquemment dans les cataplasmes bouillans de madame l’abbesse, avoit gagné un mal d’aventure, Marguerite, dis-je, avoit inspiré tant d’intérêt que, sans s’inquiéter d’une vieille religieuse perdue de sciatique, et que les bains de Bourbon auroient peut-être guérie radicalement, la petite novice fut choisie pour compagne de voyage.

Une vieille calèche, doublée de velours d’Utrecht verd, et appartenant à madame l’abbesse, revit le soleil après vingt ans d’obscurité. — Le jardinier du couvent fut créé muletier, et fit sortir les deux vieilles mules pour leur rogner les crins de la queue. — Deux sœurs converses s’employèrent l’une à reprendre les trous de la doublure, l’autre à recoudre les bords du galon jaune que la dent du temps avoit rongés. — Le garçon jardinier repassa le chapeau du muletier dans de la lie de vin chaud ; — et un tailleur versé dans le plein-chant, s’assit sous un auvent, en face de l’abbaye, pour assortir quatre douzaines de sonnettes pour les harnois, sifflant un air à chaque sonnette, à mesure qu’il l’attachoit avec une courroie.

Le maréchal et le charron des Andouillettes tinrent conseil sur les roues, et dès le lendemain à sept heures du matin, tout fut réparé, tout se trouva prêt, et fut rendu à la porte du couvent. — Deux files de malheureux y étoient rassemblées une heure auparavant.

L’abbesse des Andouillettes, soutenue par Marguerite, sa novice, s’avança lentement vers la calèche, toutes deux vêtues en blanc, avec leurs rosaires noirs pendant sur leur poitrine.

Il y avoit dans ce contraste de couleurs, je ne sais quoi de modeste et de solemnel.

Elles montèrent dans la calèche. — Les religieuses, dans le même uniforme (doux emblème de l’innocence !) se tinrent à leurs fenêtres, et quand l’abbesse et Marguerite levèrent les yeux sur elles, chacune, la pauvre religieuse à la sciatique exceptée, — chacune relevant le bout de son voile avec sa main de lys, envoya le dernier baiser et le dernier adieu. — La bonne abbesse et Marguerite croisèrent saintement leurs mains sur leur poitrine, — levèrent les yeux au ciel, — les portèrent sur les religieuses, — et ce double regard vouloit dire : Dieu vous bénisse, mes chères sœurs !

Je déclare que cette histoire m’intéresse. — J’aurois voulu être là. —

Le jardinier, que désormais j’appellerai muletier, étoit un bon compagnon trapu, carré, de joyeuse humeur, aimant à jaser, et surtout à boire. — Les pourquoi et les comment de la vie ne le troubloient nullement. — Il avoit sacrifié un mois de ses gages pour se procurer un outre, ou tonneau de cuir qu’il avoit rempli du meilleur vin de l’endroit, placé derrière la calèche, et couvert d’une grosse casaque brune, pour le garantir du soleil.

Le fouet résonne, — les mules s’ébranlent, — on part, — on est parti. —

Il faisoit chaud. — Le muletier qui ne craignoit pas de se fatiguer, alloit et venoit sans cesse autour de la voiture, rarement sur sa mule, et presque toujours à pied. — Il avoit à combattre l’occasion et le penchant. — Il n’en falloit pas tant pour le faire succomber. — Bref, il tomba si souvent sur l’arrière-garde des équipages, il fit tant d’allées et de venues, qu’avant la moitié de la journée tout le vin de l’outre s’étoit enfui, sans qu’il s’en fut perdu une seule goutte.

L’homme est un animal d’habitude. — Il avoit fait tout le jour une chaleur étouffante ; — la soirée étoit délicieuse, — le vin du pays excellent. Le coteau de Bourgogne qui le produisoit étoit escarpé. — Au pied de ce coteau, à la porte d’une cabane fraîche, pendoit un petit bouchon séduisant, dont la vue réveilloit le désir. — À travers le feuillage murmuroit un doux bruit qui sembloit dire : Venez, venez beau muletier. Muletier altéré, entrez ici.

Le muletier étoit enfant d’Adam. Ce seul mot le désigne assez. — Il donna un bon coup de fouet à chacune de ses mules, en regardant l’abbesse et Marguerite, comme pour leur dire me voilà. — Il donna un second coup de fouet, comme pour dire à ses mules allez toujours. — Et s’échappant par derrière, il se glissa dans le cabaret qui étoit au pied de la montagne.

Le muletier, tel que je l’ai dépeint, étoit un bon vivant, sans soucis, sans affaires, songeant peu au lendemain, et ne se souciant guère de ce qui avoit été avant lui, ou de ce qui seroit après. — Pourvu qu’il eût avec du vin, un visage à qui parler, il étoit content. — Il entra aussi-tôt en conversation ; et tout en buvant chopine, il se mit à raconter à l’aubergiste comme quoi il étoit jardinier en chef du couvent des Andouillettes, etc. — et comment, par amitié pour madame l’abbesse et pour mademoiselle Marguerite, laquelle n’étoit encore qu’à son noviciat, il les avoit amenées depuis les frontières de la Savoie. — Comment madame avoit gagné une enflure au genou par l’excès de sa dévotion ; — et comment, lui jardinier, avoit fourni une légion d’herbes pour adoucir cette tumeur ; mais le tout en vain ; — et que, si les eaux de Bourbon ne guérissoient pas cette jambe, madame pourroit bien boiter de l’autre avant qu’il fût peu. —

Tandis que le muletier brochoit ainsi son histoire, il en oublioit l’héroïne, — et avec elle, la petite novice, — et avec la novice, les deux mules ; ce qui étoit pis que tout le reste.

Or, les mules sont des animaux qui n’ont pas été assez bien traités par leurs parens, pour se croire tenues à la reconnoissance envers le public. — Privées d’une faculté commune aux hommes, aux femmes et aux autres bêtes, ne pouvant s’acquitter envers la nature, ni se rendre utiles aux générations à venir, — elles servent la générations présente du pis qu’elles peuvent ; allant, venant, tramant, montant, descendant, plus souvent à leur fantaisie qu’à celle de leur conducteur. — C’est ce que les philosophes et les moralistes n’ont jamais bien considéré ; et comment le pauvre muletier, du fond de son cabaret, s’en seroit-il douté ? — Il n’y songea pas le moins du monde. — Mais il est temps que nous y songions pour lui. Laissons-le donc au milieu de son élément, le plus heureux et le plus insouciant des mortels ; et occupons-nous un moment des mules, de l’abbesse et de la douce Marguerite.

Par la vertu des deux derniers coups de fouet, les deux mules suivant tranquillement leur chemin, avoient à-peu-près atteint la moitié de la montagne, quand la plus âgée, qui étoit maligne comme un vieux diable, jetant un coup-d’œil par derrière au bout d’un angle, n’aperçut point de muletier.

« Par ma figue, dit-elle en jurant, je n’irai pas plus loin. — Et si je fais un pas de plus, dit l’autre, je consens qu’il fasse un tambour de ma peau. — »

Les deux mules s’arrêtèrent d’un commun accord. —


CHAPITRE VIII.

Suite de l’histoire de l’abbesse des Andouillettes.


« Allons, allons, dit l’abbesse. — Hue ! hue ! cria Marguerite. —

K’t—K’t—K’t— dit l’abbesse. —

Dia-hue ! — Dia-hue ! dit Marguerite, avançant ses douces lèvres, et les ramassant en plis comme une bourse. —

Pan-pan-pan ! s’écria l’abbesse des Andouillettes, en frappant du bout de sa canne à pomme d’or contre le fond de la calèche. » —

La vieille mule fit un pet.



CHAPITRE IX.

Suite de l’Histoire de l’Abbesse des Andouillettes.


« Nous sommes perdues, mon enfant, dit l’abbesse à Marguerite. — Nous passerons la nuit ici. — Nous serons volées. — Nous serons violées. —

Oh ! dit Marguerite, il est très-sûr que nous serons violées. —

Sainte Marie, s’écria l’abbesse, (sans ajouter l’interjection ô,) eh ! qu’étoit-ce qu’un anchylose ! Pourquoi ai-je quitté le couvent des Andouillettes ? — Vierge sainte, pourquoi n’as-tu pas permis que ta servante descendît impollue dans la tombe ? —

Ô mon doigt, mon doigt ! s’écria Marguerite, prenant feu au mot de servante ! Pourquoi ne me suis-je pas contentée de le fourrer ici et là, et enfin par tout ailleurs que dans ce défilé ? —

Défilé, mon enfant, s’écria l’abbesse ! —

Défilé, ma chère mère, dit la novice. — » La frayeur leur avoit tourné la tête. L’une ne savoit ce qu’elle disoit, ni l’autre ce qu’elle répondoit.

« Ô ma virginité, ma virginité, s’écrioit l’abbesse ! —

Virginité — ginité, disoit la novice en sanglottant. — »


CHAPITRE X.

Suite de l’Histoire de l’Abbesse des Andouillettes.


« Ma chère mère, dit enfin la novice revenant un peu à elle, — on m’a parlé de deux certains mots, qui sont d’une énergie toute puissante. Par leur vertu, il n’est point de cheval, d’âne, ni de mulet, qui, bon gré, malgré, n’escalade la plus haute montagne. Quelque rétif, quelque obstiné qu’il soit, à peine les a-t-il entendus, qu’il obéit. — Ce sont des mots magiques, s’écria l’abbesse saisie d’horreur. — Non, dit froidement Marguerite ; mais ce sont des mots que l’on ne sauroit prononcer sans péché. — Quels sont-ils, dit l’abbesse en l’interrompant ? — Ils sont criminels au plus haut degré, répondit Marguerite ; ce sont des péchés mortels : — si nous sommes violées, et que nous mourions sans avoir reçu l’absolution de ces deux vilains mots, c’est fait de nous. — Mais, dit l’abbesse des Andouillettes, ne pouvez-vous me les dire ? — Oh ! ma chère mère, dit la novice, il est impossible de les prononcer. — Il y auroit de quoi faire monter au visage tout le sang que l’on auroit dans le corps. — Mais au moins, dit l’abbesse, vous pouvez bien me les glisser dans l’oreille. » —

Dieu tout-puissant ! n’as-tu pas quelque ange gardien que tu puisses envoyer dans ce cabaret au bas de la montagne ? Tous tes esprits généreux et bienfaisans sont-ils occupés ? N’est-il dans la nature aucun agent que tu puisses employer ? aucun frisson qui, se glissant le long de l’artère qui le conduiroit au cœur, iroit réveiller le muletier qui s’oublie au milieu des pots ? — Nul doux instrument ne lui rappellera-t-il l’idée de l’abbesse, de Marguerite, et de leurs rosaires noirs ? —

Éveille, éveille-toi, muletier ! — Mais il est trop tard ; les horribles mots sont prononcés.

Jeune et belle lectrice, vous brûlez de les apprendre ! — Mais comment oserai-je vous les dire ? — Ô vous ! muse chaste, qui savez parler de toutes les choses existantes sans souiller vos lèvres, instruisez-moi, secourez-moi.


CHAPITRE XI.

Fin de l’Histoire de l’Abbesse des Andouillettes.


« Tous les péchés quelconques, dit l’abbesse, (devenue casuiste par la détresse où elle se trouvoit) — tous les péchés, ma chère fille, sont partagés en deux classes ; mortels et véniels. — Telle est la division établie par le saint directeur de notre couvent ; et il n’y en a pas d’autre. — Or, un péché véniel étant déjà par lui-même le plus léger et le moindre de tous, — il est certain que si vous le séparez en deux, prenant une moitié et Laissant l’autre, — ou si vous le partagez à l’amiable entre une autre personne et vous, — ce péché, qui étoit déjà peu de chose, se réduira bientôt à rien. »

« Or, je ne vois aucun péché à dire bou cent fois, mille fois de suite ; de même qu’il n’y a rien de malhonnête à prononcer la seconde syllabe isolée, fut-ce depuis les matines jusqu’aux vêpres. — Ainsi, ma chère fille, continua l’abbesse des Andouillettes, je dirai bou, tu me répondras, je reprendrai ; et ainsi de suite alternativement. — Et comme il n’y a pas plus de mal à dire fou qu’à dire bou, — tu entonneras fou, et moi j’achèverai le mot en guise de répons, comme aux versets de nos complies. — » — L’abbesse toussa, donna le ton, Marguerite suivit ; et il en résulta le plus étrange duo dont les fastes monastiques aient jamais fait mention.

« Bou — bou — bou — bou, disoit l’abbesse. » —

Il n’est personne un peu instruite qui ne sache ce que répondoit Marguerite.

« Fou — fou — fou — fou, disoit Marguerite. » —

Je lis dans vos yeux, mademoiselle, qu’au besoin vous auriez pu achever le mot pour l’abbesse.

À peine l’abbesse et Marguerite eurent-elles commencé leur psalmodie, que les deux mules, croyant reconnoître une musique qui leur étoit familière, remuèrent la queue, mais sans avancer d’un pas. — La recette opère, dit la novice. — Il faut recommencer dit l’abbesse ; — et le duo reprit…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’abbesse — b — b — b — b —

Marguerite g — g — g — g —

« Plus vîte, dit Marguerite. »

Marguerite — f — f — f — f

L’abbesse — t — t — t — t.

« Plus vîte encore, dit Marguerite ; — f-f-f-f-f. »

L’Abbesse -t-t-t-t-t.

« Encore plus vîte, — prestissimò, ma chère mère…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ô ciel ! je n’en puis plus, dit l’abbesse toute essoufflée. Le Seigneur ait pitié de nous ! — les maudites bêtes ne nous entendent pas, dit Marguerite en soupirant. — Mais le diable nous a entendues, dit l’abbesse des Andouillettes. »



CHAPITRE XII.

Ballet.


Bon Dieu ! quelle étendue de pays j’ai parcourue ! de combien de degrés je me suis rapproché d’un soleil plus chaud ! — que de belles villes j’ai traversées, — pendant le temps, madame, que tous avez mis à lire et à commenter cette histoire ! J’ai vu Fontainebleau, Sens, Joigny, Auxerre ; — et Dijon, capitale de la Bourgogne, et Châlons sur Saône, et Mâcon, capitale du Mâconais, et peut-être vingt autres villes et villages qui se trouvent sur la route de Paris à Lyon ; — mais je ne suis plus en état de vous en parler, que des villes de la lune. — Ainsi, quelque chose que je fasse, voilà un chapitre, et peut-être deux entièrement perdus.

« — Sans mentir, Tristram, votre histoire des Andouillettes est originale. »

Ajoutez, madame, qu’elle a distrait votre attention pour ce qui va suivre. — Si c’eût été quelque pieuse méditation sur la croix, — quelque traité sur la paix, l’humilité, la religion chrétienne, — si j’avois écrit sur le mépris des choses terrestres, sur l’aliment céleste de l’ame, ce pain des élus et des sages, cette sainteté, cette contemplation, dont l’esprit de l’homme, une fois séparé de son corps, doit se nourrir à jamais ; je conçois, madame, que vous m’auriez vu finir, avec plus de plaisir, et recommencer avec plus d’intérêt.

Au lieu que cette abbesse..... Je voudrois n’en avoir jamais parlé. — Mais le mal est fait ; et comme je n’efface jamais rien, voyons si je trouverai quelque expédient pour vous ôter cette idée de la tête…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Avec votre permission, madame,… je crains que vous ne soyiez assise dessus. — C’est mon bonnet et ma marotte que je cherche. —

« Votre marotte, Tristram ! — il y a plus d’une heure que vous la tenez. » —

Oui ! en ce cas, madame, laissez-moi faire deux ou trois cabrioles, danser la fricassée, et chanter lanturlu ; — et je reviens à vous plus sage et plus posé que jamais.



CHAPITRE XIII.

Auxerre.


Tout ce qu’il y a à vous dire sur Fontainebleau, en cas que vous le demandiez, c’est qu’il est situé au milieu d’une vaste forêt, à quinze lieues au sud de Paris. — La ville a un certain air de grandeur ; le château est antique et noble. — Le roi a coutume d’y passer les automnes avec toute sa cour, pour le plaisir de la chasse. Là, tout Anglois d’une certaine façon, et surtout, milord, s’il est fait comme vous (pourvu qu’il ait deux, ou trois coureurs) peut prendre sa part de ce divertissement, avec la seule attention de ne pas courir plus vite que le roi.

Il y a pourtant deux raisons pour que vous ne répétiez pas bien haut ce que je viens de vous dire.

L’une, c’est que cela pourroit faire renchérir les chevaux de chasse en Angleterre. —

L’autre, c’est qu’il n’y a pas un mot de vrai. Continuons. —

À l’égard de Sens, on peut l’expédier en un seul mot : C’est un siége archiépiscopal.

Quant à Joigny, je crois que le moins que l’on puisse en dire est le mieux.

Mais pour Auxerre ! — je pourrois en parler jusqu’à demain. Je n’en finirois pas si je voulois. — Lorsque je fis mon grand tour de l’Europe, sous la conduite de mon père, qui ne voulut s’en fier qu’à lui-même pour m’accompagner, et qui se fit suivre de mon oncle Tobie, de Trim et d’Obadiah, et de presque toute la famille, excepté de ma mère ; — nous nous arrêtâmes à Auxerre deux jours entiers. — « Mais, monsieur, pourquoi madame votre mère ne fut-elle pas du voyage ? — Monsieur, c’est qu’elle avoit entrepris de tricoter pour mon père un grand pantalon de laine grise, et qu’elle avoit à cœur d’achever sa tâche. » —

Mon père qui faisoit la sienne de tirer parti des choses les plus ingrates, et qui trouvoit partout à faire son profit, m’en a laissé de reste à dire sur Auxerre. — Dans tous ses voyages, mais principalement dans celui dont je parle, il suivoit une route si différente de celles que tous les autres voyageurs avoient parcourues avant lui ; — il voyoit les rois et les cours, et toute leur magnificence, sous un point de vue si original ; — ses remarques sur les caractères, les mœurs et les coutumes des pays que nous traversions, étoient si opposées à celles de tous les autres hommes, et particulièrement à celles de mon oncle Tobie et du caporal, pour ne rien dire des miennes, — les hasards et les accidens qui nous arrivoient, ou que les systèmes et son opiniâtreté nous attiroient journellement, étoient d’un genre si varié, si étrange, si tragi-comique ; — en un mot, l’ensemble de ses aventures et de ses réflexions, forme un tout si différent de tout ce qu’on a jamais vu dans aucun récit de voyageur, — que ce sera ma faute, et uniquement ma faute, si les voyages de mon père ne sont pas lus et relus par tout voyageur et tout amateur de voyages, tant qu’il y aura des voyages et des voyageurs.

Mais ce riche ballot ne doit pas s’ouvrir encore. Je ne veux en tirer que ce qui m’est nécessaire pour débrouiller le mystère de notre séjour à Auxerre. — Je vois l’impatience du lecteur, et je m’empresse de la satisfaire.

— « Frère Tobie, dit mon père, voulez-vous, en attendant le dîner, que nous allions voir ces messieurs dont monsieur Séguier a parlé avec tant d’éloge ? — J’irai voir qui vous voudrez, dit mon oncle Tobie, dont la complaisance étoit inépuisable. — Mais ces messieurs sont des momies, reprit mon père. — Est-il nécessaire de se raser, dit mon oncle Tobie ? — Non, parbleu ! frère, s’écria mon père, — au contraire, une longue barbe nous donnera un air de famille tout-à-fait convenable. — » Là-dessus nous nous mîmes en marche, mon oncle Tobie, appuyé sur le caporal, et formant l’arrière garde, et nous nous acheminâmes vers l’abbaye de S.-Germain.

— « Tout ce que nous voyons, dit mon père au sacristain, qui étoit un jeune frère de l’ordre de St.-Benoît, est vraiment très-beau, et très-riche, et très-magnifique. — Mais ce n’est pas là le but de notre curiosité. Nous voudrions voir ces corps desquels monsieur Séguier a donné au public une description si exacte. »

Le moine s’inclina, et prenant dans la sacristie une torche consacrée à cet usage, il nous conduisit au tombeau de St.-Héréhald.

— « Voici, dit le sacristain, en posant la main sur la tombe, — voici un prince célèbre de la maison de Bavière, qui, sous les règnes successifs de Charlemagne, de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve, jouit d’une grande autorité dans le gouvernement. Il contribua, plus que personne, à rétablir partout l’ordre et la discipline. — Il faut donc, dit mon oncle Tobie, qu’il ait été aussi grand dans le champ de Mars que dans le cabinet. C’étoit, à coup sûr, quelque preux et vaillant chevalier. — C’étoit un moine, dit le sacristain. »

Mon oncle Tobie et Trim se regardèrent pour chercher quelque consolation dans les yeux de l’un de l’autre ; — ils n’en trouvèrent point. — Mon père frappa des deux mains sur ses cuisses ; c’étoit son geste ordinaire quand il voyoit ou qu’il entendoit quelque chose de très-plaisant. — Il ne pouvoit souffrir les moines, ni tout ce qui y avoit rapport ; mais la réponse du sacristain portant plus à-plomb sur mon oncle Tobie et sur Trim que sur lui, ce fut pour lui un triomphe relatif qui le mit de la plus belle humeur du monde.

— « Et comment, je vous prie, appelez-vous ce gentilhomme-ci, demanda mon père en riant ? — Cette tombe, dit le jeune bénédictin, en baissant les yeux, contient les os de Ste.-Maxime, qui vint de Ravenne exprès pour toucher le corps… — De Ste.-Maxime, dit mon père, coupant la parole au sacristain ! — Ce sont, ajouta mon père, les deux plus grands saints de tout le martyrologe. — Excusez-moi, dit le sacristain ; — c’étoit pour toucher les os de St.-Germain, fondateur de l’abbaye. — Et qu’est-ce qu’elle gagna par-là, dit mon oncle Tobie ? — Parbleu ! dit mon père, ce qu’une femme gagne ordinairement quand elle va en pèlerinage. — Elle gagna le martyre, répliqua le jeune bénédictin, en s’inclinant jusqu’à terre, et disant ce peu de mots d’un ton de voix à-la-fois si modeste et si assuré, que mon père en fut désarmé pour un moment. — On croit, continua le bénédictin, que Ste.-Maxime repose dans cette tombe depuis quatre cents ans ; et il n’y en a que deux cents qu’elle est canonisée. — On est long-temps à faire son chemin, frère Tobie, dit mon père, dans cette armée de martyres. — Hélas ! dit Trim ! dans quelque corps que ce soit, quand un pauvre diable n’a pas le moyen d’acheter… »

« Pauvre Sainte-Maxime, dit mon oncle Tobie à demi-voix, en s’éloignant de sa tombe ! — Elle étoit, continua le sacristain, une des plus belles et une des plus grandes dames de France et d’Italie. — Mais qui diable est enterré-là, à côté d’elle, dit mon père, montrant du bout de sa canne une grande tombe près de laquelle il passoit ? C’est St.-Prosper, monsieur, répondit le sacristain, — Peste ! dit mon père, St.-Prosper est fort bien placé là. Et quelle est l’histoire de St.-Prosper, continua-t-il ? — St.-Prosper, répliqua le sacristain, étoit évêque — Par le ciel ! s’écria mon père en l’interrompant, je m’en doutois. — St.-Prosper ! l’heureux nom ! — Comment St.-Prosper eût-il manqué d’être évêque ou cardinal ? » — Il tira son journal de sa poche, le sacristain tenant sa torche pour l’éclairer, et il écrivit St.-Prosper, comme un nouvel appui à son système sur les noms de baptême. — Et j’oserai dire que, vu le désintéressement qu’il apportoit dans la recherche de la vérité, il auroit trouvé un trésor dans le tombeau de St.-Prosper, qu’il ne seroit pas cru si riche. C’étoit la visite la plus heureuse, la plus utile qu’on eût jamais rendue à la mort. Enfin, mon père fut si charmé de sa découverte, qu’il se décida sur-le-champ à passer un jour de plus à Auxerre.

« Je verrai demain le reste de ces bonnes gens, dit mon père, comme nous traversions la place. — Et pendant ce temps-là, frère Shandy, dit mon oncle Tobie, le caporal et moi nous visiterons les remparts. »



CHAPITRE XIV.

Je ne sais plus où j’en suis.


Me voici pour le coup dans un labyrinthe tout-à-fait inextricable. — Dans l’un (c’est celui que j’écris maintenant) j’en suis dehors depuis long-temps. — Dans l’autre (c’est celui que je dois écrire un jour) je n’en suis pas encore tout-à-fait sorti. —

Il y a en toutes choses un certain degré de perfection ; et en voulant aller au-delà, je me suis mis dans une situation où jamais voyageur ne s’est trouvé avant moi. — Car en ce même instant je suis sur la place d’Auxerre, avec mon père et mon oncle Tobie, regagnant l’auberge et le dîner. — J’entre en même-temps dans la ville de Lyon, avec ma chaise de poste rompue en mille pièces ; — et pour compléter l’extravagance, je me trouve (toujours au même instant) sur les bords de la Garonne, dans un joli pavillon bâti par Pringello, que monsieur Salignac m’a prêté, et dans lequel j’écris cette rapsodie.

— Laissez-moi recueillir un peu, et reprendre ensuite le fil de mon voyage.


CHAPITRE XV.

Lyon.


« Après tout, dis-je, j’en suis bien aise ; » — c’étoit au moment où j’entrois à pied dans la ville de Lyon, suivant à pas lents une charrette qui portoit pêle-mêle mon bagage et les débris de ma chaise. — « Oui, continuai-je, je suis charmé qu’elle soit rompue, et j’y vois un profit tout clair. — Il ne m’en coûtera pas plus de sept francs pour descendre par eau jusqu’à Avignon, ce qui m’avancera de quarante lieues : là, dis-je, en continuant mon calcul économique, il me sera facile de louer deux mules, ou même deux ânes si je l’aime mieux, (d’autant que je ne suis connu de personne) — et je traverserai les plaines du Languedoc presque pour rien. Il est clair que l’accident de ma chaise me vaudra au moins quatre cents livres, et du plaisir ! — du plaisir pour deux fois autant. — Avec quelle rapidité, continuai-je, en frappant des mains, je vais descendre le Rhône, laissant le Vivarais à droite et le Dauphiné à gauche ! la vitesse du fleuve me laissera voir à peine les anciennes villes de Vienne, de Valence et de Viviers. Quelle nouvelle flamme pétillera dans mes esprits, lorsque j’arracherai une grappe pourprée sur les coteaux de l’Hermitage et de Côte-rotie, en passant au pied de ces vignobles ! et comme mon sang se trouvera rafraîchi et ranimé à l’aspect de ces anciens châteaux, semés sur les bords du Rhône, — de ces châteaux fameux, d’où partoient jadis de courtois chevaliers pour redresser les torts et protéger la beauté ! quand je verrai ces gouffres, ces rochers, ces montagnes, ces cataractes, et tout ce desordre de la nature, dont elle-même s’entoure au milieu de ses plus beaux ouvrage ! »

À mesure que je faisois ces réflexions, il me sembloit que ma chaise qui, au moment de son naufrage, avoit encore assez belle apparence, diminuoit insensiblement de valeur. — La peinture avoit perdu sa fraîcheur, et la dorure son lustre ; — et le tout ensemble me paroissoit si pauvre, si mesquin, si pitoyable, en un mot si fort au dessous de la calèche même de l’abbesse des Andouillettes, — que, j’ouvrois déjà la bouche pour donner ma chaise à tous les diables… quand un petit sellier qui traversoit la rue à pas précipités, vint me demander d’un air effronté : Si monsieur ne voulait pas faire raccomoder sa chaise. « Non parbleu, dis-je d’un ton d’humeur. » — Monsieur aimerait peut-être mieux la vendre. « Oh ! de tout mon cœur, lui dis-je — il y a du fer pour quarante francs, les glaces peuvent valoir autant, et je vous donne le reste pardessus le marché. »

« Que d’argent cette chaise m’aura rapporté, dis-je, pendant qu’il me comptoit la somme ! » C’est ma méthode ordinaire d’enregistrer les petits accidens de la vie ; je les estime un sou chacun, de quelque nature qu’ils soient.

Dis, ma chère Jenny, — dis à ces messieurs comment je me suis conduit dans un accident de l’espèce la plus accablante qui puisse arriver à un homme aussi fier de son sexe que je le suis et qu’on doit l’être. —

— C’est assez, me dis-tu, en te rapprochant de moi, tandis que je me tenois debout, les yeux baissés, mes jarretières à la main, et que je réfléchissois sur l’événement qui devoit avoir et qui n’avoit pas eu lieu. — C’est assez, Tristram, me dis-tu. — J’ai vu ta bonne volonté, et je suis contente. —

— Un autre eût voulu s’abymer dans les entrailles de la terre. —

« À quelque chose malheur est bon, répliquai-je, et l’on ne peut tirer parti de tout.

— « J’irai passer six semaines dans le pays de Galles, et j’y boirai du lait de chèvre, et mon accident me vaudra sept années de vie. » —

Oh ! j’ai le plus grand tort de me plaindre de la fortune, de lui reprocher ses rigueurs, et cette foule de petits chagrins dont elle n’a cessé de m’accabler ! — Si j’ai quelque reproche fondé à lui faire, c’est de ne m’avoir pas plus maltraité encore. Suivant ma manière de compter, une vingtaine de malheurs bien conditionnés m’auroient rapporté plus qu’une pension de cent guinées : — or cent guinées ou à-peu-près, c’est à quoi se borne mon ambition. Je ne me soucie pas d’avoir à payer les retenues d’une somme plus considérable.



CHAPITRE XVI.

Vexation.


Pour ceux qui se connoissent en vexations, et qui les appellent par leur nom, il ne sauroit y en avoir une pire que de passer presque tout un jour à Lyon, la ville de France la plus opulente, la plus commerçante, la plus riche en restes précieux de l’antiquité, — et ne pouvoir la visiter, — en être empêché par quelque cause que ce soit, c’est déjà une vexation ; mais en être empêché par une vexation, c’est ce que tout philosophe appellera à bon droit : vexation sur vexation.

J’avois pris mes deux tasses de café au lait, (ce qui, par parenthèse, est excellent pour la consomption ; mais il faut que le café et le lait aient bouilli ensemble, — autrement ce n’est que du café et du lait.) — Il étoit huit heures du matin, le bateau ne partoit qu’à midi, et j’avois le temps de voir et de connoître Lyon, assez pour en fatiguer à mon retour les oreilles de tous les amis que je puis avoir dans le monde. —

— « J’irai d’abord à la cathédrale, dis-je, en regardant ma liste, et je verrai le mécanisme merveilleux de la fameuse horloge de Lippius de Bâle. » —

Il faut que j’avoue ici mon ignorance. De toutes les choses du monde, (desquelles il y a fort peu que je comprenne) celle que je comprends le moins, c’est la mécanique, — Mon esprit, mon goût, mon imagination, tout s’y refuse : et mon cerveau est si entièrement bouché pour tout ce qui y a rapport, que je déclare solemnellement que je n’ai jamais pu concevoir le mécanisme d’une cage d’écureuil, ni de la roue d’un gagne-petit, quoique j’aie étudié l’une à plusieurs reprises avec la plus grande attention, et que je me sois tenu auprès de l’autre des heures entières avec une patience angélique.

— « N’importe, dis-je, je verrai le jeu surprenant de cette fameuse horloge, et c’est par-là que je commencerai. J’irai ensuite visiter la grande bibliothèque des Jésuites, et je tâcherai de voir, s’il est possible, les trente volumes de l’Histoire de la Chine, écrite, (non en langue tartare) mais en langue chinoise, et avec des caractères chinois. »

Or, j’entends tout aussi peu la langue chinoise que le mécanisme de la sonnerie de Lippius ; — et je laisse aux curieux à expliquer pourquoi ces deux articles se trouvoient les premiers sur ma liste. — C’est encore ici un des problêmes de la nature, une des bizarreries de cette dame capricieuse ; — et ses vrais amateurs ont le même intérêt que moi à en deviner la source.

« Quand nous aurons vu ces deux curiosités, dis-je, de manière à être entendu du valet de place qui se tenoit derrière moi, — il n’y aura pas de mal que nous allions à l’église de saint Irénée, pour voir le pilier auquel Jésus-Christ fut attaché ; — et nous verrons ensuite la maison où demeuroit Ponce-Pilate. — Ces deux choses-ci, dit le valet de place, ne se voient qu’à la ville voisine, — à Vienne. — Tant mieux, dis-je, en me levant brusquement de ma chaise, et me promenant dans ma chambre avec des enjambées deux fois plus grandes que mon pas ordinaire. — Je verrai d’autant plutôt le tombeau des deux amans. » —

Je pourrois de même laisser à deviner aux curieux quelle fut la cause de ce mouvement précipité, et pourquoi je fis de grandes enjambées en prononçant ces mots ; mais comme cela ne regarde en rien le mécanisme de la sonnerie, il vaut autant pour le lecteur que je lui explique moi-même.



CHAPITRE XVII.

Les deux amans.


Oh ! il y a dans la vie de l’homme une époque charmante. — C’est lorsque son cerveau étant encore tendre et flexible, et toutes ses sensations promptes et faciles, — l’histoire de deux amans passionnés, séparés l’un de l’autre par de cruels parens, et par une destinée plus cruelle encore…

Paulin, c’est l’amant ;
Pauline, c’est son amante :

Chacun ignorant le sort de l’autre…

Lui — à l’est ; — l’autre — à l’ouest. —

Paulin fait esclave par les Turcs, et mené à la cour de l’empereur de Maroc, où la princesse de Maroc devenant éperdument amoureuse de lui, le retient vingt ans en prison, ne pouvant vaincre sa constance pour Pauline. —

Elle, (Pauline) pendant tout ce temps errant pieds nuds, les cheveux épars, sur les rochers et les montagnes pour chercher son amant : — Paulin ! cher Paulin ! — Et faisant redire son nom aux échos des collines et des vallées : — Paulin ! — Paulin ! Noyée dans les larmes, abymée dans le désespoir, — assise à la porte de chaque ville, de chaque village : — Mon cher amant, mon cher Paulin a-t-il passé là ? Personne n’a-t-il vu mon cher Paulin ? Et parcourant ainsi tout ce vaste univers : jusqu’à ce qu’enfin un hasard inespéré les ramenant tous deux, quoique par différens côtés, au même instant de la nuit, à une des portes de Lyon, leur patrie commune, et chacun d’eux s’écriant à-la-fois avec un accent trop bien connu :

Mon cher Paulin, — ma chère Pauline, — vit-il, vit-elle — encore ?

Ils se reconnoissent sans se voir, ils volent dans les bras l’un de l’autre, et meurent de joie en s’embrassant.

— Il y a, dis-je, une époque charmante dans la vie de toute homme sensible. — C’est quand une pareille histoire lui plait, le touche, l’intéresse davantage, que tous les rogatons, bribes et fragmens de l’antiquité, qu’il rencontre en foule chez tous les voyageurs.

C’étoit tout ce qui m’avoit frappé en lisant les détails que Spon et les autres nous ont laissés sur la ville de Lyon. Mais ce qui acheva de me charmer, fut ce que je trouvai depuis dans un autre voyageur, (Dieu sait lequel) qui rapporte qu’un tombeau fut érigé à la fidélité de Paulin et de Pauline ; et placé près de cette même porte qu’ils avoient consacrée par leur mort touchante. — Et sur ce tombeau, ajoute l’auteur, les amans vont encore aujourd’hui évoquer leurs ombres, et les prendre à témoin de leurs sermens. —

Je doute qu’en aucun temps de ma vie j’eusse pu me soumettre à un tel genre d’épreuves ; Mais ce tombeau des amans revenoit sans cesse à mon imagination. Je ne pouvois parler de Lyon, ou seulement y penser, — que dis-je ? je ne pouvois voir une étoffe de Lyon, sans que ce précieux monument de fidélité antique me revînt à l’idée. — Et j’ai souvent dit dans ma manière libre de m’exprimer(peut-être même avec quelque irrévérence) que ce tombeau, tout négligé qu’il étoit, me sembloit d’un aussi grand prix que celui de la Mecque, et même que la Santa Casa de Lorette, à la richesse près. — Je m’étois même promis, quoique je n’eusse aucune affaire à Lyon, de ne pas mourir sans avoir fait le pèlerinage. —

Ainsi, quoique sur la liste des choses que j’avois à voir à Lyon, cet article fût le dernier ; on peut voir qu’il n’étoit pas le moins intéressant pour moi. En ruminant ce projet dans ma tête, je fis donc dans ma chambre une douzaine ou deux d’enjambées plus longues que de coutume ; je descendis ensuite froidement dans la cour, dans le dessein de sortir : — Incertain si je retournerois à mon auberge, je demandai ma carte à l’hôte, je le payai ; je donnai, de plus, dix sous à la fille ; et je recevois les derniers complimens de monsieur le Blanc, qui me souhaitoit un heureux voyage, quand je fus arrêté à la porte. —



CHAPITRE XVIII.

L’Âne.


C’étoit un pauvre âne avec de grands paniers sur le dos, qui ramassoit, comme par charité, des feuilles de raves et des trognons de choux. — Il étoit indécis, — ses deux pieds de devant sur le seuil, et à moitié engagés dans la porte, — ses deux pieds de derrière dans la rue ; — et ne sachant pas bien s’il entreroit ou non.



Or, un âne est pour moi une espèce d’animal sacré. Quelque pressé que je sois, il m’est impossible de le frapper. La patience avec laquelle il endure les mauvais traitemens, est écrite d’une manière si naturelle sur sa physionomie et dans tout son maintien ! elle plaide si puissamment pour lui ! — qu’elle me désarme toujours, tellement que je ne saurois même lui parler brutalement. Au contraire, — quelque part que je le rencontre, à la ville ou à la campagne, à la charrette ou sous des paniers, en esclavage ou en liberté, j’ai toujours quelque chose d’honnête à lui dire : — et comme un mot en amène un autre, s’il est aussi désœuvré que moi, j’entre en conversation avec lui. Sûrement mon imagination n’est jamais plus sérieusement occupée que lorsqu’elle m’aide à traduire ses réponses d’après sa contenance. Et si sa contenance ne s’explique pas assez clairement, je descends au fond de mon cœur et ensuite au fond du sien, pour y trouver ce que, suivant l’occasion, il est naturel, soit à un homme, soit à un âne de penser.

— De toutes les espèces qui sont au-dessous de moi, c’est, en vérité, la seule avec laquelle je puisse converser ainsi. Quant aux perroquets et aux autres oiseaux jaseurs, je n’ai jamais un mot à leur dire : non plus qu’aux singes, et par la même raison. — Les uns parlent, les autres agissent par routine ; et tous me rendent également silencieux.

Bien plus ! mon chien et mon chat..... je les aime beaucoup, et mon chien, surtout, qui est au désespoir de ne pouvoir parler. — Mais quelle qu’en soit la raison, il est Certain que ni l’un ni l’autre ne possèdent le talent de la conversation. — La mienne avec eux, (de même que celles de mon père avec ma mère dans ses lits de justice,) ne sauroit aller plus loin qu’une demande, une réponse et une réplique ; une fois ces trois choses dites, le dialogue finit. —

Mais avec un âne ! je causerois toute ma vie.

« Viens, honnête animal, lui dis-je, voyant qu’il m’étoit impossible de passer entre la porte et lui, — veux-tu entrer ? ou veux-tu sortir ? — »

L’âne courba son cou, et tourna la tête du côté de la rue. —

« Eh ! bien, répliquai-je, nous attendrons ton maître une minute. »

Il ramena sa tête d’un air pensif, et regarda fixement de l’autre côté. —

« Je t’entends parfaitement, répondis-je, — si tu fais un seul pas mal-à-propos, tu seras battu impitoyablement. Après tout, une minute n’est qu’une minute, et elle ne sera pas perdue, si elle me sert à éviter la bastonade à un de mes frères. — »

Pendant cette conversation il mangeoit une tige d’artichaut, et se trouvant pressé entre son appétit d’une part, et l’amertume de la plante de l’autre, il l’avoit laissé tomber six fois de sa bouche, et six fois il l’avoit ramassée. — « Dieu te soit en aide, pauvre animal, dis-je ! tu fais là un déjeûner bien amer ! et le travail rend tous tes jours amers, et bien amère, je crois, est ta récompense ! — Chacun mène la vie qu’il peut ; mais dans la tienne, tout… tout est amertume. — Ta bouche en ce moment doit être amère comme la suie...... (il avoit enfin rejeté sa tige d’artichaut.) Et dans le monde entier, peut-être, tu n’as pas un ami qui te donne un macaron ! » Disant cela, je tirai de ma poche un cornet de macarons que je venois d’acheter, et je lui en donnai un. — Mais en ce moment où je me rappelle cette action, mon cœur me reproche qu’elle partoit plutôt de l’idée plaisante que je me faisois de voir comment un âne s’y prendroit pour manger un macaron, que d’un véritable principe de bienveillance.

Quand l’âne eut mangé son macaron, je le pressai d’entrer. — Le pauvre animal étoit horriblement chargé ; ses jambes sembloient trembler sous lui ; — il résistoit et portoit son poids en arrière. — Je le tirai par son licol, — le licol se cassa dans ma main. — L’âne me regarda d’un air inquiet : — Au nom du ciel ne me frappez pas ! cependant..... si vous le voulez,… vous le pouvez. — « Moi ! te frapper, dis-je, j’aimerois mieux être damné. »

Le mot n’étoit encore prononcé qu’à moitié, comme avoit été celui de l’abbesse des Andouillettes ; — ainsi le péché n’étoit pas consommé, quand un homme qui vouloit entrer fit pleuvoir une grêle de coups sur la croupe de la pauvre bête, ce qui mit fin à la cérémonie.

« Au diable, m’écriai-je ! »

L’âne se précipita pour entrer ; et dans la violence de son mouvement, il me froissa rudement contre la muraille, tandis qu’un bout d’osier qui dépassoit le tissu de son panier accrocha la poche de ma culotte, et la déchira dans la direction la plus désastreuse que vous puissiez imaginer. —

Au diable, avois-je dit !

— Je ne m’adressois point à l’âne, — et pourtant ce fut peut-être ce qui le fit entrer ; — peut-être aussi fut-ce les coups de bâton. — C’est un point qui n’a pas été éclairci, et que je laisse à décider à messieurs de la société royale. — Et j’ai rapporté mes culottes tout exprès pour les en faire juges.


CHAPITRE XIX.

Le Commis.


Quand tout fut réparé, je descendis une fois dans la cour avec mon valet de place, dans le dessein de sortir pour aller visiter le tombeau des deux amans et le reste. — Mais je fus encore arrêté à la porte, non par l’âne, mais par celui qui l’avoit battu, et qui par une suite naturelle de sa victoire, s’étoit emparé du champ de bataille. —

C’étoit un commis de la poste qui venoit me demander six livres et quelques sous. —

« Et à propos de quoi, lui dis-je ? — C’est de la part du roi, me dit le commis, en levant les épaules. » —

« Mon bon ami, lui dis je, tout comme je suis moi, — et que vous êtes vous… » —

« Eh ! qui êtes-vous, me dit-il ? — Que vous importe, lui dis-je ? »


CHAPITRE XX.

Grande dispute.


Qui que je sois, continuai-je, en m’adressant au commis, il est très-indubitable que je ne dois rien au roi de France, — si ce n’est bienveillance et respect. — C’est un très-honnête homme, et je lui souhaite toute sorte de joie et de santé. » —

« Pardonnez-moi, reprit le commis, vous lui devez six livres quatre sous, pour la prochaine poste d’ici à Saint-Fous, sur la route d’Avignon où vous allez ; laquelle étant une poste royale, vous payez double, tant pour les chevaux que pour le postillon : autrement vous en auriez été quitte pour trois livres deux sous. — »

« Mais, lui dis-je, je ne vais point par terre. — Il ne tient qu’à vous, dit le commis. » —

« Vous êtes bien bon, lui dis-je, en faisant une profonde révérence ! » Le commis me rendit ma révérence avec toute la politesse et le sérieux d’un homme bien élevé. Jamais révérence ne m’a autant déconcerté. —

« Le diable emporte la gravité de ces gens-là, dis-je à part ! — ils ne comprennent non plus l’ironie que… »

La comparaison étoit encore à côté de nous avec ses paniers sur le dos. — Mais je n’aime pas à dire des vérités trop dures. Au moment où je regardois l’âne, sa bonhomie me rendit la mienne, et arrêta ma langue ; — je n’achevai pas la comparaison.

— « Monsieur, dis-je après m’être un peu recueilli, — mon intention n’est pas de prendre la poste. » —

« Mais il ne tient qu’à vous, dit-il, persistant dans sa première réponse. — Personne ne s’oppose à ce que vous preniez la poste. — Ma volonté, dis-je, s’y oppose. » —

« Eh bien ! celle du roi est que vous n’en payez pas moins. » —

« Bonté du ciel, m’écriai-je ! » —

« Mais je voyage par eau, — je m’embarque sur le Rhône à midi, — mon bagage est dans le bateau, — je viens de payer neuf francs pour mon passage. » —

« C’est égal ; c’est tout un, dit le commis. » —

« Bon Dieu ! quoi ! payer pour la route que je prends et pour celle que je ne prends pas ! — »

« C’est égal, répondit le commis. » —

« C’est le diable, dis-je. — Mais j’aime mieux être enfermé dans dix mille Bastilles que de…

» Ô Angleterre, Angleterre, m’écriai-je, en tombant à genoux, comme je commençois l’apostrophe ! tu es le pays de la liberté et le climat du bon sens ; tu es la plus tendre des mères, et la meilleure des nourrices ! » —

Le directeur de la conscience de madame Leblanc survenant en ce moment, et voyant un homme vêtu de noir, aussi pâle que la mort, paroissant plus pâle encore par le contraste de son habit, et dans l’attitude d’un homme qui prie, me demanda si je n’avois pas besoin des secours de l’église. —

« Hélas, dis-je ! j’ai besoin des secours de la justice, et je vois bien que je ne les obtiendrai jamais avec cette homme-ci. »



CHAPITRE XXI.

La paix est faite.


Voyant que le commis de la poste vouloit décidément avoir ses six livres quatre sols, tout ce qui me restoit à faire étoit de lui dire quelque chose d’assez piquant pour valoir à-peu-près mon argent.

Voici donc comment je m’y pris.

« Dites-moi, de grâce, monsieur le commis, par quelle courtoisie, et en vertu de quelle loi, vous traitez un pauvre étranger sans défense tout justement à rebours d’un François ? » —

« J’en suis bien éloigné, me dit-il. » —

« Pardonnez-moi, dis je, monsieur, vous avez commencé par déchirer mes culottes, et à-présent vous me demandez mes poches. — Au lieu que si vous aviez d’abord pris mes poches, et que vous m’eussiez ensuite laissé aller sans culottes, je n’aurois rien à dire. —

» Mais la façon dont on me traite est contraire à la loi de nature, — contraire à la loi de raison, — contraire à la loi de l’évangile. » —

« Mais non pas contraire à ceci, dit-il, en me présentant un papier imprimé. »


DE PAR LE ROI.


« Voilà, dis-je, un préambule touchant ! » Et je me mis à lire…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… « J’entends, dis-je, après avoir parcouru sa pancarte ; — c’est-à-dire, qu’un homme qui part de Paris en chaise de poste, est obligé de voyager ainsi tout le reste de sa vie, ou de payer l’amende. — Excusez-moi, dit le commis ; ce n’est pas là l’esprit de l’ordonnance. Mais que si vous partez avec le projet d’aller en poste de Paris à Avignon, vous ne pouvez changer d’avis ni prendre une autre manière de voyager, sans payer au préalable aux fermiers des postes plus loin que celle où le repentir vous prend, et cela est fondé, continua-t-il, sur ce qu’il ne faut pas que les revenus du roi souffrent de votre légèreté. » —

« Oh ! par le ciel, m’écriai-je ! si on taxe la légèreté en France, ce que j’ai de mieux à faire c’est de conclure avec vous la meilleure paix que je pourrai. »

Et la paix fut ainsi faite. —

Et si elle ne vaut rien, comme c’est Tristram Shandy qui en a rédigé les articles, Tristram Shandy mérite seul d’être pendu.


CHAPITRE XXII.

Tablettes perdues.


Quoique je sentisse bien que tout ce que j’avois dit au commis pouvoit valoir ses six livres quatre sols, j’étois pourtant déterminé à faire note de cet impôt sur mes tablettes avant que de quitter la place. — Ainsi, je mis la main dans la poche de mon habit pour chercher mes tablettes. — Mon aventure peut servir d’avis aux voyageurs à venir de prendre un peu plus garde aux leurs… les miennes n’y étoient plus. —

Jamais aucun voyageur désolé n’a fait pour ses tablettes autant de train et de carillon que j’en fis pour les miennes.

« — Ciel ! terre ! mer ! feu ! m’écriai-je, appelant tous les élémens à mon secours, on m’a volé mes tablettes ! — que vais-je devenir ? — Monsieur le commis, de grâce, mes tablettes où étoient mes remarques, ne les ai-je pas laissées échapper tandis que nous causions ensemble ? » —

« Quant aux remarques, dit-il, vous en avez laissé échapper un bon nombre de fort extraordinaires. — Bon ! dis-je, vous n’avez rien vu. — Il n’y en avoit que pour six livres quatre sous. — Mais les autres ? — (il secoua la tête). Monsieur Leblanc, madame Leblanc, — n’avez vous pas vu mes papiers ? — La fille, courez dans ma chambre. — François, suivez-la. Il faut que j’aie mes tablettes. — Ce sont, m’écriai-je, les tablettes les plus précieuses, les plus sages, les plus ingénieuses. — Que faut-il que je fasse ? — de quel côté dois-je tourner ? » —

Sancho Pança, quand il perdit ses provisions et son âne, ne s’affligea pas plus amèrement.



CHAPITRE XXIII.

Elles sont trouvées.


Quand les premiers transports furent passés, et que les registres de ma cervelle furent un peu revenus de l’horrible confusion où le choc de tant d’accidens réunis les avoit jetés, il me revint en mémoire que j’avois laissé mes tablettes dans la poche de ma chaise ; et qu’en vendant ma chaise au sellier, je lui avois aussi vendu mes tablettes.




— Ici je laisse trois lignes en blanc, pour que le lecteur puisse y placer le jurement qui lui est le plus familier. Quant à moi, je pense que s’il m’est jamais échappé un jurement bien complet, bien marqué, ce fut en cette occasion. « ********* ! m’écriai-je, ainsi donc, mes remarques si pleines d’esprit, et qui valoient quatre cents guinées ! j’ai été les vendre à un sellier pour quatre louis d’or ! — et, par le ciel ! je lui ai donné par-dessus le marché une chaise qui en valoit six ! — encore si c’eût été quelque libraire célèbre, qui, en quittant son commerce, eût eu besoin d’une chaise de poste, ou qui, en le commençant, eût eu besoin de mes remarques, j’y aurois moins de regrets. — Mais un sellier ! François, m’écriai je, mène-moi chez lui tout-à-l’heure. » François mit son chapeau, et marcha devant moi. J’ôtai mon chapeau en passant devant le commis, et je suivis François.


CHAPITRE XXIV.

Papillotes.


Quand nous arrivâmes chez le sellier, nous trouvâmes sa maison fermée, aussi bien que sa boutique. — C’étoit le huit septembre, jour de la Nativité de la bienheureuse vierge Marie, mère de Dieu.

On avoit planté le mai, et tout le monde y couroit ; toutes les musettes étoient en l’air ; — c’étoit des sauts, — des cabrioles : — on dansoit, — on chantoit ; — personne ne s’embarrassoit de moi ni de mes tablettes. — Je m’assis à la porte sur un banc, et je me mis à philosopher sur le malheur de ma position. Par un hasard plus heureux que je n’ai coutume d’en rencontrer, il n’y avoit pas une demi-heure que j’attendois, quand la maîtresse entra, pour ôter ses papillotes avant d’aller au mai.

Il est bon que vous sachiez que les Françoises aiment les mais à la folie,… presque autant que leurs petits chiens. Donnez-leur un mai, n’importe en quel mois ce soit, — elles y courront, elles y oublieront le boire, le manger et le dormir. — Et si nous avions la politique, en temps de guerre, de leur envoyer une cargaison de mais, (d’autant que le bois commence à devenir rare en France) — les femmes les planteroient d’abord, ensuite hommes et femmes se mettroient à danser à l’entour, et laisseroient le pays à notre discrétion.

La femme du sellier rentra, comme je vous, l’ai dit, pour ôter ses papillotes. — La toilette est pour les dames la première occupation de la vie. Tout en ouvrant la porte, la femme du sellier ôta sa coiffe, et commença à jetter ses papillotes : — une d’elles tomba à mes pieds ; — je reconnus mon écriture. —

« Ô dieux ! m’écriai-je, madame, vous avez toutes mes remarques sur la tête. — J’en suis bien mortifiée, dit-elle. — Il est bien heureux pour elles, pensai-je, qu’elles se soient arrêtées à la superficie. Pour peu qu’elles eussent pénétré plus avant, elles auroient mis une caboche femelle, et surtout françoise, dans une telle confusion, que mieux auroit fallu pour elle demeurer toute l’éternité sans être frisée. » —

— Tenez, dit-elle. — Et sans avoir la moindre idée de la nature de mes souffrances, elle ôta ses papillotes, et les mit gravement l’une après l’autre dans mon chapeau. L’une étoit tortillée d’une façon, l’autre tortillée de l’autre. — « Et par ma foi, dis-je, si elles sont jamais publiées, on verra bien un autre tortillage. »



CHAPITRE XXV.

La colique.


« Allons voir l’horloge, dis-je, de l’air d’un homme que les difficultés n’arrêtent pas, — allons voir l’Histoire de la Chine et le reste. Rien ne sauroit à présent m’en, empêcher, — si ce n’est le temps, dit François ; car il est près d’onze heures. — Il n’y a qu’à marcher plus vite, dis-je. » Et nous prîmes le chemin de la cathédrale.

Dans la vérité de mon cœur, je ne puis dire que j’aie éprouvé la moindre peine, quand un sacristain que je rencontrai sur la porte, me dit que la fameuse horloge de Lippius étoit toute détraquée, et qu’elle n’alloit plus depuis plusieurs années. « J’en aurai plus de temps, me dis-je à moi-même, pour parcourir l’Histoire de la Chine ; et d’ailleurs, je suis plus en état de rendre compte de l’horloge depuis qu’elle ne va plus, que si elle eût été dans son état florissant. »

Ainsi donc je m’acheminai au collège des Jésuites.

Il en est du projet que j’avois de voir cette Histoire de la Chine, comme de beaucoup d’autres que je pourrois citer, qui ne frappent l’imagination que de loin ; car à mesure que je m’approchois de l’objet, mon sang se réfroidissoit ; peu à peu ma fantaisie passa, tellement que je n’aurois pas donné une obole pour la satisfaire. — La vérité étoit, qu’il me restoit peu de temps, et que mon cœur m’entraînoit au tombeau des deux amans. — « Je prie le ciel, dis-je, en saisissant le marteau pour frapper, que la clef de la bibliothèque ne se trouve point. » Il en arriva autrement ; mais la chose revint au même.

Tous les Jésuites avoient la colique, et une colique telle qu’ils n’en sont pas encore guéris.


CHAPITRE XXVI.

Le tombeau des amans.


Je connoissois le tombeau des amans, comme si j’eusse demeuré vingt ans à Lyon. — Je savois qu’il falloit tourner à main droite en sortant de la porte qui conduit au faubourg de Vèse. — J’envoyai François au bateau, afin de pouvoir rendre l’hommage que j’avois si long-temps différé sans témoin de ma foiblesse. — J’étois transporté de joie pendant tout le chemin. Quand j’aperçus la porte qui me déroboit la vue du tombeau, je sentis mon cœur embrâsé.

« Tendres et fidèles esprits, m’écriai-je, en parlant à Paulin et à Pauline, — longtemps, — trop long-temps j’ai tardé à verser cette larme sur votre tombeau. — Je viens… je viens… »

Quand je fus venu, je ne trouvai point de tombeau sur lequel je pusse verser de larmes.

Que n’aurois-je pas donné pour que mon oncle Tobie eût pu me prêter en ce moment son lilaburello ?


CHAPITRE XXVII.

Je suis sur le pont d’Avignon.


Du tombeau des amans, — ou plutôt du lieu où il devoit être, et où je n’en trouvai pas vestige, je volai pour rejoindre le bateau, où j’eus à peine le temps d’arriver. — Nous partîmes ; et dès que nous eûmes parcouru une centaine de toises, le Rhône et la Saône se réunirent, et nous firent voguer le plus agréablement du monde.

Mais mon voyage sur le Rhône a été décrit d’avance.

Me voici à Avignon ; — et comme cette ville n’offre rien d’intéressant qu’une vieille maison où a demeuré le duc d’Ormond, et ne me donne lieu qu’à une seule remarque qui sera faite en peu de mots, — dans trois minutes vous allez me voir traverser le pont d’Avignon, affourché sur une mule, — François me suivant à cheval avec mon porte-manteau en croupe, — et devant nous, entamant fièrement le chemin, un homme en guêtres, avec une longue carabine sur l’épaule et une grande rapière sous le bras. C’est celui qui nous a loué nos montures, et qui sans doute est bien aise de s’assurer de nous et d’elles.

À dire vrai, si vous eussiez vu mes culottes quand j’entrai dans Avignon ; si vous les eussiez vues, surtout quand je voulus enjamber ma mule, vous n’auriez pas trouvé la précaution de l’homme si déplacée, et vous n’auriez pu intérieurement lui en savoir mauvais gré. Quant à moi, je trouvai son procédé tout naturel ; et voyant bien que l’état délabré de mes culottes pouvoit l’avoir porté à s’armer ainsi de toutes pièces, je me promis de lui en faire cadeau quand nous serions au terme de notre voyage.

Mais avant d’aller plus loin, souffrez que je me débarrasse de la remarque que je vous ai promise sur Avignon, et que voici : — Quoi ! parce que le vent aura fait voler le chapeau de dessus la tête d’un homme en entrant à Avignon, cet homme se croira fondé à dire et à soutenir, qu’Avignon est la ville de France la plus exposée au vent ; rien n’est plus absurde, et pour moi, je ne tins aucun compte de cet accident, jusqu’à ce que mon hôte, que je consultai là-dessus, m’eût assuré qu’en effet Avignon étoit extrêmement sujet aux coups de vent, et que cela même avoit passé en proverbe. — J’en fais la remarque, surtout afin que les savans puissent m’expliquer la cause de ce phénomène ; quant à la conséquence, je la vis d’abord. — Ils sont tous à Avignon, comtes, ducs et marquis ; le menu peuple est baron. — On ne sauroit s’en faire entendre, pour peu qu’il y ait de vent.

« Oh ! l’ami, fais-moi le plaisir de tenir ma mule pour un moment. Il faut que j’ôte une de mes bottes qui me blesse le pied. » L’homme se tenoit les bras croisés à la porte de l’auberge ; et moi, persuadé qu’il avoit quelque emploi dans la maison ou dans l’écurie, je lui mis la bride de ma mule dans la main. Je raccommodai ma botte, et quand j’eus fini, je me retournai pour reprendre ma mule, et remercier monsieur le marquis. —

Monsieur le marquis étoit déjà rentré.



CHAPITRE XXVIII.

Plaines sans fin.


J’avois alors tout le midi de la France, des rives du Rhône aux bords de la Garonne, à traverser tout à mon aise sur ma mule. Je dis, tout à mon aise, car j’avois laissé la mort bien loin derrière moi, et Dieu, et Dieu tout seul, sait à quelle distance.

« J’ai poursuivi plus d’un homme en France, dit-elle, mais jamais un train si enragé. » Cependant elle me poursuivoit toujours, toujours je la fuyois ; mais je la fuyois gaîment : elle me poursuivoit encore, mais comme celui qui poursuit sa proie sans espérance de l’atteindre. Elle s’amusoit en chemin, et chaque pas quelle perdoit la rendoit plus traitable. « Eh ! pourquoi, m’écriai-je, me presserois-je si fort ? »

Ainsi, malgré ce que m’avoit dit le commis de la poste, je changeai encore une fois mon allure ; et après une course aussi rapide, aussi précipitée que celle que je venois de faire, je pensai avec délices au plaisir que j’allois avoir de traverser les riches plaines du Languedoc, aussi lentement que ma mule voudroit laisser tomber son pied. —

Rien n’est plus agréable pour un voyageur, ni plus fâcheux pour un homme qui écrit son voyage, qu’une plaine vaste et riche, surtout si elle ne présente ni pont ni grande rivière, et si elle n’offre à l’œil que le tableau d’une abondance monotone. — Après nous avoir dit que le pays est superbe, charmant, — que le sol est fertile, et que la nature y étale tous ses trésors, — il lui reste éternellement sur les bras une grande plaine inutile, et dont il ne sait que faire. Il arrivera enfin à quelque ville. — Foible ressource ! Au sortir de la ville, il retrouvera une plaine, et puis encore une autre. —

Quel supplice ! — voyons si je viendrai à bout de m’y faire soustraire. —



CHAPITRE XXIX.

Nannette.


Je n’avois pas encore fait trois lieues et demie, que l’homme au fusil commença à regarder à son amorce. —

J’avois déjà fait trois pauses différentes, dont chacune m’avoit fait perdre un demi-mille au moins. La première avec un marchand de tambours ; la seconde avec deux Franciscains ; la troisième avec une vendeuse de figues de Provence.

Je voulois acheter son panier ; le marché fut conclu à quatre sols, et l’affaire alloit être consommée sur-le-champ ; mais il survint un cas de conscience. — Quand j’eus payé les figues, il se trouva dans le fond du panier deux douzaines d’œufs recouverts avec des feuilles de vignes. Je n’avois pas eu l’intention d’acheter des œufs, ainsi je n’y avois aucun droit. J’aurois pu réclamer la place qu’ils occupoient ; mais à quoi bon cette chicanne ? j’avois bien assez de figues pour mon argent.

La difficulté étoit que je voulois avoir le panier, et que la marchande vouloit le garder. — Sans le panier elle ne savoit que faire de ses œufs, — sans le panier, je n’avois que faire de mes figues ; — d’autant que celles-ci étoient déjà trop mûres, et que la plupart étoient crevées par le côté. Il s’éleva là-dessus une petite contestation, et après differens biais proposés, voici le parti dont nous convînmes. —

Ah ! je devine… — Vous devinez, monsieur. Oh ! je vous défie, tout habile que vous êtes, — je défierois le diable lui-même, (à moins qu’il ne se soit mêlé de cette affaire, ce que je croirois assez,) de former une seule conjecture approchante de la vérité, sur l’espèce de traité que nous conclûmes pour nos œufs et nos figues. — Vous le saurez un jour, mais non pas de sitôt. Il faut que je revienne bien vite aux amours de mon oncle Tobie. Vous le saurez si vous venez jamais à lire la relation des aventures qui me sont arrivées en traversant cette plaine, aventures que pour cette raison j’intitule :


Histoires de la plaine.


On peut croire que je ne m’y suis pas trouvé moins embarrassé que tous les autres écrivains ; et que ma plume a eu une aussi rude besogne que la leur. — Cependant les impressions qui me restent de ce voyage, et qui en ce moment se présentent toutes à mon souvenir, me disent que c’est l’époque de ma vie où j’ai été le plus occupé, et le plus utilement occupé. — En effet, comme mes conventions avec l’homme au fusil ne fixoient point le temps où je lui rendrois sa mule, j’avois conservé une liberté entière ; et Dieu sait comme j’en profitois ! M’arrêtant et causant avec tous ceux qui n’alloient pas au grand trot, joignant ceux qui cheminoient devant moi, attendant ceux qui venoient derrière, — hêlant ceux qui traversoient mon chemin, — arrêtant toute espèce de mendians, pèlerins, moines, ou chanteurs de rue, — ne passant pas auprès d’une femme juchée sur un mûrier sans lui faire un compliment sur sa jambe, et sans lui offrir une prise de tabac pour entrer en conversation ; — bref, en saisissant ainsi les occasions de toute espèce que le hazard m’offrit dans ce voyage, je vins à bout de peupler ma plaine, et d’y vivre comme au milieu d’une ville. — J’y eus toujours une société aussi nombreuse que variée ; et comme ma mule aimoit la société autant que moi, et qu’elle avoit toujours de son côté quelque chose à dire à chaque bête qu’elle rencontroit, — je suis assuré que nous aurions passé un mois entier dans Palmall, ou dans Jame’s Street, sans y trouver autant d’aventures, et sans

voir d’aussi près la nature humaine. —

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ô que j’aime cette franchise aimable, cette vivacité folâtre, qui fait tomber à-la fois tous les plis du vêtement d’une Languedocienne ! — Sous ce vêtement je crois trouver, je crois reconnoître cette innocence, cette simplicité de l’âge d’or, de cet âge tant célébré par nos poètes. — Je m’abuse peut-être ; mais il est doux de s’abuser ainsi. —

— J’étois entre Nismes et Lunel. — C’est-là que croît le meilleur muscat de France ; lequel, par parenthèse, appartient aux honnêtes chanoines de Montpellier. Ils vous le donnent de si bonne grâce ! — Malheur à celui qui en auroit bu à leur table, et qui pourroit leur en envier une seule goutte !

— Le soleil étoit couché. — Tous les ouvrages étoient finis ; — les Nymphes avoient rattaché leurs cheveux ; — et les bergers se disposoient pour la danse. Ma mule fit une pointe — « Qu’as-tu, lui dis-je ? ce n’est qu’un fifre et un tambourin. — Je n’oserois passer, dit-elle. — Ne vois-tu pas, lui dis-je, en lui donnant un coup d’éperon, qu’ils courent à la cloche du plaisir. — Par Saint-Ignace, dit ma mule, en prenant la même résolution que celle de l’abbesse des Andouillettes ; — par Saint-Ignace de Loyola, et tous ses suppôts, je n’irai pas plus loin. À la bonne heure, dis-je, mademoiselle. Je ne veux de ma vie avoir rien à démêler avec vous et les vôtres. » En même-temps je sautai à terre, et jetant une botte dans un fossé, une botte dans un autre, « attendez-moi là, lui dis-je, car je prétends prendre ma part de la danse. »

Une jeune paysanne, brûlée du soleil, se leva et vint à moi comme je m’avançois vers le grouppe — Ses cheveux châtains foncés, tirant un peu sur le noir, étoient renoués sur sa tête en une seule tresse.

« Il nous faut un cavalier, me dit-elle. en me prenant les deux mains, comme si je les lui eusse offertes. — Et un cavalier vous aurez, lui dis-je, en prenant les siennes à mon tour. » —

Si tu avois, Nannette, été attifée comme une duchesse !

Mais ce maudit trou à ton jupon ! Nannette ne s’en soucioit guère.

« — Sans vous, dit-elle, nous n’aurions pu danser. » En quittant une de mes mains, avec cette politesse que donne la nature, elle me conduisit avec l’autre.

Un jeune homme boiteux, qu’Apollon avoit gratifié d’une flûte, et qui s’étoit appris à jouer du tambourin, préludoit doucement en s’asseyant sur la butte.

« Rattachez-moi bien vite cette tresse, me dit Nannette, en me mettant un cordon dans la main. » Elle me fit oublier que j’étois étranger. — Toute la tresse se défit ; il y avoit sept ans que nous nous connoissions. —

Le jeune homme commença enfin avec le tambourin ; — la flûte suivit : — nous nous mîmes en danse. — Maudit soit ce trou à ton jupon !

— La sœur du jeune homme, avec la voix qu’elle avoit reçue du ciel, chantoit alternativement avec son frère. — C’étoit une ronde gascone, dont le refrain étoit :


Vive la joie,
Et nargue du chagrin.


Les bergères chantoient à l’unisson, et les bergers les accompagnoient une octave plus bas.

— J’aurois donné un écu pour le voir recousu ! — Nannette n’auroit pas donné deux sous. — Vive la joie étoit sur ses lèvres ; vive la joie étoit dans ses yeux. — Une étincelle rapide d’amitié franchit l’espace qui nous séparoit ; elle me regardoit d’un air charmant. —

— Dieu tout-puissant, que ne puis-je vivre et finir mes jours ainsi ! — « Juste dispensateur de nos plaisirs et de nos peines, m’écriai-je, — qui empêcheroit un homme de se fixer ici au sein du contentement ? d’y danser, d’y chanter, de t’y rendre ses hommages, — et d’aller au ciel avec cette charmante brune ? »

La petite capricieuse se mit alors à danser en penchant sa tête de côté, et n’en fut que plus séduisante. — « Il est temps d’aller danser ailleurs, dis-je. » Ainsi, changeant seulement de partenaires et de tons, je dansai de Lunel à Montpellier, de-là à Pézénas et Beziers ; je dansai tout au travers de Narbonne, de Carcassonne et de Castelnaudary ; — jusqu’à ce qu’enfin je dansai tout seul dans le pavillon de Perdrillo, où tirant un papier rayé afin de pouvoir aller droit, sans digression ni parenthèse dans les amours de mon oncle Tobie,

Je commençai ainsi :



CHAPITRE XXX.

La Chose impossible.


Oui, je voulois aller droit ; — mais le pourrai-je ? — Dans ces plaines riantes, et sous ce soleil qui invite au plaisir, où dans ce moment on n’entend que des flûtes, musettes et chansons, où le peuple court à la vendange en dansant, où à chaque pas que l’on fait le jugement est surpris par l’imagination. — Dans ces plaines, dis-je, je défie, malgré tout ce qui a été dit sur les lignes droites en divers endroits de ce livre, — je défie le meilleur planteur de choux, soit qu’il plante en avant ou en arrière ; (ce qui revient à-peu-près au même, à moins qu’il n’ait une préférence secrète pour une des deux Page:Sterne - Œuvres complètes, t3-4, 1803, Bastien.djvu/364 Page:Sterne - Œuvres complètes, t3-4, 1803, Bastien.djvu/365 Page:Sterne - Œuvres complètes, t3-4, 1803, Bastien.djvu/366 Page:Sterne - Œuvres complètes, t3-4, 1803, Bastien.djvu/367 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Sterne - Œuvres complètes, t3-4, 1803, Bastien.djvu/368 MediaWiki:Proofreadpage pagenum templatePage:Sterne - 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Modèle:Modernisation

  1. Note Wikisource : le texte latin est prévu pour être lu en regard du texte français du chapitre XXIII. Pour des raisons techniques liées à l’export epub, il n’est malheureusement pas possible d’afficher les deux textes vis-à-vis.
  2. On soupçonne quelquefois les historiens de donner leurs idées pour celles des autres. — On va même jusqu’à les accuser de citer des pièces qui n’existent pas. Je veux éviter qu’on puisse me faire un pareil reproche et c’est pourquoi je fais imprimer ici le texte original de l’excommunication que je rapporte. J’en ai bien de l’obligation à messieurs du chapitre de Rochester. Je suis reconnoissant, et je leur prêterai, s’ils le veulent, en retour, quelques-uns des sermons de Yorick. Ils n’y perdront pas.
  3. Il n’y a pas plus de 100 lieues de Paris à Schewling.
  4. Dans la traduction du Voyage Sentimental, le traducteur a changé le nom de Marie en celui de Juliette ; il a transporté la scène de Moulins à Amboise. On a conservé à la pauvre Marie son nom et son pays, que Sterne appelle dans son Voyage Sentimental, la plus douce partie de la France. (Note de l’éditeur).